samedi, juillet 27, 2024
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LACAN autres textes : CLINIQUE ET PUBLICATIONS ANCIENNES

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1926 LACAN  Alajouanine syndrome de Parinaud 1926

Présenté à la Société de Neurologie par Alajouanine, Delafontaine et J. Lacan, le 4 novembre 1926, paru dans la Revue neurologique, 1926, tome II, pp. 410-418.

1926-11-04 :      Avec Th. Alajouanine et P. Delafontaine : Fixité du regard avec hypertonie, prédominant dans le sens vertical avec conservation des mouvements automatico-réflexes ; aspect spécial du syndrome de Parinaud par hypertonie associé à un syndrome extrapyramidal avec troubles pseudo-bulbaires (8 p.)

 

(410)Les troubles des mouvements oculaires d’ordre hypertonique ne sont pas moins importants que les troubles paralytiques. Leur sémiologie et surtout leur physiologie pathologique comportent cependant bien des obscurités. Aussi nous a-t-il paru digne d’intérêt de présenter à la société un malade dont la fixité du regard est absolue pour les mouvements volontaires de verticalité et de convergence. Donnant dès l’abord l’aspect d’un syndrome de Parinaud –, des troubles plus légers des mouvements de latéralité coexistent, chez lui, avec l’impossibilité des mouvements verticaux. L’étude des synergies entre les mouvements de la tête et des yeux permet de se rendre compte que les mouvements automatico-réflexes sont restés normaux, que dans certaines conditions ainsi créées par le jeu de ces synergies, des mouvements volontaires, impossibles autrement peuvent être mis en évidence ; l’ensemble de cette étude suggère l’idée d’un trouble tonique simple en l’absence de tout phénomène paralytique et permet ainsi de distinguer ces faits des paralysies de fonction classique.

D’ailleurs le trouble des mouvements oculaires coexiste chez notre malade avec des troubles importants de la motilité générale réalisant un syndrome extra-pyramidal très spécial avec troubles pseudo-bulbaires. Leur étude est également très suggestive, tant en elle-même que par leur association et leur parallélisme avec le trouble des mouvements oculaires.

M. V…. 65 ans, est entré le 27 août 1926 à la Salpêtrière, dans le service de M. le Dr Crouzon, que l’un de nous avait l’honneur de remplacer pendant les vacances et que nous remercions de nous avoir permis d’étudier ce cas.

Au premier aspect, l’attention est attirée par le faciès figé du malade, la fixité de son regard, la déviation de la tête à droite, et un trouble respiratoire assez particulier qui consiste en un gonflement des joues à chaque expiration. Le malade est dans une attitude soudée et l’exploration des avant-bras qu’il tient fléchis sur les bras, met aussi en évidence une hypertonie musculaire considérable beaucoup plus marquée à gauche.

Le début des troubles est difficile à préciser D’après le malade, ils seraient apparus brusquement, au retour d’une promenade à bicyclette (20 à 25 kilomètres à l’aller) qui se passe d’abord sans incidents et au cours de laquelle il fait de nombreuse chutes au retour. En réalité, des troubles légers de la marche semblent avoir précédé cet incident, troubles de même caractère que ceux qui se sont installés ensuite sur un mode progressif qu’on a pu apprécier d’un examen à l’autre, durant son séjour à l’hôpital.

Ces symptômes consistent :

En troubles de l’équilibre avec chutes, plus fréquentes vers la droite, durant la marche ;

En raideurs musculaires, particulièrement dans les deux membres du côté gauche s’exagérant durant la marche ;

En gêne de la vue, de la parole, de la déglutition.

 

(411)a) Un syndrome d’hypertonie à type extra-pyramidal prédominant du côté gauche du corps est décelé par l’examen des membres supérieurs et inférieurs.

Membres supérieurs. – Le malade étant assis sur son lit, les mouvements passifs imprimés à son avant-bras, situé en position intermédiaire entre la pronation et la supination, semblent ne montrer d’hypertonie qu’à gauche. Cette hypertonie de caractère cireux prédomine sur les muscles fléchisseurs et extenseurs de l’avant-bras sur le bras, alors que les groupes moteurs du poignet et aussi ceux de la racine du membre sont peu touchés.

Une épreuve permet de l’exagérer du côté gauche, de la mettre en évidence du côté droit. C’est le mouvement passif de supination forcée imprimé à l’avant-bras du malade. Ce mouvement déclenche en effet à gauche une contraction persistante du long supinateur. Un état d’hypertonie paroxystique s’oppose alors aux mouvements de flexion et d’extension qu’on tente d’imprimer à l’avant-bras du malade. Enfin à chaque variation obtenue dans la flexion de l’avant-bras, répond un réflexe postural du biceps très exagéré en intensité et en durée. Change-t-on au contraire la position de l’avant-bras en pronation forcée, qu’aussitôt l’hypertonie disparaît et que les mouvements alternatifs d’extension et de flexion de l’avant-bras sur le bras sont imprimés sans résistance au moins sur une course moyenne, l’excursion complète du mouvement d’extension remettant en contraction persistante le long supinateur. Les réflexes toniques correspondant aux diverses postures du biceps sont moins intenses dans cette position. Ces modifications du tonus musculaire et des réflexes de posture se retrouvent au niveau du membre supérieur droit, mais à un degré moindre. Dans les deux cas elles représentent l’exagération pathologique, d’un phénomène normal.

L’hypertonie du membre supérieur gauche est accrue dans la station debout. Le bras est alors légèrement porté en arrière, l’avant-bras fléchi à angle droit, les muscles de l’avant-bras en état de contracture crampoïde Cette station debout ainsi que certains mouvements volontaires provoquent une attitude catatonique curieuse du petit doigt qui reste fixé en extension et abduction, tandis que les autres doigts demi-fléchis sur la paume s’opposent au pouce. De même dans la station debout, on peut mettre en évidence un certain degré d’hypertonie au niveau du membre supérieur droit.

Tous les mouvements actifs au niveau des membres supérieurs sont possibles, mais ils sont très lents.

On peut remarquer un très petit tremblement au niveau des membres supérieurs.

Membres inférieurs. – Le malade étant couché, les mouvements passifs imprimés aux membres inférieurs permettent de déceler une hypertonie du membre inférieur gauche localisée comme au membre supérieur sur certains groupes musculaires ; ici, et ceux de l’extension et de la flexion tant de la cuisse et de la jambe que du pied, à l’exclusion des muscles, de l’abduction et de l’adduction.

De façon analogue aux mouvements de prosupination aux membres supérieurs, le mouvement d’extension de la jambe provoque ici un paroxysme d’hypertonie tandis que la flexion la fait presque disparaître. Le réflexe de posture du jambier antérieur normal à droite est très exagéré en intensité et en durée à gauche. Il en est de même pour le réflexe postural des muscles fléchisseurs de la jambe sur la cuisse.

Le malade étant assis, on obtient à gauche par la percussion du tendon rotulien une véritable persévération du mouvement d’extension provoqué par le réflexe, la jambe reste suspendue au-dessus du sol, jusqu’à ce que la remarque en étant faite au malade, il l’y ramène volontairement.

C’est dans la marche et la station debout que l’hypertonie du membre inférieur gauche se manifeste le plus intensément.

Des contractures à type crampoïde surviennent en effet principalement au niveau des muscles de la jambe. Elles se traduisent à l’inspection du pied gauche par une griffe des orteils, et un léger degré de varus du pied, à la palpation, par une dureté extrême des muscles postérieurs de la jambe, subjectivement par de la douleur, fonctionnellement par leur persévération souvent prolongée qui suspend la marche en fixant (412)le malade dans une station particulière que nous allons préciser. Le pied gauche, en effet, occupe alors une position toujours postérieure à celle du pied droit. Il repose sur le sol par le talon antérieur et les orteils contractés en griffe, le talon postérieur est légèrement soulevé. Cette position postérieure du pied gauche peut provoquer à elle seule la contraction crampoïde. C’est ainsi que la crampe peut survenir spontanément pendant la marche, la raideur du membre inférieur gauche tendant à lui faire occuper cette position durant les mouvements. La crampe survient ainsi infailliblement par ce mécanisme si l’on commande au malade de virer vers la droite. Il reste alors fixé à demi viré, dans le sens indiqué ; son membre inférieur gauche porté en arrière de l’autre semble le fixer au sol et il peut persister fort longtemps dans cette position. De même on peut provoquer la crampe, sur le malade immobile en station debout rien qu’en portant son pied gauche sur un niveau postérieur à son pied droit. On peut la faire cesser en obtenant du malade le mouvement de reporter son pied en avant. Si on le lui avance passivement, la crampe persiste en général et le malade reprend sa position par un petit pas en avant du pied droit.

Durant la crampe, l’épreuve de la poussée donne une contraction du jambier antérieur à droite, et aucune à gauche. Quand la crampe a cessé, la même épreuve donne une contraction du jambier antérieur à gauche, mais de caractère moins franchement automatique qu’à droite, avec un temps perdu plus long, plus lent et comme englué.

Inversement on peut obtenir la disparition complète de l’hypertonie des muscles de la jambe gauche, sur le malade debout reposant sur le sol par le pied droit et soutenu par les bras, en fléchissant celle-ci sur la cuisse. Après quelques mouvements de flexion et d’extension du pied sur la jambe où se marque encore de la raideur, on obtient la résolution de toute résistance dans les groupes musculaires de la tibio-tarsienne.

Équilibre et statique. – Les troubles de l’équilibre sont marqués. Dans la station debout, la tendance est nette à la chute en arrière. Elle s’accentue pendant la marche. Celle-ci se fait à petits pas, dans une attitude soudée du tronc, sans balancement des membres supérieurs, et l’accentuation de la contracture au niveau de ceux-ci met l’avant-bras en flexion en même temps qu’apparaît la contracture si particulière au niveau du petit doigt en extension abduction.

La marche se produit avec un caractère automatique très marqué. La raideur ou un état de crampe la rendant difficile ou impossible d’abord, l’hypertonie semble soudain cesser, et alors, dit le malade, « une fois parti, cela va tout seul ».

Le mouvement de s’asseoir montre au plus haut point les contractures que peuvent provoquer certains mouvements volontaires statiques, la lenteur extrême des mouvements, les tendances catatoniques secondaires aux raideurs et leur relation avec les troubles de l’équilibre. Le malade fléchissant les jambes reste presque indéfiniment suspendu au-dessus de son siège, puis il s’y laisse tomber, soudé en un seul bloc.

Les réflexes tendineux des membres supérieurs : réflexes de l’omoplate, oléocranien, cubital, stylo-radial, radio-pronateur, sont normaux, peut-être un peu plus vifs à gauche. Aux membres inférieurs : les réflexes rotulien, achilléen, médio-plantaire, sont plus vifs à gauche. Nous avons signalé le phénomène de persévération de l’extension de la jambe obtenu par percussion du tendon rotulien. Le réflexe cutané plantaire est en flexion des deux côtés. Sa recherche donne lieu à la contraction du jambier antérieur. Les réflexes cutanés abdominaux supérieur et inférieur sont normaux. Le réflexe crémastérien est normal.

La sensibilité à la piqûre, au tact, au pincement, à la douleur, au chaud et au froid est normale. Aucun trouble de la stéréognosie.

Il n’y a pas de dysmétrie, mais de la lenteur des mouvements alternatifs, par suite de la contracture.

Examen de la face. – L’inspection de la face montre le tic respiratoire que nous avons déjà indiqué, et qui gonfle et déprime alternativement les joues avec l’expiration et l’inspiration. La fixité des traits à expression indifférente est remarquable ; la fixité du regard en accentue encore le caractère. Le sillon naso-génien est plus marqué à gauche, les rides frontales bien marquées à droite où elles se recourbent en suivant la convexité du contour du sourcil, sont moins profondes et sont horizontales à gauche.

(413)Les mouvements de la face traduisent un état hypertonique de tous les muscles, mêlé à quelques phénomènes parétiques du côté gauche. Les contractions du frontal ne font qu’accentuer la différence d’aspect que nous avons signalée dans les rides à droite et à gauche. Les mouvements d’ouverture et d’occlusion des paupières paraissent normaux et se font sans persévération. Pourtant le sourcil gauche reste immobile et n’y participe pas. L’occlusion peut se faire des deux côtés avec force. Pourtant le simple abaissement de la paupière tend à laisser à découvert à gauche une partie du globe oculaire, et la résistance de cette paupière semble moindre que du côté opposé aux tentatives de relèvement de la paupière close avec force. Le facial supérieur du côté gauche ne serait donc pas indemne.

Le sourire du malade marque le mieux l’hypertonie de tous les muscles de la face. Tous les traits s’accentuent fortement, la palpation fait percevoir la dureté des muscles contractés. Cette attitude mimique enfin tend à persévérer ; jusqu’à une demi-minute après qu’on ait prié le malade de revenir à une expression plus grave. Les épreuves du siffler, du souffler qui sont peu démonstratives au point de vue de l’état des muscles, ont semblé montrer quelquefois un véritable phénomène de palipraxie ( ?) : le malade répétant plusieurs fois le même acte alors qu’on lui a déjà ordonné de faire un autre exercice. Enfin les contractions du peaucier du cou, normales à droite ne sont pas vues à gauche. Les réflexes mentonnier et massétérin donnent une réponse vive non polycinétique. Le réflexe naso-palpébral se diffuse en outre aux muscles de la face, surtout au zygomatique et aux muscles masticateurs.

Position de la tête et muscles du cou. – Le malade garde habituellement la tête tournée légèrement vers la droite. Cette position marquée dans la station debout, semble s’accentuer quand le malade est assis. Le cou du malade est porté en avant, le dos voûté ; un certain degré d’atrophie des trapèzes se marque à simple inspection. La palpation y décèle un certain degré de raideur. De même on peut sentir le sternocléidomastoïdien droit contracturé. La force musculaire est diminuée dans les deux trapèzes et les deux sterno. Le malade ne peut hausser l’épaule gauche. La recherche du réflexe postural du muscle trapèze par écartement du bras par rapport au tronc, fait entrer l’un comme l’autre muscle en état de contraction à type myotonique persistant extrêmement longtemps. Si l’on tourne la tête du malade vers la gauche, on obtient également une contraction prolongée du chef claviculaire du sterno-cléido-mastoïdien.

Signes pseudo-bulbaires. – Nous avons signalé le tic respiratoire de ce malade, la lenteur extrême de sa parole ; il ne présente pas de rire ni de pleurer spasmodique. Mais la moindre déglutition de liquide entraîne chez lui une toux prolongée, comme chez un pseudo-bulbaire. Pourtant le réflexe du voile est conservé ; il en est de même pour le réflexe pharyngé.

Psychisme. – À part la lenteur de l’idéation, le psychisme du malade semble assez normal. Son jugement est juste. Il est orienté. Il montre un bon sens qui n’est pas sans faveur, manifeste un caractère bienveillant, une affectivité normale, une juste inquiétude des intérêts des siens.

 

b) Des troubles de la motilité oculaire. – Nous en arrivons enfin aux troubles de la motilité oculaire sur lesquels nous attirons l’attention.

 

Dès le premier aspect, nous avons été frappés par la fixité du regard du malade, dirigé presque constamment au repos en face de lui, c’est-à-dire légèrement à droite, puisque la tête est constamment tournée à quelques degrés de ce côté.

Sans modifier la position de la tête, on recherche l’existence des mouvements volontaires associés des deux yeux et pour chaque œil isolément, dans le sens vertical et dans la latéralité. On constate :

1) L’impossibilité absolue des mouvements volontaires dans le sens vertical, – c’est-à-dire des mouvements d’élévation et d’abaissement de l’axe du globe oculaire – tant pour les deux yeux que pour chaque œil séparément.

2) La presque impossibilité de mouvements de convergence des deux yeux.

3) La relative conservation des mouvements de latéralité.

(414)Pourtant ces derniers mouvements sont lents, se font par saccades à caractère parkinsonien : quant à leur excursion, bonne vers la droite, elle est assez limitée vers la gauche.

Il résulte de ces faits que le regard du malade dans le sens vertical est toujours braqué en face de lui, ce qui se confond, étant donné la position normale de la tête, avec la direction vers l’horizon (fig. 1).

 

 

1928 LACAN Trenel Abasie

Communication faite par MM. Trénel et Jacques E. L. Lacan à la Société de Neurologie de Paris, parue dans la Revue neurologique de Paris, 1928, t.1, n° 2.

1928-11-02 :      Avec M. Trenel : Abasie chez une traumatisée de guerre (5 p.)

 

Nous présentons cette malade pour la singularité d’un trouble moteur vraisemblablement de nature pithiatique. Commotionnée pendant la guerre le 22 juin 1915, par l’éclatement d’un obus qui, tombant sur la maison voisine, détruit sa maison, ayant reçu elle-même quelques blessures superficielles, la malade a constitué progressivement depuis cette époque un syndrome moteur, dont la manifestation la plus remarquable se voit actuellement pendant la marche.

[Le] <La> malade part en effet à reculons, marchant sur la pointe des pieds, à pas lents d’abord puis [précités] <précipités>. Elle interrompt cette démarche à intervalles réguliers de quelques tours complets sur elle-même exécutée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, soit de droite à gauche.

Nous reviendrons sur les détails de cette marche qui ne s’accompagne, disons-le dès maintenant, d’aucun signe neurologique d’organicité.

 

L’histoire de la malade est difficile à établir du fait du verbiage intarissable et désordonné dont la malade s’efforce, semble-t-il, d’accabler le médecin dès le début de l’interrogatoire : plaintes dramatiques, interprétations pathogéniques (elle a eu « un effondrement de tout le côté gauche dans le coccyx », etc., etc.), histoire où les dates se brouillent dans le plus grand désordre.

On arrive pourtant à dégager les faits suivants.

Le 22 juin 1915, à Saint-Pol-sur-Mer, un obus de 380 détruit 3 maisons, dont la sienne. Quand on la dégage, elle a la jambe gauche engagée dans le plancher effondré. Elle décrit complaisamment la position extraordinairement contorsionnée où l’aurait jetée la secousse. Elle est conduite à l’hôpital Saint-Paul de Béthune où l’on constate des plaies par éclat d’obus, plaies superficielles du cuir chevelu, du nez, de la paroi costale droite, de la région de la fosse sus-épineuse droite.

Les séquelles motrices d’ordre commotionnel durent dès lors être apparentes car elle insiste, dans tous les récits, sur les paroles du major qui lui disait : « Tenez-vous bien droite, vous vous tiendrez droite, vous êtes droite, restez-droite » ; commençant ainsi, dès lors, une psychothérapie qui devait rester vaine par la suite, si même elle ne lui a pas fait son éducation nosocomiale.

De là, après de courts passages dans plusieurs hôpitaux de la région, elle arrive à Paris en août 1925 ; seule, la plaie du dos n’est pas encore fermée, elle suppure. Il est impossible de savoir d’elle quand exactement cette plaie se ferma, en septembre, semble-t-il, au plus tard. Mais dès cette période, elle marche dans une attitude de pseudo-contracture sur la pointe des pieds ; elle marche en avant ; souffre du dos, mais se tient droite. Elle prétend avoir eu une paralysie du bras droit, lequel était gonflé comme il est maintenant.

Dans les années qui suivent, son histoire est faite de la longue série des hôpitaux, des médecins qu’elle va consulter, des maisons de convalescence où elle séjourne, puis, à partir de mai 1920, de ses interminables démêlés avec les centres de réforme avec lesquels elle reste encore en différence. Elle passe successivement à la Salpêtrière, à Laennec, à un dispensaire américain, à Saint-Louis où on lui fait des scarifications dans la région cervicale, scarifications qui semblent avoir favorisé la sortie de fins éclats de fonte et d’effilochures d’étoffe. Puis elle entre comme femme de chambre chez le duc de Choiseul, place que des crises d’allure nettement pithiatique, l’extravagance apparente de sa démarche, la force bientôt d’abandonner.

Celle-ci change en effet plusieurs fois d’allure : démarche que la malade appelle « en bateau », à petits pas ; puis démarche analogue à celle des enfants qui « font de la poussière » ; enfin démarche en croisant les jambes successivement l’une devant l’autre.

C’est alors qu’elle entre, en janvier 1923, à Laennec, d’où on la fait sortir plus rapidement qu’il ne lui eût convenu. C’est au moment même où on la contraint de quitter, contre son gré, son lit, que commence sa démarche à reculons.

En 1923, M. Souques la voit à la Salpêtrière. Il semble qu’alors déjà la marche à reculons se compliqua sur elle-même de tours d’abord partiels, puis complets. Elle est traitée par des décharges électriques sans aucun résultat.

M. Lhermitte l’observa, en 1924, et cette observation qu’il a bien voulu nous communiquer nous a servi à contrôler l’histoire de la malade qui n’a pas varié dans ses grandes lignes au moins depuis ce temps.

Durant toute cette période elle va consulter de nombreux médecins, attachant une extrême importance à toutes ses démarches. Bousculée une fois dans la rue par un voyou, elle en a eu un « effondrement du thorax » ; plus tard, bousculée par un agent elle est restée deux jours « l’œil gauche ouvert sans pouvoir le fermer », etc.

Dans le service de M. Lhermitte, la malade marchait à reculons, sans tourner sur elle-même, sauf le soir pour regagner son lit. Cette démarche en tournant est réapparue quand elle entre en mai 1927 à Sainte-Anne, à la suite de troubles mentaux qui se sont manifestés depuis février 1927 : hallucinations auditives ; ondes qui lui apportent des reproches sur l’emploi de sa vie ; « elle a même fait boucher ses cheminées pour empêcher ces ondes de pénétrer », « on l’a rendue enceinte sans qu’elle le sache de deux fœtus morts ; c’est un médecin qui lui envoyait ces ondes », elle a écrit au gouverneur des Invalides et menaçait de mettre le feu à sa maison.

Ce délire hallucinatoire polymorphe avec hallucinations de l’ouïe et de la sensibilité générale s’atténue durant son séjour dans notre service.

Symptômes moteurs.– La malade pratique la marche que nous avons décrite, marche à reculons compliquée de tours complets sur elle-même. Ces tours sont espacés quand la malade a d’assez longues distances à parcourir. Elle les multiplie au contraire quand elle se déplace dans un étroit espace, de la chaise d’examen au lit où on la prie de s’étendre, par exemple. Elle déclare que cette démarche lui est indispensable pour se tenir droite et si l’on veut la convaincre de marcher en avant elle prend une position bizarre, la tête enfoncée entre les deux épaules, l’épaule droite plus haute que la gauche, d’ailleurs pleure, gémit, disant que tout « s’effondre dans son thorax ». Elle progresse alors péniblement le pied tourné en dedans, posant son pied trop en avant, croisant ses jambes, puis dès qu’on ne la surveille plus, reprenant sa marche rapide à petits pas précipités, sur la pointe des pieds, à reculons.

Si l’on insiste et que, la prenant pas les mains, on tente de la faire marcher en avant, elle se plie en deux, réalisant une attitude rappelant la Campto-Cormie, puis se laisse aller à terre ou même s’effondrer ; acte qui s’accompagne de protestations parfois très vives et de plaintes douloureuses.

Une surveillante nous a affirmé l’avoir vue, se croyant seule et non observée, parcourir normalement plusieurs mètres de distance.

Absence de tout symptôme de la série cérébelleuse.

Il n’existe aucune saillie ni déformation de la colonne vertébrale.

Aucune atrophie musculaire apparente des muscles, de la nuque, du dos, des lombes, des membres supérieurs ni inférieurs. Aucune contracture ni aucune hypotonie segmentaire dans les mouvements des membres ni de la tête. La diminution de la force musculaire dans les mouvements actifs, que l’on peut constater aux membres supérieurs dans l’acte de serrer la main par exemple, est tellement excessive (accompagnée d’ailleurs de douleurs subjectives dans la région interscapulaire), qu’elle est jugée pithiatique sinon volontaire.

Examen des téguments. – On peut constater au niveau de l’angle externe de l’omoplate droite une cicatrice étoilée, irrégulière, grande comme une pièce de 2 fr., formant une dépression adhérente. À La base de l’hémithorax droit sur la ligne axillaire, une cicatrice linéaire un peu chéloïdienne, d’une longueur de 6 cm. Au niveau de l’aile gauche et du lobule du nez, une cicatrice assez profonde. Enfin, dans la région frontopariétale du cuir chevelu, presque sur la ligne médiane, une cicatrice linéaire bleuâtre, longue de 3 cm 1/2, légèrement adhérente dans la profondeur.

On note enfin dans les deux régions préparotidiennes, sur le bord postérieur des masséters, en avant du lobule de l’oreille, deux masses indurées, celle de droite plus petite et non adhérente à la peau sous laquelle elle roule, celle de gauche plus volumineuse et adhérente à la peau au niveau d’une petite cicatrice étoilée que la malade rapporte aux scarifications qu’on lui fît à Saint-Louis en 1921.

Un œdème local peut être facilement constaté à la vue et au palper, au niveau de l’avant-bras droit qui paraît nettement augmenté de volume par rapport à celui du côté opposé. Œdème dur, le tissu sous-dermique paraît au palper plus épais, la peau n’est pas modifiée dans la finesse, ni cyanose, ni troubles thermiques. La mensuration, pratiquée au niveau du tiers supérieur de l’avant-bras, donne 28 cm de circonférence à droite, 24 à gauche. Cet œdème strictement local, qui ne s’étend ni au bras ni à la main, avait déjà été constaté par M. Souques.

Sensibilité. – La malade se plaint de vives douleurs subjectives dans la région cervicale postérieure et dans la région interscapulaire. Le moindre attouchement dans la région de la dernière cervicale jusqu’à la 5e dorsale provoque chez elle des cris, des protestations véhémentes et une résistance à l’examen.

L’examen de la sensibilité objective (tactile et thermique) ne montre chez elle aucun trouble, si ce n’est des hypoesthésies absolument capricieuses, variant à chaque examen. M. Lhermitte avait noté : analgésie complète de tout le tégument. La notion de position est normale.

Réflexes. – Les réflexes tendineux, rotuliens, achilléens existent normaux. Le tricipital est faible. Le styloradial et les cubito et radio-pronateurs sont vifs.

Les réflexes cutanés plantaires : normal à droite, extrêmement faible à gauche, normaux en flexion. Les réflexes cutanés abdominaux, normaux.

Les réflexes pupillaires à l’accommodation et à la distance sont normaux. Aucun trouble sensoriel autre.

Examen labyrinthique. – Nous en venons à l’examen labyrinthique.

M. Halphen a eu l’obligeance de pratiquer cet examen. Il a constaté :

Épreuve de Barany : Au bout de 35’’ nystagmus classique dont le sens varie avec la position de la tête.

Épreuve rotatoire : (10 tours en 20″). La malade s’effondre sans qu’on puisse la tenir, en poussant des cris et on ne peut la remettre sur pied.

Cette hyperreflectivité ne se voit que chez les Pithiatiques (ou certains centres cérébraux sans lésions). D’ailleurs, en recommençant l’épreuve, on n’a pas pu obtenir de réflexe nystagmique (5 à 11’’ de maximum au lieu de 40’’).

Cette dissociation entre l’épreuve rotatoire et l’épreuve calorique ne s’explique pas.

Après la rotation, la malade a pu esquisser quelques pas en avant.

Cette épreuve n’a pu être renouvelée en raison des manifestations excessives auxquelles elle donnait lieu de la part de la malade.

Il en a été de même pour l’examen voltaïque que M. Baruk a eu l’obligeance de pratiquer. Néanmoins, malgré les difficultés de l’examen, il a constaté une réaction normale (inclinaison de la tête vers le pôle positif à 3 1/2 ampères) accompagnée des sensations habituelles, mais fortement exagérées par la malade qui se laisse glisser à terre.

D’ailleurs tous les examens physiques ou tentatives thérapeutiques sont accompagnés de manifestations excessives, de protestations énergiques et de tentatives d’échapper à l’examen ; il n’est pas jusqu’au simple examen du réflexe rotulien qui ne fasse prétendre par la malade qu’il donne lieu à une enflure du genou.

Il va de soi qu’il n’a pu être question d’une ponction lombaire qui aurait immanquablement donné une base matérielle à de nouvelles revendications.

La radiographie du crâne exécutée par M. Morel-Kahn est négative.

Rien ne peut mieux donner l’idée de l’état mental de la malade que la lettre qu’elle adressait en 1924 à l’un des Médecins qui l’avait observée.

 

Monsieur le Docteur,

La Demoiselle s’avançant arrière présente ses sentiments respectueux et s’excuse de n’avoir pas donné de ses nouvelles.

En septembre, je suis allée en Bretagne (Morbihan), l’air, le soleil m’a fait grand bien mais 24 jours c’était insuffisant pour moi ayant, depuis fin juin 1923, refait arrière tous ces mouvements nerveux de bombardements, déplacement d’air et d’impossible équilibre.

Je n’ose plus sortir seule, je n’ai plus de forces et baisse la tête en me reculant. Le mouvement de la jambe droite, comme avant les brutalités reçues dans la rue, l’affaiblissement de la partie gauche, me fait tirer la jambe gauche toute droite ; je croise m’avançant arrière un moment, et j’ai un jour arrivé les trois étages le talon gauche en l’air, le bout du pied soutenant cette marche, périlleuse et pas moyen de la dégager, ça se casserait. Je suis tombée plusieurs fois dans le fond de voiture ou des taxis. Je sors le moins possible dans ces conditions, mais la tête aurait besoin de beaucoup d’air.

Me X…, avocat à la Cour d’Appel, va se charger de me défendre au Tribunal des Pensions, vers le commencement du mois prochain. C’est bien long, et suis très affaiblie par ces coups et brutalités, mouvements que je n’aurais plus refait et intérieurement brisé le peu qui me maintenait toute droite. Le thorax maintenu encore dans un drap, je plie tout à fait de l’avant, sans pour cela y marcher tordu vers le cœur et autour de la tête, aussi je n’essaie plus, c’est empirique. Selon que je bouge la tête, je reste la bouche ouverte en plus de contraction, si j’oublie de rester droite.

Si je pouvais être tranquille à l’air, excepté le froid, ces inconvénients qui m’avait quittés cesserait peut-être. J’avais appelé au secours après le déplacement d’air, en attendant les plaintes de mon père. Pour en finir les nerfs se retirent, les autres fonctionne pas et pas moyen d’appuyer sur les talons. Je serai venu, Monsieur le Docteur, présenter mes respects ainsi qu’à Monsieur le Professeur, mais j’ai tant de difficultés.

Recevez mes bons sentiments.

 

M. SOUQUES –Je reconnais bien la curieuse malade de M. Trénel. Je l’ai observée, à la Salpêtrière, en 1923, au mois de janvier, avec mon interne, Jacques de Massary. Elle présentait, à cette époque, les mêmes troubles qu’aujourd’hui : une démarche extravagante et un œdème du membre supérieur droit.

Elle marchait tantôt sur la pointe des pieds, tantôt sur leur bord en se dandinant. Parfois elle allait à reculons, tournait sur elle-même, etc. À l’entendre, la démarche sur la pointe des pieds tenait à une douleur des talons et la démarche en canard aux douleurs du dos (où il y avait des cicatrices de blessure). Mais il est clair que les autres attitudes de la démarche n’avaient rien d’antalgique.

Quant à l’œdème du membre supérieur droit, il était limité à la partie inférieure du bras et à l’avant-bras, la main restant intacte. Il était blanc et mou. Elle l’attribuait au fait d’avoir été projetée avec violence « comme un paillasson » contre le mur. Le caractère segmentaire singulier de cet œdème nous fit penser à la simulation, mais nous ne trouvâmes pas des traces de striction ou de compression sur le membre.

À cette époque, la malade ne présentait pas d’idées de revendication. Le diagnostic porté fut : Sinistrose.

M. G. ROUSSY – Comme M. Souques, je reconnais cette malade que j’ai longuement examinée, en 1923, dans mon service de l’hospice Paul-Brousse, avec mon ami Lhermitte. Nous l’avions considérée, à ce moment, comme un type classique de psychonévrose de guerre, avec ses manifestations grotesques et burlesques, développée sur un fond de débilité mentale. D’ailleurs, la malade se promenait avec un carnet de pensionnée de guerre et ne cachait pas son intention de faire augmenter le pourcentage de sa pension. Nous avions alors proposé à la malade de l’hospitaliser en vue d’un examen prolongé d’un traitement psychothérapique ; mais 48 heures après son entrée dans le service, et avant même que le traitement fut commencé, la malade quittait l’hôpital, sans faire signer sa pancarte.

C’est là un petit fait qui vient confirmer la manière de voir de MM. Trénel et Lacan, et qui souligne bien l’état mental particulier de cette malade semblable à ceux dont nous avons vu tant d’exemples durant la guerre.

1928 LACAN, LEVY-VALENSY, PAUL MEIGNANT

1928-04-26 Présentation par MM. Lévy-Valensy, P. Meignant et J. Lacan à la Société de psychiatrie, paru dans l’Encéphale, 1928 n° 5, 2 pages 550 et 551.

Nous présentons un malade de 40 ans qui, depuis treize mois, fait un délire à thème policier : de Beaucaire, il assistait à des scènes suivies de vols et qui se passaient à Paris, entrait en communication de pensées avec les agents parisiens et la gendarmerie de Beaucaire, faisait filer les malfaiteurs. Finalement, il a fait le voyage de Paris pour compléter ses déclarations à la police et a été interné après une démarche au commissariat. Sans insister sur les détails de ce roman délirant très riche, nous dirons quelques mots de son substratum.

Lors de son internement, le malade a été certifié : psychose hallucinatoire chronique, et, de fait, la présence d’hallucinations visuelles, auditives, voire génitales, d’écho des actes et de la pensée, semblait évidente. Cependant, deux faits frappaient dès l’abord : d’une part le caractère surtout nocturne ou hypnagogique des phénomènes, rappelant le délire de rêve à rêve autrefois signalé par Klippel, la conviction délirante persistant cependant tout le jour ; d’autre part l’existence d’un appoint imaginatif important : « mentisme perçu comme exogène, inventions visuelles… Visions hypnagogiques et lucides, animées et combinées, peut-être parfois évocables ( ?) » (Certificat primitif de M. de Clérambault).

Deux mois plus tard, le malade se présente comme un imaginatif. Aucune interprétation. Hallucinations extrêmement réduites, sinon complètement disparues (les phénomènes d’écho de la pensée et des actes semblent avoir disparu les derniers). Roman imaginatif extrêmement riche, s’accroissant pour ainsi dire par avalanches ; suggestibilité et possibilité de provoquer, aux récits déjà faits, telle ou telle addition à laquelle s’attache la conviction immédiate. Idées mégalomaniaques de plus en plus fantastiques.

Le peu de renseignements obtenus sur les antécédents du malade rendent difficile un jugement sur sa constitution mentale antérieure. Il semble toutefois que le malade ait toujours été un imaginatif ou un mythomane (poète, instable…). D’autre part, au début du séjour du malade à l’asile, les stigmates de subéthylisme étaient nets. La syphilis est possible (réactions biologiques négatives, mais irrégularité pupillaire et leucoplasie). Sans pouvoir l’affirmer nous croyons qu’il s’est produit une poussée onirique (toxique ou infectieuse) chez un prédisposé. La poussée terminée, les caractères proprement oniriques du délire et leurs hallucinations se sont atténuées et tendent à disparaître. Mais la tendance originelle mythomaniaque a subi un coup de fouet. L’affection tend à prendre l’aspect d’un délire d’imagination de plus en plus pur, et peut ainsi rentrer dans le cadre des « délires post-oniriques systématisés chroniques par développement de tendances originelles » de Gilbert-Ballet (Bulletin médical, 8 novembre 1911, p. 959, n° 87).

 

1929 LACAN Hiatus Irrationalis

Observation par Jacques Lacan lors de la séance du 20 novembre 1930, à la Société de Psychiatrie de Paris, paru dans l’Encéphale, 1931, 2, pp. 145-146.

1929-08-06 :      Hiatus Irrationalis (2 p.)

 

OBSERVATION. – Mme L. 53 ans.

Présentation de la malade : Parkinsonienne évidente. Rigidité du masque. Pli nasogénien très accentué à droite, séquelle de paralysie faciale à droite. Trouble de la motilité oculaire.

On voit à l’ouverture de la bouche un moignon lingual correspondant à une perte de substance étendue de la langue, il se termine par trois lobules dans l’un desquels on croit reconnaître la pointe de la langue elle-même. Édentation complète thérapeutique.

 

Histoire de la maladie

 

1918. Grippe « espagnole », dépression post grippale. Vers 45 ans, hypertension artérielle. Malaises, insomnie, irritabilité.

Décembre 1927. Au bout de quelques jours, fièvre mystérieuse, qualifiée d’intestinale ; dure un mois et ne dépasse jamais 39. Dort toute la journée. Se réveille pour les repas, se rendort. Contraste avec l’insomnie précédente.

Un jour, paralysie faciale flasque très passagère, à la suite de laquelle s’établit le spasme.

An 1928. Somnolence, qui durera jusqu’en septembre. Dès le début, des troubles de la marche s’établissent. Crises toniques oculaires, semble-t-il. Troubles du caractère. Boulimie. Amaigrissement de 25 kilos.

Durant l’été apparition des crises qui nous intéressent. Accourus à ses cris la nuit, les siens trouvent notre malade les dents profondément enfoncées dans la langue tirée au dehors sans qu’elle puisse desserrer cette morsure et poussant des gémissements et des cris étouffés ; la crise cesse au bout d’un quart d’heure, laissant sur la langue des marques et des plaies. Conscience complète pendant la crise. Scène renouvelée presque toutes les nuits. Sa fille l’observe : elle constate, toujours dans le sommeil de la malade un mouvement d’abaissement de la mâchoire, puis un moment de protrusion de la langue, que suit une fermeture de la mâchoire, et un trismus. La langue est ainsi attrapée entre les dents et aussitôt réveillée par la douleur, la malade crie et gesticule. Pas d’état crépusculaire. Si on réveille la malade avant la morsure de la langue, elle peut retirer celle-ci. « Oh ! j’allais encore me mordre ». Cessation des crises dans les deux derniers mois de l’année.

An 1929. Renversement des troubles du caractère dans le sens d’une sensiblerie et d’un excès de tendresse. Traitement par novarséno-benzol. Réapparition déclarée des violences contre les siens, d’une méchanceté perverse, d’une mythomanie maligne exprimée par des discours et des hurlements à la fenêtre.

Réapparition des crises de morsures de la langue qui aboutissent en avril à une gangrène partielle de la langue, suivie dans les 24 heures de chute de 1’escarre. Les crises continuent. Après avoir tenté vainement d’en supprimer les effets par une sorte de gouttière dentaire en caoutchouc, on arrache toutes les dents à la malade en mai 29. Les crises elles-mêmes sont encore observées par l’entourage jusqu’en août. Nous avons pu faire constater nous-mêmes dans le service des mouvements d’abaissement de la mâchoire durant le sommeil.

Examen actuel de la malade. Parkinsonienne typique, troubles de la marche, pulsion, hypertonie, perte des mouvements associés des bras, faciès figé, commissure labiale droite relevée, ptosis à droite, strabisme interne très marqué, absence de mobilité oculaire. L’édentation accentue encore la profonde transformation de la physionomie de la malade. Hypersalivation, filet de salive aux commissures sans cesse contenu à l’aide d’un mouchoir. Parole monotone, élevée, plaintive et agressive à la fois. Écriture typique. Précision et clarté des dires. Viscosité psychique. Malveillance. Tension artérielle : 18-12.

Examen des yeux. Acuité visuelle 0,4, réaction pupillaire normale, tension rétinienne 60, strabisme interne existant avant la maladie s’est exagéré, abolition des mouvements de latéralité des yeux, conservation du mouvement de convergence et des mouvements d’élévation et d’abaissement des yeux. Pas d’amyotrophie des muscles sterno, ni cliniquement ni à l’examen électrique.

Examen auriculaire, sang, liquide céphalo-rachidien : normaux.

 

Commentaire. – Les spasmes toniques post-encéphalitiques de protrusion de la langue sont rares dans la littérature. Relevons une note de Christin sur un cas de contracture de la langue post-encéphalitique dans la Revue Neurologique de 1922, un cas de « protraction de la langue par spasme dans l’encéphalite prolongée ; amyotrophie localisée aux masticateurs » par MM. Lhermitte et Kyriaco(Revue Neurologique, 1928), une observation de MM. Crouzon et Ducas, une observation de M. Dubois (de Berne), un syndrome des abaisseurs de la mâchoire au cours d’un syndrome consécutif à une grippe publié par MM. Fribourg-Blanc et Kyriaco dans la Revue Neurologique, 1929.

Notre observation diffère des précédentes par l’association du trismus mutilateur, par l’absence de l’amyotrophie fréquemment notée dans ces observations. Le point le plus remarquable nous semble être l’apparition de ces crises pendant le sommeil. Toutes les observations antérieures insistant bien sur la cessation ou l’absence des crises toniques paroxystiques ou permanentes durant le sommeil.

 

1929 LACAN, G. Heuyer : Paralysie générale

Présenté par MM. Georges Heuyer et Jacques Lacan à la Société de psychiatrie, le 20 juin 1929, paru dans L’Encéphale, 1929, n° 9, pp. 802-803.

1929-06-20 :      Avec G. Heuyer : Paralysie générale avec syndrome d’automatisme mental (3 p.)

Nous présentons une malade de 40 ans, dont la paralysie générale est certaine, et chez laquelle le mode symptomatique de début offre un certain intérêt. Pendant deux ans un syndrome hallucinatoire au complet a tenu le premier plan, et c’est comme persécutée qu’elle a été envoyée à l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de Police où nous avons eu l’occasion de l’examiner et de la certifier par internement.

 

Observations.– Mlle L., 40 ans, envoyée à l’Infirmerie spéciale le 18 avril 1929 pour des idées de persécution et des troubles de la conduite.

Dès les premiers mots, la malade se présente comme une hallucinée. Elle se plaint d’être surveillée, photographiée à travers les murailles. On fait de sa vie, un film, « un film sonore ». Des voix la menacent de lui faire subir les derniers outrages, de la tuer. Les hallucinations génitales sont très intenses. Le syndrome d’automatisme mental est au complet. On prend sa pensée, on répète sa voix, elle est en dialogue constant avec des personnes qui l’informent de faits de toutes sortes, d’enquêtes faites sur elle. Parmi les voix, il en est de menaçantes, telle celle de la propriétaire, d’autres d’agréables. Elle a des troubles cénesthésiques, on lui fait de l’électricité, on lui envoie des sensations combinées qu’elle compare à des fils d’une longueur démesurée. Hallucinations olfactives, mauvaises odeurs qui sentent « la blennorragie, l’héroïne, l’éther, la coco ». Hallucinations gustatives, on lui donne de mauvais goûts, « qui sentent le vinaigre ».

Elle interprète peu. Elle pense qu’elle est la victime de la police judiciaire, peut-être de soldats. Elle se plaint à peine : « Quelle vie ! » dit-elle en souriant. Dans l’ensemble, cet automatisme est à peu près anidéïque, presque sans idées de persécution.

Par contre, il y a des idées de grandeur imaginatives qui indiquent un déficit intellectuel : les policiers qui couchent avec elle lui ont donné 500 000 francs, etc. L’approbabilité, l’euphorie, un peu de désorientation, le caractère fabulatoire et absurde des idées délirantes mégalomaniaques, font soupçonner la paralysie générale, que confirment les signes physiques : dysarthrie aux mots d’épreuve, tremblement de la langue et des doigts, vivacité des réflexes tendineux. Il n’y a pas de troubles pupillaires. Dans les antécédents : syphilis à 18 ans, mise en carte, soins réguliers et énergiques à Saint-Lazare, huile grise et novar. L’ami de la malade insiste sur le traitement régulier et prolongé qu’elle a suivi pour sa syphilis.

 

Il y a donc un syndrome d’automatisme mental évoluant au cours d’une paralysie générale. Les hallucinations existent depuis deux ans sans aucune modification, le désordre des actes qui a nécessité l’intervention est plutôt symptomatique de la paralysie générale : fugue, errance, onanisme en public.

Les examens de laboratoire ont confirmé le diagnostic : albumine rachidienne 0 gr 45. Pandy positif, lymphocytes 4 par mm3, Wassermann positif dans le sang et le liquide céphalo-rachidien, réaction du benjoin positive.

La malade placée à l’Admission chez le docteur A. Marie a été suivie par nous pendant deux mois. Le syndrome hallucinatoire a persisté d’abord sans aucune modification. Puis peu à peu l’affaiblissement intellectuel s’est accentué, la démence est devenue telle qu’il n’y a plus depuis 15 jours qu’une verbigération, avec enchaînement par assonance de phrases incohérentes. L’euphorie, l’apathie se sont encore accentuées et actuellement l’interrogatoire de la malade sur son thème délirant est rendu difficile tant elle est approbative et suggestible.

Nous l’avons présentée à la Société parce que c’est un nouvel exemple d’automatisme mental au début et au cours d’une paralysie générale. Les observations de ce genre ne sont pas rares. Déjà M. Janet en avait rapporté un cas en 1906 dans le Journal de Psychologie. Depuis lors, MM. Laignel-Lavastine et P. Kahn, l’un de nous avec M. Sizaret et M. Le Guillant, M. Lévy-Valensi en ont présenté plusieurs observations. Celle-ci nous a paru intéressante parce que pendant deux ans le syndrome d’automatisme mental quasi pur a dominé le tableau clinique tant que la démence n’a pas été très marquée. Le syndrome d’automatisme mental bien constitué a résisté longtemps à la démence paralytique. C’est lorsque l’effondrement intellectuel a été total et complet que nous avons vu s’effriter les éléments du syndrome et disparaître sa cohérence.

De plus, nous comptons appliquer à cette malade un traitement de malariathérapie. M. Le professeur Claude a montré de nombreux cas de paralysie générale qui, après un traitement de malariathérapie, présentaient une forme paranoïde. Ici c’est une situation inverse : l’état paranoïde, symptomatique de la paralysie générale, précède la malariathérapie, et il paraît intéressant de voir ce que deviendra le syndrome hallucinatoire à la suite de l’impaludation.

1930 LACAN Schiff Troubles mentaux homochromes

Observation par P. Schiff, Mme Schiff-Wertheimer et J. Lacan lors de la séance du 20.11.1930 à la Société de Psychiatrie de Paris, paru dans l’Encéphale, 1931, pp. 151 à 154.

1930-11-20 :      Avec P. Schiff et Mme Schiff-Wertheimer : Troubles mentaux homochromes chez deux frères hérédosyphilitiques (4 p.)

(151)Chez deux frères, séparés par une différence d’âge de deux ans et qui ont pu être observés durant une longue période, nous avons constaté le même ensemble de troubles – instabilité, perversions instinctives, arriération physique et psychique – qui signalent le déséquilibre mental constitutionnel. Plusieurs points sont à relever dans l’histoire de ces jeunes gens. La similitude des destinées d’une part : l’homologie des causes pathogènes a entraîné celle des réactions psychiques et ces deux frères, nullement jumeaux, fortement hostiles l’un à l’autre et ne désirant rien moins que se ressembler et s’imiter, ont subi les mêmes entraînements, se sont montrés anti-sociaux de la même façon, ont eu une odyssée à peu près identique, ont commis les mêmes actes médico-légaux. D’autre part les difficultés du diagnostic étiologique sont à noter : l’origine précise des troubles chez le premier sujet n’a pu être prouvée que par l’examen du second. Les deux frères, enfin, ont présenté des « crises » dont la valeur clinique est d’appréciation délicate.

 

L’aîné, Eugène T… 20 ans a été suivi par l’un de nous à intervalles plus ou moins réguliers pendant quatre ans. Il a les antécédents suivants : convulsions dans la première enfance ; cependant développement physique normal, première scolarité normale, puis vers la 11e année se manifeste un fléchissement de l’attention et une tendance à l’indiscipline. C’est à ce moment semble-t-il – les renseignements fournis par la famille sont abondants mais parfois contradictoires – qu’il aurait fait un épisode infectieux, avec fièvre pendant 8 jours, insomnie totale, diplopie, phases consécutives de somnolence diurne pendant plusieurs semaines. Après cette maladie l’enfant, jusque-là bien noté, ne veut plus se préparer au certificat d’études et est placé d’emblée dans une école de pré-apprentissage. Après un an d’étude il se montre incapable d’un apprentissage suivi, il a essayé en deux ans une dizaine de places, toutes dans des professions différentes, et partout a été considéré comme capable (152)de réussir « s’il voulait » mais il ne persévère nulle part, soit qu’on le renvoie, soit que lui-même fasse une fugue. À partir de la 14e année il quitte en effet de temps à autre le domicile familial pour des escapades d’une ou plusieurs journées. Deux de ces fugues ont même duré des semaines, il prétend gagner sa vie tout seul, a un besoin de grand air, vagabonde le long des routes et semble avoir commis des actes médico-légaux au sujet desquels il fait des déclarations que des contrôles ont prouvé mensongères. Étant donné sa hâblerie mythomaniaque, la vanité qu’il tire de ses perversions, la difficulté d’enquêtes lointaines de vérification, il est difficile de se rendre un compte exact des méfaits qu’il a réellement accomplis. En tout cas il avait déjà été accusé de vol à l’école et a reconnu des vols d’argent au domicile paternel. Placé dans diverses œuvres de relèvement, dans des patronages, à la campagne, il s’y est montré insupportable, intervenant sans cesse dans la marche des services, inamendable et, malgré ses protestations et promesses de réforme, inintimidable, opposant aux diverses méthodes d’éducation, indiscipline et instabilité, une mendicité tantôt utilitaire, tantôt gratuite, une nocivité maligne qui vont s’aggravant et paraissent être plus accusées encore dans le milieu familial. Il y est constamment agressif vis-à-vis de sa mère, et aussi de son frère cadet (v. obs. n° 2) qu’il paraît, au moins pendant de longues périodes, détester. Il est sujet à des accès de colère paroxystique où il profère des menaces de mort et se livre à des voies de fait sur l’entourage.

Au point de vue intellectuel, pas d’arriération nette, les réponses aux tests de Terman sont celles de la moyenne des sujets de son âge.

Il s’estime malade, accuse des étourdissements, des céphalées, des lipothymies, mais on ne constate aucun signe caractéristique d’épilepsie jusqu’en ces dernières semaines où, après des excès alcooliques (affirmés par lui) il aurait eu à diverses reprises, dans une même journée, six crises en 6 heures, crises comportant, dit-il, un vertige initial, une chute avec perte de conscience, des morsures sanglantes de la langue, de l’écume aux lèvres. Nous n’avons pu observer une de ces crises, et comme le sujet a été hospitalisé à plusieurs reprises dans des services où se trouvaient des comitiaux, qu’il aurait été, selon ses dires, infirmier dans plusieurs asiles et maisons de santé, une forte sursimulation ne nous paraît pas devoir être d’emblée exclue.

Au point de vue physique c’est un adolescent d’aspect gracile, avec un retard du développement pileux, un faciès adénoïde à voûte palatine ogivale et prognathisme du maxillaire supérieur. Les examens biologiques, à part une albuminorachie discrète, donnent des résultats normaux. Sang : Urée à 0,17 0/00 réactions de Bordet-Wassermann, de Sachs-Georgi, de Besredka négatives. Liquide céphalo-rachidien : tension normale, albumine 0,40 0/00. Sucre : 0,63 0/00, globulines : 0. Bordet-Wassermann négatif. Benjoin : 00000.02222, 10.000.

On a pratiqué à ce moment dans le sang des parents les réactions de Bordet-Wassermann, de Sachs-Georgi et de Besredka : elles sont négatives. De plus le père nous dit qu’une ponction lombaire, qu’il avait antérieurement réclamée à son médecin « pour découvrir l’origine du déséquilibre de son fils », est négative. Nous avons suspecté chez Eugène T. une syphilis blastotoxique ou transplacentaire. Cependant l’ignorance où les résultats négatifs obtenus sur ses parents nous laisse sur l’origine des troubles mentaux de cet adolescent, la notion d’un épisode infectieux apparu chez lui vers la 11e année portent à attribuer une particulière importance aux résultats de l’examen oculaire. Le réflexe photomoteur est, aux deux pupilles, vif mais incomplet et parfois il « tient mal ». Ce signe pourrait être considéré comme la phase tout initiale d’un signe d’Argyll, mais il se trouve aussi dans les cas d’encéphalite épidémique. En outre Mme Schiff-Wertheimer a constaté que les mouvements de convergence sont insuffisants et qu’après les efforts de convergence des secousses nystagmiformes de grande amplitude apparaissent dans le regard latéral.

C’est là un trouble fonctionnel qui parait avoir été signalé jusqu’ici dans l’encéphalite épidémique seulement, et nous avons d’abord conclu qu’Eugène (153)T. a été atteint d’une encéphalite épidémique fruste qui n’a pas réagi sur l’intelligence mais a entraîné une détérioration tardive du caractère, détérioration devenue manifeste, comme il est fréquent, après un temps de latence et au moment de la crise pubérale.

Ces conclusions provisoires sont révisées quand nous avons à traiter son frère.

 

OBSERVATION 2.– Deux ans après Eugène, en effet, son frère Raoul entre à l’hôpital Henri Rousselle pour des désordres identiques de la conduite et du caractère. D’emblée on constate à l’examen physique une certaine ressemblance d’aspect mais ce qui frappe chez le cadet ce sont, à la mâchoire supérieure, deux incisives d’Hutchinson typiques, avec incisure semi-lunaire en coup d’ongle. L’imprégnation hérédo-syphilitique est chez lui évidente. Les dystrophies crâniennes sont plus accusées que chez Eugène, son liquide céphalo-rachidien, par ailleurs normal contient 5 lymphocytes au mm3. Dans le sang on trouve une réaction de Bordet-Wassermann négative mais une réaction de Meinicke partiellement positive. Enfin l’examen oculaire montre un signe d’Argyll-Robertson complet : pupilles déformés réflexe photomoteur presque nul avec réaction pupillaire conservée à l’accommodation convergence. En outre il existe un petit strabisme convergent.

L’histoire clinique de Raoul est la suivante. Né à terme. Retard de la parole et de la marche. Péritonite tuberculeuse à 6 ans. Pott lombaire ( ?) vers 8 ans. Scolarité jusqu’à 14 ans, apprend mal, est incapable de passer le certificat d’études. Très bon caractère jusqu’à 15 ans, mais à partir de ce moment, à la crise pubérale de nouveau, changement de caractère, inadaptation sociale complète : instabilité mentale et motrice, indocilité continue, grossièretés, fugues, mensonges, vols répétés et commis avec artifice, sabotage de machines dans les ateliers où il est employé, est renvoyé de partout : 16 places et 10 métiers différents en 2 ans. Relations suspectes pour finir, après avoir quitté la maison paternelle, il devient, contre la nourriture et le couchage, plongeur dans un bar mal famé. Récemment, crises multiples, semblables à celles de son frère : lors de la première il a avoué à son père qu’il avait simulé.

Outre son instabilité, Raoul présente une arriération psychique plus nette que son aîné et qui est d’ordre intellectuel autant que volontaire. Ses réponses au test de Terman sont nettement inférieures à la normale. La diminution de l’intelligence s’accuse d’ailleurs progressivement dans la lignée T : après Eugène et Raoul se place un troisième fils, Tony, âgé de 11 ans, à la face dissymétrique, porteur d’un tubercule de Carabelli à droite, doux, apathique, qui a dû redoubler une classe et dont l’âge mental, au point de vue clinique comme aux tests de Terman, ne dépasse pas 8 ans. Les réactions biologiques sont négatives chez lui, comme chez la dernière née, une sœur de 6 ans qui témoigne aussi d’un retard intellectuel, retard survenu chez elle plus précocement que chez ses trois frères.

Un traitement spécifique a été entrepris chez tous les enfants, il n’a chez les aînés amené jusqu’ici aucune amélioration.

La tare syphilitique nous paraît peser sur toute la descendance T. et conditionner en particulier le déséquilibre mental « constitutionnel » des deux aînés, déséquilibre qui s’est manifesté surtout à la puberté et les a entraînés dans des odyssées médico-légales identiques.

Nous insistons sur les signes oculaires fonctionnels qui avaient légitimement conduit à penser, chez l’aîné, à une infection encéphalitique. Il semble possible que la syphilis ait pu provoquer chez lui ce symptôme de l’encéphalite épidémique parce qu’elle a lésé son cerveau à des points que touche plus électivement le virus de l’encéphalite épidémique. Les accès de colère présentés par les deux frères, les sautes d’humeur, les convulsions, d’aspect tantôt pithiatique, tantôt épileptique sont également à rapprocher des mêmes signes (154)observés chez les encéphalitiques[1]. Ces troubles psychiques, comme les phénomènes oculaires, nous paraissent dus à une encéphalite chronique hérédo-syphilitique qui a donné des troubles du caractère, un tableau comme on le voit après l’encéphalite épidémique, peut être parce qu’elle a eu les localisations produites habituellement dans cette dernière affection.

 


[1] Dans un travail précédent (v. L’Encéphale, 1928, p. 330), l’un de nous a envisagé les ressemblances des caractères épileptiques et encéphalitiques.

1931 LACAN, CLAUDE, MIGAULT, FOLIES SIMULTANEES

Présentation par MM. Claude, Migault et Lacan à la séance du 21 mai 1931 de la Société médico-psychologique paru dans les Annales médico-psychologiques, 1931, t 1, pp. 483-490

1931-05-21 :      Avec H. Claude et P. Migault : Folies simultanées (7 p.)

(483)Nous présentons à la S. M. P. deux cas de délire à deux dont l’originalité nous a paru résider dans leur autonomie presque complète, qui comporte une part de critique réciproque.

Ils diffèrent en cela de la doctrine classique qui insiste sur la contagion mentale, en se fondant sur les cas où l’on peut discerner nettement d’un délire inducteur un délire induit qui se stérilise dès qu’il est éloigné du premier.

 

1er cas de « Délire à deux ». – La mère et la fille Rob…

La mère (Marie-Joséphine), 70 ans.

Syndrome interprétatif avec paroxysmes anxieux. Hallucinations auditives à caractère onirique et à prédominance hypnagogique. Éléments visuels de type sensiblement confusionnel. Persistance, variable au cours de l’évolution, d’éléments délirants post-oniriques.

– Réactions : demande du secours, s’accuse de faits imaginaires, corrige, s’excuse. Désordre des actes passagers. – Fabulations amnésiques. – Évolution depuis au moins un an. Insomnie dont la sédation récente correspond à une sédation des autres symptômes.

Choc émotionnel (mort du fils il y a un an) coïncidant avec le début de l’évolution morbide. Note endotoxique possible et intoxication exogène probable.

La malade manifeste, lors de l’interrogatoire, une attitude affable, bienveillante, exempte de toute note paranoïaque, parfois doucement réticente.

Elle déclare au cours des différents entretiens que nous avons eus avec elle :

« On pénètre chez elle avec une fausse clé, on fouille, on la vole, on lui prend de l’argent ; elle ne peut cependant formellement l’affirmer. Il s’agit plutôt de menus objets sans valeur. « C’est pour ainsi dire le plaisir de prendre ».

« On fait courir des bruits sur elle dans le quartier. Il y a certainement de la folie là-dedans ; pour être aussi méchant, il faut être un peu piqué ; il y a là-dedans de la jalousie pour sa santé ».

« Les fournisseurs, les voisins lui donnent des aliments empoisonnés (elle les jette fréquemment sans y avoir touché à la poubelle, d’où gaspillage considérable constaté par l’enquête). Elle donne deux francs en plus pour avoir de « bonnes commissions ».

(484)« Plusieurs voix lui parlent dans les airs. On prétend qu’elle a tué son fils. On lui dit à travers le mur : « Faites attention, autour de vous vous avez de mauvaises personnes. Il y a autour de vous des machines qui disent tout ce qui se passe chez vous ».

« On l’observe sans cesse à l’aide d’un jeu de glaces si bien qu’elle a dû voiler celle de sa cheminée ».

Elle ne peut faire sa toilette « tellement elle est vue ». Scies dans le tic-tac du réveil. Mauvais goûts, mauvaises odeurs.

Fonds mental : orientée. Conservation des notions acquises. Calcul mental assez bon. Conservation de la logique élémentaire.

Examen physique : léger tremblement digital à l’entrée, tachycardie, T. A. 23-13 au Pachon. Azotémie 0,27. Absence remarquable de toute canitie. Dystrophie unguéale du médius droit. Pas de troubles oculo-pupillaires. Réflexes tendineux normaux. Caféisme avéré et peut-être appoint vinique. Réactions humorales, sang et L. C. R., négatives.

 

La fille (Marguerite-Marie), 35 ans employée au Crédit Lyonnais.

Psychose interprétative atypique. Apparaît comme sthénique, émotive et boudeuse. Révèle derrière ses réticences un autisme qui rend peu cohérentes ses plaintes. Avoue d’emblée les pratiques bizarres à base imaginative qui sont celles même dont la révélation, admise comme certaine, fait la base de ses interprétations. Leur puérilité fait son ridicule. Relation partielle avec un thème érotomaniaque peu cohérent.

Elle est plus particulièrement aigrie contre ses collègues de bureau depuis la mort de son frère « qui n’a même pas mis de trêve à leurs railleries ».

Illusions auditives : discordance manifeste entre leur contenu et la signification allusive qu’elle leur attribue.

Se targue d’une attitude systématiquement orgueilleuse et distante. L’enquête révèle un minimum de manifestations extérieures : à son bureau on la considère comme normale. Activité intellectuelle autistique.

Affectivité prévalente à l’égard de sa mère. Mais, dans leur vie commune, révélation de bizarreries de la conduite, de despotisme exercé par la fille avec brutalités épisodiques.

S’exprime sur un ton bas, réticent et hostile : « Cela lui fait assez de chagrin… Sa mère ne l’a pas vue rire depuis longtemps… La persistance des moqueries l’a mise dans cet état… », etc.

Enfin on obtient d’elle un fait : un de ses collègues, C. H., brillant orateur de meeting, semble lui avoir inspiré une inclination, au moins une préoccupation qui l’aurait induite à écrire sur de menus bouts de papier, ces mots : « C. H. marié », « C. H pas marié », « C. H. gentil, C. H. méchant, C. H. ogre, etc. ». Ces papiers ont dû tomber entre les mains de quelque employé de la maison, elle croit reconnaître depuis toutes sortes d’allusions à ces manifestations « qui ne vont (485)pas avec mon âge ; il y a un âge où on ne devrait pas avoir de. pensées trop naïves ».

