samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LX L'angoisse 1962 – 1963 Leçon du 5 juin 1963

Leçon du 5 juin 1963

Ce que je vous ai dit la dernière fois s’est clos, je crois, significativement dans le silence qui a répondu à mon propos, personne n’ayant, semble-t-il, gardé le sang-froid de couronner d’un léger applaudissement. Ou je me trompe ou après tout, ce n’est pas trop d’y voir le résultat de ce que j’avais expressément annoncé en commençant ce propos, c’est-à-dire qu’il n’était pas possible d’aborder de front l’angoisse de castration sans en provoquer, disons, quelque écho. Et après tout, ce n’est pas là prétention excessive, puisque ce que je vous ai dit est somme toute quelque chose que l’on peut qualifier de pas très encourageant, puisque, s’agissant de l’union de l’hom­me et de la femme, problème quand même toujours présent et dont c’est à juste titre qu’il l’est toujours, que j’espère qu’il entre encore dans les préoc­cupations des psychanalystes.

Jones a longtemps tourné autour de ce problème matérialisé, incarné par ce qui est supposé impliqué par la perspective phallocentrique de l’ignorance primitive, non seulement de l’homme, mais de la femme elle-même, concernant le lieu de la conjonction, le vagin. Et tous les détours en partie féconds, quoique non achevés, qu’a parcourus Jones sur cette voie, montrent très bien leur visée dans ce qu’il invoque — je vous l’ai rappelé en son temps — le fameux il les créa homme et femme, au reste si ambigu. Car après tout, on peut bien le dire, Jones n’a pas médité ce verset 27 du livre I de la Genèse sur le texte hébreu.

Quoi qu’il en soit, pour essayer de faire supporter ce que j’ai dit la der­nière fois sur mon petit schéma fabriqué sur l’usage des cercles eulériens, cela pourrait se supporter ainsi, le champ ouvert par l’homme et la femme dans ce qu’on pourrait appeler, au sens biblique, leur connaissance l’un de l’autre ne se recoupe qu’en ceci que la zone où ils pourraient effectivement se recouvrir, où leurs désirs les portent pour s’atteindre, se qualifie par le manque de ce qui serait leur médium, le phallus. C’est ce qui, pour chacun, quand il est atteint, justement, l’aliène de l’autre.

De l’homme, dans son désir de la toute-puissance phallique, la femme peut être assurément le symbole, et justement en tant qu’elle n’est plus la femme. Quant à la femme, il est bien clair, par tout ce que nous avons découvert, ce que nous avons appelé le Penisneid, qu’elle ne peut prendre le phallus que pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire soit a l’objet, soit son trop petit φ à elle, qui ne lui donne qu’une jouissance approchée de ce qu’elle imagine de la jouissance de l’autre, qu’elle peut sans doute partager par une sorte de fantasme mental, mais qu’à aberrer de sa propre jouissance.

En d’autres termes, elle ne peut jouir de φ que parce qu’il n’est pas à sa place, à la place de sa jouissance, où sa jouissance peut se réaliser. Je vais vous en donner une petite illustration un peu brûlante, combien latérale, mais actuelle. Dans un auditoire comme celui-ci, combien de fois, nous, analystes, combien de fois, voyons-nous au point que ça devient une constante de notre pratique que les femmes veulent se faire psychanalyser comme leur mari, et souvent par le même psychanalyste ? Qu’est-ce que ça veut dire, si ce n’est que le désir supposé couronné de leur mari, qu’elles ambitionnent de partager le — (- φ), la repositivation du φ qu’elles suppo­sent s’opérer dans le champ psychanalytique, voilà à quoi elles ambition­nent d’accéder.

