LACAN autres textes : textes et conférences (2)
1953 LACAN Mythe individuel
« Le Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose » est une conférence donnée au Collège philosophique de Jean Wahl. Le texte ronéotypé fut diffusé en 1953, sans l’accord de Jacques Lacan et sans avoir été corrigé par lui, (cf. Écrits, p. 72, note n° 1). La présente version est celle transcrite par J. A. Miller dans la revue Ornicar ? n° 17-18, Seuil, 1978, pages 290-307.
(290)[…]
(291)Je vais vous parler d’un sujet qu’il me faut bien qualifier de nouveau, et qui comme tel est difficile.
La difficulté de cet exposé ne lui est pas tellement intrinsèque. Elle tient au fait qu’il traite de quelque chose de nouveau que m’ont permis d’apercevoir tant mon expérience analytique que la tentative que je fais, au cours d’un enseignement dit de séminaire, d’approfondir la réalité fondamentale de l’analyse. Extraire cette partie originale hors de cet enseignement et hors de cette expérience, pour vous en faire sentir la portée, comporte des difficultés tout à fait spéciales dans l’exposé.
C’est pourquoi je vous demande à l’avance votre indulgence, si peut-être quelque difficulté va vous apparaître dans la saisie au moins au premier abord de ce dont il s’agit.
I
La psychanalyse, je dois le rappeler en préambule, est une discipline qui, dans l’ensemble des sciences, se montre à nous avec une position vraiment particulière. On dit souvent qu’elle n’est pas une science à proprement parler, ce qui semble impliquer par contraste qu’elle est tout simplement un art. C’est une erreur si on entend par là qu’elle n’est qu’une technique, une méthode opérationnelle, un ensemble de recettes. Mais ce n’en est pas une, si on emploie ce mot, un art, au sens où on l’employait au moyen-âge quand on parlait des arts libéraux – vous en connaissez la série, qui va de l’astronomie à la dialectique, en passant par l’arithmétique, la géométrie, la musique et la grammaire.
Il nous est difficile assurément d’appréhender aujourd’hui, de ces dits arts libéraux, la fonction et la portée dans la vie et dans la pensée des maîtres médiévaux. Néanmoins, il est certain que ce qui (292)les caractérise et les distingue des sciences qui en seraient sorties, c’est qu’ils maintiennent au premier plan ce qui peut s’appeler un rapport fondamental à la mesure de l’homme. Eh bien ! la psychanalyse est actuellement la seule discipline peut-être qui soit comparable à ces arts libéraux, pour ce qu’elle préserve de ce rapport de mesure de l’homme à lui-même – rapport interne, fermé sur lui-même, inépuisable, cyclique, que comporte par excellence l’usage de la parole.
C’est bien en quoi l’expérience analytique n’est pas décisivement objectivable. Elle implique toujours au sein d’elle-même l’émergence d’une vérité qui ne peut être dite, puisque ce qui la constitue c’est la parole, et qu’il faudrait en quelque sorte dire la parole elle-même, ce qui est à proprement parler ce qui ne peut pas être dit en tant que parole.
Nous voyons par ailleurs se dégager de la psychanalyse des méthodes qui, elles, tendent à objectiver des moyens d’agir sur l’homme, l’objet humain. Mais ce ne sont là que des techniques dérivées de cet art fondamental qu’est la psychanalyse en tant qu’elle est constituée par ce rapport intersubjectif qui ne peut, je vous l’ai dit, être épuisé, puisqu’il est ce qui nous fait hommes. C’est pourtant ce que nous sommes amenés à essayer d’exprimer quand même dans une formule qui en donne l’essentiel, et c’est bien pourquoi il existe au sein de l’expérience analytique quelque chose qui est à proprement parler un mythe.
Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose que ne peut pas être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne peut s’appuyer que sur elle-même, et que c’est en tant que la parole progresse qu’elle la constitue. La parole ne peut pas se saisir elle-même, ni saisir le mouvement d’accès à la vérité, comme une vérité objective. Elle ne peut que l’exprimer – et ce, d’une façon mythique. C’est en ce sens qu’on peut dire que ce en quoi la théorie analytique concrétise le rapport intersubjectif, et qui est le complexe d’Œdipe, a une valeur de mythe.
Je vous apporterai aujourd’hui une série de faits d’expérience que j’essaierai d’exemplifier à propos de ces formations que nous constatons dans le vécu chez les sujets que nous prenons en analyse, les sujets névrosés par exemple, et qui sont connues de tous ceux à qui l’expérience analytique n’est pas tout à fait étrangère. Ces formations nécessitent d’apporter au mythe œdipien, en tant qu’il est au cœur de l’expérience analytique, certaines modifications de structure qui sont corrélatives aux progrès que nous faisons nous-mêmes dans la compréhension de l’expérience analytique. C’est ce qui nous permet, au second degré, de saisir que la théorie analytique est toute entière sous-tendue par le conflit fondamental qui, par (293)l’intermédiaire de la rivalité au père, lie le sujet à une valeur symbolique essentielle – mais ce, vous allez le voir, toujours en fonction d’une certaine dégradation concrète, peut-être liée à des circonstances sociales spéciales, de la figure du père. L’expérience elle-même est tendue entre cette image du père, toujours dégradée, et une image dont notre pratique nous permet de prendre de plus en plus la mesure, et de mesurer les incidences chez l’analyste lui-même, en tant que, sous une forme assurément voilée et presque reniée par la théorie analytique, il prend tout de même, d’une façon presque clandestine, dans la relation symbolique avec le sujet, la position de ce personnage très effacé par le déclin de notre histoire, qui est celui du maître – du maître moral, du maître qui institue à la dimension des relations humaines fondamentales celui qui est dans l’ignorance, et qui lui ménage ce qu’on peut appeler l’accès à la conscience, voire même à la sagesse, dans la prise de possession de la condition humaine.
Si nous nous fions à la définition du mythe comme d’une certaine représentation objectivée d’un épos ou d’une geste exprimant de façon imaginaire les relations fondamentales caractéristiques d’un certain mode d’être humain à une époque déterminée, si nous le comprenons comme la manifestation sociale latente ou patente, virtuelle ou réalisée, pleine ou vidée de son sens, de ce mode de l’être, alors il est certain que nous pouvons en retrouver la fonction dans le vécu même d’un névrosé. L’expérience nous livre en effet toutes sortes de manifestations qui sont conformes à ce schéma et dont on peut dire qu’il s’agit à proprement parler de mythes, et je vais vous le montrer par un exemple que je crois des plus familiers à la mémoire de tous ceux d’entre vous qui s’intéressent à ces questions, que j’emprunterai à une des grandes observations de Freud.
Ces observations bénéficient périodiquement d’un regain d’intérêt dans l’enseignement, ce qui n’empêche qu’un de nos éminents confrères manifestait récemment à leur égard – je l’ai entendu de sa bouche – une sorte de mépris. La technique, disait-il, y est aussi maladroite qu’archaïque. Cela peut après tout se soutenir si on songe aux progrès que nous avons faits en prenant conscience de la relation intersubjective, et en n’interprétant qu’à travers les relations qui s’établissent entre le sujet et nous dans l’actualité des séances. Mais mon interlocuteur devait-il pousser les choses jusqu’à dire que les cas de Freud étaient mal choisis ? On peut dire, certes, qu’ils sont tous incomplets, que pour beaucoup ce sont des psychanalyses arrêtées en route, des morceaux d’analyse. Mais cela même devrait nous inciter à réfléchir et à nous demander pourquoi ce choix a été fait par Freud. Cela, bien entendu, si l’on fait confiance à Freud. Et il faut lui faire confiance.
(294)Ce n’est pas tout de dire, comme poursuivait celui qui émettait les propos que je vous ai rapportés, qu’assurément cela a au moins ce caractère encourageant de nous montrer qu’il suffit d’un tout petit grain de vérité quelque part pour qu’il arrive à transparaître et à surgir en dépit des entraves que l’exposé lui oppose. Je ne crois pas que ce soit là une vue juste des choses. En vérité, l’arbre de la pratique quotidienne cachait à mon confrère la montée de la forêt qui a surgi des textes freudiens.
J’ai choisi à votre intention « l’Homme aux rats », et je crois pouvoir à cette occasion justifier l’intérêt de Freud pour ce cas.
II
Il s’agit d’une névrose obsessionnelle. Je pense qu’aucun de ceux qui sont venus entendre la présente conférence n’est sans avoir entendu parler de ce qu’on considère comme la racine et la structure de cette névrose, à savoir la tension agressive, la fixation instinctuelle, etc. Le progrès de la théorie analytique a mis à l’origine de notre compréhension de la névrose obsessionnelle une élaboration génétique extrêmement complexe, et sans doute, tel élément, telle phase des thèmes fantasmatiques ou imaginaires que nous avons l’habitude de toujours rencontrer dans l’analyse d’une névrose obsessionnelle, se retrouvent à la lecture de « l’Homme aux rats ». Mais ce côté rassurant – qu’ont toujours pour ceux qui lisent ou qui apprennent, les pensées familières, vulgarisées, masque peut-être au lecteur l’originalité de cette observation, et son caractère spécialement significatif et convaincant.
Ce cas emprunte son titre, vous le savez, à un fantasme tout à fait fascinant, lequel a dans la psychologie de la crise qui amène le sujet à la portée de l’analyste, une fonction évidente de déclenchement. C’est le récit d’un supplice qui a toujours bénéficié d’un éclairage singulier, voire d’une véritable célébrité, et qui consiste dans l’enfoncement d’un rat excité par des moyens artificiels, dans le rectum du supplicié, au moyen d’un dispositif plus ou moins ingénieux. C’est sa première audition de ce récit qui provoque chez le sujet un état d’horreur fascinée, qui non pas déclenche sa névrose, mais en actualise les thèmes, et suscite l’angoisse. Toute une élaboration s’ensuit, dont nous aurons à voir la structure.
Ce fantasme est certainement essentiel pour la théorie du déterminisme d’une névrose, et il se retrouve dans de nombreux thèmes au cours de l’observation. Est-ce à dire que c’est là ce qui en fait tout l’intérêt ? Non seulement je ne le crois pas, mais je suis sûr (295)qu’à toute lecture attentive on s’apercevra que son intérêt principal vient de la particularité extrême du cas.
Comme toujours Freud l’a souligné, chaque cas doit être étudié dans sa particularité, exactement comme si nous ignorions tout de la théorie. Et ce qui fait la particularité de ce cas-ci, c’est le caractère manifeste, visible, des rapports en jeu. La valeur exemplaire de ce cas particulier tient à sa simplicité, à la façon dont on peut dire qu’en géométrie un cas particulier peut avoir une éblouissante supériorité d’évidence par rapport à la démonstration, dont la vérité, en raison de son caractère discursif, restera voilée sous les ténèbres d’une longue suite de déductions.
Voilà en quoi consiste l’originalité du cas, et qui apparaît à tout lecteur un peu attentif.
La constellation – pourquoi pas ? au sens où en parlent les astrologues – la constellation originelle qui a présidé à la naissance du sujet, à son destin, et je dirais presque à sa préhistoire, à savoir les relations familiales fondamentales qui ont structuré l’union de ses parents, se trouve avoir un rapport très précis, et peut-être définissable par une formule de transformation, avec ce qui apparaît le plus contingent, le plus fantasmatique, le plus paradoxalement morbide de son cas, à savoir le dernier état de développement de sa grande appréhension obsédante, le scénario imaginaire auquel il parvient comme à la solution de l’angoisse liée au déclenchement de la crise.
La constellation du sujet est formée dans la tradition familiale par le récit d’un certain nombre de traits qui spécifient l’union des parents.
Il faut savoir que le père a été sous-officier au début de sa carrière, et qu’il est resté très « sous-officier », avec la note d’autorité, mais un peu dérisoire, que cela comporte. Une certaine dévaluation l’accompagne de façon permanente dans l’estime de ses contemporains, et un mélange de braverie et d’éclat lui compose un personnage conventionnel qu’on retrouve à travers l’homme sympathique décrit par le sujet. Ce père s’est trouvé dans la position de faire ce qu’on appelle un mariage avantageux – sa femme appartient à un milieu beaucoup plus élevé dans la hiérarchie bourgeoise, et lui a apporté à la fois les moyens de vivre et la situation même dont il bénéficie au moment où ils vont avoir leur enfant. Le prestige est donc du côté de la mère. Et une des taquineries les plus fréquentes entre ces personnes qui en principe s’entendent bien et semblent même liées par une affection réelle, est une sorte de jeu qui consiste en un dialogue des époux – la femme fait une allusion amusée à un vif attachement de son mari, juste avant le mariage, pour une jeune fille pauvre mais jolie, et le mari de se récrier et d’affirmer en chaque occasion qu’il s’agit là de quelque chose d’aussi fugitif que lointain, (296)et oublié. Mais ce jeu, dont la répétition même implique peut-être qu’il comporte une part d’artifice, a certainement impressionné profondément le jeune sujet qui deviendra plus tard notre patient.
Un autre élément du mythe familial n’est pas de peu d’importance. Le père a eu, au cours de sa carrière militaire, ce qu’on peut appeler en termes pudiques des ennuis. Il n’a fait ni plus ni moins que de dilapider au jeu les fonds du régiment, dont il était dépositaire au titre de ses fonctions. Et il n’a dû son honneur, voire même sa vie, au moins au sens de sa carrière, de la figure qu’il peut continuer à faire dans la société, qu’à l’intervention d’un ami, qui lui a prêté la somme qu’il convenait de rembourser, et qui se trouve ainsi avoir été son sauveur. On parle encore de ce moment comme d’un épisode vraiment important et significatif du passé paternel.
Voilà donc comment se présente la constellation familiale du sujet. Le récit en sort morceau par morceau au cours de l’analyse, sans que le sujet ne le raccorde d’aucune façon à quoi que ce soit qui se passe d’actuel. Il faut toute l’intuition de Freud pour comprendre que ce sont là des éléments essentiels du déclenchement de la névrose obsessionnelle. Le conflit femme riche / femme pauvres’est reproduit très exactement dans la vie du sujet au moment où son père le poussait à épouser une femme riche, et c’est alors que s’est déclenchée la névrose proprement dite. Apportant ce fait, le sujet dit presque en même temps : « Je vous dis là quelque chose qui n’a certainement aucun rapport avec tout ce qui m’est arrivé ». Alors Freud aperçoit aussitôt le rapport.
Ce qui se voit en effet au survol panoramique de l’observation, c’est la stricte correspondance entre ces éléments initiaux de la constellation subjective, et le développement dernier de l’obsession fantasmatique. Ce développement dernier, quel est-il ? L’image du supplice a d’abord engendré chez le sujet, selon le mode de la pensée propre à l’obsessionnel, toutes sortes de craintes, à savoir que ce supplice puisse être un jour infligé aux personnes qui lui sont les plus chères, et nommément soit à ce personnage de la femme pauvre idéalisée à laquelle il voue un amour dont nous verrons tout à l’heure le style et la valeur propre – c’est la forme même d’amour dont est capable le sujet obsessionnel – soit, plus paradoxalement encore, à son père, qui est pourtant à ce moment-là décédé, et réduit à un personnage imaginé dans l’au-delà. Mais le sujet s’est enfin trouvé mené à des comportements qui nous montrent que les constructions névrotiques de l’obsédé finissent parfois par confiner aux constructions délirantes.
Il est dans la situation d’avoir à payer le prix d’un objet qu’il n’est pas indifférent de préciser, une paire de lunettes lui appartenant, qu’il a laissé perdre au cours des grandes manœuvres pendant(297)lesquelles lui a été fait le récit du supplice en question, et où s’est déclenchée la crise actuelle. Il demande le remplacement d’urgence de ses lunettes à son opticien de Vienne – car tout cela se passe dans l’ancienne Autriche-Hongrie, avant le début de la guerre 14 – et par courrier exprès celui-ci lui adresse un petit colis contenant l’objet. Or, le même capitaine qui lui a appris l’histoire du supplice, et qui l’impressionne beaucoup par une certaine parade de goûts cruels, l’informe qu’il en doit le remboursement à un lieutenant A, qui s’occupe des affaires de poste, et est censé avoir déboursé la somme pour lui. C’est autour de cette idée de remboursement que la crise connaît son développement dernier. Le sujet se fait en effet un devoir névrotique de rembourser la somme, mais dans certaines conditions bien précises. Ce devoir, il se l’impose à lui-même sous la forme d’un commandement intérieur qui surgit dans le psychisme obsessionnel, en contradiction avec son premier mouvement qui s’était exprimé sous la forme « ne pas payer ». Le voilà au contraire lié à lui-même par une sorte de serment, « payer A ». Or, il s’aperçoit très vite que cet impératif absolu n’a rien d’adéquat, car ce n’est pas A qui s’occupe des affaires de poste, mais un lieutenant B.
Ce n’est pas tout. Au moment même où toutes ces élucubrations se produisent en lui, le sujet sait parfaitement, on le découvre par la suite, qu’en réalité il ne doit pas non plus cette somme au lieutenant B, mais tout bonnement à la dame de la poste, qui a bien voulu faire confiance à B, monsieur honorable qui est officier et se trouve dans les environs. Néanmoins, jusqu’au moment où il viendra se confier aux soins de Freud, le sujet sera dans un état d’angoisse maxima, poursuivi par un de ces conflits si caractéristiques du vécu des obsessionnels, et qui tourne tout entier autour du scénario suivant – puisqu’il s’est juré qu’il rembourserait la somme à A, il convient, afin que n’arrivent pas à ceux qu’il aime le plus, les catastrophes annoncées par l’obsession, qu’il fasse rembourser par le lieutenant A la généreuse dame de la poste, que devant lui celle-ci reverse la somme en question au lieutenant B, et que lui-même rembourse alors le lieutenant A, accomplissant ainsi son serment à la lettre. Voilà où le mène, par cette déduction propre aux névrosés, la nécessité intérieure qui le commande.
Vous ne pouvez pas ne pas reconnaître, dans ce scénario qui comporte le passage d’une certaine somme d’argent du lieutenant A à la généreuse dame de la poste qui a fait face au paiement, puis de la dame à un autre personnage masculin, un schéma qui, complémentaire sur certains points, supplémentaire sur d’autres, parallèle d’une certaine façon et inverse d’une autre, est l’équivalent de la situation originelle, en tant qu’elle pèse d’un poids certain sur l’esprit du sujet et sur tout ce qui fait de lui ce personnage avec un mode de (298)relations tout spécial envers les autres, qui s’appelle un névrosé.
Bien entendu ce scénario est impossible à suivre. Le sujet sait parfaitement qu’il ne doit rien ni à A, ni à B, mais à la dame de la poste, et que si le scénario était réalisé, ce serait elle en fin de compte qui en serait pour ses frais. En fait, comme c’est toujours le cas dans le vécu des névrosés, la réalité impérative du réel passe avant tout cela qui le tourmente infiniment – qui le tourmente jusque dans le train qui l’emmène dans la direction strictement contraire à celle qu’il aurait dû prendre pour aller accomplir auprès de la dame de la poste la cérémonie expiatoire qui lui paraît si nécessaire. Tout en se disant à chaque station qu’il peut encore descendre, changer de train, retourner, c’est vers Vienne qu’il se dirige, où il va se confier à Freud, et il se contentera tout bonnement, une fois commencé le traitement, d’envoyer un mandat à la dame de la poste.
Ce scénario fantasmatique se présente comme un petit drame, une geste, qui est précisément la manifestation de ce que j’appelle le mythe individuel du névrosé.
Il reflète en effet, d’une façon sans doute fermée au sujet, mais non pas absolument, loin de là, la relation inaugurale entre le père, la mère et le personnage, plus ou moins effacé dans le passé, de l’ami. Cette relation n’est évidemment pas élucidée par la façon purement factuelle dont je vous l’ai exposée, puisqu’elle ne prend sa valeur que de l’appréhension subjective qu’en a eue le sujet.
Qu’est-ce qui donne son caractère mythique à ce petit scénario fantasmatique ? Ce n’est pas simplement le fait qu’il met en scène une cérémonie qui reproduit plus ou moins exactement la relation inaugurale qui s’y trouve comme cachée – il la modifie dans le sens d’une certaine tendance. D’une part, nous avons à l’origine une dette du père à l’égard de l’ami – car j’ai omis de vous dire qu’il n’a jamais retrouvé l’ami, c’est bien là ce qui reste mystérieux dans l’histoire originelle, et qu’il n’a jamais pu rembourser sa dette. D’autre part, il y a dans l’histoire du père substitution, substitution de la femme riche à la femme pauvre. Or, à l’intérieur du fantasme développé par le sujet, nous observons quelque chose comme un échange des termes terminaux de chacun de ces rapports fonctionnels. L’approfondissement des faits fondamentaux dont il s’agit dans la crise obsessionnelle montre en effet que l’objet du désir tantalisant qu’a le sujet de retourner à l’endroit où est la dame de la poste n’est pas du tout cette dame elle-même, mais un personnage qui, dans l’histoire récente du sujet incarne la femme pauvre, une servante d’auberge qu’il a rencontrée au cours des manœuvres, dans l’atmosphère de chaleur héroïque qui caractérise la fraternité militaire, et avec laquelle il s’est livré à quelques-unes de ces opérations de pince-fesses où s’épanchent volontiers ces sentiments généreux. Pour éteindre la dette, il faut en (299)quelque sorte la rendre, non à l’ami, mais à la femme pauvre, et par là à la femme riche, que lui substitue le scénario imaginé.
Tout se passe comme si les impasses propres à la situation originelle se déplaçaient en un autre point du réseau mythique, comme si ce qui n’est pas résolu ici se reproduisait toujours là. Pour bien comprendre, il faut voir que dans la situation originelle telle que je vous l’ai dépeinte, il y a une double dette, il y a d’une part la frustration, voire une sorte de castration du père. Il y a d’autre part la dette sociale jamais résolue qui est impliquée dans le rapport au personnage, en arrière-plan, de l’ami. C’est là quelque chose de très différent de la relation triangulaire considérée comme typique à l’origine du développement névrosant. La situation présente une sorte d’ambiguïté, de diplopie – l’élément de la dette est placé sur deux plans à la fois, et c’est précisément dans l’impossibilité de faire se rejoindre ces deux plans que se joue tout le drame du névrosé. À essayer de les faire se recouvrir l’un l’autre, il fait une opération tournante, jamais satisfaisante, qui n’arrive pas à boucler son cycle.
C’est ce qui se produit en effet dans la suite des choses. Que se passe-t-il quand l’homme aux rats se confie à Freud ? Dans un premier temps, Freud se substitue très directement dans ses relations affectives à un ami qui remplissait un rôle de guide, de conseil, de protecteur, de tuteur rassurant, et qui lui disait régulièrement, après avoir reçu confidence de ses obsessions et de ses angoisses – « Tu n’as jamais fait le mal que tu crois avoir fait, tu n’es pas coupable, ne fais pas attention ». Freud est donc mis à la place de l’ami. Et très vite se déclenchent des fantasmes agressifs. Ils ne sont pas liés uniquement, loin de là, à la substitution de Freud au père, comme l’interprétation de Freud lui-même tend sans cesse à le manifester, mais plutôt, comme dans le fantasme, à la substitution du personnage dit de la femme riche à l’ami. Très vite en effet, dans cette espèce de court délire qui constitue, au moins chez les sujets très profondément névrosés, une véritable phase passionnelle à l’intérieur même de l’expérience analytique, le sujet se met à imaginer que Freud ne désire rien de moins que lui donner sa propre fille, dont il fait fantastiquement un personnage chargé de tous les biens de la terre, et qu’il se représente sous la forme assez singulière d’un personnage pourvu de lunettes de crotte sur les yeux. C’est donc la substitution au personnage de Freud d’un personnage ambigu, à la fois protecteur et maléfique, dont les lunettes qui l’affublent marquent assez par ailleurs le rapport narcissique avec le sujet. Le mythe et le fantasme ici se rejoignent, et l’expérience passionnelle liée au vécu actuel de la relation avec l’analyste, donne son tremplin, par le biais des identifications qu’elle comporte, à la résolution d’un certain nombre de problèmes.
(300)J’ai pris là un exemple bien particulier. Mais je voudrais insister sur ce qui est une réalité clinique, qui peut servir d’orientation dans l’expérience analytique – il y a chez le névrosé une situation de quatuor, qui se renouvelle sans cesse, mais qui n’existe pas sur un seul plan.
Pour schématiser, disons que s’agissant d’un sujet de sexe mâle, son équilibre moral et psychique exige l’assomption de sa propre fonction, – de se faire reconnaître comme tel dans sa fonction virile et dans son travail, d’en assumer les fruits sans conflit, sans avoir le sentiment que c’est quelqu’un d’autre que lui qui le mérite ou que lui-même ne l’a que par raccroc, sans que se produise cette division intérieure qui fait du sujet le témoin aliéné des actes de son propre moi. C’est la première exigence. L’autre est celle-ci – une jouissance qu’on peut qualifier de paisible et d’univoque de l’objet sexuel une fois qu’il est choisi, accordé à la vie du sujet.
Eh bien ! à chaque fois que le névrosé réussit, ou tend à réussir, l’assomption de son propre rôle, à chaque fois qu’il devient en quelque sorte identique à lui-même, et s’assure du bien-fondé de sa propre manifestation dans son contexte social déterminé, l’objet, le partenaire sexuel, se dédouble – ici sous la forme femme riche ou femme pauvre. Ce qui est très frappant dans la psychologie du névrosé – il suffit d’entrer, non plus dans le fantasme, mais dans la vie réelle du sujet, pour le toucher du doigt – c’est l’aura d’annulation qui entoure le plus familièrement le partenaire sexuel qui a pour lui le plus de réalité, qui lui est le plus proche, avec lequel il a en général les liens les plus légitimes, qu’il s’agisse d’une liaison ou d’un mariage. D’autre part un personnage se présente qui dédouble le premier, et qui est l’objet d’une passion plus ou moins idéalisée poursuivie de façon plus ou moins fantasmatique, avec un style analogue à celui de l’amour-passion, et qui pousse d’ailleurs à une identification d’ordre mortel.
Si d’un autre côté, dans une autre face de sa vie, le sujet fait un effort pour retrouver l’unité de sa sensibilité, c’est alors à l’autre bout de la chaîne, dans l’assomption de sa propre fonction sociale et de sa propre virilité – puisque j’ai choisi le cas d’un homme – qu’il voit apparaître à côté de lui un personnage avec lequel il a aussi un rapport narcissique en tant que rapport mortel. C’est à celui-ci qu’il délègue la charge de le représenter dans le monde et de vivre à sa place. Ce n’est pas lui véritablement – il se sent exclu, en dehors de son propre vécu, il ne peut en assumer les particularités et les contingences, il se sent désaccordé à son existence, et l’impasse se reproduit.
C’est sous cette forme très spéciale du dédoublement narcissique que gît le drame du névrosé, par rapport à quoi prennent toute (301)leur valeur les différentes formations mythiques, dont je vous ai donné tout à l’heure l’exemple sous la forme de fantasmes, mais qu’on peut retrouver aussi bien sous d’autres formes, dans les rêves par exemple. J’en ai nombre d’exemples dans les récits de mes patients. C’est là que peuvent vraiment être montrées au sujet les particularités originelles de son cas, d’une façon beaucoup plus rigoureuse et vivante pour lui que selon les schèmes traditionnels issus de la thématisation triangulaire du complexe d’Œdipe.
Je voudrais vous citer un autre exemple, et vous en montrer la cohérence avec le premier. Je prendrai à cette fin un cas qui est très près de l’observation de « l’Homme aux rats », mais qui touche à un sujet d’un autre ordre – à la poésie, ou à la fiction littéraire. Il s’agit d’un épisode de la jeunesse de Goethe, que celui-ci nous narre dans « Poésie et Vérité ». Je ne vous l’apporte pas arbitrairement – c’est en effet un des thèmes littéraires les plus valorisés dans les confidences de l’homme aux rats.
III
Goethe a vingt-deux ans, il vit à Strasbourg, et c’est alors le célèbre épisode de sa passion pour Frédérique Brion, dont la nostalgie ne s’est pas éteinte pour lui jusqu’à une époque avancée de sa vie. Elle lui permit de surmonter la malédiction qui avait été jetée sur lui par une de ses amours antécédentes, la nommée Lucinde, quant à tout rapprochement amoureux avec une femme, et très spécialement quant au baiser sur les lèvres.
La scène vaut d’être contée. Cette Lucinde a une sœur, personnage un peu trop fin pour être honnête, qui est occupée à persuader Goethe des ravages qu’il fait sur la pauvre fille. Elle le prie à la fois de s’éloigner et de lui donner, à elle, la fine mouche, le gage du dernier baiser. C’est alors que Lucinde les surprend, et dit – « Soient maudites à jamais ces lèvres. Que le malheur survienne à la première qui en recevra l’hommage ». Ce n’est évidemment pas sans raison que Goethe, alors dans toute l’infatuation de l’adolescence conquérante, accueille la malédiction dont il s’agit comme un interdit qui désormais lui barre la route dans toutes ses entreprises amoureuses. Il nous raconte alors comment, exalté par la découverte de cette fille charmante qu’est Frédérique Brion, il parvient pour la première fois à surmonter l’interdiction, et en ressent l’ivresse du triomphe, après cette appréhension de quelque chose de plus fort que ses propres (302)interdictions intérieures assumées.
C’est là un des épisodes les plus énigmatiques de la vie de Goethe, et non moins extraordinaire l’abandon de Frédérique par lui. Aussi les Goethesforscher, – comme les stendhaliens, les bossuettistes, ce sont de ces gens très particuliers qui s’attachent à un des auteurs dont les mots ont donné forme à nos sentiments, et passent leur temps à fouiller les papiers dans les armoires pour analyser ce que le génie a mis en évidence – les Goethesforscher se sont-ils penchés sur ce fait. Ils nous en ont donné toutes sortes de raisons, dont je ne voudrais pas faire ici le catalogue. Il est certain que toutes fleurent cette sorte de philistinisme qui est corrélatif de telles recherches quand elles sont poursuivies sur le plan commun. II n’est pas non plus exclu qu’il y ait toujours en effet quelque obscure dissimulation de philistinisme dans les manifestations de la névrose, car c’est bien d’une telle manifestation qu’il s’agit dans le cas de Goethe, comme vous le montreront les considérations que je vais maintenant exposer.
Il y a nombre de traits énigmatiques dans la façon dont Goethe aborde cette aventure, et je dirais presque que c’est dans ses antécédents immédiats que se trouve la clé du problème.
Pour dire les choses en bref, Goethe, qui vit alors à Strasbourg avec un de ses amis connaît depuis longtemps l’existence dans un petit village de la famille ouverte, aimable, accueillante du pasteur Brion. Mais quand il y va, il s’entoure de précautions dont il nous raconte dans sa biographie le caractère amusant – en vérité, à regarder les détails, on ne peut s’empêcher de s’étonner de la structure vraiment contournée qu’ils révèlent.
Il croit d’abord devoir y aller déguisé. Goethe, fils d’un grand bourgeois de Francfort, et qui se distingue au milieu de ses camarades par l’aisance des manières, le prestige dû au costume, un style de supériorité sociale, se déguise en étudiant de théologie, avec une soutane très spécialement râpée et décousue. Il part avec son ami, et ce ne sont qu’éclats de rire pendant tout le trajet. Mais il se trouve bien entendu très ennuyé à partir du moment où la réalité de la séduction évidente, éclatante, de la jeune fille, surgie sur le fond de cette atmosphère familiale, lui fait apparaître que s’il veut se montrer dans son beau et dans son mieux, il lui faut changer au plus vite l’étonnant costume, qui ne le fait pas paraître â son avantage.
Les justifications qu’il donne à ce déguisement sont très étranges. II n’évoque rien de moins que le déguisement que les dieux prenaient pour descendre au milieu des mortels – ce qui lui paraît, lui-même le souligne, marquer assurément, dans le style de l’adolescent qu’il était alors, plus que de l’infatuation – quelque chose qui confine à la mégalomanie délirante. Si nous regardons les choses en détail, le texte de Goethe nous montre ce qu’il en pense. C’est que, (303)par cette façon de se déguiser, les dieux cherchaient surtout à s’éviter des ennuis, et, pour tout dire, c’était pour eux une façon de n’avoir pas à ressentir comme des offenses la familiarité des mortels. Ce que les dieux risquent le plus de perdre, quand ils descendent au niveau des mortels, c’est leur immortalité, et la seule façon d’y échapper, est précisément de se mettre à leur niveau.
C’est bien en effet de quelque chose comme cela qu’il s’agit. La suite le démontre mieux encore quand Goethe revient vers Strasbourg pour reprendre ses beaux atours, non sans avoir ressenti, un peu tardivement, ce qu’il y a d’indélicat à s’être présenté sous une forme qui n’est pas la sienne, et à avoir ainsi trompé la confiance de ces gens qui l’ont accueilli avec une hospitalité charmante – on retrouve vraiment dans le récit la note même du gemütlich.
Il revient donc vers Strasbourg. Mais, bien loin de mettre à exécution son désir de retourner pompeusement paré au village, il ne trouve rien de mieux que de substituer à son premier déguisement un second, qu’il emprunte à un garçon d’auberge. Il apparaîtra cette fois déguisé d’une façon encore plus étrange, plus discordante que la première fois, et de plus, grimé. Sans doute met-il la chose sur le plan du jeu, mais ce jeu devient de plus en plus significatif – à la vérité il ne se place même plus au niveau de l’étudiant en théologie, mais légèrement au-dessous. Il bouffonne. Et tout ceci est volontairement entremêlé d’une série de détails qui font qu’en somme tous ceux qui collaborent à cette farce sentent très bien que ce dont il s’agit est étroitement lié au jeu sexuel, à la parade.
Il y a même certains détails qui ont leur valeur, si l’on peut dire, d’inexactitude. Comme le titre Dichtung und Wahrheit l’indique, Goethe, a eu conscience qu’il avait le droit d’organiser et d’harmoniser ses souvenirs avec des fictions qui en comblent les lacunes, qu’il n’avait sans doute pas le pouvoir de combler autrement. L’ardeur de ceux dont j’ai dit tout à l’heure qu’ils suivaient les grands hommes à la trace a démontré l’inexactitude de certains détails, qui en sont d’autant plus révélateurs de ce qu’on peut appeler les intentions réelles de toute la scène. Lorsque Goethe, s’est présenté, grimé, sous les vêtements du garçon d’auberge, et qu’il s’est longuement amusé du quiproquo qui en est résulté, il était, dit-il, porteur d’un gâteau de baptême qu’il lui avait également emprunté. Or, les Goethesforscher ont démontré que six mois avant et six mois après l’épisode de Frédérique, il n’y avait pas eu de baptême dans le pays. Le gâteau de baptême, hommage traditionnel au pasteur, ne peut être autre chose qu’un fantasme de Goethe, et il prend ainsi à nos yeux toute sa valeur significative. Il implique la fonction paternelle, mais précisément en tant que Goethe se spécifie de n’être pas le père, seulement celui qui apporte quelque chose et n’a qu’un rapport externe à la cérémonie – (304)il s’en fait le sous-officiant, non le héros principal. De sorte que toute la cérémonie de sa dérobade apparaît en vérité non seulement comme un jeu, mais beaucoup plus profondément comme une précaution, et se range dans le registre de ce que j’appelais tout à l’heure le dédoublement de la fonction personnelle du sujet dans les manifestations mythiques du névrosé.
Pourquoi Goethe agit-il ainsi ? C’est très sensiblement qu’il a peur – comme le manifestera la suite, car cette liaison n’ira qu’en déclinant. Loin que le désenchantement, le désensorcellement de la malédiction originelle se soit produit après que Goethe eut osé en franchir la barrière, on s’aperçoit au contraire par toutes sortes de formes substitutives – la notion de substitution est indiquée dans le texte de Goethe – que ses craintes ont été toujours croissantes à l’égard de la réalisation de cet amour. Toutes les raisons qu’on a pu en donner – désir de ne pas se lier, de préserver le destin sacré du poète, voire même différence de niveau social – ne sont que formes rationalisées, habillement, surface du courant infiniment plus profond qui est celui de la fuite devant l’objet désiré. Devant le but, nous voyons se produire à nouveau un dédoublement du sujet, son aliénation par rapport à lui-même, les manœuvres par lesquelles il se donne un substitut sur lequel doivent se porter les menaces mortelles. Dès qu’il réintègre ce substitut en lui-même, impossibilité d’atteindre le but.
Je ne peux vous donner ce soir que la thématisation générale de cette aventure, mais sachez qu’il y a là une sœur, le double de Frédérique, qui vient compléter la structure mythique de la situation. Si vous reprenez le texte de Goethe, vous verrez que ce qui peut vous apparaître dans un exposé rapide comme une construction, est confirmé par d’autres détails divers et frappants, jusques et y compris l’analogie donnée par Goethe avec l’histoire bien connue du vicaire de Wakefield, transposition littéraire, fantasmatique de son aventure.
IV
Le système quaternaire si fondamental dans les impasses, les insolubilités de la situation vitale des névrosés, est d’une structure assez différente de celle qui est donnée traditionnellement – le désir incestueux de la mère, l’interdiction du père, ses effets de barrage, et, autour, la prolifération plus ou moins luxuriante de symptômes. Je crois que cette différence devrait nous conduire à discuter l’anthropologie générale qui se dégage de la doctrine analytique telle qu’elle (305)est jusqu’à présent enseignée. En un mot, tout le schème de l’Œdipe est à critiquer. Je ne peux pas m’y engager ce soir, mais je ne peux pas pourtant ne pas essayer d’introduire ici le quart élément dont il s’agit.
Nous posons que la situation la plus normativante du vécu originel du sujet moderne, sous la forme réduite qu’est la famille conjugale, est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation, d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles, à savoir les jouissances paisibles, ou plutôt symboliques, culturellement déterminées et fondées, de l’amour de la mère, c’est-à-dire du pôle à quoi le sujet est lié par un lien, lui, incontestablement naturel. L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. Or, il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans une structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait M. Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît ce qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur – non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène.
Ce n’est là rien dire qui nous avance beaucoup. Le pas suivant, qui nous fait comprendre ce dont il s’agit dans la structure quaternaire, est ceci, qui est la seconde grande découverte de la psychanalyse, pas moins importante que la fonction symbolique de l’Œdipe – la relation narcissique.
La relation narcissique au semblable est l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain. En tant qu’expérience du moi, sa fonction est décisive dans la constitution du sujet. Qu’est-ce que le moi, sinon quelque chose que le sujet éprouve d’abord comme à lui-même étranger à l’intérieur de lui ? C’est d’abord dans un autre, plus avancé, plus parfait que lui, que le sujet se voit. En particulier, il voit sa propre image dans le miroir à une époque où il est capable de l’apercevoir comme un tout, alors que lui-même ne s’éprouve pas comme tel, mais vit dans le désarroi originel de toutes les fonctions motrices et affectives qui est celui des six premiers mois après la naissance. Le sujet a toujours ainsi une relation anticipée à sa propre réalisation, qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance, et témoigne chez lui d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction, pour reprendre (306)le terme heideggerien. C’est en quoi dans toutes ses relations imaginaires c’est une expérience de la mort qui se manifeste. Expérience sans doute constitutive de toutes les manifestations de la condition humaine, mais qui apparaît tout spécialement dans le vécu du névrosé.
Si le père imaginaire et le père symbolique sont le plus souvent fondamentalement distingués, ce n’est pas seulement pour la raison structurale que je suis en train de vous indiquer, mais aussi d’une façon historique, contingente, particulière à chaque sujet. Dans le cas des névrosés, il est très fréquent que le personnage du père, par quelque incident de la vie réelle, soit dédoublé. Soit que le père soit mort précocement, qu’un beau-père s’y soit substitué, avec lequel le sujet se trouve facilement dans une relation plus fraternisée, qui s’engagera tout naturellement sur le plan de cette virilité jalouse qui est la dimension agressive de la relation narcissique. Soit que ce soit la mère qui ait disparu et que les circonstances de la vie aient donné accès dans le groupe familial à une autre mère, qui n’est plus la vraie. Soit que le personnage fraternel introduise le rapport mortel de façon symbolique et à la fois l’incarne d’une façon réelle. Très fréquemment, comme je vous l’ai indiqué, il s’agit d’un ami, comme dans « l’Homme aux rats », cet ami inconnu et jamais retrouvé qui joue un rôle si essentiel dans la légende familiale. Tout cela aboutit au quatuor mythique. Il est réintégrable dans l’histoire du sujet, et le méconnaître, c’est méconnaître l’élément dynamique le plus important dans la cure elle-même. Nous n’en sommes ici qu’à le mettre en valeur.
Le quart élément, quel est-il ? Eh bien, je le désignerai ce soir en vous disant que c’est la mort.
La mort est parfaitement concevable comme un élément médiateur. Avant que la théorie freudienne n’ait mis l’accent, avec l’existence du père, sur une fonction qui est à la fois fonction de la parole et fonction de l’amour, la métaphysique hégélienne n’a pas hésité à construire toute la phénoménologie des rapports humains autour de la médiation mortelle, tiers essentiel du progrès par où l’homme s’humanise dans la relation à son semblable. Et on peut dire que la théorie du narcissisme telle que je vous l’ai exposée tout à l’heure, rend compte de certains faits qui restent énigmatiques chez Hegel. C’est qu’après tout, pour que la dialectique de la lutte à mort, de la lutte de pur prestige, puisse seulement prendre son départ, il faut bien que la mort ne soit pas réalisée, car le mouvement dialectique s’arrêterait faute de combattants, il faut bien qu’elle soit imaginée. Et c’est en effet de la mort, imaginée, imaginaire, qu’il s’agit dans la relation narcissique. C’est également la mort imaginaire et imaginée qui s’introduit dans la dialectique du drame œdipien, et c’est d’elle (307)qu’il s’agit dans la formation du névrosé – et peut-être, jusqu’à un certain point, dans quelque chose qui dépasse de beaucoup la formation du névrosé, à savoir l’attitude existentielle caractéristique de l’homme moderne.
Il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire dire que ce qui fait médiation dans l’expérience analytique réelle, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la parole et du symbole et qui s’appelle dans un autre langage un acte de foi. Mais assurément, ce n’est ni ce que l’analyse exige, ni non plus ce qu’elle implique. Ce dont il s’agit est bien plutôt du registre de la dernière parole prononcée par ce Goethe dont ce n’est pas pour rien, croyez-le, que je l’ai amené ce soir à titre d’exemple.
De Goethe on peut dire qu’il a, par son inspiration, sa présence vécue, extraordinairement imprégné, animé, toute la pensée freudienne. Freud a avoué que c’est la lecture des poèmes de Goethe qui l’a lancé dans ses études médicales et a du même coup décidé de sa destinée, mais c’est là peu de chose auprès de l’influence de la pensée de Goethe sur son œuvre. C’est donc avec une phrase de Goethe, la dernière, que je dirai le ressort de l’expérience analytique, avec ces mots bien connus qu’il a prononcé avant de s’enfoncer, les yeux ouverts, dans le trou noir – Mehr Licht (plus de lumière).
1953 LACAN SIR
Cette conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel » fut prononcée le 8 juillet 1953 pour ouvrir les activités de la Société française de Psychanalyse. Cette version est annoncée dans le catalogue de la Bibliothèque de l’e.l.p. comme version J.L. Il existe plusieurs autres versions sensiblement différentes à certains endroits, dont une parue dans le Bulletin de l’Association freudienne, 1982, n° 1.
1953-07-08 : Conférence SIR (23 p.)
(1)Mes bons Amis,
Vous pouvez voir que pour cette première communication dite « scientifique » de notre nouvelle Société, j’ai pris un titre qui ne manque pas d’ambition. Aussi bien commencerai-je d’abord par m’en excuser, vous priant de considérer cette communication dite scientifique, plutôt comme, à la fois, un résumé de points de vue que ceux qui sont ici, ses élèves, connaissent bien, avec lesquels ils sont familiarisés depuis déjà deux ans par son enseignement, et aussi comme une sorte de préface ou d’introduction à une certaine orientation d’étude de la psychanalyse.
En effet, je crois que le retour aux textes freudiens qui ont fait l’objet de mon enseignement depuis deux ans, m’a – ou plutôt, nous a, à tous qui avons travaillé ensemble, donné l’idée toujours plus certaine qu’il n’y a pas de prise plus totale de la réalité humaine que celle qui est faite par l’expérience freudienne et qu’on ne peut pas s’empêcher de retourner aux sources et à appréhender ces textes vraiment en tous les sens du mot. On ne peut pas s’empêcher de penser que la théorie de la psychanalyse (et en même temps la technique qui ne forment qu’une seule et même chose) n’ait subi une sorte de rétrécissement, et à vrai dire de dégradation. C’est qu’en effet, il n’est pas facile de se maintenir au niveau d’une telle plénitude. Par exemple, un texte comme celui de « l’homme aux loups », je pensais le prendre ce soir pour base et pour exemple de ce que j’ai à vous exposer. Mais j’en ai fait toute la journée d’hier une relecture complète ; J’avais fait là-dessus un séminaire l’année dernière. Et j’ai eu tout simplement le (2)sentiment qu’il était tout à fait impossible ici de vous en donner une idée, même approximative ; et que mon séminaire de l’année dernière, je n’avais qu’une chose à faire : le refaire l’année prochaine.
Car ce qui m’est apparu dans ce texte formidable, après le travail et le progrès que nous avons faits cette année autour du texte de « l’Homme aux rats », me laisse à penser que ce que j’avais sorti l’année dernière comme principe, comme exemple, comme type de pensée caractéristique fournis par ce texte extraordinaire était littéralement une simple « approche », comme on dit en langage anglo-saxon ; autrement dit un balbutiement. De sorte qu’en somme, j’y ferai peut-être incidemment une brève allusion, mais j’essaierai surtout, tout simplement, de dire quelques mots sur ce que veut dire la position d’un tel problème ; sur ce que veut dire la confrontation de ces trois registres qui sont bien les registres essentiels de la réalité humaine, registres très distincts et qui s’appellent : le symbolisme*, l’imaginaire et le réel.
Une chose d’abord qui est évidemment frappant et ne saurait nous échapper ; à savoir qu’il y a, dans l’analyse, toute une part de réel chez nos sujets, précisément qui nous échappe ; qui n’échappait pas pour autant à Freud quand il avait à faire à chacun de ses patients. Mais, bien entendu, si ça ne lui échappait pas, c’était tout aussi hors de sa prise et de sa portée. On ne saurait être trop frappé du fait, de la façon dont il parle de son « homme aux rats », distinguant entre « ses personnalités ». C’est là-dessus qu’il conclut : « La personnalité d’un homme fin, intelligent et cultivé », il la met en contraste avec les autres personnalités auxquelles il a eu à faire. Si cela est atténué quand il parle de son « homme aux loups », il en parle aussi. Mais, à vrai dire, nous ne sommes pas forcés de contresigner (3)toutes ses appréciations. Il ne semble pas qu’il s’agisse dans « l’homme aux loups » de quelqu’un d’aussi grande classe. Mais il est frappant, il l’a mis à part comme un point particulier. Quant à sa « Dora », n’en parlons pas ; tout juste si on ne peut pas dire qu’il l’a aimée.
Il y a donc là quelque chose qui, évidemment, ne manque pas de nous frapper et qui, en somme, est quelque chose à quoi nous avons tout le temps à faire. Et je dirai que cet élément direct, cet élément de pesée, d’appréciation de la personnalité est quelque chose d’assez <texte manque> à quoi nous avons affaire sur le registre morbide, d’une part, et même sur le registre de l’expérience analytique avec des sujets qui ne tombent pas absolument sous le registre morbide ; c’est quelque chose qu’il nous faut toujours, en somme, réserver et qui est particulièrement présent à notre expérience à nous autres qui sommes chargés de ce lourd fardeau de faire le choix de ceux qui se soumettent à l’analyse dans un but didactique.
Qu’est-ce que nous dirons en somme, au bout du compte ? Quand nous parlons, au terme de notre sélection, si ce n’est que tous les critères qu’on invoque (« faut-il de la névrose pour faire un bon analyste ? Un petit peu ? Beaucoup ? Sûrement pas : pas du tout ? ». Mais en fin de compte, est-ce que c’est ça qui nous guide dans un jugement qu’aucun texte ne peut définir, et qui nous fait apprécier les qualités personnelles, cette réalité ? et qui s’exprime en ceci : qu’un sujet a de l’étoffe ou n’en a pas ; qu’il est, comme disent les Chinois, (« She-un-ta ») ? ou « homme de grand format », ou (« Sha-ho-yen ») « un homme de petit format » ? C’est quelque chose dont il faut bien dire que c’est ce qui (4)constitue les limites de notre expérience. Que c’est en ce sens qu’on peut dire, pour poser la question de savoir qu’est-ce qui est mis en jeu dans l’analyse : Qu’est-ce que c’est ? Est-ce ce rapport réel au sujet, à savoir selon une certaine façon et selon nos mesures de reconnaître ? Est-ce cela à quoi nous avons à faire dans l’analyse ? Certainement pas. C’est incontestablement autre chose. Et c’est bien là la question que nous nous posons sans cesse et que se posent tous ceux qui essaient de donner une théorie de l’expérience analytique. Qu’est-ce que c’est que cette expérience singulière entre toutes, qui va apporter chez ces sujets des transformations si profondes ? Et que sont-elles ? Quel en est le ressort ?
Tout ceci, l’élaboration de la doctrine analytique depuis des années est faite pour répondre à cette question. Il est certain que l’homme du commun public ne semble pas s’étonner autrement de l’efficacité de cette expérience qui se passe toute entière en paroles, et d’une certaine façon, dans le fond ; il a bien raison puisqu’en effet, elle marche, et que, pour l’expliquer, il semblerait que nous n’ayons d’abord qu’à démontrer le mouvement en marchant. Et déjà « parler » c’est s’introduire dans le sujet de l’expérience analytique. C’est bien là, en effet, qu’il convient de procéder et de savoir ; d’abord de poser la question : « Qu’est-ce que la parole ? » c’est-à-dire le « symbole ».
À la vérité, ce à quoi nous assistons, c’est plutôt un évitement de cette question. Et, bien entendu, ce que nous constatons c’est qu’à la rétrécir cette question, à vouloir ne voir dans les éléments et les ressorts proprement techniques de l’analyse que quelque chose qui doit arriver, par une série d’approches, à modifier les conduites, les ressorts, les coutumes du (5)sujet, nous aboutissons très vite à un certain nombre de difficultés et d’impasses, non pas certes au point de leur trouver une place dans l’ensemble d’une considération totale de l’expérience analytique ; mais à aller dans ce sens, nous allons toujours plus vers un certain nombre d’opacités qui s’opposent à nous et qui tendent à transformer dès lors l’analyse en quelque chose, par exemple, qui apparaîtra comme beaucoup plus irrationnel que cela n’est réellement.
Il est très frappant de voir combien de récents et récemment venus à l’expérience analytique se sont produits, dans leur première façon de s’exprimer sur leur expérience, en posant la question du caractère irrationnel de cette analyse, alors qu’il semble qu’il n’y a peut-être pas, au contraire, de technique plus transparente.
Et, bien sûr, tout va dans ce sens. Nous abondons dans un certain nombre de vues psychologiques plus ou moins partielles du sujet patient ; nous parlons de sa « pensée magique » ; nous parlons de toutes sortes de registres qui ont incontestablement leur valeur et sont rencontrés de façon très vive par l’expérience analytique. De là à penser que l’analyse elle-même joue dans un certain registre, bien sûr, dans la pensée magique, il n’y a qu’un pas, vite franchi quand on ne part pas et ne décide pas de se tenir tout d’abord à la question primordiale : « Qu’est-ce que cette expérience de la parole » et, pour tout dire, de poser en même temps la question de l’expérience analytique, la question de l’essence et de l’échange de la parole.
Je crois que ce dont il s’agit c’est de partir de ceci :
Partons de l’expérience, telle qu’elle nous est (6)d’abord présentée dans les premières théories de l’analyse : qu’est-ce que ce « névrosé » à qui nous avons affaire par l’expérience analytique ? Qu’est-ce qui va se passer dans l’expérience analytique ? Et ce passage du conscient à l’inconscient ? Et quelles sont les forces qui donnent à cet équilibre une certaine existence ? Nous l’appelons le principe du plaisir.
Pour aller vite nous dirons avec M. de Saussure que « le sujet hallucine son monde », c’est-à-dire que ses illusions ou ses satisfactions illusoires ne pouvaient être de tous les ordres. Il va leur faire suivre un autre ordre évidemment que celles de ses satisfactions qui trouvent leur objet dans le réel pur et simple. Jamais un symptôme n’a apaisé la faim ou la soif d’une façon durable, hors de l’absorption d’aliments qui les satisfont. Même si une baisse générale du niveau de la vitalité peut répondre, dans les cas limites, par exemple l’hibernage naturel ou artificiel. Tout ceci n’est concevable que comme une phase qui ne saurait bien entendu durer, sauf à entraîner des dommages irréversibles.
La réversibilité même des troubles névrotiques implique que l’économie des satisfactions qui y étaient impliquées fussent d’un autre ordre, et infiniment moins liées à des rythmes organiques fixes, quoique commandant bien entendu une partie d’entre eux. Ceci définit la catégorie conceptuelle qui définit cette sorte d’objets. C’est justement celle que je suis en train de qualifier : « l’imaginaire », si l’on veut bien y reconnaître toutes les implications qui lui conviennent.
À partir de là, il est tout à fait simple, clair, facile, de voir que cet ordre de satisfaction imaginaire ne peut se trouver que dans l’ordre des registres sexuels.
(7)Tout est donné là, à partir de cette sorte de condition préalable de l’expérience analytique. Et il n’est pas étonnant, encore que, bien entendu, des choses aient dû être confirmées, contrôlées, inaugurées, dirais-je, par l’expérience, qu’une fois l’expérience faite les choses paraissent d’une parfaite rigueur.
Le terme « libido » est une notion qui ne fait qu’exprimer cette notion de réversibilité qui implique celle d’équivalence, d’un certain métabolisme des images ; pour pouvoir penser cette transformation, il faut un terme énergétique à quoi a servi le terme de libido. Ce dont il s’agit, c’est bien entendu, quelque chose de complexe. Quand je dis « satisfaction imaginaire », ce n’est évidemment pas le simple fait que Démétrios a été satisfait du fait d’avoir rêvé qu’il possédait la prêtresse courtisane… encore que ce cas n’est qu’un cas particulier dans l’ensemble… Mais c’est quelque chose qui va beaucoup plus loin et est actuellement recoupé par toute une expérience qui est l’expérience que les biologistes évoquent concernant les cycles instinctuels, très spécialement dans le registre des cycles sexuels et de la reproduction ; à savoir que, mises à part les études encore plus ou moins incertaines et improbables concernant les relais neurologiques dans le cycle sexuel, qui ne sont pas ce qu’il y a de plus solide dans leurs études, il est démontré que ces cycles chez les animaux eux-mêmes <texte manque> ils n’ont pas trouvé d’autres termes que le mot même qui sert à désigner les troubles et les ressorts primaires sexuels des symptômes chez nos sujets, à savoir le « déplacement ».
Ce que montre l’étude des cycles instinctuels chez les animaux, c’est précisément leur dépendance d’un certain nombre de déclencheurs, de mécanismes de déclenchement (8)qui sont essentiellement d’ordre imaginaire, et qui sont ce qu’il y a de plus intéressant dans les études du cycle instinctuel, à savoir que leur limite, leur définition, la façon de les préciser fondées sur la mise à l’épreuve d’un certain nombre de leurres <texte manque> jusqu’à une certaine limite d’effacement, sont susceptibles de provoquer chez l’animal cette sorte de mise en érection de la partie du cycle du comportement sexuel dont il s’agit. Et le fait qu’à l’intérieur d’un cycle de comportement déterminé, il est toujours susceptible de survenir dans certaines conditions un certain nombre de déplacements ; par exemple, dans un cycle de combat, la brusque survenue, au retour de ce cycle (chez les oiseaux l’un des combattants qui se met soudain à se lisser les plumes), d’un segment du comportement de parade qui interviendra là au milieu d’un cycle de combat.
Mille autres exemples peuvent en être donnés. Je ne suis pas là pour les énumérer. Ceci est simplement pour vous donner l’idée que cet élément de déplacement est un ressort absolument essentiel de l’ordre, et principalement de l’ordre des comportements liés à la sexualité. Sans doute, ces phénomènes ne sont pas électifs chez les animaux. Mais d’autres comportements (cf. les études de Lorenz sur les fonctions de l’image dans le cycle du nourrissage), montrent que l’imaginaire joue un rôle aussi éminent dans l’ordre des comportements sexuels. Et du reste, chez l’homme, c’est toujours sur ce plan, et principalement sur ce plan, que nous nous trouvons devant ce phénomène.