D’autre part, des dessins naïfs, une Vierge, un Christ qui joue, une femme portant un enfant sur sa tête, tout cela a dû être découvert et faire rire.

Illusions auditives certaines : durant qu’elle dessinait un Christ, on a prononcé ces mots : « gros pétard ». Elle rattache au même thème sans qu’on puisse savoir pourquoi des allusions déplaisantes à des relations qu’elle aurait avec un acteur de cinéma, Marius M. « Des milliers de fois, j’ai entendu : « Marius et cent mille francs », « cela je peux l’affirmer ».

Irritabilité manifeste devant tout sourire, même bienveillant.

Toujours soucieuse du sort de sa mère. Manifeste une grande émotion au souvenir de son frère défunt.

Grande « bouquineuse » au dire des voisins. Aurait passé des jours à lire au lit. Récite par cœur des vers.

A demandé un congé depuis décembre dernier pour, dit-elle, soigner sa mère. Aidée depuis par la bienfaisance de la maison qui l’employait et qui la reprendrait éventuellement.

Échos d’une tyrannie exercée sur sa mère et de violences verbales.

Fonctions intellectuelles élémentaires conservées, vastes calculs bien effectués et rapidement. Examen physique : hypothyroïdisme, petitesse des extrémités, taille 1 m. 46, obésité, hypermastie, pouls 116. T. A. 20-11 au Pachon. Pupilles réagissent. Réflexes tendineux normaux. Sympathicotonie marquée.

Relation entre les deux délires. La fille est enfant naturelle non reconnue. La mère aurait eu du même père deux autres enfants dont un laissé aux enfants assistés, et deux jumeaux mort-nés. Depuis la mort du fils, les deux femmes vivent isolées, chacune porteuse de son délire.

La fille apprécie exactement les troubles de la mère qu’elle explique par de « l’anémie cérébrale ». Elle est fort soucieuse du sort de sa mère, n’a pas voulu la forcer à entrer dans un hospice et demande à rester à l’asile avec elle, si elle doit y séjourner quelque temps. Elle déclare, au grand scandale de sa mère, avoir constaté à plusieurs reprises le désordre des actes de celle-ci.

Par contre, la mère trouve inintelligible les tracasseries dont se plaint sa fille.

Leur chambre commune est dans un état d’extrême sordidité, leur budget tout entier est consacré à de ruineux achats de nourriture.

La fille était considérée comme dangereuse par l’entourage immédiat, alors que la mère, qui pourtant nomme ses persécuteurs, les S., ses voisins, devait à son attitude souriante et gracieuse de jouir de la bienveillance générale.

 

(486)2°cas.– La mère et la fille Gol.

La mère, Jeanne G., 67 ans, non internée.

« Délire d’interprétation typique, évoluant depuis quinze ans au moins. Démonstrations dans la rue avec périodes de recrudescence annoncées par certaines manifestations ayant une valeur significative. Violation de domicile. Idées d’empoisonnement. Trahisons de l’entourage même amical. Toutes manifestations hostiles souvent marquées d’un caractère beaucoup plus démonstratif qu’efficace.

Extension du syndrome, imposant l’idée d’une notoriété sans limite du sujet. Réactions : migrations domiciliaires pour fuir un ennemi qui ne se déroute pas ; interprétations significatives de paroles banales.

Illusions auditives.

Gaz.

Courants électriques. Malaises empruntant leur expression aux vocabulaires de l’électricité, bobinage, etc.…

Réactions : calfeutre sa maison, coud les portes, porte sur elle de vastes poches où elle emporte toutes ses provisions alimentaires, cimente les trous et les angles, tend des ficelles (« on se serait cru dans un sous-marin »). Il y a dans ces pièces certains coins particulièrement dangereux.

Sordidité, gaspillage.

Fonds mental non diminué. Bien plus : critique externe conservée : « Que voulez-vous que j’aille protester, je n’ai pas de preuves, on dirait « elle est aussi folle que sa fille qui est à Ste-Anne ». Aucune réaction protestataire en effet.

Cette femme qui est en liberté s’exprime sur un ton fort tempéré, est exacte au rendez-vous qu’on lui donne au sujet de sa fille, la fait vivre de son travail depuis quelques années, semble être ponctuelle dans son travail.

S’exprime ainsi :

« La rue, nous est fort hostile, beaucoup de gens sont au courant de notre histoire une grande partie du clergé en particulier, dont les ennemis sont très probablement cause de beaucoup de nos ennuis ». « Nous les Gol… sommes très connus à Paris, connus comme le Président de la République ».

C’est surtout dans le monde ouvrier que se recrutent leurs persécuteurs : « L’autre jour, un terrassier a dit en regardant de son côté : « Tiens, voilà le costaud qui vient ». À quoi son camarade a répondu : « Sale affaire, bien sûr ». – « Sale affaire, a repris l’autre, nous aurions dû penser que nous aurions affaire à de pareils costauds ? ».

La persécution de la rue varie en intensité et en mode.

Un moment, elles ne pouvaient sortir sans qu’on crachât sur leur passage, « sans être couvertes de crachats », sans qu’on les injuriât « salope, putain », sans qu’on les menaçât (éclatement de pneus, (487) exhibition de cordes, de voitures noires et fermées), sans qu’on les moquât de toutes manières.

Pour son domicile, on y pénètre sans cesse. Quand ils entrent chez elle « ils font une marque pour montrer qu’ils sont entrés ». « Ils arrêtaient le réveil pour montrer l’heure où ils étaient venus ». « Au début c’étaient ses voisins, les W…, d’accord avec le matériel téléphonique, qui faisaient ces incursions ».

Elle a souvent trouvé dans les provisions de petits signes prouvant qu’on y avait insinué du poison.

On lui a fait des courants électriques très douloureux, surtout dans les parties génitales. Elle a éprouvé une sensation telle qu’il ne peut en être ainsi que si l’on vous électrocute. Tous ces malaises se sont renforcés en 1920 : dans les ateliers on les plaçait toujours à côté d’une porte où ces courants étaient si forts que les ouvrières les fuyaient. Les patronnes trahissent par leurs paroles qu’elles veillent à ce qu’il en soit ainsi.

Asphyxie, malaises tels qu’une nuit, en 1925, elles doivent passer la nuit, elle et sa fille, au dehors. Interprétations olfactives : parfums, etc.

Au début (1917), tous les fournisseurs étaient coalisés pour l’empoisonner, elle devait se fournir de pharmacie dans un endroit éloigné de la banlieue. Ils se sont lassés à présent.

Examen neurologique négatif.

T. A. 25-13.

La fille, Blanche, 44 ans.

Délire paranoïde.

Construction extrêmement vaste, qui est une deuxième réalité, « l’autre journée, dit-elle » sur laquelle luit un autre soleil, journée dans laquelle elle entre quand elle est plongée dans le sommeil et dont l’existence et les événements lui sont révélés par intuition.

Ces conceptions forment un système cohérent, constant d’un interrogatoire à l’autre. Elles portent :

Sur son propre corps. Elle est le quadrucéphale à l’œil vert. Ce qui l’a mis sur la voie, c’est que son sang est parfumé. Sa peau à de hautes températures, se métallise et se durcit ; elle est alors en perle et donne naissance aux bijoux. Ses parties génitales sont uniques, car il y a un pistil, c’est comme une fleur. Son cerveau est quatre fois plus fort que les autres, ses ovaires sont les plus résistants. Elle est la seule femme au monde qui n’ait pas besoin de faire sa toilette.

Sur la nature des sexes « un homme quand il fait sa toilette, devient une dame ». Toutes les dames, autres qu’elle, ont besoin de la faire, sinon elles sont des hommes.

Pour elle « il n’y a rien de trop dans sa personne, il n’y a rien à retirer ». « Il n’y a rien à recouper en moi, il n’y a pas d’oignons à recouper. En moi tout est naturel. Je n’ai aucun désir mauvais ? Je suis une dame ».

(488)Elle est un être unique et sans équivalent dans le monde, qui se caractérise :

par ses résurrections successives : quand elle meurt, elle est réduite en cendres et en renaît comme en témoigne ce qui s’est passé en 1885 et son retour à la vie en 1887 selon des papiers qui sont à l’hôtel de ville : le petit corps qu’on a tiré alors de son corps, a subi toutes sortes d’épreuves, « un essayage quadrucéphale pour voir s’il était assez fort ».

par sa fécondité : elle est la mère de tous les enfants qui naissent depuis 1927 : « les quadrucéphaux ».

Elle en sent les mouvements dans son ventre et dans son dos, elle les porte pendant 27 mois et 30 mois pour que leurs organes soient plus forts.

« Qu’est-ce qu’une mère ? » – « Une dame qui a fait sa toilette et à qui la mairie a installé un enfant qu’on a sorti de mon corps ».

On les lui retire, en effet, dans la seconde journée, celle où règne le règlement « quadrucéphale ». On peut le faire grâce à son diaphragme renforcé. Son internement ici va entraîner une baisse de la natalité, car elle se refuse désormais à créer, néanmoins vu la longueur de ses gestations on ne s’en apercevra pas tout de suite.

par sa virginité. Si dans l’autre journée, elle peut être violée jusqu’à douze fois dans la nuit, par le créateur, sous forme de deux serpents enlacés, néanmoins dans celle-ci elle se réveille vierge, elle reste vierge. Tout ceci : « depuis que le monde existe ». Elle est la mère unique et la vierge éternelle.

par sa correspondance avec un autre être unique qui est le Créateur. Leur pouvoir alterne mystiquement : « Comment créerait-elle sans lui, comment créerait-il sans elle ? » D’ailleurs, si elle le désigne par « Il », il n’en est pas moins « plus dame que toutes les dames » : « Il est le quadrucéphale à l’œil noir, sa peau est en ivoire, etc. » Ce sont deux êtres uniques, leur sang ne se mélange jamais.

par sa souveraineté, son infinitude, son universalité.

Évolution : D’après ses dires, en 1920, elle a connu avec sa mère de dures épreuves, des courants électriques qui ont servi à lui renforcer les organes, de même que « les battements de cœur, la tension des maux de tête, l’énervement et le « coup du lapin » qu’on voulait lui faire avec des aliments empoisonnés ». Mais tout cela s’est arrêté complètement en 1925 et « le bobinage a commencé, qui est le moyen par lequel on lui a révélé tout ce qu’elle est « c’est la bobine qui me l’a dit, dans le tic-tac de ma pendule » etc.

Réactions : La malade avoue des pratiques étranges, elle fait un bouillon avec le sang de ses règles « j’en bois un peu tous les jours, c’est une nourriture fortifiante » ; elle est arrivée dans le service avec des flacons hermétiquement bouchés contenant l’un des matières fécales, l’autre de l’urine et enveloppés dans des étoffes bizarrement brodées.

Elle est bien décidée à ne plus travailler « on s’est assez foutu de (489)moi, on me doit au moins une pension alimentaire ». « Même s’ils refusent, ils s’arrangeront toujours en sous-main avec ma mère ».

Néanmoins, aide très régulièrement sa mère dans le ménage, prépare les repas, etc.

Toutes ces déclarations sont énoncées avec un sourire béat, un ton plein de certitude, une complaisante satisfaction, la riposte est aisée, vive, caustique parfois : sur sa virginité, « si je n’ai pas d’œil à cet endroit, j’ai un doigt pour y voir ». « Ah ! non, le coup des neuf mois, ça ne marche pas avec moi » ; etc. Les mots pouvoir, propriété, règlement, reviennent sans cesse, etc.

Fonds mental : Intégrité de la logique élémentaire, conservation des notions acquises, orientation, informations justes des événements récents.

Examen physique : Adiposité, métabolisme basal diminué, pas de signes neurologiques.

Relations entre les deux délirantes.

La fille, enfant unique de la mère, est comme dans le cas précédent, une enfant naturelle, non légitimée. Plus encore que dans le cas précèdent, l’isolement social est manifeste ; il dure depuis l’enfance.

La mère semble avoir déliré la première. Mais rapidement, la fille l’a suivie dans ses interprétations. Elles se sont accordées dans l’expression de leur cénesthopathie, de leurs angoisses, de leurs paniques, dans l’organisation de leur système de défense. Comme le dit la mère : « Ma fille était alors comme une personne normale ».

Néanmoins, dès ce moment la mère remarque qu’il était bien étrange de l’entendre se plaindre qu’on lui volât sa pensée. Pour elle, elle ne ressentait rien de pareil : elle ne faisait que reconnaître dans des conversations des allusions à sa pensée.

Maintenant, elle est accablée de voir sa fille délirer : « Elle a la folie des grandeurs ». Mais elle n’ose trop la contredire car elle la craint.

Celle-ci, en effet, la réprimande vertement : « c’est agaçant, elle persiste à me croire sa petite fille, à me prendre pour une personne comme il y en a cent mille ». « Mais d’abord on ne te demande pas de comprendre ». Il lui est arrivé de frapper sa mère.

D’autre part, il leur arrive de se rapporter l’une à l’autre l’accentuation de certains de leurs troubles ; la mère « a des courants » quand sa fille se déplace, la fille lui dit : « C’est toi qui me les envoyais, vieille canaille ». La mère fait rentrer dans ses interprétations les troubles du caractère de sa fille qu’elle croit voir s’accentuer les jours de fête religieuse. La fille, enfermée dans son délire métaphysique, se moque des interprétations de la mère et déclare qu’il « n’y a pas à tenir compte de tout cela », « pour les courants elle peut les supporter, ça ne la gêne pas ».

Une note d’ambivalence affective ancienne nous paraît digne d’être notée : « Nous vivions comme deux sœurs, deux sœurs toutes les deux sérieuses ». L’hostilité de la fille a progressé à mesure qu’elle (490)reniait davantage sa parenté avec sa mère. Elle y montrait du maniérisme. Quand sa mère employait le nous : « Allons nous coucher » , par exemple, – « Au singulier, pas au pluriel » ripostait la fille, qui ajoute devant nous : « Vous ne me ferez jamais mettre en ménage avec ma mère ».

 

En résumé : Nous pouvons mettre en relief dans ces deux cas :

1° l’hérédité en ligne directe avec renforcement analogue de la tare psychopathique ; 2° un isolement social qui peut avoir déterminé les perturbations affectives qu’on voit se manifester ; 3° une évolution indépendante des délires avec des possibilités de critique réciproques, qui se mesurent au degré de conservation du contact avec le réel.

Au point de vue de l’analyse et de la classification des délires, celui de la mère dans le groupe Gol, est caractéristique par le caractère intuitif, imposé et peu raisonnant des interprétations qui contraste avec le sentiment qu’elle a de la difficulté d’en justifier le système.

Le délire de la fille est intéressant par son caractère d’égocentrisme monstrueux, et par la présence d’intuitions de retour périodique et de recommencement (résurrections successives) qu’on rencontre fréquemment dans un certain type de délire paranoïde.

 

 

 

1931 LACAN schizographie

Troubles du langage écrit chez une paranoïaque présentant des éléments délirants du type paranoïde (schizographie) (2 p.) 1931-11-12 :      Avec J. Levy-Valensi et P. Migault :

Résumé d’une présentation faite par MM. Lévy-Valensi, Pierre Migault et Jacques Lacan lors de la séance du 12 novembre 1931 à la Société Médico Psychologique. Paru dans les Annales Médico Psychologique (1931 II p. 407-408) et dans l’Encéphale (1931-10 p. 821) sous le titre : « Délire et écrits à type paranoïde chez une malade à présentation paranoïde. »

Résumé : Malade âgée de 35 ans, observée dans le service de la Clinique depuis 10 mois, et dont les grandes lignes cliniques sont les suivantes :

1.– Tendances caractérologiques et comportement social de paranoïaque.

2.– Délire actuel mixte. Au premier plan, un délire du type revendicateur (réclamations et démarches réitérées contre de pseudo-injustices, dans un examen auquel la malade s’est présentée neuf fois sans succès) ; au second plan, des éléments nettement paranoïdes, faits d’intuitions, d’inspirations, de sentiment d’influence, de phénomènes hallucinatoires extrêmement élémentaires, tous phénomènes étant à la base d’une construction délirante singulièrement floue et diffuse, à thèmes mégalomaniaque et de persécution.

3.– Une production extrêmement active d’écrits pour la plupart entièrement incohérents, contrastant avec le caractère absolument normal du langage parlé et l’intégrité des fonctions intellectuelles élémentaires.

Le mécanisme de ces écrits est constant, reproduisant celui du segment paranoïde du délire : inspiration et interprétation secondaire.

C’est à cette dissociation entre les discours verbal et écrit, à mécanisme précis, que les auteurs ont pensé pouvoir réserver le terme de Schizographie.

Cette communication sera publiée in extenso, comme Mémoire original, dans un prochain numéro des Annales Médico-Psychologiques.

La malade introduite écoute attentivement la discussion et interrompt fréquemment les orateurs pour contester habilement leurs dires et protester contre sa réputation d’aliénée.

 

MME THUILIER-LANDRY – Chez les déments paranoïdes objets de ma thèse, le trouble du langage écrit avait été antérieur aux troubles du langage oral. Ils ne convenaient pas non plus, à l’inverse de celle-ci, de l’anomalie des parties incohérentes de leurs écrits qu’on leur signalait. En dehors de l’inintelligibilité des idées écrites, il y avait des troubles calligraphiques. Souvent j’ai vu l’incohérence orale et graphique se manifester à la suite d’une longue période de mutisme réticent.

M. Courbon – La dialectique parfaitement opportune et la tension de l’intérêt pour la discussion dont a fait preuve la malade devant nous ne sont pas à la portée d’un dément. Elle a de l’incohérence dans son délire, mais une cohérence parfaite dans son adaptation à la situation. L’épithète paranoïaque lui conviendrait mieux que celle de paranoïde.

M. Henri Claude – Elle écrit comme une paranoïde, mais elle parle comme une paranoïaque. Le plus souvent, les écrits de nos malades sont moins révélateurs de leur psychose que leur langage. De là vient que si souvent les gens à qui ils écrivent pour protester contre leur internement croient arbitraire leur séquestration.

Mais les modes de la dissociation du langage sont les plus variés, portant électivement tantôt sur tel thème particulier de discours, tantôt sur telles circonstances où le discours a lieu.

M. Lévy-Valensi – C’est précisément par ce mélange de signes de validité et d’invalidité mentale qui empêche de la classer nosologiquement, que cette malade est intéressante. Le terme de schizographie nous semble la meilleure étiquette à donner au trouble de ses écrits.

1931-11-12 :  Écrits « inspirés » : schizographie (1 p.) Présenté par J. Lévy-Valensi, Pierre Migault et Jacques Lacan[1] cet article parut dans Les Annales Médico-Psychologiques en 1931 t. II, p. 508-522. Il fut publié également à la suite de la thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,Paris, Seuil, 1975. Les chiffres renvoient aux pages de Travaux psychiatriques (1926-1933).

(508)Sous le titre de schizophasie, certains auteurs[2] ont mis en relief la haute valeur qui s’attache à certaines formes plus ou moins incohérentes du langage, non seulement comme symptômes de certains troubles profonds de la pensée, mais encore comme révélateurs de leur stade évolutif et de leur mécanisme intime. Dans certains cas, ces troubles ne se manifestent que dans le langage écrit. Nous tenterons seulement de montrer quelle matière ces écrits offrent à une étude précise des mécanismes psycho-pathologiques. Ceci à propos d’un cas qui nous a semblé original.

 

Il s’agit d’une malade, Marcelle C., âgée de 34 ans, institutrice primaire, internée depuis un an à la Clinique psychiatrique. Un an et demi auparavant elle avait été internée une première fois mais était aussitôt ressortie sur la demande de son père, petit artisan.

Mlle C. donne au premier abord l’impression d’une personne qui jouit de l’intégrité de ses facultés mentales. Pas d’étrangeté dans sa tenue. On ne remarque à aucun moment de sa vie dans le service de comportement anormal. Des protestations très vives à l’égard de son internement semblent d’abord obvier à tout contact. Il s’établit néanmoins.

Ses propos sont alors vifs, orientés, adaptés, enjoués parfois. De l’intégrité de ses fonctions intellectuelles, qui apparaît totale dans une conversation suivie, nous avons poussé l’exploration objective par la méthode des tests. Les tests ordinaires, portant sur l’attention, la logique, la mémoire, s’étant montrés très au-dessous de ses capacités, (76)nous avons usé d’épreuves plus subtiles, plus proches des éléments sur lesquels porte notre appréciation quotidienne des esprits. Ce sont les « Tests d’intention » : sens apparent et réel d’un propos, d’une épigramme, d’un texte, etc. Elle s’y est toujours montrée suffisante, rapide et même aisée.

Notons que, si loin qu’on aille dans sa confidence, le contact affectif avec elle reste incomplet. À chaque instant s’affirme une foncière résistance. La malade professe d’ailleurs à tout propos : « Je ne veux être soumise à personne. Je n’ai jamais voulu admettre la domination d’un homme », etc.

Quand nous en sommes à faire cette remarque, la malade a pleinement extériorisé son délire. Il comporte des thèmes nombreux dont certains typiques :

Un thème de revendication, fondé sur une série d’échecs prétendus injustifiés à un examen, s’est manifesté par une série de démarches poursuivies avec une sthénie passionnelle, par la provocation de scandales qui ont amené l’internement de la malade. Pour le dommage de cet internement, elle réclame « vingt millions d’indemnités dont douze pour privation de satisfactions intellectuelles et huit pour privation de satisfactions sexuelles ».

Un thème de haine se concentre contre une personne, Melle G., qu’elle accuse de lui avoir volé la place qui lui revenait à cet examen et de s’être substituée à elle dans la fonction qu’elle devrait occuper. Ces sentiments agressifs s’étendent à plusieurs hommes qu’elle a connus dans une période récente et pour lesquels elle semble avoir eu des sentiments assez ambivalents, – sans leur céder jamais, affirme-t-elle.

Un thème érotomaniaque à l’égard d’un de ses supérieurs dans l’enseignement l’inspecteur R., – atypique en ceci qu’il est rétrospectif, l’objet du délire étant défunt et la passion morbide ne s’étant révélée d’aucune façon de son vivant.

Un thème « idéaliste » s’extériorise non moins volontiers. Elle a « le sens de l’évolution de l’humanité ». Elle a une mission. Elle est une nouvelle Jeanne d’Arc, mais « plus instruite et d’un niveau de civilisation supérieure ». Elle est faite pour guider les gouvernements et régénérer les mœurs. Son affaire est « un centre lié à de hautes choses internationales et militaires ».

 

Sur quels fondements repose ce délire polymorphe ? La question, on va le voir, reste problématique et peut-être les écrits nous aideront-ils à la résoudre.

Lors de ses deux internements la malade a été examinée à l’Infirmerie spéciale. Les certificats du Dr Logre et du Dr de Clérambault mettent en valeur le caractère paranoïaque « soit ancien, soit néoformé », admettent l’existence d’un automatisme mental.

Si le caractère paranoïaque s’est anciennement manifesté chez la malade, il est difficile de le préciser tant par l’interrogatoire, à cause des interprétations rétrospectives, que par l’enquête, car nous n’avons eu de la famille que des renseignements épistolaires.

(77)Néanmoins, la simple étude du cursus vitæ de la malade semble faire apparaître une volonté de se distinguer de son milieu familial, un isolement volontaire de son milieu professionnel, une fausseté du jugement, qui se traduisent dans les faits. Ses études sont bonnes et il n’y a rien à relever jusqu’à sa sortie de l’École normale primaire à 21 ans. Mais en possession d’un poste en 1917, elle prétend régler son service à se façon, déjà revendique et même interprète. Après quelques années, elle se met en tête d’accéder au professorat d’une école de commerce, réclame à cet effet un changement de poste puis un congé et, en 1924, abandonne purement et simplement son poste, pour venir préparer son examen à Paris. Là, elle gagne sa vie comme employée comptable, mais se croit persécutée dans toutes ses places et en change douze fois en 4 ans. Le comportement sexuel auquel nous avons fait allusion, le caractère très foncier des rébellions exprimées par la malade viennent s’ajouter à l’impression qui se dégage de l’ensemble de son histoire pour faire admettre une anomalie évolutive ancienne de la personnalité, de type paranoïaque.

Pour faire le bilan des phénomènes élémentaires « imposés » ou dits d’action extérieure, il nous a fallu beaucoup de patience. Ce n’est point en effet seulement la réticence ou la confiance de la malade qui interviennent dans leur dissimulation ou leur divulgation. C’est le fait que leur intensité varie, qu’ils évoluent par poussées et qu’avec ces phénomènes apparaît un état de sthénie à forme expansive, qui d’une part leur donne certainement leur résonance convaincante pour le sujet, d’autre part en rend impossible, même pour des motifs de défense, l’occultation.

La malade a présenté durant son séjour dans le service une de ces poussées, à partir de laquelle ses aveux sont restés acquis : elle nous a dès lors éclairé sur les phénomènes moins intenses et moins fréquents qu’elle ressent dans les intervalles et sur les épisodes évolutifs passés.

Les phénomènes « d’action extérieure » se réduisent aux plus subtils qui soient donnés dans la conscience morbide. Quel que soit le moment de son évolution, notre sujet a toujours nié énergiquement d’avoir jamais eu « des voix » ; elle nie de même toute « prise », tout écho de la pensée, des actes ou de la lecture. Questionnée selon les formes détournées que l’expérience de ces malades nous apprend à employer, elle dit ne rien savoir de ces « sciences barbouilleuses où les médecins ont essayé de l’entraîner ».

Tout au plus s’agit-il d’hyperendophasie épisodique, de mentisme nocturne, d’hallucinations psychiques. Une fois la malade entend des noms de fleurs en même temps qu’elle sent leurs odeurs. La malade, une autre fois dans une sorte de vision intérieure, se voit et se sent à la fois, accouplée dans une posture bizarre avec l’inspecteur R.

L’éréthisme génital est certain. La malade pratique assidûment la masturbation. Des rêveries l’accompagnent et certaines sont semi-oniriques. Il est difficile de faire la part de l’hallucination génitale.

(78)Par contre, elle éprouve des sentiments d’influence intensément et fréquemment. Ce sont des « affinités psychiques », des « intuitions », des « révélations d’esprit », des sentiments de « direction ». « C’est d’une grande subtilité d’intelligence », dit-elle. De ces « inspirations », elle différencie les origines : c’est Foch, Clemenceau, c’est son grand-père, B. V., et surtout son ancien inspecteur M. R.

Enfin, il faut classer parmi ces données imposées du vécu pathologique, les interprétations. Dans certaines périodes, paroles et gestes dans la rue sont significatifs. Tout est mise en scène. Les détails les plus banaux prennent une valeur expressive qui concerne sa destinée. Ces interprétations sont actuellement actives mais diffuses : « J’ai cru comprendre qu’on a fait de mon cas une affaire parlementaire… mais c’est tellement voilé, tellement diffus. »

Ajoutons ici quelques notes sur l’état somatique de la malade. Elles sont surtout négatives. Il faut retenir : une grippe en 1918. Un caféinisme certain. Un régime alimentaire irrégulier. Un tremblement net et persistant des doigts. Une hypertrichose marquée des lèvres. Règles normales. Tous autres appareils normaux. Deux lipothymies très courtes dans le service sans autre signe organique qu’une hyperhémie papillaire qui a duré une huitaine de jours. Bacillose fréquente dans la lignée maternelle.

Venons-en aux écrits très abondants. Nous en publions un choix et le plus possible intégralement. Les chiffres qui s’y trouvent insérés serviront lors des commentaires qui vont suivre, à renvoyer aux textes.

 

I.– Paris le 30 avril 1931 :

Mon cher papa, plus de quatre mois que je suis enfermée dans cet asile de Sainte-Anne sans que j’aie pu faire l’effort nécessaire pour te l’écrire. Ce n’est pas que j’aie quoi que ce soit de névralgique ou de tuberculeux, mais on t’a fait commettre l’an dernier de telles sottises mettant, en malhonnête, à profit ta parfaite ignorance de ma réelle situation (1) que j’ai subi le joug de la défense (2) par le mutisme. J’ai appris toutefois que le médecin de mon cas, à force de lenteur t’a mis en garde contre la chose grotesque et je vois qu’il a, sans plus soif d’avatars (3), mis les choses en parfaite voie de mieux éclairci (4) et de plus de santé d’État (5).

Daigne (6) intercepter les LEsons de la loi pour me faire le plus (7) propre de la terre sinon le plus (7) érudit. Le sans soin de ma foi (8) fait passer Méphisto (9) le plus (7) cruel des hommes mais il faut être sans doux dans les mollets pour être le plus prompt à la transformation. Mais il est digne d’envie qui fait le jeu de la manne du cirque. On voit que etc.

 

(79)II. – Paris ce 14 mai 1931 :

Monsieur le Président de la République P. Doumer en villégiaturant dans les pains d’épices et les troubadoux,

Monsieur le Président de la République envahie de zèle,

Je voudrais tout savoir pour vous faire le xxx (15) mais souris donc de poltron et de canon d’essai (16) mais je suis beaucoup trop long à deviner (17). Des méchancetés que l’on fait aux autres il convient de deviner que mes cinq oies de Vals (18) sont de la pouilladuire et que vous êtes le melon de Sainte vierge et de pardon d’essai (19). Mais il faut tout réduire de la nomenclature d’Auvergne car sans se laver les mains dans de l’eau de roche on fait pissaduire au lit sec (20) et madelaine est sans Ftarder la putin de tous ces rasés de frais (21) pour être le mieux de ses oraies OREILLES (22) dans la voix est douce et le teint frais. J’aurais voulu médire de la tougnate (23) sans faire le préjudice de vie plénière et de sans frais on fait de la police judiciaire (24). Mais il faut étonner le monde pour être le faquin maudit de barbenelle et de sans lit on fait de la tougnate (25).

Les barbes sales sont les fins érudits du royaume de l’emplâtre judice (26) mais il faut se taire pour érudir (27) la gnogne (28) et la faire couler sec dans si j’accuse je sais ce que j’ai fait (29).

(31) À londoyer (30) sans meurs on fait de la bécasse (31) mais la trace de l’orgueil est le plus haut Benoît que l’on puisse couler d’ici longs faits et sans façon. Le péril d’une nation perverse est de cumuler tout sur le dos de quelqu’un et faire de l’emplâtre le plus maigre arlequin alors qu’il est préjudice à qui l’on veut, bonté à coups redoublés à qui l’on ne voulait pas pour soi.

Mais je vous suis d’accord pour le mot de la gloire du Sénat. Cureur (32) était de sa « c’est ma femme qui l’a fait » (33) le plus érudit de tous mais le moins emprunté.

A vous racler la couane COENNE je fais de la mais l’as  MELASSE est bonne il nous la faut bondir (34) mais je suis de ce paillasson qui fait prunelle aux cent SANS quoi j’ai fait de l’artichaut avec ce fin bigorneau. Mais il faut passer brenat te fait le plus plein de commères, de compère on fait le ventre pour le faire suler de toi.

A moi d’avoir raclé la couane te fait la plus seule mais s’il est un tourteau c’est pour bonheur ailleurs et pas dans ces oraies-là elles sont trop basses.

A vous éreinter je fais de l’âme est lasse à toujours vous servir (35). et voir grimper les échelons à qui ne peut les gravir en temps et en heure. Il faut pour cela être gentille amie de l’oracle du Désir (36) et si vous êtes le feu de vendredettes (37) je vous fais le sale four de rat, de rat pâmé (38) et de chiffon de caprice.

La tourte est le soin qu’on a pour l’adolescent quand il fait ses dents avec le jarret d’autrui (39). Son préjudice est celui qu’on n’éteint pas d’un coup d’ombrelle (40). Il faut le suivre à l’essai quand on l’a érudit (41) et si vous voulez le voir pâmer aller sans plus tarder avenue Champs-Élysées en si doré frisson (42) de la (80)patrouille des melons de courage mais de naufrage plein le jarret (44).

À vos souhaits maître ma pâme (45) à vos jarrets (46) et ma désinvolture à vos oraies plus hautes (47).

Bastille Marcelle (48) autrement dit Charlotte la Sainte, mais sans plus de marmelade je vous fais le plus haut fiston de la pondeuse et de ses troupeaux d’amis verts pour me ravir le fruit de sentinelle et pas pervers. Je suis le beau comblons d’humour de sans pinelle et du Vautour, le peloton d’essai (49) et de la sale nuire pour se distinguer à tous rabais des autres qui veulent vous surpasser parce que meilleur à fuir qu’à rester.

Mes hommages volontaires à Monsieur Sa Majesté le Prince de l’Ironie française et si vous voulez en prendre un brin de cour faites le succès d’accord de Madelaine et de sans tort on fait de l’artisan pour vous démoder, portefaix. Ma liberté, j’en supplie votre honnête personne, vaudra mieux que le barême du duce le mieux appauvri par parapluie d’escouade.

Je vous honneurs, Monsieur Ventre vert (50). À vous mes saveurs de pétulance et de primeur pour vous honorer et vous plaire. Mercière du Bon Dieu pour vous arroser de honte ou vous hantir de succès solide et équilibré. Marais haute de poissons d’eaux douces. Bedouce.

 

III. – Paris, ce 4 juin 1931 :

Monsieur le AMéricain (51) de la buse et du prétoire,

S’il est des noms bien mus pour marquer poésie le somme des emmitouflés (52) oh ! dites, n’est-ce pas celui de la Calvée (53). Si j’avais fait Pâques avant les Respans (54), c’est que mon École est de vous asséner des coups de butor tant que vous n’aurez pas assuré le service tout entier. Mais si vous voulez faire le merle à fouine (55) et le tant l’aire est belle qu’il la faut majorer de faits c’est que vous êtes as (58) de la fête et qu’il nous faut tous pleurer (56). Mais si vous voulez de ce lieu-ci sans i on fait de l’étrange affaire c’est que combat est mon souci et que, etc.

 

IV. – Paris, le 27 juillet 1931 :

Monsieur le Préfet de Musique de l’AmERique (61) entraîné de style pour péristyliser le compte « Potatos et Margoulin réunis » sans suite à l’Orgueil, Breteuil.

J’aime à voir conter le fait de l’Amérique en pleurs, mais il est si doux faits qu’on fait longue la vie des autres et suave la sienne au point, qu’il est bien cent fois plus rempli celui qui vit de l’âcre et du faussaire et fait sa digne existence de la longue épître qu’il a cent fois sonné dans son gousset sans pouvoir de ce « et » faire un beau « maîtrisez-moi » (62) je suis cent fois plus lâche que pinbèche mais faites la fine école et vous êtes le soleil de l’Amérique en pleurs.

Mais à scinder le tard on fait de l’agrégée en toutes les matières et (81)si matelotte est fait de boursiers et de bronzes à tout luire, il faut de ce « et Con ? » (63) faire un « salut à toi, piment tu nous rends la vie sAuve et, sans toi, j’étais pendant aux buttes de St-Clément. »

Le sort « tu vois ma femme, ce qu’on fait de la sorcIERe » te fait le plus grand peintre de l’univers entier, et, si tu es de ceux qui font : poète aux abois ne répond plus, mais hélas ! il est mûr dans l’amur de l’autre monde, tu feras, je crois Jésus dans l’autre monde encore, pourvu qu’on inonde le pauvre de l’habit du moine qui l’a fait (64).

Mon sort est de vous emmitoufler si vous êtes le benêt que je vois que vous fûtes, et, si ce coq à l’âne fut le poisson d’essai (65), c’est que j’ai cru, caduque, que vous étiez mauvais (66).

Je suis le frère du mauvais rat qui t’enroue si tu fais le chemin de mère la fouine (67) et de sapin refait, mais, si tu es soleil et poète aux longs faits, je fais le Revu, de ce lieu-là j’en sortirai. J’avais mis ma casse dans ta bécasse. Lasse de la tempête, j’achète votre tombe Monsieur (67).

Marcelle Ch. aux abois ne répond pas aux poètes sans foi, mais est cent fois plus assassin que mille gredins.

Genin.

 

V. – Le 10 novembre, on demande à la malade d’écrire une courte lettre aux médecins en style normal. Elle le fait aussitôt en notre présence, et avec succès. On lui demande ensuite d’écrire un post-scriptum en suivant ses « inspirations ». Voici ce qu’elle nous donne :

Post-Scriptum inspiré.

Je voudrais vous savoir les plus inédits à la marmotte du singe (78) mais vous êtes atterrés parce que je vous hais au point que je vous voudrais tous sauvés (79). Foi d’Arme et de Marne pour vous encoquiner et vous faire pleurer le sort d’autres, le mien point (80).

Marne au diable.

Enfin celle lettre, véritable « art poétique », où la malade dépeint son style :

 

VI. – Paris, le 10-12-1931 :

« Ce style que j’adresse aux autorités de passage, est le style qu’il faut pour bien former la besace de Mouléra et de son grade d’officier à gratter. »

Il est ma défense d’Ordre et de Droit.

Il soutient le bien du Droit.

Il rigoureuse la tougne la plus sotte et il se dit conforme aux droits des peintres.

Il cancre la sougne aux oraies de la splendeur, pour la piloter, en menin, dans le tougne qui la traverse.

Il est Marne et ducat d’ « et tort vous l’avez fait ? ».

(82)Ce m’est inspiré par le grade d’Eux en l’Assemblée maudite Genève et Cie.

Je le fais rapide et biscornu.

Il est final, le plus sage, en ce qu’il met tougne où ça doit être.

Bien-être d’effet à gratter.

Marcel le Crabe.

 

Le graphisme est régulier du début à la fin de la lettre. Extrêmement lisible. D’un type dit primaire. Sans personnalité, mais non sans prétention.

Fréquemment, la fin de la lettre remplit la marge. Aucune autre originalité de disposition. Pas de soulignages.

Aucune rature. L’acte d’écrire, quand nous y assistons, s’accomplit sans arrêt, comme sans hâte.

La malade affirme que ce qu’elle exprime lui est imposé, non pas d’une façon irrésistible ni même rigoureuse, mais sous un mode déjà formulé. C’est, dans le sens fort du terme, une inspiration.

Cette inspiration ne la trouble pas quand elle écrit une lettre en style normal en présence du médecin. Elle survient par contre et est toujours, au moins épisodiquement, accueillie quand la malade écrit seule. Même dans une copie de ces lettres, destinée à être gardée, elle n’écarte pas une modification du texte, qui lui est « inspirée ».

Interrogée sur le sens de ses écrits, la malade répond qu’ils sont très compréhensibles. Le plus souvent, pour les écrits récemment composés, elle en donne des interprétations qui éclairent le mécanisme de leur production. Nous n’en tenons compte que sous le contrôle d’une analyse objective. Nous ne donnons, avec Pfersdorff[3] à toute interprétation dite « philologique », qu’une valeur de symptôme.

Mais, le plus souvent, à l’égard de ses écrits, surtout quand ils sont anciens, l’attitude de la malade se décompose ainsi :

a) Conviction absolue de leur valeur. Cette conviction semble fondée sur l’état de sthénie qui accompagne les inspirations et qui entraîne chez le sujet la conviction qu’elles doivent, même incomprises de lui, exprimer des vérités d’ordre supérieur. À cette conviction semble être attachée l’idée que les inspirations (83)sont spécialement destinées à celui à qui est adressée la lettre. « Celui-là doit comprendre ». Il est possible que le fait de plaider sa cause auprès d’un auditeur (c’est toujours l’objet de ses écrits) déclenche l’état sthénique nécessaire.

b) Perplexité, quant à elle, sur le sens contenu dans ces écrits. C’est alors qu’elle prétend que ses inspirations lui sont entièrement étrangères et qu’elle en est à leur égard au même point que l’interrogateur. Si radicale que soit parfois cette perplexité, elle laisse intacte la première conviction.

c) Une profession, justificative et peut-être jusqu’à un certain point déterminante, de non-conformisme. « Je fais évoluer la langue. Il faut secouer toutes ces vieilles formes. »

Cette attitude de la malade à l’égard de ses écrits est identique à la structure de tout le délire.

a) Sthénie passionnelle fondant dans la certitude des sentiments délirants de haine, d’amour et d’orgueil. Elle est corrélative des états d’influence, d’interprétation,. etc.

b) Formulation minima du délire, tant revendicateur qu’érotomaniaque ou réformateur.

c) Fonds paranoïaque de surestimation de soi-même et de fausseté du jugement.

Cette structure caractéristique du délire nous est ainsi révélée de façon exemplaire.

 

Voyons si l’analyse des textes eux-mêmes nous éclairera sur le mécanisme intime des phénomènes « d’inspiration ».

Notre analyse porte sur un ensemble de textes environ dix fois plus étendus que ceux que nous citons.

Pour conduire cette analyse sans idées préconçues, nous suivrons la division des fonctions du langage que Head a donnée à partir de données purement cliniques[4] (étude des aphasiques jeunes)[5]. Cette conception s’accorde d’ailleurs remarquablement avec ce que les psychologues et les philologues obtiennent par leurs techniques propres[6]

Elle se fonde sur l’intégration organique de quatre fonctions auxquelles correspondent quatre ordres de troubles effectivement dissociés par la clinique :

(84)– troubles verbaux ou formels du mot parlé ou écrit ; – troubles nominaux ou du sens des mots employés, c’est-à-dire de la nomenclature ; – troubles grammatiques ou de la construction syntaxique ; – troubles sémantiques ou de l’organisation générale du sens de la phrase.

 

A.– TROUBLES VERBAUX

 

Altération de la forme du mot, révélatrice d’une altération du schéma moteur graphique – ou bien de l’image auditive ou visuelle.

Au premier abord, ils sont réduits au minimum. Pourtant, on rencontre des élisions syllabiques (61), portant souvent, point remarquable, sur la première syllabe (26) (32) (51), assez fréquemment l’oubli d’une particule, préposition le plus souvent : « pour », « de », ou « du » (9), etc. S’agit-il de ces courts barrages, ou inhibitions du cours de la pensée qui font partie des phénomènes subtils négatifs de la schizophrénie ? Le fait est d’autant plus difficile à affirmer que la malade en donne des interprétations délirantes. Elle a supprimé cet « et », ou ce « de », parce qu’il aurait fait échouer sa démarche. Dans des écrits, elle y fait allusion (62).

Certaines formules verbales sont par contre certainement données par les phénomènes élémentaires imposés positifs, pseudo-hallucinatoires (63) ; la malade souvent spécule sur ces phénomènes.

Le caractère imposé de certains phénomènes apparaît nettement en ceci que leur image est si purement auditive que la malade lui donne plusieurs transcriptions différentes : la mais l’as (34), l’âme est lasse (37), qui s’écrit encore « la mélasse » dans un poème que nous n’avons pas cité. De même « le merle à fouine » (55) « la mère la fouine » (67). Les dénégations de la malade, fondées sur la différence du sens, ne peuvent annuler le fait, mais viennent au contraire renforcer sa valeur.

On peut dès lors se demander si n’ont pas une même origine certaines stéréotypies qui reviennent avec insistance dans une même lettre ou dans plusieurs : dans la lettre I, le « d’État » (5) ; dans la lettre II, le « d’essai » (16) (19) (49) (65) qui s’accroche régulièrement à des mots terminés en on, sur le modèle de « ballon d’essai », dans plusieurs lettres, le « si doré frisson » (42) (60). On peut se le demander encore pour toute une série de stéréotypies qui viennent dans le texte avec un cachet d’absurdité particulièrement pauvre, qui, dirons-nous, « sentent » la rumination (85)mentale et le délire. C’est là une discrimination d’ordre esthétique qui ne peut cependant manquer de frapper chacun.

Les néologismes pourtant semblent pour la plupart d’une origine différente. Certains, seulement, comme « londrer, londoyer » (31), s’apparentent aux types néologiques que nous fournit l’hallucination. Ils sont rares. Pour la plupart, nous devrons les ranger dans les troubles nominaux.

 

B.– TROUBLES NOMINAUX

 

Les transformations du sens des mots paraissent voisines des processus d’altération étudiés par les philologues et les linguistes dans l’évolution de la langue commune. Elles se font comme ceux-ci par contiguïté de l’idée exprimée et aussi par contiguïté sonore ou plus exactement parenté musicale des mots ; la fausse étymologie du type populaire résume ces deux mécanismes : aussi la malade emploie « mièvre » dans le sens qu’a « mesquin ». Elle a fait une famille avec les mots mairie et marier, d’où elle tire : marri et le néologisme mairir.

Le sens est encore transformé selon le mécanisme normal de l’extension et de l’abstraction, tels les jarrets [(39) (44) (46), etc.], fréquemment évoqués, mot auquel la malade donne son sens propre, et « par extension » celui de lutte, marche, force active.

Des mécanismes de dérivation réguliers produisent les néologismes érudir (27) (41), enigmer, oraie [(22) (47)], formé comme roseraie, et très fréquemment employé dans le sens d’affaire qui produit de l’or, vendredettes (37), qui désigne ce qui se rapporte à un cours qu’elle suivait le vendredi, etc.

D’autres mots sont d’origine patoisante, locale ou familiale, voir (28), et encore les Respans pour les Rameaux (54), le mot « nèche » pour dire méchante, et les mots « tougne », d’où dérivent tougnate (23) (25), tougnasse, qui sont des injures désignant toujours sa principale ennemie, Mlle G…

Enfin noter l’usage de mots truculents : les emmitouflés (52), les encoquinés, etc…

 

C.– TROUBLES GRAMMATIQUES

 

On peut remarquer après examen que la construction syntaxique est presque toujours respectée. L’analyse logique formelle est toujours possible à cette condition d’admettre la substitution de toute une phrase à la place d’un substantif. Tel l’exemple suivant (56) : « Mais si vous voulez faire le merle à fouine et le/ tant l’aire est belle qu’il la faut majorer de faits /, c’est que vous êtes as de la fête et qu’il nous faut tous pleurer. » Les deux (86)signes // isolent la phrase jouant la fonction de substantif. Cette construction est très fréquente (15) (24) (25) (29) (33) (73). Parfois, il s’agit d’adjectifs ou de formules adjectives employées substantivement (4) (8) (17) (21), ou simplement d’un verbe à la 3e personne : « le mena », « le pela », « le mène rire ».

Cette forme donne d’abord l’illusion d’une rupture de la pensée ; nous voyons qu’elle en est tout le contraire puisque la construction reprend, après que la phrase, en quelque sorte entre parenthèses, s’est achevée.

En des passages beaucoup plus rares, le lien syntaxique est détruit et les termes forment une suite verbale organisée par l’association assonantielle du type maniaque (60) (73), ou, par une liaison discontinue du sens, fondée sur le dernier mot d’un groupe repris comme premier du suivant, procédé parent de certains jeux enfantins : tel (20) : ou encore cette formule : « vitesse aux succès fous de douleur, mais ventre à terre et honneur » (lettre non citée). La fatigue conditionne en partie ces formes qui sont plus fréquentes à la fin des lettres.

 

D. – TROUBLES SÉMANTIQUES

 

Ils sont caractérisés par l’incohérence qui paraît d’abord totale. Il s’agit en réalité d’une pseudo-incohérence.

Certains passages plus pénétrables nous permettent de reconnaître les traits caractéristiques d’une pensée où prédomine l’affectivité.

C’est d’abord essentiellement l’ambivalence. « J’ai subi, dit-elle, le joug de la défense (2) » pour signifier exactement le « joug de l’oppression » par exemple. Plus nettement encore : « Vous êtes atterrés parce que je vous hais au point que je vous voudrais tous sauvés » (79). Voir encore (80).

De la condensation, de l’agglutination des images, voici des exemples. Dans une lettre non publiée : « Je vous serais fort avant-coureur, écrit-elle à son député, de me libérer de cet enfer. » Ce qui veut dire que, pour exprimer sa reconnaissance, elle le fera bénéficier de ces lumières spéciales qui font d’elle un avant-coureur de l’évolution. De même, ailleurs : « Je vous serais fort honnête de vouloir bien procéder à un emprisonnement correct dans l’enseignement primaire. »

Le déplacement, la projection des images sont non moins avérés après qu’on a interrogé la malade. Qu’elle interprète (plus ou moins secondairement, ceci importe peu), un passage incohérent comme exprimant une calomnie qu’on a dû répandre sur elle, il se trouve que le discours lui attribue à elle-même la phrase (87)incriminée. L’inverse se produit non moins constamment. La notion de la participation semble effacer ici celle de l’individu. Et cette tendance de sa pensée pourrait relever de l’expérience délirante du sentiment d’influence, si l’usage du procédé que nous signalons, n’était nettement ironique et ne révélait par là son dynamisme affectif.

En témoigne encore la profusion des noms propres dans ses écrits (plusieurs à la suite, joints par le signe =, pour désigner le même individu, par exemple), des surnoms, la diversité et la fantaisie de ses propres signatures.

Notons que la malade se qualifie elle-même fréquemment au masculin (7).

 

Dans une composition que nous lui avons demandée sur un sujet technique qu’elle était censé connaître, la relation se marquait bien entre le défaut de direction et d’efficacité de la pensée et cette structure affective. Ce travail, à peu près suffisant dans son contenu général, montrait deux ou trois fois une dérivation du discours, tout à fait hors de propos, et toujours sous la forme de l’ironie, de l’allusion, de l’antiphrase. Ces formes. où la pensée affective trouve normalement à s’exprimer dans les cadres logiques, étaient ici liées à la manifestation d’un déficit intellectuel qui ne s’était pas révélé dans les tests, où elle était passive.

 

Néanmoins, tout dans ces textes ne semble pas ressortir à la formulation verbale dégradée de tendances affectives. Une activité de jeu s’y montre, dont il ne faut méconnaître ni la part d’intention, ni la part d’automatisme. Les expériences faites par certains écrivains sur un mode d’écriture qu’ils ont appelé surréaliste, et dont ils ont décrit très scientifiquement[7] la méthode, montrent à quel degré d’autonomie remarquable peuvent atteindre les automatismes graphiques en dehors de toute hypnose[8].

 

Or, dans ces productions certains cadres peuvent être fixés d’avance, tel un rythme d’ensemble, une forme sentencieuse[9] sans que diminue pour cela le caractère violemment disparate des images qui viennent s’y couler.

Un mécanisme analogue semble jouer dans les écrits de notre malade, pour lesquels la lecture à haute voix révèle le rôle essentiel du rythme. Il a souvent, par lui-même, une puissance expressive considérable.

(88)L’hexamètre rencontré à chaque ligne (66) est peu significatif et est plutôt un signe d’automatisme. Le rythme peut être donné par une tournure sentencieuse, qui prend parfois la valeur d’une véritable stéréotypie, tel le schéma donné par le proverbe : « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire », vingt fois sous-jacent à quelque formule apparemment incohérente (31). Un grand nombre de tournures propres à certains auteurs classiques, à La Fontaine très souvent, soutiennent son texte. La plus typique de celles-ci est la phrase délirante qui précède le renvoi (53) et qui est calquée sur le célèbre dystique d’Hégésippe Moreau :

 

« S’il est un nom bien doux fait pour la poésie,

Ah ! dites, n’est-ce pas celui de la Voulzie ? »

 

En faveur de tels mécanismes de jeux, il nous est impossible de ne pas noter la remarquable valeur poétique à laquelle, malgré quelques défauts, atteignent certains passages. Par exemple, les deux passages suivants :

Dans la lettre (1), que nous n’avons pu donner que partiellement, suivent presque immédiatement notre texte les passages suivants :

« On voit que le feu de l’art qu’on a dans les herbes de la St-Gloire met de l’Afrique aux lèvres de la belle emblasée. »

et s’adressant toujours à son père :

« Crois qu’à ton âge tu devrais être au retour de l’homme fort qui, sans civilisation, se fait le plus cran de l’aviron et te reposer sans tapinois dans le plus clair des métiers de l’homme qui se voit tailler la perle qu’il a faite et se fait un repos de son amant de foin. »

Voir encore (39) (40) (50) (64) (67).

 

Au terme de notre analyse, nous constatons qu’il est impossible d’isoler dans la conscience morbide le phénomène élémentaire, psycho-sensoriel ou purement psychique, qui serait le noyau pathologique, auquel réagirait la personnalité demeurée normale. Le trouble mental n’est jamais isolé. Ici, nous voyons le mécanisme essentiel reposer sur une double base :

– un déficit intellectuel, qui, si subtil soit-il, se traduit dans les productions intellectuelles, la conduite, et fonde certainement la croyance délirante ;

– un état de sthénie passionnelle qui, diversement polarisé en sentiments d’orgueil, de haine ou de désir, prend sa racine unique dans une tendance égocentrique.

 

(89)Cet état émotionnel chronique est susceptible de variations, selon plusieurs périodes. Périodes longues, qui révèlent une corrélation clinique avec la fréquence des phénomènes élémentaires d’action extérieure. Périodes courtes, qui sont déterminées par l’expression écrite des thèmes délirants.

Dans ces états d’exaltation, les formulations conceptuelles, que ce soit celles du délire ou des textes écrits, n’ont pas plus d’importance que les paroles interchangeables d’une chanson à couplets. Loin qu’elles motivent la mélodie, c’est celle-ci qui les soutient, et légitime à l’occasion leur non-sens.

Cet état de sthénie est nécessaire pour que les phénomènes dits élémentaires, eussent-ils la consistance psychosensorielle, entraînent l’assentiment délirant, que la conscience normale leur refuse.

De même dans les écrits, la formule rythmique seule est donnée, que doivent remplir les contenus idéiques qui se présenteront. Dans l’état donné de niveau intellectuel et de culture de la malade, les conjonctions heureuses d’images pourront se produire épisodiquement pour un résultat hautement expressif. Mais le plus souvent, ce qui viendra, ce seront les scories de la conscience, mots, syllabes, sonorités obsédantes, « rengaines », assonances, « automatismes » divers, tout ce qu’une pensée en état d’activité, c’est-à-dire qui identifie le réel, repousse et annule par un jugement de valeur.

Tout ce qui, de cette origine, se prend ainsi dans le texte, se reconnaît à un trait qui en signe le caractère pathologique : la stéréotypie. Ce trait est manifeste parfois. On ne peut ailleurs que le pressentir. Sa présence nous suffit.

 

Rien n’est en somme moins inspiré, au sens spirituel, que cet écrit ressenti comme inspiré. C’est quand la pensée est courte et pauvre, que le phénomène automatique la supplée. Il est senti comme extérieur parce que suppléant à un déficit de la pensée. Il est jugé comme valable, parce qu’appelé par une émotion sthénique.

Il nous semble que cette conclusion, qui touche aux problèmes les plus essentiels que nous pose le fonctionnement pathologique de la pensée, valait l’analyse phénoménologique minutieuse, que seuls des écrits pouvaient nous permettre.

 

 

 


[1]. L’observation qui sert de base à ce travail a été présentée à la Société Médico-psychologique, séance du 12 novembre 1931, sous le titre de : Troubles du langage écrit chez une paranoïaque présentant des éléments délirants du type paranoïde (schizographie).

[2] Pfersdorff.– « La schizophasie, les catégories du langage ». Travaux de la clinique psych. De Strasbourg, 1927, Guilhem Teulié. « La schizophasie » Ann. médico-psych. février-mars 1931.

[3]. Pfersdorff.– Contribution à l’étude des catégories du langage. L’interprétation « philologique », 1929.

[4]. Head.– Aphasia and kindred disorders of spech. Cambridge. University Press, 1926.

[5] Le rapprochement avec ces malades dits organiques n’a rien de si osé qu’il n’ait déjà été fait par plusieurs auteurs. Voir la communication de Claude, Bourgeois et Masquin à la Soc. Méd. Psych., du 21 mai 1931.

[6] Voir Delacroix.– Le langage et la pensée, Alcan.

[7]. André Breton. – Manifeste du surréalisme, 1924.

[8] Voir A. Breton et P. Eluard.– L’Immaculée conception, 1930.

[9] 152 proverbes mis au goût du jour. Eluard et Benjamin Peret. Robert Desnos.– Corps et biens. Nrf.

1931 LACAN STRUCTURE DES PSYCHOSES PARANOÏAQUES 

Cet article est paru dans la Semaine des Hôpitaux de Paris, n° 14, juillet 1931, pp. 437-445.

1931-07-07 :      

 

(437)Historique du groupe et but de cette Étude

 

La conception de la paranoïa qui héritait à la fois des vieilles monomanies et des fondements somatiques de la notion de dégénérescence, groupait en elle des états psychopathiques certes très divers. Elle avait pourtant l’avantage d’évoquer un terrain, base non psychogénique de tous ces états. Mais les progrès de la clinique, Kraepelin, les Italiens, Sérieux et Capgras, l’ont isolée successivement des états paranoïdes rattachés à la démence précoce, des psychoses hallucinatoires chroniques, enfin de ces formes plus ou moins transitoires de délires qui constituent la paranoïa aiguë et qui doivent rentrer dans des cadres divers depuis les bouffées délirantes polymorphes jusqu’aux états prédémentiels en passant par la confusion mentale.

 

Ainsi réduite, la paranoïa tend à se confondre aujourd’hui avec une notion de caractère, qui incite, semble-t-il, à une déduction qu’on en pourrait tenter à partir du jeu psychologique normal.

 

C’est contre cette tendance que nous essaierons de grouper ici quelques réflexions.

 

Nous le ferons en nous fondant sur la notion purement phénoménologique de la structure des états délirants. Cette notion nous semble critique :

 

Au point de vue nosographique tout d’abord.

On y saisit, en effet, la discontinuité d’avec la psychologie normale, et la discontinuité entre eux, de ces états qu’avec le professeur Claude[1], qui les a de nouveau rapprochés des états paranoïdes pour les mieux définir, nous désignons du nom de psychoses paranoïaques.

 

Au point de vue diagnostique.

Les psychopathies, en effet, même les plus limitrophes du jeu psychique normal, ne révèlent pas dans le groupement de leurs symptômes une moindre rigueur que les autres syndromes de la pathologie. On ne saurait les analyser de trop près. Car c’est précisément l’atypicité d’un cas donné qui doit nous éclairer sur son caractère symptomatique, et nous permettre de dépister une affection neurologique grossière, de prévoir une évolution démentielle, de transformer ainsi le pronostic d’un délire dont le cadre nosographique essentiel est la chronicité sans la démence.

 

Au point de vue médico-légal.

Ces structures apparaissent comme irréductibles ou solubles selon les cas. Et ceci doit guider la prophylaxie sociale qui incombe au psychiatre par les mesures d’internement.

A ces trois points de vue successivement, nous étudierons trois types de psychoses paranoïaques :

la « constitution paranoïaque »,

le délire d’interprétation,

les délires passionnels.

 

La « constitution paranoïaque ».

 

Les caractéristiques d’un délire se montrent ici déjà. Essentiellement idéatives dans les anciennes descriptions, elles trouvent leur base pour les psychiatres modernes dans la notion de trouble de l’affectivité. Ce dernier terme ne semble pas devoir se limiter à la vie émotionnelle ou passionnelle. (438)Et seule, la notion, récente en biologie et vite saisie par la psychiatrie de « réaction aux situations vitales » [2], nous semble assez compréhensive pour rendre compte de cette empreinte évolutive totale sur la personne, que l’emploi qu’on fait de ce terme lui attribue chaque jour.

Quoi qu’il en soit, la constitution paranoïaque se caractérise certainement :

– par des attitudes foncières du sujet à l’égard du monde extérieur ;

– par des blocs idéiques dont les déviations spécifiques ont pu donner à certains auteurs l’idée d’une sorte de néoplasie ou de dysgénésie intellectuelle, – formule qui a sa valeur clinique en reflétant bien la teinte du tempérament paranoïaque ;

– enfin par des réactions du milieu social qui n’en donnent point une image moins fidèle.

On a décrit quatre signes cardinaux que nous reprendrons.

 

I. Surestimation pathologique de soi.

Il s’agit d’un déséquilibre dans les relations de valeur plus ou moins implicitement établies à chaque instant de la vie de tout sujet, entre le moi et le monde.

Et d’un déséquilibre unilatéral et constant dans le sens de la satisfaction de soi.

Les manifestations s’en échelonnent de l’orgueil diversement larvé à la vanité, beaucoup plus fréquente et dégénérant facilement en cabotinage.

Montassut semble insister sur la note de trouble intellectuel, en rapprochant cette attitude fondamentale des méconnaissances systématiques, ici méconnaissance de l’« équation NNN » [3].

 

II. Méfiance.

C’est la même attitude reflétée dans les relations de fait avec le monde.

Basale, elle est, si l’on peut dire, le négatif d’un délire, le moule tout préparé qui s’ouvre par le doute, où se précipiteront les poussées émotionnelles et anxieuses, où se cristalliseront les intuitions, les interprétations, où se durcira le délire.

 

III. Fausseté du jugement.

Ce caractère préformé, primaire de la personnalité inclinera tous les jugements vers un système. Lui-même est à vrai dire une forme d’arrêt, non évoluée, du jugement.

Il s’y surajoute une sorte de débordement, de virulence de la fonction logique. S’égarant sans cesse en des sophismes et des paralogismes, ces sujets, selon un mot heureux, professent un « amour malheureux de la logique ».

Parmi ces fous raisonnants (Sérieux et Capgras), toute une hiérarchie s’établit depuis le débile aux constructions absurdes jusqu’au théoricien autodidacte ou cultivé qui se meut à l’aise dans les idées abstraites. Celui-ci même peut trouver dans les bornes secrètes de son horizon mental les éléments d’un certain succès : une apparence de rigueur, l’attrait certain de conceptions foncièrement rudimentaires, la possibilité d’affirmer obstinément et sans varier. Il peut devenir, si la fortune le met dans le droit fil des événements, un réformateur de la société, de la sensibilité, un « grand intellectuel ».

 

IV. Inadaptabilité sociale.

Ainsi constitué, le paranoïaque manque de toute souplesse vitale, de toute sympathie psychologique. Même dans les cas heureux où le succès couronne ses tendances, il ne sait pas l’exploiter pour son bonheur.

En réalité, incapable de se soumettre à une discipline collective, bien plus encore à un esprit de groupe, le paranoïaque, s’il parvient rarement à se mettre à la tête, est (439)presque toujours un outlaw : écolier puni et honni, mauvais soldat, rejeté de partout.

L’ambiguïté de sa situation morale tient à ce qu’il a besoin de ces jugements des autres qu’il échoue régulièrement à conquérir, de ce qu’il a soif d’être apprécié et que toute appréciation l’humilie.

Loin d’être un schizoïde, il adhère à la réalité de façon étroite, si étroite qu’il en souffre cruellement. Dans les relations sociales il saura au plus haut point mettre en relief ces virtualités hostiles, qui en sont une des composantes. Rien n’égalera son flair pour en déceler la moindre trace ni, par une réaction interpsychologique qu’il ne faut point négliger, sa maladresse à en renforcer, par son attitude, l’efficacité.