Que le phallus ne se trouve pas là où on l’attend, là où on l’exige, à savoir sur le plan de la médiation génitale, voilà ce qui explique que l’angoisse est la vérité de la sexualité, c’est-à-dire ce qui apparaît chaque fois que son flux se retire, montre le sable. La castration est le prix de cette structure, elle se substitue à cette vérité. Mais en vérité, ceci est un jeu illusoire ; il n’y a pas de castration parce que, au lieu où elle a à se produire, il n’y a pas d’objet à castrer. Il faudrait pour cela que le phallus fût là. Or il n’est là que pour qu’il n’y ait pas d’angoisse. Le phallus, là où il est attendu comme sexuel, n’ap­paraît jamais que comme manque, et c’est cela son lien avec l’angoisse. Et tout ceci veut dire que le phallus est appelé à fonctionner comme instru­ment de la puissance.

Or la puissance, je veux dire ce dont nous parlons quand nous parlons de puissance, nous en parlons d’une façon qui vacille, ce dont il s’agit — car c’est toujours à la toute puissance que nous nous référons, or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, la toute-puissance est déjà le glissement, l’évasion par rapport à ce point où toute puissance défaille — on ne demande pas à la puissance d’être partout, on lui demande d’être là où elle est présente, c’est justement, parce que là où elle est attendue elle défaille, que nous commen­çons à fomenter la toute-puissance. Autrement dit, le phallus est présent, il est présent partout où il n’est pas en situation.

Car c’est la face qui nous permet de percer cette illusion de la revendica­tion engendrée par la castration, en tant qu’elle couvre l’angoisse présenti­fiée par toute actualisation de la jouissance, c’est cette confusion de la jouis­sance avec les instruments de la puissance. L’impuissance humaine, avec le progrès des institutions, devient mieux que cet état de misère fondamenta­le où elle se constitue en profession de foi, j’entends profession dans tous les sens du mot, depuis le sens de profession de foi, jusqu’au terme, à la visée, que nous trouvons dans l’idéal professionnel.

Tout ce qui s’abrite derrière la dignité de toute profession, c’est toujours ce manque central qui est impuissance. L’impuissance, si l’on peut dire, dans sa formule la plus générale, c’est celle qui voue l’homme à ne pouvoir jouir que de son rapport au support de + φ, c’est-à-dire d’une puissance trom­peuse. Si je vous rappelle que cette structure tient à la suite de ce que j’ai articulé la dernière fois, c’est pour vous amener à quelques faits remar­quables qui contrôlent la structure ainsi articulée ; ce fameux terme de l’ho­mosexualité qui est dans notre doctrine, notre théorie, la freudienne, mis au principe du ciment social, observons que Freud a toujours remarqué, n’a jamais soulevé là-dessus un doute, qu’elle est le privilège du mâle. Ce ciment libidinal du lien social en tant qu’il ne se produit que dans la com­munauté des mâles est lié à la face d’échec sexuel qui lui est, du fait de la cas­tration, tout spécialement impartie.

Par contre l’homosexualité féminine a peut-être une grande importance culturelle, mais aucune valeur de fonction sociale, parce qu’elle se porte, elle, sur le champ propre de la concurrence sexuelle, c’est-à-dire là où, en apparence, elle aurait le moins de chance de réussir, si justement dans ce champ ceux qui ont l’avantage, ce sont ceux justement qui n’ont pas de phal­lus, à savoir que la toute-puissance, la plus grande vivacité du désir se pro­duit au niveau de cet amour qu’on appelle uranien, dont je crois dans son lien avoir marqué l’affinité la plus radicale avec ce qu’on appelle l’homosexualité féminine. Amour idéaliste, présentification de la médiation essentielle du phallus comme — φ. Ce φ donc, pour les deux sexes, c’est ce que je désire et que je ne puis avoir qu’en tant que — φ. C’est ce moins qui se trouve, dans le champ de la conjonction sexuelle, être le médium universel, être ce moi, cher Reboul, non point hégélien réciproque, mais en tant qu’il constitue le champ de l’Autre comme manque, je n’y accède que pour autant que je prends cette voie même, que je m’attache à ceci que ce je me fait disparaître, que je ne me retrouve que dans ce que Hegel a bien sûr aperçu, mais qu’il motive sans cet intervalle, que dans un a généralisé, que dans l’idée du moi en tant qu’il est partout, c’est-à-dire qu’il n’est nulle part. Le support du désir n’est pas fait pour l’union sexuelle, car généralisé, il ne me spécifie plus comme homme ou femme, mais comme l’un et l’autre. La fonction de ce champ ici décrit comme celui de l’union sexuelle pose, pour chacun des deux sexes, l’alterna­tive : l’autre est ou l’Autre ou le phallus au sens de l’exclusion. Ce champ-là est vide. Mais ce champ-là, si je le positive, le ou prend cet autre sens qui veut dire que l’un à l’autre est substituable à tout instant.