D’ores et déjà, signalons, ponctuons cet exposé par ceci : que ces éléments de comportements instinctuels déplacés chez l’animal sont susceptibles de quelque chose dont nous voyons l’ébauche de ce que nous appellerons un « comportement symbolique ».
(9)Ce que l’on appelle chez l’animal un comportement symbolique c’est à savoir que, quand un de ces segments déplacés prend une valeur socialisée, il sert au groupe animal de repérage pour un certain comportement collectif.
Ainsi, nous posons qu’un comportement peut être imaginaire quand son aiguillage sur des images et sa propre valeur d’image pour un autre sujet le rendent susceptible de déplacement hors du cycle qui assure la satisfaction d’un besoin naturel.
À partir de là, l’ensemble dont il s’agit à la racine, le comportement névrotique, peut être dit, sur le plan de l’économie instinctive, être élucidé – et de savoir pourquoi il s’agit toujours de comportement sexuel, bien entendu –. Je n’ai pas besoin d’y revenir, si ce n’est pour indiquer brièvement qu’un homme puisse éjaculer à la vue d’une pantoufle est quelque chose qui ne nous surprend pas, ni non plus qu’un conjoint s’en serve pour le ramener à de meilleurs sentiments, mais qu’assurément personne ne peut songer qu’une pantoufle puisse servir à apaiser une fringale, même extrême, d’un individu. De même ce à quoi nous avons à faire constamment c’est à des fantasmes. Dans l’ordre du traitement, il n’est pas rare que le patient, le sujet, fasse intervenir, au cours de l’analyse un fantasme tel que celui de la « fellatio du partenaire analyste ». Est-ce là aussi quelque chose que nous ferons rentrer dans un cycle archaïque de sa biographie d’une façon quelconque ? Une antérieure sous-alimentation ? Il est bien évident que, quel que soit le caractère incorporatif que nous donnions à ces fantasmes, nous n’y songerons jamais. Qu’est-ce à dire ?
Cela peut dire beaucoup de choses. En fait, il faut bien voir que l’imaginaire est à la fois loin de se confondre avec le domaine de l’analysable, et que, d’autre (10)part il peut y avoir une autre fonction que l’imaginaire. Ce n’est pas parce que l’analysable rencontre l’imaginaire que l’imaginaire se confond avec l’analysable, qu’il est tout entier l’analysable, et qu’il est tout entier l’analysable ou l’analysé.
Pour prendre l’exemple de notre fétichiste, bien que ce soit rare, si nous admettons qu’il s’agit là d’une sorte de perversion primitive, il n’est pas impossible d’envisager des cas semblables. Supposons qu’il s’agisse d’un de ces types de déplacement imaginaire, tel que ceux que nous trouvons réalisés chez l’animal. Supposons en d’autres termes que la pantoufle soit ici, très strictement, le déplacement de l’organe féminin, puisque c’est beaucoup plus souvent chez le mâle que le fétichisme existe. S’il n’y avait littéralement rien qui puisse représenter une élaboration par rapport à cette donnée primitive, ce serait aussi inanalysable qu’est inanalysable telle ou telle fixation perverse.
Inversement, pour parler de notre patient, ou sujet, en proie à un fantasme, là c’est autre chose qui a un tout autre sens, et là, il est bien clair que si ce fantasme peut être considéré comme quelque chose qui représente l’imaginaire, peut représenter certaines fixations à un stade primitif oral de la sexualité, d’autre part, nous ne dirons pas que ce fellateur soit un fellateur constitutionnel.
J’entends par là qu’ici, le fantasme dont il s’agit, l’élément imaginaire n’a strictement qu’une valeur symbolique que nous n’avons à apprécier et à comprendre qu’en fonction du moment de l’analyse où il va s’insérer. En effet, même si le sujet en retient l’aveu, ce fantasme surgit et sa fréquence montre assez qu’il surgit à un moment du dialogue analytique. Il est fait pour s’exprimer, pour être dit, pour symboliser quelque (11)chose et quelque chose qui a un sens tout différent, selon le moment même du dialogue.
Donc, qu’est-ce à dire ? Qu’il ne suffit pas qu’un phénomène représente un déplacement, autrement dit s’inscrive dans les phénomènes imaginaires, pour être un phénomène analysable, d’une part, et que pour qu’il le soit, il faut qu’il représente autre chose que lui-même, si je puis dire.
Pour aborder, d’une certaine façon, le sujet dont je parle, à savoir le symbolisme, je dirai que toute une part des fonctions imaginaires dans l’analyse n’ont pas d’autre relation avec la réalité fantasmatique qu’elles manifestent que, si vous voulez, la syllabe « po » n’en a avec le vase aux formes, de préférence simples, qu’elle désigne. Comme on le voit facilement dans le fait que dans « police » ou « poltron » cette syllabe « po » a évidemment une toute autre valeur. On pourra se servir du « pot » pour symboliser la syllabe « po »,inversement, dans le terme « police » ou « poltron », mais il conviendra alors d’y ajouter en même temps d’autres termes également imaginaires qui ne seront pas pris là pour autre chose que comme des syllabes destinées à compléter le mot.
C’est bien ainsi qu’il faut entendre le symbolique dont il s’agit dans l’échange analytique, à savoir que ce que nous trouvons, et ce dont nous parlons est ce que nous trouvons et retrouvons sans cesse, et que Freud a manifesté comme étant sa réalité essentielle, soit qu’il s’agisse de symptômes réels, actes manqués, et quoi que ce soit qui s’inscrive ; il s’agit encore et toujours de symboles et de symboles même très spécifiquement organisés dans le langage, donc fonctionnant à partir de cet équivalent du signifiant et du signifié : la structure même du langage.
(12)Il n’est pas de moi ce terme que « le rêve est un rébus » ; c’est de Freud lui-même. Et que le symptôme n’exprime, lui aussi, quelque chose de structuré et d’organisé comme un langage est suffisamment manifesté par le fait, pour partir du plus simple d’entre eux, du symptôme hystérique qui est, qui donne toujours quelque chose d’équivalent d’une activité sexuelle, mais jamais un équivalent univoque, au contraire il est toujours plurivoque, superposé, surdéterminé, et, pour tout dire, très exactement construit à la façon dont les images sont construites dans les rêves, comme représentant une concurrence, une superposition de symboles, aussi complexe que l’est une phrase poétique qui vaut à la fois par son ton, sa structure, ses calembours, ses rythmes, sa sonorité, donc essentiellement sur plusieurs plans, et de l’ordre et du registre du langage.
À la vérité, ceci ne nous apparaîtra peut-être pas suffisamment dans son relief, si nous n’essayons pas de voir quand même qu’est-ce que c’est, tout à fait originairement que le langage !
Bien entendu (la question de l’origine du langage, nous ne sommes pas ici pour faire un délire collectif, ni organisé, ni individuel. C’est un des sujets qui peuvent le mieux prêter à ces sortes de délires) sur la question de l’origine du langage ; le langage est là ; c’est un émergent. Et maintenant qu’il a émergé, nous ne saurons plus jamais quand ni comment il a commencé, ni comment c’était avant qu’il soit.
Mais quand même, comment exprimer ce quelque chose qui doit peut-être s’être présenté comme une des formes les plus primitives du langage ? Pensez aux mots de passe. Voyez-vous, je choisis exprès cet exemple, justement parce que l’erreur et le mirage, quand on parle du sujet du langage, est toujours de croire que sa signification (13)est ce qu’il désigne. Mais non, mais non. Bien sûr qu’il désigne quelque chose, il remplit une certaine fonction. Et je choisis exprès le mot de passe, parce que le mot de passe a cette propriété d’être choisi justement d’une façon tout à fait indépendante de sa signification (et si celle-ci est idiote, à quoi l’École répond – sans doute faut-il ne jamais répondre – que la signification d’un tel mot est de désigner celui qui le prononce comme ayant telle ou telle propriété répondant à la question qui fait donner le mot. D’autres diraient que l’exemple est mal choisi parce qu’il est pris à l’intérieur d’une convention, ça vaut mieux encore) et, d’un autre côté, on ne peut pas nier que le mot de passe n’ait les vertus les plus précieuses. Il sert tout simplement à vous éviter d’être tué.
C’est bien ainsi que nous pouvons considérer effectivement le langage comme ayant une fonction. Né entre ces animaux féroces qu’ont dû être les hommes primitifs (à en juger d’après les hommes modernes, ce n’est pas invraisemblable), le mot de passe est justement ce à quoi non pas « se reconnaissent les hommes du groupe », mais « se constitue le groupe ».
Il y a un autre registre où l’on peut méditer sur cette fonction du langage ; c’est celui du langage stupide de l’amour, qui consiste au dernier degré du spasme de l’extase – ou au contraire de la routine, selon les individus – à, subitement qualifier son partenaire sexuel du nom d’un légume des plus vulgaires, ou d’un animal des plus répugnants. Ceci exprime aussi certainement quelque chose qui n’est certainement pas loin de toucher à la question de l’horreur de l’anonymat. Ce n’est pas (14)pour rien que telle ou telle de ces appellations, animal ou support plus ou moins totémique, se retrouve dans la phobie. C’est évidemment qu’il y a, entre les deux, quelque point commun ; le sujet humain est tout à fait spécialement exposé, nous verrons tout à l’heure, à cette sorte de vertige qui surgit et éprouve le besoin de l’éloigner, le besoin de faire quelque chose de transcendant ; ce n’est pas pour rien dans l’origine de la phobie.
Dans ces deux exemples, le langage est particulièrement dépourvu de signification. Vous voyez là le mieux ce qui distingue le symbole du signe à savoir la fonction interhumaine du symbole. Je veux dire quelque chose qui naît avec le langage et qui fait qu’après que le mot (et c’est à quoi sert le mot) a été vraiment parole prononcée, les deux partenaires sont autre chose qu’avant. Ceci sur l’exemple le plus simple.
Vous auriez tort d’ailleurs de croire que ce n’est pas justement des exemples particulièrement pleins. Assurément à partir de ces quelques remarques, vous pourrez vous apercevoir que, quand même, soit dans le mot de passe, soit dans le mot qu’on appelle d’amour, il s’agit de quelque chose, qui en fin de compte, est plein de portée. Disons que la conversation qu’à un moment moyen de votre carrière d’étudiant, vous avez pu avoir à un dîner de patron également moyen, où le mode et la signification des choses qu’on échange <texte manque> combien ce caractère est équivalent de conversations rencontrées dans la rue et dans l’autobus, et qui n’est pas autre chose qu’une certaine façon de se faire reconnaître, ce qui justifierait Mallarmé disant que le langage était(15)« comparable à cette monnaie effacée qu’on se passe de la main à la main en silence ».
Voyons donc en somme de quoi il s’agit à partir de là, et, en somme ce qui s’établit quand le névrosé arrive à l’expérience analytique.
C’est que lui aussi commence à dire des choses. Il dit des choses, et les choses qu’il dit, il n’y a pas énormément à nous étonner si, au départ, elles ne sont pas non plus autre chose que ces paroles de peu de poids auxquelles je viens de faire allusion. Néanmoins, il y a quelque chose qui est fondamentalement différent, c’est qu’il vient à l’analyste pour autre chose que pour dire des fadaises et des banalités que, d’ores et déjà, dans la situation est impliqué quelque chose, et quelque chose qui n’est pas rien, puisque en somme, c’est son propre sens plus ou moins qu’il vient chercher ; c’est que quelque chose est là mystiquement posé sur la personne de celui qui l’écoute. Bien entendu, il s’avance vers cette expérience, vers cette voie originelle, avec mon Dieu ! ce qu’il a à sa disposition : à savoir que ce qu’il croit d’abord c’est qu’il faut qu’il fasse le médecin lui-même, qu’il renseigne l’analyste. Bien entendu, vous avez votre expérience quotidienne ; le remettant à son plan, disons que ce dont il s’agit, ce n’est pas de cela, mais qu’il s’agit de parler, et, de préférence, sans chercher soi-même à mettre de l’ordre, de l’organisation, c’est-à-dire à se mettre, selon un narcissisme bien connu, à la place de son interlocuteur.
En fin de compte, la notion que nous avons du névrosé c’est que dans ses symptômes même, c’est une « parole bâillonnée » où s’exprime un certain nombre, disons (16)de « transgressions à un certain ordre », qui, par elles-mêmes crient au ciel l’ordre négatif dans lequel elles se sont inscrites. Faute de réaliser l’ordre du symbole d’une façon vivante, le sujet réalise des images désordonnées dont elles sont les substituts. Et, bien entendu, c’est cela qui va d’abord et d’ores et déjà s’interposer à toute relation symbolique véritable.
Ce que le sujet exprime d’abord et d’ores et déjà quand il parle, s’explique, c’est ce registre que nous appelons les « résistances » ; ce qui ne veut et ne peut s’interpréter autrement que comme le fait d’une réalisation hic et nunc, dans la situation et avec l’analyste, de l’image ou des images qui sont celles de l’expérience précoce.
Et c’est bien là-dessus que toute la théorie de la résistance s’est édifiée, et cela seulement après la grande reconnaissance de la valeur symbolique du symptôme et de tout ce qui peut être analysé.
Ce que l’expérience prouve et rencontre, c’est justement autre chose que la réalisation du symbole ; c’est la tentative par le sujet, de constituer hic et nunc, dans l’expérience analytique, cette référence imaginaire, ce que nous appelons les tentatives du sujet de faire entrer l’analyste dans son jeu. Ce que nous voyons par exemple, dans le cas de « l’homme aux rats », quand nous nous apercevons (vite, mais pas tout de suite, et Freud non plus), qu’à raconter son histoire obsessionnelle, la grande observation autour du supplice des rats, il y a tentative du sujet de réaliser hic et nunc, ici et avec Freud, cette sorte de relation sadique-anale imaginaire qui constitue à elle seule le sel de l’histoire. (17)Et Freud s’aperçoit fort bien, qu’il s’agit de quelque chose qui se trahit et se traduit physionomiquement, sur la tête même, la face du sujet, par ce qu’il qualifie à ce moment-là « l’horreur de la jouissance ignorée ».
À partir du moment où ces éléments de la résistance sont survenus dans l’expérience analytique, qu’on a pu mesurer, poser comme tels, c’est bien un moment significatif dans l’histoire de l’analyse. Et on peut dire que c’est à partir du moment où on a su en parler d’une façon cohérente et à la date, par exemple, de l’article de Reich, un des premiers articles à ce sujet (paru dans l’International Journal), au moment où Freud faisait surgir le second dans l’élaboration de la théorie analytique et qui ne représente rien d’autre que la théorie du moi ; vers cette époque, en 1920, apparaît « das Es » et à ce moment-là, nous commençons à nous apercevoir à l’intérieur (il faut toujours le maintenir à l’intérieur du registre de la relation symbolique), que le sujet résiste ; que cette résistance, ça n’est pas quelque chose comme une simple inertie opposée au mouvement thérapeutique, comme en physique on pourrait dire que la masse résiste à toute accélération. C’est quelque chose qui établit un certain lien, qui s’oppose comme tel, comme une action humaine, à celle du thérapeute ; mais à ceci près qu’il ne faut pas que le thérapeute s’y trompe. Ce n’est pas à lui, en tant que réalité qu’on s’oppose, c’est dans la mesure où, à sa place, est réalisée une certaine image que le sujet projette sur lui.
À la vérité, ces termes même ne sont qu’approximatifs.
(18)C’est à ce moment également que la notion d’instinct agressif naît, qu’il faut ajouter à la libido le terme de destrudo. Et ceci, non sans raison. Car à partir du moment où son but <texte manque> les fonctions tout à fait essentielles de ces relations imaginaires, telles qu’elles apparaissent sous forme de résistance, un autre registre apparaît qui n’est lié à rien de moins qu’à la fonction propre que joue le moi, à cette théorie du moi dans laquelle je n’entrerai pas aujourd’hui, et qui est ce qu’il faut absolument distinguer dans toute notion cohérente et organisée du moi de l’analyse ; à savoir du moi comme fonction imaginaire, du moi comme unité du sujet aliéné à lui-même, du moi comme ce dans quoi le sujet ne peut se reconnaître d’abord qu’en s’aliénant, et donc ne peut se retrouver qu’en abolissant l’alter ego du moi, qui comme tel, développe la dimension, très distincte de l’agression, qui s’appelle en elle-même et d’ores et déjà : l’agressivité.
Je crois qu’il nous faut maintenant reprendre la question en ces deux registres : la question de la parole et la question de l’imaginaire.
La parole, je vous l’ai montré sous une forme abrégée, joue ce rôle essentiel de médiation. De médiation, c’est-à-dire de quelque chose qui change les deux partenaires en présence, à partir du moment où il a été réalisé. Ceci n’a rien d’ailleurs qui ne nous soit donné jusque dans le registre sémantique de certains groupes humains. Et si vous lisez (ce n’est pas un livre qui mérite toutes les recommandations, mais il est assez expressif et particulièrement maniable et excellent comme introduction pour ceux qui ont besoin d’être introduits), (19)le livre de Leenhardt : Do Kamo, vous y verrez que chez les Canaques, il se produit quelque chose d’assez particulier sur le plan sémantique, à savoir que le mot « parole » signifie quelque chose qui va beaucoup plus loin que ce que nous appelons tel. C’est aussi bien une action. Et d’ailleurs aussi pour nous « parole donnée » est aussi une forme d’acte. Mais c’est aussi bien quelquefois un objet, c’est-à-dire quelque chose qu’on porte, une gerbe… C’est n’importe quoi. Mais, à partir de là, quelque chose existe qui n’existait pas avant. Il conviendrait aussi de faire une autre remarque : c’est que cette parole médiatrice n’est pas purement et simplement médiatrice sur ce plan élémentaire ; qu’elle permet entre deux hommes de transcender la relation agressive fondamentale au mirage du semblable. Il faut qu’elle soit encore bien autre chose, car si l’on y réfléchit, on voit que non seulement elle constitue cette médiation, mais aussi bien, elle constitue la réalité elle-même : Ceci est tout à fait évident si vous considérez ce qu’on appelle une structure élémentaire, c’est-à-dire archaïque de la parenté. Loin d’être élémentaires, elles ne le sont pas toujours. Par exemple, spécialement complexe (mais, à la vérité ces structures complexes n’existeraient pas sans le système des mots qui les exprime), le fait que, chez nous, les interdits qui règlent l’échange humain des alliances, au sens propre du mot, soient réduits à un nombre d’interdits excessivement restreint, tend à nous confondre des termes comme « père, mère, fils… » avec des relations réelles.
C’est parce que le système des relations de parenté, pour autant qu’il ait été fait, s’est extrêmement réduit, dans ses bornes et dans son champ. Mais (20)si vous faisiez partie d’une civilisation où vous ne pouvez pas épouser telle cousine au septième degré, parce qu’elle est considérée comme cousine parallèle, ou inversement, comme cousine croisée, ou se retrouvant avec vous dans une certaine homonymie qui revient toutes les trois ou quatre générations, vous vous apercevriez que le mot et les symboles ont une influence décisive dans la réalité humaine, et c’est précisément que les mots ont exactement le sens que je décrète de leur donner. Comme dirait Humpty Dumpty dans Lewis Carroll quand on lui demande pourquoi. Il fait cette réponse admirable : « parce que je suis le maître ».
Dites-vous qu’au départ, il est bien clair que c’est l’homme en effet qui donne son sens au mot. Et que si les mots ensuite se sont trouvés dans le commun accord de la communicabilité, à savoir que les mêmes mots servent à reconnaître la même chose, c’est précisément en fonction de relations, d’une relation de départ, qui a permis à ces gens d’être des gens qui communiquent. En d’autres termes, il n’est absolument pas question, sauf dans une perception psychologique exprimée, d’essayer de déduire comment les mots sortent des choses et leur sont successivement et individuellement appliqués ; mais de comprendre que c’est à l’intérieur du système total du discours, de l’univers d’un langage déterminé, qui comporte, par une série de complémentarités, un certain nombre de significations ; que ce qu’il y a à signifier, à savoir les choses, a à s’arranger à prendre place.
C’est bien ainsi que les choses, à travers l’histoire, se constituent. C’est ce qui rend particulièrement puérile toute théorie du langage, pour autant qu’on aurait à comprendre le rôle qu’il joue dans la formation (21)des symboles. Que celle qui est par exemple donnée par Massermann, qui a fait là-dessus (dans l’International Journal of Psycho-analysis 1944), un très joli article qui s’appelle : « Language, behaviour and dynamic psychiatry ». Il est clair qu’un des exemples qu’il donne montre assez la faiblesse du point de vue behavioriste. Car c’est de cela qu’il s’agit en cette occasion. Il croit résoudre la question de la symbolique du langage, en donnant cet exemple : le conditionnement qui aurait de l’effet dans la réaction de contraction de la pupille à la lumière, qu’on aurait régulièrement fait se produire en même temps qu’une clochette. On supprime ensuite l’excitation à la lumière, la pupille se contracte quand on agite la clochette. On finirait par obtenir la contraction de la pupille par la simple audition du mot « contract ». Croyez-vous qu’avec cela, vous avez résolu la question du langage et de la symbolisation ? Mais il est bien clair que si, au lieu de « contract », on avait dit autre chose, on aurait pu obtenir exactement le même résultat. Et ce dont il s’agit n’est pas le conditionnement d’un phénomène, mais ce dont il s’agit dans les symptômes c’est de la relation du symptôme avec le système tout entier du langage. C’est-à-dire, le système des significations des relations interhumaines comme telles.
Je crois que le ressort de ce que je viens de vous dire est ceci : qu’est-ce que nous constatons, et en quoi est-ce que l’analyse recoupe très exactement ces remarques et nous en montre jusque dans le détail la portée et la présence ?
C’est ni plus ni moins qu’en ceci : que toute relation analysable, c’est-à-dire interprétable symboliquement, (22)est toujours plus ou moins inscrite dans une relation à trois. Déjà nous l’avons vu dans la structure même de la parole : médiation entre tel et tel sujet, dans ce qui est réalisable libidinalement ; ce que nous montre l’analyse et ce qui donne sa valeur à ce fait affirmé par la doctrine et démontré par l’expérience que rien finalement ne s’interprète, car c’est de cela qu’il s’agit : que par l’intermédiaire de la réalisation œdipienne. C’est cela que ça veux dire. Cela veut dire que toute relation à deux est toujours plus ou moins marquée du style de l’imaginaire ; et que pour qu’une relation prenne sa valeur symbolique, il faut qu’il y ait la médiation d’un tiers personnage qui réalise, par rapport au sujet, l’élément transcendant grâce à quoi son rapport à l’objet peut-être soutenu à une certaine distance.
Entre le rapport imaginaire et le rapport symbolique, il y a toute la distance qu’il y a dans la culpabilité. C’est pour cela, l’expérience vous le montre, que la culpabilité est toujours préférée à l’angoisse. L’angoisse est en elle-même d’ores et déjà, nous le savons par les progrès de la doctrine et de la théorie de Freud, elle est toujours liée à une perte, c’est-à-dire à une transformation du moi, c’est-à-dire à une relation à deux sur le point de s’évanouir et à laquelle doit succéder quelque chose d’autre que le sujet ne peut pas aborder sans un certain vertige. C’est cela qui est le registre et la nature de l’angoisse. Dès que s’introduit le tiers, et <texte manque> qui entre dans le rapport narcissique introduit la possibilité d’une médiation réelle, par l’intermédiaire essentiellement du personnage qui, par rapport au sujet, (23)représente un personnage transcendant, autrement dit une image de maîtrise par l’intermédiaire de laquelle son désir et son accomplissement peuvent se réaliser symboliquement. À ce moment intervient un autre registre, qui est justement celui qu’on appelle : ou celui de la loi, ou celui de la culpabilité, selon le registre dans lequel il est vécu. (Vous sentez que j’abrège un peu ; c’est le terme. Je crois en donnant d’une façon abrégée ne pas vous dérouter trop pour autant, puisqu’aussi bien ce sont des choses qu’ici ou ailleurs dans nos réunions, j’ai répétées maintes fois).
Ce que je voudrais souligner concernant ce registre, du symbolique, est pourtant important. C’est à savoir ceci : dès qu’il s’agit du symbolique, c’est-à-dire ce dans quoi le sujet s’engage, dans une relation proprement humaine, dès qu’il s’agit d’un registre du « je », ce dans quoi le sujet s’engage. Dans « je veux… j’aime… » il y a toujours quelque chose, littéralement parlé, de problématique, c’est-à-dire qu’il y a là un élément temporel très important à considérer. Qu’est-ce que je veux dire ainsi ? Ceci pose tout un registre de problèmes qui doivent être traités parallèlement à la question du rapport du symbolique et de l’imaginaire. La question de la constitution temporelle de l’action humaine est, elle, inséparable absolument de la première. Encore que je ne puisse pas l’arrêter dans son ampleur ce soir, il faut au moins indiquer que nous la rencontrons sans cesse dans l’analyse, je veux dire de la façon la plus concrète. Là aussi, pour la comprendre, (24)il convient de partir d’une notion structurale, si on peut dire existentielle, de la signification du symbole.
Un des points qui paraît des plus< texte manque > de la théorie analytique, à savoir celui de l’automatisme, du prétendu automatisme de répétition, celui dont Freud a si bien montré le premier exemple, et comme la première maîtrise agit : l’enfant dont on abolit, par la disparition, son jouet. Cette répétition primitive, cette scansion temporelle qui fait que l’identité de l’objet est maintenue : et dans la présence et dans l’absence, nous avons là très exactement la portée, la signification du symbole en tant qu’il se rapporte à l’objet, c’est-à-dire à ce qu’on appelle le concept.
Or, nous trouvons là aussi illustré quelque chose qui paraît si obscur quand on le lit dans Hegel, à savoir : que « le concept c’est le temps ». Il faudrait une conférence d’une heure pour faire la démonstration que le concept, c’est le temps. (Chose curieuse, Monsieur Hyppolite, qui travaille la phénoménologie de l’esprit, s’est contenté de mettre une note disant que c’était un des points les plus obscurs de la théorie de Hegel).
Mais là, vous avez vraiment touché du doigt cette chose simple qui consiste à dire que le symbole de l’objet, c’est justement « l’objet là ». Quand il n’est plus là, c’est l’objet incarné dans sa durée, séparé de lui-même et qui, par là même, peut vous être en quelque sorte toujours présent, toujours là, toujours à votre disposition. Nous retrouvons là le rapport qu’il y a entre le symbole et le fait que tout ce qui est humain (25)est considéré comme tel, et plus c’est humain, plus c’est préservé, si on peut dire, du côté mouvant et décompensant du processus naturel. L’homme fait, et avant tout lui-même fait subsister dans une certaine permanence tout ce qui a duré comme humain.
Et nous retrouvons un exemple. Si j’avais voulu prendre par un autre bout la question du symbole, au lieu de partir du mot, de la parole ou de la petite gerbe, je serais parti du tumulus sur le tombeau du chef ou sur le tombeau de n’importe qui. C’est ce qui caractérise l’espèce humaine, justement, d’environner le cadavre de quelque chose qui constitue une sépulture, de maintenir le fait que « ceci a duré ». Le tumulus ou n’importe quel autre signe de sépulture mérite très exactement le nom de symbole, de quelque chose d’humanisant. J’appelle symbole tout ce dont j’ai tenté de montrer la phénoménologie.
C’est pourquoi si je vous signale ceci, ce n’est évidemment pas sans raison, et la théorie de Freud a dû se pousser jusqu’à la notion qu’elle a mise en valeur d’un instinct de mort, et tous ceux qui, dans la suite, en mettant l’accent uniquement sur ce qui est l’élément résistance, c’est-à-dire l’élément action imaginaire pendant l’expérience analytique, et annulant plus ou moins la fonction symbolique du langage, sont les mêmes pour qui l’instinct de mort est quelque chose qui n’a pas de raison d’être.
Cette façon de « réaliser », au sens propre du mot, de ramener à un certain réel l’image, bien entendu y ayant inclus comme une fonction essentiellement un particulier signe de ce réel, ramener au réel l’expression (26)analytique, est toujours chez ceux qui n’ont pas ce registre, qui la développent sous ce registre, est toujours corrélatif de la mise entre parenthèses, voire l’exclusion de ce que Freud a mis sous le registre de l’instinct de mort, ou qu’il a appelé plus ou moins automatisme de répétition.
Chez Reich, c’est exactement caractéristique. Pour Reich tout ce que le patient raconte est « flatus vocis », la façon dont l’instinct manifeste son armure. Point qui est significatif très important, mais comme temps de cette expérience, c’est dans la mesure où est mise entre parenthèses toute cette expérience comme symbolique, que l’instinct de mort est lui-même exclu, mis entre parenthèses. Bien entendu, cet élément de la mort ne se manifeste pas que sur le plan du symbole. Vous savez qu’il se manifeste plus ou moins dans ce qui est du registre narcissique. Mais c’est autre chose dont il s’agit, et qui est beaucoup plus près de cet élément de néantisation finale, liée à toute espèce de déplacement. Bien entendu, on peut le concevoir. L’origine, la source, comme je l’ai indiqué à propos d’éléments déplacés de la possibilité de transaction symbolique du réel. Mais c’est aussi quelque chose qui a beaucoup moins de rapport avec l’élément durée, projection temporelle, en tant que j’entends l’avenir essentiel du comportement symbolique comme tel.
(Vous le sentez bien, je suis forcé d’aller un petit peu vite. Il y a beaucoup de choses à dire sur tout cela. Et il est certain que l’analyse de notions aussi différentes que ces termes de : résistance, résistance de transfert, transfert comme tel… La possibilité de faire comprendre à ce propos ce qu’il faut appeler (27)proprement « transfert » et laisser à la résistance. Je crois que tout cela peut assez aisément s’inscrire par rapport à ces notions fondamentales du symbolique et de l’imaginaire).
Je voudrais simplement, pour terminer, illustrer en quelque sorte (il faut toujours donner une petite illustration à ce qu’on raconte), vous donner quelque chose qui n’est qu’une approximation par rapport à des éléments de formalisation que j’ai développés beaucoup plus loin avec les élèves au Séminaire (par exemple dans l’Homme aux Rats). On peut arriver à formaliser complètement à l’aide d’éléments comme ceux que je vais vous indiquer. Ceci est une espèce qui vous montrera ce que je veux dire.
Voilà comment une analyse pourrait, très schématiquement, s’inscrire depuis son début jusqu’à la fin :
rS – rI – iI – iR – iS – sS – SI – SR – iR – rS. rS :
réaliser le symbole.
– rS : Cela, c’est la position de départ. L’analyste est un personnage symbolique comme tel. Et c’est à ce titre que vous venez le trouver, pour autant qu’il est à la fois le symbole par lui-même de la toute-puissance, qu’il est lui-même déjà une autorité, le maître. C’est dans cette perspective que le sujet vient le trouver et qu’il se met dans une certaine posture qui est à peu près celle-ci : « C’est vous qui avez ma vérité », posture complètement illusoire, mais qui est la posture typique.
– rI : après, nous avons là : la réalisation de l’image.
(28)C’est-à-dire l’instauration plus ou moins narcissique dans laquelle le sujet entre dans une certaine conduite qui est justement analysée comme résistance. Ceci en raison de quoi ? D’un certain rapport : iI
– iI :
C’est la captation de l’image qui est essentiellement constitutive de toute réalisation imaginaire en tant que nous la considérons comme instinctuelle, cette réalisation de l’image qui fait que l’épinoche femelle est captivée par les mêmes couleurs que l’épinoche mâle et qu’ils entrent progressivement dans une certaine danse qui les mène où vous savez.
Qu’est-ce qui la constitue dans l’expérience analytique ? Je le mets pour l’instant dans un cercle (cf. schéma entre la fin de la conférence et la discussion).
Après cela, nous avons :
– iR – qui est la suite de la transformation précédente :
I est transformé en R
C’est la phase de résistance, de transfert négatif, ou même, à la limite de délire, qu’il y a dans l’analyse. C’est une certaine façon dont certains analystes tendent toujours plus à réaliser : « L’analyse est un délire bien organisé », formule que j’ai entendu dans la bouche d’un de mes Maîtres, qui est partielle, mais pas inexacte.
Après, que se passe-t-il ? Si l’issue est bonne, si le sujet n’a pas toutes les dispositions pour être psychotique (auquel cas il reste au stade iR), il passe à :
– iS – l’imagination du symbole.
(29)Il imagine le symbole. Nous avons, dans l’analyse, mille exemples de l’imagination du symbole. Par exemple : le rêve. Le rêve est une image symbolisée.
Ici intervient :
– sS – qui permet le renversement.
Qui est la symbolisation de l’image.
Autrement dit, ce qu’on appelle « l’interprétation ».
Ceci uniquement après le franchissement de la phase imaginaire qui englobe à peu près :
rI – iI – iR – iS –
commence l’élucidation du symptôme par l’interprétation
(SS)
– SI –
Ensuite, nous avons :
– SR – qui est, en somme, le but de toute santé, qui est non pas (comme on le croit) de s’adapter à un réel plus ou moins bien défini, ou bien organisé, mais de faire reconnaître sa propre réalité, autrement dit son propre désir.
Comme je l’ai maintes fois souligné, le faire reconnaître par ses semblables ; c’est-à-dire de le symboliser.
À ce moment-là, nous retrouvons :
– rR – <texte manque>
Ce qui nous permet d’arriver à la fin au :
– rS –
(30)C’est-à-dire, bien exactement à ce dont nous sommes partis.
Il ne peut en être autrement, car si l’analyste est humainement valable, ça ne peut être que circulaire. Et une analyse peut comprendre plusieurs fois ce cycle.
– iI – c’est la partie propre de l’analyse,
c’est ce qu’on appelle (à tort) « la communication des inconscients ».
L’analyste doit être capable de comprendre le jeu que joue son sujet. Il doit comprendre qu’il est lui-même l’épinoche mâle ou femelle, selon la danse que mène son sujet.
Le sS, c’est la symbolisation du symbole. C’est l’analyste qui doit faire ça. Il n’a pas de peine : il est déjà lui-même un symbole. Il est préférable qu’il le fasse avec complétude, culture et intelligence. C’est pour cela qu’il est préférable, qu’il est nécessaire que l’analyste ait une formation aussi complète que possible dans l’ordre culturel. Plus vous en saurez, plus cela vaudra. Et cela (sS) ne doit intervenir qu’après un certain stade, après une certaine étape franchie. Et en particulier, c’est en ce registre qu’appartient, du côté du sujet (ce n’est pas pour rien que je ne l’ai pas séparé)… Le Sujet forme toujours et plus ou moins une certaine unité plus ou moins successive, dont l’élément essentiel se constitue dans le transfert. Et l’analyste vient à symboliser le surmoi qui est le symbole des symboles.
Le surmoi est simplement une parole qui ne dit rien (une parole qui interdit). L’analyste n’a précisément (31)aucune peine à la symboliser. C’est précisément ce qu’il fait.
Le rR est son travail, improprement désigné sous le terme de cette fameuse « neutralité bienveillante » dont on parle à tort et à travers, et qui veut simplement dire que, pour un analyste, toutes les réalités, en somme, sont équivalentes ; que toutes sont des réalités. Ceci part de l’idée que tout ce qui est réel est rationnel, et inversement. Et c’est ce qui doit lui donner cette bienveillance sur laquelle vient se briser <texte manque> et mener à bon port son analyse.
Tout cela a été dit un peu rapidement.
J’aurais pu vous parler de bien d’autres choses. Mais, au reste, ce n’est qu’une introduction, une préface à ce que j’essaierai de traiter plus complètement, plus concrètement, le rapport que j’espère vous faire, à Rome, sur le sujet du langage dans la psychanalyse.
1960 LACAN BRUXELLES ETHIQUE 01
1960-03-09 : Conférence sur l’éthique de la psychanalyse à Bruxelles (1ère) (11 p.)
Il s’agit de la première de deux conférences données par Lacan à la faculté universitaire Saint-Louis, à Bruxelles, le 9 mars 1960. Ce texte a été publié au printemps 1986 dans la revue de l’École Belge de Psychanalyse, Psychoanalyse, n° 4, pp. 163-187, numéro entièrement consacré à Jacques Lacan. (La première publication de l’une – ou des deux ? – conférence(s) fut donnée en 1982, dans Quarto, supplément belge à La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne, sous le seul titre référencé par J. Dor « La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite ? » soit celui donné par Lacan à sa deuxième conférence à Bruxelles ; cette publication interne n’a pu être trouvée).
Dans cette publication de la revue Psychoanalyse, le titre « I – À cette place, je souhaite qu’achève de se consumer ma vie… » n’est pas celui que Lacan avait lui-même proposé, ainsi qu’il est dit dans les dernières lignes de la présentation des deux conférences : « Lacan, fait inhabituel, avait rédigé la majeure partie du texte de ses deux interventions. Il les avait annoncées comme suit : – 1. Freud, concernant la morale, fait le poids correctement, – 2. La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite ? ». Nous laisserons cependant à la présentation du texte son titre tel que dans la publication, soit :
I. – À CETTE PLACE, JE SOUHAITE QU’ACHÈVE DE SE CONSUMER MA VIE…
(163)Mesdames, Messieurs,
Quand Monsieur le chanoine Van Camp est venu me demander, avec les formes de courtoisie raffinée qui sont les siennes, de parler à l’université Saint-Louis à Bruxelles, de quelque chose qui serait en rapport avec mon enseignement, je ne trouvai, mon Dieu, rien de plus simple que de dire – nous étions alors en octobre – que je parlerai du sujet même que j’avais choisi pour cette année qui commençait alors, à savoir : l’Éthique de la psychanalyse.
Je répète ici ces circonstances, ces conditions de choix, pour éviter, en somme, quelques malentendus.
Quand on vient entendre un psychanalyste, on s’attend à entendre, une fois de plus, un plaidoyer pour cette chose discutée, qu’est la psychanalyse ; ou encore, quelques aperçus sur ses vertus, qui sont évidemment, comme chacun sait, en principe, de l’ordre thérapeutique.
C’est précisément ce que je ne ferai pas ce soir et donc ce à quoi vous n’avez pas à vous attendre.
Je me trouve dans la position, donc difficile, de devoir vous (164)mettre à peu près, au temps, au médium de ce j’ai choisi cette année de traiter pour un auditoire, mon Dieu, forcément, plus formé à cette discussion, à ce débat, à cette recherche que vous ne pouvez l’être, quel que soit l’attrait, l’attention que je vois marqués sur tous ces visages qui m’écoutent, puisque ceux qui me suivent, me suivent depuis, me suivent disons à peu près sept ou huit ans et que c’est donc quelque chose de précisément focalisé sur ce… thème, plutôt évité en général, des incidences éthiques de la psychanalyse, de la morale qu’elle peut suggérer, de la morale qu’elle présuppose, de la morale qu’elle conditionne – peut-être d’un pas en avant, grande audace, qu’elle nous permettrait de faire concernant le domaine moral.
À vrai dire, celui qui vous parle, est entré dans la psychanalyse assez tard pour, ma foi, comme tout un chacun de formé, d’éduqué, peut tenter de s’orienter dans le domaine de la question éthique, j’entends théoriquement. Aussi peut-être, mon Dieu, par quelques unes de ces expériences qu’on appelle… de jeunesse.
Mais enfin, il est déjà dans la psychanalyse depuis presque assez longtemps pour pouvoir dire qu’il aura passé bientôt la moitié de sa vie à écouter… des vies, qui se racontent, qui s’avouent. Il écoute. J’écoute.
De ces vies que donc depuis près de 4 septénaires j’écoute s’avouer devant moi, je ne suis rien pour peser le mérite. Et l’une des fins du silence qui constitue la règle de mon écoute, est justement de taire l’amour. Je ne trahirai donc pas leurs secrets triviaux et sans pareils.
Mais il est quelque chose dont je voudrais témoigner. À cette place, je souhaite qu’achève de se consumer ma vie. C’est ceci. C’est cette interrogation, si je puis dire innocente, et même ce scandale qui, je crois, restera palpitant après moi, comme un déchet, à la place que j’aurai occupée et qui se formule à peu près ainsi :
parmi ces hommes, ces voisins, bons ou incommodes, qui sont jetés dans cette affaire auxquels la tradition a donné des noms divers, dont celui d’existence est le dernier venu dans la philosophie, – dans cette affaire, dont nous dirons que ce qu’elle a de boiteux est bien ce qui reste le plus avéré, comment se fait-il que ces hommes, support tous et chacun d’un certain savoir ou supporté par lui, comment se fait-il que ces hommes s’abandonnent les uns les autres, en proie à la capture de ces mirages par quoi leur vie, gaspillant l’occasion laisse fuir son essence, par quoi leur passion est jouée, par quoi leur être, au meilleur cas, n’atteint qu’à ce peu de réalité qui ne s’affirme que de n’avoir jamais été déçu ?
Voilà ce que me donne mon expérience, la question que je lègue, en ce point, sur le sujet éthique.
(165)Je rassemble ce qui fait, à moi, psychanalyste, en cette affaire, ma passion.
Oui, je le sais, selon la formule de Hegel, tout ce qui est réel est rationnel. Mais je suis de ceux qui pensent que la réciproque n’est pas à décrier, que tout ce qui est rationnel est réel.
Il n’y a qu’un petit malheur c’est que je vois la plupart de ceux qui sont pris entre l’un et l’autre, le rationnel et le réel – ils ignorent ce rassurant accord.
Irais-je à dire que c’est de la faute de ceux qui raisonnent !
Une des plus inquiétantes applications de cette fameuse réciproque c’est, que ce qu’enseignent les professeurs est réel et, comme tel, a des effets autant qu’aucun réel, des effets interminables, indéterminables voire… ! même si cet enseignement est faux.
Voilà sur quoi je m’interroge. Tant pis.
Accompagnant l’élan d’un de mes patients vers un peu de réel, avec lui je dérape sur ce que j’appellerai le credo de bêtises dont on ne sait si la psychologie contemporaine est le modèle ou la caricature, à savoir :
le moi, considéré comme fonction de synthèse à la fois et d’intégration ; la conscience, considérée comme l’achèvement de la vie et l’évolution comme voie de l’avènement de l’univers à la conscience – ((ainsi que))* l’application catégorique de ce postulat au développement psychologique de l’individu, à des notions comme celle de conduite appliquées de façon unitaire pour décomposer jusqu’à la niaiserie tout dramatisme de la vie humaine, pour camoufler ceci : que rien dans la vie concrète d’un seul individu ne permet de fonder l’idée qu’une telle finalité la conduise, qui la mènerait par les voies d’une conscience progressive de soi – que soutiendrait un développement naturel – à l’accord avec soi et au suffrage du monde d’où son bonheur dépend.
Non que je ne reconnaisse aucun efficace au fatras qui se concrétise, de successions collectives, d’expérimentations enfin correctives sous le chef de la psychologie moderne.
Il y a là des formes allégées de suggestion, si l’on peut dire, qui ne sont pas sans effet, qui peuvent trouver d’intéressantes applications dans la foi du conformisme, voire de l’exploitation sociale.
Le malheur c’est seulement que ce registre je le vois sans (166)prise sur une impuissance qui ne fait que s’accroître à mesure que nous avons plus l’occasion de mettre en œuvre les dits effets.
Une impuissance toujours plus grande de l’homme à rejoindre son propre désir. Impuissance qui peut aller jusqu’à ce qu’il en perde le déclenchement charnel et que, celui-ci même en restant disponible, fait qu’il ne sait plus lui trouver son objet et ne rencontre plus que le malheur en sa recherche ; qu’il vit dans une angoisse qui rétrécit toujours plus ce qu’on pourrait appeler sa chance inventive.
Ce qui se passe ici dans les ténèbres a été par Freud subitement éclairé au niveau de la névrose. À cette irruption de la découverte dans le sous-sol, a correspondu l’avènement d’une vérité : le désir n’est pas chose simple. Il n’est ni élémentaire, ni animal, ni spécialement inférieur. Il est la résultante, la composition, le complexe de toute articulation dont le caractère décisif est ce que je me suis efforcé de démontrer, l’avant-dernier terme de ce que je dis là où je ne me tais point dans mon enseignement. Et il faudra bien qu’un moment je vous dise peut-être pourquoi je le fais.
Ce caractère décisif du désir n’est pas un aperçu dans le sondage qu’y a permis Freud, n’est pas seulement d’être plein de sens, n’est pas d’être archétype, n’est pas de représenter une extension de la psychologie dite compréhensive, n’est pas notamment ce que représenterait un retour à un naturalisme micro-macroscopique, – la conception ionienne de la connaissance –, n’est pas non plus de reproduire figurativement des expériences concrètes primaires comme une psychanalyse dite génétique de nos jours l’articule, arrivant à cette notion simpliste de confondre la progression d’où s’engendre le symptôme avec la régression du chemin thérapeutique pour aboutir à une sorte de rapport gigogne s’enveloppant soi-même autour d’une stéréotypie de frustration dans le rapport d’appui qui lie l’enfant à la mère.
Tout cela n’est que semblant et source d’erreurs. La caractéristique propre à l’intention freudienne où se situe ce désir en tant qu’il apparaît comme un objet nouveau pour la réflexion éthique, consiste en ceci : le propre de l’inconscient freudien est d’être traduisible et même là où il ne peut être traduit, c’est-à-dire à un certain point radical du symptôme, nommément du symptôme hystérique, comme étant de la nature de l’indéchiffré, donc du déchiffrable, c’est-à-dire de n’être représenté dans l’inconscient que de se prêter à la fonction de ce qui se traduit.
Ce qui se traduit, techniquement, c’est ce qu’on appelle le signifiant. C’est-à-dire un élément qui a ces deux propriétés, ces deux dimensions, d’être lié synchroniquement à une batterie d’autres éléments qui lui sont substituables ; d’autre part, d’être disponible pour un usage diachronique, c’est-à-dire la formation d’une chaîne, la constitution d’une (167)chaîne signifiante. Voilà.
Il y a dans l’inconscient des choses signifiantes qui se répètent, qui courent constamment à l’insu du sujet. Quelque chose d’imaginé, ou de semblable à ce que je voyais tout à l’heure, en me rendant dans cette salle, à savoir ces bandes lumineuses publicitaires, que je voyais glisser au fronton de nos édifices.
Ce qui les rend intéressantes pour le clinicien c’est qu’elles trouvent, ces chaînes, à se faufiler dans des circonstances propices, dans ce qui est foncièrement de la même nature qu’elles, à savoir notre discours conscient au sens le plus large, à savoir, tout ce qu’il y a de rhétorique dans notre conduite, c’est-à-dire beaucoup plus que nous ne croyons. Et vous le voyez, je laisse ici de côté la dialectique.
Là-dessus vous allez me demander qu’est-ce c’est que ces éléments signifiants.
Je répondrai : l’exemple le plus pur du signifiant c’est la lettre, une lettre typographique. (Bruits divers) Une lettre cela ne veut rien dire. Pas forcément. Pensez aux lettres chinoises pour chacune desquelles vous trouvez au dictionnaire un éventail de sens qui n’a rien à envier à celui qui répond à nos mots. Qu’est-ce à dire ? Qu’entends-je en vous donnant cette réponse ? Pas ce qu’on peut croire. Puisque ceci veut dire que leur définition aux lettres chinoises tout autant que celles de nos mots, n’a de portée que d’une collection d’emplois et, qu’à strictement parler, aucun sens ne naît d’un jeu de lettres ou de mots qu’en tant qu’il se propose comme une modification de leur emploi déjà reçu.
Ceci implique que toute signification qu’il acquiert, ce jeu, participe des significations auxquelles il a déjà été lié, si étrangères entre elles que soient les réalités qui sont intéressées à cette réitération. Et ceci constitue la dimension que j’appelle de la métonymie, qui fait la poésie de tout réalisme.
Ceci implique, d’autre part, que toute signification nouvelle ne s’engendre que de la substitution d’un signifiant à un autre : dimension de la métaphore par où la réalité se ((perfore)) de poésie.
Voilà ce qui se passe au niveau de l’inconscient et ce qui fait qu’il est de la nature d’un discours. Si tant est que nous nous permettons de qualifier de discours, un certain usage des structures du langage.
La poésie déjà s’effectue-t-elle à ce niveau ? Tout nous le laisse entendre. Mais limitons-nous à ce que nous voyons. Ce sont (168)des effets de rhétorique. La clinique le confirme qui nous les montre se faufilant dans le discours concret et dans tout ce qui se discerne de notre conduite comme marqué de l’empreinte du signifiant.
Voilà qui ramènera ceux d’entre vous qui sont assez avertis, aux origines même de la psychanalyse, autant que l’étude de la science des rêves, du lapsus, voire du mot d’esprit.
Voilà qui pour les autres, ceux qui en savent plus, les avertit du sens dans lequel se fait un effort de reprise de notre information.
Eh quoi ! N’avons-nous donc qu’à lire notre désir dans ces hiéroglyphes ?
Non. Reportez-vous au texte freudien sur les thèmes que je viens d’évoquer, rêves, lapsus, voire mots d’esprit, vous verrez que vous n’y verrez jamais le désir s’articulant en clair.
Le désir inconscient c’est ce que veut celui, cela, qui tient le discours inconscient, c’est ce pourquoi celui-là parle.
C’est dire qu’il n’est pas forcé, tout inconscient qu’il soit, de dire la vérité. Bien plus, le fait même qu’il parle lui rend possible le mensonge.
Le désir, lui, répond à l’intention vraie de ce discours. Que peut être l’intention d’un discours où le sujet, en tant qu’il parle est exclu de la conscience ?
Voilà qui va poser à la morale de l’intention droite, quelques problèmes inédits dont nos modernes exégètes ne sont pas encore avisés apparemment d’aborder le problème.
En tout cas, pas ce thomiste[1] qui à une date déjà ancienne n’a rien trouvé de mieux que de mesurer au principe de l’expérience pavlovienne la doctrine de Freud pour l’introduire dans la considération distinguée des catholiques.
En effet ainsi, recevant ainsi jusqu’à ce jour, chose curieuse, les témoignages d’une satisfaction égale de ceux qu’il (169)daubait en somme, à savoir la faculté des lettres qui couronnait sa thèse, et de ceux dont on peut dire qu’il les trahissait, à savoir ses collègues psychanalystes.
J’ai trop d’estime pour les capacités présentes des auditeurs, littéraires et psychanalytiques, pour penser que cette satisfaction soit autre que celle d’un silence complice sur les difficultés que met vraiment en jeu la psychanalyse en morale.
L’amorce de la réflexion serait, semble-t-il, d’observer que peut-être c’est à mesure qu’un discours est plus privé d’intention qu’il peut se confondre avec une, avec la vérité, la présence même de la vérité dans le réel, sous une forme impénétrable.
Faut-il en conclure que c’est une vérité pour personne jusqu’à ce qu’elle soit déchiffrée ?
Devant ce désir dont la conscience n’a plus rien à faire qu’à le savoir inconnaissable autant que la chose en soi, mais reconnu tout de même pour être la structure de ce « pour soi » par excellence qu’est une chaîne de discours, qu’allons-nous penser ?
Ne vous semble-t-il pas de toute façon plus à portée de nous, j’entends, que notre tradition philosophique, de se conduire correctement vis-à-vis de cet extrême de l’intime, mais qui est en même temps internité exclue. ((Comme ceux qui)), sur cette terre de Belgique longtemps secouée du souffle des sectes mystiques, voire des hérésies, faisaient – non tant de choix politiques que d’hérésies religieuses – l’objet des partis pris, dont le secret entraînait dans leurs vies les effets propres d’une conversion avant que la persécution montrât qu’on y tenait plus qu’à cette vie.
J’approche ici une remarque que je ne crois pas déplacée de faire dans l’université devant qui je parle.
Sans doute est-ce un progrès qui se reflète dans la tolérance que constitue la coexistence de deux enseignements qui se séparent, d’être ou de n’être pas confessionnels.
J’aurais d’autant plus de mauvaise grâce à le contester que nous-mêmes en France nous avons pris, tout récemment, semblable voie.
Il me semble pourtant voir apparaître un résultat assez curieux dans cette séparation, en tant qu’elle aboutit à une sorte de mimétisme des pouvoirs qui s’y représentent.
Je dirais qu’une épître de saint Paul me paraît quant à moi – (170)et le moins qu’on puisse dire est que je ne professe aucune appartenance confessionnelle – une épître de saint Paul me paraît aussi importante à commenter en morale qu’une autre de Sénèque.
De cette séparation résulte pourtant ce que j’appellerai une curieuse neutralité dont il me semble moins important de savoir au bénéfice de quel pouvoir elle joue, que d’être sûr qu’en tout cas elle ne joue pas au détriment de tous ceux dont ces pouvoirs s’assurent.
Il s’est répandu une sorte de division étrange dans le champ de la vérité.
Pour revenir à mes deux épîtres, je ne suis pas sûr que l’une et l’autre ne perdent l’essentiel de leur message à n’être pas commentées dans le même lieu.
Autrement dit, le domaine de la croyance ne me paraît pas, pour autant qu’il soit ainsi connoté, suffire à être exclu de l’examen de ceux qui s’attachent au savoir.
Pour ceux qui croient, d’ailleurs, c’est bien d’un savoir qu’il s’agit.
Quand saint Paul s’arrête pour nous dire : « Que dirais-je donc ? Que la loi est péché ? Que non pas. Toutefois je n’ai eu connaissance du péché que par la loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de la convoitise, si la loi n’avait dit : « Tu ne convoiteras point ». Mais le péché trouvant l’occasion a produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au précepte. Car sans la loi, le péché est sans vie. Or moi j’étais vivant jadis sans la loi. Mais quand le précepte est venu, le péché a repris vie alors que moi j’ai trouvé la mort. Et pour moi le précepte qui devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car le péché, trouvant l’occasion, m’a séduit grâce au précepte et par lui m’a donné la mort. »
Il me semble qu’il n’est pas possible, à quiconque, croyant ou incroyant, de ne pas se trouver sommé de répondre à ce qu’un tel texte comporte de message articulé sur un mécanisme d’ailleurs parfaitement vivant, sensible, tangible pour un psychanalyste ; et, à vrai dire, je n’ai eu dans un de mes séminaires qu’à embrancher directement sur ce texte pour qu’il ait fallu juste le temps de l’audition musicale, ce demi temps qui fait passer la musique à un autre mode sensible, pour que mes élèves s’aperçoivent que ce n’était plus moi qui parlait.
Mais de toute façon, le choc qu’ils ont reçu de la chanson de cette musique, me prouva que, d’où qu’ils vinssent, cela ne leur avait jamais fait entendre – au niveau où je l’amenais de leur(171)pratique –, le sens de ce texte.
Il y a donc une certaine façon dont la science se débarrasse d’un champ dont on ne voit pas pourquoi elle allégerait si facilement sa charge et, je dirais de même, qu’il arrive à mon gré un peu trop souvent depuis quelque temps, que la foi laisse à la science le soin de résoudre les problèmes quand les questions se traduisent en une souffrance un peu trop difficile à manier.
Je ne suis certes pas pour me plaindre que des ecclésiastiques renvoient leurs ouailles à la psychanalyse. Ils font certes là fort bien.
Ce qui me heurte un peu, c’est qu’ils le fassent, me semble-t-il, sous la rubrique, l’accent, qu’il s’agit là de malades qui pourront donc trouver sans doute quelque bien, fût-ce à une source disons mauvaise.
Si je blesse ici quelques bonnes volontés, j’espère tout de même au jour du jugement que je serai pardonné du fait que, du même coup, j’aurai incité cette bonté à rentrer en elle-même, à savoir, sur les principes d’un certain non-vouloir.
Chacun sait que Freud était un grossier matérialiste. D’où vient alors qu’il n’ait pas su résoudre le problème pourtant si facile de l’instance morale par le recours classique de l’utilitarisme ? Habitude, en somme, dans la conduite, recommandable pour le bien-être du groupe. C’est si simple. Et en plus c’est vrai. L’attrait de l’utilité est irrésistible. Tellement qu’on voit des gens se damner pour le plaisir de donner leur commodité à ceux dont ils se sont mis en tête qu’ils ne pourraient vivre sans leur secours. C’est là sans doute un des phénomènes les plus curieux de la sociabilité humaine. Mais l’essentiel est dans le fait que l’objet utile pousse incroyablement à l’idée de le faire partager au plus grand nombre. Parce que c’est vraiment le besoin du plus grand nombre comme tel qui en a donné l’idée.
Il n’y a qu’une chose, c’est que quel que soit le bienfait de l’utilité et l’extension de son règne, ceci n’a strictement rien à faire avec la morale, qui consiste, comme Freud l’a vu, articulé et n’en a jamais varié – au contraire de bien des moralistes classiques, voire traditionalistes, voire socialistes –, qui consiste primordialement dans la frustration d’une jouissance posée en loi apparemment avide.
Sans doute l’origine de cette loi primordiale, Freud prétend la retrouver, selon une méthode goethéenne, d’après les traces qui restent sensibles d’événements critiques.