 

On le voit, sous ces diverses caractéristiques, on touche une réalité unique dont les manifestations diverses se tiennent étroitement. Il s’agit là des quatre faces d’un même carré. Au centre est cette psychorigidité que Montassut[4] a si justement mise en valeur :

– psychique, que donne dès le premier abord le contact avec le sujet (Empfindungsdiagnose). Sthénique, argumenteur, expansif ou cabré et réticent, c’est bien comme irréductible qu’il se révèle. Si l’entourage et les naïfs ne doivent l’apprendre qu’à leurs dépens, l’expérience du psychiatre ne s’y trompera pas ;

– motrice, comme le révèle bien l’attitude si spéciale du personnage, la nuque raide, le tronc mû tout d’une pièce, la démarche sans aisance, l’écriture elle-même, spéciale en dehors de toute caractéristique délirante.

 

Signes accessoires. À partir de ces prémisses, rentrent plus facilement dans la déduction psychologique normale, dans la commune psychologie de relation, certaines manifestations adventices qui peuvent être intéressantes pour le dépistage de ces sujets.

Il en est de favorables, une honnêteté presque constante, un sens de l’honneur qui ne se traduit point seulement par des excès de susceptibilité, encore qu’il favorise le ressentiment et ce que le XVIIIe siècle appelait la pique.

D’une façon générale leur honorabilité n’est point discutée : ils ont l’estime de leur concierge.

On voit parmi eux des autodidactes et on conçoit facilement comment l’autodidactisme, dans ses caractéristiques les plus fâcheuses, trouve là son terrain élu.

Tous les modes de compensation sont familiers à ces sujets : la révolte plus ou moins ouverte, l’appel à la postérité, les attitudes du solitaire.

Il n’est point rare de rencontrer chez eux un amour de la nature, où ces sujets trouvent réellement une libre expansion d’eux-mêmes, une libération panthéistique, oserons-nous dire, d’un délire plus ou moins formé.

Nous citerons enfin ce type des « idéalistes passionnés » dépeint par Dide.

Il nous semble pourtant qu’il faille nous arrêter en deçà du jeu imaginatif et des réactions, que le terme de bovarysme, pris ici dans un sens clinique, désignerait dans la vie normale[5].

 

Le délire d’interprétation

 

 

Magistralement décrit par Sérieux et Capgras, c’est la seconde variété délirante que nous rencontrons parmi les syndromes paranoïaques. C’est aussi un second degré dans l’indice délirant par lequel on pourrait situer les délires en fonction du réel. Il est le positif, la statue jaillie du moule que constituait l’état de méfiance, précisé en doute, de la forme précédente.

Jouant des « complexes affectifs », des « résidus empiriques », de la « logique affective », Dromard (dans le Journal de Psychologie(440)a dessiné la courbe qui va du caractère à la conviction délirante. Il n’est point parvenu ainsi à combler le fossé qui sépare les deux structures. En outre, la clinique ne nous montre pas ces mécanismes. Bien plutôt, sous l’influence de quelque cause déclenchante souvent cachée, parfois représentée par un épisode toxique, une maladie intercurrente, un trauma émotionnel, se produit une sorte de précipitation d’éléments significatifs, imprégnant d’emblée une foule d’incidents que le hasard offre au sujet et dont la portée pour lui se trouve soudain transfigurée.

C’est l’homme qui remarque que certains gestes dans la rue marquent qu’on le suit, qu’on l’épie, qu’on le devine, qu’on le menace. Selon le rang social, le voisin de palier, les gens qu’on entend échanger des propos aux fenêtres de la cour, la concierge, le compagnon de bureau, le chef ou le subordonné hiérarchique jouent un rôle plus ou moins grand.

Le délire d’interprétation est un délire du palier, de la rue, du forum.

Ces interprétations sont multiples, extensives, répétées. Tous les incidents quotidiens et les événements publics peuvent en venir à s’y rapporter. Selon l’ampleur d’information du sujet ils y viennent en effet.

Quelle que soit l’étendue de ces interprétations, elles sont centripètes, étroitement polarisées sur le sujet.

Elles peuvent être également endogènes, c’est-à-dire se fonder sur les sensations cénesthésiques, – qu’il s’agisse de sensations anormales d’origine organique ou névropathique, – ou simplement de sensations normales que l’attention nouvellement orientée du sujet lui fait paraître nouvelles.

Le point essentiel de la structure délirante nous paraît être celui-ci : l’interprétation est faite d’une série de données primaires quasi intuitives, quasi obsessionnelles, que n’ordonne primitivement, ni par sélection ni par groupement, aucune organisation raisonnante. C’est là, a-t-on dit, « un annélide, non un vertébré[6] ».

C’est à partir de ces spécifiques « données immédiates » que force est à la faculté dialectique d’entrer en jeu. Si propice aux déviations logiques que la structure paranoïaque la suppose ce n’est point sans peine qu’elle organise ce délire et il semble qu’elle le subisse bien plus qu’elle ne le construise. Elle est entraînée le plus souvent à une construction dont la complication va à une sorte d’absurdité tant par son étendue que par ses déficiences logiques. Le caractère impossible à soutenir en est parfois senti par le sujet, malgré sa conviction personnelle qui ne peut se détacher des faits élémentaires.

Chose singulière, en effet, dont le sujet ne songe point à s’aviser, ces menaces qui deviennent la trame même de la vie du sujet ont un caractère purement démonstratif, elles ne passent point à l’acte. Quelle que soit leur gravité, elles sont d’une remarquable inefficience. D’autre part si l’ampleur des moyens employés, leur caractère presque ubiquiste imposent au malade l’idée qu’une collectivité comme la police, les francs-maçons ou les jésuites, en est l’instrument, il n’hésite point pourtant à rapporter la conduite comme la provocation de ses maux à une personnalité exiguë, toute proche et bien connue de lui.

Aussi, il faut le souligner, malgré l’insistance, le caractère insupportable, la cruauté de ces persécutions, la réaction du malade tarde souvent, longtemps parfois reste nulle. Aussi bien ne faut-il pas se hâter de parler de conviction dans un sens trop rigoureux, non plus que d’en renforcer les bases par un interrogatoire maladroit. Il semble qu’il s’agisse souvent d’une sorte de construction justificative, d’un minimum de rationalisation (441)sans lequel le malade ne saurait exposer ses certitudes primaires. La structure logique en sera, bien entendu, proportionnelle à la validité intellectuelle, à la culture du malade. C’est la base interprétative que l’examen doit dénuder et qui fondera le diagnostic.

 

Résumons-en les caractères :

Extension circulaire, en réseau, des interprétations ;

Complexité et caractère diffus du délire ;

Émotion et réactivité relativement disproportionnées vers le moins ;

Chronicité : le délire s’enrichissant dans la mesure même de la matière que son expérience quotidienne apporte au malade. Inversement, le caractère réduit et torpide qu’il prend le plus souvent après séjour dans le milieu asilaire ressort, en dehors d’une possible diminution intellectuelle, du tarissement même de ces éléments basaux.

 

Les délires passionnels

 

Bien différents des précédents et situés sur un autre registre qu’eux, ces délires doivent à l’état de sthénie maniaque qui les sous-tend, d’avoir été rapprochés par Clérambault de cet état émotionnel chronique, où l’on a voulu définir la passion. C’est par leur seconde caractéristique, constante, l’idée prévalente, qu’ils rentrent dans le cadre étymologique de la paranoïa et trouvent leur place dans notre étude des structures délirantes.

Fréquents chez des sujets impulsifs, dégénérés, amoraux ou pervers, chargés de tares psychopathiques personnelles ou héréditaires diverses, ces délires apparaissent épisodiquement sur un terrain de constitution paranoïaque.

Clérambault en distingue trois formes :

– le délire de revendication, que déjà Sérieux et Capgras avaient isolé du délire d’interprétation ;

– l’érotomanie ;

– le délire de jalousie.

 

Ils ne présentent avec les délires d’interprétation, même avec ceux où prévaudraient les réactions processives, le contenu jaloux, que des ressemblances très grossières.

Leur analyse montre en effet, à leur base – au lieu d’interprétations diffuses –, un événement initial porteur d’une charge émotionnelle disproportionnée.

À partir de cet événement, se développe un délire qui s’accroît certes et peut se nourrir d’interprétations, mais seulement dans l’angle ouvert par l’événement initial : délire en secteur, peut-on dire, et non en réseau. Ainsi sélectionnés à l’origine, les éléments du délire sont encore groupés de façon concentrique, ils s’organisent à la façon des arguments d’une bonne plaidoirie, ils présentent une virulence qui ne connaît point de tarissement.

Ils sont soutenus par un état sthénique éminemment propre au passage à l’acte.

Ce passage à l’acte, quand il s’est formulé, prend le caractère d’une impulsion obsédante, qui a cette particularité, qu’a montrée H. Claude, d’être à moitié intégrée à la personnalité sous la forme de l’idée prévalente.

De même que dans les autres impulsions-obsessions, l’acte soulage le sujet de la pression de l’idée parasite, ainsi après des hésitations nombreuses, l’accomplissement de l’acte met fin au délire, dont se révèle bien ainsi la base d’impulsivité dégénérative.

 

Tels se présentent ces quérulents véritablement infatigables qui font d’interminables procès, montent d’appel en appel, qui, faute de pouvoir efficacement attaquer le juge lui-même, s’en prennent aux experts commis dans leurs affaires. Ils accablent de factum* autorités et public, ils font au besoin tel geste symbolique destiné à attirer sur eux l’attention des autorités.

 

Si ces sujets sont en outre des paranoïaques, ils trouvent dans les défauts mêmes de leur logique rompue aux exercices purement formels, des ressources incroyables, pour découvrir les détours et finasseries que leur offre le maquis judiciaire.

A la limite de ces délires, se trouvent les assassins politiques, magnicides, qui luttent (442)des années avec leur projet meurtrier avant de s’y résoudre[7].

C’est encore le meurtrier de médecin à type de revendicateur hypocondriaque.

C’est aux mêmes caractères essentiels que se définira comme délire la jalousie du jaloux, même si les faits la légitiment.

 

Jamais dans tous ces cas l’interprétation ne sera forcée. On ne la voit point se situer dans le petit fait lui-même transformé quant à sa signification, mais tout au plus dans un fait pris dans un sens exemplaire : de l’injustice générale qui fait loi, ou au contraire de la justice rendue à tous sauf au sujet, du relâchement général des mœurs, etc.

De même, chez l’hypocondriaque, agresseur de médecin, ce n’est pas le malaise cénestopathique qui sera attribué à l’influence plus ou moins mystérieuse du médecin, comme ferait l’interprétateur, mais bien le fait de ne l’avoir point guéri dont il faudra qu’il le châtie durement.

 

Néanmoins, la perturbation paranoïaque au sens étymologique se sent dans l’ordonnance même du délire, et ceci non seulement dans ses réactions qui, disproportionnées aux dommages qui les motivent, justifient au plus haut point le terme de délire d’actes et de sentiments, mais encore dans l’organisation idéique même des délires.

Ceci a été admirablement mis en évidence par Clérambault pour le second délire du groupe : l’érotomanie.

 

Délire érotomaniaque de Clérambault.

 

Cette organisation idéique « paradoxale », qui traduit l’hypertrophie pathologique d’un état passionnel chronique, passe par trois phases :

d’euphorie ;

de dépit ;

de rancune.

 

Elle repose sur un certain nombre de postulats :

– l’objet choisi étant presque toujours par quelque côté socialement supérieur au sujet, l’initiative vient de l’objet ;

– le succès même de l’amour est indispensable à la perfection de l’objet ;

– l’objet est libre de réaliser cet amour, ses engagements antérieurs n’étant plus valables ;

– une sympathie universelle est attachée aux péripéties et aux succès de cet amour.

 

Ces postulats se développent à l’épreuve des faits en conceptions sur la conduite paradoxale de l’objet, laquelle se trouve toujours expliquée, soit par l’indignité ou la maladresse du sujet qui n’est là qu’une feinte de sa conviction, soit par quelque autre cause telle que timidité, doute de l’objet, influence extérieure s’exerçant sur lui, goût d’imposer des épreuves au sujet.

Ces conceptions primaires organisent tout le délire et seront retrouvées sous tous ses développements. Ce qu’ils peuvent avoir de diffus et de compliqué ne porte que sur les explications secondaires relatives aux obstacles dressés sur la route qui unit le sujet à l’objet. Derrière ce décor, on retrouvera la solidité des postulats fondamentaux, et même dans les stades ultérieurs de dépit et de rancune, persistera la triade :

Orgueil,

Désir,

Espoir.

Il faut, pour les mettre en évidence, bien moins interroger que manœuvrer le sujet. On fera jaillir alors l’espoir toujours persistant, le désir beaucoup moins platonique que ne l’ont prétendu les anciens auteurs, la poursuite inextinguible.

 

Pronostic et diagnostic

 

Le groupe des psychoses paranoïaques se définit par son intégrité intellectuelle en dehors des perturbations structurales précises du délire.

(443)Tout ce que les tests peuvent révéler sur l’attention, la mémoire, les épreuves forcément grossières portant sur le jugement et les fonctions logiques, se montre chez ces sujets, normal.

L’évolution, d’autre part, est chronique sans démence.

Le délire est irréductible dans la structure paranoïaque et le délire d’interprétation, et reparaîtra hors de l’asile malgré les amendements, tout de surface et d’ailleurs le plus souvent à la base de dissimulation, qu’il peut présenter.

Il semble au contraire soluble, mais de la façon la plus redoutable, dans les délires passionnels, que l’acte criminel éteint et assouvit. Ceci est vrai en général malgré les quelques cas de délire érotomaniaque, récidivant sur un second objet, qui ont pu être cités au dernier congrès de médecine légale.

On voit l’importance d’un diagnostic exact Il sera fondé sur les signes positifs que nous avons décrits.

Bien souvent le délirant, avant d’en venir aux actes délictueux, se sera signalé lui-même aux autorités par une série de plaintes, d’écrits, de lettres de menaces.

La mesure d’internement est alors très délicate à prendre et elle doit se fonder essentiellement sur la notion de délire.

Les écrits sont des documents très précieux. On doit les recueillir soigneusement, en obtenir dès le moment de l’entrée à l’asile, moment où le malade est dans une exaltation sthénique favorable et où il ne s’est point encore dressé à la réticence sous l’influence de son nouveau milieu.

Les uns et les autres de ces malades sont très abondants en écrits. Ceux des interprétateurs seront les moins riches en particularités calligraphiques, différence de taille des lettres, mots soulignés, dispositions des paragraphes, qui abonderont au contraire dans les écrits des passionnels[8].

L’enquête sociale devra être soigneusement poursuivie.

Nous n’avons point à nous étendre ici sur le diagnostic avec les grands groupes voisins, de la psychose paranoïde, d’une part, sur lequel Henri Ey s’étend ici même, des syndromes d’action extérieure, d’autre part.

Nous avons noté le contact affectif si spécial de ces sujets psycho-rigides. De Clérambault a bien noté son opposition avec l’expansion reconnaissante de l’halluciné chronique qui peut enfin expliquer son cas.

On recherchera selon une méthode stricte les phénomènes typiques de l’automatisme mental : écho des actes, de la pensée, de la lecture, phénomènes négatifs, etc.

Nous ne pouvons insister non plus sur le diagnostic avec les paraphrénies voisines et le délire d’imagination qui, parents de notre groupe par l’absence de trouble de la logique élémentaire, présentent des caractères différents :

– plus décentré, plus romanesque, avec une certaine unité d’ordre esthétique, dans le délire d’imagination pur ;

– marqué de thèmes de filiation fantastique, de retour périodique, de répétition des mêmes événements, dans certaines paraphrénies ;

– enfin, prenant dans d’autres cas une allure d’égocentrisme monstrueux, d’absorption du monde dans le moi, qui leur confère une allure quasi métaphysique.

Ce serait là réviser toute la classification des délires.

 

Ce sur quoi nous voulons mettre l’accent, c’est sur le caractère rigoureux de ces types délirants.

Toute altération du type du délire d’interprétation doit nous faire penser aux états interprétatifs aigus[9] qui peuvent être symptomatiques d’une confusion mentale, d’un début de paralysie générale, d’un alcoolisme subaigu, d’une psychose hallucinatoire chronique, d’une involution présénile, d’une mélancolie (avec son délire d’autoaccusation si différent, (444)centrifuge, résigné, portant sur le passé), d’une bouffée délirante dite des dégénérés, enfin d’une démence paranoïde en évolution, chacun de ces états ayant sa portée pronostique et thérapeutique toute différente.

De même, dans un délire passionnel, une érotomanie, toute discordance dans la structure affective, tout fléchissement des réactions sthéniques doivent faire penser à un délire symptomatique d’une démence précoce, d’une tumeur cérébrale, d’une syphilis en évolution.

 

Réactions médico-légales et internement

 

Des plus fréquentes, ces réactions posent les problèmes les plus difficiles à l’aliéniste ; elles sont à base d’inadaptabilité sociale et de fausseté du jugement.

Révolte chronique au régiment. Ce sont ces types de révoltés inflexibles qui se font envoyer aux bataillons d’Afrique après avoir épuisé toutes les sanctions disciplinaires.

Le scandale est le fait de ces sujets, le geste symbolique de l’anarchiste, le complot contre la sûreté de l’État, d’ailleurs voué à l’échec du fait du déséquilibre de leurs conceptions.

Généralement honnête dans les contrats, le paranoïaque, s’il est amené au vol, l’est par un altruisme qui n’est qu’une forme larvée de l’hypertrophie de son moi, ou bien par l’application raisonnante de ses théories sociales.

Propagandiste, il plastronne jusqu’au tribunal où il songe plutôt à l’effet à produire qu’à son sort ; à ce titre, il peut être un exemple éminemment contagieux.

 

La réaction meurtrière est le cas qui se pose le plus fréquemment, et axe tout le problème qui s’offre à l’aliéniste.

Elle relève soit du terrain lui-même comme chez les assassins justiciers, assassins politiques ou mystiques qui méditent froidement leur coup pendant des années et, celui-ci accompli, se laissent arrêter sans résistance, se déclarant satisfaits d’avoir fait justice.

Le délire d’interprétation constituée entre plus souvent en jeu. C’est une réaction dirigée en un point quelconque du réseau qui étreint la vie du sujet. Elle est en fait un sujet éminemment dangereux. Parfois il ne s’agit que de violences, gestes d’avertissement aux persécuteurs.

Le délire passionnel enfin est tout entier orienté vers l’acte et y passe de façon efficace. Celui-ci est souvent déterminé par un paroxysme émotionnel et anxieux. Signalons le crime familial de la belle-mère meurtrière, etc.

 

La réaction suicide chez l’interprétatif se rencontre.

 

Signalons encore chez lui ses fugues particulières, inspirées par cette curiosité qui donne parfois à son délire un ton si spécial : jusqu’où me poursuivront-ils ?

 

Avant d’en venir à ces réactions, le paranoïaque se signale par des plaintes au commissariat, des lettres au Procureur de la République, des menaces aux particuliers qui permettent son dépistage, mais posent à l’intervention médicale et policière des problèmes très difficiles.

Ce sont ces délirants et ces paranoïaques qui constituent la plupart de ces cas « d’internement arbitraire » qui émeuvent l’opinion publique. Ils peuvent exceller comme agitateurs.

L’intégrité intellectuelle et la relative adaptation de ces sujets, la réduction de leurs troubles à l’asile, difficile à distinguer de leurs réticences savantes, posent les problèmes les plus délicats.

 

On peut admettre les principes suivants :

 

Tout paranoïaque délirant doit être interné.

A l’asile, ses protestations doivent être communiquées sans exception et régulièrement aux autorités administratives compétentes. Par contre, il doit être séparé le plus possible de toute personne incapable de juger sainement de l’état psychologique du sujet.

Quand on est en présence d’actes délictueux, l’expert doit tenir compte de ce fait qu’il s’agit de sujets beaucoup plus difficilement intimidables que les autres. La responsabilité (445)atténuée semble donc le plus mauvais parti.

Ou bien donc il faut laisser la justice suivre son cours, ou déclarer l’internement, en laissant la possibilité au malade d’en appeler au tribunal.

De même, en présence des jeunes insoumis du service militaire, il y a intérêt, devant l’échec certain de l’échelle croissante des peines disciplinaires, à orienter au plus tôt ces malades vers la justice militaire qui à son tour peut en référer au psychiatre.

On manque actuellement vis-à-vis de ces sujets de moyen de préservation sociale adapté.

 

Genèse et prophylaxie des psychoses paranoïaques

 

Le terme de constitution paranoïaque se justifie par la fixation précoce d’une structure. Cette fixation, qui apparaît cliniquement des années de la deuxième enfance à la puberté, peut se manifester au complet dès l’âge de sept ans – parfois ne se révéler qu’au-delà de la vingtième année.

C’est aux années du premier âge, et tout spécialement au stade primaire, dit narcissique ou oral, de l’affectivité, que les psychanalystes en font remonter les causes déterminantes.

L’influence exercée par le milieu familial, lors de l’éveil des premières notions raisonnantes, n’a pas paru moins importante à des observateurs attentifs.

Et pour l’école américaine (Allien), l’enquête sociale soigneuse révélerait toujours au foyer quelque anomalie dans les relations de l’enfant observé, avec son entourage : influence d’une marâtre ou d’un parâtre, brimades ou simple prédominance d’un frère ou d’une sœur, préférences affectives blessantes, sanctions maladroites.

Le type émotionnel du sujet, particulièrement celui bien isolé de l’émotif inhibé, qui repose sur des bases neuro-végétatives serait particulièrement favorable à l’éclosion de la constitution.

On a signalé parmi les paranoïaques internés (2% des malades – et surtout des hommes selon Kraepelin) une hérédité névropathique assez lourde, 70%. La difficulté de faire sur les paranoïaques une statistique d’ensemble nous incite à la réserve. Notons ici l’absence, dans ces états, des signes somatiques classiques dits de dégénérescence.

Pour le délire d’interprétation, à quelles causes déclenchantes attribuer son apparition sur un terrain prédisposé ? Parfois, nous l’avons dit, on peut relever un épisode toxique endogène ou exogène, un processus anxieux, une atteinte infectieuse, un trauma émotionnel.

 

C’est vers l’étude de l’onirisme et des états oniroïdes ainsi que des reliquats post-oniriques des intoxications aiguës, qu’on devrait, nous semble-t-il, chercher les bases d’un mécanisme cohérent des éclosions délirantes.

 

Quant à la valeur du délire lui-même, représente-t-il une de ces fonctions inférieures du psychisme que révèle la libération du contrôle et des inhibitions supérieures, conception dont le schéma emprunté à la neurologie est tentant par la simplicité ? Peut-on même le rapprocher de certaines formes de la pensée primitive, selon les conceptions phylogéniques de EUGENIO Tanzi et des Italiens ? C’est là un domaine où rien ne vient éprouver l’hypothèse.

Les délires passionnels, au contraire, apparaissent sur un terrain d’hérédité névropathique certain. Ils se rattachent aux cadres de l’impulsivité morbide et à la conception plus ou moins rénovée de la dégénérescence. Les stigmates somatiques y sont, semble-t-il, beaucoup plus fréquents.

La difficulté de la thérapeutique est assez soulignée par le caractère essentiellement chronique qui fait corps avec la description même de ces délires.

Les techniciens de l’inconscient avouent, à la limite de la paranoïa, leur impuissance, sinon à expliquer, du moins à guérir.

Il semble, d’après les études récentes des Américains, qu’une prophylaxie utile pourrait être exercée utilement dans l’enfance par des éducateurs avertis.

 

 

 


[1] Henri CLAUDE, « Les psychoses paranoïdes », l’Encéphale, mars 1925.

[2] Cette notion, introduite en biologie par von Uexküll, a été utilisée depuis par de nombreux auteurs. Citons pour la psychiatrie Kretschmer,  –  aux États-Unis, A. Myers.

[3] M. Lévy-Valensi, par contre, dépeint cette même attitude orgueilleuse du paranoïaque par rapport à la conception métapsychologique extrêmement vaste que M. Jules de Gaultier a placée sous le symbole du bovarysme.

[4] MONTASSUT, La constitution paranoïaque, Thèse, Paris, 1925.

[5] V. GÉNIL-PERRIN, Les paranoïaques, Doin.

[6] Cette image est empruntée à l’enseignement verbal de notre maître M. G. de Clérambault, auquel nous devons tant en matière et en méthode, qu’il nous faudrait, pour ne point risquer d’être plagiaire, lui faire hommage de chacun de nos termes.

* Le texte d’origine indique « de factums ».

[7] LÉVY-VALENSI, Rapport au Congrès de Médecine légale, 1931.

[8] Thèse de S. ELIASCHEFF, Paris, 1928.

[9] Thèse de R. VALENCE, Contribution à l’étude des états interprétatifs, Paris, 1927.

 

1932 LACAN CLAUDE MIGAULT Spasme de torsion

1932-05-19

Avec H. Claude et P. Migault : Spasme de torsion et troubles mentaux post-encéphalitiques (3 p.) Présentation par MM. Henri Claude, Pierre Migault et Jacques Lacan, à la Société médico-psychologique, paru dans les Annales médico-psychologiques, 1932, t 1.pp. 546-551.

(546)Nous présentons à la Société médico-psychologique une malade qui nous a paru remarquable, tant par le groupement des symptômes qu’elle présente que par leur évolution.

 

Il s’agit d’une femme de 28 ans, Mme G… Peu de choses à noter dans les antécédents héréditaires, en dehors d’une chorée survenue chez la mère à l’âge de 17 ans et ayant duré 2 ans.

Enfance normale. Mariée à 17 ans. Activité efficace (secrétaire). Comportement affectif tout à fait normal. En particulier, pas d’animosité, à l’égard de la belle-mère contre laquelle elle manifestera ultérieurement, pendant sa maladie, des sentiments de haine. Un enfant mort-né un an après le mariage.

 

Il y a 4 ans EN 1926, épisode infectieux à début brutal. Apparence de grippe banale. Fièvre oscillant autour de 39° pendant une semaine. Céphalée extrêmement violente faisant dire à la malade : je me sens devenir folle. Courbature. Pas de diplopie. Pas de somnolence suspecte. Au bout d’une semaine, amélioration puis guérison à peu près complète ; cependant persistance de céphalées intermittentes mais (547)violentes. À noter en même temps que les troubles infectieux une aménorrhée qui dure deux mois. La malade reprend son travail 5 mois environ après le début de l’épisode infectieux. À ce moment et très rapidement apparaissent des modifications passagères du caractère et de l’humeur (Mésentente avec son chef de service, dépression, idées de suicide).

 

Rémission longue puis réapparition des troubles en 1929 (Inefficacité du travail, idées de suicide). Hospitalisée à l’Hôpital Henri-Rousselle, elle est considérée comme étant dans un état de dépression atypique. On note dans l’observation des idées de négation : « Tout est vide, mon estomac, tout », un sentiment d’inhibition : « J’éprouve de la difficulté à parler », de transformation : « Je n’urine plus comme avant », « dans mon regard c’est faible, il n’est pas profond, je ne peux plus fixer les gens. Tout moi est au ralenti ». Surtout l’idée obsédante : « Je vais devenir folle » et un sentiment d’étrangeté et de malaise permanent.

 

A l’examen somatique rien n’est noté d’anormal en dehors d’une tachycardie à 120 qui se produit à l’occasion de manifestations émotives. Elle sort de l’hôpital Henri-Rousselle pratiquement guérie, au bout de 4 mois. Cet état persiste pendant deux mois environ, puis brusquement apparaît une période de mutisme presque complet pendant laquelle la malade communique néanmoins par écrit avec son entourage. Activité sensiblement normale dans le domaine réduit de son intérieur. Était à ce moment enceinte. Au cours de la gestation, elle aurait présenté quelques mouvements nerveux aux dires du mari, qui ajoute qu’on aurait à cette époque prononcé le nom de Parkinson. Dès ce moment attitudes longuement conservées (Pendant 1/2 heure reste le visage contracté à considérer sa main tendue).

 

Pendant toute la gestation, même présentation. Évolution normale de la grossesse et accouchement également normal. Quelques propos bizarres pendant le travail : « Volonté orientée en sens inverse » … sentiment exprimé de dédoublement de la personnalité. Après l’accouchement mutisme complet.

 

Au cours d’un séjour en Vendée rompt le silence pour demander à être internée. Elle est alors placée à la Roche-sur-Yon, puis après un bref séjour à Henri-Rousselle est internée à Perray-Vaucluse. Considérée alors comme atteinte d’un état dépressif symptomatique de démence précoce. On signale chez elle, à ce moment, un mutisme obstiné, des tics, des grognements et des gestes stéréotypés.

 

Du 6 septembre au 11 décembre 1930dans les différents certificats, on note :

« Syndrome de maniérisme, avec stéréotypies verbales et motrices. » (Courbon, 7 sept. 1930).

« État stuporeux avec mutisme mélancolique. » (Génil-Perrin, 20 sept. 1930).

Cet état stuporeux persiste jusqu’à la fin de novembre 1930. Le mutisme reste obstiné (refus de répondre autrement que par la plume). Pas d’éléments confusionnels.

(548)En décembre 1930, Mad. G. sort très améliorée depuis peu, avec le certificat suivant : Psychose discordante en régression (Courbon).

 

Dans cette dernière période (de décembre à août 1931) qui précède immédiatement son entrée dans le service, claustrationcomportement de plus en plus bizarre. Ralentissement de l’activité, ne pouvait venir à table avec les siens. Mangeait seule et à ses heures. Elle paraissait ne pas se sentir chez elle – dit le mari – elle était comme une étrangère. Ses actes étaient accomplis avec une extrême lenteur (elle mettait 2 heures à faire un travail de 10 minutes). Des attitudes incommodes du type catatonique survenaient par crises. Son regard restait fixé en un coin de la pièce où elle se trouvait. La fin de ces crises cataleptoïdes était marquée par une respiration suspirieuse. Mutisme à peu près complet et irréductible (continue à s’entretenir par écrit avec l’entourage, mais de moins en moins).

 

En dernier lieu, apparition d’agitation. Attitude menaçante à l’égard de sa belle-mère avec ambivalence. (Elle appelle sa belle-mère auprès d’elle, la reçoit bien, puis brusquement prétend ne pas pouvoir la supporter). Désintérêt complet à l’égard de son enfant. C’est son agitation à caractère menaçant qui provoque une nouvelle entrée de la malade à l’Asile.

 

Observée à la Clinique (août 1931), elle se présente ainsi :

Attitude mimique de défense et de souffrance. Tête inclinée sur l’épaule gauche.

Démarche oblique, précautionneuse, extrêmement lente et maniérée. Tous mouvements lents. Impulsions motrices : cris, grognements, « hennissements ».

Réponses lentes, faites à voix basse, après un temps d’inhibition considérable. Dans le débit très lent, arrêt brusque, puis reprise.

Propos tenus spontanés ou provoqués (soit verbalement soit par écrit) :

« Toujours la vision (elle indique sa gauche) de l’endroit ou j’ai été enfermée » (Asile de Vaucluse). – « Je suis toujours sous l’impression d’être dans la même atmosphère qu’à Vaucluse. »

« Je n’ai jamais été comme les autres. »

« Je n’ai jamais parlé comme tout le monde. » – « Je crois que j’ai toujours été une personne un peu anormale. » – « Ma belle-mère que j’aime pourtant bien… j’ai cru lui en vouloir… mais je ne lui en voulais pas du tout. » (ambivalence). – « Je perds toute la notion du temps, je ne fais rien en temps. » – « Je ne pouvais me mettre à table avec ma famille. » – « Je sens que mes sentiments ne sont pas naturels. »

 

– Pas d’idée délirante en dehors d’un sentiment très vague d’influence. En somme présentation dépressive atypique avec quelques éléments obsessionnels (vision de l’asile où elle était internée et mimique d’obsédée) et d’autres éléments de la série catatonique (impulsions, maniérisme). Phénomènes de barrage extrêmement fréquents.

(549)À l’examen physique peu de choses à noter en dehors d’un phénomène de la roue dentée net au bras droit, d’une contracture permanente des grands droits abdominaux. Pas de troubles de la réflectivité. Pas de troubles oculaires. Liquide céphalo-rachidien normal : glycorachie : 0,53.

 

L’état de la malade resta dans le service longtemps stationnaire ; elle présentera de brèves poussées d’anxiété, au cours desquelles elle demandera toujours à voix basse à retourner chez elle. À haute voix elle ne prononcera que des injures à l’égard de ses compagnes. Lorsqu’elle recevra la visite de son mari et de son enfant elle restera le plus souvent indifférente, ne voulant pas les embrasser.

 

Progressivement le peu d’activité fictive qu’elle avait conservée disparaît complètement, elle reste immobile dans les couloirs, répétant sans cesse quand on l’interroge et à voix basse : « Je veux retourner chez moi. » Sa mimique est toujours la même (contraction du visage rappelant dans une certaine mesure la mimique anxieuse). De temps à autre, elle émet des « grognements » ou des « hennissements » particulièrement sonores lorsqu’elles ne se sent pas observée. Elle présente en outre quelques phases d’agitation au cours desquelles elle se livre à des bris de carreaux qui déterminent son internement en janvier dernier (était jusqu’alors au service libre de la Clinique).

 

Depuis son passage au service fermé, elle reste sensiblement dans le même état. Sa présentation est toujours identique. Mimique, dans l’ensemble, anxieuse. Faciès peu mobile sans immobilité véritable. Ébauche d’oméga mélancolique. Yeux mi-clos avec mobilité incessante des globes oculaires (jamais de regard direct). Lèvres pincées et animées d’une sorte de tic d’avalement de la lèvre inférieure, très légère flexion de la tête avec mouvements d’oscillation latérale. Attitude oblique du tronc avec bras gauche, par instant, complètement projeté en arrière en hyperextension et la paume de la main regardant en arrière. Du bras droit mouvements stéréotypés et furtifs (index sur la joue droite, grattage de l’aile gauche du nez et du bord inférieur du maxillaire inférieur).

Marche extrêmement lente, hésitante, provoquée par le commandement mais avec un retard appréciable. Démarche générale oblique « en crabe », précautionneuse et maniérée.

 

L’interrogatoire de plus en plus difficile n’amène après de longs efforts que la même réponse stéréotypée, faite à voix extrêmement basse et avec hésitation « je voudrais… rentrer… chez moi », [JE SUIS HORS DE MOI] parfois aussi « je ne suis pas… comme les autres… ».

La malade reste le plus souvent immobile, entreprenant parfois avec l’aide d’une autre malade une courte promenade dans la cour toujours avec la même attitude que nous avons déjà décrite.

Les visites de son mari et de sa fille déclenchent maintenant le plus souvent une crise de larmes, sans qu’elle puisse dire autre chose que ce qu’elle nous dit habituellement : « Je voudrais… rentrer… chez nous. »

(550)Elle ne se livre habituellement à aucune occupation. Quant à ses écrits, rédigés avec une extrême lenteur, mais spontanément, ils sont rares. Au début de son séjour dans le service, leur graphisme était normal, et leur contenu cohérent, mais indiquant toujours les mêmes sentiments de bizarrerie, d’étrangeté, d’ambivalence et de désintérêt (déjà signalés) de subanxiété également. Progressivement le graphisme s’est altéré, le contenu s’est réduit à quelques formules stéréotypées : « J’ai eu beaucoup, beaucoup de chagrin, de chagrin, de chagrin. » – « Je m’ennuie, je m’ennuie, je m’ennuie à mourir. »

Son état physique, malgré de courtes périodes de refus partiel d’aliments, est bon. Pas plus que lors de son entrée, un examen physique complet ne révèle à l’heure actuelle d’autres signes qu’une certaine hypertonie musculaire avec phénomène de la roue dentée (à droite). Dans le domaine des signes négatifs, on relève l’absence de tremblement et de troubles de la réflectivité.

 

Les conclusions à tirer de l’étude de cette malade nous paraissent devoir être les suivantes :

1.– Dans les antécédents, tant héréditaires que personnels, rien d’important n’est à retenir.

2.– Le début de l’affection actuelle a été nettement infectieux (température oscillant autour de 39°, céphalée extraordinairement violente, insomnies, courbatures, etc.…).

Évidemment, à cette époque, on ne peut poser à coup sûr, et surtout rétrospectivement, le diagnostic d’encéphalite épidémique (rappelons qu’on n’a noté ni somnolence, ni diplopie, ni myoclonies). Mais on sait la fréquence des encéphalites atypiques. C’est donc à une telle affection que l’ensemble des autres symptômes, et d’autre part les manifestations morbides présentées actuellement par la malade, nous paraissent le mieux se rapporter.

3.– Quant aux troubles mentaux, ils peuvent se diviser ainsi :

a) Début dépressif atypique avec quelques éléments obsessionnels, pouvant faire penser à une démence précoce à son origine ;

b) Dans le cours de la maladie : signes de dissociation (troubles du cours de la pensée, troubles de la notion du temps, bradypsychie, phénomène de barrage, sentiment d’étrangeté, de dépersonnalisation). Signes de la série catatonique (phénomènes cataleptoïdes, stéréotypies verbales, motrices et respiratoires, maniérisme, etc.…).

c) Les troubles de l’affectivité méritent une mention spéciale. La malade a traversé indiscutablement des périodes d’indifférence totale vis-à-vis de son enfant et de tout ce qui l’entourait : (551)« Je ne m’intéressais plus à rien du tout…., à tout ce qui se passait autour de moi » écrit-elle en octobre 31. Cette inaffectivité fait place par moments à une ambivalence : « Ma belle-mère que j’aime pourtant bien est rentrée…, j’ai cru lui en vouloir, mais je ne lui en voulais pas du tout. » (même lettre).

Ces symptômes rentrent évidemment dans le cadre classique de la démence précoce. Mais il faut mentionner quelques manifestations divergentes. La malade pleure au cours des visites de son mari et de son enfant, et leur écrit : « J’ai pleuré après ton départ…., je m’ennuie à mourir. » Nous ne voyons pourtant pas là une véritable objection, car il s’agit probablement de manifestations émotives sans véritable substratum affectif, comme tout le comportement de la malade semble par ailleurs l’indiquer. Du reste, ses plaintes restent exclusivement égocentriques, et il faut bien voir là une transformation profonde de l’affectivité normale de la malade.

d) Parmi de multiples troubles, notons une attitude particulière, au repos et dans la marche, comparable au spasme de torsion, rencontré dans les séquelles encéphalitiques : tête inclinée sur l’épaule gauche, torsion du tronc. avec légère flexion, hyperextension intermittente et projection en arrière du membre supérieur gauche.

A cette dystonie d’attitude s’ajoute, marque de l’hypertonie, le phénomène de la roue dentée à droite.

En résumé, cette malade nous a surtout paru intéressante par la netteté des symptômes qu’elle présente et qui montre une fois de plus l’existence d’un syndrome de dissociation survenant après une maladie infectieuse du type encéphalitique et se combinant avec une dystonie d’attitude, analogue au spasme de torsion.

1933 LACAN  AVEC G. HEUYER : Un cas de perversion infantile

par encéphalite épidémique précoce diagnostiqué sur un syndrome moteur fruste (3 p.) « Un cas de perversion infantile par encéphalite épidémique précoce diagnostiqué sur un syndrome moteur fruste », présentation par MM. Georges Heuyer et Jacques Lacan lors de la séance du 13 juillet 1933 à la Société Médico-Psychologique, paru dans les Annales Médico-Psychologiques 1933 tome 2, pp. 221-223. 1933-07-13 :

(221)L. 14 ans. – Sexe masculin. Aucune anomalie dans les stades du développement somatique et mental. Rien d’autre dans les antécédents familiaux, qu’une fausse couche de la mère.

Actuellement, niveau mental nettement supérieur, aux tests de Terman. Q I = I. L’enfant, néanmoins, n’a pu passer son certificat d’études primaires, du fait d’un retard scolaire, causé par les renvois successifs qui ont mis fin, dans des délais toujours assez brefs, à chacune de ses nombreuses expériences scolaires. Après divers essais infructueux dans plusieurs écoles communales, il n’a pu être gardé non plus dans des établissements de rééducation spécialisés. Une tentative récente de placement en apprentissage chez un orfèvre a échoué également.

Les manifestations qui rendent son adaptation impossible sont apparues entre l’âge de six et sept ans. Elles n’ont pas depuis changé essentiellement de fréquence ni de caractère.

Il s’agit d’impulsions perverses, le plus souvent malignes, fréquemment agressives et dangereuses. Elles surviennent de façon très brusque, sous une forme le plus souvent très inattendue. Il n’y a pas d’amnésie ; l’enfant ne manifeste aucun remords à leur sujet. Il est difficile actuellement, après de nombreux examens médicaux, d’apprécier à l’interrogatoire le degré de leur caractère coercitif dans la conscience de l’enfant.

Une des plus éclatantes parmi les premières manifestations fut que l’enfant s’exhiba déshabillé en pleine classe, à l’âge de 7 ans. On l’amena consulter alors à la Clinique psychiatrique de Ste-Anne, où l’examen neurologique et humoral (ponction lombaire pratiquée), fut déclaré négatif.

Depuis, on peut noter une suite ininterrompue d’initiatives malignes, dont les plus graves et les plus brutales sont aussi les plus impulsives et les moins complexes. Ces brutalités s’exercent le plus souvent sur des camarades d’école : coups, cruautés, farces perverses. Tout récemment, il devait quitter un internat professionnel à l’usage des enfants difficiles pour avoir grièvement blessé à la main, d’un coup des pointes d’une fourchette, un de ses voisins de réfectoire. Revenu chez ses parents, il provoque chez ceux-ci les plus grandes craintes pour ses deux sœurs, une son aînée, l’autre plus jeune, sur lesquelles il exerce les mêmes sévices.

Il faut noter également un vol impulsif, qui a mis fin à la récente tentative d’apprentissage, où l’enfant s’était au reste montré peu apte manuellement.

Mise à part une légère lenteur psychique, le contact avec l’enfant se (222)montre, à l’interrogatoire, normal. On n’a pas l’impression d’un schizoïde, mais plutôt d’un épileptoïde. Seule sa réaction, quand on évoque ses méfaits, reste énigmatique par son atonie.

Les parents et les éducateurs, à bout de ressources, envoient l’enfant à notre consultation, il y a 3 mois.

Nous constatons un faciès un peu figé, un balancement normal des membres supérieurs pendant la marche, pas de signe d’hypertonie manifeste, pas de signe dit de la roue dentée, pas de troubles de la réflectivité tendineuse.

Mais, par contre, un syndrome moteur, fruste certes, mais sur la netteté duquel nous désirons attirer l’attention : un tremblement palpébral marqué dans le mouvement tenu de la fermeture des paupières, un tremblement fibrillaire de la langue, des fibrillations concomitantes de l’orbiculaire des lèvres. L’écriture, d’autre part, montre un très fin tremblement, d’une grande ténuité certes, mais qui suffit au premier regard à la classer dans les écritures dites « neurologiques ».

Il est à remarquer, en outre, que les tests d’adresse manuelle étalonnés, dont nous nous servons dans notre service pour l’orientation professionnelle des enfants ont donné, appliqués à notre sujet, des résultats d’une anomalie absolument hors pair. Ces tests consistent en serrages d’écrous, enfilages d’aiguilles, de perles, ajustages de chevilles et comportent un travail de triage et de manipulation des objets qui permet de juger la motricité de l’enfant, et d’en dissocier les facteurs primaires des divers niveaux d’organisation dont elle est susceptible (attention, rythme, éducabilité, discernement, organisation). Le travail est observé, chronométré et noté sur quatre quartiles étalonnés par l’expérience. Chez notre enfant, qui ne présente aucun signe de débilité motrice, tous les résultats sans exception se situent à la limite inférieure du dernier quartile. Ces résultats se révèlent à l’observation comme dus avant tout à l’extrême lenteur des mouvements ; ensuite viennent des erreurs fréquentes d’attention, des chutes fréquentes des objets, une certaine puérilité du comportement qui se marque dans une mauvaise observation du travail à faire. Le noyau moteur de cette réaction est donc une bradykinésie qui vient s’ajouter aux signes déjà notés.

Une parésie de la convergence oculaire vient signer la portée de tout ce syndrome et nous permet de donner sa valeur véritable à un antécédent infectieux précoce, survenu à l’âge de 2 ans, et qui s’est manifesté pendant sept ou huit mois par une somnolence permanente dont les sollicitations extérieures ne tiraient le jeune sujet que de façon toute instantanée. Des périodes de somnolence ont été notées depuis à plusieurs reprises. Récemment encore, l’enfant s’endormait sur son travail d’apprenti-orfèvre.

En l’absence de tout signe neurologique ou humoral plus précis (B.-W. dans le sang négatif. P.-L., B.-W. négatif. Alb. : 0,20.(223)Sucre : 0,70. Un élément par mm3), ce syndrome moteur fruste et ces antécédents nous permettent, croyons-nous, d’affirmer la pathogénie des troubles du caractère, et de les rattacher à ceux qu’on décrit classiquement dans la névraxite épidémique.

Ce cas nous a paru intéressant à communiquer pour inciter à rechercher les symptômes les plus frustes de l’organicité, chaque fois qu’on se trouve en présence de cette classe de troubles, définie de façon purement résiduelle et certainement hétérogène, qu’on appelle les perversions instinctives essentielles de l’enfant.

1933 LACAN Avec Heuyer Alcoolisme subaigu

Présenté à la Société Médico-Psychologique le 27-11-1933 par MM. G. Heuyer et Lacan. Publié dans les Annales Médico-Psychologiques 1933, tome II, page 531-546 et résumé dans l’Encéphale 1934, Tome I page 53.

1933-11-27 :      Avec G. Heuyer : Alcoolisme subaigu à pouls normal ou ralenti. Coexistence du syndrome d’automatisme mental (13 p.)

 

(531)Les auteurs des premières descriptions du délire subaigu alcoolique ont noté les variétés multiples des formes. Lasègue, qui a décrit le délire des persécutions (archives générales de médecine, 1858) et le délire subaigu alcoolique (Archives générales de médecine, 1868-69), a accumulé les oppositions séméiologiques entre ces deux entités morbides nouvelles, dont il a doté la psychiatrie. Il considère les cas où la clinique montre un mélange des traits caractéristiques de chacune des formes comme des faits d’association morbide, où la suspension du toxique fait facilement retrouver le délire de persécution permanent et pur. Toutefois, dans les observations qu’il rapporte de délire alcoolique subaigu, on s’aperçoit que, dans certaines d’entre elles[1], prédominent les hallucinations auditives verbales, que l’agitation motrice corrélative de l’extrême mobilité des hallucinations visuelles est moindre, que l’anxiété n’est pas aussi vive, que le délire prend une forme de menace moins immédiatement imminente, et apparaît plutôt comme une tentative de démonstration raisonnée et systématique.

Ces cas de délire subaigu participent aux caractères même que Lasègue a assignés au « délire des persécution ».

Magnan a repris, dans les mêmes termes que Lasègue, l’opposition des 2 termes cliniques. Dans son mémoire sur l’alcoolisme pour le prix Civrieux, en 1872, il précise les caractères propres aux hallucinations du délire subaigu. Il les définit comme pénibles, comme mobiles, comme ayant pour objet les occupation ordinaires et les préoccupations dominantes du malade ; il analyse leur grande variété sensorielle ; mais il insiste peu sur les hallucinations auditives qui seraient, selon lui, des sensations acoustiques simples avant de devenir des hallucinations verbales. À l’aide d’une phrase de Lasègue lui-même, il oppose la mobilité de ce délire à la stéréotypie du délire chronique. Mais le classement évolutif qu’il fait des délires subaigus l’amène à grouper « certains malades prédisposés, atteints de délire alcoolique, à rechutes fréquentes, et à convalescence souvent entravée par des idées délirantes, affectant plus ou moins la forme du délire partiel ». Les cas qu’il cite se distinguent(532)par la prédominance des hallucinations auditives verbales et des interprétations délirantes, au sens moderne de ce terme.

Nous insistons sur ces points d’histoire pour montrer comment, dès le début, s’est posée la question du terrain pour l’éclosion de certaines formes spéciales du délire subaigu toxique.

Nous ne ferons pas l’histoire des recherches nombreuses que cette question a suscitées. II s’agit surtout d’études physiologiques tendant à préciser le terrain neuro-végétatif. Nous ne voulons apporter ici que l’appoint d’un simple fait clinique. Sa constatation nous a été facilitée par la précision qu’a apportée, dans la recherche des hallucinations auditives verbales, le syndrome dit d’automatisme mental. C’est la recherche méthodique des divers éléments de ce syndrome qui nous a permis d’isoler un groupe de cas qui répond à une individualité pressentie et indiquée par Lasègue et par Magnan, et dont nous verrons les caractères. Dans certaines observations d’alcoolisme subaigu, nous avons trouvé un pouls normal ou ralenti, dont la corrélation clinique avec certains éléments du syndrome d’automatisme mental, nous parait tout à fait importante comme valeur pronostique et comme signification pathogénique. Dans les descriptions qui sont faites de l’alcoolisme subaigu, ou delirium tremens, il est classique de décrire l’accélération du pouls ; ce symptôme, plus même que le tremblement, est un élément important du pronostic vital. Or, dans un certain nombre d’observations que l’un de nous a pu faire depuis plusieurs années, à l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de Police, certains alcooliques subaigus présentaient un pouls normal, ou ralenti, en même temps qu’existaient des hallucinations auditives, et quelquefois, un syndrome complet d’automatisme mental, avec un minimum d’hallucinations visuelles. Nous rapporterons d’abord nos observations qui permettront de mettre en évidence les faits cliniques essentiels.

 

Nous avons classé nos observations en 3 groupes. Dans un premier groupe, il s’agit de formes subaiguës réelles qui se terminent par la guérison. Dans un deuxième groupe, il s’agit de malades qui ont évolué ultérieurement vers un délire chronique de persécution. Enfin, dans un troisième groupe, l’alcoolisme a donné seulement une teinte nouvelle à un déséquilibre qui existait déjà antérieurement.

 

(533)OBSERVATION I. – K. Maurice, 40 ans, interné par l’un de nous le 4 février 1932, avec le certificat suivant :

Infirmerie spéciale 4 février 1932.

Alcoolisme chronique. Idées délirantes de persécution. Hallucinations auditives très actives. Entend des voix à travers les murs. Injures. Menaces. Propositions obscènes. Écho des actes et des lectures. Interprétations : a été intoxiqué par la cocaïne. Moyen érotique employé pour l’intoxiquer. Bande d’ennemis qu’il connaît et qui, par l’intermédiaire de Ripa, veut le faire disparaître. Pas de confusion. Pas d’onirisme visuel. Est allé se plaindre spontanément au commissariat de police. Peau chaude et moite. Tremblement digital et lingual. Tendance au myosis. Pouls 72. Aveu d’excès de boisson (3 litres, de plus, apéritifs et cafés arrosés). Obésité. Début il y a 3 semaines.

« Signé : DR Heuyer »

 

Voici le certificat immédiat fait à Sainte-Anne et à Villejuif :

Immédiat, Asile de Sainte-Anne, 5 février 1932 :

Est atteint d’alcoolisme avec hallucinations pénibles et idées de persécution, excitation passagère et demande de secours au commissariat, insomnie.

« Signé : DR Simon »

Immédiat, Asile de Villejuif, 7 février 1932:

Alcoolisme chronique. Épisode subaigu récent. Corrige actuellement son délire et en reconnaît l’origine. À maintenir provisoirement.

« Signé : Dr MAURICE DUCOSTÉ »

 

Quelques jours après son entrée à l’asile de Villejuif, l’un de nous l’examine, avec l’autorisation du Dr Ducosté. II se trouve en présence d’un sujet un peu obèse, qui répond avec précision aux questions et qui paraît avoir réduit en partie ses croyances délirantes.

Toutefois, on remarque une certaine mimique anxieuse, des formules de perplexité, des modifications du ton de la voix quand il parle de son délire récent.

II était entré, dit-il, le 31 janvier 1932 à l’hôpital Tenon et n’a pu y rester que 4 jours à cause de son agitation.

Depuis une dizaine de jours, il entendait des voix. Elles lui disaient : « Tu vas mourir, dégueulasse », et puis : « des saloperies, des cochonneries : Enc… ! ». « Je me faisais dans l’idée qu’ils voulaient me tuer. »

Il y a un dialogue entre les voix hostiles et d’autres voix favorables : « Tu vas mourir syphilitique dans un hôpital. » À quoi, d’autres (534)voix répondent : « Viens avec nous : c’est malheureux de te laisser mourir comme ça. T’auras de l’argent. » Des voix hostiles elles-mêmes reconnaissent l’injustice de son sort : « T’as été courageux et travailleur, c’est malheureux, mais tu mourras. » D’autres fois, elles se font tentatrices : « Rentre dans notre société. On te donnera 6.000 fr. »

L’élément d’imminence anxieuse propre au toxique alcoolique apparaît dans le contenu des propos qui marquent les délais proches de la menace : « Tu seras mort demain matin…, à 9 heures, je te tuerai. »

Ces voix étaient chuchotées. Il reconnaissait néanmoins ses interlocuteurs, deux de ses voisins, Trub…, avec qui il avait bu « quelques petites chopines » et Bout… Pour les propos encourageants et les marques de compassion, c’était « la femme à Trub… » qui s’en chargeait.

Les phénomènes subtils de l’automatisme mental ne manquaient point au syndrome. Pensait-il à sa femme. ? « Il pense à sa femme », disaient les voix. À sa fille ? « Il pense à sa fille. » De même, ses actes étaient commentés. Prenait-il une attitude indifférente à l’égard des importuns, il entendait dire : « Il est malin, il lit son journal. » Ce journal, derrière lequel il se réfugiait, « on le lisait tout haut en même temps que lui à l’hôpital ».

À noter la perception de mauvaises odeurs sans véritable conviction délirante. Par contre, les vertiges, les fléchissements qu’il éprouve lui avaient fait croire qu’il était empoisonné : « Il m’était venu dans l’idée que c’était de la cocaïne. »

Il y avait une étroite intrication de ces phénomènes hallucinatoires avec les interprétations. S’il a imputé une grande partie de ces phénomènes à ses voisins de lit à l’hôpital, en raison même de ce voisinage (« ils faisaient semblant comme un bruit de revolver »), il a bien compris le sens symbolique de certaines de leurs attitudes : « Ils m’ont fait comprendre que c’était une bande de mauvaises gens. »

L’insomnie existait depuis plusieurs mois, de même les cauchemars se rapportant à « son travail ou à quelque chose qui n’allait pas ». Il ressentait des secousses, des crampes.

Tourneur-robinetier, le sujet s’était livré à l’alcoolisme depuis la mort de sa femme survenue un peu moins d’un mois auparavant. Trois litres de « piccolo » par jour, corsé d’innombrables « apéros » le soir (Byrrh, Turin et Mandarin), formèrent dès lors son régime.

 

Antécédents. – Sa femme est morte de tuberculose. Un enfant est mort à 4 jours, il y a une fille bien portante.

Il a eu un ictère en 1918 et la grippe en 1932.

Actuellement, il a le ventre un peu gros, un gros foie, un peu de (535)tremblement. Ses pupilles sont inégales, D. > G. ; réagissent bien à la lumière. Le pouls est à 80. II est bien orienté.

Il sort de l’asile le 3 mars 1933 considéré comme guéri. II n’a plus été observé depuis.

 

OBSERVATION II. – Voici une autre observation, peut-être moins typique, dans laquelle le syndrome a une évolution plus lente, a constitué un épisode isolé, sans récidive, et se terminant par la guérison.

NHenri, chauffeur, 36 ans. Interné par l’un de nous le 14 juin 1931 :

« Alcoolisme chronique, accidents subaigus, état confusionnel. Amnésie. Désorientation. Obtusion. Onirisme. Poursuite par 3 individus, deux hommes et une femme, qui le surveillaient par un trou du plafond, ils sont armés et le menacent. Hallucinations auditives. Exposé calme des faits. Peu d’éléments visuels. Demande spontanée de protection aux agents. Congestion céphalique. Tremblement lingual et digital. Pouls 64.

« Signé : DR HEUYER »

 

L’un de nous le voit à Sainte-Anne et se trouve en présence d’un sujet qui n’est plus désorienté, mais qui reste marqué d’une nette obtusion intellectuelle. Le type du délire est onirique, avec raptus de fuite, qui est l’origine d’une suite de migrations domiciliaires. Mais il est néanmoins très précis sur les hallucinations auditives, il les interprète. « On voulait le faire quitter sa chambre pour la louer à un prix supérieur. »

L’éthylisme est ancien et s’est trouvé renforcé par un chômage récent.

Le sujet écrit au Préfet de police pour protester contre son internement. La réduction des hallucinations auditives a été rapide, mais en septembre de la même année, nous constatons la persistance de la conviction délirante, dirigée contre la patronne de son hôtel. Un an après son internement, l’un de nous le revoit à Ville-Evrard. La conviction délirante est réduite. Le malade travaille et est bien noté. Il est bien orienté, mais il conserve une certaine bradypsychie. Il a encore un teint subictérique et un tremblement digital et lingual. Son pouls est à 56.

Il sort en juillet de cette seconde année d’internement et recouvre 6 mois après son permis de conduire.

 

OBSERVATION III – F. Gelino, 31 ans, interné le 14 mars 1932, pour :

« Alcoolisme chronique. Légère confusion. Orientation imparfaite. Automatisme mental. Hallucinations auditives. Voix de dessous de l’étage. Prise et écho de la pensée et des actes. Hallucinations psychomotrices. Pensées étrangères. Troubles cénesthésiques. Secousses « névrosthéniques ». Minimum d’interprétations. Un jeune (536)homme de ses amis paraît en être cause. Pas de système de persécution. Anxiété. Crainte d’être guillotiné. Marche automatique, pieds nus, au milieu de la rue. Aveu d’excès de boisson (vin, apéritifs, marc). Tremblement digital et lingual. Cauchemars zoopsiques. Pouls : 72. »

Transféré en Italie. Notons, à la limite de ces délires subaigus, ou l’automatisme mental existe au moins sous la forme d’hallucinations auditives, des délires à prédominance interprétative qui sont eux-mêmes corrélatifs d’un pouls ralenti.

 

OBSERVATION IV.– P. Dim Journalier, 40 ans, interné le 13 juin 1931, avec le certificat suivant :

Idées délirantes de persécution. Interprétations morbides. Depuis trois ans, il est suivi par la police. On prévient partout de son passage. Quand il veut travailler, son patron est prévenu. Probabilité d’hallucinations auditives. Entend des voix avec injures, allusions. Onirisme probable. Poursuite par des individus dans la rue. Les voit aiguiser leurs couteaux. Cauchemars. Rêves de prémonition. Arrêté pour avoir jeté une pierre dans la devanture du journal « Le Matin ». Alcoolisme chronique. Visage vultueux. Tremblement digital et lingual. Légère confusion. Pouls : 64. Syphilis. Chancre en 1919. Quelques injections intraveineuses.

Pas de signes neurologiques.

Début de leucoplasie commissurale.

Ancien légionnaire.

« Signé : Dr HEUYER. »

 

Maintenu pour persistance des idées de persécution depuis un an. Se dit poursuivi par la police et accusé d’espionnage. Aurait déjà été interné à Marseille il y a 3 ans.

II

 

Nous allons rapporter maintenant des observations où la question de terrain est posée, soit par la note spéciale des réactions, soit par les récidives du délire, soit par son évolution vers la chronicité. Dans cette série d’observations, il y a encore coexistence d’hallucinations auditives verbales et d’un pouls lent, mais divers éléments permettent de faire entrer en ligne de compte la notion d’un terrain particulier.

Nous rapporterons d’abord des observations que caractérise une note mélancolique avec idées d’auto-accusation et fréquemment une réaction suicide.

Les récidives de l’intoxication y sont fréquentes et se reproduisent avec la même note dépressive. L’hérédité y apparaît souvent chargée et les passages à la chronicité s’y rencontrent.

 

(537)OBSERVATION V. – R. Pierre-François se présente le 7 janvier 1931 au commissariat de police de sa commune et s’y accuse d’avoir commis une dizaine de viols et d’attentats à la pudeur. Il est envoyé à l’Infirmerie. Il est interné par l’un de nous avec le certificat suivant :

« B. Pierre-François, 24 ans, plombier-couvreur.

Alcoolisme chronique. Accidents subaigus. État confusionnel léger. Troubles de la mémoire. Poursuivi par une bande de romanichels qui pénètrent chez lui, l’attendent à la porte, tirent des coups de revolver ; l’ont emporté dans leur roulotte, lui ont piqué le visage. Chez lui, ils ont placé un voile sur un mur, espèce d’écran sur lequel défilaient des hommes et des femmes. Hallucinations visuelles colorées : vêtements bleus, verts, jaunes. Hallucinations auditives. T. S. F. Injures. Accusations d’avoir violé des filles, d’en avoir rendu quelques-unes enceintes. Réaction dépressive. S’est présenté spontanément au commissariat en s’accusant de viols et d’attentats à la pudeur. Intention suicide. Lettres à ses parents. Actuellement, narration d’une tentative de suicide inexistante, production onirique. Visage vultueux. Tremblement digital et lingual. Pouls : 76. Hérédité alcoolique : père mort à 52 ans de delirium tremens.

« Signé : Dr HEUYER »

 

Admis à Sainte-Anne avec le certificat suivant :

Est atteint d’alcoolisme avec accidents subaigus. Hallucinations multiples et pénibles. Frayeurs et tendances au suicide. Insomnies, étourdissements et tremblement des mains ».

« Signé : Dr SIMON ».

 

Il est signalé dans le service comme halluciné et persécuté. Le certificat de quinzaine du 22 janvier 1931 signale la décroissance des accidents subaigus. Le certificat de sortie du 31 mars 1931 déclare le malade « actuellement calme, ne parait plus présenter de délire, travaille régulièrement et peut être rendu à sa mère qui le réclame. »

II est de nouveau interné d’office le 18 février 1932 avec le certificat suivant :

Dégénérescence. Alcoolisme. Troubles prédominants de l’humeur et du comportement. Ivresses subintrantes. Obtusion morale. Négations cyniques. Violences sur sa mère infirme (contusions multiples récentes). Paresse morbide. Instabilité. Tyrannisme familial. Sujet pour asiles spéciaux. Père mort éthylique. Mère débile.