C’est pour cela que ce n’est pas par hasard que j’ai introduit le champ de l’œil caché derrière tout l’univers spatial, par la référence à ces êtres-images sur la rencontre desquels se joue un certain parcours de salvation, le par­cours bouddhiste, nommément, en introduisant celle que je vous ai dési­gnée comme la Kwan yin ou autrement l’Avalokiteshvara dans sa complè­te ambiguïté sexuelle. Plus l’Avalokiteshvara est présentifié comme mâle, plus il prend des aspects femelles. Je vous présenterai, si ça vous amuse, un autre jour, des images de statues ou de peintures tibétaines, elles surabon­dent et le trait que je vous désigne y est absolument patent.

Ce dont il s’agit aujourd’hui est de saisir comment cette alternative du désir et de la jouissance peut trouver son passage. La différence qu’il y a entre la pensée dialectique et notre expérience, c’est que nous ne croyons pas à la synthèse. S’il y a un passage là où l’antinomie se ferme, c’est parce qu’il était déjà là avant la constitution de l’antinomie. Pour que l’objet a, où s’incarne l’impasse de l’accès du désir à la chose, lui livre passage, il faut revenir à son commencement ; il n’y a rien qui pré­pare ce passage avant la capture du désir dans l’espace spéculaire, il n’y a pas d’issue. Car n’omettons pas que la possibilité de cette impasse même est liée à un moment qui anticipe et conditionne ce qui vient se marquer dans l’échec sexuel de l’homme. C’est la mise en jeu de la tension spéculaire qui érotise si précocement et si profondément le champ de l’insight. Ce qui s’ébauche chez l’anthropoïde du caractère conducteur de ce champ, on le sait depuis Kohler, que le singe n’est pas sans intelligence, en ceci qu’il peut beaucoup de choses à condition que ce qu’il a à atteindre, il le voie. J’ai fait allusion hier soir à ceci que tout est là, non pas qu’il soit plus que nous, le primate, incapable de parler, mais qu’il ne peut pas faire entrer sa parole dans ce champ opératoire. Mais ce n’est pas là la seule différence. La diffé­rence, marquée en ceci qu’il n’y a pas, pour l’animal de stade du miroir, c’est ce qui s’est passé, sous le nom de narcissisme, d’une certaine soustraction ubiquiste de la libido, d’une injection de la libido dans ce champ de l’insight, dont la vision spécularisée donne la forme. Mais cette forme nous cache le phénomène, qui est l’occultation de l’œil, qui désormais devrait, celui que nous sommes, le regarder de partout, sous l’universalité du voir.

On sait que ça peut se produire et c’est ça qui s’appelle l’unheimlich, mais il y faut des circonstances bien particulières. D’habitude, ce qu’a justement de satisfaisant la forme spéculaire, c’est de masquer la possibilité de cette apparition. En d’autres termes, l’œil institue le rapport fondamental du désirable en ceci qu’il tend toujours à faire méconnaître, dans le rapport à l’autre, que sous ce désirable il y a un désirant. Réfléchissons à la portée de cette formule que je crois pouvoir donner comme la plus générale de ce qu’est le surgissement de l’unheimlich. Pensez que vous avez à faire au dési­rable le plus reposant, à sa forme la plus apaisante, la statue divine qui n’est que divine. Quoi de plus unheimlich que de la voir s’animer, c’est-à-dire de pouvoir se montrer désirante !