Mais ne vous y trompez pas. Ici le schéma évolutionniste (172)de l’ontogenèse reproduisant la phylogenèse n’est qu’un mot clef utilisé à des fins de conviction omnibus.
C’est « l’onto » qui est ici en trompe l’œil, car il n’est pas l’étant de l’individu, mais le rapport du sujet à l’être si ce rapport est de discours.
Et le passé du discours concret de la lignée humaine s’y retrouve pour autant qu’au cours de son histoire il est arrivé des choses qui ont modifié ce rapport du sujet à l’être.
Ainsi, comme une alternative à l’hérédité des caractères acquis qu’en certains passages Freud paraît admettre, c’est la tradition d’une condition qui fonde d’une certaine façon le sujet dans le discours. Et ici, nous ne pouvons manquer de remarquer, d’accentuer cette chose dont je suis étonné qu’aucune critique, qu’aucun commentateur de Freud n’ait laissé apparaître, dans son caractère massif, cette condition.
La préoccupation, la méditation de Freud autour de la fonction, du rôle, de la figure, du nom du Père, le marque comme entièrement articulable – ((comme)) toute sa référence éthique – autour de la tradition proprement judéo-chrétienne.
Lisez ce petit livre qui s’appelle Moïse et le monothéisme, ce livre sur lequel s’achève la méditation de Freud quelques mois avant sa mort ; ce livre qui le consumait, qui le préoccupait pourtant déjà depuis de longues années ; ce livre qui n’est que le terme et l’achèvement de ce qui commence avec la fondation, la création du complexe d’Œdipe et se poursuit dans ce livre si mal compris, si mal critiqué qui s’appelle Totem et Tabou. Vous y verrez alors une figure qui apparaît concentrant sur elle l’amour et la haine. Figure magnifiée, figure magnifique marquée d’un style de cruauté active et subie.
On pourrait épiloguer longtemps sur les raisons personnelles, sur le groupe familial et l’expérience d’enfance qui ont induit Freud, fils du vieux Jacob Freud – patriarche prolifique et besogneux – et d’une petite fille de la race indestructible. On pourrait épiloguer longtemps sur ce qui a introduit Freud à cette image. L’important n’est pas de faire la psychologie de Freud sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Je la crois, quant à moi, cette psychologie, plus féminine qu’autre chose, comme j’en vois la trace dans cette extraordinaire exigence monogamique qui chez lui va le soumettre à cette dépendance qu’un de ses disciples, l’auteur de sa biographie, appelle « uxorious ».
Freud dans la vie courante, je le vois très peu père. Il n’a vécu je crois le drame œdipien que sur le plan de la horde analytique. Et pour une mère, il était (comme dit, je crois, quelque part Dante) la Mère Intelligence et ce que nous avons appelé (173)nous-mêmes (et dont je vous parlerai demain soir) la Chose freudienne qui tout d’abord est la Chose de Freud, à savoir ce qui est au centre du désir inconscient.
L’important c’est comment il a découvert cette Chose et d’où il part quand il la suit à la piste chez ses patients.
Cette fonction de l’objet phobique autour de quoi tourne la réflexion de Totem et Tabou, cette fonction qui le met sur la voie de la fonction du Père qui est de constituer un point tournant dans la préservation du désir, principe de sa toute puissance, toute puissance du désir et non pas, comme on l’écrit non sans inconvénient dans une tradition analytique, toute puissance de la pensée, principe corrélatif d’un interdit portant sur la mise à l’épreuve de ce désir.
Les deux principes croissent et décroissent ensemble, si leurs effets sont différents : la toute puissance du désir engendrant la crainte et la défense qui s’ensuit chez le sujet, l’interdiction chassant du sujet son énoncé – l’énoncé du désir – pour le faire passer à un autre, à cet inconscient qui ne sait rien de ce que supporte sa propre énonciation.
Ce Père n’interdit le désir avec efficace, c’est ce que nous enseigne Totem et tabou, que parce qu’il est mort et j’ajouterai : parce qu’il ne le sait pas lui-même, entendez qu’il est mort.
Tel est le mythe que Freud propose à l’homme moderne en tant que l’homme moderne est celui pour qui Dieu est mort, entendons que lui croit le savoir.
Pourquoi Freud s’engage-t-il en ce paradoxe ? Pour expliquer que le désir n’en sera que plus menaçant et donc l’interdiction plus nécessaire et plus dure : Dieu est mort, plus rien n’est permis.
Le déclin du complexe d’Œdipe est le deuil du Père, mais il se solde par une séquelle durable : l’identification qui s’appelle le Surmoi, le Père non-aimé devient l’identification qu’on accable de reproches en soi-même.
Voilà ce que Freud nous apporte, rejoignant par les mille filets de son témoignage, un mythe très ancien, celui qui de quelque chose de blessé, de perdu, de châtré dans un roi de mystère, fait dépendre la terre toute entière gâtée.
Il faut suivre dans le détail ce que représente cette pesée de la fonction du Père. Il faut ici introduire les distinctions les plus précises concernant ce que j’ai appelé son instance (174)symbolique, le Père comme lieu et siège de la loi articulée où se situe le déchet de déviation, de déficit, autour de quoi se spécifie la structure de la névrose. Et, d’autre part, l’incidence sur ce point de quelque chose que l’analyse contemporaine néglige constamment et qui pour Freud est partout sensible, partout vivant : cette incidence du Père réel, pour autant qu’en fonction de cette structure, cette incidence – même bonne, même bénéfique – peut entraîner, déterminer des effets ravageants, maléfiques. Nous entrons dans tout un détail de l’articulation clinique où je ne puis pas, ne serait-ce que pour des raisons d’heure, m’engager, ni vous entraîner plus loin. Qu’il vous suffise de savoir que, s’il est quelque chose qui par Freud est promu au premier plan de l’expérience morale, c’est quelque chose qui nous montre le drame qui se joue à une certaine place qu’il nous faut bien appeler (quelle que soit la dénégation motivée de Freud concernant tout penchant personnel à ce qu’on appelle le sentiment religieux) la religiosité – qui est tout de même la place où s’articule comme telle une expérience dont c’est certes le cadet des soucis de Freud que de la qualifier religieuse puisqu’il tend à l’universaliser, mais que pourtant il articule dans les termes mêmes où l’expérience religieuse proprement judéo-chrétienne l’a, elle-même, historiquement développée et articulée.
Le monothéisme intéresse Freud en quel sens ? Il sait certes aussi bien que tel de ses disciples que les dieux sont innombrables et mouvants comme les figures du désir. Qu’ils en sont les métaphores vivantes. Mais non pas le seul Dieu. Et s’il va rechercher le prototype dans un modèle historique, le modèle visible du Soleil, de la première révolution religieuse égyptienne, d’Akhenaton, c’est pour rejoindre le modèle spirituel de sa propre tradition, le Dieu des dix commandements. Le premier, il semble ((l’)) adopter en faisant de Moïse un égyptien – pour répudier ce que j’appellerais la racine raciale du phénomène, la Volkspsychologie de la chose ; le deuxième, ((lui)) fait enfin articuler comme tel, dans son exposé, la primauté de l’invisible en tant qu’elle est la caractéristique de la promotion du lien paternel, fondé sur la foi et la loi.
La promotion du lien paternel sur le lien maternel, ((qui)), lui, est fondé sur la charnalité manifeste, ce sont les termes mêmes dont Freud se sert. La valeur sublimatoire, si je puis m’exprimer ainsi, de la fonction du Père est soulignée en propres termes en même temps qu’affleure la forme proprement verbale, voire poétique, de sa conséquence, puisque c’est à la tradition des prophètes qu’il remet la charge historique de faire progressivement affleurer au cours des âges, le retour d’un monothéisme refoulé comme tel par une tradition sacerdotale plus formaliste dans l’histoire d’Israël – préparant en somme en image et selon les écritures, la possibilité de la répétition de l’attentat contre le Père primordial dans (c’est toujours Freud qui écrit) le drame de la Rédemption où il devient patent.
Il me semble important de souligner ces traits essentiels de la doctrine freudienne, car auprès de ce que ceci représente (175)de courage, d’attention, d’affrontement à la vraie question, il me paraît de peu d’importance de savoir ou de faire grief à Freud qu’il ne croie pas que Dieu existe ou même qu’il croie que Dieu n’existe pas.
Le drame dont il s’agit est articulé avec une valeur humaine universelle et ici Freud dépasse assurément par son ampleur le cadre de toute éthique, au moins de celles qui entendent ne pas procéder par les voies de l’imitation de Jésus-Christ.
La voie de Freud, dirais-je qu’elle procède à hauteur d’homme ? Je ne le dirais pas volontiers. Vous verrez peut-être demain où j’entends situer Freud par rapport à la tradition humaniste.
Au point où nous en sommes, je vois l’homme surdéterminé par un Logos qui est partout où est aussi son Žn‹gkh, sa nécessité. Ce Logos n’est pas une superstructure. Bien plus, il est plutôt une sous-structure puisqu’il soutient l’intention, qu’il articule en lui le manque de l’être et conditionne sa vie comme passion et sacrifice.
Non ! La réflexion de Freud n’est pas humaniste et rien ne permet de lui appliquer ce terme. Elle est pourtant tempérance et tempérament… humanitaire disons-le, malgré les mauvais relents de ce mot en notre temps. Mais chose curieuse, elle n’est pas progressiste. Elle ne fait nulle foi à un mouvement de liberté immanente, ni à la conscience, ni à la masse. Étrangement. Et c’est par quoi elle dépasse le milieu bourgeois de l’éthique contre lequel elle ne saurait d’ailleurs s’insurger, non plus que contre tout ce qui se passe à notre époque : étant comprise l’éthique qui règne à l’Est – éthique qui comme toute autre est une éthique de l’ordre moral et du service de l’État.
La pensée de Freud est démarquante. La douleur même lui paraît inutile. Le malaise de la civilisation lui paraît se résumer en ceci : tant de peine pour un résultat dont les structures terminales sont plutôt aggravantes. Les meilleurs sont ceux-là qui toujours plus exigent d’eux-mêmes. Qu’on laisse à la masse comme aussi bien à l’élite quelques moments de repos.
N’est-ce pas cela, au milieu de tant d’implacable dialectique, une palinodie dérisoire ? J’espère demain vous montrer que non.
La morale, comme la tradition antique nous l’enseigne, a trois niveaux : celui du souverain bien, celui de l’honnête et celui de l’utile.
La position de Freud au niveau du souverain bien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est que le plaisir n’est pas le souverain bien. (176)Il n’est pas non plus ce que la morale refuse. Il indique que cela n’étant pas le bien, le bien n’existe pas et que le souverain bien ne saurait être représenté.
Le destin de Freud c’est que la psychanalyse ne peut plus se caractériser comme l’esquisse de l’honnêteté de notre temps.
Il est bien loin de Jung et de sa religiosité, qu’on est étonné de voir préférer dans des milieux catholiques, voire protestants, comme si la gnose païenne – voire une sorcellerie rustique – pouvaient renouveler les voies d’accès de l’Éternel.
Retenons que Freud est celui qui nous a apporté la notion que la culpabilité trouvait ses racines au niveau de l’inconscient, articulé sur un crime fondamental dont nul individuellement ne peut, ni n’a à répondre.
La raison, pourtant, est chez elle au plus profond de l’homme, dès lors que le désir est échelle de langage articulé, même s’il n’est pas articulable. Sans doute ici allez-vous m’arrêter. « Raison », qu’est-ce à dire : il y a logique là où il n’y a pas de négation ? Certes, Freud l’a dit et montré, il n’y a pas de négation dans l’inconscient. Mais il est aussi vrai, à une analyse rigoureuse, que c’est de l’inconscient que la négation provient, comme le met si joliment en français en valeur l’articulation « ne », de ce « ne » discordantiel qu’aucune nécessité de l’énoncé ne nécessite absolument : ce « je crains qu’il ne vienne », qui veut que je crains qu’il vienne, mais aussi bien qui implique jusqu’à quel point je le désire.
Freud assurément parle au cœur de ce nœud de vérité où le désir et sa règle se donnent la main, à ce « ça » où sa nature participe moins de l’étant de l’homme que de ce manque à être dont il porte la marque.
Cet accord de l’homme à une nature, qui mystérieusement s’oppose à elle-même, et où il voudrait qu’il trouve à se reposer de sa peine trouvant le temps mesuré de la raison : voilà, j’espère vous le montrer, ce que Freud nous indique sans pédantisme, sans esprit de réforme, et comme ouvert à une folie qui dépasse de loin ce qu’Érasme a sondé de ses racines.
9 mars 1960
* Ces doubles parenthèses au nombre de 7 sur l’ensemble de ce texte sont présentes dans le document source sans plus d’explication : faut-il conjecturer qu’il s’agit de difficultés de transcription ? Nous les laissons en l’état.
[1]. Note de la rédaction de Psychoanalyse : Lacan fait allusion à Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Desclée de Brouwer, 1936.
1960 LACAN BRUXELLES ETHIQUE 02
1960-03-10 : Conférence sur l’éthique de la psychanalyse à Bruxelles (2ème) (8 p.)
Il s’agit de la deuxième conférence donnée par Lacan à la faculté universitaire Saint-Louis, à Bruxelles, le 10 mars 1960. Ce texte a été publié au printemps 1986 dans la revue de l’École Belge de Psychanalyse, Psychoanalyse, n° 4, pp. 163-187, numéro entièrement consacré à Jacques Lacan. (La première publication de cette conférence fut donnée en 1982, dans Quarto supplément belge à La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne ; cette publication interne n’a pu être trouvée).
Dans la revue Psychoanalyse, le titre attribué à cette conférence : « II – … Il me faudra ajouter “ non” » n’est pas celui que Lacan avait lui-même proposé (cf. conférence du 09.03.60), à savoir : – « 2. La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite ? ». Nous laisserons cependant à la présentation de ce texte son titre tel que dans la publication, soit :
II .– … IL ME FAUDRA AJOUTER « NON ».
(179)Monseigneur, Mesdames, Messieurs,
Je vous quittais hier sur une série de jugements en coups de tranchoir sur Freud, sur sa position dans l’éthique, sur l’honnêteté de sa visée. Pour qui ? Je crois qu’il est bien plus près du commandement évangélique : « Tu aimeras ton prochain » qu’il n’y consent. Car il n’y consent pas. Il le répudie comme excessif en tant qu’impératif, sinon moqué – en tant que précepte – par ses fruits apparents dans une société qui garde le nom de chrétienne.
Mais il est de fait qu’il interroge sur ce point, qu’il en parle dans cet ouvrage étonnant qui s’appelle : Le malaise dans la civilisation.
Tout est dans le sens du « comme toi-même » qui achève la formule, et la passion méfiante de celui qui démasque arrête Freud devant ce « comme ». C’est du poids de l’amour qu’il s’agit, car il sait que l’amour de soi est bien grand. Il le sait supérieurement, ayant reconnu que la force du délire est d’y trouver sa source : « Sie lieben ihren Wahn wie sich selbst », « ils aiment leur délire comme soi-même ».
(180)Cette force est celle qu’il a désignée sous le nom de narcissisme et qui comporte une dialectique secrète où les psychanalystes se retrouvent mal. La voici, (c’est pour la faire concevoir que j’ai introduit, dans la théorie, la distinction proprement méthodique, du symbolique, de l’imaginaire et du réel) : « je m’aime moi-même » sans doute, et de toute la rage collante où la bulle vitale bout sur elle-même et se gonfle en une palpitation à la fois vorace et précaire, non sans fomenter en son sein le point vif d’où son unité rejaillira disséminée de son éclatement même. Autrement dit : je suis lié à mon corps par l’énergie propre que Freud a mis au principe de l’énergie psychique – l’Éros, qui fait les corps vivants se conjoindre pour se reproduire – qu’il appelle libido.
Mais ce que j’aime en tant qu’il y a un moi, où je m’attache d’une concupiscence mentale, n’est pas ce corps dont le battement et la pulsation échappent trop évidemment à mon contrôle, mais une image qui me trompe en me montrant mon unité dans sa Gestalt, sa forme. Il est beau, il est grand, il est fort. Il l’est plus encore même d’être laid, petit et misérable.
Je m’aime moi-même en tant que je me méconnais essentiellement. Je n’aime qu’un autre. Un autre avec un petit a initial d’où l’usage de mes élèves de l’appeler « le petit autre ».
Rien d’étonnant à ce que ce ne soit rien que moi-même que j’aime dans mon semblable, (et ce non seulement dans le dévouement névrotique, si j’indique ce que l’expérience nous apprend, mais dans la forme extensive et utilisée de l’altruisme, qu’il soit éducatif ou familial, philanthropique, totalitaire ou libéral, à quoi l’on souhaiterait souvent devoir répondre comme la vibration de la croupe magnifique de la bête infortunée) ; rien d’étonnant que l’homme ne fasse rien passer dans cet altruisme que son amour-propre, sans doute dès longtemps détecté dans ses extravagances – même glorieuses – par l’investigation moraliste de ses prétendues vertus, mais que l’investigation analytique du moi permet d’identifier à la forme de l’outre, à l’outrance de l’ombre dont le chasseur devient la proie : à la vanité d’une forme visuelle.
Telle est la face éthique de ce que j’ai articulé pour le faire entendre sous le terme du stade du miroir.
Le moi est fait, Freud nous l’enseigne, des identifications superposées en matière, manière de pelure : cette sorte de garde-robe dont les pièces portent la marque du tout-fait si l’assemblage en est souvent bizarre. Des identifications à ses formes imaginaires, l’homme croit reconnaître le principe de son unité sous les espèces d’une maîtrise de soi-même dont il est la dupe nécessaire, – qu’elle soit ou non illusoire –, car cette image de lui-même ne le contient en rien si elle est immobile. Seule sa grimace, sa souplesse, sa désarticulation, son démembrement, sa dispersion aux quatre vents, commencent d’indiquer quelle est sa place dans le monde.
(181)Encore a-t-il fallu longtemps pour qu’il abandonnât l’idée que le monde fût fabriqué à son image et que ce qu’il y retrouvait, de cette image, sous la forme des signifiants dont son industrie avait commencé de parsemer le monde fût, de ce monde, l’essence.
C’est ici qu’apparaît l’importance décisive du discours de la science dite physique et ce qui pose la question d’une éthique à la mesure d’un temps spécifié comme notre temps.
Ce que le discours de la science démasque, c’est que plus rien ne reste d’une esthétique transcendantale par quoi s’établirait un accord, fût-il perdu, entre nos intuitions et le monde. La réalité physique s’avère désormais comme impénétrable à toute analogie avec un quelconque type de l’homme universel. Elle est pleinement, totalement, inhumaine. Le problème qui s’ouvre à nous n’est plus le problème de la co-naissance, d’une connaissance, d’une connaturalité par quoi s’ouvre à nous l’amitié des apparences.
Nous savons ce qu’il en est de la terre et du ciel. L’un et l’autre sont vides de Dieu, et la question est de savoir ce que nous y faisons apparaître dans les disjonctions qui constituent nos techniques.
Nos techniques… Vous allez peut-être là-dessus me reprendre : techniques humaines et au service de l’homme. Bien sûr. Mais qui ont pris une mesure d’efficacité pour autant que leur principe est une science qui ne s’est, si je puis dire, « déchaînée », qu’à renoncer à tout anthropomorphisme – fût-ce à celui de la bonne Gestalt des sphères dont la perfection était le garant de ce qu’elles fussent éternelles, et, aussi bien à celui de la force dont l’impetus s’est ressenti au cœur de l’action humaine.
Une science de petits signes et d’équations apprises en fait. Une science qui participe de l’inconcevable en ceci précisément qu’elle donne raison à Newton contre Descartes. Une science qui n’a pas forme atomique par hasard car c’est la production de l’atomisme du signifiant qui l’a structurée où il faut reconnaître l’atomisme même contre lequel nous nous insurgeons quand il s’agit de nous comprendre : cet atomisme sur lequel on a voulu construire notre psychologie et ou seulement nous ne reconnaissons pas que nous étions par lui, cet atomisme, habités.
C’est pour cela que Freud a réussi à partir des hypothèses de l’atomisme psychologique. C’est que – qu’on puisse dire ou non qu’il l’assume – il traite les éléments de l’association, non comme des idées exigeant la genèse de leur épuration à partir de l’expérience, mais comme des signifiants dont la constitution implique d’abord leur relation à ce qui se cache de radical dans la structure comme telle. Soit le principe de la permutation : à savoir qu’une chose puisse être mise à la place d’une autre par quelqu’un, et par cela seulement la représente. Il s’agit d’un tout autre sens (182)du mot représentation que celui des peintures, des Abschattungen, où le réel serait censé jouer avec nous d’on ne sait quel strip-tease.
Aussi bien Freud l’articule-t-il proprement usant pour dire ce qui est refoulé non du terme de Vor-Stellung, encore que l’accent soit mis sur le représentatif dans le matériel de l’inconscient, mais deVorstellung-Repräsentanz. Je ne vais pas là m’étendre. Ce que je vous indique c’est que je ne complais ici à aucune construction philosophique. J’essaie de me reconnaître dans les matériaux les plus immédiats de mon expérience, et si je recours au texte de Freud pour témoigner de cette expérience c’est parce qu’il y a là une conjonction rare quoiqu’en dise une critique aussi vétilleuse qu’incompréhensive, comme il arrive à ceux qui n’ont à la bouche que le mot compréhension.
Un rare accord dis-je, exceptionnel dans l’histoire de la pensée entre le dire de Freud et la Chose qu’il nous découvre. Je dis entre son dire et la Chose. Ce que cela comporte de lucidité chez lui va de soi. Mais après tout, conformément même à ce qu’il nous découvre, l’accent de conscience mis sur tel ou tel point de sa pensée est ici secondaire. J’irai jusque là.
Les représentation ici n’ont plus rien d’apollinien. Elles sont dans une destination alimentaire. Notre appareil neurologique opère en ceci que nous hallucinons ce qui peut répondre en nous à nos besoins. Perfectionnement peut-être par rapport à ce que nous pouvons présumer du mode réactionnel de l’huître planquée sur son rocher, mais dangereux en ceci qu’il nous livre à la merci d’un simple échantillonnage gustatif, si je puis dire, ou palpatoire de la sensation et, au dernier terme, à nous pincer pour savoir si nous ne rêvons pas. Tel est du moins le schéma que nous pouvons donner de ce qui s’articule dans le double principe qui constitue selon Freud, l’événement psychique : principe de plaisir et principe de réalité, pour autant que s’y articule la physiologie de la relation dite « naturelle » de l’homme au monde.
Nous ne nous attarderons pas au paradoxe que constitue une telle conception du point de vue d’une théorie de l’adaptation de la conduite, pour autant que celle-ci fait la loi de la tentative de reconstruction d’une certaine conception de l’éthologie, de l’éthologie par exemple animale. Ce qu’il faut voir, c’est ce qu’introduit, dans ce schéma de l’appareil, son fonctionnement effectif en tant que Freud y découvre la chaîne des effets proprement inconscients.
On n’a pas authentiquement aperçu le renversement qu’au niveau même du double principe l’effet de l’inconscient comporte. Renversement ou plutôt décussation des éléments auxquelles ces principes sont ordinairement associés. C’est que c’est au soin de la satisfaction du besoin que se consacre la fonction du principe de réalité, et notamment ce qui s’y attache épisodiquement de conscience – (183)en tant qu’elle est liée socialement aux éléments du sensoriel privilégié en ce qu’ils sont intéressés par l’image primordiale du narcissisme – mais qu’inversement, ce sont les processus de la pensée – tous les processus de la pensée y étant compris, j’allais dire « compris », le jugement lui-même – qui sont dominés par le principe du plaisir et gisent dans l’inconscient d’où ils ne sont tirés que par la verbalisation théorisante qui les en extrait à la réflexion ; avec ce seul principe d’efficace pour cette réflexion, qu’ils sont déjà organisés, nous l’avons dit hier, selon la structure du langage.
C’est la conséquence, ou plutôt la vraie raison de l’inconscient, que l’homme sache à l’origine qu’il subsiste dans une relation d’ignorance. Ce qui veut dire que la première division que comporte l’événement psychique chez l’homme, c’est celle-ci par quoi tout ce à quoi il résonne – comme le comprenant sous quelque chef d’appétit, de sympathie et, en général, de plaisance – laisse en dehors et contourne la Chose à quoi est destiné tout ce qu’il éprouve dans une orientation du signifiant déjà prédicatif.
Tout ceci n’a pas été déniché par moi dans l’Entwurf, dans ce projet de psychologie découvert dans les papiers de la correspondance de Freud avec Fliess. Cela y est clair certes, mais cela ne prend valeur qu’à montrer l’ossature d’une réflexion qui s’est épanouie en une pratique incontestable. La liaison étroite de ce que Freud appelle proprement la Wissbegierde, ce qui en allemand est très fort, la cupido sciendi et il faudrait dire en français, « l’avidité curieuse », cette liaison étroite, qu’il démontre avec le tournant décisif de la libido, est un fait massif qui se répercute en mille traits déterminants dans le développement individuel de l’enfant.
Cette Chose pourtant, je vais dire et je m’en excuse, n’est point objet et ne saurait l’être en ce que son terme ne surgit comme corrélat d’un sujet hypothétique qu’autant que ce sujet disparaît, s’évanouit : fading du sujet, et non terme sous la structure signifiante. Ce que l’intention montre en effet, c’est que cette structure est déjà là avant que le sujet prenne la parole et avec elle se fasse porteur d’aucune vérité, ni prétendant à aucune reconnaissance.
La Chose est donc ce qui – dans le vivant quel qu’il soit que vient habiter le discours et qui se profère en parole – marque la place où il pâtit de ce que le langage se manifeste dans le monde. C’est ainsi que vient à apparaître l’être partout où l’Éros de la vie trouve la limite de sa tendance unitive.
Celle-ci, cette tendance à l’union, est, dans Freud, d’un niveau organismique, biologique comme on dit. Elle n’a pourtant rien à faire avec ce qu’appréhende une biologie, dernière venue des sciences physiques, mais avec le mode de prise – en tant qu’il est érotisé – des orifices principaux du corps : d’où la fameuse (184)définition freudienne de la sexualité dont on a voulu déduire une prétendue relation d’objet dite orale, anale, génitale, relation qui porte en elle une profonde ambiguïté en tant qu’elle confond un corrélatif naturel avec un caractère de valeur camouflé sous une notion de norme de développement.
C’est avec de telles confusions que la malédiction de saint Matthieu, à l’endroit de ceux qui assemblent de nouveaux fardeaux pour en charger les épaules des autres, viendrait à frapper ceux qui autorisent chez l’homme le soupçon de quelque tare personnelle au principe de l’insatisfaction attachée aux relations d’amour.
Freud, s’il a (mieux que jamais ou n’a au fil des siècles de casuistique érotologique), détecté les motifs du ravalement de la relation amoureuse, l’a rapporté d’abord au drame de l’Œdipe, c’est-à-dire à un conflit dramatique articulant une refonte plus profonde du sujet, une Urverdrängung, un refoulement archaïque, laissant dès lors sa place au refoulement secondaire qui permet, qui force à se disjoindre les courants qu’il distingue comme ceux respectivement de la tendresse et du désir. Freud n’a jamais, pour autant, eu l’audace de proposer une cure radicale de ce conflit inscrit dans la structure. S’il a éclairé (comme jamais aucune caractériologie primitive ni moderne) ce qu’il a désigné comme types libidinaux, c’est aussi pour formuler expressément qu’il en venait à ce résultat : à entériner que sans doute il y avait, au dernier terme, quelque chose d’irrémédiablement faussé dans la sexualité humaine.
Voilà sans doute pourquoi Jones dans l’article nécrologique qui lui vint en charge de celui qui était le maître le plus passionnément admiré – et lui, d’autre part, partisan déclaré d’une Aufklärungrésolument anti-religieuse – n’a pu s’empêcher de le situer dans sa conception du destin de l’homme sous le patronage, écrit-il, des Pères de l’Église. Disons plus : si Freud met à la charge de la « moralité sexuelle » la nervosité régnant chez le civilisé moderne, il ne prétend même pas avoir de solution à proposer dans le général pour un meilleur aménagement de cette moralité.
L’objet imaginé récemment par la psychanalyse, comme mesure de l’adéquation libidinale, informerait de son type toute une réalité comme mode de relation du sujet au monde : vorace, rétentive, ou encore – comme on s’exprime en un terme qui porte, hélas, la marque d’une intention moralisante où il faut dire que la défense de la psychanalyse en France a cru devoir enjoliver sa première gourme – relation à l’objet « oblative » qui s’avérerait l’avènement idyllique de la relation génitale !
Hélas, est-ce au psychanalyste de refouler la perversion foncière du désir humain dans l’enfer du prégénital comme connoté de régression affective, et de faire rentrer dans l’oubli la vérité avouée dans le mystère antique « Éros est un dieu noir » ?
(185)L’objet dont on fait ainsi état ne dessine qu’une imputation grossière des effets de frustration que l’analyse se chargerait de tempérer. Ceci avec le seul résultat de camoufler des séquences beaucoup plus complexes dont la richesse autant que la singularité semblent subir, dans une certaine utilisation orthopédique de l’analyse, une étrange éclipse : le rôle singulier du phallus dans sa foncière disparité (je cherche ici un équivalent du terme anglais organ) dans la disparité de sa fonction par quoi se situe la fonction virile, dans cette duplicité de la castration surmontée de l’autre dont la dialectique semble soumise au passage par la formule « il n’est pas sans l’avoir », tandis que, d’autre part, la féminité est soumise à l’expérience primitive de sa privation pour en venir – à le souhaiter – à le faire être symboliquement dans le produit de l’enfantement, que celui-ci doive ou non l’avoir.
Ce tiers objet, le phallus, détaché de la dispersion osirienne à quoi tout à l’heure nous faisions allusion, joue la fonction métonymique la plus secrète selon qu’il s’interpose ou se résorbe dans le phantasme du désir. Entendons que ce fantasme est, au niveau de la chaîne de l’inconscient, ce qui correspond à l’identification du sujet qui parle comme de « moi » dans le discours de la conscience. Dans le fantasme, le sujet s’éprouve comme ce qu’il veut au niveau de l’Autre (cette fois avec un grand A), c’est-à-dire à la place où il est vérité sans conscience et sans recours ; c’est là qu’il se fait en cette absence épaisse qui s’appelle le désir.
Le désir n’a pas d’objet, sinon, comme des singularités le démontrent, celui accidentel – « normal » ou non – qui s’est trouvé venir signifier, que ce soit en un éclair ou dans un rapport permanent, les confins de la Chose : c’est-à-dire de ce Rien, autour de quoi toute passion humaine resserre son spasme à modulation courte ou longue, à retour périodique. La passion de la bouche la plus passionnément gavée, c’est ce Rien où dans l’anorexie mentale il réclame la privation où se révèle l’Amour. La passion de l’avare, c’est ce Rien où est réduit l’objet enfermé dans sa cassette bien-aimée.
Comment, sans la copule qui vient à conjoindre l’être comme manque et ce Rien, la passion de l’homme trouverait-elle à se satisfaire ?
C’est pourquoi, si la femme se contente, au secret d’elle-même, de celui qui satisfait à la fois son besoin et ce manque, l’homme, cherchant son manque à être au-delà de son besoin – pourtant si mieux assuré que celui de la femme – trouve ici la pente d’une inconstance ou – plus exactement – d’une duplication de l’objet, dont les affinités avec ce qu’il y a de fétichisme dans l’homosexualité ont été très curieusement sillonnées par l’expérience analytique (sinon toujours justement et bien rassemblées dans la théorie).
Ne croyez pas, pour autant, que je fasse la femme plus favorisée (186)sur le chemin de la jouissance. Ses difficultés à elle non plus ne manquent pas et sont probablement plus profondes. Mais ce n’est pas notre objet ici d’en traiter, encore que bientôt il doive être abordé par notre groupe avec la collaboration de la Société Hollandaise.
Ai-je réussi seulement à faire passer en votre esprit les chaînes de cette topologie, qui met au cœur de chacun de nous cette place béante d’où le Rien nous interroge sur notre sexe et sur notre existence ? C’est là la place où nous avons à aimer le prochain comme nous-mêmes, parce qu’en lui cette place est la même.
Rien n’est assurément plus proche de nous que cette place et, pour le faire entendre, j’emprunterai la voix du Poète qui, quels que soient ses accents religieux a été reconnu pour un des leurs – dans leurs aînés – par les surréalistes. Il s’agit de Germain Nouveau, de celui qui signait, « Humilis » :
« Frère, o doux mendiant qui chante en plein vent
Aime-toi comme l’air du ciel aime le vent
Frère, poussant les bœufs dans les mottes de terre
Aime-toi comme au champ la glèbe aime la terre
Frère qui fait le vin du sang des raisins d’or,
Aime-toi comme un cep aime sa grappe d’or
Frère qui fait le pain, croûte dorée et mie
Aime-toi comme au four la croûte aime la mie
Frère qui fait l’habit, joyeux tisseur de drap
Aime-toi comme en lui la laine aime le drap
Frère dont le bateau fend l’azur vert des vagues
Aime-toi comme en mer les flots aiment les vagues
Frère joueur de luth, gai marieur de sons
Aime-toi comme on sent la corde aimer les sons
Mais en Dieu, Frère, sache aimer comme toi-même ton frère
Et, quel qu’il soit, qu’il soit comme toi-même ».
Tel est le commandement de l’amour du prochain et contre quoi Freud a raison de s’arrêter, interloqué de son invocation par ce que l’expérience montre : ce que l’analyse a articulé comme un moment décisif de sa découverte, c’est l’ambivalence par quoi la haine suit comme son ombre tout amour pour ce prochain qui est aussi de nous ce qui est le plus étranger. Comment ne pas le harceler dès lors des épreuves à faire jaillir de lui le seul cri qui pourra nous le faire connaître ?
Comment Kant ne voit-il pas à quoi se heurte sa raison pratique, toute bourgeoise de s’ériger en règle universelle ? La débilité des preuves qu’il en avance n’a en sa faveur que la faiblesse humaine dont se soutient le corps nu qu’un Sade peut lui donner : de la jouissance sans frein, pour tous ! il y faudrait plus que du sadisme, un amour absolu, c’est-à-dire impossible.
(187)Voit-il par là la clef de cette fonction de la sublimation sur laquelle je suis en train d’arrêter ceux qui me suivent dans mon enseignement ? et où l’homme sous diverses formes tente de composer avec la Chose : dans l’art fondamental qui la lui fait représenter dans le vide du vase où s’est fondée l’alliance de toujours, dans la religion qui lui inspire la crainte et de se tenir à juste distance de la Chose, dans la science qui n’y croit pas et par laquelle nous le voyons maintenant confrontée à la méchanceté fondamentale de la Chose ?
Le Trieb freudien, notion première et la plus énigmatique de la théorie, en est venu, je dirais, à achopper au grand scandale des disciples de Freud sur la formule et sur la forme de l’instinct de mort. Voici la réponse de la Chose quand nous n’en voulons rien savoir : elle non plus ne sait rien de nous. Mais n’est-ce pas là aussi une forme de la sublimation autour de quoi l’être de l’homme, une fois de plus, tourne sur ses gonds ? Cette libido dont Freud nous dit qu’aucune force en l’homme n’est plus à portée de se sublimer, n’est-elle pas le dernier fruit de la sublimation par quoi l’homme moderne répond à sa solitude ?
Que la prudence ici me garde de m’avancer trop vite ! Que les lois soient par nous gardées par quoi seulement nous pouvons retrouver le chemin de la Chose, qui sont les lois de la Parole, par quoi elle est cernée.
J’ai – peut-être follement – posé devant vous la question qui est au cœur de l’expérience freudienne, en ce que, même parmi ceux qui pourraient en paraître les mieux préservés, les pièges de la maîtrise psychologique ne sont guère éventés. Je me suis laissé dire, qu’il est des séminaires où l’on faisait la psychologie du Christ. Qu’est-ce à dire ? Est-ce pour savoir par quel bout son désir pouvait être attrapé ?
J’enseigne quelque chose dont le terme est obscur.
Il me faut ici m’excuser. J’y ai été poussé par une nécessité pressante dont celle qui me fait ici paraître devant vous n’est qu’un petit moment qui vous suffira, j’espère, à comprendre. Mais je ne suis pas content d’être là, ce n’est pas ma place, mais au chevet de la couche où mon patient me parle.
Aussi que le philosophe ne se lève pas comme il arriva à Ibn Arabi pour venir à ma rencontre en me prodiguant les marques de sa considération et de son amitié, pour finalement m’embrasser et me dire « oui ». Car bien entendu, comme Ibn Arabi, à mon tour, je lui répondrai en lui disant « oui », et sa joie s’accentuera de constater que je l’aurai compris. Mais prenant conscience de ce qui aura provoqué sa joie, il me faudra ajouter « non ».
10 mars 1960
1967 LACAN procédure pour la passe
Cette première version de la proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école est parue dans Ornicar ? Analytica volume 8 –1978. Elle y est présentée comme celle qui fut effectivement prononcée par Lacan le 9 octobre 1967. Elle contient 4845 mots alors que la version dite seconde publiée dans Scilicet comprend 5059 mots.
1967-10-09 : Une procédure pour la passe (4 p.)
(5)Il s’agit de fonder dans un statut assez durable pour être soumis à l’expérience, les garanties dont notre École pourra autoriser de sa formation un psychanalyste – et dès lors en répondre.
Pour introduire mes propositions, il y a déjà mon acte de fondation et le préambule de l’annuaire. L’autonomie de l’initiative du psychanalyste y est posée en un principe qui ne saurait souffrir chez nous de retour.
L’École peut témoigner que le psychanalyste en cette initiative apporte une garantie de formation suffisante.
Elle peut aussi constituer le milieu d’expérience et de critique qui établisse voire soutienne les conditions des garanties les meilleures.
Elle le peut et donc elle le doit, puisqu’École, elle ne l’est pas seulement au sens où elle distribue un enseignement, mais où elle instaure entre ses membres une communauté d’expérience, dont le cœur est donné par l’expérience des praticiens.
À vrai dire, son enseignement même n’a de fin que d’apporter à cette expérience la correction, à cette communauté la discipline d’où se promeut la question théorique par exemple, de situer la psychanalyse au regard de la science.
Le noyau d’urgence de cette responsabilité n’a pu faire que de s’inscrire déjà à l’annuaire.
Garantie de formation suffisante : c’est l’A.M.E. – l’analyste membre de l’École.
Aux A.E., dits analystes de l’École, reviendrait le devoir (6)de l’institution interne soumettant à une critique permanente l’autorisation des meilleurs.
Nous devons ici insérer l’École dans ce qui pour elle, est le cas. Expression qui désigne une position de fait à retenir d’événements relégués dans cette considération.
L’École, de son rassemblement inaugural ne peut omettre qu’il s’est constitué d’un choix pour ses membres délibéré, celui d’être exclu de l’Association Psychanalytique Internationale.
Chacun sait en effet que c’est sur un vote, lequel n’avait d’autre enjeu que de permettre ou d’interdire la présence de mon enseignement, qu’a été suspendue leur admission à l’I.P.A., sans autre considération tirée de la formation reçue, et spécialement sans objection de ce qu’elle fût reçue de moi. Un vote, un vote politique, suffisait pour être admis à l’Association PsychanalytiqueInternationale, comme l’ont montré ses suites.
Il en résulte que ceux qui se sont regroupés dans ma fondation, ne témoignent par là de rien d’autre que du prix qu’ils attachent à un enseignement – qui est le mien, qui est de fait sans rival – pour soutenir leur expérience. Cet attachement est de pensée pratique, disons le, et non pas d’énoncés conformistes : c’est pour l’air, nous irons jusqu’à cette métaphore, que notre enseignement apporte au travail, qu’on a préféré être exclu que de le voir disparaître et même que de s’en séparer. Ceci se conclut aisément de ce que nous ne disposons jusqu’à présent d’aucun autre avantage dont nous puissions balancer la chance ainsi déclinée.
Avant d’être un problème à proposer à quelques cavillations analytiques, ma position de chef d’École est un résultat d’une relation entre analystes, qui depuis dix sept ans s’impose à nous comme un scandale.
(7)Je souligne que je n’ai rien fait en produisant l’enseignement qui m’était confié dans un groupe, ni pour en tirer la lumière à moi, notamment par aucun appel au public, ni même pour trop souligner les arêtes qui auraient pu contrarier la rentrée dans la communauté, laquelle restait pendant ces années le seul souci véritable de ceux à qui m’avait réuni une précédente infortune (soit la sanction donnée par les soins de Mademoiselle Anna Freud à une sottise de manœuvre, commise elle-même sous la consigne que je n’en sois pas averti).
Cette réserve de ma part est notable par exemple dans le fait qu’un texte essentiel à trouver dans mes Écrits pour donner, sous la forme inévitable de la satire, la critique dont tous les termes sont choisis, des sociétés analytiques en exercice, (Situation de la psychanalyse en 1956) – que ce texte à tenir pour préface à notre effort présent, a été retenu par moi jusqu’à l’édition qui le livre.
J’ai donc préservé dans ces épreuves, on le sait, ce que je pouvais donner. Mais j’ai préservé aussi ce qui à d’autres paraissait à obtenir.
Ces rappels ne sont là que pour situer justement l’ordre de concession éducative auquel j’ai soumis même les temps de ma doctrine.
Cette mesure toujours tenue, laisse maintenant oublier l’obscurantisme incroyable de l’audience où j’avais à la faire valoir.
Ceci pour dire qu’ici il me faudra devancer, dans les formules à vous proposer maintenant, les suites que je suis en droit d’attendre, et notamment des personnes présentes, pour ce qu’il m’a été permis d’en émettre jusqu’alors. Du moins a-t-on pour inférer ce qui vient ici, sous toutes les formes possibles, déjà de moi l’indication.
(8)Nous partons de ceci que la racine de l’expérience du champ de la psychanalyse posé en son extension, seule base possible à motiver une École, est à trouver dans l’expérience psychanalytique elle-même, nous voulons dire prise en intension : seule raison juste à formuler de la nécessité d’une psychanalyse introductive pour opérer dans ce champ. En quoi donc nous nous accordons de fait avec la condition partout reçue de la psychanalyse dite didactique.
Pour le reste, nous laissons en suspens ce qui a poussé Freud à cet extraordinaire joke que réalise la constitution des sociétés psychanalytiques existantes, car il n’est pas possible de dire qu’il les aurait voulues autrement.
Ce qui importe, c’est qu’elles ne peuvent se soutenir dans leur succès présent sans un appui certain dans le réel de l’expérience analytique.
Il faut donc interroger ce réel pour savoir comment il conduit à sa propre méconnaissance, voire produit sa négation systématique.
Ce feed-back déviant ne peut, comme nous venons de le poser, être détecté que dans la psychanalyse en intension. Du moins l’isolera-t-on ainsi de ce qui dans l’extension relève de ressorts de compétition sociale, par exemple, qui ne peuvent faire ici que confusion.
Qui à avoir quelque vue du transfert, pourrait douter qu’il n’y a pas de référence plus contraire à l’idée de l’intersubjectivité ?
Au point que je pourrais m’étonner qu’aucun praticien ne se soit avisé de m’en faire objection hostile, voire amicale. Ce m’aurait été occasion de marquer que c’était bien pour qu’il y pense, que j’ai dû rappeler d’abord ce qu’implique de relation intersubjective l’usage de la parole.
(9)C’est pourquoi à tout bout de champ de mes Écrits, j’indique ma réserve sur l’emploi de la dite intersubjectivité par cette sorte d’universitaires qui ne savent se tirer de leur lot, qu’à s’accrocher à des termes qui leur semblent lévitatoires, faute de saisir leur connexion là où ils servent.
Il est vrai que ce sont les mêmes qui favorisent l’idée que la praxis analytique est faite pour ouvrir notre relation au malade à la compréhension. Complaisance ou malentendu qui fausse notre sélection au départ, où se montre qu’ils ne perdent pas tellement le nord quand il s’agit de la matérielle.
Le transfert, je le martèle depuis déjà quelque temps, ne se conçoit qu’à partir du terme du sujet supposé savoir.
À m’adresser à d’autres, je produirais d’emblée ce que ce terme implique de déchéance constituante pour le psychanalyste, à l’illustrer du cas originel. Fliess, c’est-à-dire le médicastre, le chatouilleur de nez, mais qui à cette corde prétend faire résonner les rythmes archétypiques, vingt et un jours pour le mâle, vingt huit pour la femelle, très précisément ce savoir qu’on suppose fondé sur d’autres rets que ceux de la science qui à l’époque se spécifie d’avoir renoncé à ceux là.
Cette mystification qui double l’antiquité du statut médical, voilà qui a suffi à creuser la place où le psychanalyste s’est logé depuis. Qu’est-ce à dire, sinon que la psychanalyse tient à celui qui doit être nommé le psychanalysant : Freud le premier en l’occasion, démontrant qu’il peut concentrer en lui le tout de l’expérience. Ce qui ne fait pas une autoanalyse pour autant.
Il est clair que le psychanalyste tel qu’il résulte de la reproduction de cette expérience, par la substitution du psychanalysant originel à sa place, se détermine différemment par rapport au sujet supposé savoir.
(10)Ce terme exige une formalisation qui l’explique.
Et justement qui bute aussitôt sur l’intersubjectivité. Sujet supposé par qui ? dira t on, sinon par un autre sujet.
Et si nous supposions provisoirement qu’il n’y a pas de sujet supposable par un autre sujet ? On sait en effet que nous ne nous référons pas ici au sens vague du sujet psychologique qui est précisément ce que l’inconscient met en question.
N’est-il pas acquis que le sujet transcendantal, disons celui du cogito, est incompatible avec la position d’un autre sujet ? Déjà dans Descartes, on saisit qu’il n’en saurait être question, sinon à passer par Dieu comme garant de l’existence. Hegel remet les choses au point avec la fameuse exclusion de la coexistence des consciences. D’où part la destruction de l’autre, inaugurale de la phénoménologie de l’esprit, mais de quel autre ? On détruit le vivant qui supporte la conscience, mais la conscience, celle du sujet transcendantal, c’est impossible. D’où le huis clos où Sartre conclut : c’est l’enfer. L’obscurantisme lui non plus ne semble pas près de mourir si vite.
Mais peut-être à poser le sujet comme ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant, pourrons nous rendre la notion du sujet supposé plus maniable : le sujet est là bien supposé, très précisément sous la barre elle même tirée sous l’algorithme de l’implication signifiante. Soit :
Le sujet est le signifié de la pure relation signifiante.
Et le savoir, où l’accrocher ? Le savoir n’est pas moins supposé, nous venons d’en prendre l’idée – que le sujet. La nécessité de la portée de l’écriture musicale pour rendre compte du discours s’impose ici une fois de plus, pour faire (11)saisir vivement le
Deux sujets ne sont pas imposés par la supposition d’un sujet, mais seulement un signifiant qui représente pour un autre quelconque, la supposition d’un savoir comme attenante à un signifié, soit un savoir pris dans sa signification.
C’est l’introduction de ce signifiant dans la relation artificielle du psychanalysant en puissance à ce qui reste à l’état d’x, à savoir le psychanalyste, qui définit comme ternaire la fonction psychanalytique.
Il s’agit d’en extraire la position ainsi définie du psychanalyste.
Car celui qui se désigne ainsi, ne saurait, sans malhonnêteté radicale se glisser dans ce signifié, même si son partenaire l’en habille (ce qui n’est nullement le cas moyen), dans ce signifié à qui est imputé le savoir.
Car non seulement son savoir n’est pas de l’espèce de ce que Fliess élucubre, mais très précisément c’est là ce dont il ne veut rien savoir. Comme il se voit dans ce réel de l’expérience tout à l’heure invoqué là où il est : dans les Sociétés, si l’ignorance où l’analyste se tient de ce qui pourrait même commencer à s’articuler de scientifique dans ce champ, la génétique par exemple, ou l’intersexualité hormonale. Il n’y connaît rien, on le sait. Il n’a à en connaître à la rigueur qu’en manière d’alibi pour les confrères.
Les choses du reste trouvent leur place tout de suite, à se souvenir de ce qu’il y a, pour le seul sujet en question (qui est, ne l’oublions pas, le psychanalysant) à savoir.
Et ceci à introduire la distinction depuis toujours présente à l’expérience de la pensée telle que l’histoire la (12)fournit : distinction du savoir textuel et du savoir référentiel.
Une chaîne signifiante, telle est la forme radicale du savoir dit textuel. Et ce que le sujet du transfert est supposé savoir, c’est, sans que le psychanalysant le sache encore, un texte, si l’inconscient est bien ce que nous nous savons : structuré comme un langage.
N’importe quel clerc d’autrefois, voire sophiste, colporteur de contes, ou autre talmudiste, serait tout de suite ici au fait. On aurait tort de croire pourtant que ce savoir textuel a terminé sa mission sous prétexte que nous n’admettons plus de révélation divine.
Un psychanalyste, au moins de ceux à qui nous apprenons à réfléchir, devrait pourtant reconnaître ici la raison de la prévalence d’un texte au moins, celui de Freud, dans sa cogitation.
Disons que le savoir référentiel, celui qui se rapporte au référent, dont vous savez qu’il complète le ternaire dont les deux autres termes sont signifiant et signifié, autrement dit le connote dans la dénotation, n’est bien entendu pas absent du savoir analytique, mais il concerne avant tout les effets du langage, le sujet d’abord, et ce qu’on peut désigner du terme large de structures logiques.
Sur énormément d’objets que ces structures impliquent, sur presque tous les objets qui par elles viennent à conditionner le monde humain, on ne peut dire que le psychanalyste sache grand chose.
Ça vaudrait mieux, mais c’est variable.
La question est non pas de ce qu’il sait, mais de la fonction de ce qu’il sait dans la psychanalyse.
Si nous nous en tenons à ce point nodal que nous y (14)désignons comme intensif, soit la façon dont il a à parer à l’investiture qu’il reçoit du sujet supposé savoir, la discordance apparaît évidente de ce qui va s’en inscrire aussitôt dans notre algorithme
Tout ce qu’il sait n’a rien à voir avec le savoir textuel que le sujet supposé savoir lui signifie : l’inconscient qu’implique l’entreprise du psychanalysant.
Simplement le signifiant qui détermine un tel sujet, a à être retenu par lui pour ce qu’il signifie : le signifié du texte qu’il ne sait pas.
Tel est ce qui commande l’étrangeté où lui paraît la recommandation de Freud, si insistante pourtant, laquelle s’articule expressément comme d’exclure tout ce qu’il sait dans son abord de chaque nouveau cas.
L’analyste n’a d’autre recours que de se placer au niveau du s de la pure signification du savoir, soit du sujet qui n’est pas encore déterminable que d’un glissement qui est désir, de se faire désir de l’Autre, dans la pure forme qui s’isole comme désir de savoir.
Le signifiant de cette forme étant ce qui est articulé dans le Banquet comme l’galma, le problème de l’analyste est représentable (et c’est pourquoi nous lui avons fait la place que l’on sait) dans la façon dont Socrate supporte le discours d’Alcibiade, c’est à dire très précisément en tant qu’il vise un autre, Agathon, au nom ironique précisément dans ce cas.
Nous savons qu’il n’y a pas d’galma que celui qui veut sa possession, puisse obtenir.
L’enveloppe (quelle qu’en soit la disgrâce qui fasse le psychanalyste paraître la constituer), est une enveloppe qui (14)sera vide, s’il l’ouvre aux séductions de l’amour ou de la haine du sujet.
Mais ce n’est pas dire que la fonction de l’galma du sujet supposé savoir, ne puisse être pour le psychanalyste, comme je viens d’en ébaucher les premiers pas, la façon de centrer ce qu’il en est de ce qu’il choisit de savoir.
Dans ce choix, la place du non-savoir est centrale.
Elle n’en est pas moins articulable en conduites pratiques. Celle du respect du cas par exemple, nous l’avons dit. Mais celles ci restent parfaitement vaines hors d’une théorie ferme de ce qu’on refuse et de ce qu’on admet de tenir pour être à savoir.
Le non-savoir n’est pas de modestie, ce qui est encore se situer par rapport à soi ; il est proprement la production « en réserve » de la structure du seul savoir opportun.
Pour nous référer au réel de l’expérience, supposé décelable dans la fonction des sociétés, trouvons là forme à saisir pourquoi des êtres qui se distinguent par un néant de la pensée, reconnu de tous et accordé comme de fait dans les propos courants (c’est là l’important), sont aisément mis dans le groupe en position représentative.
C’est qu’il y a là un chapitre que je désignerai comme la confusion sur le zéro. Le vide n’est pas équivalent au rien. Le repère dans la mesure n’est pas l’élément neutre de l’opération logique. La nullité de l’incompétence n’est pas le non marqué par la différence signifiante.
Désigner la forme du zéro est essentiel, qui, (c’est la visée de notre 8 intérieur), placée au centre de notre savoir, soit rebelle à ce que s’y substituent les semblants d’un batelage ici très singulièrement favorisé.
(15)Car justement parce que tout un savoir exclu par la science ne peut qu’être tenu à l’écart de la psychanalyse, si l’on ne sait pas dire quelle structure logique y supplée « au centre » (terme ici approché), n’importe quoi peut y venir – (et les discours sur la bonté).
C’est dans cette ligne que se place la logique du fantasme. La logique de l’analyste est l’galma qui s’intègre au fantasme radical que construit le psychanalysant.
Cette ordination de l’ordre de savoir en fonction dans le procès analytique, voilà ce autour de quoi doit tourner l’admission dans l’École. Elle implique toutes sortes d’appareils – dont l’âme est à trouver dans les fonctions déjà déléguées dans le Directoire – Enseignement, Direction de travaux, Publication.
Elle comporte le groupement de certains livres à publier en collection – et au delà une bibliographie systématique. Je ne m’en tiens là qu’à des indications.
Ce propos est fait pour montrer comment se raccordent immédiatement les problèmes en extension, à ceux, centraux à l’intention.
C’est ainsi qu’il nous faut reprendre la relation du psychanalysant au psychanalyste, et comme dans les traités d’échecs passer du début à la fin de partie.
Que dans la fin de partie la clef se trouve du passage de l’une des deux fonctions à l’autre, c’est ce qui est exigé par la pratique de la psychanalyse didactique.
Rien qui là ne reste confus ou voilé. Je voudrais indiquer comment notre École pourrait opérer pour dissiper cette ténèbres.
Je n’ai pas à ménager ici de transition pour ceux qui (16)me suivent ailleurs.
Qu’est ce qui à la fin de l’analyse vient à être donné à savoir ?
Dans son désir, le psychanalysant peut savoir ce qu’il est. Pur manque en tant que (– f), c’est par le médium de la castration quel que soit son sexe qu’il trouve la place dans la relation dite génitale. Pur objet en tant que (a) il obture la béance essentielle qui s’ouvre dans l’acte sexuel, par des fonctions qu’on qualifiera de prégénitales.
Ce manque et cet objet, je démontre qu’ils ont même structure. Cette structure ne peut être que rapport au sujet, au sens admis par l’inconscient. C’est elle qui conditionne la division de ce sujet.
Leur participation à l’imaginaire (de ce manque et de cet objet) est ce qui permet au mirage du désir de s’établir sur le jeu aperçu du rapport de causation par où l’objet (a) divise le sujet (d à(S<> a)).
Mais apercevez là vous même ce qu’il en est de ce que j’ai appelé le psychanalysant plus haut. Si je le dis être cette cause de sa division, c’est en tant qu’il est devenu ce signifiant qui suppose le sujet du savoir. Il n’y a que lui à ne pas savoir qu’il est l’ galma du procès analytique (comment quand c’est Alcibiade, ne pas le reconnaître ?), ni à quel autre signifiant inconnu (et combien nul d’ordinaire) sa signification de sujet s’adresse.
Sa signification de sujet ne dépasse pas l’avènement du désir, fin apparente de la psychanalyse, mais il y reste la différence du signifiant au signifié qui va choir (sous la forme du (– f) ou de l’objet (a) entre lui et le psychanalyste pour autant que celui-ci va se réduire au signifiant quelconque.
(17)C’est pourquoi je dis que c’est dans ce (– f) ou ce (a) qu’apparaît son être. L’être de l’ galma, du sujet supposé savoir, achève le procès du psychanalysant, dans une destitution subjective.
Voilà-t-il pas ce que nous ne pourrions énoncer qu’entre nous ? N’est ce pas là assez pour semer la panique, l’horreur, la malédiction, voire l’attentat ? En tout cas justifier les aversions préjudicielles à l’entrée dans la psychanalyse ?
Certes il y a trouble à une certaine pointe de l’analyse, mais il n’y a d’angoisse légitime (dont j’ai fait état) qu’à pénétrer – et il le faut pour la psychanalyse didactique – dans ce qu’il faut bien appeler un au-delà de la psychanalyse, dans la véritable garde où succombe présentement toute énonciation rigoureuse sur ce qui s’y passe.