« Signé : Dr DE CLÉRAMBAULT. »

 

Le sujet, que l’un de nous examine le 3 avril 1932, est un débile mental ; plombier-couvreur, amputé de la jambe gauche à la suite d’un accident, il était en chômage depuis sa dernière sortie de l’asile. Employé comme cantonnier dans sa commune, « on lui offrait des (538)verres ». Sa mère, trépanée à la suite d’un accident d’automobile, devenue infirme sans indemnité, irritable, se querellait fréquemment avec lui. Le sujet avoue les violences auxquelles il s’est laissé aller dans ces disputes.

Émotivité. Instabilité du pouls. Tremblement. Réduction actuelle des convictions délirantes. Maintenu néanmoins en raison de la situation familiale particulière. Foie légèrement débordant.

Lors de son premier passage à Sainte-Anne, il remarquait que tout le monde lui en voulait. On le narguait. Les phénomènes d’automatisme mental ont complètement disparu.

 

OBSERVATION VI.– M. Pierre, 41 ans, interné le 21 novembre 1931 avec le certificat suivant :

Alcoolisme chronique. Idées délirantes de persécution. Est victime de ses voisins qui veulent troubler son ménage. Automatisme mental. Hallucinations auditives. Injures à lui-même et à sa femme. Commentaires des actes. Prise de la pensée. Sentiment d’étrangeté, de perplexité. Imprécision des idées délirantes. Obnubilation. Désordre des actes. Fugues. Tentative de suicide collectif (a ouvert le robinet à gaz de son logement). Aveu d’excès de boisson. Tremblement digital et lingual. Pouls : 64.

« Signé : Dr HEUYER. »

 

Le certificat immédiat à Sainte-Anne insiste sur « un léger état de confusion mentale avec idées de persécution. Interprétations, tendances mélancoliques. Habitudes de boisson.

« Signé : Dr Simon »

 

Le sujet est maintenu à Vaucluse pour son état de dépression, avec idées de persécution, réticences, etc.

 

OBSERVATION VII. – T. Antoinette, femme R., 37 ans, internée le 20 mars 1931 avec le certificat suivant :

Automatisme mental à début récent et brusque. Hallucinations auditives. Tous les objets parlent autour d’elle : les pendules, le poêle, un moteur, l’eau même. Injures des gens « à leur croisée ». Écho de la pensée. Tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait, elle l’entend « de partout ». On parle surtout de son passé un peu chargé. A été en carte. A fait de la prostitution. On lui dit : « Tu retourneras chez le bougnat », où elle était « employée ». Un peu de confusion. Désorientation. Réactions dépressives et anxieuses. Est allée spontanément se plaindre au commissariat de police. Tentatives de suicide à l’Infirmerie. Ton plaintif. Aucune systématisation. Fond de débilité mentale. Obésité. Aspect dysendocrinien. Alcoolisme chronique. Vin et surtout alcool de menthe. Tremblement digital et lingual. Pouls : 72. Début des troubles psychiques il y a 4 jours.

« Signé : Dr HEUYER ».

 

(539)La malade est allée se plaindre spontanément au commissariat de police où elle a déclaré que « la maison était hantée » et qu’elle même était « aimantée », que « l’eau de sa lessive était électrisée », que « des mots s’inscrivaient sur sa planche à laver ». « Tout le monde dans la rue dit qu’elle fait le trottoir ». « Dans la maison, personne ne lui dit rien, mais lorsqu’elle est seule, elle entend bien les gens qui chuchotent. » Elle annonce alors sa tentative de suicide.

À l’entrée à Sainte-Anne, « on note un état mélancolique avec hallucinations pénibles et terreurs, réveil en sursaut et en sueur. Tentative récente de suicide : aurait avalé des épingles à cheveux et de nourrice. Léger tremblement des mains. Alcoolisme probable. Fièvre à 38° ».

Elle est revue par l’un de nous.

On note son obésité, son aspect empâté, dysendocrinien. Se dit bien réglée : a toujours été une grosse fille, dit-elle, depuis son enfance.

« Toute ma lessive me disait : tu retourneras chez le bougnat (bis) ; ils t’attendent, les poulets. »

Les pendules disaient : « Tu retourneras rue Boulay, tu y retourneras rue Gessen ». Il s’agit là d’un « bastringue » où elle a « travaillé » avant son mariage et où elle a eu des difficultés avec la patronne. « On lui en voulait parce qu’elle n’allait pas avec les clients qui ne lui plaisaient pas. »

« Tout cela, Monsieur, a commencé tout d’un coup, un matin que je faisais mon ménage, par une machine, une espèce de moteur qui était en dessous ou à côté, un moteur qui parlait, qui disait : tu es une putain, tu retourneras te saouler la gueule. »

« Tout le monde l’a dit, demandez à tout le monde, tout le monde dit que j’étais une putain, que je faisais le trottoir. »

Toutes ces déclarations sont entrecoupées de diversions, de plaintes, dont il est difficile de rompre la chaîne pour lui faire répondre à des questions précises sur les phénomènes ressentis.

Les hallucinations verbales paraissent être éprouvées le plus souvent sur la base d’un bruit rythmique d’origine extérieure et réelle. « Le poêle aussi parle ». « Elle n’a jamais réussi à arrêter son réveil sur le fait ». « L’eau parle aussi ; le dernier jour, les chaises, tout ce que je remuais, parlait. Tout le monde dehors répétait : « C’est elle, c’est elle ». « Les gens à leur croisée disaient : Elle se fait enc…, je vous le prouverai. »

II y avait peu de phénomènes subtils, peu d’action sur la pensée, pas non plus de mauvaises odeurs, de mauvais goût, ni de gaz. Elle n’est pas violée, mais elle ressent des « secousses électriques, la nuit, dans le lit, et aussi le jour ».

Trois jours après, elle renouvelle ses déclarations. Quelques interprétations s’y ajoutent : « Tout mon passé est éclaboussé, partout ; dans tout Paris, tout le monde me regarde et en parle. »

À cette date, on fixe beaucoup plus son attention sur des questions précises, même dans la recherche des tests mentaux que nous pratiquons. (540)Elle répond bien aux tests de jugement élémentaire, est un peu moins brillante dans les épreuves d’abstraction ; elle n’a d’ailleurs reçu qu’une instruction des plus rudimentaires. Elle reconnaît les questions absurdes, elle répète correctement cinq chiffres à rebours. Elle est pourtant légèrement désorientée dans le temps. Son pouls est à 72. Elle a un tremblement léger des doigts, de la moiteur. Les réflexes tendineux sont normaux. Les pupilles légèrement inégales réagissent.

L’alcoolisme ancien, qui date du temps où elle était « chez le bougnat » avant son mariage, est avoué.

L’alcoolisme actuel sous sa forme si particulière (menthisme) est reconnu même par le mari qui veut la reprendre. Le début très brusque des troubles est confirmé par l’entourage.

Un an après, la malade, internée à la Maison-Blanche, est certifiée « être atteinte de débilité mentale. Syndrome hallucinatoire sans système délirant. Sédation. Calme habituel. Inertie et baisse affective. Sous la condition d’une surveillance constante, la sortie peut être tentée ».

On insiste sur l’affaiblissement affectif et la persistance du délire.

 

Une autre série de faits extrêmement intéressante nous semble constituée par les cas où, après un ou plusieurs accès de délire subaigu alcoolique auxquels la prédominance des hallucinations verbales et le pouls normal ou ralenti ont donné leur caractère constant, on voit se fixer un délire à base d’automatisme mental. Nous croyons voir dans cette corrélation clinique un élément pronostic important et apporter une précision dans la pathogénie controversée de ce que Rogues de Fursac a isolé sous le nom de « délire systématisé alcoolique ». En voici un très bel exemple :

 

OBSERVATION VIII : – L. Louis, peintre, 50 ans.

Est interné une première fois en décembre 1930 après avoir présenté, dans un hôpital parisien, des troubles caractérisés par « des hallucinations visuelles (zoopsies) et auditives, une amnésie considérable, avec fabulation discrète et des troubles de la reconnaissance ». (Certificat du Dr TROCMÉ).

Les certificats immédiats et de quinzaine des psychiatres qui l’ont vu alors insistent sur des scènes oniriques variées avec « zoopsie ; hallucinations lilliputiennes. Meurtre de sa famille », sur les signes manifestes d’imprégnation alcoolique et surtout sur l’élément auditif des hallucinations.

Le malade sort guéri de l’asile de Villejuif le 20 février de l’année suivante.

En juin 1931, soit un an et demi après son internement, il se présente lui-même au commissariat, disant qu’on n’a pas cessé de lui faire de l’électricité depuis son premier séjour à l’hôpital. Cette(541)démarche a été précédée d’une lettre au médecin-chef de l’hôpital où il se plaint de souffrir depuis son premier séjour d’un « tourniquet dans la tête, de l’électricité qu’on lui envoie dans les côtes, on lui fait du tremblement dans les mains ». Il écrit : « Lésé moi donc, vous allez me faire perdre mon travaille ; ausitôt se mête à rire et recomance ; j’ai pris des témoins ; ses Citroën dont je suis partie rapport à l’électricité qu’il me faisait sur les bras. »

Le tremblement est en pleine évidence dans l’écriture. L’un de nous examine le sujet à l’Infirmerie et reconnaît sous l’alcoolisme chronique, un :

Automatisme mental et idées délirantes de persécution. Hallucinations auditives. Injures et menaces. « Il faut le rendre fou ». Hallucinations olfactives (odeurs fécales). Prise et écho de la pensée. Énoncé des actes et répétition des paroles. Troubles cénesthésiques. Électricité sur le corps, picotements et brûlures. Quelques éléments visuels. Pauvreté des interprétations. Trois hommes, peut-être infirmiers à l’hôpital Bichat, veulent se venger de lui. On veut rendre aussi sa femme folle.

Alcoolisme avéré et avoué. Tremblement digital et lingual. Hyperalgésie musculaire. Pouls : 80.

Un internement antérieur. Persistance, après la sortie, des éléments hallucinatoires auditifs et des troubles cénesthésiques après disparition de la confusion et de l’état onirique.

« Signé : Dr HEUYER. »

Le dernier certificat de situation relate depuis un an la persistance de la « psychose hallucinatoire développée sur un fond d’alcoolisme chronique »

 

OBSERVATION IX. – B. Antoine, 63 ans.

Observé il y a 8 ans à l’hôpital Henri-Rousselle, présente alors un alcoolisme chronique invétéré depuis 20 ans, avec des idées de persécution qui sont notées comme assez particulières. II se déclare « suivi par son beau-frère depuis Lyon d’où il serait revenu à Paris à pied ». « C’est, dit-il, pour une question d’héritage…, on est derrière moi tout le temps…, il me fait des reproches… Je sens son ombre derrière moi…. J’ai voulu le frapper et je l’ai menacé. »

L’attitude est inquiète et méfiante. Obnubilation intellectuelle. Agitation violente et dangereuse. Cris. Gesticulation apeurée, etc.

Tremblement. Langue saburrale, B.-W. + dans le sang.

On l’interne (c’est déjà son deuxième internement). Puis il est libéré et, 6 ans après, en 1931, l’un de nous le voit à l’Infirmerie spéciale et l’interne avec le certificat suivant :

 

« Alcoolisme chronique à la limite de l’état subaigu. Assez bonne orientation. Peu de confusion. Onirisme. Zoopsie. Vision de précipices. (542)Hallucinations auditives. Entend sa famille qui lui fait des reproches, etc. Pouls : 76. »

L’automatisme mental et le sentiment de présence donne une note particulière au tableau Tendance à la chronicité.

 

Rapportons enfin :

 

OBSERVATION X. – V. Maximin, âgé de 35 ans.

Interné le 6 avril 1931 avec le certificat suivant :

 

Alcoolisme chronique. Accidents subaigus. État confusionnel. Dysmnésie. Désorientation. Obtusion. Automatisme mental. Hallucinations auditives très actives. Menaces de mort. Hallucinations psychiques : voix dans son cœur qui sert d’intermédiaire pour les ordres qu’il reçoit et les menaces qu’on lui fait. Prise et écho de la pensée. Commentaire des actes. Envoi de gaz. Quelques interprétations pauvres. Idées d’empoisonnement. Jalousie des voisins qui veulent lui faire quitter le logement. Pas d’hallucinations visuelles. Les ennemis voient tout ce qu’il voit lui-même. Troubles cénesthésiques. Électricité. Début récent des troubles psychiques, brusquement, il y a 8 jours.

A demandé spontanément protection au commissariat de police. Pas d’anxiété, mais refus d’aliments. Insomnie. Visage vultueux. Tremblement menu, digital et lingual. Pouls : 64. Antécédents de déséquilibre et de délinquance.

« Dr G. HEUYER. »

 

Certificat immédiat :

Délire de persécution avec hallucinations et troubles de la sensibilité générale. « On veut sa mort, son cœur cause et l’on sait ce qu’il pense et fait… » Plainte au commissariat. D’après les déclarations du malade, le début de ses troubles ne remonterait qu’à une quinzaine de jours.

Signé : Dr SIMON.

 

Transféré avec le diagnostic de « délire de persécution avec troubles psychosensoriels multiples. Début récent. Appoint éthylique »

 

 

III

Nous voulons indiquer maintenant une catégorie de faits où le terrain psychopathique est caractérisé antérieurement à l’abcès subaigu éthylique, qui n’est qu’un épisode. Là encore, la forme auditive verbale de l’hallucination semble liée à l’existence d’un pouls ralenti.

 

OBSERVATION XI. – L. Georges, ajusteur, avait 21 ans en 1919 où il est interné sur certificat du Dr Delmas pour « idées délirantes et (543)refus d’aliments ». Notre confrère signale que le malade, vers l’âge de 10 ans, avait eu des crises d’épilepsie.

Il est examiné à l’admission par le Dr Briand, dont voici le certificat et l’observation :

Immédiat du Dr Briand : « Délire mélancolique, avec idées de persécution et de culpabilité. Agitation anxieuse. Négativisme. Épilepsie ancienne ( ?).

Le malade paraît inquiet et angoissé. Il ne tient pas en place (refus de s’asseoir). Crispations nerveuses de la face. Gestes désespérés. Ne répond que par monosyllabes, ou dit : « C’est malheureux (bis). » « Vous voulez avoir mes réponses pour avoir le contraire… J’ai fait pleurer ma mère. » Mucitation.

Renseignements de la mère : père mort d’abcès au poumon, alcoolique, pas d’épilepsie (se grisait souvent).

Mère bien portante, quatre enfants, deux vivants.

Très nerveuse durant sa grossesse. Couche normale. Enfant normal, pas de convulsions. Vers 4 ou 6 ans se plaignait de maux de tête. En classe, vers 4 ans et demi, caractère difficile. Apprenait bien. À dix ans, six semaines après une chute dans un escalier, la nuit, crise d’épilepsie affirmée à la Salpétrière. Durant 15 mois, une crise tous les deux mois : « Maman, ça va me prendre. » Crise typique avec urination. Plus rien depuis l’âge de 11 ans et demi.

Caractère violent, depuis toujours. Depuis un mois n’était jamais à la conversation. Anxiété nocturne : (à sa mère) : « Sois sans crainte, je ne te veux pas de mal. » Puis, mutisme. Pleurs. Fuit devant un médium appelé par la mère. Manifeste des idées d’indignité. Dromomanie sous la pluie. Refus d’aliments. Surmenage depuis quelques mois.

Ne boit pas. »

Transféré à Vaucluse, il y est considéré comme un délire mélancolique avec « idées de persécution et de culpabilité. Hallucinations de l’ouie. Agitation anxieuse. Négativisme. Épilepsie ancienne ? ». Puis, dans la même année, parait s’avérer comme une « démence précoce avec manifestations paranoïdes et catatoniques, écholalie, incontinence nocturne d’urine ; dans les antécédents, crises comitiales ». (Dr ROUBINOVITCH).

Il sort néanmoins l’année suivante, considéré par le Dr Vurpas comme suffisamment amélioré. Il vit en liberté durant 20 ans, peu stable dans son travail, mais gagnant sa vie, comme semblent en témoigner les nombreux certificats de travail trouvés sur lui lors de sa dernière arrestation. Employé en dernier lieu au centre d’aviation de Nanterre. Licencié pour indiscipline, il écrit au Colonel-Commandant de ce centre de nombreuses lettres de menace à caractère nettement délirant, dans lesquelles il se plaint particulièrement des « séquestreurs, tortureurs ». Convoqué au commissariat, dit : « Je (544)proteste contre les rayons que l’on m’envoie, pourquoi voulez-vous empêcher mon ventre de pousser ? »

Examiné par l’un de nous 20 ans après son premier internement, il se présente comme suit :

« Alcoolisme chronique. État confusionnel. Obtusion. Désorientation. Idées de persécution. Depuis 3 ans, on ne veut pas le laisser travailler à Paris. Hallucinations auditives. On le menace de mort. On veut le faire passer par un tube. On lui envoie des rayons. Anxiété, est condamné à mort. Supplications. Demande qu’on en finisse tout de suite. Bris de carreaux à son logement. Menace contre sa tante avec laquelle il vit. Tremblement digital et lingual. Hyperalgésie musculaire. Pouls ralenti : 60. Syphilis il y a 20 ans sans signe neurologique actuel. Aurait déjà été interné. Permis de conduire à supprimer au moins temporairement.

« Signé : Dr HEUYER. »

 

OBSERVATION XII. – M. Marius, 40 ans. Interné le 23 mars 1929 avec le certificat suivant :

Débilité mentale. Idées délirantes de grandeur et de persécution. Il est inspecteur de l’église parce qu’il a reçu une cravate blanche de son oncle, curé à Turin. Il a la mission de « nettoyer le personnel de l’église ». À la suite de ses plaintes, il a fait déplacer un vicaire. Interprétations multiples. Il est victime de la jalousie de ses voisins. Élément imaginatif mégalomaniaque un peu niais. Hallucinations auditives épisodiques. Injures et menaces. Désordre des actes. Trouble les offices par ses excentricités. Cris. GesticuIation. Habitudes ecclésiastiques anciennes. Onction. Signes d’alcoolisme chronique. Tremblement digital et lingual. Pouls : 72.

Signé : Dr HEUYER ».

 

Immédiat du Dr Marie : Signale la « débilité mentale, scandale à l’église pour protester contre l’absence du secours du vicaire vis-à-vis de ses enfants (6 enfants), l’exagération du moi ».

Le certificat de sortie du 21 avril 1929 déclare qu’il ne délire plus et que sa famille le réclame.

Revient devant l’un de nous le 13 avril 1931.

Alcoolisme et débilité mentale. Excitation psychique. Loquacité incoercible. Gesticulation. Thème de persécution mal systématisé. Complot contre sa « paternité ». Depuis qu’il a placé ses enfants à l’Assistance publique, on l’empêche de trouver du travail. Récriminations, grandiloquence, désordre des actes. Scandale à l’Ambassade d’Italie où il est allé réclamer ses enfants. Tremblement digital et lingual. Pouls : 84.

« Signé : Dr HEUYER ».

 

(545)Immédiat du Dr Simon signale : « Hallucinations et idées de persécution et de grandeur ; son cas est mondial, un complot pour l’éliminer de son droit paternel ; style à part chez les ébénistes : 6 cannelures pour rappeler ses 6 enfants, etc. »

L’un de nous l’examine à Villejuif et retrouve le grand délirant imaginatif, mégalomane, sur fond de débilité mentale qu’indiquent les certificats. On relève quelques-unes des interprétations morbides les plus saillantes, signalées dans les certificats antérieurs, et des hallucinations auditives verbales. Il a entendu des voix, spécialement à l’église où elles lui disaient : « Maquereau ! feignant ! sale Italien ! » C’était la voix d’une dame, qui « essayait ainsi de diminuer la valeur de son prestige pour suffoquer l’amitié et la sympathie qui, dans cette église même, existaient à mon égard ». Vive émotion à l’évocation de ce « style maudit qui envahit le faubourg St-Antoine, et où l’on fait 6 cannelures pour évoquer ses 6 enfants ». Il les a placés à l’Assistance publique, mais ne veut pas néanmoins qu’on attente à ses droits de paternité. Développe des idées d’empoisonnement. Garde une attitude mixte de hauteur abrupte et d’onction ecclésiastique. Loquacité prétentieuse. A fait du scandale à Lourdes, des démarches obstinées pour reconquérir ses enfants. Autoritarisme familial. Lettres impératives et peu cohérentes à sa femme et à ses enfants, remplies de conseils puérils prétendant régler leur conduite dans tous ses détails.

Maintenu jusqu’à présent à l’asile.

 

OBSERVATION XIII. – Voici un jeune pervers, dipsomane, qui se livre à l’intoxication dès sa sortie de la colonie pénitentiaire où on l’a placé pour de nombreux vols.

L. D.– Germain, 21 ans, interné le 1er mars 1931 :

Alcoolisme chronique. Accidents subaigus. Légère confusion. Orientation imparfaite. Obtusion. Aboutissement. Onirisme. On le suit pour l’empoisonner. Voit l’image de sa mère collée contre son pantalon et ne peut pas l’enlever. Hallucinations auditives. Menaces. Accusation d’avoir violé sa mère. Troubles cénesthésiques. Électricité. On lui tape sur l’épaule pendant la nuit. Visage vultueux. Tremblement digital et lingual. Pouls : 64. Fonds de débilité mentale et de perversions. Resté 4 ans à la colonie pénitentiaire pour vols (à Belle-Isle). Sorti le 13 février. Ivresses successives depuis la sortie.

« Signé : Dr HEUYER ».

 

Immédiat : « Est atteint d’alcoolisme avec hallucinations pénibles et idées de persécution : excitation passagère, léger tremblement des mains. Contusion à l’œil gauche. Sortie récente d’une colonie pénitentiaire.

« Signé : Dr SIMON »

 

(546)Transféré à Évreux, a réduit, un an après, ses phénomènes délirants. Pouls resté à 60. Fin tremblement. S’évade au bout d’un an encore.

 

 

Tels sont les divers groupes d’observations que nous désirons rapporter.

Pour nous résumer, nous croyons pouvoir fixer les points suivants :

1.      Il existe des cas de délire alcoolique subaigu où le pouls est normal ou ralenti. Ils se présentent sous une forme clinique que caractérisent la prédominance des hallucinations auditives verbales, une conviction délirante qui se rapproche de celle des délires chroniques, une plus grande fixité des thèmes, une moindre anxiété pantophobique, une réduction relative des phénomènes visuels et moteurs.

2.      Cette forme est fréquemment marquée d’une forte note mélancolique avec idées d’auto-accusation et tendances au suicide.

3.      Elle peut, guérir complètement. Elle peut récidiver sous la même forme. Elle peut avoir une tendance à la chronicité et mérite d’être recherchée à l’origine de tous les cas dits de délire chronique d’origine alcoolique. Inversement, la corrélation d’un pouls ralenti ne prend pas une moindre valeur que l’intoxication alcoolique dans le déterminisme de certaines psychoses hallucinatoires chroniques.

4.      Dans certains états psychopathiques évolutifs (démence précoce, délire polymorphe), des bouffées délirantes à prédominance d’hallucinations auditives verbales qui paraissent conditionnées par une intoxication éthylique, épisodique ou récidivante, présentent une remarquable corrélation avec un pouls normal ou ralenti, et trouvent probablement, dans ce phénomène, une autre de leurs conditions déterminantes.

Nous nous abstenons actuellement de toute considération ou hypothèse pathogénique. L’un de nous se réserve de commenter ultérieurement ces faits et d’autres analogues qui feront l’objet de présentations. Nous pouvons dire seulement que cette production d’hallucinations auditives et du syndrome d’automatisme mental plus ou moins au complet, en corrélation avec un pouls normal ou ralenti, dans l’alcoolisme subaigu, ne permet guère une explication idéogénique.

 

 


[1] In Études médicales p. 171, obs. 25, 26, 27. – De l’alcoolisme subaigu, Arch. gén. de Méd 1868-69.

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1933 LACAN, Claude, Heuyer : Un cas de démence précocissime

LACAN : Avec H. Claude et G. Heuyer : Un cas de démence précocissime

Observation par MM. H. Claude, G. Heuyer et J. Lacan lors de la séance du 11 mai 1933 de la Société Médico-Psychologique, parue dans les Annales Médico-psychologiques 1933 Tome 1 pages 620-624. 1933-05-11

(620)Nous apportons à la question controversée de la démence précocissime, la contribution d’un cas dont l’évolution et la présentation actuelles sont absolument typiques de la démence précoce, qui a débuté à huit ans et demi et évolue depuis deux ans.

Présentation actuelle. – G. Jacques, 10 ans 1/2, se présente dans un état démentiel dont les particularités sont caractéristiques.

Entre, indifférent à l’entourage. S’assied à l’ordre, et prend peu à peu une attitude plicaturée, la tête près des genoux, les coudes collés au corps, qu’il gardera pendant toute la présentation, jusqu’au moment où, sollicité, il quittera cette attitude, et prendra la porte avec la même indifférence.

Mutisme complet. Sourire étrange, inexpressif, figé, alternant avec une mimique anxieuse discordante, sur un visage d’une grande joliesse de traits.

Les mouvements spontanés sont hésitants, craintifs, inhibés aussitôt qu’ébauchés. Il tâte les objets comme au hasard, parfois les flaire ; y revenant, ne paraît pas les reconnaître. Dans la marche s’interrompt, rebrousse chemin. Balancement constatable des membres supérieurs.

Mouvements commandés : obéit à quelques personnes pour des ordres simples ; mais, inhibé fréquemment, présente typiquement le signe de la main de Kraepelin.

Les mouvements imprimés rencontrent de l’opposition. Elle cède parfois et l’on peut constater l’absence du signe de la roue dentée, mais une certaine hypertonie avec un très léger ressaut à la fin du mouvement d’extension de l’avant-bras sur le bras.

Depuis un mois, apparition de quelques signes catatoniques et particulièrement d’une nette conservation des attitudes.

L’échomimie existe depuis au moins six mois. Très facile à obtenir maintenant, elle permet de constater l’absence de dysmétrie, d’adiadococinésie, et même de troubles de l’équilibre statique (se tient sur un pied).

Légère hyperréflectivité tendineuse. Pas de signes de Babinski.

Pas de trouble de la convergence oculaire, ni de la motilité, si ce n’est un léger strabisme externe qui se marque par intermittence et qu’on peut nous affirmer être congénital.

Incontinence permanente des urines et des matières.

Pas d’état saburral de la langue. Pas de sialorrhée.

Dans le sang, Bordet-Wassermann, Meinicke et Kahn négatifs.

Liquide céphalo-rachidien : hypertension : 48-27 (assis). Albumine : 0,12. Sucre : 0,65. Leucocytes : 2. Réaction du benjoin : 00000.02200.00000. Bordet-Wassermann négatif.

(621)Bon état physique. Développement corporel moyen, plat, asthénique.

Implantation basse des cheveux.

Oreille irrégulière, asymétrique, décollée à gauche, avec tubercule Darwinien bilatéral et accolement des lobes.

Axyphoïdie. Développement génital normal.

Évidement pétro-mastoïdien à droite. Du même côté, cicatrice opératoire pré-sterno-cléido-mastoïdienne de 10 cm environ.

Histoire de la maladie. – Anamnèse par la mère.

Né à terme, 4 kg. 500, accouchement normal. Première dent : six mois. Marche : 17 mois. Premières paroles vers 18 mois. Petite phrase vers deux ans 1/2, trois ans. Propre à deux ans. Un frère bien portant a 6 ans. Pas de fausse-couche. Mère bizarre.

Broncho-pneumonie à trois ans. Rougeole suivie de mastoïdite à six ans. À la suite de celle-ci, période de fièvre élevée, inexpliquée d’abord (on pense à l’appendicite), qui se résout, dit la mère, par « l’opération de la jugulaire ».

Il apparaît, quand on interroge de près, que l’enfant n’avait jamais été très en avance dans ses classes. Mais, durant les mois qui ont précédé la maladie, « il s’était bien rattrapé », succès éphémère, sur lequel la mère insiste pour marquer son contraste avec la déchéance mentale qui a suivi.

L’invasion catastrophique des troubles est située par elle en février 1932, et précédée d’un épisode infectieux très limité, qualifié de grippe.

En réalité, des réactions étranges étaient apparues dès quelque six mois auparavant. La situation familiale était à vrai dire troublée par la présence d’un tiers qui occasionnait de violentes scènes de jalousie de la part du père. L’enfant, âgé alors de huit ans 1/2, en est affecté avec une intensité qui parait au-dessus de son âge. En même temps, il montre des impulsions violentes d’une absurdité évidente (sans provocation, projette au loin divers objets appartenant à sa mère). Marque dans ses propos une désaffection tout à fait discordante pour ses grands-parents maternels qu’il aimait beaucoup jusqu’alors. Mais se montre brillant à l’école. Ce n’est qu’en février 1932 qu’il doit la quitter quand apparaît le cortège de troubles mentaux où son entourage reconnaît la maladie.

Point remarquable, ce début clinique est de nature délirante. Anxiété extrême. Insomnies. États oniriques : voit un œil derrière les rideaux ; visions d’enfer proches de lui ; entend des choses qui lui font peur, sur l’ogre : « Ce n’était pas sa mère qui lui en parlait, mais lui-même ».

Mais, surtout, idées hypocondriaques, avec conscience d’être gravement atteint : se regarde dans la glace, se trouve jaune, dit qu’il est atteint du même mal qu’un sien cousin, post-encéphalitique avéré, qui présente un spasme de torsion. D’autre part, thèmes d’interprétation (622)typique ; on le suit, on fait des réflexions sur lui dans la rue, l’épicier lui en veut, l’enfant a peur de rester seul dans une pièce.

Crises de violence, coups de poing à sa mère et à son frère, crises de larmes où il répète qu’il ne veut pas mourir. En même temps, imitation hystériforme de la contracture de son cousin.

Celui-ci présente des troubles moteurs post-encéphalitiques depuis deux ans, avec intégrité intellectuelle : il est en contact fréquent avec l’enfant qu’il aide à faire ses devoirs, et à qui il apprend le violon.

On note alors chez notre malade un amaigrissement bientôt suivi d’une reprise de poids, quelques céphalées, ni vomissements, ni diplopie, ni somnolence, ni crises convulsives, ni fièvre, ni autre phénomène méningé. L’enfant disait qu’il avait « du sable dans les yeux », c’est tout ce qu’on trouve comme trouble de la vue.

On lui a fait alors une série de sulfarsénol qui entraîne une agitation extrême et qu’on interrompt.

En mai 1932, on consulte l’un de nous sur son cas et l’on comprend qu’il ne soit parlé alors que d’épisode confusionnel, d’accidents hystériformes. On note une agitation anxieuse, des plaintes, des lamentations, l’enfant s’accroche à sa mère, résiste, grimace, s’immobilise tête baissée, présente de fréquents mouvements de succion. Son état mental est pourtant tel qu’il permet l’examen aux tests de Binet et Simon, qui révèle un retard mental de deux ans.

Aucun signe neurologique, tachycardie. Admis quinze jours après à l’annexe de neuro-psychiatrie infantile et mis à l’isolement, il présente alors des tics incessants, particulièrement des mouvements de groin, un état hypomaniaque qui a décidé son admission. Il a fait plusieurs tentatives de fugue, et a été retrouvé une fois sur le quai d’une gare.

Il présentera dans le service des alternatives d’excitation avec anxiété extrême et cris, et de stupeur indifférente. Mis au gardénal, il dort bien. A des crises de gloutonnerie. Impulsions extrêmement brusques à la fuite (saute par une fenêtre du rez-de-chaussée), détériore et brise les objets.

Obéit aux ordres simples, présente un mutisme psychogène qui cède quand on le contrarie, répond le plus souvent par des grognements ou par des tics exécutés en guise de réponse et en regardant l’observateur. Mis en présence de sa mère, il dit : « C’est une dame », pourtant la reconnaît, malgré l’absence apparente de toute émotion. Dans le cabinet d’examen, inspecte inquiètement tous les recoins et les placards.

Inattentif à sa toilette, gâteux. Le surveillant note : « des moments d’enjouement et de gaieté extraordinaire », et « des attitudes de frayeur et de souffrance ».

Une amélioration sensible permet de le rendre deux mois, lors des grandes vacances, à sa famille. Il s’y montre calme, mais inaffectif, décousu, partiellement désorienté, à demi muet, vagues occupations, (623)joue pourtant correctement avec son chemin de fer d’enfant, ne s’intéresse en outre qu’aux évolutions des trains sur la voie proche, évolutions qu’il va guetter sur un pont qui la franchit, sans faire au reste aucune tentative inquiétante.

On le ramène en novembre à l’un de nous, qui devant son état nettement aggravé, porte le diagnostic de démence précocissime. Certaines modifications épisodiques apparaîtront dans son état, les tics disparaîtront, mais l’enfant s’enfoncera dans une attitude de plus en plus monotone de démence hébéphrénique. Après une courte période d’amaigrissement, il se stabilisera dans un engraissement relatif. Les traitements seront inactifs. Une fois, on constatera un tremblement spécial des doigts, « roulant des pilules ». Auscultation et radio du thorax négatives. À peu de choses près, il est fixé depuis six mois dans son état actuel.

 

Devant cet état et cette évolution, nous pensons pouvoir conclure :

1° au diagnostic de démence précocissime, avec le pronostic pessimum que comporte la stabilisation psychique et somatique de la maladie ;

2° quant à l’étiologie, nous ne pouvons trancher du rôle éventuel d’une encéphalite épidémique, pour laquelle les présomptions que nous fournit l’observation sont insuffisantes : contact certain avec un encéphalitique, épisode infectieux au début, mais caractère très réduit et très fugace des rares signes cliniques qui auraient une valeur de probabilité.

En l’absence de renseignements plus précis, nous ne pouvons nous prononcer sur l’existence possible d’une réaction méningée, au moment où l’enfant a fait très probablement une thrombo-phlébite du golfe de sa jugulaire.

3° Notons enfin l’existence antérieure d’un certain état de débilité mentale et la signification très probablement déjà pathologique des facultés brillantes reconnues chez l’enfant, évolution déjà notée dans des observations de démence précocissime, et particulièrement dans une de Jost, de Strasbourg[1].

 

M. COURTOIS. – Je crois que la mastoïdite suppurée, par sa réaction sur les méninges, a pu jouer un rôle plus probable que l’hypothétique contagion de l’encéphalite du cousin.

 

M. XAVIER ABÉLY. – La tuberculose a pu jouer également un rôle.

 

(624)M. LACAN – Il ne semble pas y avoir eu de manifestation tuberculeuse certaine dans le passé du sujet. Notre enquête ne nous permet pas de trancher s’il y eut une réaction méningée au cours des complications de la mastoïdite.

 


[1]. Dr W. JOST. Dementia praecocissima. Travaux de la clinique de Strasbourg, 1927, p. 191.

1933 LACAN Le problème du style

Le problème du style 1933-06-01  et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » fut publié dans le numéro 1 de la Revue Minotaure, Éditions Albert Skira, Paris, qui parut en même temps que le numéro 2, le 1er juin 1933. Ce texte fut repris dans Premiers écrits sur la paranoïa publié à la suite de la thèse Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, édité au Seuil en 1975, p. 68-69.

(68)Entre tous les problèmes de la création artistique, celui du style requiert le plus impérieusement, et pour l’artiste lui-même, croyons-nous, une solution théorique. L’idée n’est pas sans importance en effet qu’il se forme du conflit, révélé par le fait du style, entre la création réaliste fondée sur la connaissance objective d’une part, et d’autre part la puissance supérieure de signification, la haute communicabilité émotionnelle de la création dite stylisée. Selon la nature de cette idée, en effet, l’artiste concevra le style comme le fruit d’un choix rationnel, d’un choix éthique, d’un choix arbitraire, ou bien encore d’une nécessité éprouvée dont la spontanéité s’impose contre tout contrôle ou même qu’il convient d’en dégager par une ascèse négative. Inutile d’insister sur l’importance de ces conceptions pour le théoricien.

Or, il nous paraît que le sens pris de nos jours par la recherche psychiatrique offre à ces problèmes des données nouvelles. Nous avons montré le caractère très concret de ces données dans des analyses de détail portant sur des écrits de fous. Nous voudrions ici indiquer en termes forcément plus abstraits quelle révolution théorique elles apportent dans l’anthropologie.

La psychologie d’école, pour être la dernière venue des sciences positives et être ainsi apparue à l’apogée de la civilisation bourgeoise qui soutient le corps de ces sciences, ne pouvait que vouer une confiance naïve à la pensée mécaniste qui avait fait ses preuves brillantes dans les sciences de la physique. Ceci, du moins, aussi longtemps que l’illusion d’une infaillible investigation de la nature continua de recouvrir la réalité de la fabrication d’une seconde nature, plus conforme aux lois d’équivalence fondamentales de l’esprit, à savoir celle de la machine. Aussi bien le progrès historique d’une telle psychologie, s’il part de la critique expérimentale des hypostases du rationalisme religieux, aboutit dans les plus récentes psycho-physiques à des abstractions fonctionnelles, dont la réalité se réduit de plus en plus rigoureusement à la seule mesure du rendement physique du travail humain. Rien, en effet, dans les conditions artificielles du laboratoire, ne pouvait contredire à une méconnaissance si systématique de la réalité de l’homme.

Ce devait être le rôle des psychiatres, que cette réalité sollicite de façon autrement impérieuse, de rencontrer et les effets de l’ordre éthique dans les transferts créateurs du désir ou de la libido, et les déterminations structurales de l’ordre nouménal dans les formes primaires de l’expérience vécue : c’est-à-dire de reconnaître la primordialité dynamique et l’originalité de cette expérience(Erlebnis) par rapport à toute objectivation d’événement (Geschehnis).

Nous serions pourtant en présence de la plus surprenante exception aux lois propres au développement de toute superstructure idéologique si ces faits avaient été aussitôt reconnus que rencontrés, aussitôt affirmés que reconnus. L’anthropologie qu’ils impliquent rend trop relatifs les postulats de la physique et de la morale rationalisantes. Or ces postulats sont suffisamment intégrés au langage courant pour que le médecin qui entre tous les types d’intellectuels est le plus constamment marqué d’une légère arriération dialectique, n’ait pas cru naïvement les retrouver dans les faits eux-mêmes. En outre il ne faut pas méconnaître que l’intérêt pour les malades mentaux est né historiquement de besoins d’origine juridique. Ces besoins sont apparus lors de l’instauration formulée, à la base du droit, de la conception philosophique bourgeoise de l’homme comme doué d’une liberté morale absolue et de la responsabilité comme propre à l’individu (lien des Droits de l’homme et des recherches initiatrices de Pinel et d’Esquirol). Dès lors la question majeure qui s’est posée pratiquement à la science des psychiatres, a été celle, artificielle, d’un tout-ou-rien de la déchéance mentale (art. 64 du Code pénal).

Il était donc naturel que les psychiatres empruntassent d’abord l’explication des troubles mentaux aux analyses de l’école et au schéma commode d’un déficit quantitatif (insuffisance ou déséquilibre) d’une fonction de relation avec le monde, fonction et monde procédant d’une même abstraction et rationalisation. Tout un ordre de faits, celui qui répond au cadre clinique des démences, s’y laissait d’ailleurs assez bien résoudre.

C’est le triomphe du génie intuitif propre à l’observation, qu’un Kraepelin, bien que tout engagé dans ces préjugés théoriques, ait pu classer, avec une rigueur à laquelle on n’a guère ajouté, les espèces cliniques dont l’énigme devait, à travers des approximations souvent bâtardes (dont le public ne retient que des mots de ralliement : schizophrénie, etc.), engendrer le relativisme nouménal inégalé, des points de vue dits phénoménologiques de la psychiatrie contemporaine.

Ces espèces cliniques ne sont autres que les psychoses proprement dites (les vraies « folies » du vulgaire). Or les travaux d’inspiration phénoménologiques sur ces états mentaux (celui tout récent par exemple d’un Ludwig Binswanger sur l’état dit de (69)« fuite des idées » qu’on observe dans la psychose maniaque-dépressive, ou mon propre travail sur « la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité ») ne détachent pas la réaction locale, et le plus souvent remarquable seulement par quelque discordance pragmatique, qu’on peut y individualiser comme trouble mental, de la totalité de l’expérience vécue du malade qu’ils tentent de définir dans son originalité. Cette expérience ne peut être comprise qu’à la limite d’un effort d’assentiment ; elle peut être décrite valablement comme une structure cohérente d’une appréhension nouménale immédiate de soi-même et du monde. Seule une méthode analytique d’une très grande rigueur peut permettre une telle description ; toute objectivation est en effet éminemment précaire dans un ordre phénoménal qui se manifeste comme antérieur à l’objectivation rationalisante. Les formes explorées de ces structures permettent de les concevoir comme différenciées entre elles par certains hiatus qui permettent de les typifier.

Or, certaines de ces formes de l’expérience vécue, dite morbide, se présentent comme particulièrement fécondes en modes d’expression symboliques, qui, pour être irrationnels dans leur fondement, n’en sont pas moins pourvus d’une signification intentionnelle éminente et d’une communicabilité tensionnelle très élevée. Elles se rencontrent dans des psychoses que nous avons étudiées particulièrement, en leur conservant leur étiquette ancienne et étymologiquement satisfaisante de « paranoïa ».

Ces psychoses se manifestent cliniquement par un délire de persécution, une évolution chronique spécifique et des réactions criminelles particulières. Faute d’y pouvoir déceler aucun trouble dans le maniement de l’appareil logique et des symboles spatio-temporo-causaux, les auteurs de la lignée classique n’ont pas craint de rapporter paradoxalement tous ces troubles à une hypertrophie de la fonction raisonnante.

Pour nous, nous avons pu montrer non seulement que le monde propre à ces sujets est transformé bien plus dans sa perception que dans son interprétation, mais que cette perception même n’est pas comparable avec l’intuition des objets, propre au civilisé de la moyenne normale. D’une part, en effet, le champ de la perception est empreint chez ces sujets d’un caractère immanent et imminent de « signification personnelle » (symptôme dit interprétation), et ce caractère est exclusif de cette neutralité affective de l’objet qu’exige au moins virtuellement la connaissance rationnelle. D’autre part l’altération, notable chez eux des intuitions spatio-temporelles modifie la portée de la conviction de réalité (illusions du souvenir, croyances délirantes).

Ces traits fondamentaux de l’expérience vécue paranoïaque l’excluent de la délibération éthico-rationnelle et de toute liberté phénoménologiquement définissable dans la création imaginative.

Or, nous avons étudié méthodiquement les expressions symboliques de leur expérience que donnent ces sujets : ce sont d’une part les thèmes idéiques et les actes significatifs de leur délire, d’autre part les productions plastiques et poétiques dont ils sont très féconds.

Nous avons pu montrer :

1.– La signification éminemment humaine de ces symboles, qui n’a d’analogue, quant aux thèmes délirants, que dans les créations mythiques du folklore, et, quant aux sentiments animateurs des fantaisies, n’est souvent pas inégale à l’inspiration des artistes les plus grands (sentiments de la nature, sentiment idyllique et utopique de l’humanité, sentiment de revendication antisociale).

2.– Nous avons caractérisé dans les symboles, une tendance fondamentale que nous avons désignée du terme d’ « identification itérative de l’objet » : le délire se révèle en effet très fécond en fantasmes de répétition cyclique, de multiplication ubiquiste, de retours périodiques sans fin des mêmes événements, en doublets et triplets des mêmes personnages, parfois en hallucinations de dédoublement de la personne du sujet. Ces intuitions sont manifestement parentes de processus très constants de la création poétique et paraissent l’une des conditions de la typification, créatrice du style.

3.– Mais le point le plus remarquable que nous avons dégagé des symboles engendrés par la psychose, c’est que leur valeur de réalité n’est en rien diminuée par la genèse qui les exclut de la communauté mentale de la raison. Les délires en effet n’ont besoin d’aucune interprétation pour exprimer par leurs seuls thèmes, et à merveille, ces complexes instinctifs et sociaux que la psychanalyse a la plus grande peine à mettre au jour chez les névrosés. Il est non moins remarquable que les réactions meurtrières de ces malades se produisent très fréquemment en un point névralgique des tensions sociales de l’actualité historique.

Tous ces traits propres à l’expérience vécue paranoïaque lui laisse une marge de communicabilité humaine, où elle a montré, sous d’autres civilisations, toute sa puissance. Encore ne l’a-t-elle pas perdu sous notre civilisation rationalisante elle-même : on peut affirmer que Rousseau, chez qui le diagnostic de paranoïa typique peut être porté avec la plus grande certitude, doit à son expérience proprement morbide la fascination qu’il exerça sur son siècle par sa personne et par son style. Sachons aussi voir que le geste criminel des paranoïaques émeut parfois si loin la sympathie tragique, que le siècle, pour se défendre, ne sait plus s’il doit le dépouiller de sa valeur humaine ou bien accabler le coupable sous sa responsabilité.

On peut concevoir l’expérience vécue paranoïaque et la conception du monde qu’elle engendre, comme une syntaxe originale, qui contribue à affirmer, par les liens de compréhension qui lui sont propres, la communauté humaine. La connaissance de cette syntaxe nous semble une introduction indispensable à la compréhension des valeurs symboliques de l’art, et tout spécialement aux problèmes du style, – à savoir des vertus de conviction et de communion humaine qui lui sont propres, non moins qu’aux paradoxes de sa genèse, – problèmes toujours insolubles à toute anthropologie qui ne sera pas libérée du réalisme naïf de l’objet.

1933 LACAN Les sœurs Papin

1933-12-12 :      Motifs du crime paranoïaque : le crime des (7 p.)

Paru dans Le Minotaure, n° 3/4 – 1933-34, avec la mention : « Au docteur Georges Dumas, en respectueuse amitié », puis, dans Obliques, 1972, n° 2, pp. 100-103. Sera repris à la suite de la thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1975, pp. 25-28.

 

(25)On se souvient des circonstances horribles du massacre du Mans et de l’émotion que provoqua dans la conscience du public le mystère des motifs des deux meurtrières, les sœurs Christine et Léa Papin. À cette inquiétude, à cet intérêt, une information très ample des faits répondit dans la presse, et par l’organe des esprits les plus avertis du journalisme[1]. Nous ne ferons donc que résumer les faits du crime.

 

Les deux sœurs, 28 et 21 ans, sont depuis plusieurs années les servantes d’honorables bourgeois de la petite ville provinciale, un avoué, sa femme et sa fille. Servantes modèles, a-t-on dit, enviées au ménage ; servantes-mystère aussi, car, si l’on a remarqué que les maîtres semblent avoir étrangement manqué de sympathie humaine, rien ne nous permet de dire que l’indifférence hautaine des domestiques n’ait fait que répondre à cette attitude ; d’un groupe à l’autre « on ne se parlait pas ». Ce silence pourtant ne pouvait être vide, même s’il était obscur aux yeux des acteurs.

 

Un soir, le 2 février, cette obscurité se matérialise par le fait d’une banale panne de l’éclairage électrique. C’est une maladresse des sœurs qui l’a provoquée, et les patronnes absentes ont déjà montré lors de moindres propos des humeurs vives. Qu’ont manifesté la mère et la fille, lorsqu’à leur retour elles ont découvert le mince désastre ? Les dires de Christine ont varié sur ce point. Quoiqu’il en soit, le drame se déclenche très vite, et sur la forme de l’attaque il est difficile d’admettre une autre version que celle qu’ont donnée les sœurs, à savoir qu’elle fut soudaine, simultanée, portée d’emblée au paroxysme de la fureur : chacune s’empare d’une adversaire, lui arrache vivante les yeux des orbites, fait inouï, a-t-on dit, dans les annales du crime, et l’assomme. Puis, à l’aide de ce qui se trouve à leur portée, marteau, pichet d’étain, couteau de cuisine, elles s’acharnent sur les corps de leurs victimes, leur écrasent la face, et, dévoilant leur sexe, tailladent profondément les cuisses et les fesses de l’une, pour souiller de ce sang celles de l’autre. Elles lavent ensuite les instruments de ces rites atroces, se purifient elles-mêmes et se couchent dans le même lit. « En voilà du propre ! » Telle est la formule qu’elles échangent et qui semble donner le ton du dégrisement, vidé de toute émotion, qui succède chez elles à l’orgie sanglante.

Au juge, elles ne donneront de leur acte aucun motif compréhensible, aucune haine, aucun grief contre leurs victimes ; leur seul souci paraîtra de partager entièrement la responsabilité du crime. À trois médecins experts, elles apparaîtront sans aucun signe de délire, ni de démence, sans aucun trouble actuel psychique ni physique, et force leur sera d’enregistrer ce fait.

Dans les antécédents du crime, des données trop imprécises, semble-t-il, pour qu’on puisse en tenir compte : une démarche embrouillée des sœurs auprès du maire pour obtenir l’émancipation de la plus jeune, un secrétaire général qui les a trouvées « piquées », un commissaire central qui témoigne les (26)avoir tenues pour « persécutées ». Il y a aussi l’attachement singulier qui les unissait, leur immunité à tout autre intérêt, les jours de congé qu’elles passent ensemble et dans leur chambre. Mais s’est-on inquiété jusque-là de ces étrangetés ? On omet encore un père alcoolique, brutal, qui, dit-on, a violé une de ses filles et le précoce abandon de leur éducation.

Ce n’est qu’après cinq mois de prison que Christine, isolée de sa sœur, présente une crise d’agitation très violente avec hallucinations terrifiantes. Au cours d’une autre crise elle tente de s’arracher les yeux, certes en vain, mais non sans se léser. L’agitation furieuse nécessite cette fois l’application de la camisole de force ; elle se livre à des exhibitions érotiques, puis apparaissent des symptômes de mélancolie : dépression, refus d’aliments, auto-accusation, actes expiatoires d’un caractère répugnant ; dans la suite à plusieurs reprises, elle tient des propos à signification délirante. Disons que la déclaration de Christine d’avoir simulé tel de ces états ne peut aucunement être tenue pour la clef réelle de leur nature : le sentiment de jeu y est fréquemment éprouvé par le sujet, sans que son comportement en soit moins typiquement morbide.

Le 30 septembre les sœurs sont condamnées par le jury. Christine, entendant qu’elle aura la tête tranchée sur la place du Mans, reçoit cette nouvelle à genoux.

Cependant les caractères du crime, les troubles de Christine dans la prison, les étrangetés de la vie des sœurs avaient convaincu la majorité des psychiatres de l’irresponsabilité des meurtrières.

Devant le refus d’une contre-expertise, le Dr Logre dont on connaît la personnalité hautement qualifiée, crut pouvoir témoigner à la barre pour leur défense. Fût-ce la règle de rigueur inhérente au clinicien magistral ou la prudence imposée par des circonstances qui le mettaient en posture d’avocat ? Le Dr Logre avança non pas une, mais plusieurs hypothèses sur l’anomalie mentale présumée des sœurs : idées de persécution, perversion sexuelle, épilepsie ou hystéro-épilepsie. Si nous croyons pouvoir formuler une solution plus univoque du problème, nous voulons d’abord en rendre hommage à son autorité, non seulement parce qu’elle nous couvre du reproche de porter un diagnostic sans avoir examiné nous-même les malades, mais parce qu’elle a sanctionné de formules particulièrement heureuses certains faits très délicats à isoler et pourtant, nous allons le voir, essentiels à la démonstration de notre thèse.

Il est une entité morbide, la paranoïa, qui malgré les fortunes diverses qu’elle a subies avec l’évolution de la psychiatrie, répond en gros aux traits classiques suivants : a) un délire intellectuel qui varie ses thèmes des idées de grandeur aux idées de persécution ; b) des réactions agressives très fréquemment meurtrières ; c) une évolution chronique.

Deux conceptions s’opposaient jusqu’ici sur la structure de cette psychose : l’une la tient pour le développement d’une « constitution » morbide, c’est-à-dire d’un vice congénital du caractère ; l’autre en désigne les phénomènes élémentaires dans des troubles momentanés de la perception, qu’on qualifie d’interprétatifs à cause de leur analogie apparente avec l’interprétation normale ; le délire est ici considéré comme un effort rationnel du sujet pour expliquer ces expériences, et l’acte criminel comme une réaction passionnelle dont les motifs sont donnés par la conviction délirante.

Bien que les phénomènes dits élémentaires aient une existence beaucoup plus certaine que la constitution prétendue paranoïaque, on voit facilement l’insuffisance de ces deux conceptions, et nous avons tenté d’en fonder une nouvelle sur une observation plus conforme au comportement du malade[2].

Nous avons reconnu ainsi comme primordiale, tant dans les éléments que dans l’ensemble du délire et dans ses réactions, l’influence des relations sociales incidentes à chacun de ces trois ordres de phénomènes, et nous avons admis comme explicative des faits de la psychose la notion dynamique des tensions sociales, dont l’état d’équilibre ou de rupture définit normalement dans l’individu la personnalité.

La pulsion agressive, qui se résout dans le meurtre, apparaît ainsi comme l’affection qui sert de base à la psychose. On peut la dire inconsciente, ce qui signifie que le contenu intentionnel qui la traduit dans la conscience ne peut se manifester sans un compromis avec les exigences sociales intégrées par le sujet, c’est-à-dire sans un camouflage de motifs qui est précisément tout le délire.

Mais cette pulsion est empreinte en elle-même de relativité sociale : elle a toujours l’intentionnalité d’un crime, presque constamment celle d’une vengeance, souvent le sens d’une punition, c’est-à-dire d’une sanction issue des idéaux sociaux, parfois enfin elle s’identifie à l’acte achevé de la moralité, elle a la portée d’une expiation (auto-punition). Les caractères objectifs du meurtre, son électivité quant à la victime, son efficacité meurtrière, ses modes de déclenchement et d’exécution varient de façon continue avec ces degrés de la signification humaine de la pulsion fondamentale. Ce sont ces mêmes degrés qui commandent la réaction de la société à l’égard du crime paranoïaque, réaction ambivalente, à double forme, qui fait la contagion émotionnelle de ce crime et les exigences punitives de l’opinion.

Tel est ce crime des sœurs Papin, par l’émotion qu’il soulève et qui dépasse son horreur, par sa valeur d’image atroce, mais symbolique jusqu’en ses plus hideux détails : les métaphores les plus usées de la haine : « Je lui arracherais les yeux », reçoivent leur exécution littérale. La conscience populaire révèle le sens qu’elle donne à cette haine appliquant ici le maximum de la peine, comme la loi antique au crime des esclaves. Peut-être nous le verrons, se trompe-t-elle ainsi sur le sens réel de (27)l’acte. Mais observons à l’usage de ceux qu’effraie la voie psychologique où nous engageons l’étude de la responsabilité, que l’adage « comprendre c’est pardonner » est soumis aux limites de chaque communauté humaine et que, hors de ces limites, comprendre (ou croire comprendre), c’est condamner.

Le contenu intellectuel du délire nous apparaît, nous l’avons dit, comme une superstructure à la fois justificative et négatrice de la pulsion criminelle. Nous le concevons donc comme soumis aux variations de cette pulsion, à la chute qui résulte par exemple de son assouvissement : dans le cas princeps du type particulier de paranoïa que nous avons décrit (le cas Aimée), le délire s’évanouit avec la réalisation des buts de l’acte. Nous ne nous étonnerons pas qu’il en ait été de même pendant les premiers mois qui ont suivi le crime des sœurs. Les défauts corrélatifs des descriptions et des explications classiques ont longtemps fait méconnaître l’existence, pourtant capitale, de telles variations, en affirmant la stabilité des délires paranoïaques, alors qu’il n’y a que constance de structure : cette conception induit les experts à des conclusions erronées, et explique leur embarras en présence de nombreux crimes paranoïaques, où leur sentiment de la réalité se fait jour malgré leurs doctrines, mais n’engendre chez eux que l’incertitude.

Chez les sœurs Papin, nous devons tenir la seule trace d’une formulation d’idées délirantes antérieure au crime pour un complément du tableau clinique : or l’on sait qu’on la trouve, dans le témoignage du commissaire central de la ville principalement. Son imprécision ne saurait aucunement le faire rejeter : tout psychiatre connaît l’ambiance très spéciale qu’évoque très souvent on ne sait quelle stéréotypie des propos de ces malades, avant même qu’ils s’explicitent en formules délirantes. Que quelqu’un ait seulement une fois expérimenté cette impression, et l’on ne saurait tenir pour négligeable le fait qu’il la reconnaisse. Or les fonctions de triage des centres de la police donnent l’habitude de cette expérience.

Dans la prison, plusieurs thèmes délirants s’expriment chez Christine. Nous qualifions ainsi non seulement des symptômes typiques du délire, tel que celui de la méconnaissance systématique de la réalité (Christine demande comment se portent ses deux victimes et déclare qu’elle les croit revenues dans un autre corps), mais aussi les croyances plus ambiguës qui se traduisent dans des propos comme celui-ci : « Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma sœur ». On peut en effet reconnaître en ces propos des contenus très typiques de délires classés. Il est en outre constant de rencontrer une certaine ambivalence dans toute croyance délirante, depuis les formes les plus tranquillement affirmatives des délires fantastiques (où le sujet reconnaît pourtant une « double réalité ») jusqu’aux formes interrogatives des délires dits de supposition (où toute affirmation de la réalité lui est suspecte).

L’analyse, dans notre cas, de ces contenus et de ces formes nous permettrait de préciser la place des deux sœurs dans la classification naturelle des délires. Elles ne se rangeraient pas dans cette forme très limitée de paranoïa que, par la voie de telles corrélations formelles, nous avons isolée dans notre travail. Probablement même sortiraient-elles des cadres génériques de la paranoïa pour entrer dans celui des paraphrénies, que le génie de Kraepelin isola comme des formes immédiatement contiguës. Cette précision du diagnostic, dans l’état chaotique de notre information, serait pourtant très précaire. Au reste elle serait peu utile à notre étude des motifs du crime, puisque, nous l’avons indiqué dans notre travail, les formes de paranoïa et les formes délirantes voisines restent unies par une communauté de structure qui justifie l’application des mêmes méthodes d’analyse.

Ce qui est certain, c’est que les formes de la psychose sont chez les deux sœurs sinon identiques, du moins étroitement corrélatives. On a entendu au cours des débats l’affirmation étonnante qu’il était impossible que deux êtres fussent frappés ensemble de la même folie, ou plutôt la révélassent simultanément. C’est une affirmation complètement fausses. Les délires à deux sont parmi les formes les plus anciennement reconnues des psychoses. Les observations montrent qu’ils se produisent électivement entre proches parents, père et fils, mère et fille, frères ou sœurs. Disons que leur mécanisme relève dans certains cas de la suggestion contingente exercée par un sujet délirant actif sur un sujet débile passif. Nous allons voir que notre conception de la paranoïa en donne une notion toute différente et explique de façon plus satisfaisante le parallélisme criminel des deux sœurs.

La pulsion meurtrière que nous concevons comme la base de la paranoïa ne serait en effet qu’une abstraction peu satisfaisante, si elle ne se trouvait contrôlée par une série d’anomalies corrélatives des instincts socialisés, et si l’état actuel de nos connaissances sur l’évolution de la personnalité ne nous permettait de considérer ces anomalies pulsionnelles comme contemporaines dans leur genèse. Homosexualité, perversion sado-masochiste, telles sont les troubles instinctifs dont seuls les psychanalystes avaient su dans ces cas déceler l’existence et dont nous avons tenté de montrer dans notre travail la signification génétique. Il faut avouer que les sœurs paraissent apporter à ces corrélations une confirmation qu’on pourrait dire grossière : le sadisme est évident dans les manœuvres exécutées sur les victimes, et quelle signification ne prennent pas, à la lumière de ces données, l’affection exclusive des deux sœurs, le mystère de leur vie, les étrangetés de leur cohabitation, leur rapprochement peureux dans un même lit après le crime ?

Notre expérience précise de ces malades nous fait hésiter pourtant devant l’affirmation, que d’aucuns franchissent, de la réalité de relations sexuelles entre les sœurs. C’est pourquoi nous sommes reconnaissants au Dr Logre de la subtilité du terme (28)de « couple psychologique », où l’on mesure sa réserve en ce problème, Les psychanalystes eux-mêmes,. quand ils font dériver la paranoïa de l’homosexualité, qualifient cette homosexualité d’inconsciente, de « larvée ». Cette tendance homosexuelle ne s’exprimerait que par une négation éperdue d’elle-même, qui fonderait la conviction d’être persécuté et désignerait l’être aimé dans le persécuteur. Mais qu’est cette tendance singulière, qui, si proche ainsi de sa révélation la plus évidente, en resterait toujours séparée par un obstacle singulièrement transparent ?

Freud dans un article admirable[3], sans nous donner la clef de ce paradoxe, nous fournit tous les éléments pour la trouver. Il nous montre en effet que, lorsqu’aux premiers stades maintenant reconnus de la sexualité infantile s’opère la réduction forcée de l’hostilité primitive entre les frères, une anormale inversion peut se produire de cette hostilité en désir, et que ce mécanisme engendre un type spécial d’homosexuels chez qui prédominent les instincts et activités sociales. En fait ce mécanisme est constant : cette fixation amoureuse est la condition primordiale de la première intégration aux tendances instinctives de ce que nous appelons les tensions socialesIntégration douloureuse, où déjà se marquent les premières exigences sacrificielles que la société ne cessera plus jamais d’exercer sur ses membres : tel est son lien avec cette intentionnalité personnelle de la souffrance infligée, qui constitue le sadisme. Cette intégration se fait cependant selon la loi de moindre résistance par une fixation affective très proche encore du moi solipsiste, fixation qui mérite d’être dite narcissique et où l’objet choisi est le plus semblable au sujet : telle est la raison de son caractère homosexuel. Mais cette fixation devra être dépassée pour aboutir à une moralité socialement efficace. Les belles études de Piaget nous ont montré le progrès qui s’effectue depuis l’égocentrisme naïf des premières participations aux règles du jeu moral jusqu’à l’objectivité coopératrice d’une conscience idéalement achevée.

Chez nos malades cette évolution ne dépasse pas son premier stade, et les causes d’un tel arrêt peuvent être d’origines très différentes, les unes organiques (tares héréditaires), les autres psychologiques : la psychanalyse a révélé parmi celles-ci l’importance de l’inceste infantile. On sait que son acte semble n’avoir pas été absent de la vie des sœurs.