Or, non seulement c’est l’hypothèse structurante que nous posons à la genèse du a qu’il naît ailleurs et avant cela, avant cette capture qui l’occul­te, ce n’est pas seulement cette hypothèse, elle-même fondée sur notre praxis, bien sûr, c’est de là que je l’introduis, ou bien notre praxis est fauti­ve, j’entends fautive par rapport à elle-même ou elle suppose que notre champ, qui est celui du désir, s’engendre de ce rapport de S à A qui est celui où nous ne pouvons retrouver ce qui est notre but, que pour autant que nous en reproduisons les termes. Si notre praxis est fautive par rapport à elle-même, ou elle suppose cela, ce qu’engendre notre praxis, si vous vou­lez, c’est cet univers-là symbolisé au dernier terme par la fameuse division qui nous guide depuis un moment à travers les trois temps où l’S, sujet encore inconnu, a à se constituer dans l’Autre et où le a apparaît comme reste de cette opération. Je vous ferai remarquer en passant que l’alternati­ve, ou notre praxis est fautive, ou elle suppose cela, n’est pas une alternati­ve exclusive. Notre praxis peut se permettre d’être en partie fautive par rap­port à elle-même et qu’il y ait un résidu, puisque justement c’est celui-là qui est prévu.

Grande présomption, que nous ne risquons que fort peu à nous engager dans une formalisation qui s’impose comme aussi nécessaire. Mais ce rap­port de S à A il faut bien le situer comme dépassant de beaucoup dans sa complexité pourtant si simple, inaugurale ce que ceux qui nous ont légué la définition du signifiant croient de leur devoir de poser, au principe du jeu qu’ils organisent, à savoir la notion de communication. La communication comme telle n’est pas ce qui est primitif, puisqu’à l’origine S n’a rien à com­muniquer, pour la raison que tous les instruments de la communication sont de l’autre côté, dans le champ de l’Autre, et qu’il a à les recevoir de lui. Comme je l’ai dit depuis toujours ceci a pour suite et conséquence que tou­jours principiellement c’est de l’Autre qu’il reçoit son propre message. La première émergence, celle qui s’inscrit dans ce tableau, n’est qu’un qui suis­ je ?, inconscient puisqu’informulable, auquel répond, avant qu’il se formu­le, un tu es, c’est-à-dire qu’il reçoit d’abord son message sous une forme inversée, ai-je dit depuis très longtemps. J’ajoute aujourd’hui, si vous l’en­tendez, qu’il le reçoit sous une forme d’abord interrompue, il entend d’abord un tu es, sans attribut et pourtant, si interrompu que soit ce messa­ge et donc si insuffisant, il n’est jamais informe, à partir de ce fait que le lan­gage existe dans le réel, qu’il est en cours, en circulation, et qu’à son propos, à lui, le S dans son interrogation supposée primitive, qu’à son propos beau­coup de choses dans le langage sont d’ores et déjà réglées.

Or, pour reprendre ma phrase de tout à l’heure — ce n’est pas seulement par hypothèse, une hypothèse, que j’ai fondée dans notre praxis même, l’identifiant à cette praxis et jusque dans ses limites — pour reprendre cette phrase, je dirai que le fait observable, et pourquoi si mal observé, c’est là la question majeure que l’expérience nous offre, le fait observable nous montre le jeu autonome de la parole tel qu’il est dans ce schéma supposé. Je pense qu’il y a ici assez de mères non atteintes de surdité pour savoir qu’un très petit enfant, à l’âge où la phase du miroir est loin d’avoir clos son oeuvre, qu’un très petit enfant, dès qu’il possède quelques mots, avant son sommeil, monologue.

Le temps m’empêche aujourd’hui de vous en lire une grande page. Je vous en promets quelque satisfaction la fois prochaine ou la suivante, car assurément je ne manquerai pas de le faire. Le bonheur fait qu’après que mon ami Roman Jakobson ait supplié pendant dix ans toutes ses élèves de mettre dans la nursery un magnétophone, la chose ne se soit faite qu’il y a environ deux ou trois ans. Grâce à quoi nous avons enfin une publication d’un de ces monologues primordiaux. Je vous le répète, vous en aurez quelque satisfaction. Si je vous fais un peu attendre, c’est qu’à la vérité, il est propice à montrer bien d’autres choses que ce que j’ai à délinéer aujour­d’hui.