Cette garde rencontre l’insouciance qui protège le plus sûrement vérité et sujets tout ensemble, et c’est pourquoi à proférer devant les seconds la première, cela ne fait, on le sait bien, ni chaud ni froid, qu’à ceux qui en sont proches. Parler de destitution subjective n’arrêtera pas l’innocent.
Il faut seulement avoir présent qu’au regard du psychanalysant, le psychanalyste, et à mesure qu’on est plus loin dans la fin de partie, est en position de reste au point que c’est bien à lui que ce qu’on appellerait d’une dénotation grammaticale qui en vaut mille, le participe passé du verbe, conviendrait plutôt en cet extrême.
Dans la destitution subjective, l’éclipse du savoir va à cette reparution dans le réel, dont quelqu’un vous entretient parfois.
Celui qui a reconstruit sa réalité de la fente de l’impubère réduit son psychanalyste au point projectif du regard.
Celui qui, enfant, s’est trouvé dans le représentant (18)représentatif de sa propre plongée à travers le papier journal dont s’abritait le champ d’épandage des pensées paternelles, renvoie au psychanalyste l’effet de seuil où il bascule dans sa propre déjection.
La psychanalyse montre en sa fin une naïveté dont c’est une question à poser, si nous pouvons la mettre au rang de garantie dans le passage au désir d’être psychanalyste.
Il vaut donc de reprendre ici le sujet supposé savoir du côté du psychanalyste. Quoi ce dernier peut-il penser devant ce qui choit d’être du psychanalysant, quand celui-ci étant venu de ce sujet à en savoir un bout, n’a plus envie du tout d’en lever l’option ?
À quoi ressemble cette jonction où le psychanalysant semble le doubler d’un renversement logique qui se dirait à lui en attribuer l’articulation : « Qu’il sache comme étant de lui ce que je ne savais pas de l’être du savoir, et qui a maintenant pour effet que ce que je ne savais pas est de lui effacé » ?
C’est lui faire la part belle de ce savoir peut-être imminent, au plus aigu, que ce que la destitution subjective en cette chute masque la restitution où vient l’être du désir, de se rejoindre, à ne s’y nouer que d’un seul bord, à l’être du savoir.
Ainsi Thomas à la fin de sa vie : sicut palea, de son œuvre il le dit : du fumier.
De ce que le psychanalyste a laissé obtenir au psychanalysant du sujet-supposé-savoir, c’est à lui que revient d’y perdre l’ galma.
Formule qui ne nous semble pas indigne de venir à la place de celle de la liquidation – terme combien futile ! – du transfert, dont le bénéfice principal est, malgré l’apparence, de renvoyer toujours au patient prétendu, en dernier ressort, (19)la faute.
Dans ce détour qui le ravale, ce dont l’analyste est le gond, c’est de l’assurance que prend le désir dans le fantasme, et dont alors il s’avère que la prise n’est rien que celle d’un désêtre.
Mais n’est-ce pas là qu’est offerte au psychanalysant ce tour de plus dans le doublage qui nous permet d’y engendrer le désir du psychanalyste ?
Retenons pourtant, avant de franchir ce passage, cette alternance dont notre discours se syncope de faire ainsi l’un l’autre s’écranter. Où toucher mieux la non-intersubjectivité ? Et combien il est impossible qu’un témoignage juste soit porté par celui qui franchit cette passe, sur celui qui la constitue – entendons qu’il l’est cette passe, de ce que son moment reste son essence même, même si, après, ça lui passera.
C’est pourquoi ceux à qui ça a passé au point d’en être béats, me paraissent conjoindre l’impropre à l’impossible en ce témoignage éventuel – et ma proposition va-t-elle être que ce soit plutôt devant quelqu’un qui soit encore dans le moment originel, que s’éprouve qu’est bien advenu le désir du psychanalyste.
Qui pourrait mieux que ce psychanalysant dans la passe, y authentifier la qualité d’une certaine position dépressive ? Nous n’éventons là rien. On ne peut s’en donner les airs, si on n’y est pas.
C’est le moment même de savoir si dans la destitution du sujet, le désir advient qui permette d’occuper la place du désêtre, justement de vouloir opérer à nouveau ce qu’implique de séparation (avec l’ambiguïté du se parere que nous y incluons pour y prendre ici son accent) l’ agalma.
Disons ici, sans développer, qu’un tel accès implique, (20)la barre mise sur l’Autre, que l’ agalma en est le signifiant, que c’est de l’Autre que choit le (a) comme en l’Autre s’ouvre la béance du (– f) et que c’est pourquoi, qui peut articuler ce S(A) celui là n’a nul stage à faire, ni dans les Bien-Nécessaires ni parmi les Suffisances pour être digne de la Béatitude des Grands Ineptes de la technique régnante.
Pour la raison que celui-là comme S(A) s’enracine dans ce qui s’oppose le plus radicalement à tout ce à quoi il faut et il suffit d’être reconnu pour être : l’honorabilité par exemple.
Le passage qu’il a accompli se traduit ici autrement. Ni il n’y faut, ni il n’y suffit qu’on le croie franchi pour qu’il le soit. C’est la vraie portée de la négation constituante de la signification d’infamie.
Connotation qu’il faudrait bien restaurer dans la psychanalyse.
Détendons-nous. Appliquons S(A) à A. E. Ça fait : E. Reste l’École ou l’Épreuve, peut-être. Ça peut indiquer qu’un psychanalyste doit toujours pouvoir choisir entre l’analyse et les psychanalystes.
Je prétends désigner dans la seule psychanalyse en intension l’initiative possible d’un nouveau mode d’accession du psychanalyste à une garantie collective.
Ce n’est pas dire que de considérer la psychanalyse en extension – soit les intérêts, la recherche, l’idéologie qu’elle cumule, ne soit pas nécessaire à la critique des sociétés telles qu’elles supportent cette garantie hors de chez nous, à l’orientation à donner à une École nouvelle.
Je ne pare aujourd’hui qu’à une construction d’organes pour un fonctionnement immédiat.
(21)Ceci ne me dispense peut-être pas d’indiquer au moins, préalable d’une critique au niveau de l’extension, trois repères à produire comme essentiels. D’autant plus significatifs qu’à s’imposer par leur grosseur, ils se répartissent dans les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel.
L’attachement spécifié de l’analyse aux coordonnées de la famille, est un fait qui est à estimer sur plusieurs plans. Il est extrêmement remarquable dans le contexte social.
Il semble lié à un mode d’interrogation de la sexualité qui risque fort de manquer une conversion de la fonction sexuelle qui s’opère sous nos yeux.
La participation du savoir analytique à ce mythe privilégié qu’est l’Œdipe, privilégié pour la fonction qu’il tient dans l’analyse, privilégié aussi d’être selon le mot de Kroeber, le seul mythe de création moderne, est le premier de ces repères.
Observons son rôle dans l’économie de la pensée analytique et épinglons-le de ceci qu’à l’en retirer, toute la pensée normative de la psychanalyse se trouve équivaloir en sa structure au délire de Schreber. Qu’on pense à Entmannung, aux âmes rédimées, voire au psychanalyste comme cadavre lépreux.
Ceci laisse la place à un séminaire sur le Nom-du-Père dont je maintiens qu’il n’est pas de hasard que je n’aie pu le faire.
La fonction de l’identification dans la théorie – sa prévalence – comme l’aberrance d’y réduire la terminaison de l’analyse, est liée à la constitution donnée par Freud aux sociétés – et pose la question de la limite qu’il a entendu donner par là à son message.
Elle doit être étudiée en fonction de ce qu’est dans l’Église et dans l’Armée, prises ici pour modèles, le sujet supposé savoir.
(22)Cette structure est incontestablement une défense contre la mise en question de l’Œdipe : le Père idéal, c’est à dire le Père mort, conditionne les limites où restera désormais le procès analytique. Il fige la pratique dans une finalité désormais impossible à articuler et qui obscurcit au principe ce qui est à obtenir de la psychanalyse didactique.
La mise en marge de la dialectique œdipienne qui en résulte, va toujours plus s’accentuant dans la théorie et dans la pratique.
Or, cette exclusion a une coordonnée dans le réel, laissée dans une ombre profonde.
C’est l’avènement, corrélatif de l’universalisation du sujet procédant de la science, du phénomène fondamental, dont le camp de concentration a montré l’éruption.
Qui ne voit que le nazisme n’a eu ici que la valeur d’un réactif précurseur.
La montée d’un monde organisé sur toutes les formes de ségrégation, voilà à quoi la psychanalyse s’est montrée plus sensible encore, en ne laissant pas un de ses membres reconnus aux camps d’extermination.
Or c’est là le ressort de la ségrégation particulière où elle se soutient elle-même, en tant que l’I.P.A. se présente dans cette extra-territorialité scientifique que nous avons accentuée, et qui en fait bien autre chose que les associations analogues en titre d’autres professions.
À proprement parler, une assurance prise de trouver un accueil, une solidarité, contre la menace des camps s’étendant à l’un de ses secteurs.
L’analyse se trouve ainsi protéger ses tenants, – d’une réduction des devoirs impliqués dans le désir de l’analyste.
(23)Nous tenons ici à marquer l’horizon complexe, au sens propre du terme, sans lequel on ne saurait faire la situation de la psychanalyse.
La solidarité des trois fonctions majeures que nous venons de tracer, trouve son point de concours dans l’existence des Juifs. Ce qui n’est pas pour étonner quand on sait l’importance de leur présence dans tout son mouvement.
Il est impossible de s’acquitter de la ségrégation constitutive de cette ethnie avec les considérations de Marx, celles de Sartre encore bien moins. C’est pourquoi, pourquoi spécialement la religion des Juifs doit être mise en question dans notre sein.
Je m’en tiendrai à ces indications.
Nul remède à attendre, tant que ces problèmes n’auront pas été ouverts, à la stimulation narcissique où le psychanalyste ne peut éviter de se précipiter dans le contexte des Sociétés présent.
Nul autre remède que de rompre la routine qui est actuellement le constituant prévalent de la pratique du psychanalyste.
Routine appréciée, goûtée comme telle, j’en ai recueilli de la bouche des intéressés eux-mêmes aux U. S. A. l’étonnante, formelle, expresse déclaration.
Elle constitue un des attraits de principe du recrutement.
Notre pauvre École peut être le départ d’une rénovation de l’expérience.
(24)Telle qu’elle se propose, elle se propose comme telle.
Nous proposons d’y définir actuellement :
1.– Le jury d’accueil, comme :
a) choisi par le Directoire annuel dans son extension variable ;
b) chargé d’accueillir selon les principes du travail qu’ils se proposent, les membres de l’École, sans limitation de leurs titres ou provenance. Les psychanalystes (A.P.) à ce niveau, n’y ont aucune préférence.
2.– Le jury d’agrément :
a) composé de sept membres : trois Analystes de l’École (A.E.) et trois psychanalysants pris dans une liste présentée par les Analystes de l’École (A.E.). Il est clair qu’en répondant, ces psychanalystes choisiront dans leur propre clientèle, des sujets dans la passe de devenir psychanalystes, – s’y adjoignant le directeur de l’École.
Ces analystes de l’École (A.E.), comme ces psychanalysants seront choisis par tirage au sort sur chacune des listes.
Un psychanalysant se présente-t-il, quel qu’il soit, qui postule le titre d’Analyste de l’École, c’est aux trois psychanalysants qu’il aura à faire, à charge pour ceux-ci d’en rendre compte devant le collège au complet du jury d’agrément (présentation d’un rapport).
b) le dit jury d’agrément se trouvera de ce fait en devoir de contribuer aux critères de l’achèvement de la psychanalyse didactique.
c) son renouvellement par le même procédé du sort, se fera tous les six mois, jusqu’à ce que des résultats suffisants pour être publiables, permettent sa refonte éventuelle ou sa reconduction.
3.– (25)L’Analyste Membre de l’École présente qui lui convient à la candidature précédente. Si son candidat est adjoint aux Analystes de l’École, il y est admis lui-même du même fait.
L’Analyste Membre de l’École est une personne qui de son initiative réunit ces deux qualités (la seconde implique son passage devant le jury d’accueil).
Il est choisi pour la qualification qui soude ces deux qualités, sans avoir à poser de candidature à ce titre, par le jury d’agrément au complet qui en prend l’initiative sur le critère de ses travaux et de son style de pratique.
Un Analyste Praticien, non qualifié d’A.M.E., passera par ce stage au cas où un de ses psychanalysants est admis au rang d’A.E.
On appliquera ce fonctionnement sur notre graphe pour en faire apparaître le sens.
Il suffit d’y substituer
– A. E, à S(A)
– psychanalysants du jury d’agrément à (S<>D)
– A.M.E. à S (A)
– psychanalysants tout venant, à A
Le sens des flèches y indiquera dès lors la circulation des qualifications.
Un peu d’attention suffira à montrer quelle rupture – non suppression – de hiérarchie en résulte. Et l’expérience démontrera ce que l’on peut en attendre.
La proposition des nouveaux appareils fera l’objet (26)d’une réunion plénière des A.E., – aux fins d’être homologuée pour présentation générale.
Un groupe sera chargé d’une bibliographie concernant les questions de formation, – aux fins d’établir une anatomie de la société du type I.P.A., sur ces problèmes.
1967 LACAN Proposition du 9 octobre 1967 (1ère version)
Ce texte reproduit un document dactylographié en circulation dans l’École Freudienne de Paris intitulé Appendice n° 1. Jacques Alain Miller dans Ornicar ? où il est reproduit, sous le titre Une procédure pour la passe dit qu’« il ne peut être tenu pour un écrit de Lacan, pour être sans doute un premier jet ». Cf. Ornicar ?, n° 37, avril-juin 1986, p. 7-12.
Mes propositions doivent prendre une forme précise. Toute règle comporte minutie, ne me croyez pas insondable en mon effort législateur. Je voudrais que domine ici la raison des propositions.
Mettons en tête le jury d’agrément admis en notre statut initial. Ce statut précise la place des additions de l’expérience en l’articulant en des blancs.
Nous avons, sur ce jury, accentué d’un temps pris ce blanc.
Posons maintenant les principes qui inspirent son remplissement :
I.
Il ne peut être constitué que de membres de l’École.
Ajoutons : il ne peut y être décidé que par des A.E.
II.
On ne peut être désigné à y travailler, sans y consentir.
III
Si nous voulons au principe de la sélection contenir la prévalence de ce que nous « connaissons » du candidat (terme significatif extrait d’une lettre que j’ai reçue à ce propos) pour y faire prévaloir ce dont il peut témoigner de son passage à l’analyste, ce n’est pas pour laisser cette connaissance – toujours chez nous mêlée – rester l’instance dernière dans la constitution du jury. Pourquoi serait-ce le directeur par exemple qui trancherait du choix ? Ne parlons pas, vu notre petit nombre, d’un conclave.
Je propose qu’on tire au sort entre les inscrits sur une liste où chacun des A.E. est de droit, pour peu qu’il y consente.
Ceci retire à sa nomination le caractère qui la fait accepter d’un « je soutiens en y entrant le ministère » ; elle n’en retient que l’endossement fait par avance des devoirs liés à sa place dans l’École.
Je propose trois comme nombre suffisant au fonctionnement d’un jury.
IV
J’y ajoute trois des passeurs définis par la fonction pour laquelle leur médiation nous semble digne d’être éprouvée, à savoir : recueillir le témoignage qui se présente au passage à la qualité d’A.E.
Ils sont aussi tirés au sort sur une liste constituée par la contribution qu’y apporte chacun des A.E., ayant lui-même accepté la conscription impliquée dans sa position.
Qui est choisi ? Exactement celui qui y paraît propre à chacun des dits A.E. et sous sa responsabilité éventuelle.
Cette propriété est simple, et à portée de son appréciation ; de ce que ce soit un psychanalysant en sa charge et de ce qu’il l’estime être dans la passe où précisément advient le désir du psychanalyste, qu’il y soit ou non en difficulté.
Ceci peut être le cas de quelqu’un qui occupe n’importe quelle position dans l’École, d’un autre A.E. à l’extrême revenu passé à son entremise, ou à l’autre extrême (entendu par rapport à la qualification) de quelqu’un qui n’appartient pas à l’École, et qui de ce fait y accède.
Combien peut-il de ce champ limité à la seule appropriation du sujet, extraire d’unités ? En principe autant qu’il lui plaît, il n’y a aucune objection. Mais pour éviter, il faut penser à tout, de s’offrir à la manifestation de l’absurde, limitons à trois pour chacun le nombre des désignables. La responsabilité impliquée dans cette désignation rendra déjà beau que chacun puisse en produire un.
V
Adjoignons au premier fonctionnement de ces six, le directeur, pour décider que l’opération s’en ordonnera ainsi.
Les trois passeurs sont ceux qui recueillent ce que les postulants ont à présenter, à une fin à définir tout à l’heure.
Ils l’apporteront au jury plénier qui, dans son ensemble, n’est dans beaucoup des cas pas sans connaissance de l’intéressé.
S’il n’en connaît rien, chacun de ses membres peut en prendre idée par une convocation expresse, bénéficiant des conditions dont on s’est contenté jusqu’alors.
Convocation du candidat et éventuellement de son psychanalyste.
La décision dans le jury plénier se prend selon l’avis de deux sur trois des A.E. qui y ont part. Le directeur, ni les passeurs n’y prennent parti que de consultation.
Vous pouvez observer que n’importe quelle Société organisée ainsi serait ingouvernable. Mais il ne s’agit pas pour moi de gouverner.
Il s’agit d’une École, et pas d’une École ordinaire. Si vous n’en êtes pas responsable chacun devant vous-même, elle n’a aucune raison d’être.
Et sa responsabilité essentielle est de faire avancer l’analyse, et non pas de constituer une maison de retraite pour les vétérans.
VI
Là-dessus : problème du renouvellement de ce jury, je propose au début, quitte à la* modifier ensuite, une circulation qui permette la mise à l’épreuve du plus grand nombre.
Ce deux sur trois, gardons-le pour le taux des sortants à choisir par tirage au sort tous les six mois sur chacun des groupes en exercice.
Observons que ceci ne détermine pas à l’avance, hors l’incidence de la probabilité, la durée du mandat d’un membre.
Pour remplacer les sortants, nous tirons au sort sur la liste constituée des A.E. et des passeurs, à l’exception près, mais seulement pour le renouvellement immédiatement en cause (c’est-à-dire non pour les suivants), des sortants.
La question reste de l’organe d’où peuvent résulter directives à prendre et idées à élaborer.
Ces résultats, insistons-y, sont d’abord attendus du jury d’agrément lui-même.
Leur cumulation à plus longue portée viendrait naturellement à l’étude de ce cartel « Devenir analyste », demeuré jusqu’à présent à peu près à ce qu’il est sur le papier.
C’est de là qu’il prendra sa vie, mais nous ne lui donnons jusqu’à ce qu’il ait remué, aucune valeur directoriale.
Il est clair que nous comptons pour son recrutement sur ceux qui se seront distingués dans la fonction effective du jury d’agrément.
VII
Nous voulons, je pense là parler en votre nom à tous, et ceux qui prononcent en leur cœur un autre vœu, qu’ils le disent, nous voulons des camarades qui rendent service, et non pas des gens qui édifient leur position.
Il n’y a pas là d’utopie. Il y a une École qui existera ou pas. Que chacun conforte sa position où il le peut, chez nous c’est l’École qu’il a à conforter…
Jusqu’à ce que l’École puisse le lui rendre – ce qui n’est pas exclu s’il en fait partir un mouvement, qui bien entendu est au principe de l’École.
C’est un pari, vous le voyez, et que je vous prie de prendre dans l’état présent des choses, comme le seul passage possible hors de la routine.
Non que j’objecte en soi à la routine quand elle assure un fonctionnement admissible. Mais nous tenons pour avéré que le fonctionnement qui consiste à revenir à la hiérarchie régnante ailleurs, est inessentiel au procès analytique, et proprement y contrevient.
Je voudrais noter ici avoir recueilli de la bouche d’un psychanalyste en Amérique que la routine de vie si proprement réglée par le métier, était l’attrait qui justifiait pour lui toutes les autres.
Ceci bien sûr n’est qu’une justification, mais je crois qu’au-delà, c’est l’indice d’un dégât où se dénote quelque infamie.
Elle est couverte par l’honorabilité, qui est de ces choses à qui il faut et il suffit d’être reconnues pour être.
Mais il ne faut ni ne suffit à l’infamie d’être taxée telle, pour qu’elle soit bel et bien ce qu’elle est. Et la psychanalyse s’est distinguée de la révéler, partout où elle est, et où elle se couvre ordinairement d’être l’accès à l’expérience.
VIII
Qui se présente au jury d’agrément ? Des psychanalysants dans la visée d’être reconnus pour A.E. Car pourquoi prétendrait-on à moins, si on en a le courage. L’Analyste de l’École est, ne l’oublions pas, celui qui contribue à l’avancement de la psychanalyse. Pourquoi ne pas commencer, dès qu’on y arrive ?
Il y a par contre des gens qui plus modestement se contenteront de s’éprouver comme analystes. Là c’est l’École qui s’immisce, et de façon toujours positive. Elle défère le titre d’A.M.E. sans qu’il y ait besoin pour cela d’aucune postulance.
Ceci sera le fait de l’organe stable en devenir, du jury d’agrément.
Et ce titre constitue une invitation de l’École à se présenter à la qualification d’A.E.
Mais dès lors cette qualification ne peut être obtenue que par l’intermédiaire du témoignage décisif de sa capacité.
C’est-à-dire l’autorisation d’un de ses psychanalysants au titre d’A.E. L’autorisation de l’A.M.E. qui l’a « formé » au même titre, s’ensuit dès lors du même fait.
Mais ce qui se présente pour être A.E., c’est tout psychanalysant, au sens où le psychanalyste ne s’achève qu’à le redevenir dans sa position à l’endroit du sujet supposé savoir.
Pour le psychanalyste responsable du psychanalysant qui se sera fait admettre, s’il n’est encore que membre de l’École, celle-ci ne peut faire moins que de l’introduire aux A.M.E. d’où alors il se présentera lui-même au jury d’agrément.
IX
On voit l’intérêt de ceci, c’est que l’accès à la position équivalente à ce qu’on appelle ailleurs un didactitien, ne se perd plus dans le temps retrouvé de la béatitude, qu’elle devient même fort loin de la comporter.
Le gradus est conforme à la capacité qu’on montre de faire progresser l’École. Il ne se confond pas avec un grade hiérarchique.
Mais s’il y a rupture, il n’y a pas suppression de la hiérarchie. Vous pouvez apprécier au contraire le pouvoir mis aux mains de ceux qui travaillent.
Je ne crois pas du tout qu’il doive en résulter comme on m’en a porté l’objection un tarissement à l’échelon des A.M.E. Bien au contraire. L’expérience tranchera.
Simplement il se distinguera de n’avoir pas la suffisance en quoi consiste (cf. mon écrit) le membre titulaire partout.
X
Vous voyez que je ne presse rien quant aux organes qui doivent se former de l’expérience.
J’ai déjà dit qu’ils doivent se former par étapes.
Il peut à l’épreuve en apparaître d’inattendus. En essayant de les extraire de la fonction, je vous mets à l’abri de l’embarras qui est celui de la vie, tout à l’envers de ce qu’une théorie trop répandue affirme. Car le problème du vivant est bien plus de faire fonction de ses organes, que de les engendrer de fonctions, pour quoi, en fait d’organes, il a toujours assez de ceux qu’il a.
Voici en tout cas écartée, j’espère, cette stagnation Bien Nécessaire aux sociétés existantes dans la position de membre associé, et éliminée, j’en suis sûr, cette contrainte à faire en Petits souliers acquisition du style de parade (le bras protégeant le front) contre des affronts toujours en suspens, qui partant conditionne la carrière du psychanalyste comme constipée.
Je prie que dans l’assemblée que vous formez de ceux qui sont déjà en place dans notre École, les opinions maintenant se formulent – non pas sur ce qui peut se faire d’autre – mais très précisément sur ce que je mets en question.
Après quoi, ceux qui s’offrent à l’expérience se déclareront pour établir ses listes de départ.
Pour aujourd’hui, je garde la présidence de la réunion où je vous remercie d’avoir répondu par votre présence à mon invitation.
* Transcription Miller dans Ornicar ? : « quitte à LE modifier ensuite ».
1967 LACAN proposition du 9 octobre 1967 SUR LA PASSE
Seconde version de la proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école, d’après Scilicet n° 1, 1er trimestre 1968, Champ Freudien, Seuil, Paris, pp. 14-30.
(14)Avant de la lire, je souligne qu’il faut l’entendre sur le fonds de la lecture, à faire ou à refaire, de mon article : « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 ». (Pages 419-486 de mes Écrits).
Il va s’agir de structures assurées dans la psychanalyse et de garantir leur effectuation chez le psychanalyste.
Ceci s’offre à notre École, après durée suffisante d’organes ébauchés sur des principes limitatifs. Nous n’instituons du nouveau que dans le fonctionnement. Il est vrai que de là apparaît la solution du problème de la Société psychanalytique.
Laquelle se trouve dans la distinction de la hiérarchie et du gradus.
Je vais produire au début de cette année ce pas constructif :
1) le produire – vous le montrer ;
2) vous mettre en fait à en produire l’appareil, lequel doit reproduire ce pas en ces deux sens.
Rappelons chez nous l’existant.
D’abord un principe : le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même, ce principe est inscrit aux textes originels de l’École et décide de sa position.
Ceci n’exclut pas que l’École garantisse qu’un analyste relève de sa formation.
Elle le peut de son chef.
Et l’analyste peut vouloir cette garantie, ce qui dès lors ne peut qu’aller au-delà : devenir responsable du progrès de l’École, devenir psychanalyste de son expérience même.
(15)À y regarder de cette vue, on reconnaît que dès maintenant c’est à ces deux formes que répondent :
I. l’A.M.E., ou analyste membre de l’École, constitué simplement par le fait que l’École le reconnaît comme psychanalyste ayant fait ses preuves.
C’est là ce qui constitue la garantie venant de l’École, distinguée d’abord. L’initiative en revient à l’École, où l’on est admis à la base que dans le projet d’un travail et sans égard de provenance ni de qualifications. Un analyste-praticien n’y est enregistré au départ qu’au même titre où on l’y inscrit médecin, ethnologue, et tutti quanti.
II. l’A.E, ou analyste de l’École, auquel on impute d’être de ceux qui peuvent témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour l’analyse, spécialement en tant qu’eux-mêmes sont à la tâche ou du moins sur la brèche de les résoudre.
Cette place implique qu’on veuille l’occuper : on ne peut y être qu’à l’avoir demandé de fait, sinon de forme.
Que l’École puisse garantir le rapport de l’analyste à la formation qu’elle dispense, est donc établi.
Elle le peut, et le doit dès lors.
C’est ici qu’apparaît le défaut, le manque d’invention, pour remplir un office (soit celui dont se targuent les sociétés existantes) en y trouvant des voies différentes, qui évitent les inconvénients (et les méfaits) du régime de ces sociétés.
L’idée que le maintien d’un régime semblable est nécessaire à régler le gradus, est à relever dans ses effets de malaise. Ce malaise ne suffit pas à justifier la maintenance de l’idée. Encore moins son retour pratique.
Qu’il y ait une règle du gradus est impliqué dans une École, encore plus certainement que dans une société. Car après tout dans une société, nul besoin de cela, quand une société n’a d’intérêts que scientifiques.
Mais il y a un réel en jeu dans la formation même du psychanalyste. Nous tenons que les sociétés existantes se fondent sur ce réel.
Nous partons aussi du fait qui a pour lui toute apparence, que Freud les a voulues telles qu’elles sont.
Le fait est pas moins patent – et pour nous concevable – (16)que ce réel provoque sa propre méconnaissance, voire produise sa négation systématique.
Il est donc clair que Freud a pris le risque d’un certain arrêt. Peut-être plus : qu’il y a vu le seul abri possible pour éviter l’extinction de l’expérience.
Que nous nous affrontions à la question ainsi posée, n’est pas mon privilège. C’est la suite même, disons-le au moins pour les analystes de l’École, du choix qu’ils ont fait de l’École.
Ils s’y trouvent groupés de n’avoir pas voulu par un vote accepter ce qu’il emportait : la pure et simple survivance d’un enseignement, celui de Lacan.
Quiconque ailleurs reste à dire qu’il s’agissait de la formation des analystes, en a menti. Car il a suffi qu’on vote dans le sens souhaité par l’I.P.A., pour y obtenir son entrée toutes voiles dehors, à l’ablution reçue près pour un court temps d’un sigle made in English (on n’oubliera le french group). Mes analysés, comme on dit, y furent même particulièrement bien venus, et le seraient encore si le résultat pouvait être de me faire taire.
On le rappelle tous les jours à qui veut bien l’entendre. C’est donc à un groupe à qui mon enseignement était assez précieux, voire assez essentiel, pour que chacun délibérant ait marqué préférer son maintien à l’avantage offert, – ceci sans voir plus loin, de même que sans voir plus loin, j’interrompais mon séminaire à la suite dudit vote –, c’est à ce groupe en mal d’issue que j’ai offert la fondation de l’École.
À ce choix décisif pour ceux qui sont ici, se marque la valeur de l’enjeu. Il peut y avoir un enjeu, qui pour certains vaille au point de leur être essentiel, et c’est mon enseignement.
Si ledit enseignement est sans rival pour eux, il l’est pour tous, comme le prouvent ceux qui s’y pressent sans en avoir payé le prix, la question étant suspendue pour eux du profit qui leur en reste permis.
Sans rival ici ne veut pas dire une estimation, mais un fait : nul enseignement ne parle de ce qu’est la psychanalyse. Ailleurs, et de façon avouée, on ne se soucie que de ce qu’elle soit conforme.
Il y a solidarité entre la panne, voire les déviations que montre la psychanalyse et la hiérarchie qui y règne, – et que nous désignons, (17)bienveillamment on nous l’accordera, comme celui d’une cooptation de sages.
La raison en est que cette cooptation promeut un retour à un statut de la prestance, conjoignant la prégnance narcissique à la ruse compétitive. Retour qui restaure des renforcements du relaps ce que la psychanalyse didactique a pour fin de liquider.
C’est l’effet qui porte son ombre sur la pratique de la psychanalyse, – dont la terminaison, l’objet, le but même s’avèrent inarticulables après un demi-siècle au moins d’expérience suivie.
Y porter remède chez nous doit se faire de la constatation du défaut dont j’ai fait état, loin de songer à le voiler.
Mais c’est pour prendre en ce défaut, l’articulation qui manque.
Elle ne fait que recouper ce qu’on trouvera partout, et qui est su depuis toujours, c’est qu’il ne suffit pas de l’évidence d’un devoir pour le remplir. C’est par le biais de sa béance, qu’il peut être mis en action, et il l’est chaque fois qu’on trouve le moyen d’en user.
Pour vous y introduire, je m’appuierai sur les deux moments du raccord de ce que j’appellerai respectivement dans ce déduit la psychanalyse en extension, soit tout ce que résume la fonction de notre École en tant qu’elle présentifie la psychanalyse au monde, et la psychanalyse en intension, soit la didactique, en tant qu’elle ne fait pas que d’y préparer des opérateurs.
On oublie en effet sa raison d’être prégnante, qui est de constituer la psychanalyse comme expérience originale, de la pousser au point qui en figure la finitude pour en permettre l’après-coup, effet de temps, on le sait, qui lui est radical.
Cette expérience est essentielle à l’isoler de la thérapeutique, qui ne distord pas la psychanalyse seulement de relâcher sa rigueur.
Observerai-je en effet qu’il n’y a aucune définition possible de la thérapeutique si ce n’est la restitution d’un état premier. Définition justement impossible à poser dans la psychanalyse.
Pour le primum non nocere, n’en parlons pas, car il est mouvant de ne pouvoir être déterminé primum au départ : à quoi choisir de ne pas nuire ! Essayez. Il est trop facile dans cette condition de mettre à l’actif d’une cure quelconque le fait de n’avoir pas nui à quelque chose. Ce trait forcé n’a d’intérêt que de tenir sans doute d’un indécidable logique.
On peut trouver le temps révolu où ce à quoi il s’agissait de ne (18)pas nuire, c’était à l’entité morbide. Mais le temps du médecin est plus intéressé qu’on ne croit dans cette révolution, – en tout cas l’exigence devenue plus précaire de ce qui rend ou non médical un enseignement. Digression.
Nos points de raccord, où ont à fonctionner nos organes de garantie, sont connus : c’est le début et la fin de la psychanalyse, comme aux échecs. Par chance, ce sont les plus exemplaires pour sa structure. Cette chance doit tenir de ce que nous appelons la rencontre.
Au commencement de la psychanalyse est le transfert. Il l’est par la grâce de celui que nous appellerons à l’orée de ce propos : le psychanalysant[1]. Nous n’avons pas à rendre compte de ce qui le conditionne. Au moins ici. Il est au départ, Mais qu’est-ce que c’est ?
Je suis étonné que personne n’ait jamais songé à m’opposer, vu certains termes de ma doctrine, que le transfert fait à lui seul objection à l’intersubjectivité. Je le regrette même, vu que rien n’est plus vrai : il la réfute, il est sa pierre d’achoppement. Aussi bien est-ce pour établir le fond où l’on puisse en apercevoir le contraste, que j’ai promu d’abord ce que d’intersubjectivité implique l’usage de la parole. Ce terme fut donc une façon, façon comme une autre, dirais-je, si elle ne s’était pas imposée à moi, de circonscrire la portée du transfert.
Là-dessus, là où il faut bien qu’on justifie son lot universitaire, on s’empare dudit terme, supposé, sans doute parce que j’en ai usé, être lévitatoire. Mais qui me lit, peut remarquer l’« en réserve » dont je fais jouer cette référence pour la conception de la psychanalyse. Cela fait partie des concessions éducatives à quoi j’ai dû me livrer pour le contexte d’ignorantisme fabuleux où j’ai dû proférer mes premiers séminaires.
Peut-on maintenant douter qu’à rapporter au sujet du cogito ce que l’inconscient nous découvre, qu’à en avoir défini la distinction de l’autre imaginaire, dit familièrement, petit autre, du lieu d’opération du langage, posé comme étant le grand Autre, j’indique assez qu’aucun sujet n’est supposable par un autre sujet, – si ce terme doit bien être pris du coté de Descartes. Qu’il lui faille Dieu(19)ou plutôt la vérité dont il le crédite, pour que le sujet vienne se loger sous cette même cape qui habille de trompeuses ombres humaines, – que Hegel à le reprendre pose l’impossibilité de la coexistence des consciences, en tant qu’il s’agit du sujet promis au savoir, – n’est-ce pas assez pour pointer la difficulté, dont précisément notre impasse, celle du sujet de l’inconscient, offre la solution –, à qui sait la former.
Il est vrai qu’ici Jean-Paul Sartre, fort capable de s’apercevoir que la lutte à mort n’est pas cette solution, puisqu’on ne saurait détruire un sujet, et qu’aussi bien elle est dans Hegel à sa naissance préposée, en prononce à huis clos la sentence phénoménologique : c’est l’enfer. Mais comme c’est faux, et de façon justiciable de la structure, le phénomène montrant bien que le lâche, s’il n’est pas fou, peut fort bien s’arranger du regard qui le fixe, cette sentence prouve aussi que l’obscurantisme a son couvert mis pas seulement aux agapes de droite.
Le sujet supposé savoir est pour nous le pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert. Dont les effets échappent, à faire pince pour les saisir du pun assez maladroit à s’établir du besoin de la répétition à la répétition du besoin.
Ici le lévitant de l’intersubjectivité montrera sa finesse à interroger : sujet supposé par qui ? sinon par un autre sujet.
Un souvenir d’Aristote, une goutte des catégories, prions-nous, pour décrotter ce sujet du subjectif. Un sujet ne suppose rien, il est supposé.
Supposé, enseignons-nous, par le signifiant qui le représente pour un autre signifiant.
Écrivons comme il convient le supposé de ce sujet en mettant le savoir à sa place d’attenance de la supposition :
On reconnaît à la première ligne le signifiant S du transfert, c’est-à-dire d’un sujet, avec son implication d’un signifiant que nous dirons quelconque, c’est-à-dire qui ne suppose que la particularité au sens d’Aristote (toujours bien venu), qui de ce fait suppose encore d’autres choses. S’il est nommable d’un nom propre, (20)ce n’est pas qu’il se distingue par le savoir, comme nous allons le voir.
Sous la barre, mais réduite à l’empan supposant du premier signifiant : le s représente le sujet qui en résulte impliquant dans la parenthèse le savoir, supposé présent, des signifiants dans l’inconscient, signification qui tient la place du référent encore latent dans ce rapport tiers qui l’adjoint au couple signifiant-signifié.
On voit que si la psychanalyse consiste dans le maintien d’une situation convenue entre deux partenaires, qui s’y posent comme le psychanalysant et le psychanalyste, elle ne saurait se développer qu’au prix du constituant ternaire qu’est le signifiant introduit dans le discours qui s’en instaure, celui qui a nom : le sujet supposé savoir, formation, elle, non d’artifice mais de veine, comme détachée du psychanalysant.
Nous avons à voir ce qui qualifie le psychanalyste à répondre à cette situation dont on voit qu’elle n’enveloppe pas sa personne. Non seulement le sujet supposé savoir n’est pas réel en effet, mais il n’est nullement nécessaire que le sujet en activité dans la conjoncture, le psychanalysant (seul à parler d’abord), lui en fasse l’imposition.
C’est même si peu nécessaire que ce n’est pas vrai d’ordinaire : ce que démontre dans les premiers temps du discours, une façon de s’assurer que le costume ne va pas au psychanalyste, – assurance contre la crainte qu’il n’y mette, si je puis dire, trop tôt ses plis.
Ce qui nous importe ici c’est le psychanalyste, dans sa relation au savoir du sujet supposé, non pas seconde mais directe.
Il est clair que du savoir supposé, il ne sait rien. Le Sq de la première ligne n’a rien à faire avec les S en chaîne de la seconde et ne peut s’y trouver que par rencontre. Pointons ce fait pour y réduire l’étrangeté de l’insistance que met Freud à nous recommander d’aborder chaque cas nouveau comme si nous n’avions rien acquis de ses premiers déchiffrements.
Ceci n’autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir.
Ce qu’il a à savoir, peut être tracé du même rapport « en réserve » selon lequel opère toute logique digne de ce nom. Ça ne veut rien dire de « particulier », mais ça s’articule en chaîne de lettres si(21)rigoureuses qu’à la condition de n’en pas rater une, le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir.
L’étonnant est qu’avec ça on trouve quelque chose, les nombres transfinis par exemple. Qu’était-il d’eux, avant ? J’indique ici leur rapport au désir qui leur a donné consistance. Il est utile de penser à l’aventure d’un Cantor, aventure qui ne fut pas précisément gratuite, pour suggérer l’ordre, ne fut-il pas, lui, transfini, où le désir du psychanalyste se situe.
Cette situation rend compte à l’inverse, de l’aise apparente dont s’installent aux positions de direction dans les sociétés existantes ce qu’il faut bien appeler des néants. Entendez-moi : l’important n’est pas la façon dont ces néants se meublent (discours sur la bonté ?) pour le dehors, ni la discipline que suppose le vide soutenu à l’intérieur (il ne s’agit pas de sottise), c’est que ce néant (du savoir) est reconnu de tous, objet usuel si l’on peut dire, pour les subordonnés et monnaie courante de leur appréciation des Supérieurs.
La raison s’en trouve dans la confusion sur le zéro, où l’on reste en un champ où elle est pas de mise. Personne qui se soucie dans le gradus d’enseigner ce qui distingue le vide du rien, ce qui pourtant n’est pas pareil, – ni le trait repère pour la mesure, de l’élément neutre impliqué dans le groupe logique, non plus que la nullité de l’incompétence, du non-marqué de la naïveté, d’où tant de choses prendraient leur place.
C’est pour parer à ce défaut, que j’ai produit le huit intérieur et généralement la topologie dont le sujet se soutient.
Ce qui doit disposer un membre de l’École à pareilles études est la prévalence que vous pouvez saisir dans l’algorithme plus haut produit, mais qui n’en demeure pas moins pour ce qu’on l’ignore, la prévalence manifeste où que ce soit : dans la psychanalyse en extension comme dans celle en intension, de ce que j’appellerai savoir textuel pour l’opposer à la notion référentielle qui la masque.
De tous les objets que le langage ne propose pas seulement au savoir, mais qu’il a d’abord mis au monde de la réalité, de la réalité de l’exploitation interhumaine, on ne peut dire que le psychanalyste soit expert. Ça vaudrait mieux, mais c’est de fait plutôt court.
Le savoir textuel n’était pas parasite à avoir animé une logique dont la nôtre trouve leçon à sa surprise (je parle de celle du Moyen (22)Âge), et ce n’est pas à ses dépens qu’elle a su faire face au rapport du sujet à la Révélation.
Ce n’est pas de ce que la valeur religieuse de celle-ci nous est devenue indifférente, que son effet dans la structure doit être négligé. La psychanalyse a consistance des textes de Freud, c’est là un fait irréfutable. On sait ce que, de Shakespeare à Lewis Carroll, les textes apportent à son génie et à ses praticiens.
Voilà le champ où se discerne qui admettre à son étude. C’est celui dont le sophiste et le talmudiste, le colporteur de contes et l’aède ont pris la force, qu’à chaque instant nous récupérons plus ou moins maladroitement pour notre usage.
Qu’un Lévi-Strauss en ses mythologiques, lui donne son statut scientifique, est bien pour nous faciliter d’en faire seuil à notre sélection.
Rappelons le guide que donne mon graphe à l’analyse et l’articulation qui s’en isole du désir dans les instances du sujet.
C’est pour noter l’identité de l’algorithme ici précisé, avec ce qui est connoté dans Le Banquet comme galma.
Où est mieux dit que ne l’y fait Alcibiade, que les embûches d’amour du transfert n’ont de fin que d’obtenir ce dont il pense que Socrate est le contenant ingrat ?
Mais qui sait mieux que Socrate qu’il ne détient que la signification qu’il engendre à retenir ce rien, ce qui lui permet de renvoyer Alcibiade au destinataire présent de son discours, Agathon (comme par hasard) : ceci pour vous apprendre qu’à vous obséder de ce qui dans le discours du psychanalysant vous concerne, vous n’y êtes pas encore.
Mais est-ce là tout ? quand ici le psychanalysant est identique à l’galma la merveille à nous éblouir, nous tiers, en Alcibiade.
N’est-ce pas pour nous occasion d’y voir s’isoler le pur biais du sujet comme rapport libre au signifiant, celui dont s’isole le désir du savoir comme désir de l’Autre.
Comme tous ces cas particuliers qui font le miracle grec, celui-ci ne nous présente que fermée la boîte de Pandore.
Ouverte, c’est la psychanalyse, dont Alcibiade n’avait pas besoin.
Avec ce que j’ai appelé la fin de partie, nous sommes – enfin – (23)à l’os de notre propos de ce soir. La terminaison de la psychanalyse dite superfétatoirement didactique, c’est le passage en effet du psychanalysant au psychanalyste.
Notre propos est d’en poser une équation dont la constante est l’ galma.
Le désir du psychanalyste, c’est son énonciation, laquelle ne saurait s’opérer qu’à ce qu’il y vienne en position de l’x :
de cet x même, dont la solution au psychanalysant livre son être et dont la valeur se note (– f), la béance que l’on désigne comme la fonction du phallus à l’isoler dans le complexe de castration, ou (a) pour ce qui l’obture de l’objet qu’on reconnaît sous la fonction approchée de la relation prégénitale. (C’est elle que le cas Alcibiade se trouve annuler : ce que connote la mutilation des Hermès.)
La structure ainsi abrégée vous permet de vous faire idée de ce qui se passe au terme de la relation du transfert, soit : quand le désir s’étant résolu qui a soutenu dans son opération le psychanalysant, il n’a plus envie à la fin d’en lever l’option, c’est-à-dire le reste qui comme déterminant sa division, le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet.
Voilà-t-il pas le grand motus qu’il nous faut garder entre nous, qui en prenons, psychanalystes, notre suffisance, alors que la béatitude s’offre au-delà de l’oublier nous-même ?
N’irions-nous à l’annoncer, décourager les amateurs ? La destitution subjective inscrite sur le ticket d’entrée…, n’est-ce point provoquer l’horreur, l’indignation, la panique, voire l’attentat, en tout cas donner le prétexte à objection de principe ?
Seulement faire interdiction de ce qui s’impose de notre être, c’est nous offrir à un retour de destinée qui est malédiction. Ce qui est refusé dans le symbolique, rappelons-en le verdict lacanien, reparaît dans le réel.
Dans le réel de la science qui destitue le sujet bien autrement dans notre époque, quand seuls ses tenants les plus éminents, un Oppenheimer, s’en affolent.
Voilà où nous démissionnons de ce qui nous fait responsables, à savoir : la position où j’ai fixé la psychanalyse dans sa relation à la science, celle d’extraire la vérité qui lui répond en des termes dont le reste de voix nous est alloué.
De quel prétexte abritons-nous ce refus, quand on sait bien (24)quelle insouciance protège vérité et sujets tout ensemble, et qu’à promettre aux seconds la première, cela ne fait ni chaud ni froid qu’à ceux qui déjà en sont proches.
Parler de destitution subjective n’arrêtera jamais l’innocent, qui n’a de loi que son désir.
Nous n’avons de choix qu’entre affronter la vérité ou ridiculiser notre savoir.
Cette ombre épaisse à recouvrir ce raccord dont ici je m’occupe, celui où le psychanalysant passe au psychanalyste, voilà ce que notre École peut s’employer à dissiper.
Je n’en suis pas plus loin que vous dans cette œuvre qui ne peut être menée seul, puisque la psychanalyse en fait l’accès.
Je dois me contenter ici d’un flash ou deux à la précéder.
À l’origine de la psychanalyse, comment ne pas rappeler ce que, d’entre nous, a fait enfin Mannoni, que le psychanalyste, c’est Fliess, c’est-à-dire le médicastre, le chatouilleur de nez, l’homme à qui se révèle le principe mâle et le femelle dans les nombres 21, 28, ne vous en déplaise, bref ce savoir que le psychanalysant, Freud le scientiste, comme s’exprime la petite bouche des âmes ouvertes à l’œcuménisme, rejette de toute la force du serment qui le lie au programme d’Helmholtz et de ses complices.
Que cet article ait été donné à une revue qui ne permettait guère que le terme du : « sujet supposé savoir » y parût autrement que perdu au milieu d’une page, n’ôte rien au prix qu’il peut avoir pour nous.
En nous rappelant « l’analyse originelle », il nous remet au pied de la dimension de mirage où s’assoit la position du psychanalyste et nous suggère qu’il n’est pas sûr qu’elle soit réduite tant qu’une critique scientifique n’aura pas été établie dans notre discipline.
Le titre prête à la remarque que la vraie originelle ne peut être que la seconde, de constituer la répétition qui de la première fait un acte, car c’est elle qui y introduit l’après-coup propre au temps logique, qui se marque de ce que le psychanalysant est passé au psychanalyste. (je veux dire Freud lui-même qui sanctionne là de n’avoir pas fait une auto-analyse.)
Je me permets en outre de rappeler à Mannoni que la scansion du temps logique inclut ce que j’ai appelé le moment de comprendre, (25)justement de l’effet produit (qu’il reprenne mon sophisme) par la non-compréhension, et qu’à éluder en somme ce qui fait l’âme de son article il aide à ce qu’on comprenne à-côté.
Je rappelle ici que le tout-venant que nous recrutons sur la base de « comprendre ses malades », s’engage sur un malentendu qui n’est pas sain comme tel.
Flash maintenant où nous en sommes. Avec la fin de l’analyse hypomaniaque, décrite par notre Balint comme le dernier cri, c’est le cas de le dire, de l’identification du psychanalysant à son guide, – nous touchons la conséquence du refus dénoncé plus haut (louche refus : Verleugnung ?), lequel ne laisse plus que le refuge du mot d’ordre, maintenant adopté dans les sociétés existantes, de l’alliance avec la partie saine du moi, laquelle résout le passage à l’analyste, de la postulation chez lui de cette partie saine au départ. À quoi bon dès lors son passage par l’expérience.
Telle est la position des sociétés existantes. Elle rejette notre propos dans un au-delà de la psychanalyse.
Le passage du psychanalysant au psychanalyste, a une porte dont ce reste qui fait leur division est le gond, car cette division n’est autre que celle du sujet, dont ce reste est la cause.
Dans ce virage où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait de ce fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le réel, ce qui s’aperçoit, c’est que la prise du désir n’est rien que celle d’un désêtre.
En ce désêtre se dévoile l’inessentiel du sujet supposé savoir, d’où le psychanalyste à venir se voue à l’ galma de l’essence du désir, prêt à le payer de se réduire, lui et son nom, au signifiant quelconque.
Car il a rejeté l’être qui ne savait pas la cause de son fantasme, au moment même où enfin ce savoir supposé, il l’est devenu.
« Qu’il sache de ce que je ne savais pas de l’être du désir, ce qu’il en est de lui, venu à l’être du savoir, et qu’il s’efface ». Sicut palea, comme Thomas dit de son œuvre à la fin de sa vie, – comme du fumier.
Ainsi l’être du désir rejoint l’être du savoir pour en renaître à ce (26)qu’ils se nouent en une bande faite du seul bord où s’inscrit un seul manque, celui que soutient l’ galma.
La paix ne vient pas aussitôt sceller cette métamorphose où le partenaire s’évanouit de n’être plus que savoir vain d’un être qui se dérobe.
Touchons là la futilité du terme de liquidation pour ce trou où seulement se résout le transfert. Je n’y vois, contre l’apparence, que dénégation du désir de l’analyste.
Car qui, à apercevoir les deux partenaires jouer comme les deux pales d’un écran tournant dans mes dernières lignes, ne peut saisir que le transfert n’a jamais été que le pivot de cette alternance même.
Ainsi de celui qui a reçu la clef du monde dans la fente de l’impubère, le psychanalyste n’a plus à attendre un regard, mais se voit devenir une voix.
Et cet autre qui, enfant, a trouvé son représentant représentatif dans son irruption à travers le journal déployé dont s’abritait le champ d’épandage des pensées de son géniteur, renvoie au psychanalyste l’effet d’angoisse où il bascule dans sa propre déjection.
Ainsi la fin de la psychanalyse garde en elle une naïveté, dont la question se pose si elle doit être tenue pour une garantie dans le passage au désir d’être psychanalyste.
D’où pourrait donc être attendu un témoignage juste sur celui qui franchit cette passe, sinon d’un autre qui, comme lui, l’est encore, cette passe, à savoir en qui est présent à ce moment le désêtre où son psychanalyste garde l’essence de ce qui lui est passé comme un deuil, sachant par là, comme tout autre en fonction de didacticien, qu’à eux aussi ça leur passera.
Qui pourrait mieux que ce psychanalysant dans la passe, y authentifier ce qu’elle a de la position dépressive ? Nous n’éventons là rien dont on se puisse donner les airs, si on n’y est pas.
C’est ce que je vous proposerai tout à l’heure comme l’office à confier pour la demande du devenir analyste de l’École à certains que nous y dénommerons : passeurs.
Ils auront chacun été choisi par un analyste de l’École, celui qui peut répondre de ce qu’ils sont en cette passe ou de ce qu’ils y soient revenus, bref encore liés au dénouement de leur expérience personnelle.
C’est à eux qu’un psychanalysant, pour se faire autoriser comme (27)analyste de l’École, parlera de son analyse, et le témoignage qu’ils sauront accueillir du vif même de leur propre passé sera de ceux que ne recueille jamais aucun jury d’agrément, La décision d’un tel jury en serait donc éclairée, ces témoins bien entendu n’étant pas juges.
Inutile d’indiquer que cette proposition implique une cumulation de l’expérience, son recueil et son élaboration, une sériation de sa variété, une notation de ses degrés.
Qu’il puisse sortir des libertés de la clôture d’une expérience, c’est ce qui tient à la nature de l’après-coup dans la signifiance.
De toute façon cette expérience ne peut pas être éludée. Ses résultats doivent être communiqués : à l’École d’abord pour critiques, et corrélativement mis à portée de ces sociétés qui, tout exclus qu’elles nous aient faits, n’en restent pas moins notre affaire.
Le jury fonctionnant ne peut donc s’abstenir d’un travail de doctrine, au-delà de son fonctionnement de sélecteur.
Avant de vous en proposer une forme, je veux indiquer que conformément à la topologie du plan projectif, c’est à l’horizon même de 1a psychanalyse en extension, que se noue le cercle intérieur que nous traçons comme béance de la psychanalyse en intension.
Cet horizon, je voudrais le centrer de trois points de fuite perspectifs, remarquables d’appartenir chacun à l’un des registres dont la collusion dans l’hétérotopie constitue notre expérience.
Dans le symbolique, nous avons le mythe œdipien.
Observons par rapport au noyau de l’expérience sur lequel nous venons d’insister, ce que j’appellerai techniquement la facticité de ce point. Il relève en effet d’une mythogénie, dont on sait qu’un des constituants est sa redistribution. Or l’Œdipe, d’y être ectopique (caractère souligné par un Kroeber), pose un problème.
L’ouvrir permettrait de restaurer, à la relativer même, sa radicalité dans l’expérience.
Je voudrais éclairer ma lanterne simplement de ceci que, retirez l’Œdipe, et la psychanalyse en extension, dirai-je, devient tout entière justiciable du délire du président Schreber.
(28)Contrôlez-en la correspondance point par point, certainement pas atténuée depuis que Freud l’a notée en n’en déclinant pas l’imputation. Mais laissons ce que mon séminaire sur Schreber a offert à ceux qui pouvaient l’entendre.
Il y a d’autres aspects de ce point relatifs à nos rapports à l’extérieur, ou plus exactement à notre extraterritorialité, – terme essentiel en l’Écrit, que je tiens pour préface à cette proposition.
Observons la place que tient l’idéologie œdipienne pour dispenser en quelque sorte la sociologie depuis un siècle de prendre parti, comme elle dut le faire avant, sur la valeur de la famille, de la famille existante, de la famille petite-bourgeoise dans la civilisation, – soit dans la société véhiculée par la science. Bénéficions-nous ou pas de ce que là nous couvrons à notre insu ?
Le second point est constitué par le type existant, dont la facticité cette fois est évidente, de l’unité : société de psychanalyse, en tant que coiffée par un exécutif à l’échelle internationale.
Nous l’avons dit, Freud l’a voulu ainsi, et le sourire gêné dont il rétracte le romantisme de la sorte de Komintern clandestin auquel il a d’abord donné son blanc-seing (cf. Jones, cité dans mon Écrit), ne fait que mieux le souligner.
La nature de ces sociétés et le mode sur lequel elles obtempèrent, s’éclaire de la promotion par Freud de l’Église et de l’Armée comme modèles de ce qu’il conçoit comme la structure du groupe. (C’est par ce terme en effet qu’il faudrait traduire aujourd’hui Masse de sa Massenpsychologie.)
L’effet induit de la structure ainsi privilégiée s’éclaire encore d’y ajouter la fonction dans l’Église et dans l’Armée du sujet supposé savoir. Étude pour qui voudra l’entreprendre : elle irait loin.
À s’en tenir au modèle freudien, apparaît de façon éclatante la faveur qu’en reçoivent les identifications imaginaires, et du même coup la raison qui enchaîne la psychanalyse en intension à y limiter sa considération, voire sa portée.
Un de mes meilleurs élèves en a fort bien reporté le tracé sur l’Œdipe lui-même en définissant la fonction du Père idéal.
Cette tendance, comme on dit, est responsable de la relégation au point d’horizon précédemment défini de ce qui est qualifiable œdipien dans l’expérience.
(29)La troisième facticité, réelle, trop réelle, assez réelle pour que le réel soit plus bégueule à le promouvoir que la langue, c’est ce que rend parlable le terme du : camp de concentration, sur lequel il nous semble que nos penseurs, à vaguer de l’humanisme à la terreur, ne se sont pas assez concentrés.
Abrégeons à dire que ce que nous en avons vu émerger, pour notre horreur, représente la réaction de précurseurs par rapport à ce qui ira en se développant comme conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science, et nommément de l’universalisation qu’elle y introduit.
Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation.
Faut-il attribuer à Freud d’avoir voulu, vu son introduction de naissance au modèle séculaire de ce processus, assurer en son groupe le privilège de la flottabilité universelle dont bénéficient les deux institutions susnommées ? Ce n’est pas impensable.
Quoi qu’il en soit, ce recours ne rend pas plus aisé au désir du psychanalyste de se situer dans cette conjoncture.