À vrai dire, bien avant que nous ayons fait ces rapprochements théoriques, l’observation prolongée de cas multiples de paranoïa, avec le complément de minutieuses enquêtes sociales, nous avait conduit à considérer la structure des paranoïa et des délires voisins comme entièrement dominée par le sort de ce complexe fraternel. L’instance majeure en est éclatante dans les observations que nous avons publiées. L’ambivalence affective envers la sœur aînée dirige tout le comportement auto-punitif de notre « cas Aimée ». Si au cours de son délire Aimée transfère sur plusieurs têtes successives les accusations de sa haine amoureuse, c’est par un effort de se libérer de sa fixation première, mais cet effort est avorté : chacune des persécutrices n’est vraiment rien d’autre qu’une nouvelle image, toujours toute prisonnière du narcissisme, de cette sœur dont notre malade a fait son idéal. Nous comprenons maintenant quel est l’obstacle de verre qui fait qu’elle ne peut jamais savoir, encore qu’elle le crie, que toutes ces persécutrices, elle les aime : elles ne sont que des images.

Le « mal d’être deux » dont souffrent ces malades ne les libère qu’à peine du mal de Narcisse. Passion mortelle et qui finit par se donner la mort. Aimée frappe l’être brillant qu’elle hait justement parce qu’elle représente l’idéal qu’elle a de soi. Ce besoin d’auto-punition, cet énorme sentiment de culpabilité se lit aussi dans les actes des Papin, ne serait-ce que dans l’agenouillement de Christine au dénouement. Mais il semble qu’entre elles les sœurs ne pouvaient même prendre la distance qu’il faut pour se meurtrir. Vraies âmes siamoises, elle forment un monde à jamais clos ; à lire leurs dépositions après le crime, dit le Dr Logre, « on croit lire double ». Avec les seuls moyens de leur îlot, elles doivent résoudre leur énigme, l’énigme humaine du sexe.

Il faut avoir prêté une oreille attentive aux étranges déclarations de tels malades pour savoir les folies que leur conscience enchaînée peut échafauder sur l’énigme du phallus et de la castration féminine. On sait alors reconnaître dans les aveux timides du sujet dit normal les croyances qu’il tait, et qu’il croit taire parce qu’il les juge puériles, alors qu’il les tait parce que sans le savoir il y adhère encore.

Le propos de Christine : « Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma sœur », est reproduit chez nos malades par maints thèmes fantastiques qu’il suffit d’écouter pour obtenir. Quel long chemin de torture elle a dû parcourir avant que l’expérience désespérée du crime la déchire de son autre soi-même, et qu’elle puisse, après sa première crise de délire hallucinatoire, où elle croit voir sa sœur morte, morte sans doute de ce coup, crier, devant le juge qui les confronte, les mots de la passion dessillée : « Oui, dis oui ».

Au soir fatidique, dans l’anxiété d’une punition imminente, les sœurs mêlent à l’image de leurs maîtresses le mirage de leur mal. C’est leur détresse qu’elles détestent dans le couple qu’elles entraînent dans un atroce quadrille. Elles arrachent les yeux, comme châtraient les Bacchantes. La curiosité sacrilège qui fait l’angoisse de l’homme depuis le fonds des âges, c’est elle qui les anime quant elles déchirent leurs victimes, quand elles traquent dans leurs blessures béantes ce que Christine plus tard devant le juge devait appeler dans son innocence « le mystère de la vie ».


[1]. Cf. les reportages de Jérôme et de Jean Tharaud dans Paris-Soir, des 28, 29 et 30 Septembre et du 8 Octobre 1933.

[2]. Jacques Lacan.– De la Psychose Paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité.– Lefrançois édit. 1932.

[3]. S. Freud. – « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité » – Trad. Jacques Lacan – Revue de psychanalyse, 1932, n° 3, Pages 391-401.

1935 LACAN compte-rendu Henry Ey 

Hallucinations et délires 1935-00-00 :  Ce compte-rendu d’un ouvrage de Henry Ey :, Paris, F. Alcan, 178 pages, fut publié dans Évolution Psychiatrique 1935, fascicule n° 1, pp. 87-91.

1935-00-00 :      

(87)Un assez vaste public n’est pas sans soupçonner qu’en France le peu d’ampleur des cercles où se poursuit la recherche psychiatrique vivante, ne peut être seulement rapporté aux nécessités propédeutiques et à l’ésotérisme technique, légitimés par les exigences d’un ordre nouveau de la connaissance. Il s’agit là au contraire d’un trait trop singulier par rapport à l’activité manifestée dans d’autres pays pour qu’on n’en cherche pas la cause dans des contingences culturelles et sociales d’ailleurs assez claires, faute de quoi il faudrait le promouvoir à la dignité d’un phénomène positif : à savoir et en termes propres une pénurie d’inspiration. Le public se convaincra qu’il n’est rien de tel, en prenant contact par ce petit livre, fait à son usage, avec un esprit dont la production, fragmentée dans des articles et des collaborations, ne laissait jusqu’ici connaître qu’aux seuls initiés son importance et son originalité.

Henri Ey n’a pas voulu donner ici un résumé de ses recherches sur l’hallucination. L’immensité et l’hétérogénéité de ce problème lui ont imposé un programme méthodique d’investigation et d’exposition dont le développement dans ses travaux antérieurs s’est poursuivi avec une rare cohérence. L’ensemble est loin d’en être achevé. Ce nouveau travail n’en est qu’un moment, mais tant pour la méthode de recherche que pour les fondements théoriques adoptés par l’auteur dans le champ déjà parcouru, il a une valeur exemplaire. C’est que les phénomènes hallucinatoires ici étudiés réalisent par leurs propriétés un véritable cas de démonstration pour la pensée de l’auteur. Ce sont en effet les hallucinations psycho-motrices, isolées par Seglas en 1888.

Avant le travail que nous analysons, il est remarquable de constater avec Henri Ey et conformément à l’observation liminaire que nous a inspirée cette analyse, que « l’histoire des idées sur les hallucinations psychomotrices, commence et s’arrête à Seglas ». Ce n’est pas dire qu’elle a stagné dans une stéréotypie professorale : l’évolution profondément subversive des théories de Seglas nous montre au contraire la merveille d’un esprit qui non seulement a su « voir le fait nouveau » (ce qui n’aurait pu être sans une (88)première élaboration théorique), mais qui, dans le commerce de prédilection qu’il entretient avec l’objet de sa découverte, remanie par étapes et presque malgré soi le cadre mental où il l’a d’abord aperçu. Nous touchons là un bel exemple de cette transmutation réciproque de l’objet et de la pensée que l’histoire des sciences nous montre être identique au progrès même de la connaissance.

H. Ey nous montre d’abord ces étapes de la pensée de Seglas. Elle aboutit dans un article avec Barat en 1913 et dans une conférence en 1914 à une forme achevée, où H. Ey reconnaît tout l’essentiel de sa propre position et dont son travail ne veut être que le développement. Cette filiation reçoit ici la sanction du Maître lui-même qui, depuis lors enfermé dans la retraite, en est sorti pour préfacer généreusement ce livre.

La substance de celui-ci témoigne de la valeur de cette connaissance historique des notions, où Ey aime à s’attacher. Cette connaissance féconde en toute science, l’est plus encore en psychiatrie. Il serait vain qu’on veuille lui opposer la réalité clinique qu’elle sert à connaître, ou, pire encore, les entreprises primaires et brouillonnes qui passent en psychiatrie pour des recherches expérimentales, peut-être parce qu’y florissent en grand nombre ceux qui dans n’importe quelle discipline expérimentale authentique seraient relégués au rang de goujats de laboratoire.

L’hallucination psycho-motrice permet de poser avec un relief spécial et aussi de résoudre avec une certitude particulière le problème que H. Ey a mis au centre de ses travaux sur l’hallucination : l’hallucination est-elle 1° le parasite qui désorganise la vie mentale, – l’automatisme de basse échelle qui, selon une conception élémentaire comme celle de Clérambault ou très subtile comme celle de Mourgue, simule la perception ; 2° – est-elle, en bref, l’objet situé dans le cerveau qui s’impose au sujet pour un objet extérieur ? Ou bien, l’hallucination 3° est-elle organisation de la croyance, – partie intégrante de relations bouleversées entre l’être vivant et le monde extérieur dont il n’achève jamais tellement l’objectivation qu’elle ne reste soutenue par sa portée vitale ; 4° – est-elle enfin l’affirmation de réalité par où le sujet perturbé défend sa nouvelle objectivité ?

L’hallucination psychomotrice, en effet, parait d’abord – et est historiquement apparue – comme renfermant en son mode même un « facteur puissant de dédoublement de la personnalité ». D’autre part, le caractère souvent observable, puisque moteur, de son phénomène semblait être le garant de l’objectivité de l’automatisme supposé causal.

Mais les contradictions d’une telle conception apparaissent très vite et (89)non moins en fonction de la forme propre de l’hallucination psycho-motrice.

a) Contradiction phénoménologique tout d’abord qui se manifeste dans les premières classifications en faisant poser comme le plus hallucinatoire le phénomène le plus réel (monologue – impulsions verbales). b) Contradiction clinique ensuite, dont les tenants de la « pure observation » feraient bien de méditer combien elle répond à point nommé à une conception incohérente de l’essence du phénomène : les malades d’une part affirment leur « dédoublement », avec d’autant plus de conviction que le phénomène apparaît à l’observateur moins automatique et plus chargé de signification affective, comme on le voit au début de la plupart des phénomènes d’influence. D’autre part, quand lors d’états terminaux ils apparaissent comme la proie des automatismes verbaux (monologues incoercibles, glossomanie), le phénomène hallucinatoire s’évanouit ou est remplacé par une attitude de jeu.

Dès lors le trait essentiel de l’hallucination psychomotrice, qu’il s’agisse g) d’hallucination vraie ou de d)pseudo-hallucination, ne doit pas être cherché dans l’automatisme, admis comme réel sur les dires du malade, de la prétendue image kinesthésique verbale, mais dans la perturbation du sentiment fondamental d’intégration à la personnalité – sentiment d’automatisme et sentiment d’influence – par où un réel mouvement, phonatoire ou synergique de la phonation, est coloré du ton d’un phénomène vécu comme étranger ou bien comme forcé. Quant au « puissant facteur de dédoublement de la personnalité », il se trouve non pas dans une kinesthésie perturbée, mais dans la structure même de la fonction du langage, dans sa phénoménologie toujours empreinte d’une dualité, qu’il s’agisse du commandement, de la délibération ou du récit.

Tel est le mouvement critique qui unifie les divers chapitres où dans la première partie de l’ouvrage, H. Ey répartit les connaissances très riches qui fondent son argumentation : Introduction qui reproduit à sa place dialectique la critique générale sur la notion d’automatisme en psychopathologie que les lecteurs de l’Évolution Psychiatrique ont pu lire au N° 3 de l’année 1932. – Exposé du progrès théorique de la pensée de Seglas qui a la valeur d’une expérience clinique privilégiée. – Rappel de la révolution scientifique actuellement acquise quant à la psychologie de l’image, et de ses retentissements dans la théorie du mouvement et dans celle du langage. – Sémiologie des hallucinations psycho-motrices. – Réduction analytique de celles-ci en phénomènes forcés et en phénomènes étrangers. – Réduction génétique aux sentiments d’influence et d’automatisme et aux conditions de ceux-ci.

(90)B)Cette première partie ne prend pourtant toute sa portée qu’après connaissance de la seconde. Dans celle-ci, en effet, H. Ey réintègre l’hallucination psychomotrice dans les structures mentales et les comportements délirants dont il a montré qu’elle ne peut être séparée. II désigne dans l’évolution même des délires les stades électifs de son apparition et précise concrètement le degré de relâchement et la part d’intégrité de la personnalité qui sont exigibles pour que le phénomène se produise. Enfin, il tente de donner une classification naturelle des types cliniques où il se rencontre, en même temps qu’il en énumère un certain nombre de types étiologiques.

C’est à notre avis la partie la plus précieuse du livre et nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur pour qu’il profite de la très riche expérience du malade qui s’y démontre.

Si, en effet, tout converge enfin dans ce livre vers la réalité du malade, c’est que tout en part. « C’est en contact des malades aliénés que nous avons pu acquérir, écrit l’auteur, quelques idées sur les hallucinations. Si c’est là une méthode préjudiciable à la compréhension de tels phénomènes, il est clair que, viciées dans leur germe, toutes nos études ne signifient strictement rien. »

H. Ey sait quelles questions posent au psychologue et au physiologiste, la nature et les conditions de l’esthésie hallucinatoire, la valeur et le mécanisme de ses caractères d’extériorité. C’est pour cela qu’il sait aussi qu’elles ne peuvent résoudre le problème de la réalité hallucinatoire chez nos malades.

II est paradoxal – et à vrai dire assez comique – de voir ceux-là même qui se réclament de la pure clinique tenir pour données au départ du problème de l’hallucination, précisément les qualités psychologiques les plus mal assurées dans leur contenu et les fonder sur les affirmations des malades, acceptées à l’état brut. Ces prétendus cliniciens deviennent ainsi des abstracteurs de délire et sont amenés à méconnaître une foule de traits significatifs du comportement du malade et de l’évolution de la maladie. La seule bâtardise de l’entité nosologique de la psychose hallucinatoire chronique (encore utilisée actuellement dans des milieux attardés) suffirait à le démontrer. Par le démembrement cliniquement très satisfaisant que H. Ey donne de cette entité, il démontre qu’il n’y a pas de saine clinique sans une saine critique de la hiérarchie des phénomènes. Pour des raisons identiques aux conditions mêmes de la connaissance, ceux qui prétendent méconnaître une telle critique, ne parviennent pas à s’en passer ; ils recourent, quoi qu’ils en aient, à une certaine critique, mais vicieuse.

(91)Pathologie de la croyance, telle est donc l’essence des délires hallucinatoires chroniques. L’ambiguïté que présentent tant l’esthésie que l’extériorité dans l’hallucination psycho-motrice, en ont fait pour M. Ey un cas particulièrement favorable à la démonstration que le caractère essentiel de l’hallucination est la croyance à sa réalité.

La somme d’erreurs que cet ouvrage tend à dissiper justifie son orientation polémique. Notre approbation nous en a peut-être fait accentuer le ton dans notre analyse. C’est là une interprétation délibérée de notre part et qui nous ôte tout droit à chercher querelle à l’auteur en souhaitant qu’il se fût plus étendu sur deux points positifs de son exposé. A) Le premier concerne le mécanisme créateur de l’hallucination psycho-motrice : c’est la double liaison phénoménologique qui parait s’y démontrer d’une part entre la croyance à son extériorité et le déficit de la pensée qui se manifeste dans son cadre, d’autre part entre la croyance à sa validité et l’émotion sthénique qui l’accompagne. L’auteur eût peut-être mieux établi ces liaisons s’il avait touché au problème des automatismes graphiques, à propos desquels nous avons eu nous-mêmes l’occasion d’en être frappé. B) Le second point concerne la notion que nous chérissons de la structure mentale qui fait l’unité de chaque forme de délire chronique et caractérise tant ses manifestations élémentaires que l’ensemble de son comportement. Son usage systématique dans la description des différents types de délires ici rapportés eût peut-être conduit dans la plupart d’entre eux à dissoudre plus complètement l’hallucination psycho-motrice dans la mentalité délirante.

Jacques-M. LACAN

 

 

Intervention sur l’exposé du Dr P. Schiff « Les paranoïas au point de vue psychanalytique », paru dans les comptes rendus de la 9ème Conférence des Psychanalystes de Langue française de la Revue Française de Psychanalyse 1935, tome VIII, n° 1, page 170. Un autre résumé est paru dans l’Évolution psychiatrique, 34/35, p. 85-86.

 

DR O. L. Forel – […]

 

Le Dr Lacan veut dire tout d’abord son admiration pour le tour de force réalisé par Schiff en vue de faire se rejoindre les points de vue si opposés de la psychiatrie classique et de la psychanalyse. Dans la tension de contact social dont parle Schiff, il lui a semblé percevoir une transformation de ce que lui-même a appelé la tension sociale, mais il n’a, pour son compte, jamais envisagé une limitation du contact social chez le paranoïaque. Il estime, comme le rapporteur, que dans son ensemble la paranoïa nécessitera encore de nombreuses études.

Par des analyses cliniques de plus en plus approfondies, par des monographies minutieuses, on pourra mettre en évidence, non seulement la continuité de ces cas et leurs points communs, mais aussi les éléments de différenciation qui ne lui semblent pas être ceux de l’école psychiatrique classique. Pour lui, l’essentiel de la question est dans une étude toujours plus poussée de la personnalité et de ses formations structurales au cours des diverses psychoses.

 

Le Dr Laforgue – […]

 

Intervention sur l’exposé de P. Schiff « Psychanalyse d’un crime incompréhensible » à la Société Psychanalytique de Paris in Revue Française de Psychanalyse, 1935, tome VIII, n° 4 page 690-691.

 

Discussion : […]

 

 

(690)DR LACAN – Il lui semble aussi que l’importance donnée à la kératite est au plus haut point symbolique de la femme virile. Il croit aussi à la valeur déclenchante de l’incident apparemment absurde. Tel était bien le cas dans le crime des deux sœurs Papin, qui avaient massacré leur patronne à propos d’une petite panne d’électricité. Cette coïncidence d’un évènement objectif avec la tension pulsionnelle a une grande valeur.

Peut-on, dès lors, vraiment dire que la crise est incompréhensible ? Il l’est pour une idée conventionnelle que l’on s’en fait. Il y a des cas où la réalisation du « kakon » est incompréhensible, d’autres où elle se comprend. Le cas d’Aimée est calqué sur celui de Schiff. Il s’agit donc bien d’une névrose paranoïaque non d’une psychose où l’agression prend la signification d’un effort pour rompre le cercle magique, l’oppression du monde extérieur.

 

DR LAFORGUE – Le cas exposé par Schiff montre qu’il vaut la peine de réfléchir au problème de la responsabilité. Des masses formidables d’affect sont susceptibles de se déplacer sous l’effet de causes minimes. Ce déplacement ne favorise-t-il pas l’explosion de l’affect en rendant son contrôle impossible ? L’histoire du style semble l’indiquer. La tante, le faisant peut-être exprès sans le vouloir, le laisse tomber. Il se brise. Cela suffit pour permettre la mobilisation de tout l’affect non liquidé, sans que rien puisse être contrôlé. Le crime a lieu.

La question se pose alors de savoir si la responsabilité est exactement la même que si l’incident n’avait pas eu lieu. Il pense, quant à lui, qu’elle n’est certainement pas la même. La responsabilité mérite d’être examinée sous cet angle spécial.

 

DR CODET – Je souscris volontiers à cette idée. Le conflit était mur et devait éclater. La préparation du crime, l’habitude de chérir des idées de vengeance, l’espoir que l’on y trouvera des excuses psychiatriques vont à l’encontre de l’intimidabilité. Les romantiques ont cultivé cela littérairement.

 

DR PICHON – Je voudrais indiquer une position que j’ai prise et écrite, relative à la responsabilité. La question de la responsabilité est une question liée au libre-arbitre, une question philosophique. Mais la question médicale est autre. Nous ne pouvons pas, nous médecins, considérer des criminels autrement que comme des malades. La question de la défense sociale intéresse la société du point de vue de savoir si ces malades peuvent guérir, ou s’il vaut la peine d’entretenir des malades de cette espèce.

Dans ces cas-là, pourquoi atténuer la responsabilité ? Quand ils ont réussi leur crime, qu’ils se sont déchargés, il est plus humain de leur appliquer la prison que l’asile.

 

M DALBIEZ – Il désire faire deux remarques. Schiff a dit de De Greef qu’il était très éloigné de l’analyse. En réalité, il n’est pas opposé à la psychanalyse. Ce sont des échecs qui l’ont découragé. S’il suivait sa pensée jusqu’au bout, De Greef dirait de la malade de Schiff qu’elle présente des symptômes précoces de maladie mentale.

(691)Une des sœurs Papin a été enfermée à l’asile de Rennes. Le directeur de l’asile, le Dr Guillaume, disait que l’on peut tout aussi bien, dans ce cas, conclure à une psychose réactionnelle qu’à un crime schizophrénique. Car les sœurs ont arraché les yeux, tailladé le sexe.

Mme Marie Bonaparte voudrait ajouter deux mots au sujet de la responsabilité : au point de vue de la défense sociale, une seule chose compte, et c’est de se mettre à l’abri des criminels. S’ils sont curables, il faut les soigner, sinon il faut les mettre dans un asile-prison.

 

 

DR LACAN – Le point de vue de la défense ne peut conduire qu’à des conclusions dangereuses. Les médecins se moquent de ce point de vue : il y a des juges exprès pour cela. Mais nous pouvons donner une définition de la personnalité, et la société a le droit de nous demander compte de l’homogénéité de cette personnalité. Sans doctrine, nous arrivons à l’expertise médicale telle qu’elle se pratique de nos jours : absolument arbitraire. Il est révoltant de voir des plumes médicales se compromettre dans des expertises judiciaires.

 

[…]

 

 

« Les problèmes physiopathologiques de l’activité hallucinatoire » parue dans l’Évolution psychiatrique, 1938, fascicule II, pp. 3-77. 1938-01-11

 

Conférence de H. EY […]

 

(74)Discussion :

[…]

(75)M. LACAN – Le rapprochement entre l’illusion et l’hallucination me paraît d’une grande importance. Le vice essentiel des théories mécanicistes porte sur la conception même de la perception, ou de la sensation conçue comme pure. En réalité la « matière sensible » est une création même de l’esprit. Je rappelle à ce propos les expériences relatives à la théorie de la « forme ». Ces expériences, en étudiant comment est déterminée la vision de certaines formes, permettent de saisir sur le vif l’activité créatrice d’un certain « pouvoir identificateur ». Il faut donc rompre l’habitude de « penser sensation ». La sensation est constamment pervertie et il faut un long apprentissage pour qu’elle parvienne à être correcte. Ce « pouvoir identificateur » (76)a une valeur physiologique. Il est possible de le trouver chez l’animal même et suppose aussi pour s’exercer l’intégrité des tractus nerveux. À propos de l’hallucination je rappelle l’importance que prend, dans l’attitude même de l’homme, tout ce qui a rapport à l’image de son corps propre, à sa propre synthèse. Il y a là la notion d’une image centrale, à prédominance visuelle, surtout proprioceptive. Les rapports chez le délirant avec cette image génétique de soi se trouvent électivement troublés.

 

[…]

1938 LACAN LA FAMILLE

Cet article de Lacan, écrit à la demande de Wallon est publié dans l’Encyclopédie Française, tome VIII, en mars 1938. On trouvera ci-dessous le plan de cet article reproduit à peu près tel qu’il figure dans l’édition originale : les intertitres furent imposés à Lacan par Lucien Febvre (responsable de l’Encyclopédie Française) et Henri Wallon (responsable du Tome VIII, intitulé : « La vie mentale »). Ce travail hors du commun a son histoire : se rapporter au memorandum de Lucien Febvre dont il est question dans Jacques Lacan de Elisabeth Roudinesco[1]. 1938-03-00

 

DEUXIÈME PARTIE

CIRCONSTANCES ET OBJETS DE L’ACTIVITÉ PSYCHIQUE

SECTION A : LA FAMILLE

INTRODUCTION : L’INSTITUTION FAMILIALE Jacques-M. LACAN 8.40- 3

STRUCTURE CULTURELLE DE LA FAMILLE HUMAINE

La famille primitive : une institution

Chapitre I

LE COMPLEXE, FACTEUR CONCRET DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE Jacques-M. LACAN 840- 5

Définition générale du complexe – Le complexe et l’instinct – Le complexe freudien et l’imago

1. Le complexe du sevrage 8.40- 6

Le sevrage, en tant qu’ablactation

Le sevrage, crise du psychisme

L’imago du sein maternel

Le sevrage : prématuration spécifique de la naissance

Le sentiment de la maternité – L’appétit de la mort – Le lien domestique – La nostalgie du Tout

2. Le complexe de l’intrusion 8.40- 8

LA JALOUSIE, ARCHETYPE DES SENTIMENTS SOCIAUX 8.40- 8

Identification mentale – L’imago du semblable – Le sens de l’agressivité primordiale

Le stade du miroir

Puissance seconde de l’image spéculaire – Structure narcissique du moi

LE DRAME DE LA JALOUSIE : LE MOI ET L’AUTRUI 8.40-10

3. Le complexe d’Œdipe 8.40-

Schéma du complexe – Valeur objective du complexe

La FAMILLE SELON Freud

Le complexe de castration

LES FONCTIONS DU COMPLEXE : REVISION PSYCHOLOGIQUE

Maturation de la sexualité

Constitution de la réalité

Répression de LA SEXUALITÉ

Sublimation DE LA RÉALITÉ

Originalité de l’identification œdipienne – L’imago du père

LE COMPLEXE ET LA RELATIVITÉ SOCIOLOGIQUE

Matriarcat et PATRIARCAT

L’homme MODERNE ET LA FAMILLE CONJUGALE

Rôle de la formation familiale – Déclin de l’imago paternelle

CHAPITRE II

LES COMPLEXES FAMILIAUX EN PATHOLOGIE Jacques-M. LACAN 8.42-

1. Les psychoses à thème familial

Fonction DES COMPLEXES DANS LES DÉLIRES

Réactions familiales – Thèmes familiaux

Déterminisme DE LA PSYCHOSE

Facteurs familiaux

2. Les névroses familiales 8.42- 3

Symptôme névrotique et drame individuel – De l’expression du refoulé à la défense contre l’angoisse – Déformations spécifiques de la réalité humaine – Le drame existentiel de l’individu – La forme dégradée de l’Œdipe

Névroses DE TRANSFERT

L’hystérie – La névrose obsessionnelle

Névroses DE CARACTÈRE

La névrose d’autopunition – Introversion de la personnalité et schizonoïa – Inversion de la sexualité – Prévalence du principe mâle

SECTION B : L’ÉCOLE

SECTION C : LA PROFESSION

SECTION D : VIE QUOTIDIENNE ET VIE PUBLIQUE

 

 (8.40-3)SECTION A : LA FAMILLE

INTRODUCTION : L’INSTITUTION FAMILIALE

La famille paraît d’abord comme un groupe naturel d’individus unis par une double relation biologique : la génération, qui donne les composants du groupe ; les conditions de milieu que postule le développement des jeunes et qui maintiennent le groupe pour autant que les adultes générateurs en assurent la fonction. Dans les espèces animales, cette fonction donne lieu à des comportements instinctifs, souvent très complexes. On a dû renoncer à faire dériver des relations familiales ainsi définies les autres phénomènes sociaux observés chez les animaux. Ces derniers apparaissent au contraire si distincts des instincts familiaux que les chercheurs les plus récents les rapportent à un instinct original, dit d’interattraction.

 

STRUCTURE CULTURELLE DE LA FAMILLE HUMAINE

 

L’espèce humaine se caractérise par un développement singulier des relations sociales, que soutiennent des capacités exceptionnelles de communication mentale, et corrélativement par une économie paradoxale des instincts qui s’y montrent essentiellement susceptibles de conversion et d’inversion et n’ont plus d’effet isolable que de façon sporadique. Des comportements adaptatifs d’une variété infinie sont ainsi permis. Leur conservation et leur progrès, pour dépendre de leur communication, sont avant tout œuvre collective et constituent la culture ; celle-ci introduit une nouvelle dimension dans la réalité sociale et dans la vie psychique. Cette dimension spécifie la famille humaine comme, du reste, tous les phénomènes sociaux chez l’homme.

Si, en effet, la famille humaine permet d’observer, dans les toutes premières phases des fonctions maternelles, par exemple, quelques traits de comportement instinctif, identifiables à ceux de la famille biologique, il suffit de réfléchir à ce que le sentiment de la paternité doit aux postulats spirituels qui ont marqué son développement, pour comprendre qu’en ce domaine les instances culturelles dominent les naturelles, au point qu’on ne peut tenir pour paradoxaux les cas où, comme dans l’adoption, elles s’y substituent.

Cette structure culturelle de la famille humaine est-elle entièrement accessible aux méthodes de la psychologie concrète : observation et analyse ? Sans doute, ces méthodes suffisent-elles à mettre en évidence des traits essentiels, comme la structure hiérarchique de la famille, et à reconnaître en elle l’organe privilégié de cette contrainte de l’adulte sur l’enfant, contrainte à laquelle l’homme doit une étape originale et les bases archaïques de sa formation morale.

Mais d’autres traits objectifs : les modes d’organisation de cette autorité familiale, les lois de sa transmission, les concepts de la descendance et de la parenté qui lui sont joints, les lois de l’héritage et de la succession qui s’y combinent, enfin ses rapports intimes avec les lois du mariage – obscurcissent en les enchevêtrant les relations psychologiques. Leur interprétation devra alors s’éclairer des données comparées de l’ethnographie, de l’histoire, du droit et de la statistique sociale. Coordonnées par la méthode sociologique, ces données établissent que la famille humaine est une institution. L’analyse psychologique doit s’adapter à cette structure complexe et n’a que faire des tentatives philosophiques qui ont pour objet de réduire la famille humaine soit à un fait biologique, soit à un élément théorique de la société.

Ces tentatives ont pourtant leur principe dans certaines apparences du phénomène familial ; pour illusoires que soient ces apparences, elles méritent qu’on s’y arrête, car elles reposent sur des convergences réelles entre des causes hétérogènes. Nous en décrirons le mécanisme sur deux points toujours litigieux pour le psychologue.

Hérédité psychologique. – Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture. Si les traditions spirituelles, la garde des rites et des coutumes, la conservation des techniques et du patrimoine lui sont disputées par d’autres groupes sociaux, la famille prévaut dans la première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement nommée maternelle. Par là elle préside aux processus fondamentaux du développement psychique, à cette organisation des émotions selon des types conditionnés par l’ambiance, qui est la base des sentiments selon Shand ; plus largement, elle transmet des structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les limites de la conscience.

Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental. Cette continuité, si elle révèle l’artifice de ses fondements dans les concepts mêmes qui définissent l’unité de lignée, depuis le totem jusqu’au nom patronymique, ne se manifeste pas moins par la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à l’inné ; Conn a créé pour ces effets le terme d’hérédité sociale. Ce terme, assez impropre en son ambiguïté, a du moins le mérite de signaler combien il est difficile au psychologue de ne pas majorer l’importance du biologique dans les faits dits d’hérédité psychologique.

(8.40-4)Parenté biologique. – Une autre similitude, toute contingente, se voit dans le fait que les composants normaux de la famille telle qu’on l’observe de nos jours en Occident : le père, la mère et les enfants, sont les mêmes que ceux de la famille biologique. Cette identité n’est rien de plus qu’une égalité numérique. Mais l’esprit est tenté d’y reconnaître une communauté de structure directement fondée sur la constance des instincts, constance qu’il lui faut alors retrouver dans les formes primitives de la famille. C’est sur ces prémisses qu’ont été fondées des théories purement hypothétiques de la famille primitive, tantôt à l’image de la promiscuité observable chez les animaux, par des critiques subversifs de l’ordre familial existant ; tantôt sur le modèle du couple stable, non moins observable dans l’animalité, par des défenseurs de l’institution considérée comme cellule sociale.

La famille primitive : une institution.

Les théories dont nous venons de parler ne sont appuyées sur aucun fait connu. La promiscuité présumée ne peut être affirmée nulle part, même pas dans les cas dits de mariage de groupe : dès l’origine existent interdictions et lois. Les formes primitives de la famille ont les traits essentiels de ses formes achevées : autorité sinon concentrée dans le type patriarcal, du moins représentée par un conseil, par un matriarcat ou ses délégués mâles ; mode de parenté, héritage, succession, transmis, parfois distinctement (Rivers), selon une lignée paternelle ou maternelle. Il s’agit bien là de familles humaines dûment constituées. Mais loin qu’elles nous montrent la prétendue cellule sociale, on voit dans ces familles, à mesure qu’elles sont plus primitives, non seulement un agrégat plus vaste de couples biologiques, mais surtout une parenté moins conforme aux liens naturels de consanguinité.

Le premier point est démontré par Durkheim et par Fauconnet après lui, sur l’exemple historique de la famille romaine ; à l’examen des noms de famille et du droit successoral, on découvre que trois groupes sont apparus successivement, du plus vaste au plus étroit : la gens, agrégat très vaste de souches paternelles ; la famille agnatique, plus étroite mais indivise ; enfin la famille qui soumet à la patria potestas de l’aïeul les couples conjugaux de tous ses fils et petits-fils.

Pour le second point, la famille primitive méconnaît les liens biologiques de la parenté : méconnaissance seulement juridique dans la partialité unilinéale de la filiation ; mais aussi ignorance positive ou peut-être méconnaissance systématique (au sens de paradoxe de la croyance que la psychiatrie donne à ce terme), exclusion totale de ces liens qui, pour ne pouvoir s’exercer qu’à l’égard de la paternité, s’observerait dans certaines cultures matriarcales (Rivers et Malinovski). En outre la parenté n’est reconnue que par le moyen de rites qui légitiment les liens du sang et au besoin en créent de fictifs : faits du totémisme, adoption, constitution artificielle d’un groupement agnatique comme la zadruga slave. De même, d’après notre code, la filiation est démontrée par le mariage.

À mesure qu’on découvre des formes plus primitives de la famille humaine, elles s’élargissent en groupements qui, comme le clan, peuvent être aussi considérés comme politiques. Que si l’on transfère dans l’inconnu de la préhistoire la forme dérivée de la famille biologique pour en faire naître par association ni naturelle ou artificielle ces groupements, c’est là une hypothèse contre laquelle échoue la preuve, mais qui est d’autant moins probable que les zoologistes refusent – nous l’avons vu – d’accepter une telle genèse pour les sociétés animales elles-mêmes.

D’autre part, si l’extension et la structure des groupements familiaux primitifs n’excluent pas l’existence en leur sein de familles limitées à leurs membres biologiques – le fait est aussi incontestable que celui de la reproduction bisexuée –, la forme ainsi arbitrairement isolée ne peut rien nous apprendre de sa psychologie et on ne peut l’assimiler à la forme familiale actuellement existante.

Le groupe réduit que compose la famille moderne ne parait pas, en effet, à l’examen, comme une simplification mais plutôt comme une contraction de l’institution familiale. Il montre une structure profondément complexe, dont plus d’un point s’éclaire bien mieux par les institutions positivement connues de la famille ancienne que par l’hypothèse d’une famille élémentaire qu’on ne saisit nulle part. Ce n’est pas dire qu’il soit trop ambitieux de chercher dans cette forme complexe un sens qui l’unifie et peut-être dirige son évolution. Ce sens se livre précisément quand, à la lumière de cet examen comparatif, on saisit le remaniement profond qui a conduit l’institution familiale à sa forme actuelle ; on reconnaît du même coup qu’il faut l’attribuer à l’influence prévalente que prend ici le mariage, institution qu’on doit distinguer de la famille. D’où l’excellence du terme « famille conjugale », par lequel Durkheim la désigne.

 

 

(8.40.-5)CHAPITRE I

LE COMPLEXE, FACTEUR CONCRET

DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE

C’est dans l’ordre original de réalité que constituent les relations sociales qu’il faut comprendre la famille humaine. Si, pour asseoir ce principe, nous avons eu recours aux conclusions de la sociologie, bien que la somme des faits dont elle l’illustre déborde notre sujet, c’est que l’ordre de réalité en question est l’objet propre de cette science. Le principe est ainsi posé sur un plan où il a sa plénitude objective. Comme tel, il permettra de juger selon leur vraie portée les résultats actuels de la recherche psychologique. Pour autant, en effet, qu’elle rompt avec les abstractions académiques et vise, soit dans l’observation du behaviour soit par l’expérience de la psychanalyse, à rendre compte du concret, cette recherche, spécialement quand elle s’exerce sur les faits de « la famille comme objet et circonstance psychique », n’objective jamais des instincts, mais toujours des complexes.

Ce résultat n’est pas le fait contingent d’une étape réductible de la théorie ; il faut y reconnaître, traduit en termes psychologiques mais conforme au principe préliminairement posé, ce caractère essentiel de l’objet étudié : son conditionnement par des facteurs culturels, aux dépens des facteurs naturels.

Définition générale du complexe. – Le complexe, en effet, lie sous une forme fixée un ensemble de réactions qui peut intéresser toutes les fonctions organiques depuis l’émotion jusqu’à la conduite adaptée à l’objet. Ce qui définit le complexe, c’est qu’il reproduit une certaine réalité de l’ambiance, et doublement. 1° Sa forme représente cette réalité en ce qu’elle a d’objectivement distinct à une étape donnée du développement psychique ; cette étape spécifie sa genèse. 2° Son activité répète dans le vécu la réalité ainsi fixée, chaque fois que se produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette réalité ; ces expériences spécifient le conditionnement du complexe.

Cette définition à elle seule implique que le complexe est dominé par des facteurs culturels : dans son contenu, représentatif d’un objet ; dans sa forme, liée à une étape vécue de l’objectivation ; enfin dans sa manifestation de carence objective à l’égard d’une situation actuelle, c’est-à-dire sous son triple aspect de relation de connaissance, de forme d’organisation affective et d’épreuve au choc du réel, le complexe se comprend par sa référence à l’objet. Or, toute identification objective exige d’être communicable, c’est-à-dire repose sur un critère culturel ; c’est aussi par des voies culturelles qu’elle est le plus souvent communiquée. Quant à l’intégration individuelle des formes d’objectivation, elle est l’œuvre d’un procès dialectique qui fait surgir chaque forme nouvelle des conflits de la précédente avec le réel. Dans ce procès il faut reconnaître le caractère qui spécifie l’ordre humain, à savoir cette subversion de toute fixité instinctive, d’où surgissent les formes fondamentales, grosses de variations infinies, de la culture.

 

Le complexe et l’instinct. – Si le complexe dans son plein exercice est du ressort de la culture, et si c’est là une considération essentielle pour qui veut rendre compte des faits psychiques de la famille humaine, ce n’est pas dire qu’il n’y ait pas de rapport entre le complexe et l’instinct. Mais, fait curieux, en raison des obscurités qu’oppose à la critique de la biologie contemporaine le concept de l’instinct, le concept du complexe, bien que récemment introduit, s’avère mieux adapté à des objets plus riches ; c’est pourquoi, répudiant l’appui que l’inventeur du complexe croyait devoir chercher dans le concept classique de l’instinct, nous croyons que, par un renversement théorique, c’est l’instinct qu’on pourrait éclairer actuellement par sa référence au complexe.

Ainsi pourrait-on confronter point par point : 1° la relation de connaissance qu’implique le complexe, à cette connaturalité de l’organisme à l’ambiance où sont suspendues les énigmes de l’instinct ; 2° la typicité générale du complexe en rapport avec les lois d’un groupe social, à la typicité générique de l’instinct en rapport avec la fixité de l’espèce ; 3° le protéisme des manifestations du complexe qui, sous des formes équivalentes d’inhibition, de compensation, de méconnaissance, de rationalisation, exprime la stagnation devant un même objet, à la stéréotypie des phénomènes de l’instinct, dont l’activation, soumise à la loi du « tout ou rien », reste rigide aux variations de la situation vitale. Cette stagnation dans le complexe tout autant que cette rigidité dans l’instinct – tant qu’on les réfère aux seuls postulats de l’adaptation vitale, déguisement mécaniste du finalisme, on se condamne à en faire des énigmes ; leur problème exige l’emploi des concepts plus riches qu’impose l’étude de la vie psychique.

 

Le complexe Freudien et l’imago. – Nous avons défini le complexe dans un sens très large qui n’exclut pas que le sujet ait conscience de ce qu’il représente. Mais c’est comme facteur essentiellement inconscient qu’il fut d’abord défini par Freud. Son unité est en effet frappante sous cette forme, où elle se révèle comme la cause d’effets psychiques non dirigés par la conscience, actes manqués, rêves, symptômes. Ces effets ont des caractères tellement distincts et contingents qu’ils forcent d’admettre comme élément fondamental du complexe cette entité paradoxale : une représentation inconsciente, désignée sous le nom d’imago. Complexes et imago ont révolutionné la psychologie et spécialement celle de la famille qui s’est révélée comme le lieu d’élection des complexes les plus (8.40–6)stables et les plus typiques : de simple sujet de paraphrases moralisantes, la famille est devenue l’objet d’une analyse concrète.

Cependant les complexes se sont démontrés comme jouant un rôle d’« organiseurs » dans le développement psychique ; ainsi dominent-ils les phénomènes qui, dans la conscience, semblent les mieux intégrés à la personnalité ; ainsi sont motivées dans l’inconscient non seulement des justifications passionnelles, mais d’objectivables rationalisations. La portée de la famille comme objet et circonstance psychique s’en est du même coup trouvée accrue.

Ce progrès théorique nous a incité à donner du complexe une formule généralisée, qui permette d’y inclure les phénomènes conscients de structure semblable. Tels les sentiments où il faut voir des complexes émotionnels conscients, les sentiments familiaux spécialement étant souvent l’image inversée de complexes inconscients. Telles aussi les croyances délirantes, où le sujet affirme un complexe comme une réalité objective ; ce que nous montrerons particulièrement dans les psychoses familiales. Complexes, imagos, sentiments et croyances vont être étudiés dans leur rapport avec la famille et en fonction du développement psychique qu’ils organisent depuis l’enfant élevé dans la famille jusqu’à l’adulte qui la reproduit.

 

1. – Le complexe du sevrage

 

Le complexe du sevrage fixe dans le psychisme la relation du nourrissage, sous le mode parasitaire qu’exigent les besoins du premier âge de l’homme ; il représente la forme primordiale de l’imago maternelle. Partant, il fonde les sentiments les plus archaïques et les plus stables qui unissent l’individu à la famille. Nous touchons ici au complexe le plus primitif du développement psychique, à celui qui se compose avec tous les complexes ultérieurs ; il n’est que plus frappant de le voir entièrement dominé par des facteurs culturels et ainsi, dès ce stade primitif, radicalement différent de l’instinct.

 

Le sevrage en tant qu’ablactation. – Il s’en rapproche pourtant par deux caractères : le complexe du sevrage, d’une part, se produit avec des traits si généraux dans toute l’étendue de l’espèce qu’on peut le tenir pour générique ; d’autre part, il représente dans le psychisme une fonction biologique, exercée par un appareil anatomiquement différencié : la lactation. Aussi comprend-on qu’on ait voulu rapporter à un instinct, même chez l’homme, les comportements fondamentaux, qui lient la mère à l’enfant. Mais c’est négliger un caractère essentiel de l’instinct : sa régulation physiologique manifeste dans le fait que l’instinct maternel cesse d’agir chez l’animal quand la fin du nourrissage est accomplie.

Chez l’homme, au contraire, c’est une régulation culturelle qui conditionne le sevrage. Elle y apparaît comme dominante, même si on le limite au cycle de l’ablactation proprement dite, auquel répond pourtant la période physiologique de la glande commune à la classe des Mammifères. Si la régulation qu’on observe en réalité n’apparaît comme nettement contre nature que dans des pratiques arriérées – qui ne sont pas toutes en voie de désuétude – ce serait céder à une illusion grossière que de chercher dans la physiologie la base instinctive de ces règles, plus conformes à la nature, qu’impose au sevrage comme à l’ensemble des mœurs l’idéal des cultures les plus avancées. En fait, le sevrage, par l’une quelconque des contingences opératoires qu’il comporte, est souvent un traumatisme psychique dont les effets individuels, anorexies dites mentales, toxicomanies par la bouche, névroses gastriques, révèlent leurs causes à la psychanalyse.

 

Le sevrage, crise du psychisme. – Traumatisant ou non, le sevrage laisse dans le psychisme humain la trace permanente de la relation biologique qu’il interrompt. Cette crise vitale se double en effet d’une crise du psychisme, la première sans doute dont la solution ait une structure dialectique. Pour la première fois, semble-t-il, une tension vitale se résout en intention mentale. Par cette intention, le sevrage est accepté ou refusé ; l’intention certes est fort élémentaire, puisqu’elle ne peut pas même être attribuée à un moi encore à l’état de rudiments ; l’acceptation ou le refus ne peuvent être conçus comme un choix, puisqu’en l’absence d’un moi qui affirme ou nie ils ne sont pas contradictoires ; mais, pôles coexistants et contraires, ils déterminent une attitude ambivalente par essence, quoique l’un d’eux y prévale. Cette ambivalence primordiale, lors des crises qui assurent la suite du développement, se résoudra en différenciations psychiques d’un niveau dialectique de plus en plus élevé et d’une irréversibilité croissante. La prévalence originelle y changera plusieurs fois de sens et pourra de ce fait y subir des destinées très diverses ; elle s’y retrouvera pourtant et dans le temps et dans le ton, à elle propres, qu’elle imposera et à ces crises et aux catégories nouvelles dont chacune dotera le vécu.

 

L’IMAGO DU SEIN MATERNEL

 

C’est le refus du sevrage qui fonde le positif du complexe, à savoir l’imago de la relation nourricière qu’il tend à rétablir. Cette imago est donnée dans son contenu par les sensations propres au premier âge, mais n’a de forme qu’à mesure qu’elles s’organisent mentalement. Or, ce stade étant antérieur à l’avènement de la forme de l’objet, il ne semble pas que ces contenus puissent se représenter dans la conscience. Ils s’y reproduisent pourtant dans les structures mentales qui modèlent, avons-nous dit, les expériences psychiques ultérieures. Ils seront réévoqués par association à l’occasion de celles-ci, mais inséparables des contenus objectifs qu’ils auront informés. Analysons ces contenus et ces formes.

L’étude du comportement de la prime enfance permet d’affirmer que les sensations extéro-, proprio- et intéroceptives ne sont pas encore, après le douzième mois, suffisamment coordonnées pour que soit achevée la reconnaissance du corps propre, ni corrélativement la notion de ce qui lui est extérieur.

 

Forme extéroceptive : la présence humaine. – Très tôt pourtant, certaines sensations extéroceptives s’isolent sporadiquement en unités de perception. Ces éléments d’objets répondent, comme il est à prévoir, aux premiers intérêts affectifs. En témoignent la précocité et l’électivité des réactions de l’enfant à l’approche et au départ des personnes qui prennent soin de lui. Il faut pourtant mentionner à part, comme un fait de (8’40-7)structure, la réaction d’intérêt que l’enfant manifeste devant le visage humain : elle est extrêmement précoce, s’observant dès les premiers jours et avant même que les coordinations motrices des yeux soient achevées. Ce fait ne peut être détaché du progrès par lequel le visage humain prendra toute sa valeur d’expression psychique. Cette valeur, pour être sociale, ne peut être tenue pour conventionnelle. La puissance réactivée, souvent sous un mode ineffable, que prend le masque humain dans les contenus mentaux des psychoses, parait témoigner de l’archaïsme de sa signification.

Quoi qu’il en soit, ces réactions électives permettent de concevoir chez l’enfant une certaine connaissance très précoce de la présence qui remplit la fonction maternelle, et le rôle de traumatisme causal, que dans certaines névroses et certains troubles du caractère, peut jouer une substitution de cette présence. Cette connaissance, très archaïque et pour laquelle semble fait le calembour claudélien de « co-naissance », se distingue à peine de l’adaptation affective. Elle reste tout engagée dans la satisfaction des besoins propres au premier âge et dans l’ambivalence typique des relations mentales qui s’y ébauchent. Cette satisfaction apparaît avec les signes de la plus grande plénitude dont puisse être comblé le désir humain, pour peu qu’on considère l’enfant attaché à la mamelle.

 

Satisfaction proprioceptive : la fusion orale. – Les sensations proprioceptives de la succion et de la préhension font évidemment la base de cette ambivalence du vécu, qui ressort de la situation même : l’être qui absorbe est tout absorbé et le complexe archaïque lui répond dans l’embrassement maternel. Nous ne parlerons pas ici avec FREUD d’auto-érotisme, puisque le moi n’est pas constitué, ni de narcissisme, puisqu’il n’y a pas d’image du moi ; bien moins encore d’érotisme oral, puisque la nostalgie du sein nourricier, sur laquelle a équivoqué l’école psychanalytique, ne relève du complexe du sevrage qu’à travers son remaniement par le complexe d’Œdipe. « Cannibalisme », mais cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif, toujours survivant dans les jeux et mots symboliques, qui, dans l’amour le plus évolué, rappellent le désir de la larve, – nous reconnaîtrons en ces termes le rapport à la réalité sur lequel repose l’imago maternelle.

 

Malaise intéroceptif : l’imago prénatale. – Cette base elle-même ne peut être détachée du chaos des sensations intéroceptives dont elle émerge. L’angoisse, dont le prototype apparaît dans l’asphyxie de la naissance, le froid, lié à la nudité du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement, organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs, domine les six premiers mois de l’homme. Ces malaises primordiaux ont tous la même cause : une insuffisante adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine.

Cette conception s’accorde avec ce que, à l’expérience, la psychanalyse trouve comme fonds dernier de l’imago du sein maternel : sous les fantasmes du rêve comme sous les obsessions de la veille se dessinent avec une impressionnante précision les images de l’habitat intra-utérin et du seuil anatomique de la vie extra-utérine. En présence des données de la physiologie et du fait anatomique de la non-myélinisation des centres nerveux supérieurs chez le nouveau-né, il est pourtant impossible de faire de la naissance, avec certains psychanalystes, un traumatisme psychique. Dès lors cette forme de l’imago resterait une énigme si l’état postnatal de l’homme ne manifestait, par son malaise même, que l’organisation posturale, tonique, équilibratoire, propre à la vie intra-utérine, survit à celle-ci.

 

LE SEVRAGE : PRÉMATURATION SPÉCIFIQUE DE LA NAISSANCE

 

Il faut remarquer que le retard de la dentition et de la marche, un retard corrélatif de la plupart des appareils et des fonctions, déterminent chez l’enfant une impuissance vitale totale qui dure au delà des deux premières années. Ce fait doit-il être tenu pour solidaire de ceux qui donnent au développement somatique ultérieur de l’homme son caractère d’exception par rapport aux animaux de sa classe : la durée de la période d’enfance et le retard de la puberté ? Quoi qu’il en soit, il ne faut pas hésiter à reconnaître au premier âge une déficience biologique positive, et à considérer l’homme comme un animal à naissance prématurée. Cette conception explique la généralité du complexe, et qu’il soit indépendant des accidents de l’ablactation. Celle-ci – sevrage au sens étroit – donne son expression psychique, la première et aussi la plus adéquate, à l’imago plus obscure d’un sevrage plus ancien, plus pénible et d’une plus grande ampleur vitale : celui qui, à la naissance, sépare l’enfant de la matrice, séparation prématurée d’où provient un malaise que nul soin maternel ne peut compenser. Rappelons en cet endroit un fait pédiatrique connu, l’arriération affective très spéciale qu’on observe chez les enfants nés avant terme.

 

Le sentiment de la maternité. – Ainsi constituée, l’imago du sein maternel domine toute la vie de l’homme. De par son ambivalence pourtant, elle peut trouver à se saturer dans le renversement de la situation qu’elle représente, ce qui n’est réalisé strictement qu’à la seule occasion de la maternité. Dans l’allaitement, l’étreinte et la contemplation de l’enfant, la mère, en même temps, reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs. Il n’est pas jusqu’à la tolérance de la douleur de l’accouchement qu’on ne puisse comprendre comme le fait d’une compensation représentative du premier apparu des phénomènes affectifs : l’angoisse, née avec la vie. Seule l’imago qui imprime au plus profond du psychisme le sevrage congénital de l’homme, peut expliquer la puissance, la richesse et la durée du sentiment maternel. La réalisation de cette imago dans la conscience assure à la femme une satisfaction psychique privilégiée, cependant que ses effets dans la conduite de la mère préservent l’enfant de l’abandon qui lui serait fatal.

 

En opposant le complexe à l’instinct, nous ne dénions pas au complexe tout fondement biologique, et en le définissant par certains rapports idéaux, nous le relions pourtant à sa base matérielle. Cette base, c’est la fonction qu’il assure dans le groupe social ; et ce fondement biologique, on le voit dans la dépendance vitale de l’individu par rapport au groupe. Alors que l’instinct a un supportorganique et n’est rien d’autre que la régulation de celui-ci dans une fonction vitale, le complexe n’a qu’à l’occasion un rapport organique, quand il supplée à une insuffisance vitale par la régulation d’une fonction sociale. Tel est le cas du complexe du sevrage. Ce rapport organique explique que l’imago de la mère tienne aux profondeurs du psychisme et que sa sublimation soit particulièrement difficile, comme il est manifeste dans l’attachement de l’enfant « aux jupes de sa mère » et dans la durée parfois anachronique de ce lien.

L’imago pourtant doit être sublimée pour que de nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social, pour que de nouveaux complexes les intègrent au psychisme. Dans la mesure où elle résiste à ces exigences nouvelles, qui sont celles du progrès de la personnalité, l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur de mort.

 

L’appétit de la mort. – Que la tendance à la mort soit vécue par l’homme comme objet d’un appétit, c’est là une réalité que l’analyse fait apparaître à tous les niveaux du psychisme ; cette réalité, il appartenait à l’inventeur de la psychanalyse d’en reconnaître le caractère irréductible, mais l’explication qu’il en a donnée par un instinct de mort, pour éblouissante (8*40 –8)qu’elle soit, n’en reste pas moins contradictoire dans les termes ; tellement il est vrai que le génie même, chez Freud, cède au préjugé du biologiste qui exige que toute tendance se rapporte à un instinct. Or, la tendance à la mort, qui spécifie le psychisme de l’homme, s’explique de façon satisfaisante par la conception que nous développons ici, à savoir que le complexe, unité fonctionnelle de ce psychisme, ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions.

Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très spéciaux qui se caractérisent comme « non violents », en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère. Cette association mentale n’est pas seulement morbide. Elle est générique, comme il se voit dans la pratique de la sépulture, dont certains modes manifestent clairement le sens psychologique de retour au sein de la mère ; comme le révèlent encore les connexions établies entre la mère et la mort, tant par les techniques magiques que par les conceptions des théologies antiques ; comme on l’observe enfin dans toute expérience psychanalytique assez poussée.

 

Le lien domestique. – Même sublimée, l’imago du sein maternel continue à jouer un rôle psychique important pour notre sujet. Sa forme la plus soustraite à la conscience, celle de l’habitat prénatal, trouve dans l’habitation et dans son seuil, surtout dans leurs formes primitives, la caverne, la hutte, un symbole adéquat.

 

Par là, tout ce qui constitue l’unité domestique du groupe familial devient pour l’individu, à mesure qu’il est plus capable de l’abstraire, l’objet d’une affection distincte de celles qui l’unissent à chaque membre de ce groupe. Par là encore, l’abandon des sécurités que comporte l’économie familiale a la portée d’une répétition du sevrage et ce n’est, le plus souvent, qu’à cette occasion que le complexe est suffisamment liquidé. Tout retour, fut-il partiel, à ces sécurités, peut déclencher dans le psychisme des ruines sans proportion avec le bénéfice pratique de ce retour.

Tout achèvement de la personnalité exige ce nouveau sevrage. Hegel formule que l’individu qui ne lutte pas pour être reconnu hors du groupe familial, n’atteint jamais à la personnalité avant la mort. Le sens psychologique de cette thèse apparaîtra dans la suite de notre étude. En fait de dignité personnelle, ce n’est qu’à celle des entités nominales que la famille promeut l’individu et elle ne le peut qu’à l’heure de la sépulture.

 

La nostalgie du Tout. – La saturation du complexe fonde le sentiment maternel ; sa sublimation contribue au sentiment familial ; sa liquidation laisse des traces où on peut la reconnaître : c’est cette structure de l’imago qui reste à la base des progrès mentaux qui l’ont remaniée. S’il fallait définir la forme la plus abstraite où on la retrouve, nous la caractériserions ainsi : une assimilation parfaite de la totalité à l’être. Sous cette formule d’aspect un peu philosophique, on reconnaîtra ces nostalgies de l’humanité : mirage métaphysique de l’harmonie universelle, abîme mystique de la fusion affective, utopie sociale d’une tutelle totalitaire, toutes sorties de la hantise du paradis perdu d’avant la naissance et de la plus obscure aspiration à la mort.

 

2. – Le complexe de l’intrusion

 

La JALOUSIE, ARCHÉTYPE DES SENTIMENTS SOCIAUX

 

Le complexe de l’intrusion représente l’expérience que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit, lorsqu’il se connaît des frères. Les conditions en seront donc très variables, d’une part selon les cultures et l’extension qu’elles donnent au groupe domestique, d’autre part selon les contingences individuelles, et d’abord selon la place que le sort donne au sujet dans l’ordre des naissances, selon la position dynastique, peut-on dire, qu’il occupe ainsi avant tout conflit : celle de nanti ou celle d’usurpateur.

La jalousie infantile a dès longtemps frappé les observateurs : « J’ai vu de mes yeux, dit Saint Augustin, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait » (Confessions, I, VII). Le fait ici révélé à l’étonnement du moraliste resta longtemps réduit à la valeur d’un thème de rhétorique, utilisable à toutes fins apologétiques.

L’observation expérimentale de l’enfant et les investigations psychanalytiques, en démontrant la structure de la jalousie infantile, ont mis au jour son rôle dans la genèse de la sociabilité et, par là, de la connaissance elle-même en tant qu’humaine. Disons que le point critique révélé par ces recherches est que la jalousie, dans son fonds, représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale.

 

Identification mentale. – Des enfants entre 6 mois et 2 ans étant confrontés par couple et sans tiers et laissés à leur spontanéité ludique, on peut constater le fait suivant : entre les enfants ainsi mis en présence apparaissent des réactions diverses où semble se manifester une communication. Parmi ces réactions un type se distingue, du fait qu’on peut y reconnaître une rivalité objectivement définissable : il comporte en effet entre les sujets une certaine adaptation des postures et des gestes, à savoir une conformité dans leur alternance, une convergence dans leur série, qui les ordonnent en provocations et ripostes et permettent d’affirmer, sans préjuger de la conscience des sujets, qu’ils réalisent la situation comme à double issue, comme une alternative. Dans la mesure même de cette adaptation, on peut admettre que dès ce stade s’ébauche la reconnaissance d’un rival, c’est-à-dire d’un « autre » comme objet. Or, si une telle réaction peut être très précoce, elle se montre déterminée par une condition si dominante qu’elle en apparaît comme univoque : à savoir une limite qui ne peut être dépassée dans l’écart d’âge entre les sujets. Cette limite se restreint à deux mois et demi dans la première année de la période envisagée et reste aussi stricte en s’élargissant.

 

(8˙40 – 9)Si cette condition n’est pas remplie, les réactions que l’on observe entre les enfants confrontés ont une valeur toute différente. Examinons les plus fréquentes : celles de la parade, de la séduction, du despotisme. Bien que deux partenaires y figurent, le rapport qui caractérise chacune d’elles se révèle à l’observation, non pas comme un conflit entre deux individus, mais dans chaque sujet, comme un conflit entre deux attitudes opposées et complémentaires, et cette participation bipolaire est constitutive de la situation elle-même. Pour comprendre cette structure, qu’on s’arrête un instant à l’enfant qui se donne en spectacle et à celui qui le suit du regard : quel est le plus spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant qui prodigue envers un autre ses tentatives de séduction : où est le séducteur ? Enfin, de l’enfant qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce et de celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on se demande quel est le plus asservi ? Ici se réalise ce paradoxe : que chaque partenaire confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui ; mais qu’il peut soutenir ce rapport sur une participation proprement insignifiante de cet autre et vivre alors toute la situation à lui seul, comme le manifeste la discordance parfois totale entre leurs conduites. C’est dire que l’identification, spécifique des conduites sociales, à ce stade, se fonde sur un sentiment de l’autre, que l’on ne peut que méconnaître sans une conception correcte de sa valeur tout imaginaire.

 

L’imago du semblable. – Quelle est donc la structure de cette imago ? Une première indication nous est donnée par la condition reconnue plus haut pour nécessaire à une adaptation réelle entre partenaires, à savoir un écart d’âge très étroitement limité. Si l’on se réfère au fait que ce stade est caractérisé par des transformations de la structure nerveuse assez rapides et profondes pour dominer les différenciations individuelles, on comprendra que cette condition équivaut à l’exigence d’une similitude entre les sujets. Il apparaît que l’imago de l’autre est liée à la structure du corps propre et plus spécialement de ses fonctions de relation, par une certaine similitude objective.

La doctrine de la psychanalyse permet de serrer davantage le problème. Elle nous montre dans le frère, au sens neutre, l’objet électif des exigences de la libido qui, au stade que nous étudions, sont homosexuelles. Mais aussi elle insiste sur la confusion en cet objet de deux relations affectives, amour et identification, dont l’opposition sera fondamentale aux stades ultérieurs.

Cette ambiguïté originelle se retrouve chez l’adulte, dans la passion de la jalousie amoureuse et c’est là qu’on peut le mieux la saisir. On doit la reconnaître, en effet, dans le puissant intérêt que le sujet porte à l’image du rival : intérêt qui, bien qu’il s’affirme comme haine, c’est-à-dire comme négatif, et bien qu’il se motive par l’objet prétendu de l’amour, n’en paraît pas moins entretenu par le sujet de la façon la plus gratuite et la plus coûteuse et souvent domine à tel point le sentiment amoureux lui-même, qu’il doit être interprété comme l’intérêt essentiel et positif de la passion. Cet intérêt confond en lui l’identification et l’amour et, pour n’apparaître que masqué dans le registre de la pensée de l’adulte, n’en confère pas moins à la passion qu’il soutient cette irréfutabilité qui l’apparente à l’obsession. L’agressivité maximum qu’on rencontre dans les formes psychotiques de la passion est constituée bien plus par la négation de cet intérêt singulier que par la rivalité qui paraît la justifier.

 

Le sens de l’agressivité primordiale.– Mais c’est tout spécialement dans la situation fraternelle primitive que l’agressivité se démontre pour secondaire à l’identification. La doctrine Freudienne reste incertaine sur ce point ; l’idée darwinienne que la lutte est aux origines mêmes de la vie garde en effet un grand crédit auprès du biologiste ; mais sans doute faut-il reconnaître ici le prestige moins critiqué d’une emphase moralisante, qui se transmet en des poncifs tels que : homo homini lupus. Il est évident, au contraire, que le nourrissage constitue précisément pour les jeunes une neutralisation temporaire des conditions de la lutte pour la nourriture. Cette signification est plus évidente encore chez l’homme. L’apparition de la jalousie en rapport avec le nourrissage, selon le thème classique illustré plus haut par une citation de Saint Augustin, doit donc être interprétée prudemment. En fait, la jalousie peut se manifester dans des cas où le sujet, depuis longtemps sevré, n’est pas en situation de concurrence vitale à l’égard de son frère. Le phénomène semble donc exiger comme préalable une certaine identification à l’état du frère. Au reste, la doctrine analytique, en caractérisant comme sadomasochiste la tendance typique de la libido à ce même stade, souligne certes que l’agressivité domine alors l’économie affective, mais aussi qu’elle est toujours à la fois subie et agie, c’est-à-dire sous-tendue par une identification à l’autre, objet de la violence.