Il faut quand même, pour ce que j’ai à délinéer aujourd’hui, évoquer les références d’existence, dont le fait que je ne puisse le faire que sans trop savoir ce qui peut y répondre dans votre connaissance, montre à quel point c’est notre destin de devoir nous déplacer dans un champ où, quoi qu’on en pense et quelque dépense de cours et conférences qu’il soit fait, votre édu­cation n’est rien moins qu’assurée.

Quoi qu’il en soit, si certains ici se souviennent de ce que Piaget appelle le langage égocentrique, auquel je ne sais si nous pourrons y revenir cette année — je pense que vous savez ce que c’est et que, sous une dénomina­tion peut-être défendable, mais assurément propice à toutes sortes de mal­entendus, il y a par exemple cette caractéristique que le langage égocen­trique, à savoir ces sortes de monologues auxquels un enfant se livre tout haut, mis avec quelques camarades dans une tache commune, qui est très évidemment un monologue tourné vers lui-même, ne peut se produire que justement dans cette certaine communauté. Ce n’est pas là objecter à la qua­lification d’égocentrique, si cet égocentrique, on en précisait le sens. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de l’égocentrisme, il peut paraître frappant que le sujet, comme énoncé, y soit tellement souvent élidé. Si je rappelle cette référence, c’est peut-être pour vous inciter à reprendre contact et connais­sance avec le phénomène dans les textes piagétiques à toutes fins utiles pour l’avenir, mais aussi pour vous noter qu’au moins un problème se pose, de situer, de savoir ce qu’est ce monologue hypnopompique et tout à fait pri­mitif par rapport à cette manifestation, comme vous le savez, d’un stade beaucoup ultérieur. D’ores et déjà, je vous indique que concernant ces pro­blèmes, comme vous le voyez, de genèse et de développement, ce fameux schéma qui vous a tellement tannés pendant des années reprendra sa valeur. Quoi qu’il en soit, ce monologue du petit enfant dont je vous parle ne se produit jamais quand quelqu’un d’autre est là ; un frère cadet, un autre baby dans la chambre suffisent pour qu’il ne se produise pas. Bien d’autres carac­tères indiquent que ce qui se passe à ce niveau, dont, vous le verrez, il est étonnamment révélateur de la précocité des tensions dénommées comme primordiales dans l’inconscient, nous ne pouvons douter d’avoir là quelque chose en tous points analogue à la fonction du rêve.

Tout se passe sur l’autre scène, avec l’accent que j’ai donné à ce terme. Et ne devons-nous pas être guidés ici — par la petite porte même — ce n’est jamais qu’une mauvaise entrée par laquelle je vous introduis ici au problè­me — c’est à savoir, la constitution du a comme reste, qu’en tout cas ce phé­nomène, si ses conditions sont bien celles que je vous dis, nous ne l’avons, nous, qu’à l’état de reste, c’est-à-dire sur la bande du magnétophone. Autrement, nous avons tout au plus le murmure lointain toujours prêt à s’interrompre à notre apparition. Est-ce que ceci ne nous introduit pas à considérer que quelque voie nous est offerte à saisir, que pour le sujet en train de se constituer, c’est bien aussi du côté d’une voix détachée de son support que nous devons chercher ce reste?