Rappelons que si l’I.P.A. de la Mitteleuropa a démontré sa préadaptation à cette épreuve en ne perdant dans les dits camps pas un seul de ses membres, elle a dû à ce tour de force de voir se produire après la guerre une ruée, qui n’était pas sans avoir sa doublure de rabattage (cent psychanalystes médiocres, souvenons-nous), de candidats dans l’esprit desquels le motif de trouver abri contre la marée rouge, fantasme d’alors, n’était pas absent.
Que la « coexistence », qui pourrait bien elle aussi s’éclairer d’un transfert, ne nous fasse pas oublier un phénomène qui est une de nos coordonnées géographiques, c’est le cas de le dire, et dont les bafouillages sur le racisme masquent plutôt la portée.
La fin de ce document précise le mode sous lequel pourrait être introduit ce qui ne tend, en ouvrant une expérience, qu’à rendre enfin, véritables les garanties recherchées.
On les y laisse sans partage aux mains de ceux qui ont de l’acquis.
On n’oublie pas pourtant qu’ils sont ceux qui ont le plus pâti (30)des épreuves imposées par le débat avec l’organisation existante.
Ce que doivent le style et les fins de cette organisation au black-out porté sur la fonction de la psychanalyse didactique, est évident dès qu’un regard y est permis : d’où l’isolement dont elle se protège elle-même.
Les objections qu’a rencontrées notre proposition, ne relèvent pas dans notre École d’une crainte aussi organique.
Le fait qu’elles se soient exprimées sur un thème motivé, mobilise déjà l’autocritique. Le contrôle des capacités n’est plus ineffable, de requérir de plus justes titres.
C’est à une telle épreuve que l’autorité se fait reconnaître.
Que le public des techniciens sache qu’il ne s’agit pas de la contester, mais de l’extraire de la fiction.
L’École freudienne ne saurait tomber dans le tough sans humour d’un psychanalyste que je rencontrai à mon dernier voyage aux U.S.A. « Ce pourquoi je n’attaquerai jamais les formes instituées, me dit-il, c’est qu’elles m’assurent sans problème d’une routine qui fait mon confort ».
J.L.
[1]. Ce qu’on appelle d’ordinaire : le psychanalysé, par anticipation.
1967 LACAN Réponse aux avis manifestés sur la proposition
(11 p.) 1967-12-06
Le 6 décembre 1967, le Directeur de l’École répond aux « avis » manifestés par les membres de l’École sur sa proposition du 9 octobre. Cette réponse orale, transcrite ipso facto par le Docteur Solange Faladé est distribuée à titre personnel aux membres de l’École, A.E. et A.M.E. Sa lecture suppose la connaissance du contexte : soit les « avis » auxquels Lacan répond en s’appuyant sur le séminaire qu’il vient de commencer L’acte psychanalytique. C’est un discours parlé, fixé après récollection de ces « avis » enregistrés sur bande. Il est ici reproduit tel qu’il nous est parvenu transcrit. Les « avis » étaient à l’époque accessibles aux membres de l’École qui les avaient entendus. Cet enregistrement sur bande fut publié dans Scilicet 2/3, pp. 9-29 mais il s’agit alors d’une réécriture de cette transcription, puisqu’au début de la page 27 de Scilicet la référence à l’émoi de mai indique que ce texte est postérieur à mai 1968 : rien de tel ici. La comparaison entre les deux textes montre cependant quelques phrases restées intactes dans le passage de l’un à l’autre, document photocopié, pp. 1-13.
– ° –
(1)L’immixtion, opérée l’année dernière, de la fonction de l’acte dans ce que j’aurais bien appelé notre réseau si le terme ne paraissait maintenant réservé à un autre emploi ; disons dans le texte dont se trame mon discours, cette immixtion de l’acte donc, était nécessaire à ce que parut ma proposition du 9 octobre qui ne sera un acte qu’à partir de ses suites.
Les premières à se produire sont de nature à l’éclairer, si l’on procède par ordre.
Je l’ai adressée à un cercle, celui des présents, non pas choisi ad hoc, mais déjà constitué selon ce qui préside à toute agrégation sociale : toute classe s’y caractérise de ce qu’on y soit plus égaux qu’ailleurs. L’humour qu’on trouve à cette façon de s’exprimer, devrait lever un handicap pratique.
Quelle que soit l’approximation du tri dont sont sorties les deux classes des A.E. et des A.M.E., il faut l’accepter pour qu’elles fonctionnent comme telles. D’autant plus que ce tri, autrement dit l’annuaire 1965, est le premier produit de l’École prise comme telle, celui dont la question se pose s’il doit demeurer le seul à porter son cachet.
Ce tri suppose une référence à l’expérience de chacun en tant qu’évaluée par les autres. Une fois opéré ce tri, tout usage de ces classes y implique (2)l’égalité supposée et l’équivalence éventuelle, tout usage courtois, s’entend.
Inutile donc de nous assourdir entre nous des droits acquis dans « l’écoute », comme on s’exprime, des vertus du contrôle et du respect de la clinique. Quiconque prétend les représenter ne peut s’en targuer au moins ici plus qu’un autre de son rang.
En quoi (que les personnes m’excusent d’y associer des initiales faciles à remplir), en quoi Madame A. et Madame D. seraient-elles inégales à Monsieur P. et à Monsieur V. pour l’écoute, les contrôles et l’expérience clinique qu’elles ont à leur actif ?
Si ceci, je pense, qu’aucun ne songerait à contester aux autres, admet qu’y prévale chez certains une structuration plus analytique, il faut savoir dire d’où part cette structuration dont personne ne saurait prétendre que c’est une donnée : point premier, – point second : faire servir ces classes elles-mêmes à la mise à l’épreuve de cette répartition – de sorte que l’effet en prévale pour ce qui viendra au futur.
Que la distinction de ces temps n’ait jusqu’à présent pas été respectée, c’est précisément ce que prouve qu’on puisse soulever la question d’une expérience qualifiée. Et dire que c’est le privilège de notre École, est faux jusqu’à l’évidence.
L’invocation massive de je ne sais quelle garantie de surface (n’ai-je pas écho de ce qu’on vienne à brandir la menace de quelque incident propre à rebondir dans la presse ? Sachez donc que si la chose survient, elle n’aura pas surpris tout le monde) ; cette invocation n’a de portée que d’intimidation, non d’ordonnance.
Ce qui est impropre n’est pas qu’on s’attribue dans l’à-part-soi une supériorité d’écoute, ni qu’on tende le dos aux attaques à quoi toute thérapeutique est exposée de ses marges légales, c’est que ces prétentions et ces craintes fassent office d’arguments.
Alors que ce dont il s’agit, c’est de l’expérience dont nous avons à répondre, comme aussi du statut légal dont nous entendons nous couvrir.
Je dénoncerai à ce détour, cette façon de noyer le poisson de cet « être le seul » qui est l’infatuation la plus commune à toute expérience et familière au médecin, en le couvrant de l’être seul qui pour l’analyste constitue proprement le dépouillement qu’il renouvelle à chaque entrée dans son office, ou plutôt en faisant comme si l’être le seul n’était que la chasuble digne de revêtir sa solitude officiante.
Or il n’en est rien, c’est-à-dire qu’il n’en est pas plus que l’i(a) qui fonde le moi et toute relation narcissique, n’est la chape de cet objet a où le sujet découvre sa misère essentielle. Ceci même si le a s’y précipite (3)à l’occasion du délogement, source d’angoisse, comme ferait le bernard-l’ermite à trouver n’importe quelle coquille pour s’en faire camouflage et abri.
C’est là fonction qui n’est pas organique, et je me demande quelle distraction, voire quelle ruse peut animer une homélie qui joue sur l’appel ad hominem, si peu digne de notre contexte. Peut-être l’intention de me protéger moi-même qui sait ? contre moi-même ou contre la communauté en m’affectant du mal de tous. Car je me suis proclamé seul en une occasion, nommément l’acte de fondation de cette École : seul, ai-je écrit, comme je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique.
Et alors ? Dès l’instant qu’un seul autre s’y ralliait, comme par hasard celui dont j’interroge le discours, je n’y suis plus seul : ceux qui sont là m’en témoignent encore.
Qu’est ce que ce seul d’un acte décisif a affaire avec le seul qu’on se croit être à valoir dans l’expérience ? N’utiliserais-je pas celle des autres ? Qui peut croire même que je me croie seul à savoir ce qu’est la psychanalyse. Justement que je m’en explique, prouve le contraire. D’ordinaire c’est d’en avoir plein la bouche de l’écoute qu’on est le seul à apprécier congrûment, qu’on ne peut plus en dire rien d’autre.
Il n’y a même pas d’homosémie entre « le seul » et « seul ». Quant à la solitude à laquelle justement je renonçais en fondant l’École, qu’a-t-elle à faire avec la solitude dont se purifie toujours à nouveau l’acte psychanalytique, sinon d’y trouver exemple à se dispenser de l’examen de sa relation à cet acte.
Car cet acte dont j’ai la semaine dernière au lieu public où se tient mon discours, sans plus tarder tracé ce que j’entends en ouvrir en l’interrogeant par sa fin dans les trois sens qu’il donne à ce terme : visée idéale, terminaison et aporie de son compte-rendu, n’est-il pas un fait remarquable – d’avoir été remarqué par le moindre des intéressés, que les plus éminents à avoir fait une habitude, j’entends une habitude pour les autres, de leur présence à ce discours, s’en soient trouvés absents dans l’ensemble. Tandis qu’au moins ceux-là que passionne ma proposition au point de les faire se rabattre sur des recours qui vont à l’indistinct que je viens de dessiner, auraient intérêt à y saisir ce qui d’une articulation patente pourrait constituer la faiblesse ou le point de réfutation.
Cette fois c’est que je ne sois seul à m’inquiéter de cet acte, qu’on me refuse ce qui est dû au seul qui risque d’en parler. Je n’en ai demandé les raisons que dans les proportions d’un sondage. Qu’on m’épargne d’en dire les résultats : c’est bien d’un acte qu’il s’agit, d’un acte aussi psychanalytique que peut l’être un acte manqué, si j’ouvre la question de savoir si le refus d’en rendre compte lui est ou non inhérent.
(4)Question que je laisse ouverte en mon discours jusqu’à conclusion, qui est aussi épreuve. Car je ne crois pas qu’on puisse me la retourner à dire qu’à s’y pointer, on consacrerait un acte, celui de ce que j’y articule. Un enseignement n’est pas un acte, comme l’est ma proposition. Ceci de ce qu’il ne s’adresse à vous que d’être une thèse publiquement ouverte. L’acte commence à ceux qui se dérobent, d’y pouvoir porter l’antithèse.
Ma proposition du 9 octobre fut acte de vous requérir d’y répondre et sans tarder. On peut regretter cette hâte et y voir un vice de forme, si l’on oublie ce que j’ai dit de la fonction de la hâte en logique.
Elle révèle la nécessité d’un certain nombre d’effectuations pour qu’une clôture y soit valable. Voire elle démontre que la légitimité même de cette clôture ne peut être abstraite des ratages que lui offrent de fait les temps de son effectuation.
Il vous sera facile d’appliquer, quand vous le voudrez, sur la situation présente mon sophisme dit de l’assertion de certitude anticipée, – supporté par la fable de mes trois relaxes mis à l’épreuve de justifier de quelle référence ils portent la marque (disque blanc ? disque noir ? un des 3, un des 2), après en avoir assumé le pari sur celui qu’en forment les autres.
Cela n’a rien de sadien puisqu’à ne pas répondre au défi, on n’encourt pas plus de dommage que le personnage vaporeux de l’histoire qui veut qu’après avoir compté les barreaux qui le séparaient de l’obélisque, une nuit sur la place de la Concorde, et avoir retrouvé celui qu’il avait marqué en partant, il s’écrie : « les salauds, ils m’ont enfermé ».
Où est le dedans, où est le dehors : les prisonniers quand ils sortent, se posent aussi la question, vous le savez.
Je la propose à quelqu’un qui m’a fait la confidence dans une vapeur analogue (bien avant ma proposition) de l’avantage qu’il retirerait dans le monde à seulement faire savoir pourquoi il se serait séparé de moi au cas que son envie l’emporte.
Qu’il sache en cette difficulté que je goûte assez sa personne, pour penser à lui quand je déplore, comme il m’est arrivé récemment, le peu de monde à qui je peux faire partager mes joies quand il m’en arrive de neuves.
Ce n’est ici nulle digression. Mais bien façon de ramener ma proposition à sa mesure dont on peut dire quelle n’est pas mince, mais dont à la traiter comme telle, on laisse échapper la minceur justement, qui y fait tout.
À la considérer comme acte, elle n’a nulle prétention à être psychanalytique au second degré… il n’est pas vain d’user ici de ces formules qui, comme balises en mon discours, trouvent leur fil en sa poursuite, – se rangeant telles qu’au liminaire de cette année j’ai rappelé que s’il n’y a pas (5)d’Autre de l’Autre (Autre à grand A s’entend), pas plus que de vrai sur le vrai, aussi bien ne saurait-il être question d’acte de l’acte.
Ma proposition gîte au joint d’un acte dont la dimension, ne l’oublions pas, s’est découverte de ce qu’il ne réussisse jamais si bien qu’à rater, ce qui n’implique pas que tout ratage signe cette dimension dans un acte.
Ma proposition n’ignore pas que le discernement qu’appelle cette non-réversibilité, ne peut s’opérer qu’à se soumettre à cette dimension elle-même, et l’on voit bien à l’accueil qu’elle reçoit qu’elle n’échappe pas à sa question de base.
Qu’elle la porte dans l’acte psychanalytique, pris au sens où c’est l’acte instituant du psychanalyste, y change peu, si vous me suivez en cette remarque que cet acte ne diffère du premier qu’à maintenir son manque, justement d’avoir réussi. Car n’est-ce pas le cas d’avoir réussi comme psychanalysant qui est censé mener au désir du psychanalyste avec les paradoxes qu’il démontre.
Ces paradoxes sont ceux qu’a profilé mon faux détour plus haut comme un lieu dont on est hors sans y penser, mais où se retrouver, c’est en être sorti pour de bon, c’est-à-dire cette sortie, ne l’avoir prise que comme entrée, encore n’est-ce pas n’importe laquelle : ce lieu qui trace bien la voie de l’acte psychanalytique. Encore sa description à l’infinitif indique-t-elle qu’il laisse en suspens le désir, désir qui pourtant se définit du sens de ces infinitifs, au moins aussi loin que j’ai pu le dire.
C’est là qu’un contrôle n’est pas de trop : non pas contrôle de cas, mais du sujet (je souligne) seul en cause dan l’acte, alors que le désir (du psychanalyste) se doit tout au soutien de la demande qui l’assiège afin de s’y trouver.
Ce désir, nous ne pouvons qu’en théoriser la nécessité. Il est à prendre dans le fait pour satisfaire à cette nécessité. Sa correction reste au gré du sujet qui peut se resoumettre au faire du psychanalysant.
Le contrôle que j’évoque ne saurait remettre quiconque sur la sellette où il a gagné ses galons. C’est pourtant, semble t-il bien, le fantasme contre lequel semblent s’être édifié les primes sauts d’institution, d’où se sont cristallisées celles généralement reçues.
Ceci seul peut expliquer que notre École qui s’en croit libérée, du consentement affirmé à ce que certains ne tiennent que pour des aphorismes, conserve d’une position de se terrer, qui semble la règle si caractéristique des manifestations d’une opinion sur un produit analytique dans nos cercles, ceci notable au plus haut point dans tout débat, se qualifiât-il de scientifique, voire fût-il probatoire.
(6)D’où ce style de sortie, au sens le moins réglé, qu’y prennent les interventions, et la cible ouverte qu’y deviennent ceux qui n’ont pas encore de terrier reconnu. Mœurs aussi fâcheuses pour le travail que répréhensibles au regard de l’idée, aussi simplette qu’elle se veuille, d’une École.
Si adhérer à une École veut dire quelque chose, elle ajoute à la courtoisie que j’ai dite être le lien le plus strict des classes, la confraternité qui fait leur réunion.
Il est tout à fait sensible, dès qu’on en est averti, que non seulement l’acte psychanalytique s’y traduise en note de hargne, mais que le ton en monte à mesure de toute approche où s’en pressent, si je puis dire, la levée.
Ce que ma proposition introduit dans cet acte, c’est que s’il est notoire qu’en sortir, c’est y rentrer, on pourrait certes avancer plus à se fier à sa structure.
Il y suffirait, je pense, de l’enserrer d’un plus sérieux réseau. Vous voyez en somme combien je m’accorde à ces mots qu’on croit devoir m’être méchants (ou meschéant). Je tiens la gageure de cet usage – possible à désarmer. Car ce n’est pas moi qu’il blesse. Je ne parle pas du retournement de ce qu’on appelle mes aphorismes, sinon pour signaler que l’auteur de l’opération y gâche un mot que je croyais par lui promis à porter plus loin son génie.
En attendant c’est bien au nom de la garantie qu’elle croit devoir à son réseau, au second sens ici en cause, c’est-à-dire à ceux dont elle a pris la charge didactique, que de premier jet une personne, à qui nous devons hommage pour la place qu’elle a su se faire dans le milieu psychiatrique au nom de l’École, a déclaré devoir considérer les suites qu’elle pourrait donner à ma proposition. L’argumentation qui a suivi, n’est qu’un parti pris de là : elle tient pour affaire tranchée que la didactique en sera affectée mais pourquoi dans le mauvais sens ? Nous n’en savons encore rien.
Je ne vois aucun inconvénient à ce que la chose (la chose du réseau) soit claire, d’autant plus qu’elle est reconnue partout comme la plaie de la didactique : consultez sa courageuse dénonciation dans la littérature internationale, c’est un courage qui n’a pas à craindre d’avoir des suites.
Précisément il me semblait que ma proposition, dans ses plus minutieuses dispositions, se mettait en travers. De sorte que je ne m’étonne pas de son résultat sur ce plan. Ce dont on devrait s’étonner, c’est que ce ne soit pas mon réseau qui m’étrangle.
Le « plein transfert », un des mots-clefs de ce hourvari, est à traiter par le sourire. Car il donne droit à tout, et en fait de négatif, a fait ses preuves dans ce champ où l’intérêt ne badine pas.
Quand on n’est pas dans le coup, il se perçoit rien qu’à lire tel factum, que le réseau, le mien, a un tout autre sens et, c’est ce qui m’aide à en reprendre allègrement le terme. Car on le tend, ce réseau, on l’écrit noir sur blanc, de la rue de Lille à la rue d’Ulm. Et alors ?
Je ne crois pas au mauvais goût d’une allusion à mon réseau familial. Alors parlons de mon bout d’Oulm (prononcé comme ça, ça fait Lewis Carroll). Est-ce que je propose d’installer mon bout d’Oulm au sein des A.E. ?
Et pourquoi ? si par hasard un bout d’Oulm se faisait analyser. En ce sens, je puis vous affirmer qu’aucun ne fait encore partie de mon réseau, ni n’y est en instance.
Mais évidemment le réseau qui existe ici, est d’autre trame, et ne tient à rien de moins qu’à ma proposition de l’expansion à obtenir de l’acte psychanalytique.
Que mon discours aie retenu des sujets que n’y préparent aucune expérience analytique, prouve qu’il soutient l’épreuve d’exigences logiques à quoi ces sujets sont formés. Ceci suggère qu’il se pourrait que ceux qui ont cette expérience, ne perdraient peut-être rien à se former aux mêmes exigences pour en armer leur « écoute », voire leur regard clinique. L’expérience, surtout qui sort si assurée de son axe, s’en verrait peut-être renforcée, mais du même coup plus maniable, ne serait ce que pour la transmission, qui sait pour la modification, en tout cas pour la discussion.
Je ne vous ferai pas l’injure de croire qu’ici puisse être même évoqué l’intérêt que reçoit mon discours d’un public plus vaste encore, au nom du bénéfice que l’École pourrait en tirer.
Un porc dont il m’a fallu tolérer les avances malpropres au nom d’une certaine commission d’enquête, avait cru pouvoir faire le bilan des dix années que j’avais alors consacrées à forger pour un cercle confidentiel chacun de ces séminaires dont ceux qui les lisent encore ont au moins le sentiment, comme j’en ai recueilli le cri*, qu’il me fallait bien aimer ceux à qui je vouais un tel effort. Ce bilan s’exprimait en ces mots : en somme Lacan jouait chez vous la fonction de sergent-recruteur. On sait l’image que ce terme évoque de l’histoire anglaise : les ivrognes, c’étaient ceux qui, collaborant en toute amitié avec le porc, à ces mots ne mouffetaient pas.
Ce n’est pas devant vous que je vais me targuer d’un succès dont j’ai tout fait pour écarter l’impureté de mon travail et qui maintenant ne peut en rien l’affecter.
Mais cet intérêt pourrait vous inspirer l’idée que l’expansion de l’acte analytique pourrait un jour, si vous tenez l’héritage freudien sous le boisseau prendre un effet de rejet dans une région imprévue où les droits de priorité de notre expérience ne seraient pas automatiquement préservés.
(8)Et que c’est là encore à quoi ma proposition pare au plus vite.
Car le mot de non-analyste revient à la surface pour un office que je connais. Il épingle ceux qui m’entendent chaque fois que mon discours, à un carrefour de la pratique, a à porter effet sur l’acte psychanalytique. La « bande-à-Mœbius », pour l’appeler par son nom, est pour l’instant un ramassis de non-analystes.
C’est sans gravité. Dès que la question aura été résolue par la menace écartée, elle n’aura qu’une petite prime à payer. Ne plus essayer de rien dire sur quoi que ce soit d’analytique. Elle sera faite désormais d’analystes. Si elle se sépare de moi, elle pourra rentrer dans l’I.P.A. et continuer d’user de mes termes, désormais dépourvus de toute conséquence. Un petit vote, que dis-je une abstention, une excuse donnée au moment où il faut, elle y entre toutes voiles dehors. Même pas besoin d’un chef de file. Ils pourraient tous y être déjà.
Mais qu’ils m’excusent. Je leur donnerai tout à l’heure un moyen aussi sûr de redevenir des analystes et qui aura l’avantage d’être inédit. Il ne leur sera pas réservé : je ne pense à eux qu’à cause de leur déchéance présente.
Pour ce qui est des « non-analystes » auquel ma proposition aurait pour but de remettre le contrôle de l’École – on l’a écrit –, j’en ferai de même que pour le réseau : je relèverai le gant.
C’est bien en effet le sens de ma proposition : je veux mettre des non-analystes au contrôle de ce qui résulte de l’acte analytique, ceci pour détecter comment, quel que soit leur talent, les « analystes » s’arrangent pour que ne sorte de leur expérience qu’une production si stagnante, incomestible au dehors, une théorie toujours plus régressive, voire involutive au sens où elle évoque la ménopause, de l’un et l’autre sexe, la plus parfaite élusion de tous les problèmes de l’acte : pour autant qu’y réside la clef de sa terminaison et la fin à donner à la psychanalyse didactique, et qu’hors de cet abord, il est vain d’espérer qu’elle établisse son épistémologie.
J’en ai assez dit dans ces lignes pour qu’on sache qu’il ne s’agit nullement d’analyser le désir de l’analyste, mais d’enregistrer les effets de sa condition professionnelle sur l’acte fondamental où ce désir se manifeste qui est d’y entrer. D’où la première condition est décisive pour ce qu’elle interfère, dès la demande initiale d’où ce désir a à procéder, dans sa procession même : c’est l’idéal que représente le statut présent de l’analyste.
La première analyse didactique qui se présentera sous ces auspices de critique, se trouvera abrégée du handicap que constitue son actuelle demande, puisque celui qui l’entreprendra n’aura pour fin que de saisir à la fin ce qui peut bien pousser quelqu’un jusque dans l’acte psychanalytique, sûr qu’il sera que faute d’y être, il n’aura pour remplir sa tâche que les (9)présupposés de fiction qui le réduiront à l’inopérance du psycho-sociologue et au niveau de l’étude de marché. Cette demande-là, le psychanalyste n’avait pas à se soucier de la frustrer. Il aura fort à faire à la gratifier dans sa fin plutôt mythique.
Mais la façon dont en accord avec cette tâche, il se chargera d’expérience, il écoutera, il cliniquera, en prendra pour lui une autre valeur portante.
Vous voyez que ce n’est pas pour demain qu’il faut s’attendre à même à l’approche de ce point absolu.
Mais le seul fait de le poser introduit une dimension où le désir de l’analyste pour suspendre son acte, – car c’est seulement de la fallace de sa satisfaction qu’il se fera repère, – fera du non-analyste le garant de la psychanalyse.
Comme il doit l’être en ce sens. Je souhaite des non-analystes en effet, à tout le moins que se distinguent ce que sont les psychanalystes aujourd’hui, c’est-à-dire qui n’aient pas le recours d’être analystes au prix que j’ai dit plus haut.
Est-il impossible de répondre à une telle demande : qu’on le dise, cela éclaircira la portée des autres demandes à elles-mêmes. Et cela remet à d’autres la création de son emploi.
Le seul fait pourtant qu’une telle demande puisse être fondée dans l’existence d’un tel emploi suffirait à ce que toutes les demandes de psychanalyse didactique en subissent une correction initiale, puisqu’on saurait que c’est en fonction d’une psychanalyse en instance d’examen, et aussi avide de renouvellement, que le psychanalyste même tenu pour entravé d’un désir inégal à l’épreuve du psychanalysant, serait distingué par des juges avertis sur le style de sa pratique et l’horizon qu’il sait y reconnaître à y démontrer ses limites : c’est ce que j’appelle l’A.M.E.
Néanmoins ma bande garde un recours ouvert, dont j’espère qu’elle profitera : donner à mon discours des suites, c’est-à-dire le dépasser au point de le rendre désuet. Je saurais enfin que je n’ai pas pissé dans un violon.
En attendant, il me faut subir d’étranges musiques. Voilà-t-il pas la fable mise en cours du candidat qui scelle un contrat avec son psychanalyste « Tu me prends à mes aises, moi je te fais la courte échelle. Aussi fort que malin (qui sait un de ces normaliens qui vous dénormaliseraient une société tout entière avec ces trucs chiqués qu’ils ont tout loisir de mijoter pendant leurs années de feignantise), ni vu ni connu, je les embrouilles, et tu passes comme une fleur.
(10)Mirifique ! ma proposition n’aurait-elle engendré que cette souris que j’espère en son travail de rongeur. Je demande : ces complices que pourront-ils faire d’autre à partir de là qu’une psychanalyse où pas une parole ne pourra se dérober à la touche du véridique, toute tromperie d’être gratuite y tournant court. Bref une psychanalyse sans méandre. Sans les méandres qui constituent le cours de toute psychanalyse de ce qu’aucun mensonge n’échappe à la pente de la vérité.
Mais qu’est-ce que ça veut dire quant au contrat imaginé, s’il ne change rien ? Qu’il est futile ou bien que même quand quiconque n’en a vent, il est tacite.
Car le psychanalyste n’est-il pas toujours en fin de compte à la merci du psychanalysant, et d’autant plus que le psychanalysant ne peut rien lui épargner s’il trébuche comme psychanalyste, et s’il ne trébuche pas, encore moins. Du moins est-ce ce que nous enseigne l’expérience.
Ce qu’il ne peut lui épargner, c’est ce désêtre dont il est affecté au terme de chaque analyse, et dont je m’étonne de le retrouver dans tant de bouches depuis ma proposition, comme attribué à celui que j’ai connoté dans la passe du terme de destitution subjective.
On est bougrement plus dur dans l’être pourtant, personne ici ne le sait donc quand on abdique d’être sujet. On voit que vous n’avez jamais été à la guerre, vous êtes tous à quelque degré enfants de Pétain, en 14 pas nés encore. Pour vous, c’est immémorial : il en reste pourtant un témoignage à la hauteur, pour n’être ni d’un futuriste qui y a lu sa poésie, ni d’un salaud de publiciste rameutant le gros tirage : c’est Le guerrier appliqué, de Paulhan. Lisez ça pour savoir l’accord de l’être avec la destitution du sujet
J’ai raté ça de très peu, mais je vous ai eus de l’an 60 à 63. On se sent assez bien dans son être, quand un nommé dindon (en anglais) tranche de votre discours de dix ans comme si c’était un air de flûte destiné à induire vos élèves à la marque d’identification que sa perspicacité n’a pas laissé échapper : soit le port du nœud papillon (sic, j’en appelle aux témoins). Pour une destitution subjective, c’en est une qui suscite l’être, croyez-moi. Sans doute aussi l’être de ceux qui y assistaient impavides.
Les références que j’évoque, n’ont rien à faire avec le désir d’être analyste. Je ne vends pas la mèche du baratin pour les passeurs.
Mais la seconde peut-être appelle examen sur la nature du désêtre qui en l’occasion est en face. Car je ne songe pas à l’extraire du désir du psychanalyste, même si c’est un faux pli.
Nous avons vu des psychanalystes trempés, comme s’exprimait ce psychosociologue, – car ce n’est pas moi qui ai fait fonctionner un tel être (11)en notre sein – trempée dans du jus de Kapo, sans doute. Mais évoquer les camps, c’est grave, m’a-t-on dit.
Cela restitue à sa place le discours de Nacht sur l’être et ma raison d’y objecter.
À part cela, ma proposition est fasciste, du moins la métaphore de quelqu’un qui en a l’expérience, ramenait-elle ça sans scrupules.
Finissons-en avec les broutilles et avec l’admission de Fliess, que mon idée impliquerait. Le raisonnement ad absurdum a son prix.
Que Freud ait franchi la passe, c’est une affaire hors contrôle et qui peut sans inconvénient être mise en doute. Il ne pouvait être son propre passeur.
Si j’en crois les souvenirs si précis que Madame Blanche Reverchon-Jouve me fait parfois l’honneur de me confier, j’ai le sentiment que, si les premiers disciples avaient soumis à quelque passeur choisi d’entre eux disons : non leur désir d’être analyste, – dont la notion n’était pas même pas apercevable alors – si tant est que quiconque l’aperçoive encore –, mais seulement leur projet de l’être, le prototype donné par Rank en sa personne du « je ne pense pas » eût pu être situé beaucoup plus tôt à sa place dans la logique du fantasme.
Et la fonction de l’analyste de l’École fut venue au jour dès l’abord.
Car enfin il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, ainsi est-on dans la voie psychanalysante ou dans l’acte psychanalytique. On peut les faire alterner comme une porte bat, mais la voie psychanalysante ne s’applique pas à l’acte psychanalytique, qui se juge dans sa logique à ses suites.
Je suis en train de démontrer que, chaque fois que le psychanalyste s’intéresse à un objet qui lui parait prévalent, il est amené à déclarer que cet objet échappe à la voie de l’analyse (cf. Winnicott). Ce n’est pensable qu’en raison du seul point où c’est légitime : le psychanalyste en tant que tel, l’acte psychanalytique.
La fonction par exemple du narcissisme de la petite différence, que Freud articule comme étant de son expérience irréductible, est parfaitement analysable à la rapporter à la fonction de l’objet a, le psychanalyste comme on dit, veut bien être de la merde, mais pas toujours la même. C’est interprétable, à condition qu’il s’aperçoive que d’être de la merde, c’est vraiment ce qu’il veut, dès qu’il se fait l’homme de paille du sujet-supposé-savoir.
Ce qui importe n’est donc pas cette merde-ci, ou bien celle-là. Ce n’est pas non plus n’importe laquelle. C’est qu’il saisisse que cette merde (12)ne vient pas de lui, pas plus que de l’arbre qu’elle couvre au pays bénit des oiseaux. C’est le Pérou, qu’on dit.
L’oiseau de Vénus est chieur, on le sait. La vérité nous vient pourtant sur des pattes de colombe, drôle d’idée. Ce n’est pas une raison pour que le psychanalyste se prenne pour la statue du Maréchal Ney. Non, dit l’arbre, il dit non, pour être moins rigide, et faire découvrir à l’oiseau qu’il reste un peu trop sujet d’une économie animée de l’idée de la Providence.
Vous voyez que je suis capable d’adopter le ton en usage dans une assemblée d’analystes, quand il s’agit d’affaire vitale. J’en ai pris un peu à chacun de ceux qui ont manifesté leur avis, à la hargne près, j’ose le dire,– vous le verrez avec le temps : c’est là ce qui permet de voir si comme le loup, elle y est ou n’y est pas.
Et concluons.
Ma proposition adoptée n’eût changé que d’un cheveu, l’axe de la formation du psychanalyste. Il eût suffi, pour peu qu’elle fût publiée. Elle permettait un contrôle absolu de ses résultats. Elle respectait absolument les droits de l’expérience.
On s’y oppose. Je ne puis l’imposer.
Mince comme un cheveu, elle n’aura pas à se mesurer à l’ampleur de l’aurore.
Il suffirait qu’elle l’annonce. Car elle comporte sur 17 pages, 14 (je ne sais pourquoi ces chiffres ont paru à quelqu’un avoir un sens mystique), 14, dis-je, de théorie de la psychanalyse didactique, sur lesquelles je ne demande pas d’autre avis que d’en donner une réplique éventuelle, équivalente ou pas.
J’ouvre par priorité les lettres de l’École à la publication de ces énoncés, – qui constitueront, non l’ouverture, elle s’est faite, mais la mise en fonction du cartel sur lequel on a pu ironiser.
Cependant j’assure que ceux pour qui les fins que visait ma proposition sont les leurs, peuvent compter sur mon appui.
J’ai entendu qu’elle n’avait d’autre portée que politique, et que c’était une question de force entre certains et moi.
Il ne saurait être question de force pour moi comme analyste. À ceux qui tombent sous le coup de cette force si elle tient, de savoir s’ils l’acceptent ou s’ils la refusent.
(13)Je ne suis là que pour maintenir la primauté des fins de ma proposition, et m’opposer à ce qui leur fermerait tout accès.
Il est d’autres moyens d’y parer.
Je vous annonce la parution d’une revue ouverte à tous ceux de l’École qui voudront bien y participer dans les conditions qui vous seront produites par son premier numéro. Ces conditions, neuves en notre communauté, me paraissent de nature à lever l’obstacle grave à la production scientifique, dont je tente de cerner la source en mon discours de cette année sur l’acte psychanalytique. Dès maintenant ceux au travail de qui je fais confiance, – et nulle manifestation d’avis n’y est pour moi objection –, y ont leur place, s’ils le veulent.
Ce qu’il en est de l’ordre d’information que j’attendais des passeurs, n’est pas impossible à recueillir à côté du fonctionnement statutaire des jurys.
Ceux-ci seront mis en fonction selon la procédure antérieure, à ceci près que la conjoncture présente rend provisoirement le tirage au sort le mode de choix le moins discutable, et que ma présence que j’avais proposée réduite à la consultation, y aura voix.
Le jury d’agrément sera composé de 5 membres.
J’ai toujours été ménagé d’appels personnels, laissant jusqu’ici le champ libre aux initiatives les plus diverses, à vrai dire attendant plutôt qu’elles se manifestassent. Il faut croire que cet appel est nécessaire, puisqu’on a paru s’étonner que l’année dernière pour les séminaires de textes, il n’ai pas été vain.
Je m’adresse aujourd’hui à tous pour une réflexion mûrie et une compétition heureuse. Ce texte, tel qu’il est, jeté pour vous cette semaine et où vous n’avez à voir que mon cœur à l’ouvrage, vous sera à tous distribué. C’est le signe de ma confiance.
La date à fixer de notre prochaine réunion dépend de vos réponses. Ayez la bonté de les ajourner, pour que les choses reprennent leur juste place.
Ce discours a duré 55 minutes. Le président de la séance, Xavier Audouard annonce : « La séance est levée ».
*. Le texte source indique le ri.
1968 LACAN Conférence du mercredi 19 juin 1968
(11 p.) 1968-06-19 :
La « Conférence du mercredi 19 juin 1968 » fut publiée dans le Bulletin de l’Association freudienne n° 35 page 3 à 9 en novembre 1985 avec la précision suivante : « Lors du travail sur l’Acte analytique au cours de la semaine d’été 1989, Claude Dorgeuille a fait connaître et a commenté une conférence peu connue, prononcée par Jacques Lacan le 19.06. 68 […] ».
(3)Je ne suis pas un truqueur ; je ne veux pas avertir que je dirai quelques mots d’adresse pour clore l’année présente, comme s’exprime le papier de l’École, pour vous faire ce qu’on appelle un séminaire. J’adresserai quelques mots plutôt de l’ordre de la cérémonie.
J’ai fait cette année quelque part, si je me souviens bien, allusion au signe d’ouverture de l’année commençante dans les civilisations traditionnelles. Celui-là, c’est pour l’année scolaire qui se termine.
Il peut rester un regret qu’après avoir ouvert un concept comme celui de l’acte psychanalytique, le sort ait voulu que vous n’ayez, sur ce sujet, pu apprendre que la moitié de ce que j’avais l’intention d’en dire ; la moitié… à vrai dire un peu moins, parce que la procédure d’entrée, pour quelque chose d’aussi nouveau, jamais articulé comme dimension, que l’acte psychanalytique, ça a demandé en effet quelque temps d’ouverture.
Les choses, pour tout dire, ne conservent pas la même vitesse ; c’est plutôt quelque chose qui ressort à ce qui se passe quand un corps choit, est soumis à la même force ; au cours de sa chute, son mouvement, comme on dit, s’accélère, de sorte que vous n’aurez pas eu du tout la moitié de ce qu’il y avait à dire sur l’acte psychanalytique ; disons que vous en aurez eu un petit peu moins du quart.
C’est bien regrettable par certains côtés car, à vrai dire, il n’est pas dans mes us de terminer plus tard et en quelque sorte par raccroc ce qui se trouve d’une façon quelconque, quelle qu’en soit la cause, interne ou externe, avoir été interrompu.
À vrai dire, mon regret n’est pas sans s’accompagner par un autre côté de quelque satisfaction car enfin, dans ce cas-là, le discours n’a pas été interrompu par n’importe quoi, et de l’avoir été par quelque chose qui met en jeu, certainement à un niveau très bébé, mais qui met en jeu quand même quelque dimension qui n’est pas tout à fait sans rapport avec l’acte, eh bien mon Dieu, ce n’est pas tellement insatisfaisant.
Évidemment, il y a une petite discordance dans tout cela. L’acte psychanalytique, cette dissertation que je projetais était forgée pour les psychanalystes, comme on dit, mûris par l’expérience. Elle était destinée avant tout à leur permettre, et du même coup, à permettre aux autres, une plus juste estime du poids qu’ils ont à soulever, quand quelque chose précisément marque une dimension de paradoxe, d’antinomie interne, de profonde contradiction qui n’est pas sans permettre de concevoir la difficulté que représente pour eux d’en soutenir la charge.
Il faut bien le dire, ça n’est pas ceux qui, cette charge, la connaissent mieux dans sa pratique, qui ont marqué pour ce que je disais le plus vif intérêt. À un certain niveau, je dois dire qu’ils se sont vraiment distingués par une absence qui n’était certes point de hasard. De même, puisqu’on y est, je vous raconterai incidemment une petite anecdote à laquelle j’ai déjà fait allusion, mais je vais tout à fait l’éclairer. Une de ces personnes à qui j’envoyais galamment un poulet pour lui demander si cette absence était un acte m’a répondu : « Qu’allez-vous penser ! Ni un acte, ni un acte manqué. Il se trouve que cette année, j’ai pris à onze heures et demie rendez-vous pour un long travail (il s’agissait de se refaire faire la denture) avec le praticien adéquat à onze heures et demie tous les mercredis ». Ce n’est pas un acte, comme vous voyez. C’est une pure rencontre !
Ceci tempère pour moi le regret que quelque chose puisse rester en quelque sorte en suspens dans ce que j’ai à transmettre à la communauté psychanalytique et tout à fait spécialement à celle qui s’intitule du titre de mon école.
Par contre, une certaine dimension de l’acte qui a, elle aussi, son ambiguïté, qui n’est pas forcément (4)faite d’actes manqués, malgré bien sûr qu’elle donne du fil à retordre à ceux qui aimeraient penser les choses en termes traditionnels de la politique, quand même, il s’est trouvé quelque chose, je l’ai dit à l’instant, que les bébés ont relevé un beau jour du titre d’acte et qui pourrait bien, comme ça, donner dans les années qui vont suivre à quelques gens du fil à retordre.
En tout cas la question – et c’est pour ça qu’aujourd’hui j’ai voulu vous adresser quelques mots – est justement de savoir si j’ai raison de trouver là comme une espèce de petite balance ou compensation, de me sentir en quelque sorte un tout petit peu allégé de ma propre charge.
Car enfin, si c’est à propos de la psychanalyse, ou plus exactement sur le support qu’elle m’offrait et parce que ce support était le seul, qu’il n’était pas possible ailleurs de saisir un certain nœud ou si vous voulez une belle, quelque chose de singulier, de pas repéré jusqu’alors dans ce à quoi il n’est pas facile de donner une étiquette de nos jours étant donné qu’il y a un certain nombre de termes traditionnels qui s’en vont un tout petit peu à vau-l’eau : l’homme, la connaissance, la connessence comme vous voudrez, ce n’est pas tout à fait de ça qu’il s’agit, ce certain nœud dont là-bas au crayon rouge j’ai pu aussi sur cette espèce de nœud-bulle que vous connaissez bien, c’est le fameux huit intérieur que j’ai fomenté déjà depuis quelque huit ans, ces termes : savoir, vérité, sujet, et le rapport à l’autre, voilà, il n’y a pas de mot pour les mettre ensemble tous les quatre, ces quatre termes sont pourtant devenus essentiels pour quelque chose qui est à venir, un avenir qui peut nous intéresser, nous autres qui sommes ici, dans un amphithéâtre, pas simplement pour faire de la clamation ni de la réclamation mais avec un souci de savoir justement, cet enseignement qui a manifesté je ne sais pas quoi de ce que, à la suite de cette grande déchirure, de ce côté patent qu’il y a quelque chose de ce côté-là qui ne va plus, que ce qui coiffait d’un terme qui n’est pas du tout de hasard l’Université, ça s’autorise de l’Univers c’est justement ici de ça qu’il s’agit.
Est-ce que ça tient, l’Univers ? L’Univers a fait beaucoup de promesses, mais il n’est pas sûr qu’il les tienne. Il s’agit de savoir si quelque chose qui s’annonçait, qui était une espèce d’ouverture sur la béance de l’Univers se soutiendra assez longtemps pour qu’on en voie le fin mot.
Cette question passe par ce que nous avons vu se manifester dans ces derniers mois, dans un endroit, comme ça, bizarrement permanent dans l’histoire. Nous avons vu se ranimer une fonction de lieu. C’est curieux. C’est essentiel. Peut-être qu’on n’aurait pas vu la chose se cristalliser si vivement s’il n’y avait pas eu lieu où ils revenaient toujours pour se faire tabasser.
Il ne faut pas vous figurer que ce qui s’ouvre, ce qui n’est ouvert comme question dans ce lieu, ce soit de notre tissu national le privilège. J’ai été, histoire de prendre l’air, passer deux jours à Rome où des choses semblables ne sont pas concevables simplement parce qu’à Rome il n’y a pas de Quartier latin. Ce n’est pas un hasard ! C’est drôle mais enfin c’est comme ça. Peut-être qu’ils le sont tous.
J’ai eu comme ça des choses qui m’ont bien plu. C’est plus facile de les repérer là-bas, ceux qui savent ce qu’ils font. Un petit groupe ? Je n’en ai pas vu beaucoup mais je n’en aurais vu qu’un que ça suffirait. Ils s’appellent les Oiseaux, Ucelli.
Comme je l’ai dit à quelques-uns de mes familiers, je suis en Italie – dans la stupeur il faut bien le dire, c’est le terme qu’on emploie, j’ai honte ! – populaire. Ça veut dire qu’ils savent mon nom. Ils ne savent bien sûr rien de ce que j’ai écrit ! mais, c’est ça qui est curieux, ils savent que les Écrits existent.
Il faut croire qu’ils n’en ont pas besoin, parce que les Ucelli, les Oiseaux en question, par exemple, sont capables d’actions comme celle-là qui évidemment, avec l’enseignement lacanien le rapport qu’ont les affiches des Beaux-Arts avec ce dont il s’agit politiquement, vraiment, mais ça veut dire qu’ils ont un rapport tout à fait direct : quand le doyen de la Faculté de Rome, accompagné d’un représentant éminent de l’intelligence vaticane, va leur faire à tous réunis – parce qu’il y a des assemblées générales aussi là-bas, où on leur parle, on est pour le dialogue, du côté bien entendu où ça sert – alors les Ucelli viennent avec un de ces grands machins comme il y en a quand on va dans des restaurants à la campagne, au centre d’une table ronde, c’est un énorme parapluie, ils se mettent tous dessous, à l’abri, disent-ils, du langage !
J’espère que vous comprenez que ça me laisse un espoir. Ils n’ont pas encore lu les Écrits mais ils les liront ! En ont-ils vraiment besoin puisqu’ils ont trouvé ça ? Après tout, ce n’est pas le théoricien qui trouve la voie ; il l’explique. Évidemment, l’explication est utile pour trouver la suite du chemin. Mais comme vous voyez, je leur fais confiance. Si j’ai écrit quelques petites choses qui auraient pu servir aux psychanalystes, ça servira à d’autres dont la place, la détermination est tout à fait précisée par (5)un certain champ, le champ qui est cerné par ce petit nœud (voir schéma*) qui est fait d’une certaine façon de couper dans une certaine bulle extraordinairement purifiée par les antécédents de ce qui a abouti à cette aventure et qui est ce que je me suis efforcé de repérer devant vous comme étant le moment d’engendrement de la science.
Donc, cette année, à propos de l’acte psychanalytique, j’en étais au moment où j’allais vous montrer ce que comporte d’avoir à prendre place dans le registre du sujet supposé savoir, et ceci justement quand on est psychanalyste, non pas qu’on soit le seul mais qu’on soit particulièrement bien placé pour en connaître la radicale division.
En d’autres termes, cette position inaugurale à l’acte psychanalytique qui consiste à jouer sur quelque chose que votre acte va démentir. C’est pour cela, j’avais réservé pendant des années, mis à l’abri, mis à l’écart le terme de Verleugnung qu’assurément Freud a fait surgir à propos de tel moment exemplaire de la Spaltung du sujet ; je voulais le réserver, le faire vivre là où assurément il est poussé à son point le plus haut de pathétique, au niveau de l’analyste lui-même.
À cause de ça, il a fallu que je subisse, pendant des années, le harcèlement de ces êtres qui suivent la trace de ce que j’apporte pour tâcher de voir où est ce qu’on pourrait bricoler un petit morceau, où j’achopperais. Alors quand je parlais de Verwerfung, qui est un terme extrêmement précis et qui situe parfaitement ce dont il s’agit quant à la psychose, on rappelait que ce serait beaucoup plus malin de se servir de Verleugnung ; enfin on trouve de tout cela des traces dans de pauvres conférences et médiocres articles. Le terme de Verleugnung eut pu prendre, si j’avais pu cette année vous parler comme il était prévu, sa place authentique et son poids plein.
C’était le pas suivant à faire. Il y en avait d’autres que je ne peux même pas indiquer. Assurément, une des choses dont j’aurai été le plus frappé au cours d’une expérience d’enseignement sur lequel vous pourrez bien me permettre de jeter aujourd’hui un regard en arrière, et ceci justement dans le tournant, c’est la violence des choses que j’ai pu me permettre de dire. Deux fois à Sainte-Anne par exemple, j’ai dit que la psychanalyse, c’était quelque chose qui avait ça au moins pour elle que dans son champ – quel privilège ! – la canaillerie ne pouvait virer qu’à la bêtise. Je l’ai répété deux années de suite comme ça, et je savais de quoi je parlais !
Nous vivons dans une ère de civilisation où, comme on dit, la parole est libre, c’est-à-dire que rien de ce que vous dites ne peut avoir de conséquence. Vous pouvez dire n’importe quoi sur celui qui peut bien être à l’origine de je ne sais quel meurtre indéchiffrable ; vous faites même une pièce de théâtre là-dessus. Toute l’Amérique – new-yorkaise, pas plus – s’y presse. Jamais auparavant dans l’histoire une chose pareille n’eut été concevable sans qu’aussitôt on ferme la boîte. Dans le pays de la liberté, on peut tout dire, puisque ça n’entraîne rien.
Il est assez curieux qu’à partir simplement du moment où quelques pavés se mettent à voler, pendant au moins un moment tout le monde ait le sentiment que toute la société pourrait s’en trouver intéressée de la façon la plus directe dans son confort quotidien et dans son avenir.
On a même vu les psychanalystes s’interroger sur l’avenir du métier. À mes yeux, ils ont eu tort de s’interroger publiquement. Ils auraient mieux fait de garder ça pour eux, parce que quand même, les gens qui les ont vus s’interroger là-dessus, justement, alors qu’ils les interrogeaient sur tout autre chose, ça les a un peu fait marrer. Enfin on ne peut pas dire que la cote de la psychanalyse a monté !
J’en veux au Général. Il m’a chopé un mot que depuis longtemps j’avais – et ce n’était pas pour l’usage bien sûr qu’il en a fait : la chienlit psychanalytique. Vous ne savez pas depuis combien d’années j’ai envie de donner ça comme titre à mon séminaire. C’est foutu maintenant !
Puis je vais vous dire, je ne regrette pas parce que je suis trop fatigué ; c’est suffisamment visible comme ça ; je n’ai pas besoin d’y ajouter un commentaire.
Enfin ce serait une chose quand même que j’aimerais bien – tout le monde n’aimerait pas ça mais moi j’aimerais bien –, l’enseignement de la psychanalyse à la Faculté de médecine.
Vous savez, il y a comme ça des types très remuants, je ne sais pas quelle mouche les pique, qui se pressent pour être là, à cette place ; je parle de personnes de l’École Freudienne de Paris. Je sais bien qu’à la Faculté de médecine, on connaît l’histoire des doctrines médicales ; ça veut dire qu’on en a vu passer, des choses, de l’ordre, à nos yeux, avec le recul de l’histoire de l’ordre de la mystification. Mais ça ne veut pas dire que la psychanalyse telle qu’elle est enseignée là où elle est enseignée officiellement –(6)on vous parle de la lido comme de quelque chose qui passe dans les vases communicants, comme s’exprimait, au début du temps où j’ai commencé à essayer de changer un peu ça, un personnage absolument incroyable, une lychantique libidinale – enseigner la psychanalyse comme on l’enseigne, disons le mot, à l’Institut, ça serait formidable, surtout à l’époque où nous vivons, où quand même les enseignés, comme on dit, se mettent à avoir quelque exigence. Je trouve ça merveilleux. Qu’on voie ce qu’on peut faire d’un certain côté comme enseignement de la psychanalyse, après avoir fait ce petit tour d’horizon et vous avoir montré les espoirs de bon temps que la suite de ces choses réserve à certains ; vous me direz, bien sûr, que le personnage par exemple en question pourrait toujours se mettre à enseigner du Lacan. Évidemment, ce serait mieux ! Mais faudrait-il encore qu’il le puisse, parce qu’il y a un certain article paru dans « Les cahiers sur l’analyse » de psychanalyse sur l’objet a à propos duquel, (je regrette de le dire, ça va encore choquer quelques-uns de mes plus proches et plus chers collègues) ça n’a été qu’une longue petite fusée de rires chez ces damnés normaliens, comme par hasard. Moi-même j’ai été forcé, dans une petite note discrète quelque part juste avant que paraissent mes Écrits, d’indiquer que, quel que soit le besoin qu’on a de travailler le marketing psychanalytique, il ne suffit pas de parler de l’objet a pour que ce soit tout à fait ça !
En tout cas, je voudrais prendre les choses d’un peu plus haut et puisque j’ai préparé quelques mots – pas ceux-là, je dois dire que je me suis laissé un peu aller, vu la chaleur, la familiarité, l’amitié que dégage cette ambiance, à savoir ces figures dont il n’y a pas une que je ne reconnaisse pour l’avoir vue dans les débuts de cette année – puisque j’ai parlé de ces quatre termes, repérons, histoire pour ceux qui sont un peu dans la courte vue et qui ne se rendraient pas compte de l’importance tout à fait critique d’une certaine conjoncture, rappelons-en les principales articulations. À savoir d’abord le savoir car, en fin de compte, c’est tout de même assez curieux du côté du savoir jusqu’à présent des classiques qu’on soit sage, et – une partie de la position sage est évidemment de se tenir tranquille. Que ce soit au niveau et comme on le dit très justement à un niveau privilégié de la transmission du savoir qu’il se passe tellement de choses, ça vaut peut-être la peine qu’on bénéficie d’un peu de recul dans le regard.
Voilà, il y a une fonction, naturellement, je m’excuse auprès des personnes qui sont ici – il y en a peu – qui viennent ici pour la première fois, et qui viennent histoire de voir un peu ce que je pourrais raconter si on m’interrogeait sur les événements ; je ne vais pas pouvoir faire la théorie de l’Autre, et c’est bien ça déjà qui rend très difficile un tel entretien, une interview ; il faudrait expliquer ce que c’est, l’Autre ? Nous commençons par lui parce que c’est la clé. Donc pour les personnes qui ignorent ce que c’est que l’Autre, je veux dire d’un côté que je l’ai défini strictement comme un lieu, le lieu où la parole vient prendre place. Ça ne se livre pas tout de suite, ça : lieu où la parole vient prendre place. Mais enfin c’est une fonction topologique tout à fait indispensable pour dégager la structure logique radicale dont il s’agit dans ce que j’ai appelé tout à l’heure ce nœud ou cette bulle, ce creux dans le mode à propos de quoi s’évoque cette vieille notion du sujet ; vieille notion du sujet qui n’est plus réductible à l’image du miroir ni de quoi que ce soit de fondre d’un reflet omniprésent. Mais effectivement cette bulle est vagabonde, encore grâce à quoi ce monde n’est plus à proprement parler un monde. Cet Autre, il est là depuis un bout de temps, bien sûr. On ne l’avait pas vraiment dégagé parce que c’est une bonne place et qu’on y avait installé quelque chose qui y est encore pour la plupart d’entre vous, qui s’appelle Dieu. Il vecchio con la barba ! il est toujours là. Les psychanalystes n’ont vraiment pas ajouté grand-chose à la question de savoir, point essentiel, sil existe ou s’il n’existe pas. Tant que ce ou sera maintenu, il sera toujours là.
Néanmoins, grâce à la bulle, nous pouvons faire comme s’il n’était pas là. Nous pouvons traiter de sa place. À sa place, justement, il n’a jamais fait de doute que gîtait ce dont il s’agit quant au savoir. Tout savoir nous vient de l’Autre – je ne parle pas de Dieu, je parle de l’Autre. Il y a toujours un Autre où est la tradition, l’accumulation, le réservoir.
Sans doute on soupçonnait qu’il peut se passer des choses ; on appelait ça la découverte, ou même encore de ces variations dans l’éclairage, de ces façons de dispenser l’enseignement qui en changeaient, en quelque sorte, l’accent et le sens, ce qui justement a fait pendant un certain temps que l’enseignement, ça naît encore. Est-ce que vous avez jamais aperçu que ce qui fait qu’un enseignement a une prise, c’est peut-être que, justement, dans une certaine façon de le redistribuer, il s’inscrit dans son dessin, dans son tracé, dans sa structure quelque chose qui n’est pas immédiatement dit mais que c’est ça qui est entendu ? Pourquoi, après tout depuis un certain temps cette corde ne paraîtrait-elle pas un peu usée à ceux qui sont sur (7)les bancs ? Je veux dire que ce qui n’est pas dit pour être entendu, il faudrait encore que ce soit quelque chose qui en vaille la peine et pas une simple hypocrisie par exemple, que c’est peut-être pour quelque chose au fait que ce soit au niveau des facultés des lettres ou encore des écoles d’architecture que ça se soit mis à flamber.
Dans ce rapport du sujet avec l’Autre, la psychanalyse apporte une dimension radicalement neuve. C’est plus que ce que j’ai appelé à l’instant encore ça une découverte ; même ça, garde encore quelque chose d’anecdotique. C’est un profond remaniement de tout le rapport.
Il y a un mot que j’ai rentré ici il y a quelques années dans cette dialectique, c’est le mot « la vérité ». Et puis, à vrai dire, avant de l’articuler précisément comme je l’ai fait ici un certain jour et comme en porte la marque parfaitement logicisée l’article qui s’appelle dans mes Écrits « La vérité et la science », j’avais donné à ce mot une autre fonction, dans un article qui s’appelle « La chose freudienne » où on peut lire ces termes : « Moi la vérité je parle ».
Qui ? ce je qui parle ? Ce nouveau, à la vérité, une prosopopée, un de ces jeux enthousiastes, il se trouve que je me suis permis de l’articuler pour le centenaire de Freud, et à Vienne ; c’était un cri plutôt de l’ordre de ce qu’un Munch a si bien mis dans une gravure célèbre, cette bouche qui se tord où nous voyons surgir l’anéantissement sublime de tout un paysage.