 

Rappelons que ce rôle de doublure intime que joue le masochisme dans le sadisme, a été mis en relief par la psychanalyse et que c’est l’énigme que constitue le masochisme dans l’économie des instincts vitaux qui a conduit Freud à affirmer un instinct de mort.

Si l’on veut suivre l’idée que nous avons indiquée plus haut, et désigner avec nous dans le malaise du sevrage humain la source du désir de la mort, on reconnaîtra dans le masochisme primaire le moment dialectique où le sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise même et, par là, le sublime et le surmonte. C’est bien ainsi que sont apparus les jeux primitifs de l’enfant à l’œil connaisseur de Freud : cette joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard, puis, l’objet retrouvé, d’en renouveler inépuisablement l’exclusion, signifie bien que c’est le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige à nouveau, tel qu’il l’a subi, mais dont il triomphe maintenant qu’il est actif dans sa reproduction.

Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet, c’est l’identification au frère qui lui permet de s’achever : elle fournit l’image qui fixe l’un des pôles du masochisme primaire. Ainsi la non-violence du suicide primordial engendre la violence du meurtre imaginaire du frère. Mais cette violence n’a pas de rapport avec la lutte pour la vie. L’objet que choisit l’agressivité dans les primitifs jeux de la mort est, en effet, hochet ou déchet, biologiquement indifférent ; le sujet l’abolit gratuitement, en quelque sorte pour le plaisir, il ne fait que consommer ainsi la perte de l’objet maternel. L’image du frère non sevré n’attire une agression spéciale que parce qu’elle répète dans le sujet l’imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort. Ce phénomène est secondaire à l’identification.

 

LE STADE DU MIROIR

 

L’identification affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi l’originalité, spécialement dans le complexe d’Œdipe, comme nous le verrons. Mais l’emploi de ce terme au stade que nous étudions reste mal défini dans la doctrine ; c’est à quoi nous avons tenté de suppléer par une théorie de cette identification dont nous désignons le moment génétique sous le terme de stade du miroir.

Le stade ainsi considéré répond au déclin du sevrage, c’est-à-dire à la fin de ces six mois dont la dominante psychique de malaise, répondant au retard de la croissance physique, traduit cette prématuration de la naissance qui est, comme nous l’avons dit, le fond spécifique du sevrage chez l’homme. Or, la reconnaissance par le sujet de son image dans le miroir est un phénomène (8*40 – 10)qui, pour l’analyse de ce stade, est deux fois significatif : le phénomène apparaît après six mois et son étude à ce moment révèle de façon démonstrative les tendances qui constituent alors la réalité du sujet ; l’image spéculaire, en raison même de ces affinités, donne un bon symbole de cette réalité : de sa valeur affective, illusoire comme l’image, et de sa structure, comme elle reflet de la forme humaine.

La perception de la forme du semblable en tant qu’unité mentale est liée chez l’être vivant à un niveau corrélatif d’intelligence et de sociabilité. L’imitation au signal la montre, réduite, chez l’animal de troupeau ; les structures échomimiques, échopraxiques en manifestent l’infinie richesse chez le Singe et chez l’homme. C’est le sens primaire de l’intérêt que l’un et l’autre manifestent à leur image spéculaire. Mais si leurs comportements à l’égard de cette image, sous la forme de tentatives d’appréhension manuelle, paraissent se ressembler, ces jeux ne dominent chez l’homme que pendant un moment, à la fin de la première année, âge dénommé par Bühler « âge du Chimpanzé » parce que l’homme y passe à un pareil niveau d’intelligence instrumentale.

 

Puissance seconde de l’image spéculaire. – Or le phénomène de perception qui se produit chez l’homme dès le sixième mois, est apparu dès ce moment sous une forme toute différente, caractéristique d’une intuition illuminative, à savoir, sur le fonds d’une inhibition attentive, révélation soudaine du comportement adapté (ici geste de référence à quelque partie du corps propre) ; puis ce gaspillage jubilatoire d’énergie qui signale objectivement le triomphe ; cette double réaction laissant entrevoir le sentiment de compréhension sous sa forme ineffable. Ces caractères traduisent selon nous le sens secondaire que le phénomène reçoit des conditions libidinales qui entourent son apparition. Ces conditions ne sont que les tensions psychiques issues des mois de prématuration et qui paraissent traduire une double rupture vitale : rupture de cette immédiate adaptation au milieu qui définit le monde de l’animal par sa connaturalité ; rupture de cette unité du fonctionnement du vivant qui asservit chez l’animal la perception à la pulsion.

 

La discordance, à ce stade chez l’homme, tant des pulsions que des fonctions, n’est que la suite de l’incoordination prolongée des appareils. Il en résulte un stade affectivement et mentalement constitué sur la base d’une proprioceptivité qui donne le corps comme morcelé : d’une part, l’intérêt psychique se trouve déplacé sur des tendances visant à quelque recollement du corps propre ; d’autre part, la réalité, soumise d’abord à un morcellement perceptif, dont le chaos atteint jusqu’à ses catégories, « espaces », par exemple, aussi disparates que les statiques successives de l’enfant, s’ordonne en reflétant les formes du corps, qui donnent en quelque sorte le modèle de tous les objets.

C’est ici une structure archaïque du monde humain dont l’analyse de l’inconscient a montré les profonds vestiges : fantasmes de démembrement, de dislocation du corps, dont ceux de la castration ne sont qu’une image mise en valeur par un complexe particulier ; l’imago du double, dont les objectivations fantastiques, telles que des causes diverses les réalisent à divers âges de la vie, révèlent au psychiatre qu’elle évolue avec la croissance du sujet ; enfin, ce symbolisme anthropomorphique et organique des objets dont la psychanalyse, dans les rêves et dans les symptômes, a fait la prodigieuse découverte.

La tendance par où le sujet restaure l’unité perdue de soi-même prend place dès l’origine au centre de la conscience. Elle est la source d’énergie de son progrès mental, progrès dont la structure est déterminée par la prédominance des fonctions visuelles. Si la recherche de son unité affective promeut chez le sujet les formes où il se représente son identité, la forme la plus intuitive en est donnée, à cette phase, par l’image spéculaire. Ce que le sujet salue en elle, c’est l’unité mentale qui lui est inhérente. Ce qu’il y reconnaît, c’est l’idéal de l’imago du double. Ce qu’il y acclame, c’est le triomphe de la tendance salutaire.

 

Structure narcissique du moi. – Le monde propre à cette phase est donc un monde narcissique. En le désignant ainsi nous n’évoquons pas seulement sa structure libidinale par le terme même auquel Freud et Abraham, dès 1908 ont assigné le sens purement énergétique d’investissement de la libido sur le corps propre ; nous voulons aussi pénétrer sa structure mentale avec le plein sens du mythe de Narcisse ; que ce sens indique la mort : l’insuffisance vitale dont ce monde est issu ; ou la réflexion spéculaire : l’imago du double qui lui est centrale ; ou l’illusion de l’image : ce monde, nous l’allons voir, ne contient pas d’autrui.

 

La perception de l’activité d’autrui ne suffit pas en effet à rompre l’isolement affectif du sujet. Tant que l’image du semblable ne joue que son rôle primaire, limité à la fonction d’expressivité, elle déclenche chez le sujet émotions et postures similaires, du moins dans la mesure où le permet la structure actuelle de ses appareils. Mais tandis qu’il subit cette suggestion émotionnelle ou motrice, le sujet ne se distingue pas de l’image elle-même. Bien plus, dans la discordance caractéristique de cette phase, l’image ne fait qu’ajouter l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère. Appelons-la intrusion narcissique : l’unité qu’elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais, avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme, mais l’aliène primordialement.

Disons que le moi gardera de cette origine la structure ambiguë du spectacle qui, manifeste dans les situations plus haut décrites du despotisme, de la séduction, de la parade, donne leur forme à des pulsions, sado-masochiste et scoptophilique (désir de voir et d’être vu), destructrices de l’autrui dans leur essence. Notons aussi que cette intrusion primordiale fait comprendre toute projection du moi constitué, qu’elle se manifeste comme mythomaniaque chez l’enfant dont l’identification personnelle vacille encore, comme transitiviste chez le paranoïaque dont le moi régresse à un stade archaïque, ou comme compréhensive quand elle est intégrée dans un moi normal.

 

LE DRAME DE LA JALOUSIE : LE MOI ET L’AUTRUI

Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie. Pour le sujet, c’est une discordance qui intervient dans la satisfaction spectaculaire, du fait de la tendance que celle-ci suggère. Elle implique l’introduction d’un tiers objet qui, à la confusion affective, comme à l’ambiguïté spectaculaire, substitue la concurrence d’une situation triangulaire. Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche (8*40 – 11)sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord ; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé. Ici encore la jalousie humaine se distingue donc de la rivalité vitale immédiate, puisqu’elle forme son objet plus qu’il ne la détermine ; elle se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux.

Le moi ainsi conçu ne trouve pas avant l’âge de trois ans sa constitution essentielle ; c’est celle même, on le voit, de l’objectivité fondamentale de la connaissance humaine. Point remarquable, celle-ci tire sa richesse et sa puissance de l’insuffisance vitale de l’homme à ses origines. Le symbolisme primordial de l’objet favorise tant son extension hors des limites des instincts vitaux que sa perception comme instrument. Sa socialisation par la sympathie jalouse fonde sa permanence et sa substantialité.

Tels sont les traits essentiels du rôle psychique du complexe fraternel. En voici quelques applications.

 

Conditions et effets de la fraternité. – Le rôle traumatisant du frère au sens neutre est donc constitué par son intrusion. Le fait et l’époque de son apparition déterminent sa signification pour le sujet. L’intrusion part du nouveau venu pour infester l’occupant ; dans la famille, c’est en règle générale le fait d’une naissance et c’est l’aîné qui en principe joue le rôle de patient.

La réaction du patient au traumatisme dépend de son développement psychique. Surpris par l’intrus dans le désarroi du sevrage, il le réactive sans cesse à son spectacle : il fait alors une régression qui se révélera, selon les destins du moi, comme psychose schizophrénique ou comme névrose hypochondriaque ; ou bien il réagit par la destruction imaginaire du monstre, qui donnera de même soit des impulsions perverses, soit une culpabilité obsessionnelle.

Que l’intrus ne survienne au contraire qu’après le complexe de l’Œdipe, il est adopté le plus souvent sur le plan des identifications parentales, plus denses affectivement et plus riches de structure, on va le voir. Il n’est plus pour le sujet l’obstacle ou le reflet, mais une personne digne d’amour ou de haine. Les pulsions agressives se subliment en tendresse ou en sévérité.

Mais le frère donne aussi le modèle archaïque du moi. Ici le rôle d’agent revient à l’aîné comme au plus achevé. Plus conforme sera ce modèle à l’ensemble des pulsions du sujet, plus heureuse sera la synthèse du moi et plus réelles les formes de l’objectivité. Cette formule est-elle confirmée par l’étude des jumeaux ? On sait que de nombreux mythes leur imputent la puissance du héros, par quoi est restaurée dans la réalité l’harmonie du sein maternel, mais c’est au prix d’un fratricide. Quoi qu’il en soit, c’est par le semblable que l’objet comme le moi se réalise : plus il peut assimiler de son partenaire, plus le sujet conforte à la fois sa personnalité et son objectivité, garantes de sa future efficacité.

Mais le groupe de la fratrie familiale, divers d’âge et de sexe, est favorable aux identifications les plus discordantes du moi. L’imago primordiale du double sur laquelle le moi se modèle semble d’abord dominée par les fantaisies de la forme, comme il apparaît dans le fantasme commun aux deux sexes, de la mère phallique ou dans le double phallique de la femme névrosée. D’autant plus facilement se fixera-t-elle en des formes atypiques, où des appartenances accessoires pourront jouer un aussi grand rôle que des différences organiques ; et l’on verra, selon la poussée, suffisante ou non, de l’instinct sexuel, cette identification de la phase narcissique, soit engendrer les exigences formelles d’une homosexualité ou de quelque fétichisme sexuel, soit, dans le système d’un moi paranoïaque, s’objectiver dans le type du persécuteur, extérieur ou intime.

Les connexions de la paranoïa avec le complexe fraternel se manifestent par la fréquence des thèmes de filiation, d’usurpation, de spoliation, comme sa structure narcissique se révèle dans les thèmes plus paranoïdes de l’intrusion, de l’influence, du dédoublement, du double et de toutes les transmutations délirantes du corps.

Ces connexions s’expliquent en ce que le groupe familial, réduit à la mère et à la fratrie, dessine un complexe psychique où la réalité tend à rester imaginaire ou tout au plus abstraite. La clinique montre qu’effectivement le groupe ainsi décomplété est très favorable à l’éclosion des psychoses et qu’on y trouve la plupart des cas de délires à deux.

 

3. – Le complexe d’Œdipe

 

C’est en découvrant dans l’analyse des névroses les faits œdipiens que Freud mit au jour le concept du complexe. Le complexe d’Œdipe, exposé, vu le nombre des relations psychiques qu’il intéresse, en plus d’un point de cet ouvrage, s’impose ici – et à notre étude, puisqu’il définit plus particulièrement les relations psychiques dans la famille humaine – et à notre critique, pour autant que Freud donne cet élément psychologique pour la forme spécifique de la famille humaine et lui subordonne toutes les variations sociales de la famille. L’ordre méthodique ici proposé, tant dans la considération des structures mentales que des faits sociaux, conduira à une révision du complexe qui permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer plus avant la névrose contemporaine.

 

Schéma du complexe. – La psychanalyse a révélé chez l’enfant des pulsions génitales dont l’apogée se situe dans la 4ème année. Sans nous étendre ici sur leur structure, disons qu’elles constituent une sorte de puberté psychologique, fort prématurée, on le voit, par rapport à la puberté physiologique. En fixant l’enfant par un désir sexuel à l’objet le plus proche que lui offrent normalement la présence et l’intérêt, à savoir le parent de sexe opposé, ces pulsions donnent sa base au complexe ; leur frustration en forme le nœud. Bien qu’inhérente à la prématuration essentielle de ces pulsions, cette frustration est rapportée par l’enfant au tiers objet que les mêmes conditions de présence et d’intérêt lui désignent normalement comme l’obstacle à leur satisfaction : à savoir au parent du même sexe.

La frustration qu’il subit s’accompagne, en effet, communément d’une répression éducative qui a pour but d’empêcher tout aboutissement de ces pulsions et spécialement leur aboutissement masturbatoire. D’autre part, l’enfant acquiert une certaine intuition de la situation qui lui est interdite, tant par les signes discrets et diffus qui trahissent à sa sensibilité les relations parentales que par les hasards intempestifs qui les lui dévoilent. Par ce double procès, le parent de même sexe apparaît à l’enfant à la fois comme l’agent de l’interdiction sexuelle et l’exemple de sa transgression.

(8*40 – 12)La tension ainsi constituée se résout, d’une part, par un refoulement de la tendance sexuelle qui, dès lors, restera latente – laissant place à des intérêts neutres, éminemment favorables aux acquisitions éducatives – jusqu’à la puberté ; d’autre part, par la sublimation de l’image parentale qui perpétuera dans la conscience un idéal représentatif, garantie de la coïncidence future des attitudes psychiques et des attitudes physiologiques au moment de la puberté. Ce double procès a une importance génétique fondamentale, car il reste inscrit dans le psychisme en deux instances permanentes : celle qui refoule s’appelle le surmoi, celle qui sublime, l’idéal du moi. Elles représentent l’achèvement de la crise œdipienne.

 

Valeur objective du complexe. – Ce schéma essentiel du complexe répond à un grand nombre de données de l’expérience. L’existence de la sexualité infantile est désormais incontestée ; au reste, pour s’être révélée historiquement par ces séquelles de son évolution qui constituent les névroses, elle est accessible à l’observation la plus immédiate, et sa méconnaissance séculaire est une preuve frappante de la relativité sociale du savoir humain. Les instances psychiques qui, sous le nom du surmoi et d’idéal du moi, ont été isolées dans une analyse concrète des symptômes des névroses, ont manifesté leur valeur scientifique dans la définition et l’explication des phénomènes de la personnalité ; il y a là un ordre de détermination positive qui rend compte d’une foule d’anomalies du comportement humain et, du même coup, rend caduques, pour ces troubles, les références à l’ordre organique qui, encore que de pur principe ou simplement mythiques, tiennent lieu de méthode expérimentale à toute une tradition médicale.

À vrai dire, ce préjugé qui attribue à l’ordre psychique un caractère épiphénoménal, c’est-à-dire inopérant, était favorisé par une analyse insuffisante des facteurs de cet ordre et c’est précisément à la lumière de la situation définie comme œdipienne que tels accidents de l’histoire du sujet prennent la signification et l’importance qui permettent de leur rapporter tel trait individuel de sa personnalité ; on peut même préciser que lorsque ces accidents affectent la situation œdipienne comme traumatismes dans son évolution, ils se répètent plutôt dans les effets du surmoi ; s’ils l’affectent comme atypies dans sa constitution, c’est plutôt dans les formes de l’idéal du moi qu’ils se reflètent. Ainsi, comme inhibitions de l’activité créatrice ou comme inversions de l’imagination sexuelle, un grand nombre de troubles, dont beaucoup apparaissent au niveau des fonctions somatiques élémentaires, ont trouvé leur réduction théorique et thérapeutique.

 

LA FAMILLE SELON FREUD

 

Découvrir que des développements aussi importants pour l’homme que ceux de la répression sexuelle et du sexe psychique étaient soumis à la régulation et aux accidents d’un drame psychique de la famille, c’était fournir la plus précieuse contribution à l’anthropologie du groupement familial, spécialement à l’étude des interdictions que ce groupement formule universellement et qui ont pour objet le commerce sexuel entre certains de ses membres. Aussi bien, Freud en vint-il vite à formuler une théorie de la famille. Elle était fondée sur une dissymétrie, apparue dès les premières recherches, dans la situation des deux sexes par rapport à l’Œdipe. Le procès qui va du désir œdipien à sa répression n’apparaît aussi simple que nous l’avons exposé d’abord, que chez l’enfant mâle. Aussi est-ce ce dernier qui est pris constamment pour sujet dans les exposés didactiques du complexe.

Le désir œdipien apparaît, en effet, beaucoup plus intense chez le garçon et donc pour la mère. D’autre part, la répression révèle, dans son mécanisme, des traits qui ne paraissent d’abord justifiables que si, dans sa forme typique, elle s’exerce du père au fils. C’est là le fait du complexe de castration.

 

–        Le complexe de castration. – Cette répression s’opère par un double mouvement affectif du sujet : agressivité contre le parent à l’égard duquel son désir sexuel le met en posture de rival ; crainte secondaire, éprouvée en retour, d’une agression semblable. Or un fantasme soutient ces deux mouvements, si remarquable qu’il a été individualisé avec eux en un complexe dit de castration. Si ce terme se justifie par les fins agressives et répressives qui apparaissent à ce moment de l’Œdipe, il est pourtant peu conforme au fantasme qui en constitue le fait original.

Ce fantasme consiste essentiellement dans la mutilation d’un membre, c’est-à-dire dans un sévice qui ne peut servir qu’à châtrer un mâle. Mais la réalité apparente de ce danger, jointe au fait que la menace en est réellement formulée par une tradition éducative, devait entraîner Freud à le concevoir comme ressenti d’abord pour sa valeur réelle et à reconnaître dans une crainte inspirée de mâle à mâle, en fait par le père, le prototype de la répression œdipienne.

Dans cette voie, Freud recevait un appui d’une donnée sociologique : non seulement l’interdiction de l’inceste avec la mère a un caractère universel, à travers les relations de parenté infiniment diverses et souvent paradoxales que les cultures primitives frappent du tabou de l’inceste, mais encore, quel que soit dans une culture le niveau de la conscience morale, cette interdiction est toujours expressément formulée et la transgression en est frappée d’une réprobation constante. C’est pourquoi Frazer reconnaît dans le tabou de la mère la loi primordiale de l’humanité.

 

Le mythe du parricide originel. – C’est ainsi que Freud fait le saut théorique dont nous avons marqué l’abus dans notre introduction : de la famille conjugale qu’il observait chez ses sujets, à une hypothétique famille primitive conçue comme une horde qu’un mâle domine par sa supériorité biologique en accaparant les femelles nubiles. Freud se fonde sur le lien que l’on constate entre les tabous et les observances à l’égard du totem, tour à tour objet d’inviolabilité et d’orgie sacrificielle. Il imagine un drame de meurtre du père par les fils, suivi d’une consécration posthume de sa puissance sur les femmes par les meurtriers prisonniers d’une insoluble rivalité : événement primordial, d’où, avec le tabou de la mère, serait sortie toute tradition morale et culturelle.

Même si cette construction n’était ruinée par les seules pétitions de principe qu’elle comporte – attribuer à un groupe biologique la possibilité, qu’il s’agit justement de fonder, de la reconnaissance d’une loi – ses prémisses prétendues biologiques elles-mêmes, à savoir la tyrannie permanente exercée par le chef de la horde, se réduiraient à un fantôme de plus en plus incertain à mesure qu’avance notre connaissance des Anthropoïdes. Mais surtout les traces universellement présentes et la survivance étendue d’une structure matriarcale de la famille, l’existence dans son aire de toutes les formes fondamentales de la culture, et spécialement d’une répression souvent très rigoureuse de la sexualité manifestent que l’ordre de la famille humaine a des fondements soustraits à la force du mâle.

Il nous semble pourtant que l’immense moisson des faits que le complexe d’Œdipe a permis d’objectiver depuis quelque cinquante ans, peut éclairer la structure psychologique de la famille, plus avant que les intuitions trop hâtives que nous venons d’exposer.

 

(8*40 –13)LES FONCTIONS DU COMPLEXE : RÉVISION PSYCHOLOGIQUE

Le complexe d’Œdipe marque tous les niveaux du psychisme ; mais les théoriciens de la psychanalyse n’ont pas défini sans ambiguïté les fonctions qu’il y remplit ; c’est faute d’avoir distingué suffisamment les plans de développement sur lesquels ils l’expliquent. Si le complexe leur apparaît en effet comme l’axe selon lequel l’évolution de la sexualité se projette dans la constitution de la réalité,ces deux plans divergent chez l’homme d’une incidence spécifique, qui est certes reconnue par eux comme répression de la sexualité et sublimation de la réalité, mais doit être intégrée dans une conception plus rigoureuse de ces rapports de structure : le rôle de maturation que joue le complexe dans l’un et l’autre de ces plans ne pouvant être tenu pour parallèle qu’approximativement.

 

MATURATION DE LA SEXUALITÉ

 

L’appareil psychique de la sexualité se révèle d’abord chez l’enfant sous les formes les plus aberrantes par rapport à ses fins biologiques, et la succession de ces formes témoigne que c’est par une maturation progressive qu’il se conforme à l’organisation génitale. Cette maturation de la sexualité conditionne le complexe d’Œdipe, en formant ses tendances fondamentales, mais, inversement, le complexe la favorise en la dirigeant vers ses objets.

 

Le mouvement de l’Œdipe s’opère, en effet, par un conflit triangulaire dans le sujet ; déjà, nous avons vu le jeu des tendances issues du sevrage produire une formation de cette sorte ; c’est aussi la mère, objet premier de ces tendances, comme nourriture à absorber et même comme sein où se résorber, qui se propose d’abord au désir œdipien. On comprend ainsi que ce désir se caractérise mieux chez le mâle, mais aussi qu’il y prête une occasion singulière à la réactivation des tendances du sevrage, c’est-à-dire à une régression sexuelle. Ces tendances ne constituent pas seulement, en effet, une impasse psychologique ; elles s’opposent en outre particulièrement ici à l’attitude d’extériorisation, conforme à l’activité du mâle.

Tout au contraire, dans l’autre sexe, où ces tendances ont une issue possible dans la destinée biologique du sujet, l’objet maternel, en détournant une part du désir œdipien, tend certes à neutraliser le potentiel du complexe et, par là, ses effets de sexualisation, mais, en imposant un changement d’objet, la tendance génitale se détache mieux des tendances primitives et d’autant plus facilement qu’elle n’a pas à renverser l’attitude d’intériorisation héritée de ces tendances, qui sont narcissiques. Ainsi en arrive-t-on à cette conclusion ambiguë que, d’un sexe à l’autre, plus la formation du complexe est accusée, plus aléatoire paraît être son rôle dans l’adaptation sexuelle.

 

CONSTITUTION DE LA RÉALITÉ

 

On voit ici l’influence du complexe psychologique sur une relation vitale et c’est par là qu’il contribue à la constitution de la réalité. Ce qu’il y apporte se dérobe aux termes d’une psychogenèse intellectualiste : c’est une certaine profondeur affective de l’objet. Dimension qui, pour faire le fond de toute compréhension subjective, ne s’en distinguerait pas comme phénomène, si la clinique des maladies mentales ne nous la faisait saisir comme telle en proposant toute une série de ses dégradations aux limites de la compréhension.

Pour constituer en effet une norme du vécu, cette dimension ne peut qu’être reconstruite par des intuitions métaphoriques : densité qui confère l’existence à l’objet, perspective qui nous donne le sentiment de sa distance et nous inspire le respect de l’objet. Mais elle se démontre dans ces vacillements de la réalité qui fécondent le délire : quand l’objet tend à se confondre avec le moi en même temps qu’à se résorber en fantasme, quand il apparaît décomposé selon l’un de ces sentiments qui forment le spectre de l’irréalité, depuis les sentiments d’étrangeté, de déjà vu, de jamais-vu, en passant par les fausses reconnaissances, les illusions de sosie, les sentiments de devinement, de participation, d’influence, les intuitions de signification, pour aboutir au crépuscule du monde et à cette abolition affective qu’on désigne formellement en allemand comme perte de l’objet (Objektverlust).

Ces qualités si diverses du vécu, la psychanalyse les explique par les variations de la quantité d’énergie vitale que le désir investit dans l’objet. La formule, toute verbale qu’elle puisse paraître, répond, pour les psychanalystes, à une donnée de leur pratique ; ils comptent avec cet investissement dans les « transferts » opératoires de leurs cures ; c’est sur les ressources qu’il offre qu’ils doivent fonder l’indication du traitement. Ainsi ont-ils reconnu dans les symptômes cités plus haut les indices d’un investissement trop narcissique de la libido, cependant que la formation de l’Œdipe apparaissait comme le moment et la preuve d’un investissement suffisant pour le « transfert ».

Ce rôle de l’Œdipe serait corrélatif de la maturation de la sexualité. L’attitude instaurée par la tendance génitale cristalliserait selon son type normal le rapport vital à la réalité. On caractérise cette attitude par les termes de don et de sacrifice, termes grandioses, mais dont le sens reste ambigu et hésite entre la défense et le renoncement. Par eux une conception audacieuse retrouve le confort secret d’un thème moralisant : dans le passage de la captativité à l’oblativité, on confond à plaisir l’épreuve vitale et l’épreuve morale.

Cette conception peut se définir une psychogenèse analogique ; elle est conforme au défaut le plus marquant de la doctrine analytique : négliger la structure au profit du dynamisme. Pourtant l’expérience analytique elle-même apporte une contribution à l’étude des formes mentales en démontrant leur rapport – soit de conditions, soit de solutions – avec les crises affectives. C’est en différenciant le jeu formel du complexe qu’on peut établir, entre sa fonction et la structure du drame qui lui est essentielle, un rapport plus arrêté.

 

RÉPRESSION DE LA SEXUALITÉ

 

Le complexe d’Œdipe, s’il marque le sommet de la sexualité infantile, est aussi le ressort de la répression qui en réduit les images à l’état de latence jusqu’à la puberté ; s’il détermine une condensation de la réalité dans le sens de la vie, il est aussi le moment de la sublimation qui chez l’homme ouvre à cette réalité son extension désintéressée.

Les formes sous lesquelles se perpétuent ces effets sont désignées comme surmoi ou idéal du moi, selon qu’elles sont pour le sujet inconscientes ou conscientes. Elles reproduisent, dit-on, l’imago du parent du même sexe, l’idéal du moi contribuant ainsi au conformisme sexuel du psychisme. Mais l’imago du père aurait, selon la doctrine, dans ces deux fonctions, un rôle prototypique en raison de la domination du mâle.

Pour la répression de la sexualité, cette conception repose, nous l’avons indiqué, sur le fantasme de castration. Si la doctrine le rapporte à une menace réelle, c’est avant tout que, génialement dynamiste pour reconnaître les tendances, Freud reste fermé par l’atomisme traditionnel à la notion de l’autonomie des formes ; c’est ainsi qu’à observer l’existence du même fantasme chez la petite fille ou d’une image phallique de la mère dans les deux sexes, il est contraint d’expliquer ces faits par de précoces révélations de la domination du mâle, révélations qui conduiraient la petite fille à la nostalgie de la virilité, l’enfant à concevoir sa mère comme virile. Genèse qui, pour trouver un fondement dans l’identification, requiert à l’usage une telle surcharge de mécanismes qu’elle paraît erronée.

 

Les fantasmes de morcellement. – Or, le matériel de l’expérience analytique suggère une interprétation différente ; le fantasme de castration est en effet précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du corps qui vont en régression (8*40 – 14)de la dislocation et du démembrement, par l’éviration, l’éventrement, jusqu’à la dévoration et à l’ensevelissement.

L’examen de ces fantasmes révèle que leur série s’inscrit dans une forme de pénétration à sens destructeur et investigateur à la fois, qui vise le secret du sein maternel, cependant que ce rapport est vécu par le sujet sous un mode plus ambivalent à proportion de leur archaïsme. Mais les chercheurs qui ont le mieux compris l’origine maternelle de ces fantasmes (Mélanie Klein), ne s’attachent qu’à la symétrie et à l’extension qu’ils apportent à la formation de l’Œdipe, en révélant par exemple la nostalgie de la maternité chez le garçon. Leur intérêt tient à nos yeux dans l’irréalité évidente de leur structure : l’examen de ces fantasmes qu’on trouve dans les rêves et dans certaines impulsions permet d’affirmer qu’ils ne se rapportent à aucun corps réel, mais à un mannequin hétéroclite, à une poupée baroque, à un trophée de membres où il faut reconnaître l’objet narcissique dont nous avons plus haut évoqué la genèse : conditionnée par la précession, chez l’homme, de formes imaginaires du corps sur la maîtrise du corps propre, par la valeur de défense que le sujet donne à ces formes, contre l’angoisse du déchirement vital, fait de la prématuration.

 

Origine maternelle du surmoi archaïque. – Le fantasme de castration se rapporte à ce même objet : sa forme, née avant tout repérage du corps propre, avant toute distinction d’une menace de l’adulte, ne dépend pas du sexe du sujet et détermine plutôt qu’elle ne subit les formules de la tradition éducative. Il représente la défense que le moi narcissique, identifié à son double spéculaire, oppose au renouveau d’angoisse qui, au premier moment de l’Œdipe, tend à l’ébranler : crise que ne cause pas tant l’irruption du désir génital dans le sujet que l’objet qu’il réactualise, à savoir la mère. À l’angoisse réveillée par cet objet, le sujet répond en reproduisant le rejet masochique par où il a surmonté sa perte primordiale, mais il l’opère selon la structure qu’il a acquise, c’est-à-dire dans une localisation imaginaire de la tendance.

Une telle genèse de la répression sexuelle n’est pas sans référence sociologique : elle s’exprime dans les rites par lesquels les primitifs manifestent que cette répression tient aux racines du lien social : rites de fête qui, pour libérer la sexualité, y désignent par leur forme orgiaque le moment de la réintégration affective dans le Tout ; rites de circoncision qui, pour sanctionner la maturité sexuelle, manifestent que la personne n’y accède qu’au prix d’une mutilation corporelle.

Pour définir sur le plan psychologique cette genèse de la répression, on doit reconnaître dans le fantasme de castration le jeu imaginaire qui la conditionne, dans la mère l’objet qui la détermine. C’est la forme radicale des contrepulsions qui se révèlent à l’expérience analytique pour constituer le noyau le plus archaïque du surmoi et pour représenter la répression la plus massive. Cette force se répartit avec la différenciation de cette forme, c’est-à-dire avec le progrès par où le sujet réalise l’instance répressive dans l’autorité de l’adulte ; on ne saurait autrement comprendre ce fait, apparemment contraire à la théorie, que la rigueur avec laquelle le surmoi inhibe les fonctions du sujet tende à s’établir en raison inverse des sévérités réelles de l’éducation. Bien que le surmoi reçoive déjà de la seule répression maternelle (disciplines du sevrage et des sphincters) des traces de la réalité, c’est dans le complexe d’Œdipe qu’il dépasse sa forme narcissique.

 

SUBLIMATION DE LA RÉALITÉ

 

Ici s’introduit le rôle de ce complexe dans la sublimation de la réalité. On doit partir, pour le comprendre, du moment où la doctrine montre la solution du drame, à savoir de la forme qu’elle y a découverte, de l’identification. C’est, en effet, en raison d’une identification du sujet à l’imago du parent de même sexe que le surmoi et l’idéal du moi peuvent révéler à l’expérience des traits conformes aux particularités de cette imago.

 

La doctrine y voit le fait d’un narcissisme secondaire ; elle ne distingue pas cette identification de l’identification narcissique : il y a également assimilation du sujet à l’objet ; elle n’y voit d’autre différence que la constitution, avec le désir œdipien, d’un objet de plus de réalité, s’opposant à un moi mieux formé ; de la frustration de ce désir résulterait, selon les constantes de l’hédonisme, le retour du sujet à sa primordiale voracité d’assimilation et, de la formation du moi, une imparfaite introjection de l’objet : l’imago, pour s’imposer au sujet, se juxtapose seulement au moi dans les deux exclusions de l’inconscient et de l’idéal.

 

Originalité de l’identification œdipienne. – Une analyse plus structurale de l’identification œdipienne permet pourtant de lui reconnaître une forme plus distinctive. Ce qui apparaît d’abord, c’est l’antinomie des fonctions que joue dans le sujet l’imago parentale : d’une part, elle inhibe la fonction sexuelle, mais sous une forme inconsciente, car l’expérience montre que l’action du surmoi contre les répétitions de la tendance reste aussi inconsciente que la tendance reste refoulée. D’autre part, l’imago préserve cette fonction, mais à l’abri de sa méconnaissance, car c’est bien la préparation des voies de son retour futur que représente dans la conscience l’idéal du moi. Ainsi, si la tendance se résout sous les deux formes majeures, inconscience, méconnaissance, où l’analyse a appris à la reconnaître, l’imago apparaît elle-même sous deux structures dont l’écart définit la première sublimation de la réalité.

On ne souligne pourtant pas assez que l’objet de l’identification n’est pas ici l’objet du désir, mais celui qui s’y oppose dans le triangle œdipien. L’identification de mimétique est devenue propitiatoire ; l’objet de la participation sado-masochique se dégage du sujet, prend distance de lui dans la nouvelle ambiguïté de la crainte et de l’amour. Mais, dans ce pas vers la réalité, l’objet primitif du désir paraît escamoté.

Ce fait définit pour nous l’originalité de l’identification œdipienne : il nous paraît indiquer que, dans le complexe d’Œdipe, ce n’est pas le moment du désir qui érige l’objet dans sa réalité nouvelle, mais celui de la défense narcissique du sujet.

Ce moment, en faisant surgir l’objet que sa position situe comme obstacle au désir, le montre auréolé de la transgression sentie comme dangereuse ; il apparaît au moi à la fois comme l’appui de sa défense et l’exemple de son triomphe. C’est pourquoi cet objet vient normalement remplir le cadre du double où le moi s’est identifié d’abord et par lequel il peut encore se confondre avec l’autrui ; il apporte au moi une sécurité, en renforçant ce cadre, mais du même coup il le lui oppose comme un idéal qui, alternativement, l’exalte et le déprime.

Ce moment de l’Œdipe donne le prototype de la sublimation autant par le rôle de présence masquée qu’y joue la tendance, que par la forme dont il revêt l’objet. La même forme est sensible en effet à chaque crise où se produit, pour la réalité humaine, cette condensation dont nous avons posé plus haut l’énigme : c’est cette lumière de l’étonnement qui transfigure un objet en dissolvant ses équivalences dans le sujet et le propose non plus comme moyen à la satisfaction du désir, mais comme pôle aux créations de la passion. C’est en réduisant à nouveau un tel objet que l’expérience réalise tout approfondissement.

Une série de fonctions antinomiques se constitue ainsi dans le sujet par les crises majeures de la réalité humaine, pour contenir les virtualités indéfinies de son progrès ; si la fonction de la conscience semble exprimer l’angoisse primordiale et celle de l’équivalence refléter le conflit narcissique, celle de l’exemple paraît l’apport original du complexe d’Œdipe.

 

L’imago du père. – Or, la structure même du drame œdipien désigne le père pour donner à la fonction de sublimation sa forme la plus éminente, parce que la plus pure. L’imago de la mère dans l’identification (8*40 – 15)œdipienne trahit, en effet, l’interférence des identifications primordiales ; elle marque de leurs formes et de leur ambivalence autant l’idéal du moi que le surmoi : chez la fille, de même que la répression de la sexualité impose plus volontiers aux fonctions corporelles ce morcelage mental où l’on peut définir l’hystérie, de même la sublimation de l’imago maternelle tend à tourner en sentiment de répulsion pour sa déchéance et en souci systématique de l’image spéculaire.

L’imago du père, à mesure qu’elle domine, polarise dans les deux sexes les formes les plus parfaites de l’idéal du moi, dont il suffit d’indiquer qu’elles réalisent l’idéal viril chez le garçon, chez la fille l’idéal virginal. Par contre, dans les formes diminuées de cette imago nous pouvons souligner les lésions physiques, spécialement celles qui la présentent comme estropiée ou aveuglée, pour dévier l’énergie de sublimation de sa direction créatrice et favoriser sa réclusion dans quelque idéal d’intégrité narcissique. La mort du père, à quelque étape du développement qu’elle se produise et selon le degré d’achèvement de l’Œdipe, tend, de même, à tarir en le figeant le progrès de la réalité. L’expérience, en rapportant à de telles causes un grand nombre de névroses et leur gravité, contredit donc l’orientation théorique qui en désigne l’agent majeur dans la menace de la force paternelle.

LE COMPLEXE ET LA RELATIVITÉ SOCIOLOGIQUE

S’il est apparu dans l’analyse psychologique de l’Œdipe qu’il doit se comprendre en fonction de ses antécédents narcissiques, ce n’est pas dire qu’il se fonde hors de la relativité sociologique. Le ressort le plus décisif de ses effets psychiques tient, en effet, à ce que l’imago du père concentre en elle la fonction de répression avec celle de sublimation ; mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle de la famille paternaliste.

 

MATRIARCAT ET PATRIARCAT

 

L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le père, mais ordinairement par l’oncle maternel. Un ethnologue qu’a guidé sa connaissance de la psychanalyse, Malinowski, a su pénétrer les incidences psychiques de ce fait : si l’oncle maternel exerce ce parrainage social de gardien des tabous familiaux et d’initiateur aux rites tribaux, le père, déchargé de toute fonction répressive, joue un rôle de patronage plus familier, de maître en techniques et de tuteur de l’audace aux entreprises.

Cette séparation de fonctions entraîne un équilibre différent du psychisme, qu’atteste l’auteur par l’absence de névrose dans les groupes qu’il a observés aux îles du nord-ouest de la Mélanésie. Cet équilibre démontre heureusement que le complexe d’Œdipe est relatif à une structure sociale, mais il n’autorise en rien le mirage paradisiaque, contre lequel le sociologue doit toujours se défendre : à l’harmonie qu’il comporte s’oppose en effet la stéréotypie qui marque les créations de la personnalité, de l’art à la morale, dans de semblables cultures, et l’on doit reconnaître dans ce revers, conformément à la présente théorie de l’Œdipe, combien l’élan de la sublimation est dominé par la répression sociale, quand ces deux fonctions sont séparées.

C’est au contraire parce qu’elle est investie de la répression que l’imago paternelle en projette la force originelle dans les sublimations mêmes qui doivent la surmonter ; c’est de nouer en une telle antinomie le progrès de ces fonctions, que le complexe d’Œdipe tient sa fécondité. Cette antinomie joue dans le drame individuel, nous la verrons s’y confirmer par des effets de décomposition ; mais ses effets de progrès dépassent de beaucoup ce drame, intégrés qu’ils sont dans un immense patrimoine culturel : idéaux normaux, statuts juridiques, inspirations créatrices. Le psychologue ne peut négliger ces formes qui, en concentrant dans la famille conjugale les conditions du conflit fonctionnel de l’Œdipe, réintègrent dans le progrès psychologique la dialectique sociale engendrée par ce conflit.

 

Que l’étude de ces formes se réfère à l’histoire, c’est là déjà une donnée pour notre analyse ; c’est en effet à un problème de structure qu’il faut rapporter ce fait que la lumière de la tradition historique ne frappe en plein que les annales des patriarcats, tandis qu’elle n’éclaire qu’en frange – celle même où se maintient l’investigation d’un Bachofen – les matriarcats, partout sous-jacents à la culture antique.

 

Ouverture du lien social. – Nous rapprocherons de ce fait le moment critique que Bergson a défini dans les fondements de la morale ; on sait qu’il ramène à sa fonction de défense vitale ce « tout de l’obligation » par quoi il désigne le lien qui clôt le groupe humain sur sa cohérence, et qu’il reconnaît à l’opposé un élan transcendant de la vie dans tout mouvement qui ouvre ce groupe en universalisant ce lien ; double source que découvre une analyse abstraite, sans doute retournée contre ses illusions formalistes, mais qui reste limitée à la portée de l’abstraction. Or si, par l’expérience, le psychanalyste comme le sociologue peuvent reconnaître dans l’interdiction de la mère la forme concrète de l’obligation primordiale, de même peuvent-ils démontrer un procès réel de l’« ouverture » du lien social dans l’autorité paternaliste et dire que, par le conflit fonctionnel de l’Œdipe, elle introduit dans la répression un idéal de promesse.

S’ils se réfèrent aux rites de sacrifice par où les cultures primitives, même parvenues à une concentration sociale élevée, réalisent avec la rigueur la plus cruelle – victimes humaines démembrées ou ensevelies vivantes – les fantasmes de la relation primordiale à la mère, ils liront, dans plus d’un mythe, qu’à l’avènement de l’autorité paternelle répond un tempérament de la primitive répression sociale. Lisible dans l’ambiguïté mythique du sacrifice d’Abraham, qui au reste le lie formellement à l’expression d’une promesse, ce sens n’apparaît pas moins dans le mythe de l’Œdipe, pour peu qu’on ne néglige pas l’épisode du Sphinx, représentation non moins ambiguë de l’émancipation des tyrannies matriarcales, et du déclin du rite du meurtre royal. Quelle que soit leur forme, tous ces mythes se situent à l’orée de l’histoire, bien loin de la naissance de l’humanité dont les séparent la durée immémoriale des cultures matriarcales et la stagnation des groupes primitifs.

Selon cette référence sociologique, le fait du prophétisme par lequel Bergson recourt à l’histoire en tant qu’il s’est produit éminemment dans le peuple juif, se comprend par la situation élue qui fut créée à ce peuple d’être le tenant du patriarcat parmi des groupes adonnés à des cultes maternels, par sa lutte convulsive pour maintenir l’idéal patriarcal contre la séduction irrépressible de ces cultures. À travers l’histoire des peuples patriarcaux, on voit ainsi s’affirmer dialectiquement dans la société les exigences de la personne et l’universalisation des idéaux : témoin ce progrès des formes juridiques qui éternise la mission que la Rome antique a vécue tant en puissance qu’en conscience, et qui s’est réalisée par l’extension déjà révolutionnaire des privilèges moraux d’un patriarcat à une plèbe immense et à tous les peuples.

 

L’HOMME MODERNE ET LA FAMILLE CONJUGALE

 

Deux fonctions dans ce procès se réfléchissent sur la structure de la famille elle-même : la tradition, dans les idéaux patriciens, de formes privilégiées du mariage ; l’exaltation apothéotique que le christianisme apporte aux exigences de la personne. L’Église a intégré cette tradition dans la morale du christianisme, en mettant au premier plan dans le lien du mariage le libre choix de la personne, faisant ainsi franchir à l’institution familiale le pas décisif vers sa structure moderne, à savoir le secret renversement de sa prépondérance (8*40 – 16)sociale au profit du mariage. Renversement qui se réalise au XVème siècle avec la révolution économique d’où sont sorties la société bourgeoise et la psychologie de l’homme moderne.

Ce sont en effet les rapports de la psychologie de l’homme moderne avec la famille conjugale qui se proposent à l’étude du psychanalyste ; cet homme est le seul objet qu’il ait vraiment soumis à son expérience, et si le psychanalyste retrouve en lui le reflet psychique des conditions les plus originelles de l’homme, peut-il prétendre à le guérir de ses défaillances psychiques sans le comprendre dans la culture qui lui impose les plus hautes exigences, sans comprendre de même sa propre position en face de cet homme au point extrême de l’attitude scientifique ?

Or, en notre temps, moins que jamais, l’homme de la culture occidentale ne saurait se comprendre hors des antinomies qui constituent ses rapports avec la nature et avec la société : comment, hors d’elles, comprendre et l’angoisse qu’il exprime dans le sentiment d’une transgression prométhéenne envers les conditions de sa vie, et les conceptions les plus élevées où il surmonte cette angoisse en reconnaissant que c’est par crises dialectiques qu’il se crée, lui-même et ses objets.

 

Rôle de la formation familiale. – Ce mouvement subversif et critique où se réalise l’homme trouve son germe le plus actif dans trois conditions de la famille conjugale.

Pour incarner l’autorité dans la génération la plus voisine et sous une figure familière, la famille conjugale met cette autorité à la portée immédiate de la subversion créatrice. Ce que traduisent déjà pour l’observation la plus commune les inversions qu’imagine l’enfant dans l’ordre des générations, où il se substitue lui-même au parent ou au grand-parent.

D’autre part, le psychisme n’y est pas moins formé par l’image de l’adulte que contre sa contrainte : cet effet s’opère par la transmission de l’idéal du moi, et le plus purement, nous l’avons dit, du père au fils ; il comporte une sélection positive des tendances et des dons, une progressive réalisation de l’idéal dans le caractère. C’est à ce procès psychologique qu’est dû le fait des familles d’hommes éminents, et non à la prétendue hérédité qu’il faudrait reconnaître à des capacités essentiellement relationnelles.

Enfin et surtout, l’évidence de la vie sexuelle chez les représentants des contraintes morales, l’exemple singulièrement transgressif de l’imago du père quant à l’interdiction primordiale exaltent au plus haut degré la tension de la libido et la portée de la sublimation.

C’est pour réaliser le plus humainement le conflit de l’homme avec son angoisse la plus archaïque, c’est pour lui offrir le champ clos le plus loyal où il puisse se mesurer avec les figures les plus profondes de son destin, c’est pour mettre à portée de son existence individuelle le triomphe le plus complet contre sa servitude originelle, que le complexe de la famille conjugale crée les réussites supérieures du caractère, du bonheur et de la création.

En donnant la plus grande différenciation à la personnalité avant la période de latence, le complexe apporte aux confrontations sociales de cette période leur maximum d’efficacité pour la formation rationnelle de l’individu. On peut en effet considérer que l’action éducative dans cette période reproduit dans une réalité plus lestée et sous les sublimations supérieures de la logique et de la justice, le jeu des équivalences narcissiques où a pris naissance le monde des objets. Plus diverses et plus riches seront les réalités inconsciemment intégrées dans l’expérience familiale, plus formateur sera pour la raison le travail de leur réduction.

Ainsi donc, si la psychanalyse manifeste dans les conditions morales de la création un ferment révolutionnaire qu’on ne peut saisir que dans une analyse concrète, elle reconnaît, pour le produire, à la structure familiale une puissance qui dépasse toute rationalisation éducative. Ce fait mérite d’être proposé aux théoriciens – à quelque bord qu’ils appartiennent – d’une éducation sociale à prétentions totalitaires, afin que chacun en conclue selon ses désirs.

 

Déclin de l’imago paternelle. – Le rôle de l’imago du père se laisse apercevoir de façon saisissante dans la formation de la plupart des grands hommes. Son rayonnement littéraire et moral dans l’ère classique du progrès, de Corneille à Proudhon, vaut d’être noté ; et les idéologues qui, au XIXème siècle, ont porté contre la famille paternaliste les critiques les plus subversives ne sont pas ceux qui en portent le moins l’empreinte.

Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. N’est-il pas significatif que la famille se soit réduite à son groupement biologique à mesure qu’elle intégrait les plus hauts progrès culturels ? Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques. Le fait n’a-t-il pas été formulé par le chef d’un état totalitaire comme argument contre l’éducation traditionnelle ? Déclin plus intimement lié à la dialectique de la famille conjugale, puisqu’il s’opère par la croissance relative, très sensible par exemple dans la vie américaine, des exigences matrimoniales.

Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne – alors centre d’un État qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées, des derniers groupements agnatiques des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles – qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe. Quoi qu’il en soit, ce sont les formes de névroses dominantes à la fin du siècle dernier qui ont révélé qu’elles étaient intimement dépendantes des conditions de la famille.

Ces névroses, depuis le temps des premières divinations Freudiennes, semblent avoir évolué dans le sens d’un complexe caractériel où, tant pour la spécificité de sa forme que pour sa généralisation – il est le noyau du plus grand nombre des névroses – on peut reconnaître la grande névrose contemporaine. Notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche. C’est cette carence qui, conformément à notre conception de l’Œdipe, vient à tarir l’élan instinctif comme à tarer la dialectique des sublimations. Marraines sinistres installées au berceau du névrosé, l’impuissance et l’utopie enferment son ambition, soit qu’il étouffe en lui les créations qu’attend le monde où il vient, soit que, dans l’objet qu’il propose à sa révolte, il méconnaisse son propre mouvement.

 

Jacques M. LACAN,

Ancien chef de clinique

à la Faculté de Médecine.

 

 (8*42–1)CHAPITRE II

LES COMPLEXES FAMILIAUX EN PATHOLOGIE

 

Les complexes familiaux remplissent dans les psychoses une fonction formelle : thèmes familiaux qui prévalent dans les délires pour leur conformité avec l’arrêt que les psychoses constituent dans le moi et dans la réalité ; dans les névroses, les complexes remplissent une fonction causale : incidences et constellations familiales qui déterminent les symptômes et les structures, selon lesquels les névroses divisent, introvertissent ou invertissent la personnalité. Telles sont, en quelques mots, les thèses que développe ce chapitre. Il va de soi qu’en qualifiant de familiales la forme d’une psychose ou la source d’une névrose, nous entendons ce terme au sens strict de relation sociale que cette étude s’emploie à définir en même temps qu’à le justifier par sa fécondité objective : ainsi ce qui relève de la seule transmission biologique doit-il être désigné comme « héréditaire » et non pas comme « familial », au sens strict de ce terme, même s’il s’agit d’une affection psychique, et cela malgré l’usage courant dans le vocabulaire neurologique.

 

1. – Les psychoses à thème familial

 

C’est dans un tel souci de l’objectivité psychologique que nous avons étudié les psychoses quand, parmi les premiers en France, nous nous sommes attaché à les comprendre dans leur rapport avec la personnalité : point de vue auquel nous amenait la notion, dès lors de plus en plus reconnue, que le tout du psychisme est intéressé par la lésion ou le déficit de quelque élément de ses appareils ou de ses fonctions. Cette notion, que démontraient les troubles psychiques causés par des lésions localisables, ne nous en paraissait que plus applicable aux productions mentales et aux réactions sociales des psychoses, à savoir à ces délires et à ces pulsions qui, pour être prétendus partiels, évoquaient pourtant par leur typicité la cohérence d’un moi archaïque, et dans leur discordance même devaient en trahir la loi interne.

 

Que l’on se rappelle seulement que ces affections répondent au cadre vulgaire de la folie et l’on concevra qu’il ne pouvait s’agir pour nous d’y définir une véritable personnalité, qui implique la communication de la pensée et la responsabilité de la conduite. Une psychose, certes, que nous avons isolée sous le nom de paranoïa d’autopunition, n’exclut pas l’existence d’une semblable personnalité, qui est constituée non seulement par les rapports du moi, mais du surmoi et de l’idéal du moi, mais le surmoi lui impose ses effets punitifs les plus extrêmes, et l’idéal du moi s’y affirme dans une objectivation ambiguë, propice aux projections réitérées ; d’avoir montré l’originalité de cette forme, en même temps que défini par sa position une frontière nosologique, est un résultat, qui, pour limité qu’il soit, reste à l’acquis du point de vue qui dirigeait notre effort.

 

Formes délirantes de la connaissance. – Le progrès de notre recherche devait nous faire reconnaître, dans les formes mentales que constituent les psychoses, la reconstitution de stades du moi, antérieurs à la personnalité ; si l’on caractérise en effet chacun de ces stades par le stade de l’objet qui lui est corrélatif, toute la genèse normale de l’objet dans la relation spéculaire du sujet à l’autrui, ou comme appartenance subjective du corps morcelé, se retrouve, en une série de formes d’arrêt, dans les objets du délire.

Il est remarquable que ces objets manifestent les caractères constitutifs primordiaux de la connaissance humaine : identité formelle, équivalence affective, reproduction itérative et symbolisme anthropomorphique, sous des formes figées, certes, mais accentuées par l’absence ou l’effacement des intégrations secondaires, que sont pour l’objet sa mouvance et son individualité, sa relativité et sa réalité.

La limite de la réalité de l’objet dans la psychose, le point de rebroussement de la sublimation nous paraît précisément donné par ce moment, qui marque pour nous l’aura de la réalisation œdipienne, à savoir cette érection de l’objet qui se produit, selon notre formule, dans la lumière de l’étonnement. C’est ce moment que reproduit cette phase, que nous tenons pour constante et désignons comme phase féconde du délire : phase où les objets, transformés par une étrangeté ineffable, se révèlent comme chocs, énigmes, significations. C’est dans cette reproduction que s’effondre le conformisme, superficiellement assumé, au moyen duquel le sujet masquait jusque là le narcissisme de sa relation à la réalité.

Ce narcissisme se traduit dans la forme de l’objet. Celle-ci peut se produire en progrès sur la crise révélatrice, comme l’objet œdipien se réduit en une structure de narcissisme secondaire – mais ici l’objet reste irréductible à aucune équivalence et le prix de sa possession, sa vertu de préjudice prévaudront sur toute possibilité de compensation ou de compromis : c’est le délire de revendication. Ou bien la forme de l’objet peut rester suspendue à l’acmé de la crise, comme si l’imago de l’idéal œdipien se fixait au moment de sa transfiguration – mais ici l’imago ne se subjective pas par identification au double, et l’idéal du moi se projette itérativement en objets d’exemple, certes, mais dont l’action est tout externe, plutôt reproches vivants dont la censure tend à la surveillance omniprésente : c’est le délire sensitif de relations. Enfin, l’objet peut retrouver en deçà de la crise la structure de narcissisme primaire où sa formation s’est arrêtée.

 

(8*42–2)On peut voir dans ce dernier cas le surmoi, qui n’a pas subi le refoulement, non seulement se traduire dans le sujet en intention répressive, mais encore y surgir comme objet appréhendé par le moi, réfléchi sous les traits décomposés de ses incidences formatrices, et, au gré des menaces réelles ou des intrusions imaginaires, représenté par l’adulte castrateur ou le frère pénétrateur : c’est le syndrome de la persécution interprétative, avec son objet à sens homosexuel latent.

À un degré de plus, le moi archaïque manifeste sa désagrégation dans le sentiment d’être épié, deviné, dévoilé, sentiment fondamental de la psychose hallucinatoire, et le double où il s’identifiait s’oppose au sujet, soit comme écho de la pensée et des actes dans les formes auditives verbales de l’hallucination, dont les contenus autodiffamateurs marquent l’affinité évolutive avec la répression morale, soit comme fantôme spéculaire du corps dans certaines formes d’hallucination visuelle, dont les réactions-suicides révèlent la cohérence archaïque avec le masochisme primordial. Enfin, c’est la structure foncièrement anthropomorphique et organomorphique de l’objet qui vient au jour dans la participation mégalomaniaque, où le sujet, dans la paraphrénie, incorpore à son moi le monde, affirmant qu’il inclut le Tout, que son corps se compose des matières les plus précieuses, que sa vie et ses fonctions soutiennent l’ordre et l’existence de l’Univers.

 

FONCTION DES COMPLEXES DANS LES DÉLIRES

 

Les complexes familiaux jouent dans le moi, à ces divers stades où l’arrête la psychose, un rôle remarquable, soit comme motifs des réactions du sujet, soit comme thèmes de son délire. On peut même ordonner sous ces deux registres l’intégration de ces complexes au moi selon la série régressive que nous venons d’établir pour les formes de l’objet dans les psychoses.

 

Réactions familiales. – Les réactions morbides, dans les psychoses, sont provoquées par les objets familiaux en fonction décroissante de la réalité de ces objets au profit de leur portée imaginaire : on le mesure, si l’on part des conflits qui mettent aux prises électivement le revendicateur avec le cercle de sa famille ou avec son conjoint – en passant par la signification de substituts du père, du frère ou de la sœur que l’observateur reconnaît aux persécuteurs du paranoïaque – pour aboutir à ces filiations secrètes de roman, à ces généalogies de Trinités ou d’Olympes fantastiques, où jouent les mythes du paraphrénique. L’objet constitué par la relation familiale montre ainsi une altération progressive : dans sa valeur affective, quand il se réduit à n’être que prétexte à l’exaltation passionnelle, puis dans son individualité quand il est méconnu dans sa réitération délirante, enfin dans son identité elle-même, quand on ne le reconnaît plus dans le sujet que comme une entité qui échappe au principe de contradiction.

 

Thèmes familiaux. – Pour le thème familial, sa portée expressive de la conscience délirante se montre fonction, dans la série des psychoses, d’une croissante identification du moi à un objet familial, aux dépens de la distance que le sujet maintient entre lui et sa conviction délirante : on le mesure, si l’on part de la contingence relative, dans le monde du revendicateur, des griefs qu’il allègue contre les siens – en passant par la portée de plus en plus existentielle que prennent les thèmes de spoliation, d’usurpation, de filiation, dans la conception qu’a de soi le paranoïaque – pour aboutir à ces identifications à quelque héritier arraché de son berceau, à l’épouse secrète de quelque prince, aux personnages mythiques de Père tout-puissant, de Victime filiale, de Mère universelle, de Vierge primordiale, où s’affirme le moi du paraphrénique.

Cette affirmation du moi devient au reste plus incertaine à mesure qu’ainsi elle s’intègre plus au thème délirant : d’une sthénie remarquablement communicative dans la revendication, elle se réduit de façon tout à fait frappante à une intention démonstrative dans les réactions et les interprétations du paranoïaque, pour se perdre chez le paraphrénique dans une discordance déconcertante entre la croyance et la conduite.

Ainsi, selon que les réactions sont plus relatives aux fantasmes et que s’objective plus le thème du délire, le moi tend à se confondre avec l’expression du complexe et le complexe à s’exprimer dans l’intentionnalité du moi. Les psychanalystes disent donc communément que dans les psychoses les complexes sont conscients, tandis qu’ils sont inconscients dans les névroses. Ceci n’est pas rigoureux, car, par exemple, le sens homosexuel des tendances dans la psychose est méconnu par le sujet, encore que traduit en intention persécutive. Mais la formule approximative permet de s’étonner que ce soit dans les névroses où ils sont latents, que les complexes aient été découverts, avant d’être reconnus dans les psychoses, où ils sont patents. C’est que les thèmes familiaux que nous isolons dans les psychoses ne sont que des effets virtuels et statiques de leur structure, des représentations où se stabilise le moi ; ils ne présentent donc que la morphologie du complexe sans révéler son organisation, ni par conséquent la hiérarchie de ses caractères.

D’où l’évident artifice qui marquait la classification des psychoses par les thèmes délirants, et le discrédit où était tombée l’étude de ces thèmes, avant que les psychiatres y fussent ramenés par cette impulsion vers le concret donnée par la psychanalyse. C’est ainsi que d’aucuns, qui ont pu se croire les moins affectés par cette influence, rénovèrent la portée clinique de certains thèmes, comme l’érotomanie ou le délire de filiation, en reportant l’attention de l’ensemble sur les détails de leur romancement, pour y découvrir les caractères d’une structure. Mais seule la connaissance des complexes peut apporter à une telle recherche, avec une direction systématique, une sûreté et une avance qui dépasse de beaucoup les moyens de l’observation pure.

Prenons par exemple la structure du thème des interprétateurs filiaux, telle que Sérieux et Capgras l’ont définie en entité nosologique. En la caractérisant par le ressort de la privation affective, manifeste dans l’illégitimité fréquente du sujet, et par une formation mentale du type du « roman de grandeur » d’apparition normale entre 8 et 13 ans, les auteurs réuniront la fable, mûrie depuis cet âge, de substitution d’enfant, fable par laquelle telle vieille fille de village s’identifie à quelque doublure plus favorisée, et les prétentions, dont la justification paraît équivalente, de quelque « faux dauphin ». Mais que celui-ci pense appuyer ses droits par la description minutieuse d’une machine d’apparence animale, dans le ventre de laquelle il aurait fallu le cacher pour réaliser l’enlèvement initial (histoire de Richemont et de son « cheval extraordinaire », citée par ces auteurs), nous croyons pour nous que cette fantaisie, qu’on peut certes tenir pour superfétatoire et mettre au compte de la débilité mentale, révèle, autant par son symbolisme de gestation que par la place que lui donne le sujet dans son délire, une structure plus archaïque de sa psychose.

 

DÉTERMINISME DE LA PSYCHOSE

 

Il reste à établir si les complexes qui jouent ces rôles de motivation et de thème dans les symptômes de la psychose, ont aussi un rôle de cause dans son déterminisme ; et cette question est obscure.

Pour nous, si nous avons voulu comprendre ces symptômes par une psychogenèse, nous sommes loin d’avoir pensé y réduire le déterminisme de la maladie. Bien au contraire, en démontrant dans la paranoïa que sa phase féconde comporte un état hyponoïque : confusionnel, onirique, ou crépusculaire, (8*42–3)nous avons souligné la nécessité de quelque ressort organique pour la subduction mentale où le sujet s’initie au délire.