Faites attention, il ne faut pas ici aller trop vite. Tout ce que le sujet reçoit de l’Autre par le langage, l’expérience ordinaire est qu’il le reçoit sous forme vocale. Mais nous savons très bien, dans l’expérience qui n’est pas tellement rare, encore qu’on évoque toujours des cas éclatants, Helen Keller 1,qu’il y a d’autres voies que vocales pour recevoir le langage, le lan­gage n’est pas vocalisation, voyez les sourds. Pourtant je crois que nous pouvons avancer dans le sens qu’un rapport plus que d’accident lie le lan­gage à une sonorité. Et nous croirons peut-être même avancer dans la bonne voie à essayer d’articuler les choses de près, en qualifiant cette sono­rité, par exemple, d’instrumentale. Il est un fait qu’ici la physiologie ouvre la voie. Nous ne savons pas tout sur le fonctionnement de notre oreille, mais tout de même nous savons que le limaçon est un résonateur, résonateur complexe ou composé si vous voulez, mais enfin un résonateur, même composé, se décompose en composition de résonateurs élémentaires. Ceci nous mène dans une voie qui est celle-ci que le propre de la résonance est que c’est l’appareil qui y domine. C’est l’appareil qui résonne. Il ne réson­ne pas n’importe quoi, il résonne, si vous voulez, pour ne pas trop compli­quer les choses à sa note, à sa fréquence propre. Ceci nous mène à une cer­taine remarque concernant la sorte de résonateur auquel nous avons affaire, j’entends concrètement, dans l’organisation de l’appareil sensoriel en ques­tion, notre oreille, à un résonateur pas n’importe lequel, à un résonateur du type tuyau. La longueur du parcours intéressé dans un certain retour que fait la vibration apportée toujours de la fenêtre ronde, passant de la rampe tympanique à la rampe vestibulaire, paraît nettement liée à la longueur de l’espace parcouru dans une conduite close. Ça opère donc à la façon, si vous voulez, de quelque tuyau, quel qu’il soit, flûte ou orgue. Évidemment la chose est compliquée, cet appareil ne ressemblant à aucun autre instrument de musique. C’est un tuyau qui serait, si je puis dire, un tuyau à touches, dans ce sens qu’il semble que ce soit la cellule posée en position de corde, mais qui ne fonctionne pas comme une corde, qui est intéressée au point de retour de l’onde qui se charge de connoter la résonance intéressée.

Je m’excuse d’autant plus de ce détour qu’il est bien certain que ce n’est pas dans ce sens que nous trouverons le dernier mot des choses. Ce rappel est quand même destiné à actualiser ceci que, dans la forme, la forme orga­nique, il y a quelque chose qui nous paraît apparenté à ces données pri­maires, topologiques, transpatiales, qui nous ont fait très spécialement nous intéresser à la forme la plus élémentaire de la constitution créée et créatrice d’un vide, celle que nous avons, pour vous, apologétiquement incarnée dans l’histoire du pot. Un pot aussi est un tuyau et qui peut résonner. Et la ques­tion de ce que nous avons dit que dix pots tout à fait pareils ne manquent absolument pas de s’imposer comme différents individuellement, mais la question peut se poser de savoir si, quand on met l’un à la place de l’autre, le vide qui fut successivement au cœur de chacun d’entre eux n’est pas tou­jours le même. Or, c’est bien du commandement qu’impose le vide au cœur du tuyau acoustique à tout ce qui peut venir y résonner de cette réalité qui s’ouvre sur un pas ultérieur de notre démarche, et qui n’est pas si simple à définir, à savoir ce qu’on appelle un souffle, à tous les souffles possibles, une flûte au niveau de telle de ses ouvertures impose la même vibration. Si ce n’est pas là loi, s’indique pour nous ce quelque chose où le a dont il s’agit, fonctionne en une réelle fonction de médiation.

Eh ! bien, ne cédons pas à cette illusion. Tout ceci n’a d’intérêt que de métaphore. Si la voix, au sens où nous l’entendons, a une importance, ce n’est pas de résonner dans aucun vide spatial, c’est pour autant que la for­mule, la plus simple émission dans ce qu’on appelle linguistiquement sa fonction phatique qu’on croit être de la simple prise de contact, qui est bien autre chose, résonne dans un vide qui est le vide de l’Autre comme tel, l’ex-­nihilo à proprement parler. La voix répond à ce qui se dit, mais elle ne peut pas répondre. Autrement dit, pour qu’elle réponde, nous devons incorpo­rer la voix comme l’altérité de ce qui se dit.