Il y a très longtemps, à Vienne, j’ai dit spécialement là qu’on n’avait point entendu le mot de Vérité. C’est un mot très dangereux ; mis à part l’usage que l’on en fait quand on le châtre, à savoir dans les traités de logique, on sait depuis longtemps qu’on ne sait pas ce que cela veut dire.
Qu’est-ce que la vérité ? c’est précisément la question qu’il ne faut pas poser. J’ai fait allusion à Lyon, quand j’y ai parlé en octobre dernier, à un certain morceau de Claudel, très brillant, que je vous recommande. Je n’ai pas eu le temps d’en relever pour vous avant de venir ici – je ne savais pas que j’en parlerais – les pages mais vous le trouverez en cherchant bien dans la table des matières des proses de Claudel, en cherchant à Ponce-Pilate naturellement.
Il décrit, ce texte, tout ce qu’il arrive de malheur à ce bienveillant administrateur colonial pour avoir prononcé mal à propos cette question : « Qu’est-ce que la vérité ? » chez des gens pour l’instant qui se situent bien sûr dans cette zone futile de ces zèbres auxquels il est dangereux d’énoncer la vérité psychanalytique, qui donnent une application terrible à ces mots recueillis au tournant d’une de ces pages « Moi la vérité je parle », ils vont dire la vérité dans des endroits où on n’en a aucun besoin mais où elle porte.
Il est très possible qu’une certaine chose qu’on avait réussi si bien à tamponner sous le nom de lutte des classes en devienne tout d’un coup quelque chose de tout à fait dangereux. Bien sûr, on peut compter sur de saines fonctions existant depuis toujours pour le maintien de ce dont il s’agit, à savoir de laisser les choses dans le champ du partage du pouvoir.
Il faut bien le dire, les gens qui s’y connaissent un peu en fait de maniement de la vérité ne sont pas aussi imprudents. Ils ont la vérité, mais ils enseignent : tout pouvoir vient de Dieu. Tout. Ça ne vous permet pas de dire que c’est seulement le pouvoir qui leur convient. Même le pouvoir qui est contre Dieu, il vient de Dieu, pour l’Église. Dostoievski avait très bien aperçu ça. Comme il croyait à la vérité, Dieu lui faisait une peur bleue. C’est pour ça qu’il a écrit Le Grand Inquisiteur. C’était la conjonction en somme prévue à l’avance de Rome et de Moscou ! Je pense que quand même quelques-uns d’entre vous ont lu ça. Mais c’est quasiment fait, mes petits amis, et vous voyez bien que ce n’est pas si terrible que ça ! Quand on est dans l’ordre du pouvoir, tout s’arrange !
C’est bien pour ça qu’il est utile que la vérité soit quelque part, dans un coffre-fort. Mais si vous prenez au sérieux la prosopopée « Moi la vérité je parle » ça peut avoir d’abord, hélas pour celui qui se met dans cette voie, de grands inconvénients.
Voyons quand même ce que nous, analystes pouvons peut-être avoir apporté là-dessus de nouveau. Évidemment, notre champ est très limité. Il est au niveau de la bulle.
La bulle, comment elle se définit ? Elle a une portée très limitée. Si, après tant d’années, après en avoir montré ce qui en est proprement la structure, c’est maintenant de logique que je vous parle, ce n’est pas un hasard ; c’est parce que tout de même il est clair que ce savoir qui nous intéresse, nous analystes, n’est proprement que ce qui se dit. Si je dis que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est parce que cet inconscient qui nous intéresse est ce qui peut se dire et que se disant, il engendre le sujet.
C’est parce que le sujet est une détermination de ce savoir qu’il est ce qui court sous ce savoir mais (8)qu’il n’y court pas librement, qu’il y rencontre des butées. C’est en cela et en rien d’autre que nous avons affaire à un savoir. Qui dit le contraire est amené sur les voies que j’ai appelées tout à l’heure celles de la mystification. C’est parce que l’inconscient est la conséquence de ce qui a pu se cerner qui a montré que ce rapport au discours a des conséquences beaucoup plus complexes que ce qu’on avait vu jusque-là, c’est nommément que le sujet, d’être second par rapport au savoir, il apparaît qu’il ne dit pas tout ce qu’il sait, point dont elle se doutait pas, même si depuis longtemps on soupçonnait qu’il ne sait pas ce qu’il dit.
Tel est le point qui a permis la constitution de la bulle ; il résiste très précisément en ceci qu’à ce propos nous apercevons comment se produit la dimension de la vérité. La vérité, c’est ce que nous apprend la psychanalyse, elle gît au point où le sujet refuse de savoir. Tout ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel. Telle est la clé de ce qu’on appelle le symptôme. Le symptôme, c’est ce nœud réel où est la vérité du sujet.
Au début – très tôt – de ces menus épisodes, je vous ai dit : « Ils sont la vérité ». Ils sont la vérité, ça ne veut pas dire qu’ils la disent. La vérité, ce n’est pas quelque chose qui se sait comme ça, sans labeur. C’est même pour cela qu’elle prend ce corps qui s’appelle le symptôme, qu’elle démontre où est le gîte de ce qui s’appelle vérité.
Alors ce savoir refusé que vous venez chercher dans l’échange psychanalytique, est-ce que c’est le savoir du psychanalyste ? Illusion. Le psychanalyste sait peut-être quelque chose, il sait ça en tout cas concernant la nature de la vérité. Mais pour la suite, à savoir du savoir refusé, là il n’en sait pas lourd. C’est pour cela que l’enseignement de la psychanalyse prise au niveau de ce qui serait substantiel apparaîtrait comme ce que ça est : une pantalonnaise. La libido dont je vous parlais tout à l’heure par exemple, si ça veut dire ce que j’appelle le désir, il est vraiment assez piquant que ça ait été découvert, suivi à la trace chez le névrosé, c’est-à-dire celui dont le désir ne se soutient que soutenu de fiction. Dire qu’ils sont la vérité n’est certes pas vous la livrer, ni à vous, ni à eux. Mais il a peut-être son poids que l’on sache, ce mécanisme d’un échange, échange qui est celui-ci qui fait que ce qui est dit par le sujet, quoique ce soit qu’il le sache ou non, ne devient savoir que d’être reconnu par l’Autre. Et c’est là précisément d’ailleurs ce que veut dire la notion tout à fait primitive, taillée à la hache, qui s’appelle la censure… C’est l’Autre, pendant longtemps, pendant les temps d’autorité, qui a toujours défini ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas. Mais il serait tout à fait vain de lier cela à des configurations dont l’expérience montre bien que puisqu’elles peuvent être caduques, elles l’étaient déjà quand elles fonctionnaient.
C’est d’une façon structurale que ce n’est qu’au niveau de l’Autre que ce qui détermine le sujet s’articule en savoir ; que l’énonciation, qui est celle dont le sujet n’est pas du tout forcément celui qui parle, que l’énonciation par l’autre trouve désigné celui-là qui l’a dit ; l’Autre a d’abord été celui qu’il est toujours quand l’analyste interprète et qui dit au sujet « vous je » ce je qui est vous, je dis c’est ça. Et il arrive que ça ait des conséquences. C’est cela qui s’appelle l’interprétation. Pendant un temps, cet Autre qui était philosophe a forgé, lui, le sujet supposé savoir. C’était déjà une tromperie comme il suffit d’ouvrir Platon pour s’en apercevoir. Il lui faisait dire, au pauvre sujet, tout ce qu’il voulait qu’il dise. À la fin, le sujet a appris ; il a appris à dire tout seul « je dis noir n’est pas blanc » par exemple, « je dis ou c’est vrai ou c’est faux ». Mais le total de ce que je dis là est certainement vrai car ou c’est vrai ou c’est faux.
Naturellement, c’est bébé comme le mouvement du 22 mars. Ce n’est pas vrai que ou c’est vrai ou c’est faux. Mais ça se soutient. Le sujet a appris à endosser d’un « je dis » quelque chose dont il se déclarait prêt à répondre dans un débat dont les règles étaient à l’avance, et c’est cela qui s’appelle la logique.
Chose étrange, c’est de ce qui s’est purifié dans cette voie de l’isolement de l’articulation logique, du détachement du sujet de tout ce qui peut se passer entre lui et l’Autre – et Dieu sait qu’il peut s’en passer, des choses, jusques et y compris la prière – qu’est sortie la science, le savoir. Non pas n’importe quel savoir, un savoir pur qui n’a rien à faire avec le réel ni, du même coup, avec la vérité, car le savoir de la science est, par rapport au réel, ce qu’on appelle en logique le complément d’un langage. Ça fonctionne à coté du réel mais sur le réel ça mord. Ça introduit la bulle, c’est-à-dire après tout quelque chose qui, du point de vue de la connaissance, n’a pas beaucoup plus d’importance qu’un gag. Mais ça donne finalement la seule chose qui incarne après tout vraiment les lois de Newton, à savoir le premier spoutnik, qui est assurément le meilleur gag que nous ayons vu puisque ça fout le monde en l’air, le gag…arine. Car qu’est-ce que ça a à faire avec le cosmos, en tant que nous avons avec lui un rapport, qu’on puisse se mettre à faire (9)six fois le tour de la terre en vingt-quatre heures, d’une façon qui assurément dépassait tout à fait l’entendement de ceux qui croyaient que le mouvement, ça a un rapport avec l’effort ?
Enfin la bulle a fait d’autres siennes depuis. Seulement il en reste un résidu, en quelque sorte. C’est que celui qui parle n’est pas toujours capable de dire « je » dis comme le prouve – c’est en ceci que nous sommes des témoins, nous psychanalystes – que nous, psychanalystes, qui sommes capables de le lui dire, ce qu’il dit, nous sommes capables dans un petit nombre de cas, surtout s’ils y mettent énormément de bonne volonté, s’ils viennent chez nous énormément parler, il arrive ceci que nous leur interprétons quelque chose. Et qu’est-ce que c’est d’interpréter quelque chose ? Nous ne leur interprétons jamais le monde ; nous leur apportons comme ça un petit morceau de quelque chose qui a l’air d’être quelque chose qui aurait tenu sa place sans qu’ils le sachent dans leur discours. D’où est-ce que nous, analystes, nous tirons ça ? Il y a quelque chose sur quoi j’aurais aimé cette année vous faire méditer, ce sont les paroles gelées de Rabelais. À la vérité, comme beaucoup de choses, c’est déjà écrit il y a longtemps mais personne ne s’en est aperçu. J’ai mis beaucoup l’accent sur un certain M. Valdemar écrit par Poe. J’en ai fait un usage si l’on peut dire satirique. J’ai parlé à ce propos de quelque chose qui n’était rien d’autre que ce que je dénonçais ici une fois de plus, à savoir cette survivance quasi hypnotiseuse du discours freudien et des sociétés mortes qu’elle a l’air de maintenir parlantes.
C’est un mythe qui va plus loin. Ce que déclenche l’interprétation n’est pas toujours bien net quant à ce dont il s’agit, si ce sont des réalités de vie ou de mort. Ce vers quoi je vous aurais cette année, si j’eus pu parler de l’acte psychanalytique jusqu’au terme, ç’aurait été pour vous dire que ce n’est pas pour rien si je vous ai parlé du désir du psychanalyste, car il est impossible de tirer d’ailleurs que du fantasme du psychanalyste et c’est cela qui peut assurément donner un petit peu le frisson, mais nous n’en sommes pas à ça près par le temps qui court que c’est du fantasme du psychanalyste, à savoir de ce qu’il y a de plus opaque, de plus fermé, de plus autiste dans sa parole que vient le choc d’où se dégèle chez l’analysant la parole, et où vient avec insistance se multiplier cette fonction de répétition où nous pouvons lui permettre de saisir ce savoir dont il est le jouet.
Ainsi se confirme que la vérité se fait savoir par l’Autre. Ceci justifie que ce soit toujours ainsi qu’elle soit sortie. Ce que nous savons de plus, c’est que c’est dans un rapport à l’Autre qui n’a plus rien de mystique ni de transcendantal que ceci se produit et le nœud dont j’ai dessiné la courbe sur ce tableau sous la forme de cette petite boucle qui est là et dont pour un rien vous verrez qu’elle pourrait se refermer de façon à n’apparaître plus que comme un cercle, se souder dans sa duplicité de boucle, c’est ce que nous donne l’expérience, à savoir que le sujet supposé savoir, là où il est vraiment, c’est-à-dire non pas nous, l’analyste, mais en effet ce que nous supposons qu’il sait, ce sujet, ceci en tant qu’il est inconscient, se redouble avec ce sur quoi la pratique, cette pratique qui est un petit peu en rase-mottes, lui met en parallèle, à savoir ce sujet supposé demande – n’ai-je pas vu quelqu’un qui paraissait tout fier d’interroger un membre du mouvement du 22 mars – ne le nommons pas – pour lui demander : « Qu’est-ce que vous nous demandez à nous analystes ? » J’ai écrit quelque part que l’analyste était ce personnage privilégié assurément comique qui, avec de l’offre, faisait de la demande. Il est bien évident que là ça n’a pas marché mais ça ne prouve pas que nous n’ayons rien à voir avec ce qui se passe à ce niveau. Ça veut dire qu’ils ne nous demandent rien. Et après ! C’est justement l’erreur de l’analyste que de croire que ce où nous avons à intervenir comme analystes, c’est au niveau de la demande, ce qui ne cesse pas de se théoriser, alors que ce dont il s’agit, c’est très précisément de cet intervalle entre le sujet supposé savoir et le sujet supposé demande, et en ceci que l’on connaît pourtant depuis longtemps que le sujet ne sait pas ce qu’il demande. C’est ce qui permet qu’ensuite il ne demande pas ce qu’il sait.
Cet intervalle, cette béance, cette bande de Moebius pour la reconnaître là où elle est, dans ce petit nœud griffonné, comme j’ai pu au tableau, à la vérité je n’y ai pas mis beaucoup de soin, c’est ce qu’on appelle ce résidu, cette distance, cette chose à quoi se réduit entièrement pour nous l’Autre, à savoir l’objet a.
Ce rôle de l’objet a qui est de manque et de distance et non du tout de médiation, c’est sur cela que se pose, que s’impose cette vérité qui est la découverte, la découverte tangible – et puissent ceux qui l’auront touchée ne pas l’oublier – qu’il n’y a pas de dialogue, le rapport du sujet à l’Autre est d’ordre essentiellement dissymétrique, que le dialogue est une duperie.
C’est au niveau du sujet en tant que le sujet s’est purifié que s’est instituée l’origine de la science. Qu’au niveau de l’Autre, il n’y a jamais rien eu de plus vrai que la prophétie. C’est par contre au niveau de l’Autre que la science se totalise, c’est-à-dire que par rapport au sujet, elle s’aliène complètement. Il s’agit de savoir où peut encore, au niveau du sujet, résider quelque chose qui soit justement de l’ordre de la prophétie.
* Le schéma manque dans la transcription
1969 LACAN La psychanalyse en ce temps : Conférence au G.O.D.F.
(2 p.) 1969-04-25 :
La conférence à la loge maçonnique du Grand Orient De France intitulée « La psychanalyse en ce temps » eut lieu le 25 avril 1969 au Temple n° 3, Hôtel du G.O.D.F. à Paris. Elle fut suivie d’un débat dont il ne reste pas de trace, publiée par le Bulletin de l’Association Freudienne 1983 n° 415 p 17-20.
(500)Primum non nocere – Tel était le principe dont pendant des siècles le médecin mesurait son action.
Ne pas nuire à quoi ? Là où le conflit est essentiel, comment le psychanalyste ne vacillerait-il pas sur l’idée de guérison ? S’il se résout à dire, ne pas nuire à la carrière de son patient, il se réfute. Aucune réussite à ses yeux ne saurait que masquer l’échec du désir dont l’inconscient lui donne la trace.
(501)Il faut concevoir le reste de l’opération où le sujet se stabilise comme quotient établi du désir qui l’a engendré au moi qu’il s’est cru être.
D’un tel reste peut s’éclairer l’enjeu (écrivez En-Je) de ce qui constitue un acte : à savoir, là où le sujet se réalise pour ce qu’il est, de sa structure : une perte.
Alors on verra que de la psychanalyse, le sujet sort n’ayant rien fait que d’aliéner ce reste : à savoir le rendre à l’Autre dont il provient.
Mais ainsi quitte de sa dette, il peut annuler le créancier lui-même. Il n’a plus besoin de la demande de cet Autre pour soutenir son propre désir. Il sait que son désir s’est formé de la zone qui fait barrière à la jouissance. Il se satisfait de ce vide où il peut aimer son prochain, parce que ce vide, c’est là qu’il le trouve comme lui-même, et que ce n’est pas autrement qu’il peut l’aimer.
Observer que je viens de définir l’opération psychanalytique par la voie offerte au psychanalysant – pour employer un terme mien qui se répandit comme si déjà il chargeait l’air. Ce terme ne désigne pas le psychanalyste. Mais que cette voie se dise de restaurer l’agent dans le patient, n’est-ce pas là pourtant le fait du psychanalyste ? Car c’est lui qui fait l’offre d’où naît une sorte de demande qu’on n’avait jamais vue.
J’interroge le psychanalyste sur son acte. Car qu’il se protège de toute sa technique, n’empêchera que ce soit un acte qui la commande, et qu’oublier qu’il est premier, cet acte altère ce qui le seconde, sa technique. Il est bien acte en ceci qu’il nous montre le plus pur de l’acte essentiel, puisque la psychanalyse ne se termine que de ce qu’il en soit fait du psychanalyste comme nous avons dit du reste, parce qu’il est venu à sa place : d’En-Je propice à ce que le sujet soit pour un temps hors-jeu.
Qu’il consente à cet acte, le psychanalyste s’en défend : ce dont témoigne mainte idée qu’il se fait de sa fonction aux divers temps de sa pratique, non certes sans qu’elle en soit en effet de sa fin détournée. Mais la chose qu’il n’en devient pas moins : chose en hors-jeu, comment ne pas la lire de sa position dans ce que nous appellerons l’université du savoir. C’est où j’interviens par des voies auxquelles on sent confusément que le terme « structuraliste » est approprié. Ces voies ne doivent rien à ce que le terme pourrait avoir de préconçu.
Une technique si divisée d’elle-même qu’elle ne puisse recourir pour sanctionner sa réussite qu’à l’abrasion de l’éthique même que d’autre part elle suscite, voilà qui exprime le divorce du psychanalysant au psychanalyste.
Un Kierkegaard dans l’Instant (Augenblick, les neuf numéros de revue qui avertissent de sa fin proche), dans l’Instant donc de sa mort même, nous a dénoncé ça : le prêtre qui est une canaille, le chrétien qui est un héros, voilà l’imaginaire et le symbolique. Mais il n’y a rien de tout cela : dans le réel, le prêtre n’est qu’un imbécile et le chrétien absent. Testament de Kierkegaard.
L’effet est le même dans les deux cas : il faut que l’absence témoigne qu’elle est responsable de l’imbécillité. Ici l’Église, là l’exigence pour le psychanalyste, qu’un témoin soit, du psychanalysant qu’il fut.
Le rapprochement s’arrête là. Car il ne tient à rien d’autre qu’à la volonté de Freud d’avoir donné statut d’Église aux légataires de sa pensée.
Nous ne devons pas seulement, maintenant nous pouvons, l’interpréter, cette volonté, comme provisoire. Car il l’a avouée reposant sur ce que la vérité qui s’était à Freud révélée devant faire retour après lui au puits d’où il l’avait tirée – et qu’ainsi, sans qu’il se le soit dit forcément en ces termes, sa lumière retomberait sous le régime qu’une religion, la chrétienne, pendant dix-neuf siècles avait su démontrer viable : celui dit de la double vérité.
(502)Un seul ressort lui avait échappé : c’est que la vérité qui se confine dans l’inconscient y est conditionnée des exigences du savoir.
La science dont il a pris appui dans son époque est encore à l’ombre de la théologie à laquelle elle a donné son dernier corps dans Newton, sa dogmatique ultime dans Kant.
L’Église désormais en est veuve et pour jamais. Il ne lui en reste plus pour patrimoine que cet œcuménisme sur lequel nous la voyons désespérément se rabattre : non sans espoir d’en subsister.
Mais ai-je besoin ici de faire sentir ce qu’il advient dans l’après-coup du statut de la science : pour qu’une voix qui aussi bien doit être notée pour s’élever de mon sillage, énonce qu’a n’y a pas de sujet de la science, il faut bien que quelque chose craque au préjugé jusqu’ici jamais critiqué parce que si bien reçu que jamais aperçu, celui que je dénonce du sujet toujours jusqu’ici supposé au savoir. C’est ce qu’à l’instant j’appelais la théologie de la science : le Dieu qui sait déjà et auquel Einstein ne rougit pas de faire appel, quoique n’étant pas un obscurantiste que je sache.
Quelque retardataire que soit toujours la mise en cause des droits de l’homme (il y a fallu à peu près l’ère révolue depuis le Christ pour qu’ils soient à la page), une assemblée comme celle-ci où ces droits sont j’imagine, article de foi, n’est peut-être pas sans compter parmi ses membres quelques uns qui soient capables de mesurer ce que comporte le lien de l’effort fourni dans la mathématique depuis un siècle et demi pour la rendre entièrement formelle (soit la couper de toute intuition sensible) à la multiplication si je puis dire exponentielle des constructions où l’intuition qui lui est propre, reste caractéristique quoique sans figure autre que le manque, dont rien que de logique, la nécessité, l’Anankè même s’avère être.
S’ils n’en voient pas encore la conséquence au regard de certains idéaux, nommément ceux-là qui habitent l’intellectuel-de-gauche : ce qu’on appelle progressisme par exemple, à savoir que quelque chose, ne serait-ce que sa personne, veille au progrès du bien – ou encore libre-pensée, ceci dans un contexte politique qui tient que toute pensée n’est que symptôme, voire leurre calculé – que la faute en retombe sur les psychanalystes dont la carence ici s’avère.
Grâce à eux, l’illusion subsiste que ce que la psychanalyse apporte, c’est le retour du sens, du sens de la vie notamment, de la mort à l’extrême et pourquoi pas ? pendant qu’on est à délirer.
Comme si Freud, je veux dire l’inconscient qu’il découvre, ne faisait pas thèse à prendre en protase, que la pensée est censure d’abord.
Ramenant ainsi à la même poubelle la pensée commune qui s’en trouve ainsi relevée d’être aussi bonne pour la méprise que l’autre et la pensée dite philosophique dont il s’écarte (et il l’atteste) en forçant son mépris pour la ravaler exactement d’autant.
Mais pour être mis au fait de cette chute du sens, plus besoin d’information, plus besoin même de l’enseignement de Lacan son suivant. Plus exactement, plus de chance pour l’information prétendue, celle du journalisme, de couvrir la faille de ce qui pourrait rendre l’époque intelligente, et pour l’enseignement de Lacan, rien de plus à mettre à son actif que de qu’il est une fiche de consolation qu’il y en ait un qui n’ait pas été tout-à-fait stupide dans la psychanalyse.
Oui, rien de plus. Au temps. Puisque maintenant comme je le constate, de quinze à vingt-cinq ans tout le monde est de plain-pied avec cet enseignement, lacanien comme on dit, même s’il n’en a jamais entendu parler.
L’Autre avec un grand A, le signifiant, le signifié, la demande dans l’aliénation radicale où elle situe le désir, et tous ces mots que j’ai choisis communs pour qu’on n’en puisse pas faire un nouvel alibi, le lacanisme, les voici qui courent les moindres rubriques, pris d’un accent nouveau qui heureusement se privilège de n’avoir pas le moindre sens.
(503)Vérité en deçà de la pensée, savoir au delà. Tel est l’aphorisme que je me payais le luxe d’inscrire, parodiant Pascal avec qui j’ai appris d’abord à mépriser la pensée pour en éprouver les méprises, d’inscrire, dis-je, sur le papier blanc dont je rends perceptible le tableau noir à me servir de l’E.N.S. où je professe encore pour un petit temps.
J’aimerais qu’on le lise en glissant de l’un à l’autre de deux mots prononcés à la fois, ou d’ensemble les faire entendre à les articuler : censée ou bien pensure.
Il ne s’agit plus maintenant de sens. Il en faut changer l’initiale. C’est au régime censitaire que vont se mesurer ceux qui ont droit de vote.
Ils ne prennent pas la parole, ces jeunes qui vont faire une révolution non prévue par les sages de la politique. Seul un jésuite, quoique près de moi en peut encore reprendre espoir.
Ils prouvent que de la parole, seulement les sages en ont perdu la maîtrise. Ils marquent qu’ils ressentent les effets d’un discours qui a pris pied dans le réel.
C’est bien le discours continué depuis sa naissance en Attique. Mais plus moyen qu’il se poursuive, comme le voulait Renan, sans conséquence.
1970 LACAN Apport de la psychanalyse à la séméiologie psychiatrique
(7 p.) 1970-00-00 :
Dans le cadre de la préparation de son rapport au congrès de neurologie et de psychiatrie de Milan en 1970 sur le thème : « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », Georges Daumézon avait invité divers spécialistes à lui faire part de leurs remarques sur le sujet. Jacques Lacan convié un soir à l’amphithéâtre Magnan de l’hôpital Henri-Rousselle à Paris fit une intervention ; l’enregistrement de mauvaise qualité ne permit pas de tout reconstituer. Nous reproduisons ci-dessous une version dactylographiée (vraisemblablement la sténotypie) déposée à la Bibliothèque de l’école lacanienne de psychanalyse, sous le titre : « Apport de la psychanalyse à la psychiatrie ». Une autre version, sensiblement différente en certains points a été proposée par le Bulletin de l’Association freudienne n° 21 en janvier 1987.
(1)DAUMÉZON – Tu as lu le texte de Melman.
LACAN – J’ai lu l’ensemble des choses et j’ai été évidemment content du texte de Melman plus que d’autres… Partons quand même de ce qui est l’objet, c’est-à-dire l’apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique.
Il est évident que c’est une question qui ne peut pas m’être indifférente, alors quand j’y ai pensé, j’ai pensé forcément comme toujours, on ne peut pas sortir de son présent. C’est-à-dire que c’est à partir du point où je dis certaines choses maintenant que je vais essayer de pointer quelque chose.
Comme malgré tout, puisque je parle au présent, je me considère comme Psychanalyste, je me suis demandé ce que j’avais apporté à la sémiologie psychiatrique, donc ce n’est pas très compliqué comme départ. Il est tout à fait clair par exemple que j’ai apporté quelque chose à la sémiologie psychiatrique, que j’ai même appelé d’un nom qui avait fait une espèce de scandale à l’époque quand j’ai sorti la paranoïa d’auto-punition c’est-à-dire « le cas Aimée », ma thèse, le camarade Cellier… Je ne sais pas si tu sais ce que ça a été… Personne ici naturellement ne soupçonne plus ce que cela a été… Cellier c’est une fumée… Cellier était fou de cette histoire d’auto-punition.
Ce qui me frappe c’est qu’il rejoint la structure en somme que j’ai articulée à ce moment-là comme je pouvais, d’un cas que j’avais très soigneusement suivi. À la vérité, je ne vois pas une montagne, ni rien qui me sépare de la façon dont j’ai procédé à cette époque-là. Ma patiente, celle que j’ai appelée Aimée, était vraiment très touchante. La façon dont j’ai procédé avec elle et ce que j’enseigne maintenant, je ne vois absolument aucune espèce de différence. Tout ce que j’articule dans ma thèse comme sémiologie a quelque chose que je vais essayer de dire maintenant et qui a un certain rapport avec ce qui fait le sommet de cette observation, c’est-à-dire ce qui m’a fait l’appeler l’auto-punition ; un certain rapport avec un point que nous appellerons « le point d’acte », qui a bien là-dedans une fonction puisqu’il est tout à fait clair que tout ce qui est chez cette patiente construction, délire, manifestations à proprement parler psychotiques, est tombé net avec ce point d’achèvement qui est quelque chose de spécifique et de distinct de ce qui est réalisable, si l’on peut dire, dans d’autres psychoses. Il est rare qu’on observe cette manifestation, ce phénomène singulier, voir le délire s’épurer comme cela, absolument radicalement. C’est très rare pour une raison qu’on peut… <quelques mots manquent>… (2)a été à proprement parler de l’ordre de l’impossible, au lieu que dans un cas comme ça disons particulier, pour ne pas parler de simplicité, dans ce cas il se trouvait que c’était possible.
Il est bien évident qu’en décrivant les choses comme cela à propos de ma patiente d’alors, je n’avais pas les catégories que j’ai maintenant, je n’avais aucune idée de l’objet a à ce moment-là. Mais il est tout à fait saisissant que quand j’ai fait ce travail qui est sorti en 1932, j’avais donc 30 ans, j’ai procédé avec une méthode qui n’est pas sensiblement distincte de ce que j’ai fait depuis. Si on relit ma thèse, on voit cette espèce d’attention donnée à ce qui a été le travail, le discours de la patiente, l’attention que je lui ai apportée est quelque chose qui ne se distingue pas de ce que j’ai pu faire depuis.
Prenons les choses tout à fait à un autre bout (j’improvise, je pensais que ce soir il y aurait beaucoup d’autres personnes qui parleraient avant moi ; je les attendais un peu sous l’orme. J’essaie de me débrouiller). Il y a une chose qui me paraît aussi qui me paraît assez frappante, que je vais essayer d’exprimer comme cela va me venir. Je fais chez Daumézon tous les vendredis une présentation de malades et je vais tout de suite dire ce qui me frappe là-dedans. Il me semble que dans mes présentations du vendredi, il y a un apport de la Psychanalyse à la sémiologie psychiatrique, (ceux qui sont là et qui me suivent depuis des années, je leur demande de dire que ce que je vais exposer leur parait pertinent) et je vais te dire comment ça se présente pour moi. Il y en a quand même des traces écrites par exemple dans ce qui s’appelle « d’une question préalable à des traitements possibles de la psychose », il est fait expressément référence à une patiente, si mon souvenir est bon, que j’avais vue à une de ces présentations, c’est le cas « je viens de chez le charcutier, truie, etc. » qui sert en quelque sorte d’introduction à ce que j’ai donné cette année-là de l’analyse du cas Schreber et je le rattache à un cas qui a été vu par un certain nombre de personnes qui étaient à ce moment-là de mon entourage et que je donne comme exemple d’une certaine façon de prendre l’interprétation, de l’appréhender.
Ce qui s’est dégagé de ces présentations qui sont des présentations caractérisées par le fait que c’est au titre de Psychanalyste que je suis là, invité par Daumézon, dans son service et que c’est <de> ma position actuelle de Psychanalyste que j’opère dans mon examen. Cet examen comporte toutes sortes de limitations, de difficultés (3)liées à une certaine ampleur, un certain style de l’assistance, je veux dire de ceux qui viennent, cela ne rend pas toujours les choses faciles d’avoir là cent vingt personnes quand il s’agit de patients comme il arrive de plus en plus fréquemment qui <présentent> une certaine face de vie publique qu’il est tout à fait délicat de présenter devant cent vingt élèves et on ne sait pas s’il n’y a pas parmi eux quelqu’un de leur famille… C’est secondaire par rapport à ceci qui est le noyau d’où je vais partir. Le noyau consiste en ceci : je reçois très régulièrement, les commentaires, ce qu’ils ont entendu, de gens qui sont là comme étant des assistants beaucoup plus proches que ce vaste public dont je viens de parler, des gens qui, appelons-les comme ça pour bien les épingler comme tels, ont été analysés par moi. À divers titres, je conserve avec eux des relations parce qu’ils font partie par exemple de l’École Freudienne de Paris ou qu’ils viennent me voir pour le travail en commun. Les observations qu’ils me font après, sont toujours extrêmement riches du point de vue de la sémiologie. Je veux dire par là qu’il y a comme termes le patient, moi, qui l’interroge d’une certaine façon, la façon dont le patient répond et ce qui fait en somme l’intérêt de la présentation en question. Cela a toujours un caractère assez brillant, assez complet, c’est un cas, le roman d’une vie, mais ce n’est pas en cela que consiste le relief de la présentation psychiatrique. Il y a une chose qui me frappe, après un certain temps d’expérience, c’est que dans ce qui m’est représenté par les gens que je viens d’épingler en disant que c’était très spécialement des gens analysés par moi qui sont là, c’est que c’est dans ce qu’ils me représentent ensuite comme addition, quelquefois critique aussi, sur ce que j’ai cru pouvoir donner comme conclusion, ce qu’ils ont remarqué est à proprement parler d’une dimension sémiologique originale en ce sens que c’est tout à fait du même ordre que tel ou tel trait que j’ai pu isoler et qui mériterait de prendre sa place dans la sémiologie psychiatrique dans ma thèse sur le cas « Aimée ». De même pour prendre le cas de la dernière patiente que j’ai vue vendredi dernier, la personne qui me ramène chez moi régulièrement en auto, avait remarqué certains traits dans les réponses de la malade, une certaine façon chez cette patiente de conjuguer le oui et le non, de conjuguer le a et le é. C’est-à-dire que tout en descendant à tel moment d’une certaine rencontre qu’elle avait eue, l’impression qu’elle avait eue c’était qu’elle mentait, qui constituait une espèce de facteur commun sémiologique par le type même des réponses qu’elle avait apportées à ce que je disais, est de nature à suggérer quelque chose que j’exprimerais ainsi : si un certain type d’interrogatoire, certain type de rapport avec le malade puisse spécifier une certaine position qui est celle acquise, essentielle au Psychanalyste, il y a une certaine façon d’interroger le <patient>… <quelques mots manquent>… (4)sémiologie psychiatrique, c’est une chose qui requiert la collaboration, l’assistance de quelqu’un qui est disons de la même façon « dans le coup » que le Psychanalyste quand c’est lui qui là, mène le jeu.
On peut, à la suite de cela, poser toutes sortes de questions : vaut-il mieux ou ne vaut-il mieux pas que la personne tierce soit déjà elle-même déjà formée à la sémiologie psychiatrique ? Je pense que cela prend d’autant plus de prix que la personne <qui me reconduit> n’est pas du tout ignorante de la sémiologie psychiatrique. Cela suggère une certaine forme de recueil des comptes-rendus, des procès-verbaux qui peuvent se produire dans un tel mode d’abord qui n’a rien du tout d’artificiel. En fin de compte, il n’y a pas d’objection à ce que ce soit quelqu’un du type du Psychanalyste qui fasse l’examen de cas typiques, de cas normaux, dans un centre comme ici. C’est-à-dire, puisque nous sommes à Henri-Rousselle, que ce sont des gens qui viennent demander secours. Que les gens viennent s’y mettre à l’abri comme justement je le soulignais à propos de ce cas, ne prouve pas qu’ils soient des infirmes ou des malades mentaux.
Pour décanter ce qui est à proprement parler symptôme, je crois que cette combinaison d’un certain mode d’abord, avec d’une certaine façon la présence d’un personnage tiers qui est là, qui écoute justement dans la mesure où lui apparaît plus spécialement ce qui est lié à la personne qui interroge par le fait de cette expérience commune de l’analyse, pourrait être, me semble-t-il, l’occasion d’un type de recueil d’un tas de choses qui sont proprement de l’ordre de l’enregistrement et qui rentrent dans le cas de ce que je définirais comme des symptômes.
Je pars de là et je peux m’exprimer d’une façon aussi directe à cause de ce titre « apport de la Psychanalyse à la sémiologie psychiatrique ». Car en fin de compte, peut-être ce terme de sémiologie prend-il un accent tout à fait spécial dans ce qui est du registre psychiatrique, il ne faut tout de même pas mettre à l’ombre, le fait que la sémiologie psychiatrique est quelque chose qui est tout spécialement questionné à notre époque, cette espèce de tournant historique que nous vivons. La sémiologie psychiatrique, de ce qui en tient le <mot manquant>, tout ce qui est du mouvement qu’on appelle structuralisme est tout de même profondément lié à une mise en question de ce qu’il en est de la sémiologie psychiatrique. On ne peut pas mettre à l’ombre le fait que à la suite des travaux de quelqu’un comme Michel Foucault toute la question du statut qui est donné dans l’équilibre social pris dans son ensemble à ce qui relevait à proprement parler de sémiologie dans la Psychiatrie est une chose qui …<quelques mots manquent>.
(5)Société de ce qu’il convient ou non d’enregistrer comme de l’ordre psychiatrique c’est-à-dire nécessitant l’intervention du médecin comme tel si tant est que ce doive être quelque chose qui ait son statut.
Là encore il faut savoir qu’un certain registre théorique peut prendre toute sa fonction. Mais il faut savoir ce que veut dire symptôme à proprement parler dans ce champ, qui est le champ psychiatrique. C’est là que l’apport de la Psychanalyse subvertit tout. Est-ce que l’apport de la Psychanalyse est de nature à changer profondément le sens du terme sémiologie ? Quand il s’agit du sens de ce terme en Médecine, c’est-à-dire sémiologie de quoi, ce qui depuis toujours donne son sens au mot symptôme, entité morbide. Est-ce que le mot symptôme a le même sens quand il s’agit du symptôme d’une pneumonie ou du symptôme psychiatrique ?
C’est une question pour laquelle je n’ai pas du tout attendu l’époque présente pour m’être aperçu de toute l’importance de cette façon de poser la question. Dans mes premiers pas en psychanalyse, au temps où j’étais invité par mon vieux camarade L. à aller chez Ab. porter mes lumières psychanalytiques toutes neuves à l’époque, j’avais déjà beaucoup accentué la distance entre l’usage du terme symptôme dans le registre proprement psychanalytique par rapport à ce qui tout de même rattachait la sémiologie psychiatrique à l’ensemble de la sémiologie médicale. J’articulais cela à ce moment-là comme je le pouvais, je commençais seulement à balbutier les choses ; le terme de sens, si j’essaie d’évoquer ce que j’essayais d’articuler à ce moment-là, ce qu’il en était du sens à proprement parler, montrait déjà l’affinité linguistique de la chose que j’accentuais. Il est bien évident que depuis j’ai fait assez de progrès dans l’élaboration théorique de ces choses pour qu’on puisse encore un peu plus décoller la valeur, la fonction du terme symptôme dans l’ensemble de la perspective médicale et dans ce qu’il en est de la Psychiatrie. Il est certain que l’accent que met quelqu’un comme Foucault, non pas dans ce qu’il a écrit sur la folie, mais dans La Naissance de la Clinique, sur la fonction et qui est important parce qu’historiquement cela se distingue de tout un arrière-fond du mode d’examen en fonction du regard, d’un certain moment qui correspond à peu près à la fin du XVIIIème et à la naissance de l’anatomo-pathologie dans la définition très générale du symptôme clinique est extrêmement importante…
<manque un long fragment>
…(7)On peut regretter que ce qui a été au cours des années entendu, écouté, recueilli de cette façon, n’ait pas fait l’objet d’une exploitation systématique. À un certain moment, Lemoine prenait des notes, sur tout ce qui se racontait dans ces présentations. Je suggère cela, je témoigne de cela comme d’une expérience qu’il ne serait pas impossible de systématiser, même si ce n’est pas moi qui dois en être par la suite le point pivot. Je ne vois pas pourquoi on n’instaurerait pas cela comme une certaine méthode d’exploration et d’intérêt pour ces choses. Je pense que c’est profondément motivé dans la structure que cela puisse avoir ce relief qu’en fin de compte celui qui pourrait inscrire le bénéfice sémiologique de la chose ne soit même pas forcément identique à celui qui mène l’examen mais qui ne peut le mener d’une autre façon parce qu’il est lui-même dans une certaine position qui est celle du Psychanalyste.
Comme vous le voyez c’est complexe parce qu’il n’est pas le Psychanalyste du patient qu’il examine, mais le Psychanalyste du tiers qui est là à enregistrer le résultat de l’examen. Je donne là comme témoignage cru, massif de mon expérience, cette sorte de bénéfice que j’enregistre moi-même et qui devrait être très systématiquement exploité. C’est quelque chose qui de toute façon a son prix et en tout s’offre à la critique.
Il y a là des gens qui à divers titres savent comment je présente des malades. J’aimerais qu’on leur passe la parole pour poser des questions. Mais j’insiste sur le fait que ce qu’ajoute la personne qui a entendu est quelque chose qui m’a paru très riche d’une espèce de possibilité, d’inscription, de cristallisation de l’ordre de la chose qui serait à proprement parler sémiologique. Dans Scilicet il y a un certain nombre de considérations sur ce qu’il en est des rapports du signifiant et du signe c’est à dire sur une certaine façon de trianguler cela, quelque chose qui était dans ma pensée quant j’ai dit tout à l’heure à Daumézon que cela pourrait avoir un rapport avec ce que nous sommes en train de dire : de ce qu’il en est de l’apport de la Psychanalyse à la sémiologie psychiatrique c’est que peut-être elle donne au terme lui-même de signe un sens articulé d’une façon strictement différente de ce qu’on croit que c’est le signe en sémiologie générale. Une fois qu’on a introduit cette dimension-là on s’aperçoit que cela devient tout autre chose, que c’est vraiment de nature à changer tout à fait l’abord du complexe morbide quand il s’agit de quelque chose où l’apport psychanalytique s’introduit.
(8)Dr CASTETS – Il s’agit toujours pour nous psychiatres de dire : « Ce monsieur ou cette dame est fou ou folle ». Que recherchons-nous au travers de notre sémiologie, une certaine désarticulation du discours qui peut se traduire en termes de paroles ou en termes de comportement. Ce discours échappe aux normes communes, n’entre pas dans le cadre de ce qu’on peut entendre et c’est pour cela qu’une P.H.C. nous raconte un certain nombre d’histoires très intéressantes en elles-mêmes mais que nous saisissons comme non cohérentes à notre discours commun.
LACAN – Je ne vois absolument pas en quoi une P.H.C. n’est pas cohérente avec un discours commun. Elle entend des choses que vous n’entendez pas parce que vous êtes sourd. S’il y a quelque chose qui s’exprime selon le discours commun c’est bien une P.H.C.
CASTETS – Est-ce qu’on doit limiter le discours à cette certaine parole ou doit-on tenir pour bon et admis « que le radar de Moscou me dit de mettre une bombe à l’amphithéâtre Magnan ce jour à 11 h 30 ». Qu’est-ce que je dois penser ?
LACAN – Par le temps qui court, c’est pas dingue. En ce qui concerne la P.H.C. ce qu’il convient de saisir au titre que peut avoir pour notre attention ce qu’on appelle la sémiologie psychiatrique c’est le point où nous en sommes justement quant à ce qui est à proprement parler l’hallucination. Nous en sommes toujours au niveau du balbutiement.
<Nous ne savons pas> ce qu’est à proprement parler une hallucination, il ne s’agit pas d’une hallucination causée par je ne sais quel chatouillis quelque part. Chacun sait qu’une lésion donne une hallucinose, mais ce qu’est une hallucination à savoir votre P.H.C. nous ne sommes pas capables dans l’état actuel des choses de le dire phénoménologiquement. Nous ne sommes pas même pas capables de dire s’il entend vraiment quelque chose.
CASTETS – C’est-à-dire que nous nous référons à une certaine croyance du malade qui dit entendre dire que…
LACAN – Nous nous référons à rien du tout parce que je vous défie de dire si le malade y croit ou pas.
CASTETS – Il nous dit qu’il croit. Je n’en sais pas plus.
LACAN – Non justement il ne dit même pas qu’il croit. Nous ne sommes pas capables de savoir dans ce qu’il dit ce qu’il croit.
(9)CASTETS – Un jeune ouvrier portugais qui entré dans mon service après avoir cassé la gueule à toute sa famille, dans un état d’agitation très vive. Le lendemain un peu calmé il a expliqué à mon Interne qu’une personne morte il y a sept ans lui parlait et que cette personne lui avait dit ce soir-là de casser la gueule à tout le monde. Que devons-nous croire ?
LACAN – La sémiologie psychiatrique ne se repère pas en fonction de ce qui nous va ou ne nous va pas. Ce n’est pas en ce sens que ça discorde ou ne discorde pas de notre expérience commune que les choses peuvent correctement se cliver. En d’autres termes, vous venez vous-même de manifester, vous venez à l’instant de pouvoir me parler d’un certain type d’hallucinations tout de suite après m’avoir parlé de la P.H.C. à propos de laquelle je vous ai fait mes remarques à savoir que nous n’avons pas les bons biais pour la différencier, pour la cliver des autres hallucinations. Il est tout à fait inapproprié de mettre cela sous la même accolade hallucination, sous prétexte que ces types qui reçoivent des messages dont nous n’avons aucune espèce d’idée, c’est le fait que tout cela puisse avoir ce terme commun d’hallucination et que nous ne pouvons pas nous en dépêtrer ce qui montre l’insuffisance de l’examen lui-même puisque l’examen devrait cliver ce dont il s’agit. Je vous ferai remarquer puisque vous avez choisi tout à l’heure la P.H.C. que ce qu’il en est de sa définition sémiologique est tout à fait insuffisante et comme je vous l’ai fait remarquer nous ne savons absolument pas sous quelle forme même phénoménologiquement c’est appréhendé. Alors qu’à partir d’un certain type d’examen, un certain type d’échanges, d’interrogation et de riposte avec le patient, certaines choses peuvent apparaître, certains reliefs, certaines dimensions qui sont ceux que j’ai notés tout à l’heure. Il y a un certain mode d’examen dans lequel ressort le rapport qu’il y a entre l’interjection « truie »*, et le « je viens de chez le charcutier » qui s’est présenté alors comme quasiment auditive. C’est en fonction des interjections qui n’ont pas été prononcées qu’une autre… de l’oreille tout à fait développée a été entendue. Il y a un certain type de liaisons qui du point de vue sémiologique est tout de même plus riche que cette notion massive de la chose prétendument auditive mais dont on ne sait pas en fin de compte si c’est auditive ou auditive mental dont personne ne sait, sauf ceux qui y sont passés eux-mêmes et encore quand on y est passé soi-même on n’est pas capable pour autant d’en rendre (10)compte parce qu’on est dans des catégories qui sont tout à fait insuffisantes pour faire fonctionner ce dont il s’agit. Alors ça n’a rien du tout d’indéfinissable les choses introduites par la sémiologie. Et je vais essayer de vous en donner maintenant une idée.
Je crois, en fin de compte, que les termes en quelque sorte algébriques dont je me sers pour définir le phantasme à savoir un certain rapport du sujet en tant que sujet qui est fondamentalement de par la nature même des fonctions signifiantes, un sujet divisé…
1970 LACAN RADIOPHONIE
1970-06-05 : Radiophonie (32 p.) in Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, pp. 55-99.
(55)QUESTION I : Dans les Écrits, vous affirmez que Freud anticipe, sans s’en rendre compte, les recherches de Saussure et celles du Cercle de Prague. Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?
RÉPONSE[1] : Votre question me surprend d’emporter une pertinence qui tranche sur les prétentions à « l’entretien » que j’ai à écarter. C’est même une pertinence redoublée, – à deux degrés plutôt. Vous me prouvez avoir lu mes Écrits, ce qu’apparemment on ne tient pas pour nécessaire à obtenir de m’entendre. Vous y choisissez une remarque qui implique l’existence d’un autre mode d’information que la médiation de masse : que Freud anticipe Saussure, n’implique pas qu’un bruit en ait fait prendre conscience à l’un non plus qu’à l’autre.
De sorte qu’à me citer (vous), j’ai répondu déjà à votre citation avant de m’en rendre compte : c’est ce que j’appelle me surprendre.
Partons du terme d’arrivée. Saussure et le Cercle de Prague produisent une linguistique qui n’a rien de commun avec ce qui avant s’est couvert de ce nom, retrouvât-elle ses clefs entre les mains des stoïciens, – mais qu’en faisaient-ils ?
La linguistique, avec Saussure et le Cercle de Prague, s’institue d’une coupure qui est la barre posée entre le signifiant et le signifié, pour qu’y prévale la différence dont le signifiant se constitue absolument, mais aussi bien effectivement s’ordonne d’une autonomie qui n’a rien à envier aux effets de cristal : pour le système du phonème par exemple qui en est le premier succès de découverte.
On pense étendre ce succès à tout le réseau du symbolique en (56)n’admettant de sens qu’à ce que le réseau en réponde, et de l’incidence d’un effet, oui, – d’un contenu, non.
C’est la gageure qui se soutient de la coupure inaugurale.
Le signifié sera ou ne sera pas scientifiquement pensable, selon que tiendra ou non un champ de signifiant qui, de son matériel même, se distingue d’aucun champ physique par la science obtenu.
Ceci implique une exclusion métaphysique, à prendre comme fait de désêtre. Aucune signification ne sera désormais tenue pour aller de soi : qu’il fasse clair quand il fait jour par exemple, où les stoïciens nous ont devancé, mais j’ai déjà interrogé : à quelle fin ?
Dussé-je aller à brusquer certaines reprises du mot, je dirai sémiotique toute discipline qui part du signe pris pour objet, mais pour marquer que c’est là ce qui faisait obstacle à la saisie comme telle du signifiant.
Le signe suppose le quelqu’un à qui il fait signe de quelque chose.
C’est le quelqu’un dont l’ombre occultait l’entrée dans la linguistique.
Appelez ce quelqu’un comme vous voudrez, ce sera toujours une sottise. Le signe suffit à ce que ce quelqu’un se fasse du langage appropriation, comme d’un simple outil ; de l’abstraction voilà le langage support, comme de la discussion moyen, avec tous les progrès de la pensée, que dis-je ? de la critique, à la clef.
Il me faudrait « anticiper » (reprenant le sens du mot de moi à moi) sur ce que je compte introduire sous la graphie de l’achose, l, apostrophe, a, c, h, etc. pour faire sentir en quel effet prend position la linguistique.
Ce ne sera pas un progrès : une régression plutôt. C’est ce dont nous avons besoin contre l’unité d’obscurantisme qui déjà se soude aux fins de prévenir l’achose.
Personne ne semble reconnaître autour de quoi l’unité se fait, et qu’au temps de quelqu’un où se recueillait la « signature des choses », du moins ne pouvait-on compter sur une bêtise assez cultivée, pour qu’on lui accroche le langage à la fonction de la communication.
Le recours à la communication protège, si j’ose dire, les arrières de ce que périme la linguistique, en y couvrant le ridicule qui y rapplique a posteriori de son fait. Supposons la montrer dans l’occultation du langage la figure du mythe qu’est la télépathie. Freud lui-même se laisse prendre à cet enfant perdu de la pensée : qu’elle se communique sans parole. Il n’y démasque pas le roi secret de la cour des miracles dont il ouvre le nettoyage. Telle la linguistique reste collée à la pensée qu’elle (la pensée) se communique avec la parole. C’est le même miracle invoqué à faire qu’on télépâtisse du même bois dont on pactise : pourquoi pas le « dialogue » dont vous appâtent les faux jetons, voire les contrats sociaux qu’ils en attendent. L’affect est là bon pied bon œil pour sceller ces effusions.
Tout homme (qui ne sait ce que c’est ?) est mortel (rassemblons nous sur cette égalité communicable entre toutes). Et maintenant parlons de « tout », c’est le cas de le dire, parlons ensemble, passant muscade de ce qu’il y a sous la tête des syllogistes (pas d’Aristote, notons le) qui d’un seul cœur (depuis lui) veulent bien que la mineure mette Socrate dans le coup. Car il en ressortirait aussi bien que la mort s’administre comme le reste, et par et pour les hommes, mais sans qu’ils soient du même côté pour ce qui est de la télépathie que véhicule une télégraphie, dont le sujet dès lors ne cesse pas d’embarrasser.
Que ce sujet soit d’origine marqué de division, c’est ce dont la linguistique prend force au-delà des badinages de la communication.
Oui, force à mettre le poète dans son sac. Car le poète se produit d’être… (qu’on me permette de traduire celui qui le démontre, mon ami Jakobson en l’espèce)… se produit d’être mangé des vers, qui trouvent entre eux leur arrangement sans se soucier, c’est manifeste, de ce que le poète en sait ou pas. D’où la consistance chez Platon de l’ostracisme dont il frappe le poète en saRépublique, et de la vive curiosité qu’il montre dans le Cratyle pour ces petites bêtes que lui paraissent être les mots à n’en faire qu’à leur tête.
On voit combien le formalisme fut précieux à soutenir les premiers pas de la linguistique.
Mais c’est tout de même de trébuchements dans les pas du langage, dans la parole autrement dit, qu’elle a été « anticipée ».
Que le sujet ne soit pas celui qui sache ce qu’il dit, quand bel et bien se dit quelque chose par le mot qui lui manque, mais aussi dans l’impair d’une conduite qu’il croit sienne, cela ne rend pas(58)aisé de le loger dans la cervelle dont il semble s’aider surtout à ce qu’elle dorme (point que l’actuelle neurophysiologie ne dément pas), voilà d’évidence l’ordre de faits que Freud appelle l’inconscient.
Quelqu’un qui l’articule, au nom de Lacan, dit que c’est ça ou rien d’autre.
Personne, après lui maintenant, ne peut manquer à le lire dans Freud, et qui opère selon Freud à psychanalyser, doit s’y régler sauf à le payer du choix de la bêtise.
Dès lors à énoncer que Freud anticipe la linguistique, je dis moins que ce qui s’impose, et qui et la formule que je libère maintenant : l’inconscient est la condition de la linguistique.
Sans l’éruption de l’inconscient, pas moyen que la linguistique sorte du jour douteux dont l’Université, du nom des sciences humaines, fait encore éclipse à la science. Couronnée à Kazan par les soins de Baudouin de Courtenay, elle y fût sans doute restée.
Mais l’Université n’a pas dit son dernier mot, elle va de ça faire sujet de thèse : influence sur le génie de Ferdinand de Saussure du génie de Freud ; démontrer d’où vint à l’un le vent de l’autre avant qu’existât la radio.
Faisons comme si elle ne s’en était pas passé de toujours, pour assourdir autant.
Et pourquoi Saussure se serait-il rendu compte, pour emprunter les termes de votre citation, mieux que Freud lui-même de ce que Freud anticipait, notamment la métaphore et la métonymie lacaniennes, lieux où Saussure genuit Jakobson.
Si Saussure ne sort pas les anagrammes qu’il déchiffre dans la poésie saturnienne, c’est que ceux-ci jettent bas la littérature universitaire. La canaillerie ne le rend pas bête ; c’est parce qu’il n’est pas analyste.
Pour l’analyste au contraire, tremper dans les procédés dont s’habille l’infatuation universitaire, ne vous rate son homme (il y a là comme un espoir) et le jette droit dans une bourde comme de dire que l’inconscient est la condition du langage : là il s’agit de se faire auteur aux dépens de ce que j’ai dit, voire seriné, aux intéressés : à savoir que le langage est la condition de l’inconscient.
Ce qui me fait rire du personnage et un stéréotype : au point que deux autres, eux à l’usage interne d’une Société que sa bâtardise (59)universitaire a tué, ont osé définir le passage à l’acte etl’acting–out exactement des termes dont à leur adresse expresse j’avais opposé l’un à l’autre, mais à intervertir simplement ce que j’attribuais à chacun. Façon, pensaient-ils, de s’approprier ce que personne n’avait su en articuler avant.
Si je défaillais maintenant, je ne laisserais d’œuvre que ces rebuts choisis de mon enseignement, dont j’ai fait butée à l’information, dont c’est tout dire qu’elle le diffuse.
Ce que j’ai énoncé dans un discours confidentiel, n’en a pas moins déplacé l’audition commune, au point de m’amener un auditoire qui m’en témoigne d’être stable en son énormité.
Je me souviens de la gêne dont m’interrogeait un garçon qui s’était mêlé, à se vouloir marxiste, au public fait de gens du Parti (le seul) qui avait afflué (Dieu sait pourquoi) à la communication de ma « dialectique du désir et subversion du sujet dans la psychanalyse ».
J’ai gentiment (gentil comme je suis toujours) pointé à la suite dans mes Écrits, l’ahurissement qui me fit réponse de ce public.
Pour lui, « croyez-vous donc, me disait-il, qu’il suffise que vous ayez produit quelque chose, inscrit des lettres au tableau noir, pour en attendre un effet ? ».
Un tel exercice a porté pourtant, j’en ai eu la preuve, ne serait-ce que du rebut qui lui fit un droit pour mon livre, – les fonds de la Fondation Ford qui motivent de telles réunions d’avoir à les éponger, s’étant trouvés alors impensablement à sec pour me publier.
C’est que l’effet qui se propage n’est pas de communication de la parole, mais de déplacement du discours.
Freud, incompris, fût-ce de lui-même, d’avoir voulu se faire entendre, est moins servi par ses disciples que par cette propagation : celle sans quoi les convulsions de l’histoire restent énigme, comme les mois de mai dont se déroutent ceux qui s’emploient à les rendre serfs d’un sens, dont la dialectique se présente comme dérision.
(60)QUESTION II : La linguistique, la psychanalyse et l’ethnologie ont en commun la notion de structure, à partir de cette notion, ne peut-on imaginer l’énoncé d’un champ commun qui réunira un jour psychanalyse, ethnologie et linguistique ?