Ailleurs encore, nous avons indiqué que c’est dans quelque tare biologique de la libido qu’il fallait chercher la cause de cette stagnation de la sublimation où nous voyons l’essence de la psychose. C’est dire que nous croyons à un déterminisme endogène de la psychose et que nous avons voulu seulement faire justice de ces piètres pathogénies qui ne sauraient plus même passer actuellement pour représenter quelque genèse « organique » : d’une part la réduction de la maladie à quelque phénomène mental, prétendu automatique, qui comme tel ne saurait répondre à l’organisation perceptive, nous voulons dire au niveau de croyance, que l’on relève dans les symptômes réellement élémentaires de l’interprétation et de l’hallucination ; d’autre part la préformation de la maladie dans des traits prétendus constitutionnels du caractère, qui s’évanouissent, quand on soumet l’enquête sur les antécédents aux exigences de la définition des termes et de la critique du témoignage.

Si quelque tare est décelable dans le psychisme avant la psychose, c’est aux sources mêmes de la vitalité du sujet, au plus radical, mais aussi au plus secret de ses élans et de ses aversions, qu’on doit la pressentir, et nous croyons en reconnaître un signe singulier dans le déchirement ineffable que ces sujets accusent spontanément pour avoir marqué leurs premières effusions génitales à la puberté.

Qu’on rapproche cette tare hypothétique des faits anciennement groupés sous la rubrique de la dégénérescence ou des notions plus récentes sur les perversions biologiques de la sexualité, c’est rentrer dans les problèmes de l’hérédité psychologique. Nous nous limitons ici à l’examen des facteurs proprement familiaux.

 

Facteurs familiaux. – La simple clinique montre dans beaucoup de cas la corrélation d’une anomalie de la situation familiale. La psychanalyse, d’autre part, soit par l’interprétation des données cliniques, soit par une exploration du sujet qui, pour ne savoir être ici curative, doit rester prudente, montre que l’idéal du moi s’est formé, souvent en raison de cette situation, d’après l’objet du frère. Cet objet, en virant la libido destinée à l’Œdipe sur l’imago de l’homosexualité primitive, donne un idéal trop narcissique pour ne pas abâtardir la structure de la sublimation. En outre, une disposition « en vase clos » du groupe familial tend à intensifier les effets de sommation, caractéristiques de la transmission de l’idéal du moi, comme nous l’avons indiqué dans notre analyse de l’Œdipe ; mais alors qu’il s’exerce là normalement dans un sens sélectif, ces effets jouent ici dans un sens dégénératif.

Si l’avortement de la réalité dans les psychoses tient en dernier ressort à une déficience biologique de la libido, il révèle aussi une dérivation de la sublimation où le rôle du complexe familial est corroboré par le concours de nombreux faits cliniques.

Il faut noter en effet ces anomalies de la personnalité dont la constance dans la parenté du paranoïaque est sanctionnée par l’appellation familière de « nids de paranoïaques » que les psychiatres appliquent à ces milieux ; la fréquence de la transmission de la paranoïa en ligne familiale directe, avec souvent aggravation de sa forme vers la paraphrénie et précession temporelle, relative ou même absolue, de son apparition chez le descendant ; enfin l’électivité presque exclusivement familiale des cas de délires à deux, bien mise en évidence dans des collections anciennes, comme celle de Legrand du Saulle dans son ouvrage sur le « délire des persécutions », où l’ampleur du choix compense le défaut de la systématisation par l’absence de partialité.

Pour nous, c’est dans les délires à deux que nous croyons le mieux saisir les conditions psychologiques qui peuvent jouer un rôle déterminant dans la psychose. Hormis les cas où le délire émane d’un parent atteint de quelque trouble mental qui le mette en posture de tyran domestique, nous avons rencontré constamment ces délires dans un groupe familial que nous appelons décomplété, là où l’isolement social auquel il est propice porte son effet maximum, à savoir dans le « couple psychologique » formé d’une mère et d’une fille ou de deux sœurs (voir notre étude sur les Papin), plus rarement d’une mère et d’un fils.

 

2. – Les névroses familiales

 

Les complexes familiaux se révèlent dans les névroses par un abord tout différent : c’est qu’ici les symptômes ne manifestent aucun rapport, sinon contingent, à quelque objet familial. Les complexes y remplissent pourtant une fonction causale, dont la réalité et le dynamisme s’opposent diamétralement au rôle que jouent les thèmes familiaux dans les psychoses.

 

Symptôme névrotique et drame individuel. – Si Freud, par la découverte des complexes, fit œuvre révolutionnaire, c’est qu’en thérapeute, plus soucieux du malade que de la maladie, il chercha à le comprendre pour le guérir, et qu’il s’attacha à ce qu’on négligeait sous le titre de « contenu » des symptômes, et qui est le plus concret de leur réalité : à savoir à l’objet qui provoque une phobie, à l’appareil ou à la fonction somatique intéressés dans une hystérie, à la représentation ou à l’affect qui occupent le sujet dans une obsession.

C’est de cette manière qu’il vint à déchiffrer dans ce contenu même les causes de ces symptômes : quoique ces causes, avec les progrès de l’expérience, soient apparues plus complexes, il importe de ne point les réduire à l’abstraction, mais d’approfondir ce sens dramatique, qui, dans leur première formule, saisissait comme une réponse à l’inspiration de leur recherche.

Freud accusa d’abord, à l’origine des symptômes, soit une séduction sexuelle que le sujet a précocement subie par des manœuvres plus ou moins perverses, soit une scène qui, dans sa petite enfance, l’a initié par le spectacle ou par l’audition aux relations sexuelles des adultes. Or si d’une part ces faits se révélaient comme traumatiques pour dévier la sexualité en tendances anormales, ils démontraient du même coup comme propres à la petite enfance une évolution régulière de ces diverses tendances et leur normale satisfaction par voie auto-érotique. C’est pourquoi, si d’autre part ces traumatismes se montraient être le fait le plus commun soit de l’initiative d’un frère, soit de l’inadvertance des parents, la participation de l’enfant s’y avéra toujours plus active, à mesure que s’affirmaient la sexualité infantile et ses motifs de plaisir ou d’investigation. Dès lors, ces tendances apparaissent formées en complexes typiques par la structure normale de la famille qui leur offrait leurs premiers objets. C’est ainsi que nul fait plus que la naissance d’un frère ne précipite une telle formation, en exaltant par son énigme la curiosité de l’enfant, en réactivant les émois primordiaux de son attachement à la mère par les signes de sa grossesse et par le spectacle des soins qu’elle donne au nouveau-né, en cristallisant enfin, dans la présence du père auprès d’elle, ce que l’enfant devine du mystère de la sexualité, ce qu’il ressent de ses élans précoces et ce qu’il redoute des menaces qui lui en interdisent la satisfaction masturbatoire. Telle est du moins, définie par son groupe et par son moment, la constellation familiale qui, pour Freud, forme le (8*42–4)complexe nodal des névroses. Il en a dégagé le complexe d’Œdipe, et nous verrons mieux plus loin comment cette origine commande la conception qu’il s’est formée de ce complexe.

Concluons ici qu’une double instance de causes se définit par le complexe : les traumatismes précités qui reçoivent leur portée de leur incidence dans son évolution, les relations du groupe familial qui peuvent déterminer des atypies dans sa constitution. Si la pratique des névroses manifeste en effet la fréquence des anomalies de la situation familiale, il nous faut, pour définir leur effet, revenir sur la production du symptôme.

 

De l’expression du refoulé à la défense contre l’angoisse. – Les impressions issues du traumatisme semblèrent à une première approche déterminer le symptôme par une relation simple : une part diverse de leur souvenir, sinon sa forme représentative, au moins ses corrélations affectives, a été non pas oubliée, mais refoulée dans l’inconscient, et le symptôme, encore que sa production prenne des voies non moins diverses, se laissait ramener à une fonction d’expression du refoulé, lequel manifestait ainsi sa permanence dans le psychisme. Non seulement en effet l’origine du symptôme se comprenait par une interprétation selon une clef qui, parmi d’autres, symbolisme, déplacement, etc., convînt à sa forme, mais le symptôme cédait à mesure que cette compréhension était communiquée au sujet. Que la cure du symptôme tînt au fait que fût ramenée à la conscience l’impression de son origine, en même temps que se démontrât au sujet l’irrationalité de sa forme – une telle induction retrouvait dans l’esprit les voies frayées par l’idée socratique que l’homme se délivre à se connaître par les intuitions de la raison. Mais il a fallu apporter à la simplicité comme à l’optimisme de cette conception des corrections toujours plus lourdes, depuis que l’expérience a montré qu’une résistance est opposée par le sujet à l’élucidation du symptôme et qu’un transfert affectif qui a l’analyste pour objet, est la force qui dans la cure vient à prévaloir.

Il reste pourtant de cette étape la notion que le symptôme névrotique représente dans le sujet un moment de son expérience où il ne sait pas se reconnaître, une forme de division de la personnalité. Mais à mesure que l’analyse a serré de plus près la production du symptôme, sa compréhension a reculé de la claire fonction d’expression de l’inconscient à une plus obscure fonction de défense contre l’angoisse. Cette angoisse, Freud, dans ses vues les plus récentes, la considère comme le signal qui, pour être détaché d’une situation primordiale de séparation, se réveille à la similitude d’un danger de castration. La défense du sujet, s’il est vrai que le symptôme fragmente la personnalité, consisterait donc à faire sa part à ce danger en s’interdisant tel accès à la réalité, sous une forme symbolique ou sublimée. La forme que l’on reconnaît dans cette conception du symptôme ne laisse en principe pas plus de résidu que son contenu à être comprise par une dynamique des tendances, mais elle tend à transformer en termes de structure la référence du symptôme au sujet en déplaçant l’intérêt sur la fonction du symptôme quant aux rapports à la réalité.

 

Déformations spécifiques de la réalité humaine. – Les effets d’interdiction dont il s’agit constituent des relations qui, pour être inaccessibles au contrôle conscient et ne se manifester qu’en négatif dans le comportement, révèlent clairement leur forme intentionnelle à la lumière de la psychanalyse ; montrant l’unité d’une organisation depuis l’apparent hasard des achoppements des fonctions et la fatalité des « sorts » qui font échouer l’action jusqu’à la contrainte, propre à l’espèce, du sentiment de culpabilité. La psychologie classique se trompait donc en croyant que le moi, à savoir cet objet où le sujet se réfléchit comme coordonné à la réalité qu’il reconnaît pour extérieure à soi, comprend la totalité des relations qui déterminent le psychisme du sujet. Erreur corrélative à une impasse dans la théorie de la connaissance et à l’échec plus haut évoqué d’une conception morale.

Freud conçoit le moi, en conformité avec cette psychologie qu’il qualifie de rationaliste, comme le système des relations psychiques selon lequel le sujet subordonne la réalité à la perception consciente ; à cause de quoi il doit lui opposer d’abord sous le terme de surmoi le système, défini à l’instant, des interdictions inconscientes. Mais il nous paraît important d’équilibrer théoriquement ce système en lui conjoignant celui des projections idéales qui, des images de grandeur de la « folle du logis » aux fantasmes qui polarisent le désir sexuel et à l’illusion individuelle de la volonté de puissance, manifeste dans les formes imaginaires du moi une condition non moins structurale de la réalité humaine. Si ce système est assez mal défini par un usage du terme d’« idéal du moi » qu’on confond encore avec le surmoi, il suffit pourtant pour en saisir l’originalité d’indiquer qu’il constitue comme secret de la conscience la prise même qu’a l’analyste sur le mystère de l’inconscient ; mais c’est précisément pour être trop immanent a l’expérience qu’il doit être isolé en dernier lieu par la doctrine : c’est à quoi cet exposé contribue.

Le drame existentiel de l’individu. – Si les instances psychiques qui échappent au moi apparaissent d’abord comme l’effet du refoulement de la sexualité dans l’enfance, leur formation se révèle, à l’expérience, toujours plus voisine, quant au temps et à la structure, de la situation de séparation que l’analyse de l’angoisse fait reconnaître pour primordiale et qui est celle de la naissance.

La référence de tels effets psychiques à une situation si originelle ne va pas sans obscurité. Il nous semble que notre conception du stade du miroir peut contribuer à l’éclairer : elle étend le traumatisme supposé de cette situation à tout un stade de morcelage fonctionnel, déterminé par le spécial inachèvement du système nerveux ; elle reconnaît dès ce stade l’intentionalisation de cette situation dans deux manifestations psychiques du sujet : l’assomption du déchirement originel sous le jeu qui consiste à rejeter l’objet, et l’affirmation de l’unité du corps propre sous l’identification à l’image spéculaire. Il y a là un nœud phénoménologique qui, en manifestant sous leur forme originelle ces propriétés inhérentes au sujet humain de mimer sa mutilation et de se voir autre qu’il n’est, laisse saisir aussi leur raison essentielle dans les servitudes, propres à la vie de l’homme, de surmonter une menace spécifique et de devoir son salut à l’intérêt de son congénère.

C’est en effet à partir d’une identification ambivalente à son semblable que, par la participation jalouse et la concurrence sympathique, le moi se différencie dans un commun progrès de l’autrui et de l’objet. La réalité qu’inaugure ce jeu dialectique gardera la déformation structurale du drame existentiel qui la conditionne et qu’on peut appeler le drame de l’individu, avec l’accent que reçoit ce terme de l’idée de la prématuration spécifique.

 

Mais cette structure ne se différencie pleinement que là où on l’a reconnue tout d’abord, dans le conflit de la sexualité infantile, ce qui se conçoit pour ce qu’elle n’accomplit qu’alors sa fonction quant à l’espèce : en (8*42 –5)assurant la correction psychique de la prématuration sexuelle, le surmoi, par le refoulement de l’objet biologiquement inadéquat que propose au désir sa première maturation, l’idéal du moi par l’identification imaginaire qui orientera le choix sur l’objet biologiquement adéquat à la maturation pubérale.

Moment que sanctionne l’achèvement consécutif de la synthèse spécifique du moi à l’âge dit de raison ; comme personnalité, par l’avènement des caractères de compréhensibilité et de responsabilité, comme conscience individuelle par un certain virage qu’opère le sujet de la nostalgie de la mère à l’affirmation mentale de son autonomie. Moment que marque surtout ce pas affectifdans la réalité, qui est lié à l’intégration de la sexualité dans le sujet. Il y a là un second nœud du drame existentiel que le complexe d’Œdipe amorce en même temps qu’il résout le premier. Les sociétés primitives, qui apportent une régulation plus positive à la sexualité de l’individu, manifestent le sens de cette intégration irrationnelle dans la fonction initiatique du totem, pour autant que l’individu y identifie son essence vitale et se l’assimile rituellement : le sens du totem, réduit par Freud à celui de l’Œdipe, nous paraît plutôt équivaloir à l’une de ses fonctions : celle de l’idéal du moi.

 

La forme dégradée de l’Œdipe. – Ayant ainsi tenu notre propos de rapporter à leur portée concrète – c’est-à-dire existentielle – les termes les plus abstraits qu’a élaborés l’analyse des névroses, nous pouvons mieux définir maintenant le rôle de la famille dans la genèse de ces affections. Il tient à la double charge du complexe d’Œdipe : par son incidence occasionnelle dans le progrès narcissique, il intéresse l’achèvement structural du moi ; par les images qu’il introduit dans cette structure, il détermine une certaine animation affective de la réalité. La régulation de ces effets se concentre dans le complexe, à mesure que se rationalisent les formes de communion sociale dans notre culture, rationalisation qu’il détermine réciproquement en humanisant l’idéal du moi. D’autre part, le dérèglement de ces effets apparaît en raison des exigences croissantes qu’impose au moi cette culture même quant à la cohérence et à l’élan créateur.

Or les aléas et les caprices de cette régulation s’accroissent à mesure que le même progrès social, en faisant évoluer la famille vers la forme conjugale, la soumet plus aux variations individuelles. De cette « anomie » qui a favorisé la découverte du complexe, dépend la forme de dégradation sous laquelle le connaissent les analystes : forme que nous définirons par un refoulement incomplet du désir pour la mère, avec réactivation de l’angoisse et de l’investigation, inhérentes à la relation de la naissance ; par un abâtardissement narcissique de l’idéalisation du père, qui fait ressortir dans l’identification œdipienne l’ambivalence agressive immanente à la primordiale relation au semblable. Cette forme est l’effet commun tant des incidences traumatiques du complexe que de l’anomalie des rapports entre ses objets. Mais à ces deux ordres de causes répondent respectivement deux ordres de névroses, celles dites de transfert et celles dites de caractère.

 

NÉVROSES DE TRANSFERT

 

Il faut mettre à part la plus simple de ces névroses, c’est-à-dire la phobie sous la forme où on l’observe le plus fréquemment chez l’enfant : celle qui a pour objet l’animal.

Elle n’est qu’une forme substitutive de la dégradation de l’Œdipe, pour autant que l’animal grand y représente immédiatement la mère comme gestatrice, le père comme menaçant, le petit-frère comme intrus. Mais elle mérite une remarque, parce que l’individu y retrouve, pour sa défense contre l’angoisse, la forme même de l’idéal du moi, que nous reconnaissons dans le totem et par laquelle les sociétés primitives assurent à la formation sexuelle du sujet un confort moins fragile. Le névrosé ne suit pourtant la trace d’aucun « souvenir héréditaire », mais seulement le sentiment immédiat, et non sans profonde raison, que l’homme a de l’animal comme du modèle de la relation naturelle.

Ce sont les incidences occasionnelles du complexe d’Œdipe dans le progrès narcissique, qui déterminent les autres névroses de transfert : l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Il faut en voir le type dans les accidents que Freud a d’emblée et magistralement précisés comme l’origine de ces névroses. Leur action manifeste que la sexualité, comme tout le développement psychique de l’homme, est assujettie à la loi de communication qui le spécifie. Séduction ou révélation, ces accidents jouent leur rôle, en tant que le sujet, comme surpris précocement par eux en quelque processus de son « recollement » narcissique, les y compose par l’identification. Ce processus, tendance ou forme, selon le versant de l’activité existentielle du sujet qu’il intéresse – assomption de la séparation ou affirmation de son identité – sera érotisé en sadomasochisme ou en scoptophilie (désir de voir ou d’être vu). Comme tel, il tendra à subir le refoulement corrélatif de la maturation normale de la sexualité, et il y entraînera une part de la structure narcissique. Cette structure fera défaut à la synthèse du moi et le retour du refoulé répond à l’effort constitutif du moi pour s’unifier. Le symptôme exprime à la fois ce défaut et cet effort, ou plutôt leur composition dans la nécessité primordiale de fuir l’angoisse.

En montrant ainsi la genèse de la division qui introduit le symptôme dans la personnalité, après avoir révélé les tendances qu’il représente, l’interprétation FREUDienne, rejoignant l’analyse clinique de Janet, la dépasse en une compréhension dramatique de la névrose, comme lutte spécifique contre l’angoisse.

 

L’hystérie. – Le symptôme hystérique, qui est une désintégration d’une fonction somatiquement localisée : paralysie, anesthésie, algie, inhibition, scotomisation, prend son sens du symbolisme organomorphique – structure fondamentale du psychisme humain selon Freud, manifestant par une sorte de mutilation le refoulement de la satisfaction génitale.

Ce symbolisme, pour être cette structure mentale par où l’objet participe aux formes du corps propre, doit être conçu comme la forme spécifique des données psychiques du stade du corps morcelé ; par ailleurs certains phénomènes moteurs caractéristiques du stade du développement que nous désignons ainsi, se rapprochent trop de certains symptômes hystériques, pour qu’on ne cherche pas à ce stade l’origine de la fameuse complaisance somatique qu’il faut admettre comme condition constitutionnelle de l’hystérie. C’est par un sacrifice mutilateur que l’angoisse est ici occultée ; et l’effort de restauration du moi se marque dans la destinée de l’hystérique par une reproduction répétitive du refoulé. On comprend ainsi que ces sujets montrent dans leurs personnes les images pathétiques du drame existentiel de l’homme.

 

(8*42–6)La névrose obsessionnelle. – Pour le symptôme obsessionnel, où Janet a bien reconnu la dissociation des conduites organisatrices du moi – appréhension obsédante, obsession-impulsion, cérémoniaux, conduites coercitives, obsession ruminatrice, scrupuleuse, ou doute obsessionnel – il prend son sens du déplacement de l’affect dans la représentation ; processus dont la découverte est due aussi à Freud.

Freud montre en outre par quels détours, dans la répression même, que le symptôme manifeste ici sous la forme la plus fréquente de la culpabilité, vient à se composer la tendance agressive qui a subi le déplacement. Cette composition ressemble trop aux effets de la sublimation, et les formes que l’analyse démontre dans la pensée obsessionnelle – isolement de l’objet, déconnexion causale du fait, annulation rétrospective de l’événement – se manifestent trop comme la caricature des formes mêmes de la connaissance, pour qu’on ne cherche pas l’origine de cette névrose dans les premières activités d’identification du moi, ce que beaucoup d’analystes reconnaissent en insistant sur un déploiement précoce du moi chez ces sujets ; au reste les symptômes en viennent à être si peu désintégrés du moi que Freud a introduit pour les désigner le terme de pensée compulsionnelle. Ce sont donc les superstructures de la personnalité qui sont utilisées ici pour mystifier l’angoisse. L’effort de restauration du moi se traduit dans le destin de l’obsédé par une poursuite tantalisante du sentiment de son unité. Et l’on comprend la raison pour laquelle ces sujets, que distinguent fréquemment des facultés spéculatives, montrent dans beaucoup de leurs symptômes le reflet naïf des problèmes existentiels de l’homme.

 

Incidence individuelle des causes familiales. – On voit donc que c’est l’incidence du traumatisme dans le progrès narcissique qui détermine la forme du symptôme avec son contenu. Certes, d’être exogène, le traumatisme intéressera au moins passagèrement le versant passif avant le versant actif de ce progrès, et toute division de l’identification consciente du moi paraît impliquer la base d’un morcelage fonctionnel : ce que confirme en effet le soubassement hystérique que l’analyse rencontre chaque fois qu’on peut reconstituer l’évolution archaïque d’une névrose obsessionnelle. Mais une fois que les premiers effets du traumatisme ont creusé leur lit selon l’un des versants du drame existentiel : assomption de la séparation ou identification du moi, le type de la névrose va en s’accusant.

Cette conception n’a pas seulement l’avantage d’inciter à saisir de plus haut le développement de la névrose, en reculant quelque peu le recours aux données de la constitution où l’on se repose toujours trop vite : elle rend compte du caractère essentiellement individuel des déterminations de l’affection. Si les névroses montrent, en effet, par la nature des complications qu’y apporte le sujet à l’âge adulte (par adaptation secondaire à sa forme et aussi par défense secondaire contre le symptôme lui-même, en tant que porteur du refoulé), une variété de formes telle que le catalogue en est encore à faire après plus d’un tiers de siècle d’analyse – la même variété s’observe dans ses causes. Il faut lire les comptes rendus de cures analytiques et spécialement les admirables cas publiés par Freud pour comprendre quelle gamme infinie d’événements peuvent inscrire leurs effets dans une névrose, comme traumatisme initial ou comme occasions de sa réactivation – avec quelle subtilité les détours du complexe œdipien sont utilisés par l’incidence sexuelle : la tendresse excessive d’un parent ou une sévérité inopportune peuvent jouer le rôle de séduction comme la crainte éveillée de la perte de l’objet parental, une chute de prestige frappant son image peuvent être des expériences révélatrices. Aucune atypie du complexe ne peut être définie par des effets constants. Tout au plus peut-on noter globalement une composante homosexuelle dans les tendances refoulées par l’hystérie, et la marque générale de l’ambivalence agressive à l’égard du père dans la névrose obsessionnelle ; ce sont au reste là des formes manifestes de la subversion narcissique qui caractérise les tendances déterminantes des névroses.

C’est aussi en fonction du progrès narcissique qu’il faut concevoir l’importance si constante de la naissance d’un frère : si le mouvement compréhensif de l’analyse en exprime le retentissement dans le sujet sous quelque motif : investigation, rivalité, agressivité, culpabilité, il convient de ne pas prendre ces motifs pour homogènes à ce qu’ils représentent chez l’adulte, mais d’en corriger la teneur en se souvenant de l’hétérogénéité de la structure du moi au premier âge ; ainsi l’importance de cet événement se mesure-t-elle à ses effets dans le processus d’identification : il précipite souvent la formation du moi et fixe sa structure à une défense susceptible de se manifester en traits de caractère, avaricieux ou autoscopique. Et c’est de même comme une menace, intimement ressentie dans l’identification à l’autre, que peut être vécue la mort d’un frère.

On constatera après cet examen que si la somme des cas ainsi publiés peut être versée au dossier des causes familiales de ces névroses, il est impossible de rapporter chaque entité à quelque anomalie constante des instances familiales. Ceci du moins est vrai des névroses de transfert ; le silence à leur sujet d’un rapport présenté au Congrès des psychanalystes français en 1936 sur les causes familiales des névroses est décisif. Il n’est point pour diminuer l’importance du complexe familial dans la genèse de ces névroses, mais pour faire reconnaître leur portée d’expressions existentielles du drame de l’individu.

 

NÉVROSES DE CARACTÈRE

 

Les névroses dites de caractère, au contraire, laissent voir certains rapports constants entre leurs formes typiques et la structure de la famille où a grandi le sujet. C’est la recherche psychanalytique qui a permis de reconnaître comme névrose des troubles du comportement et de l’intérêt qu’on ne savait rapporter qu’à l’idiosyncrasie du caractère ; elle y a retrouvé le même effet paradoxal d’intentions inconscientes et d’objets imaginaires qui s’est révélé dans les symptômes des névroses classiques ; et elle a constaté la même action de la cure psychanalytique, substituant pour la théorie comme pour la pratique une conception dynamique à la notion inerte de constitution.

Le surmoi et l’idéal du moi sont, en effet, des conditions de structure du sujet. S’ils manifestent dans des symptômes la désintégration produite par leur interférence dans la genèse du moi, ils peuvent aussi se traduire par un déséquilibre de leur instance propre dans la personnalité : par une variation de ce qu’on pourrait appeler la formule personnelle du sujet. Cette conception peut s’étendre à toute l’étude du caractère, où, pour être relationnelle, elle apporte une base psychologique pure à la classification de ses variétés, c’est-à-dire un autre avantage sur l’incertitude des données auxquelles se réfèrent les conceptions constitutionnelles en ce champ prédestiné à leur épanouissement.

La névrose de caractère se traduit donc par des entraves diffuses dans les activités de la personne, par des impasses imaginaires dans les rapports avec la réalité. Elle est d’autant plus pure qu’entraves et impasses sont subjectivement plus intégrées au sentiment de l’autonomie personnelle. Ce n’est pas dire qu’elle soit exclusive des symptômes de désintégration, puisqu’on la rencontre de plus en plus comme fonds dans les névroses de transfert. Les rapports de la névrose de caractère à la structure familiale tiennent au rôle des objets parentaux dans la formation du surmoi et de l’idéal du moi. Tout le développement de cette étude est pour démontrer que le complexe d’Œdipe suppose une certaine typicité dans les relations psychologiques entre les parents, et nous avons spécialement insisté sur le double rôle que joue le père, en tant qu’il représente l’autorité et qu’il est le centre de la révélation sexuelle ; c’est à l’ambiguïté même de son imago, incarnation de la répression et catalyseur d’un accès essentiel à la réalité, que nous avons rapporté le double progrès, typique d’une culture, d’un certain tempérament (8*42–7)du surmoi et d’une orientation éminemment évolutive de la personnalité.

Or, il s’avère à l’expérience que le sujet forme son surmoi et son idéal du moi, non pas tant d’après le moi du parent, que d’après les instances homologues de sa personnalité : ce qui veut dire que dans le processus d’identification qui résout le complexe œdipien, l’enfant est bien plus sensible aux intentions, qui lui sont affectivement communiquées de la personne parentale, qu’à ce qu’on peut objectiver de son comportement.

C’est là ce qui met au premier rang des causes de névrose la névrose parentale et, encore que nos remarques précédentes sur la contingence essentielle au déterminisme psychologique de la névrose impliquent une grande diversité dans la forme de la névrose induite, la transmission tendra à être similaire, en raison de la pénétration affective qui ouvre le psychisme enfantin au sens le plus caché du comportement parental.

Réduite à la forme globale du déséquilibre, cette transmission est patente cliniquement, mais on ne peut la distinguer de la donnée anthropologique brute de la dégénérescence. Seule l’analyse en discerne le mécanisme psychologique, tout en rapportant certains effets constants à une atypie de la situation familiale.

 

La névrose d’autopunition. – Une première atypie se définit ainsi en raison du conflit qu’implique le complexe d’Œdipe spécialement dans les rapports du fils au père. La fécondité de ce conflit tient à la sélection psychologique qu’il assure en faisant de l’opposition de chaque génération à la précédente la condition dialectique même de la tradition du type paternaliste. Mais à toute rupture de cette tension, à une génération donnée, soit en raison de quelque débilité individuelle, soit par quelque excès de la domination paternelle, l’individu dont le moi fléchit recevra en outre le faix d’un surmoi excessif. On s’est livré à des considérations divergentes sur la notion d’un surmoi familial ; assurément elle répond à une intuition de la réalité. Pour nous, le renforcement pathogène du surmoi dans l’individu se fait en fonction double : et de la rigueur de la domination patriarcale, et de la forme tyrannique des interdictions qui resurgissent avec la structure matriarcale de toute stagnation dans les liens domestiques. Les idéaux religieux et leurs équivalents sociaux jouent ici facilement le rôle de véhicules de cette oppression psychologique, en tant qu’ils sont utilisés à des fins exclusivistes par le corps familial et réduits à signifier les exigences du nom ou de la race.

C’est dans ces conjonctures que se produisent les cas les plus frappants de ces névroses, qu’on appelle d’autopunition pour la prépondérance souvent univoque qu’y prend le mécanisme psychique de ce nom ; ces névroses, qu’en raison de l’extension très générale de ce mécanisme, on différencierait mieux comme névroses de destinée, se manifestent par toute la gamme des conduites d’échec, d’inhibition, de déchéance, où les psychanalystes ont su reconnaître une intention inconsciente ; l’expérience analytique suggère d’étendre toujours plus loin, et jusqu’à la détermination de maladies organiques, les effets de l’autopunition. Ils éclairent la reproduction de certains accidents vitaux plus ou moins graves au même âge où ils sont apparus chez un parent, certains virages de l’activité et du caractère, passé le cap d’échéances analogues, l’âge de la mort du père par exemple, et toutes sortes de comportements d’identification, y compris sans doute beaucoup de ces cas de suicide, qui posent un problème singulier d’hérédité psychologique.

 

Introversion de la personnalité et schizonoïa. – Une seconde atypie de la situation familiale se définit dans la dimension des effets psychiques qu’assure l’Œdipe en tant qu’il préside à la sublimation de la sexualité : effets que nous nous sommes efforcés de faire saisir comme d’une animation imaginative de la réalité. Tout un ordre d’anomalies des intérêts s’y réfère, qui justifie pour l’intuition immédiate l’usage systématisé dans la psychanalyse du terme de libido. Nulle autre en effet que l’éternelle entité du désir ne paraît convenir pour désigner les variations que la clinique manifeste dans l’intérêt que porte le sujet à la réalité, dans l’élan qui soutient sa conquête ou sa création. Il n’est pas moins frappant d’observer qu’à mesure que cet élan s’amortit, l’intérêt que le sujet réfléchit sur sa propre personne se traduit en un jeu plus imaginaire, qu’il se rapporte à son intégrité physique, à sa valeur morale ou à sa représentation sociale.

Cette structure d’involution intra-psychique, que nous désignons comme introversion de la personnalité, en soulignant qu’on use de ce terme dans des sens un peu différents, répond à la relation du narcissisme, telle que nous l’avons définie génétiquement comme la forme psychique où se compense l’insuffisance spécifique de la vitalité humaine. Ainsi un rythme biologique règle-t-il sans doute certains troubles affectifs, dits cyclothymiques, sans que leur manifestation soit séparable d’une inhérente expressivité de défaite et de triomphe. Aussi bien toutes les intégrations du désir humain se font-elles en des formes dérivées du narcissisme primordial.

Nous avons pourtant montré que deux formes se distinguaient par leur fonction critique dans ce développement : celle du double et celle de l’idéal du moi, la seconde représentant l’achèvement et la métamorphose de la première. L’idéal du moi en effet substitue au double c’est-à-dire à l’image anticipatrice de l’unité du moi, au moment où celle-ci s’achève, la nouvelle anticipation de la maturité libidinale du sujet. C’est pourquoi toute carence de l’imago formatrice de l’idéal du moi tendra à produire une certaine introversion de la personnalité par subduction narcissique de la libido. Introversion qui s’exprime encore comme une stagnation plus ou moins régressive dans les relations psychiques formées par le complexe du sevrage ce que définit essentiellement la conception analytique de la schizonoïa.

 

Dysharmonie du couple parental. – Les analystes ont insisté sur les causes de névroses que constituent les troubles de la libido chez la mère, et la moindre expérience révèle en effet dans de nombreux cas de névrose une mère frigide, dont on saisit que la sexualité, en se dérivant dans les relations à l’enfant, en ait subvertit la nature : mère qui couve et choie, par une tendresse excessive où s’exprime plus ou moins consciemment un élan refoulé ; ou mère d’une sécheresse paradoxale aux rigueurs muettes, par une cruauté inconsciente où se traduit une fixation bien plus profonde de la libido.

Une juste appréciation de ces cas ne peut éviter de tenir compte d’une anomalie corrélative chez le père. C’est dans le cercle vicieux de déséquilibres libidinaux, que constitue en ces cas le cercle de famille, qu’il faut comprendre la frigidité maternelle pour mesurer ses effets. Nous pensons que le sort psychologique de l’enfant dépend avant tout du rapport que montrent entre elles les images parentales. C’est par là que la mésentente des parents est toujours nuisible à l’enfant, et que, si nul souvenir ne demeure plus sensible en sa mémoire que l’aveu formulé du caractère mal assorti de leur union, les formes les plus secrètes de cette mésentente ne sont pas moins pernicieuses. Nulle conjoncture n’est en effet plus favorable à l’identification plus haut invoquée comme névrosante, que la (8’42–8)perception, très sûre chez l’enfant, dans les relations des parents entre eux, du sens névrotique des barrières qui les séparent, et tout spécialement chez le père en raison de la fonction révélatrice de son image dans le processus de sublimation sexuelle.

 

Prévalence du complexe du sevrage. – C’est donc à la dysharmonie sexuelle entre les parents qu’il faut rapporter la prévalence que gardera le complexe du sevrage dans un développement qu’il pourra marquer sous plusieurs modes névrotiques.

Le sujet sera condamné à répéter indéfiniment l’effort du détachement de la mère – et c’est là qu’on trouve le sens de toutes sortes de conduites forcées, allant de telles fugues de l’enfant aux impulsions vagabondes et aux ruptures chaotiques qui singularisent la conduite d’un âge plus avancé ; ou bien, le sujet reste prisonnier des images du complexe, et soumis tant à leur instance léthale qu’à leur forme narcissique – c’est le cas de la consomption plus ou moins intentionnalisée où, sous le terme de suicide non violent, nous avons marqué le sens de certaines névroses orales ou digestives ; c’est le cas également de cet investissement libidinal que trahissent dans l’hypocondrie les endoscopies les plus singulières, comme le souci, plus compréhensible mais non moins curieux, de l’équilibre imaginaire des gains alimentaires et des pertes excrétoires. Aussi bien cette stagnation psychique peut-elle manifester son corollaire social dans une stagnation des liens domestiques, les membres du groupe familial restant agglutinés par leurs « maladies imaginaires » en un noyau isolé dans la société, nous voulons dire aussi stérile pour son commerce qu’inutile à son architecture.

 

Inversion de la sexualité. – Il faut distinguer enfin une troisième atypie de la situation familiale, qui, intéressant aussi la sublimation sexuelle, atteint électivement sa fonction la plus délicate, qui est d’assurer la sexualisation psychique, c’est-à-dire un certain rapport de conformité entre la personnalité imaginaire du sujet et son sexe biologique : ce rapport se trouve inversé à des niveaux divers de la structure psychique, y compris la détermination psychologique d’une patente homosexualité.

Les analystes n’ont pas eu besoin de creuser bien loin les données évidentes de la clinique pour incriminer ici encore le rôle de la mère, à savoir tant les excès de sa tendresse à l’endroit de l’enfant que les traits de virilité de son propre caractère. C’est par un triple mécanisme que, au moins pour le sujet mâle, se réalise l’inversion : parfois à fleur de conscience, presque toujours à fleur d’observation, une fixation affective à la mère, fixation dont on conçoit qu’elle entraîne l’exclusion d’une autre femme ; plus profonde, mais encore pénétrable, fût-ce à la seule intuition poétique, l’ambivalence narcissique selon laquelle le sujet s’identifie à sa mère et identifie l’objet d’amour à sa propre image spéculaire, la relation de sa mère à lui-même donnant la forme où s’encastrent à jamais le mode de son désir et le choix de son objet, désir motivé de tendresse et d’éducation, objet qui reproduit un moment de son double ; enfin, au fond du psychisme, l’intervention très proprement castrative par où la mère a donné issue à sa propre revendication virile.

Ici s’avère bien plus clairement le rôle essentiel de la relation entre les parents ; et les analystes soulignent comment le caractère de la mère s’exprime aussi sur le plan conjugal par une tyrannie domestique, dont les formes larvées ou patentes, de la revendication sentimentale à la confiscation de l’autorité familiale, trahissent toutes leur sens foncier de protestation virile, celle-ci trouvant une expression éminente, à la fois symbolique, morale et matérielle, dans la satisfaction de tenir les « cordons de la bourse ». Les dispositions qui, chez le mari, assurent régulièrement une sorte d’harmonie à ce couple, ne font que rendre manifestes les harmonies plus obscures qui font de la carrière du mariage le lieu élu de la culture des névroses, après avoir guidé l’un des conjoints ou les deux dans un choix divinatoire de son complémentaire, les avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre.

 

Prévalence du principe mâle. – Là encore une considération supplémentaire nous semble s’imposer, qui rapporte cette fois le processus familial à ses conditions culturelles. On peut voir dans le fait de la protestation virile de la femme la conséquence ultime du complexe d’Œdipe. Dans la hiérarchie des valeurs qui, intégrées aux formes mêmes de la réalité, constituent une culture, c’est une des plus caractéristiques que l’harmonie qu’elle définit entre les principes mâle et femelle de la vie. Les origines de notre culture sont trop liées à ce que nous appellerions volontiers l’aventure de la famille paternaliste, pour qu’elle n’impose pas, dans toutes les formes dont elle a enrichi le développement psychique, une prévalence du principe mâle, dont la portée morale conférée au terme de virilité suffit à mesurer la partialité.

Il tombe sous le sens de l’équilibre, qui est le fondement de toute pensée, que cette préférence a un envers : fondamentalement c’est l’occultation du principe féminin sous l’idéal masculin, dont la vierge, par son mystère, est à travers les âges de cette culture le signe vivant. Mais c’est le propre de l’esprit, qu’il développe en mystification les antinomies de l’être qui le constituent, et le poids même de ces superstructures peut venir à en renverser la base. Il n’est pas de lien plus clair au moraliste que celui qui unit le progrès social de l’inversion psychique à un virage utopique des idéaux d’une culture. Ce lien, l’analyste en saisit la détermination individuelle dans les formes de sublimité morale, sous lesquelles la mère de l’inverti exerce son action la plus catégoriquement émasculante.

Ce n’est pas par hasard que nous achevons sur l’inversion psychique cet essai de systématisation des névroses familiales. Si en effet la psychanalyse est partie des formes patentes de l’homosexualité pour reconnaître les discordances psychiques plus subtiles de l’inversion, c’est en fonction d’une antinomie sociale qu’il faut comprendre cette impasse imaginaire de la polarisation sexuelle, quand s’y engagent invisiblement les formes d’une culture, les mœurs et les arts, la lutte et la pensée.

 

 

Jacques M. LACAN, Ancien chef de clinique à la Faculté de Médecine.

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1946 LACAN « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion »

paru dans Cahiers d’art, 1946, pp. 389-393.

Le Nombre treize

et la

Forme logique de la Suspicion

  Plus inaccessible à nos yeux, faits pour les  signes du changeur…

  (Discours sur la causalité psychique.)

 

(389)Une fois encore nous partirons d’un de ces problèmes arithmétiques, où les modernes ne voient guère que récréation, non sans que la notion ne les hante des virtualités créatrices qu’y découvrait la pensée traditionnelle.

Celui-ci est dû à M. le Lionnais qu’on nous dit fort initié en ces arcanes et qui se trouve ainsi avoir troublé les veilles de quelques Parisiens. Du moins est-ce sous ce jour qu’il nous fut proposé par Raymond Queneau qui, grand expert en ces jeux où il ne voit pas le moindre objet où mettre à l’épreuve son agilité dialectique, et non moins érudit en ces publications réservées où on les cultive, peut être suivi quand il avance que sa donnée est originale. La voici.

 

Le problème des douze pièces

 

Sur douze pièces d’apparence semblable, l’une que nous dirons mauvaise, se distingue par une différence de poids, imperceptible sans appareil de mesure, différence dont il n’est pas dit qu’elle soit en plus ou en moins.

On demande de trouver cette pièce parmi les autres en trois pesées en tout et pour tout, pour lesquelles on dispose du seul instrument d’une balance à deux plateaux, à l’exclusion de tout poids-étalon ou de tout autre tare que les pièces en cause elles-mêmes.

La balance qu’on nous donne ici comme appareil, jouera pour nous comme support d’une forme logique, que nous appelons forme de la suspicion ambiguë, et la pesée nous montrera sa fonction dans la pensée[1].

 

Solution du problème

 

Ce problème requiert une invention opératoire des plus simples, et tout à fait à la mesure de l’esprit humain. Nous doutons pourtant qu’elle soit à la portée de cette mécanique dont le nom de « machine à penser » exprime assez la merveille. C’est qu’il y aurait beaucoup à dire sur l’ordre des difficultés qu’opposent respectivement à l’esprit les formes développées du jeu des nombres, et les formes les plus simples dont c’est une question de savoir si elles contiennent implicitement les autres.

Pour qui donc voudra s’essayer à résoudre notre problème, précisons ici que ses conditions doivent être prises à la rigueur, – c’est-à-dire que tout résultat constaté lors de la mise en balance de 2pièces ou de 2 groupes de pièces (toujours évidemment en nombre égal), compte pour une pesée, soit que les plateaux s’équilibrent ou que l’un d’eux l’emporte.

Cette remarque a pour but que le chercheur, quand il en sera au moment, semble-t-il inévitable, où la difficulté lui paraîtra sans issue, ne tergiverse pas à supposer, par exemple, qu’un double essai, se rapportant au même temps opératoire, puisse être tenu pour une seule pesée, mais bien plutôt qu’animé de la certitude que la solution existe, il persévère au fond de l’impasse jusqu’à en découvrir la faille. Qu’il nous rejoigne alors pour en considérer avec nous la structure. Guidons, en l’attendant, le lecteur plus docile.

(390)Le petit nombre des épreuves permises commande de procéder par groupe. Le rappel de la donnée que la présence de la mauvaise pièce est certaine parmi les 12, pourrait nous dissuader de les répartir d’abord par moitié dans les plateaux : cette donnée, en effet, pour rendre certain que l’un des groupes de 6 l’emportera sur l’autre, diminuera d’autant l’intérêt d’une telle épreuve. Ce raisonnement pourtant se révèlera n’être qu’approximatif.

La justification véritable du procédé qui réussit, est que la pesée dans une balance à deux plateaux a trois issues possibles, selon qu’ils se font équilibre ou que l’un ou l’autre l’emporte. Certes, dans le cas de leur déséquilibre, rien ne nous fait reconnaître de quel côté est l’objet qu’il faut en rendre responsable. Néanmoins nous serons fondés à opérer selon une distribution tripartite, forme que nous retrouvons sous plus d’une incidence dans la logique de la collection.

 

La première pesée et le problème des quatre

 

Extraits de nos douze pièces, mettons donc en balance deux groupes de quatre.

Le cas de leur équilibre nous laisse à trouver la mauvaise pièce parmi les quatre restantes. Problème dont la solution paraîtra facile en deux pesées, encore qu’il faille la formuler sans précipitation.

Précisons qu’à la deuxième pesée nous mettrons dans chaque plateau une et une seule de ces quatre pièces. Les plateaux s’équilibrent-ils ? Les deux pièces sont donc bonnes, et l’une d’elles, opposée en une troisième pesée à l’une quelconque des restantes, ou bien manifestera en celle-ci la mauvaise pièce, ou permettra de la situer par élimination dans l’ultime non éprouvée.

L’un des plateaux au contraire l’emporte-t-il à la deuxième pesée ? La mauvaise pièce est parmi les deux mises en balance, et les deux pièces restantes, étant dès lors certainement bonnes, la situation, semblable à celle du cas précédent, sera résolue de la même façon, c’est-à-dire en comparant entre elles une pièce de chaque groupe.

Le développement du problème montrera qu’il n’est pas vain de remarquer ici que ce procédé résout un problème qu’on peut considérer comme autonome : celui de la pièce mauvaise à détecter entre quatre par le moyen de deux pesées, soit le problème immédiatement inférieur au nôtre. Les huit pièces intéressées dans notre première pesée, ne sont en effet nullement intervenues dans la recherche de la mauvaise pièce parmi les quatre restantes.

 

Le hic de la difficulté et la suspicion divisée

 

Revenons maintenant à cette première pesée pour envisager le cas où l’un des groupes de quatre mis en balance, l’emporte.

Ce cas est le hic de la difficulté. Apparemment il nous laisse la mauvaise pièce à détecter entre huit, et à le faire en deux pesées, après que ces deux pesées se soient montrées tout juste suffisantes pour la détecter entre quatre.

Mais si la pièce mauvaise reste bien à reconnaître entre huit, la suspicion, dirons-nous, qui pèse sur chacune d’elles, est d’ores et déjà divisée. Et nous touchons ici à une dialectique essentielle des rapports de l’individu à la collection, en tant qu’ils comportent l’ambiguïté du trop ou du trop peu.

Dès lors le résultat de la deuxième pesée peut se formuler comme suit :

Les pièces qui sont dans le plateau le plus chargé, ne sont suspectes que d’être trop lourdes ; celles qui sont dans le plus léger, ne sont suspectes que d’être trop légères.

 

La rotation tripartite ou le tri

 

Telle est la racine de l’opération qui permet de résoudre notre problème et que nous appellerons la rotation tripartite, ou encore par calembour avec son rôle de triage, le tri.

Cette opération nous apparaîtra comme le nœud dans le développement d’un drame, qu’il s’agisse du problème des douze, ou, comme nous le verrons, de son application à des collections supérieures. La troisième pesée ici, comme dans les autres cas toutes les pesées qui suivent, ne feront figure après elle que de dénouement liquidatif.

Voici le schéma de cette opération :

 

On voit qu’on y fait intervenir trois pièces déjà déterminées comme bonnes, telles qu’en effet elles nous sont fournies, autre résultat de la première pesée, dans les quatre pièces restantes, – puisque la mauvaise pièce est certainement parmi les huit incluses dans la pesée.

Il existe d’ailleurs une forme de l’opération qui ne fait pas intervenir ces pièces, – et procède par redistribution des seules pièces déjà en balance, après exclusion de certaines. Mais quelle que soit l’élégance d’une telle économie des éléments, je me tiendrai à l’exposé de la forme ici représentée pour plusieurs raisons, à savoir :

1° que la distribution tripartite des éléments dans l’épreuve qui précède immédiatement l’opération, donne nécessairement un nombre d’éléments, épurés de la suspicion, toujours plus que suffisant pour que cette forme soit applicable dans l’extension ad indefinitum que nous donnerons de notre problème, et plus largement encore, on le verra, avec le complément essentiel que nous allons lui apporter ;

2° que cette forme de l’opération est plus maniable mentalement pour ceux qui ne se sont point rompus à la concevoir en se soumettant à l’épreuve de sa trouvaille ;

3° qu’enfin une fois résolue par la pesée qui la conclut, elle laisse la moindre complexité aux opérations liquidatives.

Notre rotation tripartite consiste donc en ceci :

Qu’on substitue trois pièces bonnes à trois pièces quelconques du plateau, par exemple, le plus chargé, – puis les trois pièces extraites de ce plateau à trois pièces prises dans le plateau le plus léger, lesquelles dès lors resteront exclues des plateaux.

 

(391)La deuxième pesée et la disjonction décisive

 

Il suffit de constater en une deuxième pesée l’effet de cette nouvelle distribution, pour pouvoir en conclure selon chacun des trois cas possibles les résultats suivants :

Premier cas : les plateaux s’équilibrent. Toutes les pièces y sont donc bonnes. La mauvaise se trouve alors parmi les trois pièces exclues du plateau qui s’avérait le plus léger à la première pesée, et comme telle on sait qu’elle ne peut être qu’une pièce plus légère que les autres.

Deuxième cas : changement de côté du plateau qui l’emporte. C’est alors que la mauvaise pièce a changé de plateau. Elle se trouve donc parmi les trois qui ont quitté le plateau qui s’avérait le plus lourd à la première pesée, et comme telle on sait qu’elle ne peut être qu’une pièce, plus lourde que les autres.

Troisième cas : la balance reste inclinée du même côté qu’à la première pesée. C’est que la mauvaise pièce se trouve parmi les deux qui n’ont pas bougé. Et nous savons en outre que, si c’est la pièce demeurée dans le plateau le plus lourd, il ne peut s’agir que d’une pièce plus lourde, si c’est l’autre, ce ne peut être qu’une pièce plus légère que les autres.

La troisième pesée dans les trois cas

Mené à ce degré de disjonction, le problème n’offre plus de résistance sérieuse.

Une pièce en effet, dont on a déterminé dès lors qu’elle doit être plus légère dans un cas, plus lourde dans l’autre, sera détectée entre trois, en une pesée qui mettra en balance deux d’entre elles où elle apparaît sans ambiguïté, faute de quoi elle s’avère être la troisième.

Pour le troisième cas, nous n’avons qu’à réunir les deux pièces suspectes dans un même plateau et à garnir l’autre de deux quelconques des autres pièces, épurées dès lors de toute suspicion, pour que la pesée désigne la mauvaise pièce. En effet le plateau des pièces suspectes se manifestera sûrement ou comme plus chargé ou comme plus léger que l’autre, car il porte sûrement ou bien une pièce trop lourde ou bien une pièce trop légère, et nous saurons donc laquelle incriminer, pour peu que nous n’ayons pas perdu de vue l’individualité de chacune, autrement dit de quel plateau de la deuxième pesée elle provient.

Voici donc le problème résolu.

La collection maxima accessible à n pesées

Pouvons-nous dès lors déduire la règle qui, pour un nombre déterminé de pesées, nous donnerait le nombre maximum de pièces entre lesquelles ces pesées permettraient d’en détecter une et une seule, caractérisée par une différence ambiguë, – autrement dit la raison de la série des collections maxima, déterminées par une admission croissante de pesées ?

Nous pouvons voir en effet que si deux pesées sont nécessaires pour détecter la mauvaise pièce dans une collection de quatre, et si trois nous permettent de résoudre le problème des douze, c’est que deux pesées sont encore suffisantes pour trouver la pièce entre huit, dès lors qu’une première pesée y a réparti deux moitiés, entre lesquelles se divisent la suspicion de l’excès et celle du défaut. On éprouvera facilement qu’une application adéquate de la rotation tripartite permet d’étendre cette règle aux collections supérieures, et que quatre pesées résolvent aisément le problème pour 36 pièces, et ainsi de suite, en multipliant par 3 le nombre N des pièces chaque fois qu’on accorde une unité de plus au nombre n des pesées permises.

En formulant N comme égal à 4 fois 3n-2, déterminons nous le nombre maximum de pièces qui soit accessible à l’épuration de n pesées ? Il suffira d’en tenter l’épreuve pour constater que le nombre est en fait plus grand, et que la raison en est déjà manifeste au niveau de notre problème.

M. le Lionnais, soit qu’il ait obéi au précepte traditionnel qui ordonne que sachant dix on n’enseigne que neuf, soit par bienveillance ou malice, s’avère nous avoir fait la partie trop facile.

Si sa donnée en effet nous a conduit à un procédé qui garde sa valeur, nous allons voir que la compréhension du problème resterait mutilée, pour qui n’apercevrait pas que trois pesées sont capables de détecter la mauvaise pièce non seulement entre douze, mais entre treize.

Démontrons-le donc maintenant.

Le problème des treize

Les huit premières pièces représentent bien tout ce qui peut être ici mis en jeu à la première pesée. Et dans le cas où elles sont toutes bonnes, cas que plus haut nous avons envisagé en premier, il restera cinq pièces, entre lesquelles deux pesées nous paraîtront insuffisantes à déterminer la mauvaise pièce, et le seraient vraiment, si à ce niveau du problème ces cinq pièces étaient les seuls éléments dont nous disposions.

À examiner en effet le problème limité à deux pesées, il apparaît bien que le nombre de quatre pièces est le maximum accessible à leur portée. Encore pouvons-nous remarquer que trois pièces seulement peuvent y être effectivement mises à l’épreuve, la quatrième ne venant jamais sur un plateau, et n’étant incriminée dans le cas extrême que sur le fondement de la donnée qui certifie l’existence d’une mauvaise pièce.

La même remarque vaudra pour ce groupe que nous sommes en train de considérer comme résidu dans le problème supérieur, (et vaudra seulement pour ce cas unique, car la détection d’une pièce par élimination lors d’une pesée où elle n’entre pas, telle qu’on l’observe dans d’autres moments possibles du problème, tient à ce que sa présence dans un groupe s’est effectivement manifestée lors d’une pesée antérieure).

Mais quand notre groupe de cinq pièces nous est donné comme résidu, le cas n’est pas semblable à celui de quatre pièces isolées. Car ici d’autres pièces ont été, par la pesée antérieure, reconnues pour bonnes, et une seule suffit pour changer la portée des deux pesées qui nous sont imparties.

La position par-trois-et-un

Qu’on veuille bien en effet considérer la figure suivante :

 

On voudra bien y reconnaître les deux plateaux de la balance, dans l’un d’eux sous la forme d’un rond plein la pièce bonne que nous introduisons, dans le même plateau l’une des cinq pièces suspectes, et dans l’autre une couple encore de ces cinq pièces. Telle sera la disposition de notre deuxième pesée.

(393)Deux cas :

Ou bien ces plateaux se feront équilibre, et la pièce mauvaise sera à trouver parmi les deux restantes des cinq pièces, en une pesée qui la révèlera dans l’une d’elles en l’éprouvant avec la même pièce bonne, qui ici nous suffit encore, faute de quoi il nous faudra la reconnaître dans l’ultime et non éprouvée.

Ou bien l’un des plateaux l’emporte, et nous retrouvons la suspicion divisée, mais ici de façon inégale : entre une seule pièce, suspecte dans un sens, et deux, qui le sont dans le sens opposé.

Il suffira alors que nous empruntions l’une des deux restantes, à ce moment assurées d’être bonnes, pour la substituer à la suspecte isolée, et que nous remplacions par cette dernière une des suspectes couplées, exécutant ainsi la plus réduite des rotations tripartites, ou rotation triple, pour que le résultat nous en soit immédiatement lisible en une troisième pesée :

– soit que le même plateau l’emporte, manifestant la mauvaise pièce dans celle-ci des deux couplées qui n’a pas bougé ;

– soit qu’il y ait équilibre, montrant que la mauvaise pièce est cette autre de la couple qui a été expulsée du plateau ;

– soit que changeant le côté qui l’emporte, la mauvaise pièce soit l’isolée qui a changé de plateau.

La disposition ici décisive, celle qui ordonne la pesée des trois pièces suspectes avec une pièce bonne, – nous la désignons comme position par-trois-et-un.

 

Cette position par-trois-et-un est la forme originale de la logique de la suspicion. L’on ferait une erreur en la confondant avec la rotation tripartite, bien qu’elle se résolve dans cette opération. Tout au contraire peut-on voir que seule cette position donne à l’opération sa pleine efficacité dans notre problème. Et de même qu’elle apparaît comme le ressort véritable pour le résoudre, seule elle permet aussi de révéler son sens authentique. C’est ce que nous allons démontrer maintenant.

Le problème des quarante

Passons en effet au problème de quatre pesées pour rechercher à quel nombre de pièces va s’étendre leur portée, dans les mêmes conditions du problème.

Nous apercevons aussitôt qu’une première pesée peut envelopper avec succès non pas seulement deux fois douze pièces, selon la règle que suggérait la première résolution du problème dit des douze, mais bien deux fois treize pièces.

Que le déséquilibre y apparaisse, en effet, la rotation tripartite, opérée avec l’apport de neuf pièces bonnes, est capable de détecter entre les 26 de la première pesée la mauvaise pièce en trois pesées.

La pesée après le tri les disjoindra en effet en deux groupes de neuf, de suspicion univoque, dans le cas de laquelle une troisième pesée de trois contre trois, manifestera la présence de la mauvaise pièce, soit dans l’un de ces groupes, soit dans celui des trois restantes, ou, quel qu’il soit, l’isolera enfin une quatrième et dernière pesée, et en un groupe de huit, de suspicion divisée, où nous savons déjà trouver la pièce en deux pesées.

Mais les 26 premières pièces se sont-elles avérées bonnes, il nous reste trois pesées, et c’est ici que la position par-trois-et-un va démontrer sa valeur.

Pour remplir le champ d’un nouveau tri, elle nous indiquera en effet d’engager non pas seulement quatre contre quatre pièces, comme le suggère l’étude du cas des trois pesées, mais cinq contre quatre pièces, complétées par une pièce bonne. Après les démonstrations qui précèdent, la figure suivante suffira à démontrer la solubilité de la position des neuf pièces, quand la mauvaise s’y révèle par le déséquilibre des plateaux.

On voit ci-dessous, le schéma du tri, qui à l’épreuve de la troisième pesée révèlera dans quel groupe de trois suspectes est la mauvaise pièce, une quatrième suffisant à l’isoler dans tous les cas.

Mais l’équilibre des plateaux manifeste-t-il que la mauvaise pièce n’est pas encore là, – réduits dès lors que nous sommes à la marge de deux pesées, nous agirons comme au niveau correspondant du problème des treize en mettant trois nouvelles pièces suspectes à deux contre une en balance avec l’aide d’une pièce bonne, et faute d’y voir se révéler la présence recherchée (et dès lors isolable à la pesée suivante), il nous restera une pesée pour éprouver encore une pièce, et pouvoir même désigner la pièce mauvaise dans une autre ultime sur le seul fondement de la donnée que cette pièce existe.

D’où résultera qu’à l’épreuve de quatre pesées :

26+9+3+1+1 = 40 pièces sont accessibles.

La règle générale de la conduite des opérations

À reproduire la même recherche pour un nombre supérieur de pesées, on verra se dégager la règle qui ordonne la conduite des opérations pour cette recherche. C’est à savoir :

Mettre en jeu le tri si la mauvaise pièce révèle sa présence parmi celles qu’enveloppe la première pesée. Sinon :

Introduire la position par-trois-et-un, dès qu’on dispose d’une pièce bonne, c’est-à-dire, dans les conditions ici posées dès l’ordonnance de la deuxième pesée, et la renouveler pour toutes les pesées qui suivent, jusqu’à ce que la mauvaise pièce révèle sa présence dans l’une d’elles.

Mettre alors en jeu la rotation tripartite, qui est le moment de virage de toute l’opération. La position par-trois-et-un s’isole dans un des groupes, dont le tri opère la disjonction.

Si la pesée qui conclut ce tri repère la pièce dans le dit groupe, seul cas complexe à résoudre, répéter sur lui le tri, avec la même possibilité que se maintienne la position par-trois-et-un, et la même indication pour la résoudre, jusqu’à épuisement.

Quelques règles supplémentaires devraient être ajoutées pour conduire la recherche sur une collection quelconque, c’est-à-dire non-maxima.

(393)La raison de la série des collections maxima

 

Mais ces règles-ci nous permettent de voir que cinq pesées pourront atteindre au maximum :

1+1+3+9+27+80 = 121 pièces ;

 

– que six pesées atteindront :

1+1+3+9+27+81+242 = 364 pièces (chiffre singulier),

et ainsi de suite :

 

– que, sous une forme algébrique, la vraie formule, cherchée plus haut, de sera telle que :

n = 1+1+3+32 +33……+ (3n-1 –1)

ou bien :

n = 1+3+32+33……+3n-1,

 

où l’on voit que chaque nombre N, correspondant à un nombre de pesées, s’obtient en multipliant le nombre N’, correspondant à (n-1) pesées, par 3 et en ajoutant une unité à ce produit.

Cette formule exprime avec une évidence parfaite la puissance tripartitrice de la balance à partir de la deuxième pesée, et comme telle nous manifeste par son seul aspect que les opérations ont été ordonnées de façon qu’elles comblent tout le champ numérique offert à cette puissance.

Cette confirmation est spécialement importante pour les premiers nombres de la série, en ce qu’elle démontre leur adéquation à la forme logique de la pesée, et particulièrement pour le nombre treize, pour autant que l’apparent artifice des opérations qui nous l’on fait déterminer, pouvait nous laisser dans le doute, soit sur ce qu’un nouveau joint permît de le dépasser, soit sur ce qu’il laissât vide une marge fractionnelle sous la dépendance de quelque discontinuité irréductible dans l’arrangement d’opérations d’aspect dissymétrique.

Le sens du nombre treize

Dès lors le nombre treize montre son sens comme exprimant la position par-trois-et-un, – et non pas certes parce qu’il s’écrit avec ces deux chiffres : ce n’est là que pure coïncidence, car cette valeur lui appartient indépendamment de sa référence au système décimal. Elle tient à ce que treize représentant la collection que déterminent trois pesées, la position par-trois-et-un exige pour son développement trois épreuves :

une première pour pouvoir fournir l’individu épuré de la suspicion, la seconde qui divise la suspicion entre les individus qu’elle inclut, une troisième qui les discrimine après la rotation triple. (Ceci à la différence de l’opération du tri qui n’en exige que deux).

La forme logique de la suspicion

Mais à la lumière de la formule de N, nous pouvons encore avancer dans la compréhension de la position par-trois-et-un comme forme logique, – en même temps que démontrer que dans notre problème, la donnée, quoique contingente, n’est pas arbitraire.