C’est bien pour cela, et non pour autre chose, que détachée de nous, notre voix nous apparaît avec un son étranger. Il est de la structure de l’Autre de constituer un certain vide, le vide de son manque de garantie. La vérité entre dans le monde avec le signifiant et avant tout contrôle. Elle s’éprouve, elle se renvoie seulement par ses échos dans le réel. Or, c’est dans ce vide que la voix en tant que distincte des sonorités, voix non pas modu­lée, mais articulée, résonne. La voix dont il s’agit, c’est là voix en tant qu’im­pérative, en tant qu’elle réclame obéissance ou conviction, qu’elle se situe, non par rapport à la musique, mais par rapport à la parole.

Il serait intéressant de voir la distance qu’il peut y avoir, à propos de cette méconnaissance bien connue de la voix enregistrée, entre l’expérience du chanteur et celle de l’orateur. Je propose à ceux qui voudront se faire les enquêteurs bénévoles de ceci, de le faire ; je n’ai pas temps de le faire moi-même.

Mais je crois que c’est ici que nous touchons du doigt cette distincte forme d’identification que je n’ai pu aborder l’année dernière et qui fait que l’identification de la voix nous donne au moins le premier modèle qui fait que, dans certains cas, nous ne parlons pas de la même identification que dans les autres, nous parlons d’Einverleibung, d’incorporation.

Les psychanalystes de la bonne génération s’en étaient aperçus. Il y a un monsieur Isakower qui fit dans l’année vingt de l’International Journal un très remarquable article qui, d’ailleurs, à mon sens, n’a d’intérêt que du besoin qui s’imposait à lui de donner une image véritablement frappante de ce qu’avait de distinct ce type d’identification. Car, vous allez le voir, il va le chercher dans quelque chose dont les rapports, que vous constaterez, sont singulièrement lointains du phénomène. Pour cela, s’il s’intéresse au petit animal qui s’appelle — si mon souvenir est bon, parce que je n’ai pas eu le temps de le recontrôler ce souvenir — qui s’appelle, je crois, daphnie et qui, sans être du tout une crevette, représentez-vous le comme y ressem­blant sensiblement. Quoi qu’il en soit, cet animal qui vit dans les eaux salines a la curieuse habitude, comme nous dirions dans notre langage, de se tamponner le coquillard, à un moment de ses métamorphoses, avec de menus grains de sable, de se les introduire dans ce qu’elle a comme appareil réduit dit stato-acoustique, autrement dit dans les utricules — car elle ne bénéficie pas de notre prodigieux limaçon — dans les utricules s’étant intro­duit ces parcelles de sable — car il importe qu’elle se les y mette du dehors, car elle ne les produit d’elle-même en aucun cas — l’utricule se referme et la voilà qui aura à l’intérieur les petits grelots nécessaires à son équilibra­tion. Elle les a amenés de l’extérieur. Avouez que le rapport est lointain avec la constitution du surmoi ; néanmoins ce qui m’intéresse, c’est que Monsieur Isakower n’ait pas cru devoir trouver de meilleures comparaisons que de se référer à cette opération. Vous avez tout de même, j’espère, enten­du s’éveiller en vous des échos de physiologie, et vous savez que des expé­rimentateurs malicieux ont substitué des grains de ferraille à ces grains de sable, histoire de s’amuser ensuite avec la daphnie et un aimant.

Une voix donc ne s’assimile pas, mais elle s’incorpore, c’est là ce qui peut lui donner une fonction à modeler notre vide. Et nous retrouvons ici mon instrument de l’autre jour, le Shofar de la synagogue. Ce qui donne son sens à cette possibilité qu’un instant il puisse être tout musical — est-ce même une musique que cette quinte élémentaire, cet écart de quinte qui est le sien, — qu’il puisse être substitut de la parole, en arrachant puissamment notre oreille à toutes ses harmonies coutumières. Il modèle le lieu de notre angoisse, mais, observons-le, seulement après que le désir de l’Autre ait pris forme de commandement. C’est pourquoi il peut jouer sa fonction éminen­te à donner à l’angoisse sa résolution, qu’elle s’appelle culpabilité ou par­don, et qui est justement l’introduction d’un autre ordre. Ici que le désir soit manque est fondamental, nous dirons que c’est sa faute principielle, faute au sens de quelque chose qui fait défaut. Changez le sens de cette faute en lui donnant un contenu dans ce qui est l’articulation de quoi ? Laissons-le suspendu. Et voilà qui explique la naissance de la culpabilité et de son rap­port avec l’angoisse. Pour savoir ce qu’on peut en faire, il faut que je vous entraîne dans un champ qui n’est pas celui de cette année, mais sur lequel il faut ici mordre un peu. J’ai dit que je ne savais pas ce qui, dans le Shofar, disons clameur de la culpabilité, s’articule de l’Autre qui couvre l’angoisse. Si notre formule est juste, quelque chose comme le désir de l’Autre doit y être intéressé.