RÉPONSE (à Pâques 70, en guise d’œuf ?) :
Suivre la structure, c’est s’assurer de l’effet du langage.
Ça ne se fait qu’à écarter la pétition de principe qu’il la reproduise de relations prises au réel. Au réel qui serait à entendre de ma catégorie.
Car ces relations font partie aussi de la réalité en tant qu’elles l’habitent en formules qui y sont aussi bien présentes. La structure s’attrape de là.
De là, c’est-à-dire du point où le symbolique prend corps. Je vais revenir sur ce : corps.
Il serait étonnant qu’on ne voie pas qu’à faire du langage une fonction du collectif, on retourne toujours à supposer quelqu’un, grâce à qui la réalité se redouble de ce qu’il se la représente, pour que nous n’ayons plus qu’à reproduire cette doublure : bref au guêpier de l’idéalisme.
J’en viendrai au terme à quelqu’un qui n’est pas de ce cru : quelqu’un à lui faire signe.
De la veine indiquée, la connaissance ne se motive qu’à faire adaptation d’un supposé dans l’existence, qui, quel qu’il se produise comme moi, organisme, voire espèce, n’en pourrait dire rien qui vaille.
Si la connaissance ne naît qu’à larguer le langage, ce n’est pas pour qu’elle survive qu’il faut l’y raccorder, mais pour la démontrer mort née.
D’autre structure est le savoir qui, le réel, le cerne, autant que possible comme impossible. C’est ma formule qu’on sait.
Ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce, pas pour dire qu’il soit inconnaissable, mais qu’il n’y a pas question de s’y connaître, mais de le démontrer. Voie exempte d’idéalisation aucune.
Pas de raison pourtant de parquer les structuralistes, si ce n’est à se leurrer qu’ils prennent la relève de ce que l’existentialisme a si bien réussi : obtenir d’une génération qu’elle se couche dans le même lit dont elle est née.
(61)Personne qui n’ait sa chance d’insurrection à se repérer de la structure, puisqu’en droit elle fait la trace du défaut d’un calcul à venir.
Que ceci préface l’accueil que je vais faire au pool que vous imaginez.
Je reviens d’abord au corps du symbolique qu’il faut entendre comme de nulle métaphore. À preuve que rien que lui n’isole le corps à prendre au sens naïf, soit celui dont l’être qui s’en soutient ne sait pas que c’est le langage qui le lui décerne, au point qu’il n’y serait pas, faute d’en pouvoir parler.
Le premier corps fait le second de s’y incorporer.
D’où l’incorporel qui reste marquer le premier, du temps d’après son incorporation. Rendons justice aux stoïciens d’avoir su de ce terme : l’incorporel, signer en quoi le symbolique tient au corps.
Incorporelle est la fonction, qui fait réalité de la mathématique, l’application de même effet pour la topologie, ou l’analyse en un sens large pour la logique.
Mais c’est incorporée que la structure fait l’affect, ni plus ni moins, affect seulement à prendre de ce qui de l’être s’articule, n’y ayant qu’être de fait, soit d’être dit de quelque part.
Par quoi s’avère que du corps, il est second qu’il soit mort ou vif.
Qui ne sait le point critique dont nous datons dans l’homme, l’être parlant : la sépulture, soit où, d’une espèce, s’affirme qu’au contraire d’aucune autre, le corps mort y garde ce qui au vivant donnait le caractère : corps. Corpse reste, ne devient charogne, le corps qu’habitait la parole, que le langage corpsifiait.
La zoologie peut partir de la prétention de l’individu à faire l’être du vivant, mais c’est pour qu’il en rabatte, à seulement qu’elle le poursuive au niveau du polypier.
Le corps, à le prendre au sérieux, est d’abord ce qui peut porter la marque propre à le ranger dans une suite de signifiants. Dès cette marque, il est support de la relation, non éventuel, mais nécessaire, car c’est encore la supporter que de s’y soustraire.
D’avant toute date, Moins-Un désigne le lieu dit de l’Autre (avec le sigle du grand A) par Lacan. De l’Un-en-Moins, le lit est fait à l’intrusion qui avance de l’extrusion ; c’est le signifiant même.
Ainsi ne va pas toute chair. Des seules qu’empreint le signe à les négativer, montent, de ce que corps s’en séparent, les nuées, eaux (62)supérieures, de leur jouissance, lourdes de foudres à redistribuer corps et chair.
Répartition peut-être moins comptable, mais dont on ne semble pas remarquer que la sépulture antique y figure cet « ensemble » même, dont s’articule notre plus moderne logique. L’ensemble vide des ossements est l’élément irréductible dont s’ordonnent, autres éléments, les instruments de la jouissance, colliers, gobelets, armes : plus de sous-éléments à énumérer la jouissance qu’à la faire rentrer dans le corps.
Ai-je animé la structure ? Assez, je pense, pour, des domaines qu’elle unirait à la psychanalyse, annoncer que rien n’y destine les deux que vous dites, spécialement.
La linguistique livre le matériel de l’analyse, voire l’appareil dont on y opère. Mais un domaine ne se domine que de son opération. L’inconscient peut être comme je le disais la condition de la linguistique. Celle-ci n’en a pas pour autant sur lui la moindre prise.
Car elle laisse en blanc ce qui y fait effet : l’objet a dont à montrer qu’il est l’enjeu de l’acte psychanalytique, j’ai pensé éclairer tout autre acte.
Cette carence du linguiste, j’ai pu l’éprouver d’une contribution que je demandai au plus grand qui fût parmi les Français pour en illustrer le départ d’une revue de ma façon, si peu qu’elle en fût marquée dans son titre : la psychanalyse, pas moins. On sait le cas qu’en firent ceux qui d’une grâce de chiens battus m’y firent conduite, la tenant pourtant d’assez de cas pour saborder la chose en son temps.
C’est bien d’une autre – grâce est encore peu dire – que me fut accordée l’attention que méritait l’intérêt jamais relevé avant moi de Freud pour les mots antithétiques, tels qu’appréciés par un Abel.
Mais si le linguiste ne peut faire mieux qu’il parut au verdict que le bon aise du signifié exige que les signifiants ne soient pas antithétiques, ceci suppose que d’avoir à parler l’arabe, où de tels signifiants abondent, s’annonce comme de parer à une montée de fourmilière.
Pour prendre un exemple moins anecdotique, remarquons que (63)le particulier de la langue est ce par quoi la structure tombe sous l’effet de cristal, que j’ai dit plus haut.
Le qualifier, ce particulier, d’arbitraire est lapsus que Saussure a commis, de ce qu’à contrecœur certes, mais par là d’autant plus offert au trébuchement, il se « rempardait » là (puisqu’on m’apprend que c’est un mot de moi) du discours universitaire dont j’ai montré que le recel, c’est justement ce signifiant qui domine le discours du maître, celui de l’arbitraire.
C’est ainsi qu’un discours façonne la réalité sans supposer nul consensus du sujet, le divisant, quoi qu’il en ait, de ce qu’il l’énonce à ce qu’il se pose comme l’énonçant.
Seul le discours qui se définit du tour que lui donne l’analyste, manifeste le sujet comme autre, soit lui remet la clef de sa division, – tandis que la science, de faire le sujet maître, le dérobe, à la mesure de ce que le désir qui lui fait place, comme à Socrate se met à me le barrer sans remède.
Il n’y a pas moindre barrière du côté de l’ethnologie. Un enquêteur qui laisserait son informatrice lui conter fleurette de ses rêves, se fera rappeler à l’ordre, à les mettre au compte du terrain. Et le censeur, ce faisant, ne me paraîtra pas, fut-il Lévi-Strauss, marquer mépris de mes plates-bandes.
Où irait « le terrain » s’il se détrempait d’inconscient ? ça n’y ferait, quoi qu’on en rêve, nul effet de forage, mais flaque de notre cru.
Car une enquête qui se limite au recueil d’un savoir, c’est d’un savoir de notre tonneau que nous la nourririons.
D’une psychanalyse elle-même, qu’on n’attende pas de recenser les mythes qui ont conditionné un sujet de ce qu’il ait grandi au Togo ou au Paraguay. Car la psychanalyse opérant du discours qui la conditionne, et que je définis cette année à le prendre par son envers, on n’en obtiendra pas d’autre mythe que ce qui en reste en son discours : l’Œdipe freudien.
Du matériel dont se fait l’analyse du mythe, écoutons Lévi-Strauss énoncer qu’il est intraduisible. Ceci à bien l’entendre : car ce qu’il dit, c’est que peu importe en quelle langue ils sont recueillis : toujours de même analysables, de se théoriser des grosses unités dont une « mythologisation » définitive les articule.
(64)On saisit là le mirage d’un niveau commun avec l’universalité du discours psychanalytique, mais, et du fait de qui le démontre, sans que l’illusion s’en produise. Car ce n’est pas du jeu de mythèmes apologétiques que propagent les Instituts qu’un psychanalyste fera jamais interprétation.
Que la cure ne puisse se passer que dans une langue particulière (ce qu’on appelle : positive), même à jouer de la traduire, y fait garantie « qu’il n’y a pas de métalangage », selon ma formule. L’effet de langage ne s’y produit que du cristallinguistique. Son universalité n’est que la topologie retrouvée, de ce qu’un discours s’y déplace. L’accès topologique y étant même assez prégnant pour que la mythologie s’y réduise à l’extrême.
Ajouterai-je que le mythe, dans l’articulation de Lévi-Strauss, soit : la seule forme ethnologique à motiver votre question, refuse tout ce que j’ai promu de l’instance de la lettre dans l’inconscient. Il n’opère ni de métaphore, ni même d’aucune métonymie. Il ne condense pas, il explique. Il ne déplace pas, il loge, même à changer l’ordre des tentes.
Il ne joue qu’à combiner ses unités lourdes, où le complément, d’assurer la présence du couple, fait seul surgir un arrière-plan.
Cet arrière-plan est justement ce que repousse sa structure.
Ainsi dans la psychanalyse (parce qu’aussi bien dans l’inconscient) l’homme de la femme ne sait rien, ni la femme de l’homme. Au phallus se résume le point de mythe où le sexuel se fait passion du signifiant.
Que ce point paraisse ailleurs se multiplier, voilà ce qui fascine spécialement l’universitaire qui, de structure, a la psychanalyse en horreur. D’où procède le recrutement des novices de l’ethnologie.
Où se marque un effet d’humour. Noir bien sûr, à se peindre de faveurs de secteur.
Ah ! faute d’une université qui serait ethnie, allons d’une ethnie faire université.
D’où la gageure de cette pêche dont se définit le terrain comme le lieu où faire écrit d’un savoir dont l’essence est de ne se transmettre pas par écrit.
Désespérant de voir jamais la dernière classe, recréons la première, l’écho de savoir qu’il y a dans la classification. Le professeur ne revient qu’à l’aube… celle où se croit déjà la chauve-souris de Hegel.
(65)Je garderai même distance, à dire la mienne à la structure : passant le dernier comme psychanalyste à faire le tour de votre interpellation.
D’abord que, sous prétexte que j’ai défini le signifiant comme ne l’a osé personne, on ne s’imagine pas que le signe ne soit pas mon affaire ! Bien au contraire c’est la première, ce sera aussi la dernière. Mais il y faut ce détour.
Ce que j’ai dénoncé d’une sémiotique implicite dont seul le désarroi aurait permis la linguistique, n’empêche pas qu’il faille la refaire, et de ce même nom, puisqu’en fait c’est de celle à faire, qu’à l’ancienne nous le reportons.
Si le signifiant représente un sujet, selon Lacan (pas un signifié), et pour un autre signifiant (ce qui veut dire : pas pour un autre sujet), alors comment peut-il, ce signifiant, tomber au signe qui de mémoire de logicien, représente quelque chose pour quelqu’un ?
C’est au bouddhiste que je pense, à vouloir animer ma question cruciale de son : Pas de fumée sans feu.
Psychanalyste, c’est du signe que je suis averti. S’il me signale le quelque chose que j’ai à traiter, je sais d’avoir à la logique du signifiant trouvé à rompre le leurre du signe, que ce quelque chose est la division du sujet : laquelle division tient à ce que l’autre soit ce qui fait le signifiant, par quoi il ne saurait représenter un sujet qu’à n’être un que de l’autre.
Cette division répercute les avatars de l’assaut qui, telle quelle, l’a affrontée au savoir du sexuel, – traumatiquement de ce que cet assaut soit à l’avance condamné à l’échec pour la raison que j’ai dite, que le signifiant n’est pas propre à donner corps à une formule qui soit du rapport sexuel.
D’où mon énonciation : il n’y a pas de rapport sexuel, sous-entendu : formulable dans la structure.
Ce quelque chose où le psychanalyste, interprétant, fait intrusion de signifiant, certes je m’exténue depuis vingt ans à ce qu’il ne le prenne pas pour une chose, puisque c’est faille, et de structure.
Mais qu’il veuille en faire quelqu’un est la même chose : ça va à la personnalité en personne, totale, comme à l’occasion on dégueule.
Le moindre souvenir de l’inconscient exige pourtant de maintenir à cette place le quelque deux, avec ce supplément de Freud (66)qu’il ne saurait satisfaire à aucune autre réunion que celle logique, qui s’inscrit : ou l’un ou l’autre.
Qu’il en soit ainsi du départ dont le signifiant vire au signe, où trouver maintenant le quelqu’un, qu’il faut lui procurer d’urgence ?
C’est le hic qui ne se fait nunc qu’à être psychanalyste, mais aussi lacanien. Bientôt tout le monde le sera, mon audience en fait prodrome, donc les psychanalystes aussi. Y suffirait la montée au zénith social de l’objet dit par moi petit a, par l’effet d’angoisse que provoque l’évidement dont le produit notre discours, de manquer à sa production.
Que ce soit d’une telle chute que le signifiant tombe au signe, l’évidence est faite chez nous de ce que, quand on n’y sait plus à quel saint se vouer (autrement dit : qu’il n’y a plus de signifiant à frire, c’est ce que le saint fournit), on y achète n’importe quoi, une bagnole notamment, à quoi faire signe d’intelligence, si l’on peut dire, de son ennui, soit de l’affect du désir d’Autre-chose (avec un grand A).
Ça ne dit rien du petit a parce qu’il n’est déductible qu’à la mesure de la psychanalyse de chacun, ce qui explique que peu de psychanalystes le manient bien, même à le tenir de mon séminaire.
Je parlerai donc en parabole, c’est-à-dire pour dérouter.
À regarder de plus près le pas de fumée, si j’ose dire, peut-être franchira-t-on celui de s’apercevoir que c’est au feu que ce pas fait signe.
De quoi il fait signe, est conforme à notre structure, puisque depuis Prométhée, une fumée est plutôt le signe de ce sujet que représente une allumette pour sa boîte, et qu’à un Ulysse abordant un rivage inconnu, une fumée au premier chef laisse présumer que ce n’est pas une île déserte.
Notre fumée est donc le signe, pourquoi pas du fumeur ? Mais allons-y du producteur de feu : ce sera plus matérialiste et dialectique à souhait.
Qu’Ulysse pourtant donne le quelqu’un, est mis en doute à se rappeler qu’aussi bien il n’est personne. Il est en tout cas personne à ce que s’y trompe une fate polyphémie.
Mais l’évidence que ce ne soit pas pour faire signe à Ulysse que les fumeurs campent, nous suggère plus de rigueur au principe du signe.
(67)Car elle nous fait sentir, comme au passage, que ce qui pèche à voir le monde comme phénomène, c’est que le noumène, de ne pouvoir dès lors faire signe qu’au νοèς, soit : au suprême quelqu’un, signe d’intelligence toujours, démontre de quelle pauvreté procède la vôtre à supposer que tout fait signe : c’est le quelqu’un de nulle part qui doit tout manigancer.
Que ça nous aide à mettre le : pas de fumée sans feu, au même pas que le : pas de prière sans dieu, pour qu’on entende ce qui change.
Il est curieux que les incendies de forêt ne montrent pas le quelqu’un auquel le sommeil imprudent du fumeur s’adresse.
Et qu’il faille la joie phallique, l’urination primitive dont l’homme, dit la psychanalyse, répond au feu, pour mettre sur la voie de ce qu’il y ait, Horatio, au ciel et sur la terre, d’autres matières à faire sujet que les objets qu’imagine votre connaissance.
Les produits par exemple à la qualité desquels, dans la perspective marxiste de la plus-value, les producteurs, plutôt qu’au maître, pourraient demander compte de l’exploitation qu’ils subissent.
Quand on reconnaîtra la sorte de plus-de-jouir qui fait dire « ça c’est quelqu’un », on sera sur la voie d’une matière dialectique peut-être plus active que la chair à Parti, employée comme baby-sitter de l’histoire. Cette voie, le psychanalyste pourrait l’éclairer de sa passe.
QUESTION III : L’une des articulations possibles entre psychanalyse et linguistique ne serait-elle pas le privilège accordé à la métaphore et à la métonymie, par Jakobson sur le plan linguistique, et par vous sur le plan psychanalytique ?
RÉPONSE : Je pense que, grâce à mon séminaire de Sainte-Anne dont sort celui qui a traduit Jakobson en français, plus d’un de nos auditeurs en ce moment sait comment la métaphore et la métonymie sont par Jakobson situées de la chaîne signifiante : substitution d’un signifiant à un autre pour l’une, sélection d’un signifiant dans sa suite pour l’autre. D’où résulte (et seulement là chez Jakobson : pour moi le résultat est autre) : que la substitution se fait de similarités, la sélection de contigus.
(68)C’est qu’il s’agit là d’autre chose que du lecton, de ce qui rend lisible un signifié, et qui n’est pas rien pour maintenir la condition stoïcienne. Je passe : c’est ce que j’ai dénommé du point de capiton, pour illustrer ce que j’appellerai l’effet Saussure de disruption du signifié par le signifiant, et préciser ici qu’il répondait tout juste à mon estime de l’audience-matelas qui m’était réservée, bien entendu d’être à Sainte-Anne, quoique composée d’analystes.
Il fallait un peu crier pour se faire entendre d’une troupe où des fins diverses de dédouanement faisaient nœud chez certains. Conformément au style nécessité pour cette époque par les vaillances dont la précédente avait su se garer.
Et ce n’est pas pour rien que j’ai introduit mon point de capiton du jeu des signifiants dans les réponses faites par Joad au collaborateur Abner, acte I, scène 1 d’Athalie : résonance de mon discours procédant d’une corde plus sourde à les intéresser.
Un lustre franchi, quelqu’un se rue à faire du point de capiton qui l’avait retenu sans doute, l’« ancrage » que prend le langage dans l’inconscient. Le dit inconscient à son gré, soit à l’opposé le plus impudent de tout ce que j’avais articulé de la métaphore et de la métonymie, le dit inconscient s’appuyant du grotesque figuratif du chapeau de Napoléon à trouver dans le dessin des feuilles de l’arbre, et motivant son goût d’en prédiquer le représentant du représentatif.
(Ainsi le profil d’Hitler se dégagerait-il d’enfances nées des tranchées souffertes par leurs pères lors des meudonneries du Front populaire).
La métaphore et la métonymie, sans requérir cette promotion d’une figurativité foireuse, donnaient le principe dont j’engendrais le dynamisme de l’inconscient.
La condition en est ce que j’ai dit de la barre saussurienne qui ne saurait représenter nulle intuition de proportion, ni se traduire en barre de fraction que d’un abus délirant, mais, comme ce qu’elle est pour Saussure, faire bord réel, soit à sauter, du signifiant qui flotte au signifié qui flue.
C’est ce qu’opère la métaphore, laquelle obtient un effet de sens (non pas de signification) d’un signifiant qui fait pavé dans la mare du signifié.
Sans doute ce signifiant ne manque-t-il désormais dans la chaîne (69)que d’une façon juste métaphorique, quand il s’agit de ce qu’on appelle poésie pour ce qu’elle relève d’un faire. Comme elle s’est faite, elle peut se défaire. Moyennant quoi on s’aperçoit que l’effet de sens produit, se faisait dans le sens du non-sens : « la gerbe n’était pas avare ni haineuse » (cf. mon « Instance de la lettre »), pour la raison que c’était une gerbe, comme toutes les autres, bête à manger comme est le foin.
Tout autre est l’effet de condensation en tant qu’il part du refoulement et fait le retour de l’impossible, à concevoir comme la limite d’où s’instaure par le symbolique la catégorie du réel. Là-dessus un professeur évidemment induit par mes propositions (qu’il croit d’ailleurs contrer, alors qu’il s’en appuie contre un abus dont il s’abuse, sans nul doute à plaisir) a écrit des choses à retenir.
Au-delà de l’illustration du chapeau à trouver dans les feuillages de l’arbre, c’est de la feuillure de la page qu’il matérialise joliment une condensation dont l’imaginaire s’élide d’être typographique : celle qui des plis du drapeau fait lire : rêve d’or, les mots qui s’y disloquent d’y écrire portés à plat : révolution d’octobre.
Ici l’effet de non-sens n’est pas rétroactif dans le temps, comme c’est l’ordre du symbolique, mais bien actuel, le fait du réel.
Indiquant pour nous que le signifiant resurgit comme couac dans le signifié de la chaîne supérieure à la barre, et que s’il en est déchu, c’est d’appartenir à une autre chaîne signifiante qui ne doit en aucun cas recouper la première, pour ce qu’à faire avec elle discours, celui-ci change, dans sa structure.
Voilà plus qu’il n’en faut pour justifier le recours à la métaphore de faire saisir comment à opérer au service du refoulement, elle produit la condensation notée par Freud dans le rêve.
Mais, au lieu de l’art poétique, ce qui opère ici, c’est des raisons.
Des raisons, c’est-à-dire des effets de langage en tant qu’ils sont préalables à la signifiance du sujet, mais qu’ils la font présente à ne pas en être encore à jouer du représentant.
Cette matérialisation intransitive, dirons-nous, du signifiant au signifié, c’est ce qu’on appelle l’inconscient qui n’est pas ancrage, mais dépôt, alluvions du langage.
Pour le sujet, l’inconscient, c’est ce qui réunit en lui les conditions : ou il n’est pas, ou il ne pense pas.
Si dans le rêve il ne pense pas, c’est pour être à l’état de peut-être. (70)En quoi se démontre ce qu’il reste être au réveil et par quoi le rêve s’avère bien la voie royale à connaître sa loi.
La métonymie, ce n’est pas du sens d’avant le sujet qu’elle joue (soit de la barrière du non-sens), c’est de la jouissance où le sujet se produit comme coupure : qui lui fait donc étoffe, mais à le réduire pour ça à une surface liée à ce corps, déjà le fait du signifiant.
Non bien entendu que le signifiant s’ancre (ni s’encre) dans la chatouille (toujours le truc Napoléon), mais qu’il la permette entre autres traits dont se signifie la jouissance et dont c’est le problème que de savoir ce qui s’en satisfait.
Que sous ce qui s’inscrit glisse la passion du signifiant, il faut la dire : jouissance de l’Autre, parce qu’à ce qu’elle soit ravie d’un corps, il en devient le lieu de l’Autre.
La métonymie opérant d’un métabolisme de la jouissance dont le potentiel est réglé par la coupure du sujet, cote comme valeur ce qui s’en transfère.
Les trente voiles dont s’annonce une flotte dans l’exemple rendu célèbre d’être un lieu de la rhétorique, ont beau voiler trente fois le corps de promesse que portent rhétorique ou flotte, rien ne fera qu’un grammairien ni un linguiste en fasse le voile de Maia.
Rien ne fera non plus qu’un psychanalyste avoue qu’à faire passer sa muscade sans lever ce voile sur l’office qu’il en rend, il se ravale au rang de prestidigitateur.
Pas d’espoir donc qu’il approche le ressort de la métonymie quand, à faire son catéchisme d’une interrogation de Freud, il se demande si l’inscription du signifiant, oui ou non, se dédouble de ce qu’il y ait de l’inconscient (question à qui personne hors de mon commentaire à Freud, c’est-à-dire de ma théorie, ne saurait donner aucun sens).
Est-ce que ce ne serait pas pourtant la coupure interprétative elle-même, qui, pour l’ânonneur sur la touche, fait problème de faire conscience ? Elle révélerait alors la topologie qui la commande dans un cross-cap, soit dans une bande de Moebius. Car c’est seulement de cette coupure que cette surface, où de tout point, on a accès à son envers, sans qu’on ait à passer de bord (à une seule face donc), se voit par après pourvue d’un recto et d’un verso. La double inscription freudienne ne serait donc du ressort d’aucune barrière saussurienne, mais de la pratique même qui en pose la(71)question, à savoir la coupure dont l’inconscient à se désister témoigne qu’il ne consistait qu’en elle, soit que plus le discours est interprété, plus il se confirme d’être inconscient. Au point que la psychanalyse seule découvrirait qu’il y a un envers au discours, – à condition de l’interpréter.
Je dis ces choses difficiles, de savoir que l’inaptitude de mes auditeurs les met avec elles de plain-pied. Que le vice du psychanalyste d’être personne par son acte plus que toute autre déplacée, l’y rende d’autre façon inapte, c’est ce qui fait chacun de mes Écrits si circonlocutoire à faire barrage à ce qu’il s’en serve à bouche-que-veux-tu.
Il faut dire que le désir d’être le maître contredit le fait même du psychanalyste : c’est que la cause du désir se distingue de son objet. Ce dont témoigne la métonymie du linguiste, est à portée d’autres que le psychanalyste.
Du poète par exemple qui dans le prétendu réalisme fait de la prose son instrument.
J’ai montré en son temps que l’huître à gober qui s’évoque de l’oreille que Bel-Ami s’exerce à charmer, livre le secret de sa jouissance de maquereau. Sans la métonymie qui fait muqueuse de cette conque, plus personne de son côté pour payer l’écot que l’hystérique exige, à savoir qu’il soit la cause de son désir à elle, par cette jouissance même.
On voit ici que le passage est aisé du fait linguistique au symptôme et que le témoignage du psychanalyste y reste inclus. On s’en convainc dès qu’il commence à s’exalter de son « écoute » : hystérie de son middle age. Le coquillage aussi entend la sienne, c’est bien connu, – et qu’on veut être le bruit de la mer, sans doute de ce que l’on sache que c’est elle qui l’a écaillé.
Ils ne bavaient pas encore de l’écoute, ceux qui voulaient que je fasse à Jakobson plus d’honneur, pour l’usage dont il m’était.
Ce sont les mêmes qui depuis me firent objection de ce que cet usage ne lui fût pas conforme en la métonymie.
Leur lenteur à s’en apercevoir montre quel cerumen les sépare de ce qu’ils entendent avant qu’ils en fassent parabole.
Ils ne prendront pas à la lettre que la métonymie est bien ce qui détermine comme opération de crédit (Verschiebung veut dire : (72)virement) le mécanisme inconscient même où c’est pourtant l’encaisse-jouissance sur quoi l’on tire.
Pour ce qui est du signifiant à résumer ces deux tropes, je dis mal, paraît-il, qu’il déplace quand je traduis ainsi : es entstellt quelque part dans mes Écrits. Qu’il défigure, dans le dictionnaire, on me l’envoie dire par exprès, voire ballon-sonde (encore le truc de la figure et de ce qu’on peut y papouiller). Dommage que pour un retour à Freud où l’on voudrait m’en remontrer, on ignore ce passage du Moïse où Freud tranche qu’il entend ainsi l’Entstellung, à savoir comme déplacement, parce que, fût-il archaïque, c’est là, dit-il, son sens premier.
Faire passer la jouissance à l’inconscient, c’est-à-dire à la comptabilité, c’est en effet un sacré déplacement.
On constatera d’ailleurs à se faire renvoyer, par l’index de mon livre, de ce mot aux passages qui virent de son emploi, que je le traduis (comme il faut) au gré de chaque contexte.
C’est que je ne métaphorise pas la métaphore, ni ne métonymise la métonymie pour dire qu’elles équivalent à la condensation et au virement dans l’inconscient. Mais je me déplace avec le déplacement du réel dans le symbolique, et je me condense pour faire poids de mes symboles dans le réel, comme il convient à suivre l’inconscient à la trace.
QUESTION IV : Vous dites que la découverte de l’inconscient aboutit à une seconde révolution copernicienne. En quoi l’inconscient est-il une notion clef qui subvertit toute théorie de la connaissance ?
RÉPONSE : Votre question va à chatouiller les espoirs, teintés de fais-moi peur, qu’inspire le sens dévolu à notre époque au mot : révolution. On pourrait marquer son passage à une fonction de surmoi dans la politique, à un rôle d’idéal dans la carrière de la pensée. Notez que c’est Freud et non pas moi qui joue ici de ces résonances dont seule la coupure structurelle peut séparer l’imaginaire comme « superstructure ».
Pourquoi ne pas partir de l’ironie qu’il y a à mettre au compte d’une révolution (symbolique) une image des révolutions astrales qui n’en donne guère l’idée ?
(73)Qu’y a t-il de révolutionnaire dans le recentrement autour du soleil du monde solaire ? 2 entendre ce que j’articule cette année d’un discours du maître, on trouvera que celui-ci y clôt fort bien la révolution qu’il écrit à partir du réel : si la visée de l’¤pist®mh est bien le transfert du savoir de l’esclave au maître,– ceci au contraire du passez-muscade impayable dont Hegel voudrait dans le savoir absolu résorber leur antinomie –, la figure du soleil est là digne d’imaginer le signifiant-maître qui demeure inchangé à mesure même de son recel.
Pour la conscience commune, soit pour le « peuple », l’héliocentrisme, à savoir que ça tourne autour, implique que ça tourne rond, sans qu’il y ait plus à y regarder. Mettrai-je au compte de Galilée, l’insolence politique que représente le Roi-Soleil ?
De ce que les ascendants contrariés qui résultent de la bascule de l’axe de la sphère des fixes sur le plan de l’écliptique, gardassent la présence de ce qu’ils ont de manifeste, les Anciens surent tirer les images à appuyer une dialectique guidée d’y diviser savoir et vérité : j’en épinglerais un photocentrisme d’être moins asservissant que l’hélio.
Ce que Freud, à son dire exprès, dans le recours à Copernic allégorise de la destitution d’un centre au profit d’un autre, relève en fait de la nécessité d’abaisser la superbe qui tient à tout mono-centrisme. Ceci en raison de celui auquel il a affaire dans la psychologie, ne disons pas : à son époque, parce qu’il est dans la nôtre encore inentamé : il s’agit de la prétention dont un champ s’y constitue au titre d’une « unité » dont il puisse se recenser. Pour bouffon que ce soit, c’est tenace.
Pas question que cette prétention se soucie de la topologie qu’elle suppose : à savoir celle de la sphère, puisqu’elle ne soupçonne même pas que sa topologie soit problème : on ne peut supposer autre ce qu’on ne suppose nullement.
Le piquant, c’est que la révolution copernicienne fait métaphore appropriée au-delà de ce dont Freud la commente, et c’est en quoi de la lui avoir rendue, je la reprends.
Car l’histoire soumise aux textes où la révolution copernicienne s’inscrit, démontre que ce n’est pas l’héliocentrisme qui fait son nerf, au point que c’était pour Copernic lui-même – le cadet de ses soucis. À prendre l’expression au pied de la lettre, soit au [74]sens de : pas le premier, elle s’étendrait aux autres auteurs de la dite révolution.
Ce autour de quoi tourne, mais justement c’est le mot à éviter, autour de quoi gravite l’effort d’une connaissance en voie de se repérer comme imaginaire, c’est nettement, comme on le lit à faire avec Koyré de l’approche de Képler la chronique, de se dépêtrer de l’idée que le mouvement de rotation, de ce qu’il engendre le cercle (soit : la forme parfaite), peut seul convenir à l’affection du corps céleste qu’est la planète.
Introduire en effet la trajectoire elliptique, c’est dire que le corps planétaire vire à précipiter son mouvement (égalité des aires couvertes par le rayon dans l’unité du temps : deuxième loi de Képler) autour du foyer occupé par le luminaire maître, mais s’en retourne à le ralentir du plus loin d’un autre foyer inoccupé, lui sans aucun feu à faire lieu.
Ici gît le pas de Galilée : ailleurs que dans l’échauffourée de son procès où il n’y a parti à prendre que de la bêtise de ceux qui ne voient pas que lui, travaille pour le pape. La théologie a ce prix, comme la psychanalyse, de tamiser d’une telle chute les canailles. Le pas de Galilée consiste en ce que par son truchement la loi d’inertie entre en jeu dont va s’éclairer cette ellipse.
Par quoi enfin Newton,– mais quel temps de comprendre doit-il encore s’écouler avant le moment de conclure –, Newton, oui, conclut à un cas particulier de la gravitation qui règle la plus banale chute d’un corps.
Mais là encore la vraie portée de ce pas est étouffée : qui est celle de l’action,– en chaque point d’un monde où ce qu’elle subvertit, c’est de démontrer le réel comme impossible –, de l’action, dis-je, de la formule qui en chaque point soumet l’élément de masse à l’attraction des autres aussi loin que s’étend ce monde, sans que rien y joue le rôle d’un médium à transmettre cette force.
Car c’est bien là qu’est le scandale que la conscience laïque (celle dont la bêtise, tout à l’inverse, fait la commune canaille) a fini par censurer, simplement de s’y faire sourde.
Sous le choc du moment, les contemporains pourtant y réagirent vivement, et il faut notre obscurantisme pour avoir oublié l’objection que tous sentaient alors : du comment chacun des éléments de[75]masse pouvait être averti de la distance à mesurer pour qu’il en pesât à aucun autre.
La notion de champ n’explique rien, mais seulement met noir sur blanc, soit suppose qu’est écrite ce que nous soulignons pour être la présence effective non de la relation, mais de sa formule dans le réel, soit ce dont d’abord j’ai posé ce qu’il en est de la structure.
Il serait curieux de développer jusqu’où la gravitation, première à nécessiter une telle fonction, se distingue des autres champs, de l’électromagnétique par exemple, proprement faits pour ce à quoi Maxwell les a menés : la reconstitution d’un univers. Il reste que le champ de gravitation, pour remarquable que soit sa faiblesse au regard des autres, résiste à l’unification de ce champ, soit au remontage d’un monde.
D’où je profère que le LEM alunissant, soit la formule de Newton réalisée en appareil, témoigne de ce que le trajet qui l’a porté là sans dépense, est notre produit, ou encore : savoir de maître. Parlons d’acosmonaute plutôt que d’insister.
Il serait aussi intéressant de pointer jusqu’où la rectification einsteinienne dans son étoffe (courbure de l’espace) et dans son hypothèse (nécessité d’un temps de transmission que la vitesse finie de la lumière ne permet pas d’annuler) décolle de l’esthétique transcendantale, j’entends celle de Kant.
Ce qu’on soutiendrait de ce qui la pousse, cette rectification, à l’ordre quantique : où le quantum d’action nous renvoie d’une butée plus courte qu’on ne s’y serait attendu de la physique, l’effet d’acte qui se produit comme déchet d’une symbolisation correcte.
Sans nous y risquer, posons que la charte de la structure, c’est l’hypotheses non fingo de Newton. Il y a des formules qu’on n’imagine pas. Au moins pour un temps, elles font assemblée avec le réel.
On voit que les sciences exactes avec leur champ avaient articulé cette charte, avant que je ne l’impose à la correction des conjecturales.
C’est le seul levier à pouvoir mettre hors d’état d’y faire couvercle ce qui tourne de la meule : psychologie d’indéchaussable à ce que Kant y relaie Wolff et Lambert, et qui tient en ceci : qu’axée(76)sur le même pivot dont traditionnellement s’embrochent ontologie, cosmologie, sans que théologie leur fasse leçon, l’âme, c’est la connaissance que le monde a de soi-même, et précisément ce qui pare à être reconnu ainsi, de l’alibi d’une Chose-en-Soi qui se déroberait à la connaissance.
À partir de là on ajoute aux fantasmes qui commandent la réalité, celui du contremaître.
C’est pour ramener à sa férule la révolution freudienne, qu’une clique mandatée pour la lyse-Anna de l’analyse a réédité ce Golem au titre du moi autonome.
S’il y a trace chez Kant de l’office qu’on lui impute d’avoir paré à la « cosmologie » newtonienne, c’est à ce que s’y tope quelque part, comme d’une pomme à un poisson, la formule newtonienne, et pour marquer que la Vernunft ou le Verstand n’y ont rien à faire d’a priori. Ce qui est sûr non moins de l’expérience dite sensible, ce que je traduis : non avertie encore de la structure.
Le noumène tient du mirage dont des fonctions veulent se faire prendre pour organes, avec pour effet d’embrouiller les organes à trouver fonction. Ainsi cette fonction veuve ne se fait valoir que comme corps étranger, chute d’un discours du maître quelque peu périmé. Ses sœurs en raison sont hors d’état, pures ou pratiques qu’elles s’affirment, d’en remontrer plus que la spécularisation dont procèdent les solides qui ne peuvent être dits « de révolution » qu’à contribuer aux intuitions géométriques les plus traditionnelles qui soient.
Que seule la structure soit propice à l’émergence du réel d’où se promeuve neuve révolution, s’atteste de la Révolution, de quelque grand R que la française l’ait pourvue. Elle se fût réduite à ce qu’elle est pour Bonaparte comme pour Chateaubriand : retour au maître qui a l’art de les rendre utiles (consultez l’Essai qui s’en intitule en 1801) ; le temps passant, à ce qu’elle est pour l’historien fort digne de ce nom, Tocqueville : shaker à faire dégradation des idéologies de l’Ancien Régime ; à ce que les hommes d’intelligence n’y entendent pas plus que d’une folie dont s’extasier (Ampère) ou à camisoler (Taine) ; à ce qui en reste pour le lecteur présent d’une débauche rhétorique peu propre à la faire respecter.
Il en serait ainsi si Marx ne l’avait replacée de la structure qu’il en formule dans un discours du capitaliste, mais de ce qu’elle ait (77)forclos la plus-value dont il motive ce discours. Autrement dit c’est de l’inconscient et du symptôme qu’il prétend proroger la grande Révolution : c’est de la plus-value découverte qu’il précipite la conscience dite de classe. Lénine passant à l’acte, n’en obtient rien de plus que ce qu’on appelle régression dans la psychanalyse : soit les temps d’un discours qui n’ont pas été tenus dans la réalité, et d’abord d’être intenables.
C’est Freud qui nous découvre l’incidence d’un savoir tel qu’à se soustraire à la conscience, il ne s’en dénote pas moins d’être structuré, dis-je, comme un langage, mais d’où articulé ? peut-être de nulle part où il soit articulable, puisque ce n’est que d’un point de manque, impensable autrement que des effets dont il se marque, et qui rend précaire que quelqu’un s’y connaisse au sens où s’y connaître, comme fait l’artisan, c’est être complice d’une nature à quoi il naît en même temps qu’elle : car ici il s’agit de dénaturation ; qui rend faux d’autre part que personne s’y reconnaisse, ce qui impliquerait le mode dont la conscience affirme un savoir d’être se sachant.
L’inconscient, on le voit, n’est que terme métaphorique à désigner le savoir qui ne se soutient qu’à se présenter comme impossible, pour que de ça il se confirme d’être réel, (entendez discours réel).
L’inconscient ne disqualifie rien qui vaille dans cette connaissance de nature, qui est plutôt point de mythe, ou même inconsistance à se démontrer de l’inconscient.
Bref il suffit de rappeler que la bipolarité se trahit essentielle à tout ce qui se propose des termes d’un vrai savoir.
Ce qu’y ajoute l’inconscient, c’est de la fournir d’une dynamique de la dispute qui s’y fait par une suite de rétorsions à ne pas manquer de leur ordre qui fait du corps table de jeu.
Les sommations qui en reviennent, selon notre schème : d’être le fait d’une fiction. de l’émetteur, c’est moins du refoulement qu’elles témoignent en ce qu’il n’est pas moins construit, que du refoulé à faire trou dans la chaîne de vigilance qui n’est pas plus que trouble du sommeil.
À quoi prend garde la non-violence d’une censure dont tout sens reçoit le démenti à se proposer pour véritable, mais dont l’adversaire jubile d’y préserver le non-sens (nonsense plutôt), seul point par où il fait nature (comme de dire : qu’il fait eau).
(78)Si l’inconscient, d’une autre donne, fait sujet de la négation, l’autre savoir s’emploie à le conditionner de ce à quoi comme signifiant il répugne le plus : une figure représentable.
À la limite s’avoue de quoi le conflit fait fonction à ce que place nette soit faite au réel, mais pour que le corps s’y hallucine.
Tel est le trajet où naviguent ces bateaux qui me doivent, rappelons-le, d’être enregistrés comme formations de l’inconscient.
À en fixer le bâti correct, j’ai dû prêter patience à ceux dont c’était le quotidien, sans de longtemps qu’ils en distinguent la structure.
À vrai dire, il a suffi qu’ils craignent de m’y voir surgir au réel, pour qu’un réveil s’en produise, tel qu’ils ne trouvent pas mieux que, du jardin dont je peignais leurs délices, me rejeter moi-même. D’où je fis retour au réel de l’E.N.S., soit de l’étant (ou de l’étang) de l’École normale supérieure où le premier jour que j’y pris place, je fus interpellé sur l’être que j’accordais à tout ça. D’où je déclinai d’avoir à soutenir ma visée d’aucune ontologie.
C’est qu’à ce qu’elle fut, visée, d’un auditoire à rompre à ma logie, de son onto je faisais l’honteux.
Toute onto bue maintenant, je répondrai, et pas par quatre chemins ni par forêt à cacher l’arbre.
Mon épreuve ne touche à l’être qu’à le faire naître de la faille que produit l’étant de se dire.
D’où l’auteur est à reléguer à se faire moyen pour un désir qui le dépasse.
Mais il y a entremise autre qu’a dit Socrate en acte.
Il savait comme nous qu’à l’étant, faut le temps de se faire à être.
Ce « faut le temps », c’est l’être qui sollicite de l’inconscient pour y faire retour chaque fois que lui faudra, oui faudra le temps.
Car entendez que je joue du cristal de la langue pour réfracter du signifiant ce qui divise le sujet.
Y faudra le temps, c’est du français que je vous cause, pas du chagrin, j’espère.
Ce qui faudra de ce qu’il faut le temps, c’est là la faille dont se dit l’être, et bien que l’usage d’un futur de cette forme pour le verbe : faillir ne soit pas recommandé dans un ouvrage qui s’adresse(79)aux belges, il y est accordé que la grammaire à le proscrire faudrait à ses devoirs.
Si peu s’en faut qu’elle en soit là, ce peu fait preuve que c’est bien du manque qu’en français le falloir vient au renfort du nécessaire, y supplantant l’il estuet de temps, de l’est opus temporis, à le pousser à l’estuaire où les vieilleries se perdent.
Inversement ce falloir ne fait pas par hasard équivoque dit au mode, subjonctif du défaut : avant (à moins) qu’il ne faille y venir…
C’est ainsi que l’inconscient s’articule de ce qui de l’être vient au dire.
Ce qui du temps lui fait étoffe n’est pas emprunt d’imaginaire, mais plutôt d’un textile où nœuds ne diraient rien que des trous qui s’y trouvent.
Ce temps logique n’a pas d’En-soi que ce qui en choit pour faire enchère au masochisme.
C’est ce que le psychanalyste relaie d’y faire figure de quelqu’un. Le « faut du temps », il le supporte assez longtemps pour qu’à celui qui vient s’y dire, il ne faille plus que de s’instruire de ce qu’une chose n’est pas rien : justement celle dont il fait signe à quelqu’un.
On sait que j’en introduisis l’acte psychanalytique, et je ne prends pas comme d’accident que l’émoi de mai m’ait empêché d’en venir à bout.
Je tiens ici à marquer que quelqu’un ne s’y assoit que de la façon, de l’effaçon plutôt, qu’il y impose au vrai.
Un seul savoir donne la dite effaçon : la logique pour qui le vrai et le faux ne sont que lettres à opérer d’une valeur.
Les stoïciens le pressentirent de leur pratique d’un masochisme politisé, mais ne le poussèrent au point que les sceptiques dussent faire trêve de leur mythique invocation d’une vérité de nature.
Ce sont les refus de la mécanique grecque qui ont barré la route à une logique dont se pût édifier une vérité comme de texture.
À la vérité, seule la psychanalyse justifie le mythique ici de la nature à repérer dans la jouissance qui en tient lieu à se produire d’effet de texture.
Sans elle, il suffit de la logique mathématique pour faire superstition du scepticisme à rendre irréfutables des assertions aussi peu vides que :
(80)– un système défini comme de l’ordre de l’arithmétique n’obtient la consistance de faire en son sein départage du vrai et du faux, qu’à se confirmer d’être incomplet, soit d’exiger l’indémontrable de formules qui ne se vérifient que d’ailleurs ;
– cet indémontrable s’assure d’autre part d’une démonstration qui en décide indépendamment de la vérité qu’il intéresse ;
– il y a un indécidable qui s’articule de ce que l’indémontrable même ne saurait être assuré.
Les coupures de l’inconscient montrent cette structure, à l’attester de chutes pareilles à cerner.
Car me voici revenir au cristal de la langue pour, de ce que falsus soit le chu en latin, lier le faux moins au vrai qui le réfute, qu’à ce qu’il faut de temps pour faire trace de ce qui a défailli à s’avérer d’abord. À le prendre de ce qu’il est le participe passé de fallere, tomber, dont faillir et falloir proviennent chacun de son détour, qu’on note que l’étymologie ne vient ici qu’en soutien de l’effet de cristal homophonique.
C’est le prendre comme il faut, à faire double ce mot, quand il s’agit de plaider le faux dans l’interprétation. C’est justement comme falsa, disons bien tombée, qu’une interprétation opère d’être à côté, soit : où se fait l’être, du pataqu’est-ce.
N’oublions pas que le symptôme est ce falsus qui est la cause dont l’analyse se soutient dans le procès de vérification qui fait son être.
Nous ne sommes sûrs, pour ce que Freud pouvait savoir de ce domaine, que de sa fréquentation de Brentano. Elle est discrète, soit repérable dans le texte de la Verneinung.
J’y ai frayé la voie au praticien qui saura s’attacher au ludion logique que j’ai forgé à son usage, soit l’objet a, sans pouvoir suppléer à l’analyse, dite personnelle, qui l’a parfois rendu impropre à la manier.
Un temps encore pour ajouter à ce dont Freud se maintient, un trait que je crois décisif : la foi unique qu’il faisait aux Juifs de ne pas faillir au séisme de la vérité. Aux Juifs que par ailleurs rien n’écarte de l’aversion qu’il avoue par l’emploi du mot : occultisme, pour tout ce qui est du mystère. Pourquoi ?
Pourquoi sinon de ce que le Juif depuis le retour de Babylone, est celui qui sait lire, c’est-à-dire que de la lettre il prend distance (81)de sa parole, trouvant là l’intervalle, juste à y jouer d’une interprétation.
D’une seule, celle du Midrash qui se distingue ici éminemment.
En effet pour ce peuple qui a le Livre, seul entre tous à s’affirmer comme historique, à ne jamais proférer de mythe, le Midrash représente un mode d’abord dont la moderne critique historique pourrait bien n’être que l’abâtardissement. Car s’il prend le Livre au pied de sa lettre, ce n’est pas pour la faire supporter d’intentions plus ou moins patentes, mais pour, de sa collusion signifiante prise en sa matérialité : de ce que sa combinaison rend obligé de voisinage (donc non voulu), de ce que les variantes de grammaire imposent de choix désinentiel, tirer un dire autre du texte : voire à y impliquer ce qu’il néglige (comme référence), l’enfance de Moïse par exemple.
N’est-il rien d’en rapprocher ce que de la mort du même, Freud tenait à ce qu’il fût su, au point d’en faire son message dernier ?
Surtout à y mettre la distance – jamais prise avant moi – du travail de Sellin dont la rencontre sur ce point ne lui parut pas à dédaigner, quand son dévergondage d’être d’une plume fort qualifiée dans l’exégèse dite critique, va à jeter sur les gonds mêmes de la méthode la dérision.
Occasion de passer à l’envers (c’est le propos de mon séminaire de cette année) de la psychanalyse en tant qu’elle est le discours de Freud, lui suspendu. Et, sans recours au Nom-du-Père dont j’ai dit m’abstenir, biais légitime à prendre de la topologie trahie par ce discours.
Topologie où saille l’idéal monocentrique (que ce soit le soleil n’y change rien) dont Freud soutient le meurtre du Père, quand, de laisser voir qu’il est à rebours de l’épreuve juive patriarcale, le totem et le tabou l’abandonnent de la jouissance mythique. Non la figure d’Akhenaton.
Qu’au dossier de la signifiance ici en jeu de la castration, soit versé l’effet de cristal que je touche : de la faux du temps.
Note pour ma réponse à la 4ème question :
Je voudrais qu’on sache que ce texte ne prétend pas rendre compte de la « révolution copernicienne » telle qu’elle s’articule (82)dans l’histoire, mais de l’usage… mythique qui en est fait. Par Freud notamment.
Il ne suffit pas de dire par exemple que l’héliocentrisme fut « le cadet des soucis » de Copernic. Comment lui donner son rang ? Il est certain au contraire, – on sait que je suis formé aux écrits de Koyré là-dessus –, qu’il lui paraissait admirable que le soleil fût là où il lui donne sa place parce que c’est de là qu’il jouait le mieux son rôle de luminaire. Mais en est-ce là le subversif ?
Car il le place non pas au centre du monde, mais en un lieu assez voisin, ce qui, pour la fin admirée et pour la gloire du créateur, va aussi bien. Il est donc faux de parler d’héliocentrisme.
Le plus étrange est que personne, qu’on entende bien : des spécialistes hors Koyré, ne relève que les « révolutions » de Copernic ne concernent pas les corps célestes, mais les orbes. Il va de soi pour nous que ces orbes sont tracées par les corps. Mais, on rougit d’avoir à le rappeler, pour Ptolémée comme pour tous depuis Eudoxe, ces orbes sont des sphères qui supportent les corps célestes et la course de chacun est réglée de ce que plusieurs orbes la supportent concurremment, 5 peut-être pour Saturne, 3 à mon souvenir pour Jupiter. Que nous importe ! comme aussi bien de celles qu’y ajoute Aristote pour tamponner entre deux corps célestes, les deux qu’on vient de nommer par exemple, l’effet à attendre des orbes du premier sur celles du second. (C’est qu’Aristote veut une physique qui tienne).
Qui ne devrait s’apercevoir de ça, je ne dis pas à lire Copernic dont il existe une reproduction phototypique, mais simplement à y épeler le titre : De revolutionibus orbium coelestium ? Ce qui n’empêche pas des traducteurs notoires (des gens qui ont traduit le texte) d’intituler leur traduction : Des révolutions des corps célestes.
Il est littéral, ce qui équivaut ici à dire : il est vrai, que Copernic est ptolémaïste, qu’il reste dans le matériel de Ptolémée, qu’il n’est pas copernicien au sens inventé qui fait l’emploi de ce terme.
Est-il justifié de s’en tenir à ce sens inventé pour répondre à un usage métaphorique, c’est le problème qui se pose en toute métaphore ?
Comme dit à peu près quelqu’un, avec les arts on s’amuse, on muse avec les lézards. On ne doit pas perdre l’occasion de rappeler (83)l’essence crétinisante du sens à quoi le mot commun convient. Néanmoins ce reste exploit stérile, si une liaison structurale n’en peut être aperçue.
À question d’interviewer, vaut réponse improvisée. Du premier jet ce qui m’est venu, – venu du fond d’une information que je prie de croire n’être pas nulle –, c’est d’abord la remarque dont à l’héliocentrisme, j’oppose un photocentrisme d’une importance structurale permanente. On voit de cette note à quelle niaiserie tombe Copernic de ce point de vue.
Koyré la grandit, cette niaiserie, à la référer au mysticisme propagé du cercle de Marsile Ficin. Pourquoi pas en effet ? La Renaissance fut occultiste, c’est pourquoi l’Université la classe parmi les ères de progrès.
Le tournant véritable est dû à Kepler et, j’y insiste, dans la subversion, la seule digne de ce nom, que constitue le passage qu’il a payé de combien de peine, de l’imaginaire de la forme dite parfaite comme étant celle du cercle, à l’articulation de la conique, de l’ellipse en l’occasion, en termes mathématiques.
Je collapse incontestablement ce qui est le fait de Galilée, mais il est clair que l’apport de Kepler ici lui échappait, et pourtant c’est lui qui déjà conjugue entre ses mains les éléments dont Newton forgera sa formule : j’entends par là la loi de l’attraction, telle que Koyré l’isole de sa fonction hyperphysique, de sa présence syntaxique (cf. Études newtoniennes, p. 34).
À la confronter à Kant, je souligne qu’elle ne trouve place dans aucune critique de la raison imaginaire.
C’est de fait la place forte dont le siège maintient dans la science l’idéal d’univers par quoi elle subsiste. Que le champ newtonien ne s’y laisse pas réduire, se désigne bien de ma formule : l’impossible, c’est le réel.
C’est de ce point une fois atteint, que rayonne notre physique.
Mais à inscrire la science au registre du discours hystérique, je laisse entendre plus que je n’en ai dit.
L’abord du réel est étroit. Et c’est de le hanter, que la psychanalyse se profile.
(84)QUESTION V : Quelles en sont les conséquences sur le plan :
a) de la science,
b) de la philosophie,
c) plus particulièrement du marxisme, voire du communisme ?
RÉPONSE : Votre question, qui suit une liste préconçue, mérite que je marque qu’elle ne va pas de soi après la réponse qui précède.
Elle semble supposer que j’aie acquiescé à ce que « l’inconscient… subvertit toute théorie de la connaissance », pour vous citer, aux mots près que j’élide pour les en séparer : (l’inconscient) « est-il une notion-clef qui » etc.
Je dis : l’inconscient n’est pas une notion. Qu’il soit une clef ? Ça se juge à l’expérience. Une clef suppose une serrure. Il existe assurément des serrures, et même que l’inconscient fait jouer correctement, pour les fermer ? pour les ouvrir ? ça ne va pas de soi que l’un implique l’autre, a fortiori qu’ils soient équivalents.
Il doit nous suffire de poser que l’inconscient est. Ni plus ni moins. C’est bien assez pour nous occuper un moment encore après le temps que ça a duré, sans que jusqu’à moi personne ait fait un pas de plus. Puisque pour Freud, c’était à reprendre de la table rase en chaque cas : de la table rase, même pas sur ce qu’il est, il ne peut le dire, hors sa réserve d’un recours organique de pur rituel : sur ce qu’il en est dans chaque cas, voilà ce qu’il veut dire. En attendant, rien de sûr, sinon qu’il est, et que Freud, à en parler, fait de la linguistique. Encore personne ne le voit-il, et contre lui, chacun s’essaie à faire rentrer l’inconscient dans une notion d’avant.
D’avant que Freud dise qu’il est, sans que ça soit, ni ça, et notamment pas non plus le Ça.
Ce que j’ai répondu à votre question IV, veut dire que l’inconscient subvertit d’autant moins la théorie de la connaissance qu’il n’a rien à faire avec elle pour la raison que je viens de dire : à savoir, qu’il lui est étranger.
C’est sans qu’il y soit pour rien qu’on peut dire que la théorie de la connaissance n’est pas, pour la raison qu’il n’y a pas de connaissance qui ne soit d’illusion ou de mythe. Ceci, bien sûr, à donner au mot un sens qui vaille la peine d’en maintenir l’emploi au-delà de son sens mondain : à savoir que « je le connais » veut dire : je (85)lui ai été présenté ou je sais ce qu’il fait par cœur (d’un écrivain notamment, d’un prétendu « auteur » en général).
À noter, pour ceux à qui le GnÇyi seautòn pourrait servir de muleta en l’occasion, puisque ce n’est rien d’autre, que cette visée d’exploit exclut toute théorie depuis que la consigne en a été brandie par le trompeur delphique. Ici, l’inconscient n’apporte ni renfort ni déception : mais seulement que le seautòn sera forcément coupé en deux, au cas qu’on s’inquiète encore de quelque chose qui y ressemble après avoir dans une psychanalyse mis à l’épreuve « son » inconscient.
Brisons donc là : pas de connaissance. Au sens qui vous permettrait l’accolade d’y envelopper les rubriques dont vous croyez maintenant pousser votre question. Pas de connaissance autre que le mythe que je dénonçais tout à l’heure. Mythe dont la théorie dès lors relève de la mytho-logie (à spécifier d’un trait d’union) nécessitant au plus une extension de l’analyse structurale dont Lévi-Strauss fournit les mythes ethnographiques.
Pas de connaissance. Mais du savoir, ça oui, à la pelle, à n’en savoir que faire, plein les armoires.
De là, certains (de ces savoirs) vous crochent au passage. Il y suffit que les animent un de ces discours dont cette année j’ai mis en circulation la structure. Être fait sujet d’un discours peut vous rendre sujet au savoir.