Si le sens de ce problème se rapporte à la logique de la collection, où il manifeste la forme originale que nous désignons du terme de suspicion, c’est que la norme à laquelle se rapporte la différence ambiguë qu’il suppose, n’est pas une norme spécifiée ni spécifiante, elle n’est que relation d’individu à individu dans la collection, – référence non à l’espèce, mais à l’uniforme.

C’est ce qu’on met en évidence, si, restant donné que l’individu porteur de la différence ambiguë est unique, on supprime la donnée de son existence dans la collection, pour la remplacer par l’appoint d’un individu étalon, donné hors de la collection.

On peut être alors surpris de constater que rien strictement n’est changé dans les formes, ni dans les chiffres, que déterminera la nouvelle donnée appliquée à notre problème.

Certes ici les pièces devant être éprouvées jusqu’à la dernière, aucune ne pourra être tenue pour mauvaise en position de résidu externe à la dernière pesée, et la portée de cette pesée en sera diminuée d’une unité. Mais la pièce-étalon, pour ce fait que nous pourrons en disposer au départ, nous permettra d’introduire la position par-trois-et-un dès la première pesée et accroîtra d’une unité le groupe inclus dans celle-ci. Or la donnée de cette pièce, qui paraît d’un si grand prix à notre intuition formée à la logique classificatoire, n’aura absolument aucun autre effet.

En quoi se manifeste que l’uniformité des objets de la donnée dans notre problème, ne constitue pas une classe, et que chaque pièce doit être pesée individuellement.

Quel que soit en effet le nombre des individus en cause dans notre problème, le cas exige d’être ramené à ce que révèle la pesée unique : à la notion absolue de la différence, racine de la forme de la suspicion.

Cette référence de l’individu à chacun de tous les autres est l’exigence fondamentale de la logique de la collection, et notre exemple démontre qu’elle est loin d’être impensable.

La balance du jugement dernier

Pour l’exprimer dans le registre d’un rêve qui hante les hommes, celui du Jugement dernier, nous indiquerons qu’à fixer à mille milliards le nombre des êtres qu’impliquerait cette grandiose manifestation, et sa perspective ne pouvant être conçue que de l’âme en tant qu’unique, la mise à l’épreuve de l’un par tous les autres selon la pure ambiguïté de la pesée que nous représentent les figures traditionnelles, s’effectuerait très au large en 26 coups, et qu’ainsi la cérémonie n’aurait nulle raison de traîner en longueur.

Nous dédions cet apologue à ceux pour qui la -synthèse du particulier et de l’universel a un sens politique concret. Pour les autres, qu’ils s’essaient à appliquer à l’histoire de notre époque les formes que nous avons démontrées ici.

Le phénomène du nombre et le retour à la logique

En cherchant à nouveau dans les nombres une fonction génératrice pour le phénomène, nous paraissons retourner à d’antiques spéculations que leur caractère approximatif a fait rejeter par la pensée moderne. C’est qu’il nous paraît justement que le moment soit venu de retrouver cette valeur phénoménologique, à condition d’en pousser à l’extrême rigueur l’analyse. Sans doute y apparaîtra-t-il des singularités qui, pour n’être pas sans analogie de style avec celles qui se manifestent dans la physique, voire dans la peinture ou dans le nouveau style des échecs, déconcerteront les esprits, là où leur formation n’est qu’habitude, en leur donnant le sentiment d’une rupture d’harmonie, qui irait à dissoudre les principes. Si précisément nous suggérons qu’il faille opérer un retour à la logique, c’est pour en retrouver la base, solide comme le roc, et non moins implacable, quand elle entre en mouvement.

 

JACQUES LACAN.

 


[1]. L’étude ici développée prend sa place dans les analyses formelles initiales d’une logique collective, à laquelle se référait déjà le morceau publié clans le numéro précédent des Cahiers d’Art sous le titre : Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. La forme ici développée, quoiqu’elle comporte la succession, n’est point de l’ordre du temps logique et se situe comme antérieure dans notre développement. Elle fait partie de nos approches exemplaires pour la conception des formes logiques où doivent se définir les rapports de l’individu à la collection, avant que se constitue la classe, autrement dit avant que l’individu soit spécifié. Cette conception se développe en une logique du sujet, que notre autre étude fait nettement apercevoir, puisque nous en venons à sa fin à tenter de formuler le syllogisme subjectif, par où le sujet de l’existence s’assimile à l’essence, radicalement culturelle pour nous, à quoi s’applique le terme d’humanité.

 

1948 LACAN Avec Rouvillois RÉACTIONS PSYCHIQUES DE L’HYPERTENDU

Lors du Congrès Français de Chirurgie sur « Le traitement chirurgical de l’hypertension artérielle » du 4 au 9 Octobre 1948, un rapport fut présenté par MM. Sylvain Blondin de Paris et A. Weiss de Strasbourg avec la collaboration de Claude Rouvillois et Jacques Lacan de Paris. Il fut publié dans les Actes du Congrès pp. 171-176.

[…]

1948-10-04 :      Avec C. Rouvillois – S. Blandin – A.Weiss : « Le traitement chirurgical de l’hypertension artérielle » (6 p.)

(171)VI. – LES FACTEURS PSYCHIQUES ESSAI SUR LES RÉACTIONS PSYCHIQUES DE L’HYPERTENDU

Il n’est guère d’usage, et je crois que ce ne fut jamais fait, d’aborder dans ce Congrès le langage d’autres disciplines, c’est aujourd’hui, comme complément prévu de notre Rapport, la langue psychiatrique.

Grâce à l’aide amicale de Jacques Lacan, qui depuis longtemps est le soutien de mes préoccupations, et qui m’apporte un précieux secours dans le domaine de la connaissance de l’homme, je vais me permettre d’essayer de faire un pas, il sera de raison et non de technique, dans le défrichement du problème de l’H.A. Voici la pensée de J. Lacan.

 

« C’est un fait absolument significatif qu’entre ceux qui se sont occupés, avec quelque attention, de la pathogénie de l’H.A., les chercheurs de laboratoire, particulièrement, en viennent, presque sans exception, à conclure à la présomption d’une cause psychique en dernier ressort.

Ce ressort en réalité est resté implicite aux recherches depuis les premières expériences, celles de Cannon, dont les résultats ont donné le départ et même dessiné la forme générale de toutes celles qui font actuellement nos idées sur le sujet. C’est, en effet, à partir de l’étude des émotions agressives et spécialement de la colère, que Cannon a démontré les effets vasculaires de l’adrénaline dans tout un mécanisme humoral et neurologique, dont il a même voulu comprendre les effets stimulo-moteurs dans une finalité de défense générale, à vrai dire approximative.

Une telle élucidation de l’hypertension transitoire rencontrait trop bien l’image traditionnelle et même vulgaire du tempérament colérique, pour que l’accès émotionnel, parmi d’autres excès d’habitude, n’en ait pas été confirmé comme facteur de la forme rouge de l’H.A., forme la plus fonctionnelle, où chacun sait son influence sur la mortalité subite, et l’on peut dire imprévisible.

Il est d’autant plus frappant de constater que les auteurs dont nous parlons introduisent leur recours au psychique, à propos de la forme blanche, éminemment maligne, et de la lésion même, spécifique, qu’ils ont mise en valeur dans la marge cortico-médullaire du rein.

Citons entre autres Trueta quand il dit : « nous estimons que ces facteurs étiologiques de base seront trouvés peut-être dans le système nerveux central, sans doute dans l’esprit même de l’homme… ».

Le sens du terme « psychique » sous des plumes semblablement inspirées est celui qu’il a pour toute réflexion correcte : il désigne l’ordre de relations d’un sujet à son milieu, non point en tant que, si étagé qu’on le suppose comme échafaudage de réflexes ou métabolisme de substances, l’organisme n’exprimerait en fin de compte qu’une certaine forme d’équivalence aux lignes de force de ce milieu, mais en tant que, fonctionnant comme totalité, l’animal construit ce milieu : Umwelt, à mesure de son (172)développement organique ; bref qu’il est toujours une subjectivité, qui au plus bas mot se manifeste en une tension corrélative d’un instinct, et à un plus haut degré de déhiscence d’un Umwelt défini, s’exprime, comme chez l’homme, en une intention pensant un objet.

Nul besoin d’un appareil spécialement nerveux pour supporter la subjectivité ainsi définie, comme l’expérience des phénomènes d’apprentissage chez les organismes unicellulaires l’a montré. Aussi bien n’est-ce pas par abandon à la métaphore qu’un Selye étend le terme d’agression aux incidences, même purement physico-chimiques, auxquelles répondent les réactions humorales et tissulaires non spécifiques d’un agent particulier, qu’il a définies sous le terme de syndrome d’adaptation.

Il n’est pour s’en apercevoir que de mesurer les termes dans lesquels il formule ses « conclusions sur les rapports du syndrome d’adaptation avec la clinique humaine » : « tandis que certaines maladies (par exemple le syndrome clinique de choc ou les ulcérations gastro-intestinales) ne sont rien d’autre que des signes de lésions dues à l’absence d’adaptation, d’autres (l’H.A., la périartérite noueuse, la néphrosclérose) ne sont que le résultat de réactions adaptatives exagérées au milieu environnant ».

Une adaptation qui puisse avoir de tels résultats, requiert assurément, pour sa notion même, une révision qui, à s’opérer an sens d’une contreagression, nous semblerait la plus économique.

Qu’il suffise d’indiquer encore que les conceptions dites behaviouristes et gestaltistes du psychisme, en changeant le sens des prétendues « automatismes fonctionnels » isolés dans des expériences de transsection du névraxe par exemple, rendent périmée leur utilisation doctrinale en vues d’une réduction du domaine de la conscience, cependant qu’en promouvant la signification catastrophique des émotions, elles exigent l’intentionnalité qui, dans notre propos, les spécifiera comme agressives par opposition aux dépressives, par exemple.

Cette exigence, à nos yeux, paraît méconnue dans les inductions qu’on a pu tirer en Amérique des corrélations entre la morbidité sociale de l’H.A, et les phases de crise économique, corrélations pourtant inscrites aux tables d’actuaires dont l’objectivité nous est suffisamment garantie par leur incidence aux bilans des Compagnies d’Assurances.

Le chaînon ne peut être induit de la dominance, en de telles phases, d’une forme univoque d’émotions, si ce n’est à les subordonner à la notion de passion, ce qui nous porte sur le plan de la personnalité, inséparable de sa coordination à la société.

Aussi bien, contrairement aux postulats pseudo-méthodiques d’une psychologie classique en quête de ses « éléments », c’est la passion qui nous apparaît déterminer l’émotion, en même temps qu’elle nous offre, comme le montre assez la simple observation, un objet bien plus saisissable et plus constant. Il n’était pour comprendre cet objet que d’oser la démarche d’une psychologie véritablement concrète, dont il est remarquable de voir tant de médecins méconnaître qu’elle est issue de leur discipline, sous le nom de psychanalyse.

Si ceux-là sont déroutés par une conception comme celle du caractère anal, qui, aux racines de l’avarice, nous révèle un même mode réactionnel dans la rétention intestinale, la stagnation dialectique et la persévération intentionnelle, en la coordonnant à la triade clinique : constipation, minutie, obstination, – comment ne pas attribuer à un préjugé scolaire, qu’ils ne voient pas qu’ici, comme dans toute sa première doctrine, Freud réfère le comportement à un ressort si organique qu’il donnerait son sens (173)fort au terme d’anatomie, si pour l’appliquer encore à quelque essai sur les passions, on le relevait de la désuétude où il est tombé depuis l’époque romantique.

Il faut aux mêmes faire entendre que, dans les instances psychiques qu’à mesure de son expérience Freud a décrites sous le nom de sur-moi ou d’idéal du moi, il faut reconnaître ces objets mêmes, aussi essentiels au monde de l’homme que l’eau et le feu, par où il assume les frustrations qui le conditionnent depuis celle, apparentée à sa misère biologique la plus originelle, du sevrage, par où il s’identifie, pour la première fois à la fin de la prime enfance, au patron culturel qu’exige la formation de ses instincts incertains. Formations au reste qui déterminent des crises humorales, que ceux qui savent le moment de l’une et de l’autre, peuvent lire clairement dans la clinique, tels un prurigo qui ne récidive plus ou un asthme qui prend bail jusqu’à la puberté.

Il s’agit là de véritables valences où s’exprime le lien existentiel de l’individu humain au groupe. Si elles sont saturées par les fonctions d’autorité et de fête des communautés traditionnelles au point de conditionner une dépendance organique que matérialise par exemple les faits, reconnus par les ethnographes, de mort magique, – on peut dire que leur révélation dans notre temps tient à leur dénudation par la dissolution de semblables fonctions dans la société moderne, au profit d’une plus grande résistance de l’homéostase individuelle, mais non sans ces incidences morbifiques qui vont des effets psychiques de névrose qui les ont fait découvrir, aux effets psychosomatiques qui viennent d’ouvrir à notre intérêt leur béance sans limites.

C’est ainsi, et non par une hypothèse qui nous soit propre, que se peuvent concevoir les paradoxes statistiques qui nous montrent au sein de la société américaine si durement frappée par la léthalité hypertensive, les communautés chinoise et noire préservées, – et non certes par un fait d’immunité raciale, puisque cette sauvegarde cesse, là où les noirs dans le Nord sont pris dans le circuit d’exploitation économique, caractéristique de cette société.

Rien là de plus surprenant que cette quasi-absence de l’acte suicide dans la société islamique révélée par Bonnafous, qui, pour s’étendre au cas même de mélancolie, ne laisse pas d’appeler un sérieux élargissement de l’horizon psychopathologique où la psychiatrie de feu Delmas prétendait circonscrire cette réaction.

Aussi bien le nouveau registre psycho-sociologique permet de concevoir différemment l’hérédité de l’H.A., s’il appert qu’elle ressortit moins à une distribution mendélienne qu’à cette identification du sujet aux instances litigieuses chez leurs parents que nous connaissons pour déterminer la transmission des névroses familiales.

Mais on verra ici que le déterminisme pathogène ne s’opère pas seulement dans la transmission verticale par la lignée, mais dans l’interaction horizontale du milieu social où celle-ci se maintient. À l’époque où de puissantes organisations privées comme la Hawthorne Western Electric ne trouvent pas sans profit de faire étudier la morbidité de leur personnel spécialiste en supposant une incidence organique propre aux relations d’équipe, que semblent pourtant définir les plus impersonnelles exigences d’efficacité, où toute une prophylaxie s’engage sur le terme de l’area psychiatrycentralisant toutes les données humaines d’une aire sociale autant que géographique, comment ne pas interroger la physiologie de la Plaine Monceau ou celle des descendants du Mayflower ?

(174)Les fonctions de l’action la plus délibérée n’échappent pas à des liaisons psychiques profondes, et ce n’est pas là le moindre apport de la psychanalyse à la connaissance de l’homme que d’avoir montré leur place dans l’économie organique, pour autant que ces fonctions sont supportées par ce qu’elle définit comme l’instance du moi, c’est-à-dire cette croyance qui s’impose au sujet d’être identique à soi-même, avec tout ce qu’elle comporte de fixations imaginaires.

Par son expérience constante la psychanalyse dément cette illusion introspective à laquelle a succombé toute une psychologie encore classique, et toujours garante d’une physiologie mythologique lente à se dissiper : cette instance du moi représenterait dans cette théorie l’appareil préformé à intégrer, serait-ce avec un succès mitigé, ce qu’on appelle les fonctions inférieures.

Loin qu’il en soit ainsi, cette instance, dont une expérience constante démontre avant tout le pouvoir de méconnaissance, s’avère prendre origine d’une identification à un objet fonctionnel aussi externe aux tendances en devenir que l’est son image à Narcisse, – aussi délétère à l’occasion pour l’être, s’il ne surmonte cette aliénation par des résolutions successives vers une réduction au reste impossible à achever.

L’auteur de ces lignes s’est attaché à démontrer le rôle de salut de cette aliénation primordiale dans sa fonction médiatrice entre la discordance originelle de cet organisme venu au monde prématurément qu’est le petit d’homme, et sa projection subjective dans le triomphe d’autrui. Mais au dernier Congrès psychanalytique de Bruxelles il a montré aussi que ce virage dramatique développe une intentionnalité qu’on peut dire, à la lettre, lui être coextensive, pour autant qu’elle détermine les vecteurs d’origine corporelle de l’espace vécu ; et c’est précisément l’intention agressive, que développe la sympathie jalouse pour le semblable, et qu’exemplifie l’image lapidaire que donne d’une observation commune le style augustinien, quand il nous montre « ce petit enfant qui ne parlait pas encore et qui considérait, tout pâle déjà et d’un visage décomposé, son frère de lait ». Ici encore le sens est restitué, qui noue ensemble l’impression organique qui sera la matrice dumoi et la réaction pâle, dont la différence avec la démonstration colérique fait sentir la densité existentielle de la passion et replace l’émotion dans sa fonction expressive. L’agression elle-même pouvant être considérée dans un rapport avec l’agressivité qui nous paraît pour le moins aussi fécond à approfondir que celui de l’adaptation à l’adaptabilité dans les travaux de Gause.

Or cette agressivité doit, selon la théorie, être induite à nouveau à chaque phase d’identification narcissique, qui réapparaît médiane entre une crise de frustration et une identification sublimante, scandant l’intervalle entre chacune des métamorphoses instinctuelles du développement : soit, pour le mâle, sevrage, Œdipe, puberté, maturité virile, préménopause. Dès lors deux ans, huit ans, dix-huit ans, trente-cinq ans, devraient, compte tenu d’un temps de précipitation lésionnelle, répondre aux points maximum des courbes en cloches où se manifesteraient des groupes psychogénétiques d’étape différents de l’H.A. des jeunes. Il semble bien en effet qu’il en soit ainsi.

Mais la théorie peut être mise à l’épreuve d’autres corrélations, nombreuses. Formation de défense contre les tensions agressives, la névrose obsessionnelle l’est éminemment : révélateurs seraient les cas, existants nous en témoignons, où apparaît chez le sujet une H.A. maligne. L’inversion psychique de la sexualité, quand, particulièrement chez la femme, (175)elle est liée à l’identification à un « double viril » dont l’action léthale nous paraît spécialement virulente, devrait être étudiée dans cet esprit : et nous pouvons signaler dans un cas la corrélation d’un spasme artériel, d’incidence grave, parce que rétinien, au point biographique où venait le plus indubitablement converger le cheminement de tous les conflits constitutifs du sujet.

De même l’immersion de l’agressivité narcissique dans l’ambivalence de la relation maternelle expliquerait la moindre gravité relative de l’H.A. climatérique chez la femme au regard des formes malignes de la préménopause chez l’homme, corrélative toujours d’une certaine réversion des tendances.

Par contre la place que nous avons donnée aux fantasmes de corps morcelé dans les déterminants originels du stade narcissique, – thèse que recoupe l’analyse des enfants telle que l’expérimente aussi près que possible de l’apparition du langage Mme Melanie Klein, avec la notion des « mauvais objets internes » imaginés comme exerçant leur nocivité à l’intérieur, tant du corps maternel que du corps propre, – nous donne à penser que mériteraient examen analytique les cas, où l’H.A. s’installe progressivement chez la femme après une première poussée transitoire qui a causé l’extraction d’un fœtus mort, une basiotrypsie, un morcellement du fœtus, accidents que les observations montrent souvent dans ce cas récidiver, voire se répéter en une série d’abortum.

*

*   *

Notre hypothèse nous semble avoir le mérite d’être féconde en questions, ou plutôt de leur donner forme. La voie dans laquelle s’est engagée toute une médecine au-delà de l’Atlantique sous le pavillon de la psychosomatique se perdrait dans un océan d’appréhensions confuses, si ne la guidaient de la façon la plus sûre, en même temps que la plus avérée, les catégories dégagées par la psychanalyse. Elles peuvent toujours être ramenées au contrôle de l’exploration individuelle.

En les éprouvant sur le plan de l’enquête de masse, les statisticiens américains ont vu s’imposer de leur portée et de leur extension une notion devant laquelle les praticiens eux-mêmes restaient timides.

Néanmoins quelque remarquables que soient les méthodes de mathématiques, dites factorielles, pour défasciculer le rôle des variables impliquées dans un système phénoménal à registres multiples, il n’en reste pas moins qu’il faut savoir quelles variables choisir pour les mesurer, et la portée des résultats peut être changée du tout au tout si l’on part de suggestions théoriques cohérentes.

Nous l’avons vu, celles-ci semblent appelées par certaines indications déjà obtenues, même sur des données relativement brutes : c’est ainsi que la morbidité qui nous intéresse, pour montrer des écarts très grands selon des groupes qui diffèrent par leur structure culturelle, permet de reléguer par exemple les incidences angoissantes propres à l’insécurité sociale au profit de la considération d’un faisceau d’idéaux et d’habitudes, et des passions qu’il favorise, avec le style émotionnel que ces passions commandent.

Verrons-nous dans la promotion d’un idéal de concurrence vitale et de lutte pour l’existence, dans les théories de l’utilitarisme, qui, avec l’accent qu’ils mettent sur l’individu, isolent en effet l’homme de certaines communions sociales, les facteurs responsables d’une virulence pathogène (176)issue de l’instance du moi. Ce serait retrouver le chemin ouvert au célèbre livre VIII de LaRépublique et l’assimilation platonicienne des passions de l’âme et de la cité.

Sans nous laisser aller aux abus de notre langage politique, ce sera rendre son sens rigoureux au terme d’état démocratique tel que Platon le voit, ouvert sur la formidable sujétion narcissique de la tyrannie. À relire son texte on est surpris du caractère vraiment psychanalytique des transits passionnels, qu’il décrit pour constituer les phases du processus de dégradation politique dont cet état est l’avant-dernier échelon.

Si des connaissances aussi anciennes prennent pour nous forme scientifique et s’offrent au contrôle d’une expérience, pourquoi ne pas reconnaître leur objet, aussi existant, aussi concret, sinon plus que le déterminisme, souvent fuyant d’une fragmentation infinie, qu’on poursuit dans les laboratoires de physiologie, quand déjà cet objet nous oriente vers des indications de prophylaxie sociale dont l’urgence peut bientôt dépasser notre lenteur ».

 

1948 LACAN ZIWAR syndromes psychosomatiques 

Intervention sur l’exposé de Ziwar : « Psychanalyse des principaux syndromes psychosomatiques » Société psychanalytique de Paris, 19 octobre 1948, paru dans la Revue Française de Psychanalyse, avril – juin 1949, tome XIII, n° 2, p. 318.

 1948-10-19 :      Intervention sur l’exposé de Ziwar : « Psychanalyse des principaux syndromes psychosomatiques » (1 p.)

Communication du DZIWAR : […]

 

Discussion :

 

Le Dr Leuba ouvre la discussion en demandant que l’on se limite à quelques points. Ce n’est pas, en effet, à trois syndromes que peuvent se réduire les manifestations psychosomatiques et l’exposé de Ziwar serait trompeur si l’on croyait que seuls l’ulcus, l’asthme et l’hypertension entraient dans ce cadre. Le Dr Nacht n’a analysé qu’un cas d’asthme chez un sujet dont la structure psychologique était celle décrite par Ziwar : les crises survenaient quand il était séparé de ses filles qu’elles partissent ou que lui-même s’éloignât. Mais ceci dit, il voit un danger à chercher à établir une structure pathogène fixe dans chaque syndrome, car si l’on se dit que l’on doit trouver telle ou telle structure, on risque de mal observer. Toute névrose peut aboutir, dans certaines conditions, à des troubles somatiques lorsqu’il y a une épine irritative au niveau d’un organe quelconque. Cette réserve ne s’applique peut-être pas à l’hypertension où il semble qu’il y ait une structure instinctuelle pathognomonique.

 

Le Dr Lacan croit que Nacht fait un reproche immérité à Ziwar d’avoir voulu décrire des structures typiques dans des syndromes typiques. Il est d’avis qu’il est bon, au contraire, de systématiser, ce que les Américains ont poussé très loin. Se référant aux syndromes décrits, il y a, dit-il, deux hypertensions : la rouge, qui ménage et la blanche (celle des femmes enceintes par exemple) qui tue. La blanche, celle des jeunes, intéresse le chirurgien. On trouve dans la rouge une forte émotivité, un caractère colérique, une structure passionnelle étudiée par Freud (qui a si bien décrit cette passion : l’ambition). Dans l’hypertension, le ressentiment prend une place importante. Mais nous n’aurons de formules définitives que lorsque nous saurons tout sur la structure psychique et sur sa formation.

 

[…]

1949 LACAN  STADE DU MIROIR

Lacan  stade du miroir comme formateur de la fonction du je, telle qu’elle nous est révélée, dans l’expérience psychanalytique. Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zurich le 17-07-1949. Première version parue dans la Revue Française de Psychanalyse 1949, volume 13, n° 4, pp 449-455.

1949-07-17 :      Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (5 p.)

(449)La conception du stade du miroir que j’ai introduite à notre dernier congrès, il y a treize ans, pour être depuis plus ou moins passée dans l’usage du groupe français, ne m’a pas paru indigne d’être rappelée à votre attention : aujourd’hui spécialement quant aux lumières qu’elle apporte sur la fonction du je dans l’expérience que nous en donne la psychanalyse. Expérience dont il faut dire qu’elle nous oppose radicalement à toute philosophie issue du Cogito.

Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé d’un fait de psychologie comparée : le petit d’homme à un âge où il est pour un temps court, mais encore dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative duAha-Erlebnis,  pour Köhler s’exprime l’aperception situationnelle, temps essentiel de l’acte d’intelligence.

Cet acte, en effet, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets qui se tiennent à ses côtés.

Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin, depuis l’âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le(450)miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire de la station debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé), surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour le fixer, un aspect instantané de l’image.

Cette activité conserve pour nous jusqu’à l’âge de dix-huit mois le sens que nous lui donnons, – et qui n’est pas moins révélateur d’un dynamisme libidinal, resté problématique jusqu’alors, que d’une structure ontologique du monde humain qui s’insère dans nos réflexions sur la connaissance paranoïaque.

Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage dans la théorie, du terme antique d’imago.

L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet.

Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal, si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens qu’elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation libidinale. Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, – ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité.

C’est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est-elle plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements(451)dont il s’éprouve l’animer. Ainsi cette Gestalt dont la prégnance doit être considérée comme liée à l’espèce, bien que son style moteur soit encore méconnaissable, – par ces deux aspects de son apparition symbolise la permanence mentale du je en même temps qu’elle préfigure sa destination aliénante ; elle est grosse encore des correspondances qui unissent le je à la statue où l’homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à l’automate enfin où dans un rapport ambigu tend à s’achever le monde de sa fabrication.

Pour les imagos en effet, dont c’est notre privilège que de voir se profiler, dans notre expérience quotidienne et la pénombre de l’efficacité symbolique[1], les visages voilés, – l’image spéculaire semble être le seuil du monde visible, si nous nous fions à la disposition en miroir que présente dans l’hallucination et dans le rêve l’imago du corps propre, qu’il s’agisse de ses traits individuels, voire de ses infirmités ou de ses projections objectales, ou si nous remarquons le rôle de l’appareil du miroir dans les apparitions du double  se manifestent des réalités psychiques, d’ailleurs hétérogènes.

Qu’une Gestalt soit capable d’effets formatifs sur l’organisme est attesté par une expérimentation biologique, elle-même si étrangère à l’idée de causalité psychique qu’elle ne peut se résoudre à la formuler comme telle. Elle n’en reconnaît pas moins que la maturation de la gonade chez la pigeonne a pour condition nécessaire la vue d’un congénère, peu important son sexe, – et si suffisante, que l’effet en est obtenu par la seule mise à portée de l’individu du champ de réflexion d’un miroir. De même le passage, dans la lignée, du Criquet pèlerin de la forme solitaire à la forme grégaire est obtenu en exposant l’individu, à un certain stade, à l’action exclusivement visuelle d’une image similaire, pourvu qu’elle soit animée de mouvements d’un style suffisamment proche de ceux propres à son espèce. Faits qui s’inscrivent dans un ordre d’identification homéomorphique qu’envelopperait la question du sens de la beauté comme formative et comme érogène.

Mais les faits de mimétisme, conçus comme d’identification hétéromorphique, ne nous intéressent pas moins ici, pour autant qu’ils posent le problème de la signification de l’espace pour l’organisme vivant, – de même que les concepts psychologiques (452)pourraient y apporter quelque lumière, pas moindre assurément que les efforts ridicules tentés en vue de les réduire à la loi prétendue maîtresse de l’adaptation. Rappelons seulement les éclairs qu’y fit luire la pensée (jeune alors et en fraîche rupture du ban sociologique où elle s’était formée) d’un Roger Caillois, quand sous le terme de psychasthénie légendaire, il subsumait le mimétisme morphologique à une obsession de l’espace dans son effet déréalisant.

Nous avons nous-mêmes montré dans la dialectique sociale qui structure comme paranoïaque la connaissance humaine, la raison qui la rend plus autonome que celle de l’animal, du champ de forces du désir, mais aussi qui la détermine dans ce « peu de réalité » qu’y dénonce l’insatisfaction surréaliste. Et ces réflexions nous incitent à reconnaître dans la captation spatiale que manifeste le stade du miroir l’effet chez l’homme, prémanent même à cette dialectique, d’une insuffisance organique de sa réalité naturelle, si tant est que nous donnions un sens au terme de nature.

La fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès lors comme un cas particulier de la fonction de l’imago qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité, – ou, comme on dit, del’Innenwelt à l’Umwelt.

Mais cette relation à la nature est altérée chez l’homme par une certaine déhiscence de l’organisme en son sein, par une Discorde primordiale que trahissent les signes de malaise et l’incoordination motrice des mois néonataux. La notion objective de l’inachèvement anatomique du système pyramidal comme de telles rémanences humorales de l’organisme maternel, confirme cette vue que nous formulons comme la donnée d’une véritable prématuration spécifique de la naissance chez l’homme.

Remarquons en passant que cette donnée est reconnue comme telle par les embryologistes, sous le terme de fœtalisation, pour déterminer la prévalence des appareils dits supérieurs du névraxe et spécialement de ce cortex, que les interventions psycho-chirurgicales nous mèneront à concevoir comme le miroir intra-organique.

Ce développement est vécu comme une dialectique temporelle qui décisivement projette en histoire la formation de l’individu : le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation, – et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous(453)appellerons orthopédique de sa totalité, – à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental. Ainsi la rupture du cercle del’Innenwelt à l’Umwelt engendre-t-elle la quadrature inépuisable des récolements du moi.

Ce corps morcelé, dont j’ai fait aussi recevoir le terme dans notre système de références théoriques, se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l’analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l’individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de l’homme moderne. Mais cette forme se révèle tangible sur le plan organique lui-même, dans les lignes de fragilisation qui définissent l’anatomie fantasmatique, manifeste dans les symptômes de schize ou de spasme, de l’hystérie.

Corrélativement la formation du je se symbolise oniriquement par un camp retranché, voire un stade, – distribuant de l’arène intérieure à son enceinte, aux gravats et aux marécages de son pourtour, deux champs de lutte opposés où le sujet s’empêtre dans sa quête de l’altier et lointain château intérieur, dont la forme (parfois juxtaposée dans le même scénario) symbolise le ça de façon saisissante. Et de même, ici sur le plan mental, trouvons-nous réalisées ces structures d’ouvrage fortifié dont la métaphore surgit spontanément, et comme issue des symptômes eux-mêmes du sujet, pour désigner les mécanismes d’inversion, d’isolation, de réduplication, d’annulation, de déplacement, de la névrose obsessionnelle.

Mais à bâtir sur ces seules données subjectives, et pour si peu que nous les émancipions de la condition d’expérience qui nous les fait tenir d’une technique de langage, nos tentatives théoriques resteraient exposées au reproche de se projeter dans l’impensable d’un sujet absolu : c’est pourquoi nous avons cherché dans l’hypothèse ici fondée sur un concours de données objectives, la grille directrice d’une méthode de réduction symbolique.

Elle instaure dans les défenses du moi un ordre génétique qui répond au vœu formulé par Mademoiselle Anna Freud dans la première partie de son grand ouvrage, – et situe (contre un préjugé souvent exprimé) le refoulement hystérique et ses retours, à un stade plus archaïque que l’inversion obsessionnelle et ses (454)procès isolants, et ceux-ci mêmes comme préalables à l’aliénation paranoïaque qui date du virage du je spéculaire en je social.

Ce moment où s’achève le stade du miroir inaugure, par l’identification à l’imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale (si bien mis en valeur par l’école de Charlotte Bühler dans les faits de transitivisme enfantin), la dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées.

C’est ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir humain dans la médiatisation par le désir de l’autre, constitue ses objets dans une équivalence abstraite par la concurrence d’autrui, et fait du je cet appareil pour lequel toute poussée des instincts sera un danger, répondît-elle à une maturation naturelle, – la normalisation même de cette maturation dépendant dès lors chez l’homme d’un truchement culturel : comme il se voit pour l’objet sexuel dans le complexe d’Œdipe.

Le terme de narcissisme primaire par quoi la doctrine désigne l’investissement libidinal propre à ce moment, révèle chez ses inventeurs, au jour de notre conception, le plus profond sentiment des latences de la sémantique. Mais elle éclaire aussi l’opposition dynamique qu’ils ont cherché à définir, de cette libido à la libido sexuelle, quand ils ont invoqué des instincts de destruction, voire de mort, pour expliquer la relation évidente de la libido narcissique à la fonction aliénante du je, à l’agressivité qui s’en dégage dans toute relation à l’autre, fût-ce celle de l’aide la plus samaritaine.

C’est qu’ils ont touché à cette négativité existentielle, dont la réalité est si vivement promue par la philosophie contemporaine de l’être et du néant.

Mais cette philosophie ne la saisit malheureusement que dans les limites d’une self-suffisance de la conscience, qui, pour être inscrite dans ses prémisses, enchaîne aux méconnaissances constitutives du moi l’illusion d’autonomie où elle se confie. Jeu de l’esprit qui, pour se nourrir singulièrement d’emprunts à l’expérience analytique, culmine dans la prétention à assurer une psychanalyse existentielle.

Au bout de l’entreprise historique d’une société pour ne plus se reconnaître d’autre fonction qu’utilitaire, et dans l’angoisse de l’individu devant la forme concentrationnaire du lien social dont le surgissement semble récompenser cet effort, – l’existentialisme se juge aux justifications qu’il donne des impasses subjectives qui en résultent en effet : une liberté qui ne s’affirme jamais si authentique que dans les murs d’une prison, une exigence d’engagement où s’exprime l’impuissance de la pure conscience à surmonter (455)aucune situation, une idéalisation voyeuriste-sadique du rapport sexuel, une personnalité qui ne se réalise que dans le suicide, une conscience de l’autre qui ne se satisfait que par le meurtre hégélien.

À ces propos toute notre expérience s’oppose pour autant qu’elle nous détourne de concevoir le moi comme centré sur le système perception-conscience, comme organisé par le « principe de réalité » où se formule le préjugé scientiste le plus contraire à la dialectique de la connaissance, – pour nous indiquer de partir de la fonction de méconnaissance qui le caractérise dans toutes les structures si fortement articulées par Mademoiselle Anna Freud : car si la Verneinung en représente la forme patente, latent pour la plus grande part en resteront les effets tant qu’ils ne seront pas éclairés par quelque lumière réfléchie sur le plan de fatalité, où se manifeste le ça.

Ainsi se comprend cette inertie propre aux formations du je où l’on peut voir la définition la plus extensive de la névrose : comme la captation du sujet par la situation donne la formule la plus générale de la folie, de celle qui gît entre les murs des asiles, comme de celle qui assourdit la terre de son bruit et de sa fureur.

Les souffrances de la névrose et de la psychose sont pour nous l’école des passions de l’âme, comme le fléau de la balance psychanalytique, quand nous calculons l’inclinaison de sa menace sur des communautés entières, nous donne l’indice d’amortissement des passions de la cité.

À ce point de jonction de la nature à la culture que l’anthropologie de nos jours scrute obstinément, la psychanalyse seule reconnaît ce nœud de servitude imaginaire que l’amour doit toujours redéfaire ou trancher.

Pour une telle œuvre, le sentiment altruiste est sans promesse pour nous, qui perçons à jour l’agressivité qui sous-tend l’action du philanthrope, de l’idéaliste, du pédagogue, voire du réformateur.

Dans le recours que nous préservons du sujet au sujet, la psychanalyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du « Tu es cela », où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n’est pas en notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment où commence le véritable voyage.

 

 


[1]. Cf. Cl. Lévi-Strauss. « L’efficacité symbolique. » (Revue d’histoire des religions. Janvier-Mars 1949).

1953 LACAN, LEVI, DANON-BOILEAU, hypertension artérielle

« Considérations psychosomatiques sur l’hypertension artérielle » en collaboration avec R. Levy et H. Danon-Boileau fut publié dans l’Évolution Psychiatrique, 1953, fascicule III, pp. 397-409.

1953-07-00 :      Avec R. Lévy et H. Danon-Boileau : « Considérations psychosomatiques sur l’hypertension artérielle » (9 p.)

(397)INTRODUCTION

 

Le caractère décevant et fragmentaire des recherches éthio-pathogéniques et des traitements somatiques de l’hypertension artérielle contraignit les chercheurs à élaborer une conception globale des maladies hypertensives, en en faisant ainsi un des chapitres principaux des maladies psychosomatiques.

Nous n’envisagerons ici que les formes dites « essentielles » de cette affection, éliminant du cadre de cette étude les cas où une étiologie organique précise a été décelée.

Un certain engouement, suscité par cette conception, a tendu à réduire l’hypertension artérielle à certaines explications d’ordre psychologique et à vouloir en déduire les principales possibilités thérapeutiques dans la plupart de ses formes.

En reprenant les dossiers de nos malades, suivis et traités dans cet état d’esprit, il nous semble aujourd’hui qu’un certain nombre de questions restent à poser.

 

MATÉRIEL D’ÉTUDE

 

Les cas observés se répartissent ainsi :

Sur un total de 200 malades, 60 ont été hospitalisés pour leur hypertension – 40 ont été soumis à une ou plusieurs cures de sommeil ; nous avons, au cours d’un ou plusieurs entretiens prolongés,(398)étudié le psychisme de 40 malades – quant aux autres, à chacun d’entre eux nous avons systématiquement posé quelques questions concernant les grandes lignes de leur vie affective et sociale, essayant ainsi de ne pas méconnaître un conflit ou un bouleversement d’importance.

Certains de nos cas sont suivis depuis plus de trois ans.

 

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

 

Un des caractères fondamentaux de la maladie hypertensive nous paraît être la variabilité, fait connu de longue date, mais sur lequel nous croyons important d’insister à nouveau

A. – DATE D’APPARITION

Si l’hypertension débute le plus fréquemment entre 40 et 55 ans, il n’est pas exceptionnel de la rencontrer entre 20 et 30 ans – voire dans l’adolescence (un de nos cas était âgé de 15 ans). Dans certains cas au contraire, c’est après 60 ans qu’elle se manifeste.

B. – CIRCONSTANCES D’APPARITION

Tantôt découverte fortuite à l’occasion d’un examen systématique, tantôt révélée par une symptomatologie fonctionnelle, variable, mais suffisante pour amener le malade à consulter. Ailleurs enfin, c’est d’emblée un accident gravissime qui ouvre la scène.

C. – VARIABILITÉ DE TERRAIN

Il est classique d’opposer les hypertendus rouges, pléthoriques, obèses, aux hypertensions blanches évoluant chez les sujets maigres et consomptifs.

En fait, il existe d’innombrables formes intermédiaires, se rapprochant plus ou moins de ces deux types opposés.

L’hérédité hypertensive n’est pas constamment prouvée, les femmes sont plus souvent atteintes que l’homme – mais sans qu’on puisse en tirer des conclusions statistiquement valables.

Si certains groupes ethniques et sociaux (noirs) semblent payer un plus lourd tribut à cette affection, d’autres (Nord-Africains) semblent relativement préservés – alors même que pour beaucoup d’entre eux les conditions de vie pourraient paraître favorisantes. Ces variabilités somatiques se retrouveront sur le plan psychologique.

(399)D. – VARIABILITÉ DE TOLÉRANCE ET D’ÉVOLUTION

S’il est classique de décrire à l’hypertension trois phases évolutives : latente, troublée et compliquée (Vaquez) évoluant sur plusieurs années, les évolutions les plus diverses s’observent en fait : de l’hypertension maligne, évoluant toujours vers la mort en peu d’années, à cet état hypertensif qui peut évoluer sur quelques décades, entrecoupées d’accidents variables mais tolérés.

Malgré de nombreuses recherches, il ne semble pas qu’on ait distingué de caractère différentiel précis entre ces deux types et rien n’interdit de penser qu’il s’agit de deux aspects évolutifs extrêmes de la même maladie.

Si l’on oppose le stade labile, à la sclérose irréversible et à l’hypertension fixée, il nous semble exister, là aussi, un facteur de variabilité supplémentaire. En effet, il n’est pas exceptionnel d’observer, soit spontanément, soit sous l’influence de certaines thérapeutiques, même au deuxième stade, une involution tensionnelle importante.

Il n’y a pas de rapport constant entre la hauteur de chiffre de l’élévation tensionnelle et le seuil de tolérance et la rapidité évolutive. L’élévation de la minima cependant est considérée comme un facteur de gravité – de même le pincement de la différencielle, de même encore l’existence d’à-coups hypertensifs sur un fond d’hypertension fixée.

Si ces notions gardent une valeur pronostique certaine, il arrive également qu’elles soient controuvées par l’expérience.

Enfin, dans certains cas, les débuts de l’évolution font craindre une issue rapidement fatale, ce que confirme la survenue précoce d’une complication grave (hémorragie par exemple). Paradoxalement, cet accident, loin de précipiter l’évolution, ouvre au contraire une seconde période ; celle-ci dure parfois de nombreuses années, les chiffres tensionnels demeurent moins élevés et la tolérance est bien meilleure.

 

De tout ce qui précède découlent les difficultés « pronostic ».

Quelques critères sont habituellement employés : les quatre stades du fond d’œil (Vagener) – le rapport tension diatolique et tension rétinienne – l’importance du retentissement viscéral – le degré de sclérose vasculaire.

(400)En fait, à part quelques cas bien tranchés, ces critères eux-mêmes restent à interpréter et en pratique, rien n’est plus difficile que le cas le plus banal : celui de l’hypertendu de la cinquantaine, à tension relativement élevée – 18 – 10 sans retentissement viscéral grave – présentant une prépondérance gauche à l’E.C.G. – un léger degré de sclérose au fond d’œil – (stades 1-2), au taux d’urée légèrement élevé. Dans un tel cas on ne peut prévoir l’évolution, l’accident grave pouvant survenir à tout moment ou au contraire un état sensiblement identique pouvant se maintenir pendant de nombreuses années.

 

FACTEURS PSYCHOLOGIQUES

DE L’HYPERTENSION ARTÉRIELLE

 

Ces facteurs comprennent des problèmes doctrinaux et pratiques d’importance variable. Ce sont essentiellement :

1°.– la notion d’une psychogenèse ou d’un rôle psychique primordial dans l’étiologie des hypertensions artérielles essentielles ;

2°.– l’importance et le retentissement des conflits et des trauma affectifs ou sociaux actuels sur la tension artérielle ;

3°.– les conséquences psychologiques de l’affection elle-même.

 

1°.– Les auteurs anglo-saxons (Alexander et Dunbar, Weiss et English, etc.) reportent l’origine de la maladie à l’inhibition de l’agressivité – inhibition qu’exige la vie sociale.

Le conflit se joue essentiellement entre « les désirs de dépendance passive et les impulsions agressives compensatrices » (Alexander). Cette hostilité crée la crainte qui les fait reculer devant la réalité vers une attitude de dépendance passive ; celle-ci à son tour réveille un fort sentiment d’infériorité et un cercle vicieux s’ensuit. « L’inhibition chronique de l’hostilité […] est la cause d’une augmentation chronique de la pression sanguine » (Alexander). Le même auteur, tout en signalant que les hypertendus ont des personnalités « fort dissemblables », leur attribue toutefois des traits de caractère communs et, notamment, une remarquable maîtrise d’eux-mêmes, une patience affable, que coupent de loin en loin de brusques explosions coléreuses. Binger s’accorde avec Alexander sur la nature du conflit (impulsions agressives inhibées) mais n’est pas convaincu de l’étiologie psychique de l’H.T.A. ; s’il n’a rencontré que peu de névroses (401)caractérisées, il a constaté à de nombreuses reprises l’existence de perturbations accentuées de la personnalité et insiste sur l’incapacité pour l’hypertendu de résister à l’anxiété ; il attribue, par ailleurs, un rôle important à une instabilité vaso-motrice constitutionnelle.

Dès 1948, l’un de nous (J. Lacan) dans le traitement chirurgical de l’hypertension artérielle (rapport au 51e Congrès français de Chirurgie), mettait l’accent sur le caractère particulier de cette agressivité : « l’agressivité d’identification narcissique », qui réapparaît, médiane, entre une crise de frustration et une identification sublimantes, scandant l’intervalle entre chacune des métamorphoses instinctuelles du développement, soit, pour le mâle : sevrage, Œdipe, puberté, maturité virile, préménopause.

Dès lors : deux ans, huit ans, dix-huit ans, trente-cinq ans, devraient – compte tenu d’un temps de précipitation lésionnelle – répondre au point maximum des courbes en cloches où se manifesteraient des groupes psychogénétiques d’étape différents de l’hypertension artérielle des jeunes. (J. Lacan). « Cette théorie peut être mise à l’épreuve d’autres corrélations nombreuses : formations de défense contre les tensions agressives. La névrose obsessionnelle l’est éminemment. Révélateurs seraient les cas, existant, nous en témoignons, où apparaisse chez un sujet une hypertension maligne. » (J. Lacan).

Chez nos malades, il nous semble que l’on retrouve effectivement les types de conflits décrits plus haut. De même retrouve-t-on le type de personnalité défini par les auteurs anglo-saxons. Mais celui-ci, loin d’être la règle, nous a paru au contraire assez peu fréquent. On se trouve, le plus souvent, en présence d’individus émotifs, irritables, volontiers hostiles, mais d’humeur labile, dont l’anxiété se fait jour en chaque geste, et dont l’impatience est manifeste tout au long de l’examen. Ils confient volontiers que leurs explosions coléreuses sont fréquentes. Ces aspects eux-mêmes varient grandement avec chaque malade, et pour un même malade, au cours de différents entretiens. Ils recouvrent d’un vernis commun les personnalités les plus diverses : qu’il s’agisse de personnalités rigides, aux mécanismes de défense de type obsessionnel, d’arriérés affectifs dont le besoin de dépendance n’entraîne pas, tant s’en faut, les réactions de révolte et d’agressivité compensatrice définies ci-dessus. Ailleurs, c’est une femme à l’identification maternelle ou, au contraire, paternelle prévalente ; telle autre présente des traits hystériques. (402)En fait, nous n’avons pas retrouvé un type de personnalité normale ou pathologique qui puisse être considéré comme le vecteur privilégié de l’H.T.A. Et ceux-là même qu’apparentaient l’habitus émotif si fréquent ou, tout au contraire, la maîtrise de soi, ne présentaient, tant du point de vue personnel que de leur maladie aucune ressemblance réellement significative, et, il nous semble qu’il s’agissait là d’apparences, de masques, dont nous étudierons plus loin l’une des causes possibles.

Quant aux mécanismes qui sous-tendent et conditionnent cette hypertension, nous avons vu la diversité des opinions. Signalons qu’il semble qu’on puisse en décrire d’autres existant chez des hypertendus (sinon conditionnant l’H.T.A.) tels, par exemple, les malades qui donnent libre cours à leur agressivité, mais chez qui cette hostilité ouverte provoque, en contre-partie, un sentiment plus ou moins intense de culpabilité avec les retentissements tensionnels que l’on peut imaginer.

Quant à la coexistence ou à l’exclusion d’un état névrotique, nous avons, en fait, observé tantôt des éléments névrotiques associés, tantôt des personnalités apparemment indemnes de ces difficultés.

En confrontant nos résultats, nous avons essayé d’établir des corrélations entre les divers types et mécanismes psychologiques et les catégories cliniques et évolutives de l’H.T.A.

Nous avons essayé d’étudier le problème sous différents angles, et, devant la carence apparente de la clinique classique, de dégager quelque élément demeuré jusque-là dans l’ombre. On relève parfois des traits psychologiques ou vécus particuliers mais rien de valablement différent par rapport à ce que l’on rencontre dans une population dite normale, ni de commun dénominateur, et l’existence de personnalités bien adaptées sans difficultés objectives ou intimes, n’étaient pas exceptionnelles. Autrement dit nous ne pensons pas qu’un examen psychique même très approfondi permette de poser un diagnostic d’H.T.A.

Mais nous ne possédons pas actuellement un nombre suffisant d’observations de chaque catégorie (ou même d’une seule, privilégiée) pour nous hasarder à formuler une hypothèse.

Si nous pouvons écarter la notion d’un caractère unique ou d’un mécanisme univoque, c’est, nous semble-t-il, seulement après avoir défriché ces rapports somato-psychiques que l’on pourra cerner au plus près le problème de la psychogenèse de l’H.T.A. La psychogenèse (403)à elle seule risque toutefois de ne pas élucider tous les cas de maladies hypertensives.

2°.– Un autre aspect du problème concerne les conflits et les conditions de vie actuels. Le rôle de ces facteurs peut être ramené aux retentissements profonds et inconscients qu’ils provoquent. Mais c’est ouvrir là un débat plus théorique que pratique. En effet, au cours de 40 entretiens prolongés, voire répétés, nous avons retrouvé :

Une fois l’existence d’un conflit actuel opposant une fille à sa mère éthylique ; une autre observation concerne une Martiniquaise de vingt cinq ans dont l’histoire vécue est une longue série d’avatars, mais dont l’H.T.A. fut découverte lors d’un examen systématique plusieurs années après une stabilisation sociale.

Quant à l’influence des bouleversements brutaux, des traumatismes affectifs, violents et répétés, des difficultés vitales objectives, sur 200 observations, c’est deux fois seulement qu’on a pu établir un lien de cause à effet assez certain entre les événements vécus et l’apparition de l’H.T.A.

Peut-être ces conditions psycho-sociales n’ont fait que rendre perceptible un état latent. La rareté de ces exemples nous semble à souligner ; on demeure frappé du rôle apparemment minime joué par des causes considérées, parfois, comme capitales. Et l’importance peut-être trop négligée de différencier H.T.A. permanente et à-coups hypertensifs, passagers.

3°.– Nous évoquerons enfin l’influence psychologique de la maladie hypertensive en tant que telle sans insister sur la « psychose du sphygmo-manomètre » (M. Lipkin) ni sur l’anxiété légitime ou rationalisée qu’engendre souvent la connaissance de l’affection, nous nous attacherons plus particulièrement aux points suivants ;

À partir d’un certain seuil de tolérance, variable avec chaque individu, seuil qui ne paraît systématiquement en rapport ni avec les chiffres tensionnels ni avec le degré de sclérose, le facteur organique en tant que tel paraît entraîner des modifications psychiques. La cause (H.T.A. vasculaire cérébrale – substance vaso-pressive) demeure ici encore obscure et sans doute variable.

Quoi qu’il en soit, l’aboutissant est une maladie auto-entretenue, car ces modifications psychiques faites d’hyper-émotivité, d’hyperesthésie affective provoquent à leur tour une augmentation de la T.A., le malade, du fait de son H.T.A., se révèle plus sensible aux stimuli émotionnels, et réagit plus violemment, d’où augmentation de la pression retentissant sur la réceptivité émotionnelle et affective elle-même (404)nocive – on voit que le cercle vicieux somato-psychique, secondaire dans son apparition, et variable dans son importance, s’affirme indépendant de l’étiologie et du mécanisme de l’H.T.A. Ces remarques s’appuient d’ailleurs sur l’observation des malades soumis à l’influence des sédatifs et aux cures de sommeil.

 

LA CURE DE SOMMEIL

 

La cure de sommeil dans l’H.T.A. s’inspire essentiellement de la physiologie pavlovienne, théorie et application sont exposées dans l’article du professeur Lang.

Il commence par définir la maladie hypertensive par opposition à d’autres affections où l’hypertension fait simplement partie du tableau clinique, sans en être la manifestation essentielle. Elle se caractérise par :

– son apparition chez l’adulte ;

– sa longue période de latence ;

– enfin, par l’évolution de cette période vers une aggravation irréversible.

Et, pour Lang « la maladie hypertensive est cette forme d’hypertension, au cours de laquelle, l’atteinte des fonctions des centres corticaux supérieurs et des centres hypothalamiques qui régularisent la pression artérielle, joue un rôle décisif ».

Le facteur étio-pathogénique fondamental provocateur de l’atteinte des fonctions de ces centres est le traumatisme de la sphère de l’activité nerveuse supérieure. L’augmentation de la vaso-constriction tonique des artérioles et l’hypertension artérielle qui en découle conduit au développement de l’artériosclérose et au développement progressif de l’athérosclérose.

L’hypertension, le renforcement de la contraction tonique de la musculature artériolaire, à laquelle s’ajoute la tendance au spasme, conduisent aux troubles de l’irrigation sanguine viscérale, surtout de la circulation cérébrale, oculaire, cardiaque ; et la perturbation, dans l’apport sanguin, au niveau des reins, déclenche le mécanisme presseur rénal humoral. Par quoi se referme le cercle vicieux.

Cette définition et cette conception globale de la maladie hypertensive mènent à sa classification en deux phases :

(405)1°.– Phase « neurogène », et même neuro-psychique, où l’atteinte de l’appareil neuro-endocrinien régulateur est encore réversible (phase transitoire et phase instable).

2°.– Phase de sclérose secondaire irréversible.

Ainsi s’élabore la notion d’un système complet, à chaînons multiples, à point de départ cortical, tenant sous sa dépendance : les centres hypothalamiques vaso-régulateurs et le système endocrinien rénal (Rénine), mais aussi cortico-surrénal.

Ainsi, la conception russe rejoint la notion plus générale de « stress » et d’adaptation, que ce stress soit psychique, affectif ou matériel.

Ces stress joueraient comme des stimuli de réflexes conditionnés répétés. Ils pourraient aboutir à l’épuisement, puis à la « viciation » des incitations corticales, pouvant aboutir à un processus pathologique irréversible.

Elle insiste sur l’importance d’instaurer le traitement à la phase initiale, réversible.

Cette conception du rôle déterminant essentiel du facteur neuropsychique, rapprochée de la théorie pavlovienne du rôle protecteur et curateur du sommeil sur l’activité nerveuse supérieure, a mené les auteurs russes à proposer un nouveau traitement des maladies « cortico-viscérales » et notamment de la maladie hypertensive.

En effet, s’il est exact que le sommeil protège l’activité du cortex cérébral et même qu’il a un rôle réparateur et curateur, à son niveau, si, d’autre part, le primum movens de l’hypertension est une atteinte des centres corticaux, les cures de sommeil, pratiquées à la phase réversible de la maladie, doivent avoir un rôle thérapeutique efficace.

D’après les auteurs, deux méthodes pour obtenir le sommeil sont préconisées, expérimentées par eux, depuis 1947 environ.

A) La méthode de Feldmann comporte des cures de 10 jours avec 15 à 18 heures de sommeil quotidiennes.

B) La méthode de Lisinova, qui comporte trois cycles de cinq jours de sommeil, séparés par trois jours de repos.

Dans l’une et l’autre techniques, le sommeil est obtenu par des doses fractionnées de barbiturique. Le plus usité est l’Amytal sodique, per os, à cause de son élimination plus rapide (Feldmann).

(406)À leur entrée, les malades sont mis au repos, deux au maximum par chambre.

Cette période de repos dure une dizaine de jours pendant lesquels ils restent au régime sans sel et prennent une dose minime de barbiturique.

Cette période préliminaire sert :

1°.– À obtenir la baisse tensionnelle que procure tout repos, baisse souvent sensible, mais n’atteignant jamais les chiffres normaux, surtout pour la minima, dans les cas d’une hypertension vraie.

2°.– À faire un bilan exact du malade, de sa maladie, de son retentissement viscéral, humoral et psychologique.

3°.– Enfin, pendant cette période, il est nécessaire d’expliquer schématiquement au malade le traitement qu’on a l’intention de lui appliquer et d’obtenir son consentement sans réserve.

C’est là une condition indispensable.

Notre étude est encore trop récente, sur une maladie au long cours, pour tirer des conclusions définitives.

Cependant, nous avons pu faire les quelques observations suivantes :

C) Il est relativement facile d’obtenir la coopération de certains malades. Il est, en effet, indispensable de l’obtenir et d’obtenir d’eux qu’ils fassent leur cure de sommeil sans recevoir de visites.

Par contre, il existe un certain nombre de difficultés :

a) Découvrir les malades à la phase initiale de la maladie hypertensive, il s’agit rarement de malades hospitalisés, mais qui sont le plus souvent rencontrés dans des consultations ou lors d’examens systématiques. Un grand nombre d’entre eux refuse l’hospitalisation.

b) La difficulté relative d’obtenir le consentement des malades ; certains, après avoir accepté le traitement n’entrent pas à la date fixée, d’autres déjà hospitalisés, sortent volontairement avant le traitement ou à son début, soit qu’ils trouvent l’hospitalisation trop prolongée (un mois environ), soit qu’ils manquent de confiance dans le traitement et que, venus consulter souvent pour être rassurés eux-mêmes, ils s’effrayent de l’importance des moyens déployés, ailleurs, leur comportement est le fait de l’hostilité au médecin, signalée par les auteurs américains.

Cette difficulté (six de nos malades sont sortis volontairement, de nombreux autres ne sont pas entrés, alors qu’ils l’avaient décidé), n’est pas négligeable, d’abord parce qu’il s’agit le plus souvent de (407)malades jeunes et instables auxquels le traitement semble plus particulièrement réservé et que, d’autre part, il n’entre évidemment pas dans le cadre de la psychothérapie de les alarmer sur leur état, en leur faisant redouter les complications évolutives dont ils sont menacés.

Ces difficultés sont liées sans doute à une exaspération des conflits et c’est là que quelques conversations d’ordre psychothérapique permettent de faire accepter et d’entamer au mieux le traitement. Ainsi, les cures de sommeil deviennent un de nos principaux moyens thérapeutiques.

En ce qui nous concerne, les résultats nous paraissent satisfaisants pour calmer une poussée évolutive d’H.T.A. fixée. Mais surtout, la cure de sommeil semble à employer de principe dans les H.T.A. juvéniles ou révélées à leur phase initiale.

Ces conclusions nous ont été suggérées par l’observation suivie de nos propres malades ainsi traités : dans la plupart des cas, les chiffres tensionnels baissent (maxima et minima) pendant la cure. Il est habituel de les voir remonter ensuite dans un délai plus ou moins bref (48 heures à un mois) soit aux chiffres antérieurs, soit à un niveau légèrement inférieur. L’amélioration fonctionnelle obtenue qu’accompagne une détente psychique s’avère le plus souvent de beaucoup plus longue durée (quelques semaines à deux-trois mois). Dans certains cas (un quart des observations environ), le sommeil obtenu est insuffisant en durée et qualité – les résultats nuls. Ceci est dû en partie aux mauvaises conditions matérielles (difficultés d’obtenir silence et obscurité en milieu hospitalier), en partie à l’hyperesthésie auditive propre à ces patients en imminence de sommeil.

 

Conclusions :

 

L’hypertension nous apparaît multiple, du point de vue clinique et pathogénique. Il nous semble donc évident que les différentes thérapeutiques doivent s’adapter étroitement à ses différents aspects. Chaque hypertendu pose un problème particulier – doit donc être étudié sous toutes les incidences de sa maladie – de sa personnalité et de son histoire. Ainsi pour chacun, à chaque moment de sa maladie, les moyens dont nous disposons pourront être utilisés et associés avec un maximum d’opportunité, de souplesse et d’efficacité. S’il est vrai que la maladie évolue en deux phases – il est souhaitable d’intervenir (408)à la période labile mais se posent alors de difficiles problèmes théoriques et pratiques. Devant un malade jeune dit « fonctionnel », dont la tension, à la faveur d’une cause déclenchante minime, s’élève davantage ou plus longtemps qu’il n’est normal, quelle est la conduite à tenir ?

Il faut, pensons-nous, en se gardant de l’inquiéter outre mesure, pratiquer un examen complet somatique et psychique, ainsi trouvera-t-on parfois une cause viscérale (surrénalome par exemple), plus souvent, c’est un conflit psychique qui sera mis à jour, c’est un pareil cas qu’une cure de sommeil « starter » suivie d’un traitement médicamenteux et d’une psychothérapie nous semble promise au maximum de succès. En effet, la sédation obtenue permet un meilleur contact, un premier résultat favorable par la cure de sommeil encourageant le malade à poursuivre un traitement psychothérapique et aidant à surmonter la réticence en général manifestée devant ce genre de traitement.

S’il est impossible pratiquement d’affirmer qu’on évite l’apparition d’une authentique maladie hypertensive, du moins espérons-nous retarder la survenue de la phase irréversible et de ses complications. Quel que soit le type d’H.A. ou la méthode médicale envisagée (chirurgie comprise) une psychothérapie de surface ou d’inspiration analytique nous paraît essentielle comme le soulignent Weiss et English.

L’intérêt et les buts différant dans chaque cas, les indications étant fonction de l’âge du sujet, de son psychisme, et de la forme même de son H.T.A.

 

RÉSUMÉ

 

L’objet de ce travail est de préciser l’importance et le rôle exact du point de vue psychosomatique dans les différents aspects des hypertensions artérielles dites essentielles.

Sachant que le caractère constant de cette affection est sa variabilité dans tous ses aspects cliniques et évolutifs. Les investigations somatiques et psychologiques doivent donc être menées de pair dans chaque cas, les examens répétés, chaque série de recherches aboutissant à une discussion puis à une décision commune entre somaticiens et psychiatres, évitant ainsi le cloisonnement entre les différentes disciplines. Ainsi, au décours de ces confrontations, les nombreuses possibilités thérapeutiques pourront être adaptées à chaque malade et à chaque moment de sa maladie, qu’il s’agisse de traitement médicamenteux, psychologiques (psychothérapie), cure de sommeil, voire même intervention chirurgicale : sauf cas exceptionnel, il ne nous paraît guère possible de donner à l’une de ces méthodes une importance exclusive au détriment des autres.

 

Travail des Services des docteurs Sylvain Blondin, Weismann-Netter (Hôpital Beaujon) et du service de médecine psychosomatique, docteur Montassut (Villejuif).

 

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