Je me donne encore trois minutes pour introduire quelque chose qui pré­pare les voies, et là prochaine fois nous pourrons faire notre pas prochain, c’est à vous dire que ce qui est ici le plus favorablement prêt à s’éclairer réci­proquement, c’est la notion du sacrifice. Bien d’autres que moi se sont essayés à aborder ce qui est en jeu dans le sacrifice. Je vous dirai — le temps nous presse — brièvement, que le sacrifice est destiné, non pas du tout à l’offrande ni au don qui se propagent dans une bien autre dimension, mais à la capture de l’Autre, comme tel, dans le réseau du désir.

La chose serait déjà perceptible, à savoir ce à quoi il se réduit pour nous sur le plan de l’éthique. Il est d’expérience commune que nous ne vivons pas notre vie, qui que nous soyons, sans offrir sans cesse à je ne sais quelle divi­nité inconnue, le sacrifice de quelque petite mutilation que nous nous impo­sons, valable ou non, au champ de nos désirs. Les sous-jacences de l’opéra­tion ne sont pas toutes visibles. Qu’il s’agisse de quelque chose qui se rap­porte à a comme pôle de notre désir, ceci n’est pas douteux. Mais il faudra, la prochaine fois, que je vous montre qu’il y faut quelque chose de plus, nommément — j’espère qu’à ce rendez-vous j’aurai grand convent d’obses­sionnels — et nommément que ce a est quelque chose déjà de consacré, ce qui ne peut se concevoir qu’à reprendre dans sa forme originelle ce dont il s’agit concernant le sacrifice.

Nous avons sans doute, quant à nous, perdu nos dieux dans la grande foire civilisatrice, mais un temps assez prolongé, à l’origine de tous les peuples, montre qu’on a, avec eux, maille à partir comme avec des per­sonnes du réel, non pas des dieux tout-puissants, mais des dieux puissants là où ils étaient. Toute la question était de savoir si ces dieux désiraient quelque chose. Le sacrifice, ça consistait à faire comme s’ils désiraient comme nous, donc a a la même structure. Ça ne veut pas dire que ce qu’on leur sacrifie, ils vont le bouffer, ni même que ça puisse leur servir à quelque chose, mais l’important est qu’ils le désirent et, je dirais plus, que ça ne les angoisse pas.

Car il y a autre chose que, jusqu’à présent, personne, je crois, n’a résolu d’une façon satisfaisante, les victimes, toujours, devaient être sans tache. Or, rappelez-vous ce que je vous ai dit de la tache au niveau du champ spécu­laire, avec la tache apparaît, se prépare la possibilité de résurgence, dans le champ du désir, de ce qu’il y a derrière d’occulte, à savoir, dans l’occasion, cet œil dont le rapport avec ce champ doit être nécessairement élidé, pour que le désir puisse y rester avec cette possibilité ubiquiste, voire vagabonde, qui, en tous les cas, lui permet de se dérober à l’angoisse. Apprivoiser les dieux dans le piège du désir est essentiel, et ne pas éveiller l’angoisse.

Le temps me force de terminer. Vous verrez que, si lyrique que puisse vous paraître cette dernière excursion, elle nous servira de guide dans des réalités beaucoup plus quotidiennes, dans notre expérience.

 

1 — Helen Keller est cette femme dont la vie fournit la matière du film « Miracle en Alabama » et dans lequel un enfant sourd et aveugle réussit à acquérir le langage.

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