Si plus aucun discours n’en veut, il arrive qu’on interroge un savoir sur son usage périmé, qu’on en fasse l’archéologie. C’est plus qu’ouvrage d’antiquaire, si c’est afin d’en mettre en fonction la structure.
La structure, elle, c’est une notion : d’élaborer ce qu’il s’ensuit pour la réalité, de cette présence en elle des formules du savoir, dont je marquais plus haut qu’elle est son avènement notionnel.
Il y a des savoirs dont les suites peuvent rester en souffrance, ou bien tomber en désuétude.
Il y en a un dont personne n’avait l’idée avant Freud, dont personne après lui ne l’a encore, sauf à en tenir de moi par quel bout le prendre. Si bien que j’ai pu dire tout à l’heure que c’est au regard des autres savoirs que le terme d’inconscient, pour celui-ci, fait métaphore. À partir de ce qu’il soit structuré comme un langage, on me fait confiance avec fruit : encore faut-il qu’on ne se trompe(86)pas sur ceci que c’est plutôt lui, si tant est que ce ne soit abus de le pronommer, lui, l’inconscient qui par ce bout vous prend.
Si j’insiste à marquer ainsi mon retard sur votre hâte, c’est qu’il vous faut vous souvenir que là où j’ai illustré la fonction de la hâte en logique, je l’ai soulignée de l’effet de leurre dont elle peut se faire complice. Elle n’est correcte qu’à produire ce temps : le moment de conclure. Encore faut-il se garder de la mettre au service de l’imaginaire. Ce qu’elle rassemble est un ensemble : les prisonniers dans mon sophisme, et leur rapport à une sortie structurée d’un arbitraire : non pas une classe.
Il arrive que la hâte à errer dans ce sens, serve à plein cette ambiguïté des résultats, que j’entends résonner du terme : révolution, lui-même.
Car ce n’est pas d’hier que j’ai ironisé sur le terme de tradition révolutionnaire.
Bref, je voudrais marquer l’utilité en cette trace de se démarquer de la séduction.
Quand c’est de production que l’affaire prend son tour.
Où je pointe le pas de Marx.
Car il nous met au pied d’un mur dont on s’étonne qu’il n’y ait rien d’autre à reconnaître, pour que quelque chose s’en renverse, pas le mur bien sûr, mais la façon de tourner autour.
L’efficacité des coups de glotte au siège de Jéricho laisse à penser qu’ici le mur fit exception, à vrai dire n’épargnant rien sur le nombre de tours nécessaire.
C’est que le mur ne se trouve pas, dans cette occasion, là où on le croit, de pierre, plutôt fait de l’inflexible d’une vagance extra.
Et si c’est le cas, nous retrouvons la structure qui est le mur dont nous parlons.
À le définir de relations articulées de leur ordre, et telles qu’à y prendre part, on ne le fasse qu’à ses dépens.
Dépens de vie ou bien de mort, c’est secondaire. Dépens de jouissance, voilà le primaire.
D’où la nécessité du plus-de-jouir pour que la machine tourne, la jouissance ne s’indiquant là que pour qu’on l’ait de cette effaçon, comme trou à combler.
Ne vous étonnez pas qu’ici je ressasse quand d’ordinaire je cours mon chemin.
(87)C’est qu’ici à refaire une coupure inaugurale, je ne la répète pas, je la montre se redoublant à recueillir ce qui en choit.
Car Marx, la plus-value que son ciseau, à le détacher, restitue au discours du capital, c’est le prix qu’il faut mettre à nier comme moi qu’aucun discours puisse s’apaiser d’un métalangage (du formalisme hégélien en l’occasion), mais ce prix, il l’a payé de s’astreindre à suivre le discours naïf du capitaliste à son ascendant, et de la vie d’enfer qu’il s’en est faite.
C’est bien le cas de vérifier ce que je dis du plus-de-jouir. La Mehrwert, c’est la Marxlust, le plus-de-jouir de Marx.
La coquille à entendre à jamais l’écoute de Marx, voilà le cauri dont commercent les Argonautes d’un océan peu pacifique, celui de la production capitaliste.
Car ce cauri, la plus-value, c’est la cause du désir dont une économie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. Il s’accumule d’une part pour accroître les moyens de cette production au titre du capital. Il étend la consommation d’autre part sans quoi cette production serait vaine, justement de son ineptie à procurer une jouissance dont elle puisse se ralentir.
Quelqu’un nommé Karl Marx, voilà calculé le lieu du foyer noir, mais aussi capital (c’est le cas de le dire) que le capitaliste, (que celui-ci occupe l’autre foyer d’un corps à jouir d’un Plus ou d’un plus-de-jouir à faire corps), pour que la production capitaliste soit assurée de la révolution propice à faire durer son dur désir, pour citer là le poète qu’elle méritait.
Ce qui est instructif, c’est que ces propos courent les rues (à la logique près bien sûr, dont je les pourvois). Qu’ils sortent sous la forme d’un malaise que Freud n’a fait que pressentir, allons-nous le mettre au compte de l’inconscient ? Certainement, oui : il s’y désigne que quelque chose travaille. Et ce sera une occasion d’observer que ceci n’infléchit nullement l’implacable discours qui en se complétant de l’idéologie de la lutte des classes, induit seulement les exploités à rivaliser sur l’exploitation de principe, pour en abriter leur participation patente à la soif du manque-à-jouir.
Quoi donc attendre du chant de ce malaise ? Rien, sinon de témoigner de l’inconscient qu’il parle, – d’autant plus volontiers qu’avec le non-sens il est dans son élément.
Mais quel effet en (88)attendre puisque, vous le voyez, je souligne que c’est quelque chose qui est, et pas une notion-clef ?
À se rapporter à ce que j’ai instauré cette année d’une articulation radicale du discours du maître comme envers du discours du psychanalyste, deux autres discours se motivant d’un quart de tour à faire passage de l’un à l’autre, nommément le discours de l’hystérique d’une part, le discours universitaire de l’autre, ce qui de là s’apporte, c’est que l’inconscient n’a à faire que dans la dynamique qui précipite la bascule d’un de ces discours dans l’autre. Or, à tort ou à raison, j’ai cru pouvoir risquer de les distinguer du glissement – d’une chaîne articulée de l’effet du signifiant considéré comme vérité –, sur la structure – en tant que fonction du réel dans la dispersion du savoir.
C’est à partir de là qu’est à juger ce que l’inconscient peut subvertir. Certainement aucun discours, où tout au plus apparaît-il d’une infirmité de parole.
Son instance dynamique est de provoquer la bascule dont un discours tourne à un autre, par décalage de la place où l’effet de signifiant se produit.
À suivre ma topologie faite à la serpe, on y retrouve la première approche freudienne en ceci que l’effet de « progrès » à attendre de l’inconscient, c’est la censure.
Autrement dit, que pour la suite de la crise présente, tout indique la procession de ce que je définis comme le discours universitaire, soit, contre toute apparence à tenir pour leurre en l’occasion, la montée de sa régie.
C’est le discours du maître lui-même, mais renforcé d’obscurantisme.
C’est d’un effet de régression par contre que s’opère le passage au discours de l’hystérique.
Je ne l’indique que pour vous répondre sur ce qu’il en est des conséquences de votre notion prétendue, quant à la science.
Si paradoxale qu’en soit l’assertion, la science prend ses élans du discours de l’hystérique.
Il faudrait pénétrer de ce biais les corrélats d’une subversion sexuelle à l’échelle sociale, avec les moments incipients dans l’histoire de la science.
Ce serait rude mise à l’épreuve d’une pensée hardie.
(89)Elle se conçoit de partir de ceci que l’hystérique, c’est le sujet divisé, autrement dit c’est l’inconscient en exercice, qui met le maître au pied du mur de produire un savoir.
Telle fut l’ambition induite chez le maître grec sous le nom de l’ ¤pist®mh. Là, où la dñja le guidait pour l’essentiel de sa conduite, il fut sommé, – et nommément par un Socrate hystérique avoué de ce qu’il dit ne s’y connaître qu’en affaire de désir, patent par ses symptômes pathognomoniques – de faire montre de quelque chose qui valût la t¡xnh de l’esclave et justifiât de ses pouvoirs de maître
Rien à trancher de son succès, quand un Alcibiade n’y montre que cette lucidité d’avouer, lui, ce qui le captive en Socrate, l’objet a, que j’ai reconnu dans l’galma dont on parle au Banquet, un plus-de-jouir en liberté et de consommation plus courte.
Le beau est que ce soit le cheminement du platonisme qui ait rejailli dans notre science avec la révolution copernicienne. Et s’il faut lire Descartes et sa promotion du sujet, son « je pense, je suis donc », il ne faut pas en omettre la note à Beeckman : « Sur le point de monter sur la scène du monde, je m’avance masqué… ».
Lisons le cogito à le traduire selon la formule que Lacan donne du message dans l’inconscient ; c’est alors : « Ou tu n’es pas, ou tu ne penses pas », adressé au savoir. Qui hésiterait à choisir ?
Le résultat est que la science est une idéologie de la suppression du sujet, ce que le gentilhomme de l’Université montante sait fort bien. Et je le sais tout autant que lui.
Le sujet, à se réduire à la pensée de son doute, fait place au retour en force du signifiant-maître, à le doubler, sous la rubrique de l’étendue, d’une extériorité entièrement manipulable.
Que le plus-de-jouir, à donner la vérité du travail qui va suivre, y reçoive un masque de fer (c’est de lui que parle le larvatus prodeo), comment ne pas voir que c’est s’en remettre à la dignité divine (et Descartes s’en acquitte) d’être seule garante d’une vérité qui n’est plus que fait de signifiant ?
Ainsi se légitime la prévalence de l’appareil mathématique, et l’infatuation (momentanée) de la catégorie quantité.
Si la qualité n’était pas aussi encombrée de signifié, elle serait aussi propice au discernement scientifique : qu’il suffise de la voir (90)faire retour sous la forme de signes (+) et (-) dans l’édifice de l’électromagnétisme.
Et la logique mathématique (Dieu merci ! car moi, j’appelle Dieu par son nom-de-Dieu de Nom) nous fait revenir à la structure dans le savoir.
Mais vous voyez que si « la connaissance » n’a pas encore repris connaissance, c’est que ce n’est pas du fait de l’inconscient qu’elle l’a perdue. Et il y a peu de chance que ce soit lui qui la ranime.
De même qu’on sait que la connaissance a erré en physique, tant qu’elle a voulu s’insérer de quelque départ esthésique, – qu’est restée nouée la théorie du mouvement, tant qu’elle ne s’est pas dépêtrée du sentiment de l’impulsion, – que c’est seulement au retour du refoulé des signifiants, qu’est dû qu’enfin se livre l’équivalence du repos au mouvement uniforme, de même le discours de l’hystérique démontre qu’il n’y a aucune esthésie du sexe opposé (nulle connaissance au sens biblique) à rendre compte du prétendu rapport sexuel.
La jouissance dont il se supporte est, comme toute autre, articulée du plus-de-jouir par quoi dans ce rapport le partenaire ne s’atteint : 1) pour le vir qu’à l’identifier à l’objet a, fait pourtant clairement indiqué dans le mythe de la côte d’Adam, celui qui faisait tant rire, et pour cause, la plus célèbre épistolière de l’homosexualité féminine, 2) pour la virgo qu’à le réduire au phallus, soit au pénis imaginé comme organe de la tumescence, soit à l’inverse de sa réelle fonction.
D’où les deux rocs : 1) de la castration où le signifiant-femme s’inscrit comme privation, 2) de l’envie du pénis où le signifiant-homme est ressenti comme frustration.
Ce sont écueils à mettre à la merci de la rencontre l’accès prôné par des psychanalystes à la maturité du génital.
Car c’est là l’idéal bâtard dont ceux qui se disent « d’aujourd’hui » masquent qu’ici la cause est d’acte et de l’éthique qu’il anime, avec sa raison politique.
C’est aussi bien ce dont le discours de l’hystérique questionne le maître : « Fais voir si t’es un homme ! ». Mais la représentation de chose, comme dit Freud, ici n’est plus que représentation de son manque. La toute-puissance n’est pas ; c’est bien pour cela (91)qu’elle se pense. Et qu’il n’y a pas de reproche à lui en faire, comme le psychanalyste s’y obstine imbécilement.
L’intérêt n’est pas là : à faire son deuil de l’essence du mâle, mais à produire le savoir dont se détermine la cause qui fait défi en son étant.
Là-dessus, l’on dira non sans prétexte que les psychanalystes en question ne veulent rien savoir de la politique. L’ennuyeux est qu’ils sont assez endurcis pour en faire profession eux-mêmes, et que le reproche leur en vienne de ceux qui, pour s’être logés au discours du maître Marx, font obligation des insignes de la normalisation conjugale : ce qui devrait les embarrasser sur le point épineux d’à l’instant.
Détail au regard de ce qui nous intéresse : c’est que l’inconscient ne subvertira pas notre science à lui faire faire amende honorable à aucune forme de connaissance.
Qu’il fasse semblant parfois de ce que la nique qu’il y introduit, soit celle des nocturnes habitant l’aile effondrée du château de la tradition, l’inconscient s’il est clef, ce ne le sera qu’à fermer la porte qui béerait dans ce trou de votre chambre à coucher.
Les amateurs d’initiation ne sont pas nos invités. Freud là-dessus ne badinait pas. Il proférait l’anathème du dégoût contre ces sortilèges et n’entendait pas que Jung fît que rebruit à nos oreilles des airs de mandalas.
Ça n’empêchera pas les offices de se célébrer avec des coussins pour nos genoux, mais l’inconscient n’y apporterait que des rires peu décents.
Pour l’usage ménager, il serait à recommander comme tournesol à constituer l’éventail du réactionnaire en matière de connaissance.
Il restitue par exemple à Hegel le prix de l’humour qu’il mérite, mais en révèle l’absence totale dans toute la philosophie qui lui succède, mis à part Marx.
Je n’en dirai que l’échantillon dernier venu à ma « connaissance », ce retour incroyable à la puissance de l’invisible, plus angoissant d’être posthume et pour moi d’un ami, comme si le visible avait encore pour aucun regard apparence d’étant.
Ces simagrées phénoménologiques tournent toutes autour de l’arbre fantôme de la connaissance supra-normale, comme s’il y en avait une de normale.
(92)Nulle clameur d’être ou de néant qui ne s’éteigne de ce que le marxisme a démontré par sa révolution effective : qu’il n’y a nul progrès à attendre de vérité ni de bien-être, mais seulement le virage de l’impuissance imaginaire à l’impossible qui s’avère d’être le réel à ne se fonder qu’en logique : soit là où j’avertis que l’inconscient siège, mais pas pour dire que la logique de ce virage n’ait pas à se hâter de l’acte.
Car l’inconscient joue aussi bien d’un autre sens : soit à partir de l’impossibilité dont le sexe s’inscrit dans l’inconscient, à maintenir comme désirable la loi dont se connote l’impuissance à jouir.
Il faut le dire : le psychanalyste n’a pas ici à prendre parti, mais à dresser constat.
C’est en quoi je témoigne que nulle rigueur que j’aie pu mettre à marquer ici les défaillances de la suture, n’a rencontré des communistes à qui j’ai eu affaire qu’une fin de non-recevoir.
J’en rends compte du fait que les communistes, à se constituer dans l’ordre bourgeois en contre-société, seulement vont à contrefaire tout ce dont le premier se fait honneur : travail, famille, patrie, y font trafic d’influence, et syndicat contre quiconque de leur discours éviderait les paradoxes.
À démontrer ceux-ci comme facteur de pathologie, soit depuis mes propos sur la causalité psychique, partout où mon effort eût pu desceller le monopole psychiatrique, je n’ai jamais recueilli d’eux, de réponse qui ne s’alignât sur l’hypocrisie universitaire, dont ce serait une autre histoire que de prédire le déploiement.
Il est évident que maintenant ils se servent de moi tout autant qu’elle. Moins le cynisme de ne pas me nommer : ce sont gens honorables.
QUESTION VI : En quoi savoir et vérité sont-ils incompatibles ?
RÉPONSE : Incompatibles. Mot joliment choisi qui pourrait nous permettre de répondre à la question par la nasarde qu’elle vaut : mais si, mais si, ils compatissent.
Qu’ils souffrent ensemble, et l’un de l’autre : c’est la vérité.
Mais ce que vous voulez dire, si je vous le prête bien, c’est que vérité et savoir ne sont pas complémentaires, ne font pas un tout.
(93)Excusez-moi : c’est une question que je ne me pose pas. Puisqu’il n’y a pas de tout.
Puisqu’il n’y a pas de tout, rien n’est tout.
Le tout, c’est l’index de la connaissance. J’ai assez dit, me semble t-il, qu’à ce titre, il est impossible de le pointer.
Ça ne m’empêchera pas d’enchaîner du primesaut que la vérité souffre tout : on pisse, on tousse, on crache dedans. « Ma parole s’écrie-t-elle du style que j’ai esquissé ailleurs. Qu’est-ce que vous faites ? Vous croyez-vous chez vous ? ». Ça veut dire qu’elle a bien une notion, une notion clef de ce que vous faites. (Mais pas vous de ce qu’elle est, et c’est en cela, enfin voyez-vous, que l’inconscient consiste). Pour revenir à elle, qui nous occupe pour l’instant, dire qu’elle souffre tout, rosée du discours !, peut vouloir dire que ça ne lui fait ni chaud ni froid. C’est ce qui laisse à penser que manifestement elle soit aveugle ou sourde, au moins quand elle vous regarde, ou bien que vous l’assignez.
À vrai dire, c’est-à-dire à se mesurer à elle, on fera toujours mieux pour l’approcher de se munir d’un savoir lourd. C’est donc plus que compatible, comme comp(a)tabilité, – soit ce qui vous intéresse d’abord puisque le savoir peut solder les frais d’une affaire avec la vérité, si l’envie vous en prend.
Solder jusqu’où ? Ça, « on ne sait pas », c’est même ce par quoi le savoir est bien forcé de ne s’en fier qu’à lui pour ce qui est de faire le poids.
Donc, le savoir fait dot. Ce qu’il y a d’admirable, c’est la prétention de qui voudrait se faire aimer sans ce matelas. Il s’offre la poitrine nue. Qu’adorable doit être son « non-savoir », comme on s’exprime assez volontiers dans ce cas !
Étonnez-vous qu’on ressorte de là, tenant, bon chien, entre les dents, sa propre charogne !
Naturellement ça n’arrive plus, mais ça se sait encore. Et à cause de cela, il y en a qui jouent à le faire, mais de semblant. Vous voyez « tout » ce qui trafique à partir de ce que savoir et vérité soient incompatibles.
Je ne pense à ça que parce que c’est un leurre qu’on a, je crois, imaginé pour en justifier un amok fait à mon égard : posons qu’une personne qui se plaindrait d’être mordue par la vérité, s’avouerait comme f… ue psychanalyste.
(94)Très précisément je n’ai articulé la topologie qui met frontière entre vérité et savoir, qu’à montrer que cette frontière est partout et ne fixe de domaine qu’à ce qu’on se mette à aimer son au-delà.
Les voies des psychanalystes restent préservées assez pour que l’expérience propre à les éclairer n’en soit encore qu’au programme.
C’est pourquoi je prendrai le départ d’où chacun fait de son abord étranglement : exemplaire, d’être exempté de l’expérience.
N’est-il pas étonnant que de la formule à quoi depuis plus d’une décade j’ai donné essor, celle dite du sujet-supposé-savoir, pour rendre raison du transfert, personne, et même au cours de cette année où la chose s’étalait au tableau, plus évidente que la case y fût inscrite séparément de la bille à la remplir, personne, dis-je, n’en a avancé la question : est-ce, supposé qu’il est ce sujet, savoir la vérité ?
Vous apercevez-vous où ça va ? N’y pensez pas surtout, vous risqueriez de tuer le transfert.
Car du savoir dont le transfert fait le sujet il s’avère à mesure que l’assujetti y travaille, qu’il n’était qu’un « savoir y faire » avec la vérité.
Personne ne rêve que le psychanalyste est marié avec la vérité. C’est même pour ça que son épouse fait grelot, certes à ne pas trop remuer, mais qu’il faut là comme un barrage.
Barrage à quoi ? À la supposition qui serait le comble : de ce qui ferait le psychanalyste fiancé à la vérité.
C’est qu’à la vérité avec il n’y a pas de rapports d’amour possibles, ni de mariage, ni d’union libre. Il n’y en a qu’un de sûr, si vous voulez qu’elle vous ait bien, la castration, la vôtre, bien entendu, et d’elle, pas de pitié.
Savoir que c’est comme ça, n’empêche pas que ça arrive, et bien sûr, encore moins qu’on l’évite.
Mais on l’oublie quand on l’évite, alors que quand c’est arrivé, on ne le sait pas moins.
C’est me semble-t-il, le comble de la compatibilité. On grincerait des dents à n’en pas faire : la comblatibilité, pour qu’un bruit de vol vous en revienne qui fait batte et proprement patibulaire.
C’est que de la vérité, on n’a pas tout à apprendre. Un bout suffit : ce qui s’exprime, vu la structure, par : en savoir un bout.
Là-dessus j’ai su conduire certains, et je m’étonne d’en dire (95)autant à la radio. C’est qu’ici ceux qui m’écoutent n’ont pas, à entendre ce que je dis, l’obstacle de m’entendre. Où m’apparaît que cet obstacle tient à ce qu’ailleurs j’aie à le calculer.
Or je ne suis pas ici à former le psychanalyste, mais à répondre à vos questions ceci qui les remet à leur place.
Sa discipline à ce qu’il me suive, lui, le pénètre de ceci : que le réel n’est pas d’abord pour être su.
Comme vérité, c’est bien la digue à dissuader le moindre essai d’idéalisme. Alors qu’à la méconnaître, il prend rang sous les couleurs les plus contraires.
Mais ce n’est pas une vérité, c’est la limite de la vérité.
Car la vérité se situe de supposer ce qui du réel fait fonction dans le savoir, qui s’y ajoute (au réel).
C’est bien en effet de là que le savoir porte le faux à être, et même à être là, soit Dasein à t’assaïner jusqu’à ce qu’en perdent le souffle tous les participants de la cérémonie.
À vrai dire, ce n’est que du faux à être qu’on se préoccupe en tant que telle de la vérité. Le savoir qui n’est pas faux, s’en balance.
Il n’y en a qu’un où elle s’avère en surprise. Et c’est pourquoi il est considéré comme d’un goût douteux, quand c’est bien de la grâce freudienne qu’il produit quelques pataqu’est-ce dans le discours.
C’est à ce joint au réel, que se trouve l’incidence politique où le psychanalyste aurait place s’il en était capable.
Là serait l’acte qui met en jeu de quel savoir faire la loi. Révolution qui arrive de ce qu’un Savoir se réduise à faire symptôme, vu du regard même qu’il a produit.
Son recours alors est là vérité pour laquelle on se bat.
Où s’articule que l’effet de vérité tient à ce qui choit du savoir, soit à ce qui s’en produit, d’impuissant pourtant à nourrir le dit effet. Circuit pas moins voué à ne pouvoir être perpétuel qu’aucun mouvement, – d’où se démontre ici aussi le réel d’une autre énergétique.
C’est lui, ce réel, l’heure de la vérité passée, qui va s’ébrouer jusqu’à la prochaine crise, ayant retrouvé du lustre. On dirait même que c’est là la fête de toute révolution : que le trouble de la vérité en soit rejeté aux ténèbres. Mais au réel, il n’est jamais vu que du feu, même ainsi illustré.
(96)QUESTION VII : Gouverner, éduquer, psychanalyser sont trois gageures impossibles à tenir. Pourtant cette perpétuelle contestation de tout discours, et notamment du sien, il faut bien que le psychanalyste s’y accroche. Il s’accroche à un savoir – le savoir analytique – que par définition il conteste. Comment résolvez-vous – ou pas – cette contradiction ? Statut de l’impossible ? L’impossible, c’est le réel ?
RÉPONSE : Pardon si, de cette question encore, je n’atteins la réponse qu’à la rhabiller de mes mains.
Gouverner, y éduquer, psychanalyser sont gageures en effet, mais qu’à dire impossibles, on ne tient là que de les assurer prématurément d’être réelles.
Le moins qu’on puisse leur imposer, c’est d’en faire la preuve.
Ce n’est pas là contester ce que vous appelez leur discours. Pourquoi le psychanalyste en aurait-il au reste le privilège, s’il ne se trouvait les agencer du pas, le même qu’il reçoit du réel, à pousser le sien ?
Notons que ce pas, il l’établit de l’acte même dont il l’avance ; et que c’est au réel dont ce pas fait fonction, qu’il soumet les discours qu’il met au pas de la synchronie du dit.
S’installant du pas qu’il produit, cette synchronie n’a d’origine que de son émergence. Elle limite le nombre des discours qu’elle assujettit, comme j’ai fait au plus court de les structurer au nombre de quatre d’une révolution non permutative en leur position, de quatre termes, le pas de réel qui s’en soutient étant dès lors univoque dans son progrès comme dans sa régression.
Le caractère opératoire de ce pas est qu’une disjonction y rompt la synchronie entre des termes chaque fois différents, justement de ce qu’elle soit fixe.
À la vérité là n’a lyse à faire de son nom ce qui, dans le proverbe que vous agitez après Freud, s’appelle guérir et qui fait rire trop gaiement.
Gouverner, éduquer, guérir donc qui sait ? par l’analyse, le quatrième à y rabattre d’y faire figure de Lisette : c’est le discours de l’hystérique.
Mais quoi ! l’impossibilité des deux derniers s’en proposerait-elle sous le mode d’alibi des premiers ? Ou bien plutôt de les résoudre en impuissance ?
(97)Par l’analyse, là n’a lyse, permettez ce jeu encore, que l’impossibilité de gouverner ce qu’on ne maîtrise pas, à la traduire en impuissance de la synchronie de nos termes : commander au savoir. Pour l’inconscient, c’est coton.
Pour l’hystérique, c’est l’impuissance du savoir que provoque son discours, à s’animer du désir, – qui livre en quoi éduquer échoue.
Chiasme frappant de n’être pas le bon, sinon à dénoncer d’où les impossibilités se font aise à se proférer en alibis.
Comment les obliger à démontrer leur réel, de la relation même qui, à être là, en fait fonction comme impossible ?
Or la structure de chaque discours y nécessite une impuissance, définie par la barrière de la jouissance, à s’y différencier comme disjonction, toujours la même, de sa production à sa vérité.
Dans le discours du maître, c’est le plus-de-jouir qui ne satisfait le sujet qu’à soutenir la réalité du seul fantasme.
Dans le discours universitaire, c’est la béance où s’engouffre le sujet qu’il produit de devoir supposer un auteur au savoir.
Ce sont là vérités, mais où se lit encore qu’elles sont pièges à vous fixer sur le chemin d’où le réel en vient au fait.
Car elles ne sont que conséquences du discours qui en provient.
Mais ce discours, il a surgi de la bascule où l’inconscient, je l’ai dit, fait dynamique à le faire fonction en « progrès », soit pour le pire, sur le discours qui le précède d’un certain sens rotatoire.
Ainsi le discours du maître trouve sa raison du discours de l’hystérique à ce qu’à se faire l’agent du tout puissant, il renonce à répondre comme homme à ce qu’à le solliciter d’être, l’hystérique n’obtenait que de savoir. C’est au savoir de l’esclave qu’il s’en remet dès lors de produire le plus-de-jouir dont, à partir du sien (du sien savoir), il n’obtenait pas que la femme fût cause de son désir (je ne dis pas : objet).
D’où s’assure que l’impossibilité de gouverner ne sera serrée dans son réel qu’à travailler régressivement la rigueur d’un développement qui nécessite le manque à jouir à son départ, s’il le maintient à sa fin.
C’est au contraire d’être en progrès sur le discours universitaire que le discours de l’analyste lui pourrait permettre de cerner (98)le réel dont fait fonction son impossibilité, soit à ce qu’il veuille bien soumettre à la question du plus-de-jouir qui a déjà dans un savoir sa vérité, le passage du sujet au signifiant du maître.
C’est supposer le savoir de la structure qui, dans le discours de l’analyste, a place de vérité.
C’est dire de quelle suspicion ce discours doit soutenir tout ce qui se présente à cette place.
Car l’impuissance n’est pas la guise dont l’impossible serait la vérité, mais ce n’est pas non plus le contraire : l’impuissance rendrait service à fixer le regard si la vérité ne s’y voyait pas au point de s’envoyer… en l’air.
Il faut cesser ces jeux dont la vérité fait les frais dérisoires.
Ce n’est qu’à pousser l’impossible en ses retranchements que l’impuissance prend le pouvoir de faire tourner le patient à l’agent.
C’est ainsi qu’elle vient en acte en chaque révolution dont la structure ait pas à faire, pour que l’impuissance change de mode bien entendu.
Ainsi le langage fait novation de ce qu’il révèle de la jouissance et surgir le fantasme qu’il réalise un temps.
Il n’approche le réel qu’à la mesure du discours qui réduise le dit à faire trou dans son calcul.
De tels discours, à l’heure actuelle il n’yen a pas des tas.
(99)Note sur la réponse à la VIIème question.
Pour faciliter la lecture, je reproduis ici les schèmes structuraux des quatre « discours » qui ont fait cette année le sujet de mon séminaire. Pour ceux qui n’en ont pas suivi le développement.
Discours de « l’envers de la psychanalyse »
[1]. De ces réponses les quatre premières ont été diffusées par la R.T.B. (3ème programme) les 5, 10, 19 et 26 juin 1970. Elles ont été reprises par l’O.R.T.F. (France-Culture) le 7 juin 1970.
1971 LACAN Lituraterre
(1971-05-12 : 8 p.)
Paru dans Littérature, 1971, n° 3, pp. 3-10.
(3)Ce mot se légitime de l’Ernout et Meillet : lino, litura, liturarius. Il m’est venu, pourtant, de ce jeu du mot dont il arrive qu’on fasse esprit : le contrepet revenant aux lèvres, le renversement à l’oreille.
Ce dictionnaire (qu’on y aille) m’apporte auspices d’être fondé d’un départ que je prenais (partir, ici est répartir) de l’équivoque dont Joyce (James Joyce, dis-je) glisse d’a letter à a litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure.
On se souvient qu’une « messe-haine » à lui vouloir du bien, lui offrait une psychanalyse, comme on ferait d’une douche. Et de Jung encore…
Au jeu que nous évoquons, il n’y eût rien gagné, y allant tout droit au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin.
À faire litière de la lettre, est-ce saint Thomas encore qui lui revient, comme l’œuvre en témoigne tout de son long ?
Ou bien la psychanalyse atteste-t-elle là sa convergence avec ce que notre époque accuse du débridement du lien antique dont se contient la pollution dans la culture.
J’avais brodé là-dessus, comme par hasard un peu avant le mai de 68, pour ne pas faire défaut au paumé de ces affluences que je déplace où je fais visite maintenant, à Bordeaux ce jour-là. La civilisation, y rappelai-je en prémisse, c’est l’égout.
Il faut dire sans doute que j’étais las de la poubelle à laquelle j’ai rivé mon sort. On sait que je ne suis pas seul à, pour partage, l’avouer.
L’avouer ou, prononcé à l’ancienne, l’avoir dont Beckett fait balance au doit qui fait déchet de notre être, sauve l’honneur de la littérature, et me relève du privilège que je croirais tenir de ma place.
La question est de savoir si ce dont les manuels semblent faire étal, soit que la littérature soit accommodation des restes, est affaire de collocation dans l’écrit de ce qui d’abord serait chant, mythe parlé, procession dramatique.
Pour la psychanalyse, qu’elle soit appendue à l’Œdipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle. L’évocation par Freud d’un texte de Dostoïevski ne suffit pas pour dire que la critique (4)de textes, chasse jusqu’ici gardée du discours universitaire, ait reçu de la psychanalyse plus d’air.
Ici mon enseignement a place dans un changement de configuration qui s’affiche d’un slogan de promotion de l’écrit, mais dont d’autres témoignages, par exemple, que ce soit de nos jours qu’enfin Rabelais soit lu, montrent un déplacement des intérêts à quoi je m’accorde mieux.
J’y suis comme auteur moins impliqué qu’on n’imagine, et mes Écrits, un titre plus ironique qu’on ne croit : quand il s’agit soit de rapports, fonction de Congrès, soit disons de « lettres ouvertes » où je fais question d’un pan de mon enseignement.
Loin en tout cas de me commettre en ce frotti-frotta littéraire dont se dénote le psychanalyste en mal d’invention, j’y dénonce la tentative immanquable à démontrer l’inégalité de sa pratique à motiver le moindre jugement littéraire.
Il est pourtant frappant que j’ouvre ce recueil d’un article que j’isole de sa chronologie, et qu’il s’y agisse d’un conte, lui-même bien particulier de ne pouvoir rentrer dans la liste ordonnée des situations dramatiques : celui de ce qu’il advient de la poste d’une lettre missive, d’au su de qui se passent ses renvois, et de quels termes s’appuie que je puisse la dire venue à destination, après que, des détours qu’elle y a subi, le conte et son compte se soient soutenus sans aucun recours à son contenu. Il n’en est que plus remarquable que l’effet qu’elle porte sur ceux qui tour à tour la détiennent, tout arguant du pouvoir qu’elle confère qu’ils soient pour y prétendre, puisse s’interpréter, ce que je fais, d’une féminisation.
Voilà le compte bien rendu de ce qui distingue la lettre du signifiant même qu’elle emporte. En quoi ce n’est pas faire métaphore de l’épistole. Puisque le conte consiste en ce qu’y passe comme muscade le message dont la lettre y fait péripétie sans lui.
Ma critique, si elle a lieu d’être tenue pour littéraire, ne saurait porter, je m’y essaie, que sur ce que Poe fait d’être écrivain à former un tel message sur la lettre. Il est clair qu’à n’y pas le dire tel quel, ce n’est pas insuffisamment, c’est d’autant plus rigoureusement qu’il l’avoue.
Néanmoins l’élision n’en saurait être élucidée au moyen de quelque trait de sa psychobiographie : bouchée plutôt qu’elle en serait.
(Ainsi la psychanalyste qui a récuré les autres textes de Poe, ici déclare forfait de son ménage.)
Pas plus mon texte à moi ne saurait-il se résoudre par la mienne : le vœu que je formerais par exemple d’être lu enfin convenablement. Car encore faudrait-il pour cela qu’on développe ce que j’entends que la lettre porte pour arriver toujours à sa destination.
Il est certain que, comme d’ordinaire, la psychanalyse ici reçoit, de la littérature, si elle en prend du refoulement dans son ressort une idée moins psychobiographique.
Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre son échec. Et c’est par là que je l’éclaire : quand j’invoque ainsi les lumières, c’est de démontrer où elle fait trou. On le sait depuis longtemps : rien de plus important en optique, et la plus récente physique du photon s’en arme.
Méthode par où la psychanalyse justifie mieux son intrusion : car si (5)la critique littéraire pouvait effectivement se renouveler, ce serait de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, l’énigme étant de son côté.
Mais ceux dont ce n’est pas médire à avancer que, plutôt qu’ils l’exercent, ils en sont exercés, à tout le moins d’être pris en corps –, entendent mal mes propos.
J’oppose à leur adresse vérité et savoir : c’est la première où aussitôt ils reconnaissent leur office, alors que sur la sellette, c’est leur vérité que j’attends. J’insiste à corriger mon tir d’un savoir en échec : comme on dit figure en abyme, ce n’est pas échec du savoir. J’apprends alors qu’on s’en croit dispensé de faire preuve d’aucun savoir.
Serait-ce lettre morte que j’aie mis au titre d’un de ces morceaux que j’ai dit Écrits,…, de la lettre l’instance, comme raison de l’inconscient ?
N’est-ce pas désigner assez dans la lettre ce qui, à devoir insister, n’est pas là de plein droit si fort de raison que ça s’avance. La dire moyenne ou bien extrême, c’est montrer la bifidité où s’engage toute mesure, mais n’y a-t-il rien dans le réel qui se passe de cette médiation ? La frontière certes, à séparer deux territoires, en symbolise qu’ils sont mêmes pour qui la franchit, qu’ils ont commune mesure. C’est le principe de l’Umwelt, qui fait reflet de l’Innenwelt. Fâcheuse, cette biologie qui se donne déjà tout de principe : le fait de l’adaptation notamment ; ne parlons pas de la sélection, elle franche idéologie à se bénir d’être naturelle.
La lettre n’est-elle pas… littorale plus proprement, soit figurant qu’un domaine tout entier fait pour l’autre frontière, de ce qu’ils sont étrangers, jusqu’à n’être pas réciproques.
Le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu’elle dessine. Et comment la psychanalyse, si, justement ce que la lettre dit « à la lettre » par sa bouche, il ne lui fallait pas le méconnaître, comment pourrait-elle nier qu’il soit, ce trou, – de ce qu’à le combler, elle recoure à y invoquer la jouissance ?
Reste à savoir comment l’inconscient que je dis être effet de langage, de ce qu’il en suppose la structure comme nécessaire et suffisante, commande cette fonction de la lettre.
Qu’elle soit instrument propre à l’écriture du discours, ne la rend pas impropre à désigner le mot pris pour un autre, voire par un autre, dans la phrase, donc à symboliser certains effets de signifiant, mais n’impose pas qu’elle soit dans ces effets primaire.
Un examen ne s’impose pas de cette primarité, qui n’est même pas à supposer, mais de ce qui du langage appelle le littoral au littéral.
Ce que j’ai inscrit, à l’aide de lettres, des formations de l’inconscient pour les récupérer de ce dont Freud les formule, à être ce qu’elles sont, des effets de signifiant, n’autorise pas à faire de la lettre un signifiant, ni à l’affecter, qui plus est, d’une primarité au regard du signifiant.
Un tel discours confusionnel n’a pu surgir que de celui qui m’importe. Mais il m’importe dans un autre que j’épingle, le temps venu, du discours universitaire, soit du savoir mis en usage à partir du semblant.
Le moindre sentiment que l’expérience à quoi je pare, ne peut se situer que d’un autre discours, eût dû garder de le produire, sans l’avouer (6)de moi. Qu’on me l’épargne Dieu merci ! n’empêche pas qu’à m’importer au sens que je viens de dire, on m’importune.
Si j’avais trouvé recevables les modèles que Freud articule dans une Esquisse à se forer de routes impressives, je n’en aurais pas pour autant pris métaphore de l’écriture. Elle n’est pas l’impression, ce n’en déplaise au bloc magique.
Quand je tire parti de la lettre à Fliess 52e, c’est d’y lire ce que Freud pouvait énoncer sous le terme qu’il forge du WZ, Wahrnehmungszeichen, de plus proche du signifiant, à la date où Saussure ne l’a pas encore reproduit (du signans stoïcien).
Que Freud l’écrive de deux lettres, ne prouve pas plus que de moi, que la lettre soit primaire.
Je vais donc essayer d’indiquer le vif de ce qui me paraît produire la lettre comme conséquence, et du langage, précisément de ce que je dis : que l’habite qui parle.
J’en emprunterai les traits à ce que d’une économie du langage permet de dessiner ce que promeut à mon idée que littérature peut-être vire à lituraterre.
On ne s’étonnera pas de m’y voir procéder d’une démonstration littéraire puisque c’est là marcher du pas dont la question se produit. En quoi pourtant peut s’affirmer ce qu’est une telle démonstration.
Je reviens d’un voyage que j’attendais de faire au Japon de ce que d’un premier j’
avais éprouvé… de littoral. Qu’on m’entende à demi-mot de ce que tout à l’heure de l’Umwelt j’ai répudié comme rendant le voyage impossible : d’un côté donc, selon ma formule, assurant son réel, mais prématurément, seulement d’en rendre, mais de maldonne, impossible le départ, soit tout au plus de chanter « Partons ».
Je ne noterai que le moment que j’ai recueilli d’une route nouvelle, à la prendre de ce qu’elle ne fut plus comme la première fois interdite. J’avoue pourtant que ce ne fut pas à l’aller le long du cercle arctique en avion, que me fit lecture ce que je voyais de la plaine sibérienne.
Mon essai présent, en tant qu’il pourrait s’intituler d’une sibériéthique, n’aurait donc pas vu le jour si la méfiance des soviétiques m’avait laissé voir les villes, voire les industries, les installations militaires qui leur font prix de la Sibérie, mais ce n’est que condition accidentelle, quoique moins peut-être à la nommer occidentelle, à y indiquer l’accident d’un amoncellement de l’occire.
Seule décisive est la condition littorale, et celle-là ne jouait qu’au retour d’être littéralement ce que le Japon de sa lettre m’avait sans doute fait ce petit peu trop qui est juste ce qu’il faut pour que je le ressente, puisque après tout j’avais déjà dit que c’est là ce dont sa langue s’affecte éminemment.
Sans doute ce trop tient-il à ce que l’art en véhicule : j’en dirai le fait de ce que la peinture y démontre de son mariage à la lettre, très précisément sous la forme de la calligraphie.
Comment dire ce qui me fascine dans ces choses qui pendent, kakémono que ça se jaspine, pendent aux murs de tout musée en ces lieux, portant inscrits des caractères, chinois de formation, que je sais un peu, mais qui, si peu que je les sache, me permettent de mesurer ce qui s’en (7)élide dans la cursive, où le singulier de la main écrase l’universel, soit proprement ce que je vous apprends ne valoir que du signifiant : je ne l’y retrouve plus mais c’est que je suis novice. Là au reste n’étant pas l’important, car même à ce que ce singulier appuie une forme plus ferme, et y ajoute la dimension, la demansion, ai-je déjà dit, la demansion du papeludun, celle dont s’évoque ce que j’instaure du sujet dans le Hun-En-Peluce, à ce qu’il meuble l’angoisse de l’Achose, soit ce que je connote du petit a ici fait objet d’être enjeu de quel pari qui se gagne avec de l’encre et du pinceau ?
Tel invinciblement m’apparut, cette circonstance n’est pas rien : d’entre-les-nuages, le ruissellement, seule trace à apparaître, d’y opérer plus encore que d’en indiquer le relief en cette latitude, dans ce qui de la Sibérie fait plaine, plaine désolée d’aucune végétation que de reflets, lesquels poussent à l’ombre ce qui n’en miroite pas.
Le ruissellement est bouquet du trait premier et de ce qui l’efface. Je l’ai dit : c’est de leur conjonction qu’il se fait sujet, mais de ce que s’y marquent deux temps. Il y faut donc que s’y distingue la rature.
Rature d’aucune trace qui soit d’avant, c’est ce qui fait terre du littoral. Litura pure, c’est le littéral. La produire, c’est reproduire cette moitié sans paire dont le sujet subsiste. Tel est l’exploit de la calligraphie. Essayez de faire cette barre horizontale qui se trace de gauche à droite pour figurer d’un trait l’un unaire comme caractère, vous mettrez longtemps à trouver de quel appui elle s’attaque, de quel suspens elle s’arrête. À vrai dire, c’est sans espoir pour un occidenté.
Il y faut un train qui ne s’attrape qu’à se détacher de quoi que ce soit qui vous raye.
Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage, vous puissiez le prendre le même à tout instant. C’est de ça seulement que vous pouvez vous tenir pour agent qui le soutienne.
Ce qui se révèle de ma vision du ruissellement, à ce qu’y domine la rature, c’est qu’à se produire d’entre les nuages, elle se conjugue à sa source, que c’est bien aux nuées qu’Aristophane me hèle de trouver ce qu’il en est du signifiant : soit le semblant, par excellence, si c’est de sa rupture qu’en pleut, effet à ce qu’il s’en précipite, ce qui y était matière en suspension.
Cette rupture qui dissout ce qui faisait forme, phénomène, météore, et dont j’ai dit que la science s’opère à en percer l’aspect, n’est-ce pas aussi que ce soit d’en congédier ce qui de cette rupture ferait jouissance à ce que le monde ou aussi bien l’immonde, y ait pulsion à figurer la vie.
Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement.
C’est du même effet que l’écriture est dans le réel le ravinement du signifié, ce qui a plus du semblant en tant qu’il fait le signifiant. Elle ne décalque pas celui-ci, mais ses effets de langue, ce qui s’en forge par qui la parle. Elle n’y remonte qu’à y prendre nom, comme il arrive à ces effets parmi les choses que dénomme la batterie signifiante pour les avoir dénombrées.
Plus tard de l’avion se virent à s’y soutenir en isobares, fût-ce à (8)obliquer d’un remblai, d’autres traces normales à celles dont la pente suprême du relief se marquait de cours d’eau.
N’ai-je pas vu à Osaka comment les autoroutes se posent les unes sur les autres comme planeurs venus du ciel ? Outre que là-bas l’architecture la plus moderne retrouve l’ancienne à se faire aile à s’abattre d’un oiseau.
Comment le plus court chemin d’un point à un autre se serait-il montré sinon du nuage que pousse le vent tant qu’il ne change pas de cap ? Ni l’amibe, ni l’homme, ni la branche, ni la mouche, ni la fourmi n’en eussent fait exemple avant que la lumière s’avère solidaire d’une courbure universelle, celle où la droite ne se soutient que d’inscrire la distance dans les facteurs effectifs d’une dynamique de cascade.
Il n’y a de droite que d’écriture, comme d’arpentage que venu du ciel.
Mais écriture comme arpentage sont artefacts à n’habiter que le langage. Comment l’oublierions-nous quand notre science n’est opérante que d’un ruissellement de petites lettres et de graphiques combinés ?
Sous le pont Mirabeau certes, comme sous celui dont une revue qui fut la mienne se fit enseigne, à l’emprunter ce pont-oreille à Horus Apollo, sous le pont Mirabeau, oui, coule la Seine primitive, et c’est une scène telle qu’y peut battre le V romain de l’heure cinq (cf. l’Homme aux loups). Mais aussi bien n’en jouit-on qu’à ce qu’y pleuve la parole d’interprétation.
Que le symptôme institue l’ordre dont s’avère notre politique, implique d’autre part que tout ce qui s’articule de cet ordre soit passible d’interprétation.
C’est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique. Et ceci pourrait n’être pas de tout repos pour ce qui de la politique a fait figure jusqu’ici, si la psychanalyse s’en avérait avertie.
Il suffirait peut-être, on se dit ça sans doute, que de l’écriture nous tirions un autre parti que de tribune ou de tribunal, pour que s’y jouent d’autres paroles à nous en faire le tribut.
Il n’y a pas de métalangage, mais l’écrit qui se fabrique du langage est matériel peut-être de force à ce que s’y changent nos propos.
Est-il possible du littoral de constituer tel discours qui se caractérise de ne pas s’émettre du semblant ? Là est la question qui ne se propose que de la littérature dite d’avant-garde, laquelle est elle-même fait de littoral : et donc ne se soutient pas du semblant, mais pour autant ne prouve rien que la cassure, que seul un discours peut produire, avec effet de production.
Ce à quoi semble prétendre une littérature en son ambition de lituraterrir, c’est de s’ordonner d’un mouvement qu’elle appelle scientifique.
Il est de fait que l’écriture y a fait merveille et que tout marque que cette merveille n’est pas près de se tarir.
Cependant la science physique se trouve, va se trouver ramenée à la considération du symptôme dans les faits, par la pollution de ce que du terrestre on appelle, sans plus de critique de l’Umwelt, l’environnement : c’est l’idée d’Uexküll behaviourisée, c’est-à-dire crétinisée.
Pour lituraterrir moi-même, je fais remarquer que je n’ai fait dans (9)le ravinement qui l’image, aucune métaphore. L’écriture est ce ravinement même, et quand je parle de jouissance, j’invoque légitimement ce que j’accumule d’auditoire : pas moins par là celles dont je me prive, car ça m’occupe.
Je voudrais témoigner de ce qui se produit d’un fait déjà marqué : à savoir celui d’une langue, le japonais, en tant que la travaille l’écriture.
Qu’il y ait inclus dans la langue japonaise un effet d’écriture, l’important est qu’il reste attaché à l’écriture et que ce qui est porteur de l’effet d’écriture y soit une écriture spécialisée en ceci qu’en japonais elle puisse se lire de deux prononciations différentes : en on-yomi sa prononciation en caractère, le caractère se prononce comme tel distinctement, en kun-yomi la façon dont se dit en japonais ce qu’il veut dire.
Ça serait comique d’y voir désigner, sous prétexte que le caractère est lettre, les épaves du signifiant courant aux fleuves du signifié. C’est la lettre comme telle qui fait appui au signifiant selon sa loi de métaphore. C’est d’ailleurs : du discours, qu’il la prend au filet du semblant.
Elle est pourtant promue de là comme référent aussi essentiel que toute chose, et ceci change le statut du sujet. Qu’il s’appuie sur un ciel constellé, et non seulement sur le trait unaire, pour son identification fondamentale, explique qu’il ne puisse prendre appui que sur le Tu, c’est-à-dire sous toutes les formes grammaticales dont le moindre énoncé se varie des relations de politesse qu’il implique dans son signifié.
La vérité y renforce la structure de fiction que j’y dénote, de ce que cette fiction soit soumise aux lois de la politesse.
Singulièrement ceci semble porter le résultat qu’il n’y ait rien à défendre de refoulé, puisque le refoulé lui-même trouve à se loger de la référence à la lettre.
En d’autres termes le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture et l’autre de la parole.
C’est sans doute ce qui a donné à Roland Barthes ce sentiment enivré que de toutes ses manières le sujet japonais ne fait enveloppe à rien. L’empire des signes, intitule-t-il son essai voulant dire : empire des semblants.
Le japonais, m’a-t-on dit, la trouve mauvaise. Car rien de plus distinct du vide creusé par l’écriture que le semblant. Le premier est godet prêt toujours à faire accueil à la jouissance, ou tout au moins à l’invoquer de son artifice.
D’après nos habitudes, rien ne communique moins de soi qu’un tel sujet qui en fin de compte ne cache rien. Il n’a qu’à vous manipuler : vous êtes un élément entre autres du cérémonial où le sujet se compose justement de pouvoir se décomposer. Le bunraku, théâtre des marionnettes, en fait voir la structure tout ordinaire pour ceux à qui elle donne leurs mœurs elles-mêmes.
Aussi bien, comme au bunraku tout ce qui se dit pourrait-il être lu par un récitant. C’est ce qui a dû soulager Barthes. Le Japon est l’endroit où il est le plus naturel de se soutenir d’un ou d’une interprète, justement de ce qu’il ne nécessite pas l’interprétation.
C’est la traduction perpétuelle faite langage.
(10)Ce que j’aime, c’est que la seule communication que j’y aie eue (hors les Européens avec lesquels je sais manier notre malentendu culturel), c’est aussi la seule qui là-bas comme ailleurs puisse être communication, de n’être pas dialogue : à savoir la communication scientifique.
Elle poussa un éminent biologiste à me démontrer ses travaux, naturellement au tableau noir. Le fait que, faute d’information, je n’y compris rien, n’empêche pas d’être valable ce qui restait écrit là. Valable pour les molécules dont mes descendants se feront sujets, sans que j’aie jamais eu à savoir comment je leur transmettais ce qui rendait vraisemblable qu’avec moi je les classe, de pure logique, parmi les êtres vivants.
Une ascèse de l’écriture ne me semble pouvoir passer qu’à rejoindre un « c’est écrit » dont s’instaurerait le rapport sexuel.
1971 LACAN inedit HOMME ET FEMME
1971-06-09 : Un homme et une femme (8 p.)
Paru dans le Bulletin de l’Association freudienne n° 54 de septembre 1993 pages 13 à 21 avec l’introduction suivante signée Charles Melman : « Je retrouve dans mes papiers ce texte de Lacan, non daté. Je crois qu’il me fut remis afin d’être publié dans Scilicet, puis (pour quelle raison ?) retiré par l’auteur de la liasse. J’imagine ainsi qu’il s’agit d’un inédit, au moins pour la plus grande part. Qui me corrigera ou démentira ? ».
De fait il s’agit des notes préparatoires à la séance du séminaire « D’un discours qui ne serait pas du semblant » du 09 juin 1971, telles qu’elles furent intégralement publiées avec les fac-similés complets, par le supplément gratuit réservé aux abonnés de l’Unebévue n° 8/9 printemps/été 1997.
(13)Un homme et une femme peuvent s’entendre, je ne dis pas non. Ils peuvent, comme tels, s’entendre crier.
Ce qui arrive dans le cas où ils ne réussissent pas à s’entendre autrement.
Autrement, c’est-à-dire sur une affaire qui est le gage de leur entente.
Ces affaires ne manquent pas…
(où est comprise à l’occasion, c’est la meilleure, l’entente au lit).
Ces affaires ne manquent pas, certes donc, mais c’est en cela qu’elles manquent quelque chose : à savoir de s’entendre comme homme, comme femme, ce qui voudrait dire : sexuellement.
L’homme et la femme ne s’entendraient-ils ainsi qu’à se taire ? Il n’en est pas même question.
Car l’homme, la femme n’ont aucun besoin de parler pour être pris dans un discours. Comme tels, ils sont des faits de discours.
Le sourire ici suffirait à avancer qu’ils ne sont pas que ça. Sans doute qui ne l’accorde ? Mais qu’ils soient ça aussi, fige le sourire.
Et ce n’est qu’ainsi (NM[1] : figé par cette remarque) qu’il a son sens sur les statues archaïques. L’infatuation ricane.
C’est donc dans un discours que les étant homme et femme, naturels si l’on peut dire, ont à se faire valoir comme tels.
Il n’est discours que de semblant. Si ça ne s’avouait pas de soi, j’ai dénoncé la chose. J’en rappelle l’articulation.
Le semblant ne s’énonce qu’à partir de la vérité. Sans doute n’évoque-t-on jamais sans gêne celle-ci (NM : la vérité) dans la science. Ce n’est pas là raison de nous en faire plus de souci. Elle se passe bien de nous. Pour qu’elle se fasse entendre, il lui suffit de dire : « Je parle » et on l’en croit parce que c’est vrai : qui parle, parle.
Il n’est d’enjeu (NM : pari de Pascal) que de ce qu’elle dit.
Comme vérité, elle ne peut dire que le semblant sur la jouissance. Et c’est sur la jouissance sexuelle qu’elle gagne à tous les coups.
On fera bien de me suivre dans ma discipline du nom. Le propre du nom, c’est d’être nom propre. Même pour un tombé entre autres à l’usage de nom commun, ce n’est pas temps perdu que de lui retrouver un emploi propre. Mais quand un nom est resté assez propre, n’hésitez pas, prenez exemple, appelez la chose par son nom : la chose – freudienne comme j’ai fait.
Elle se lève et fait son numéro (NM : naturellement je m’entends ici il faut m’avoir lu). Ce n’est pas moi qui le lui dicte : ce serait même de tout repos, de ce repos dernier au semblant de quoi tant de vies s’astreignent, si je n’étais pas comme homme exposé là sous le vent de la castration.
Elle, la vérité, mon imbaisable partenaire, elle est certes dans le même vent, – elle le porte même : être dans le vent, c’est ça –, mais ce vent ne lui fait ni chaud ni froid, pour la raison que la jouissance, c’est très peu pour elle, puisque la vérité, c’est qu’elle la laisse au semblant.
Ce semblant a un nom, repris du temps, mystérieux de ce que s’y jouassent les mystères, où il nommait le savoir supposé à la fécondité et comme tel offert à l’adoration sous la figure d’un semblant d’organe.
Le semblant, dénoncé par la vérité pure, est, il faut le reconnaître, assez phalle, – assez intéressé dans ce qui pour nous s’amorce par la vertu du coït, à savoir la sélection des génotypes avec la reproduction du phénotype qui s’ensuit, pour (14)mériter ce nom, – bien qu’il soit clair que l’héritage qu’il couvre maintenant se réduise à l’acéphalie de cette sélection, soit l’impossibilité de subordonner la jouissance dite sexuelle à ce qui sub rosa spécifierait le choix de l’homme et de la femme pris comme porteurs chacun d’un lot précis de génotypes, puisqu’au meilleur cas c’est le phénotype qui guide ce choix.
À la vérité, – c’est le cas de le dire –, un nom propre (car c’en est encore un) n’est tout à fait stable que sur la carte où il désigne un désert. Il est remarquable que même les déserts produits au nom d’une religion, ce qui n’est pas rare, ne soient jamais désignés du nom qui fut pour eux dévastateur. Un désert ne se rebaptise qu’à être fécondé.
Ce n’est pas le cas pour la jouissance sexuelle que le progrès de la science ne semble pas (NM : contribuer à) résoudre en savoir.
C’est par contre du barrage qu’elle constitue à l’avènement du rapport sexuel dans le discours, que sa place s’y est évidée jusqu’à devenir évidente. Telle est, au sens que ce mot a dans le pas logique de Frege, la Bedeutung du Phallus.
C’est bien pourquoi, j’ai mes malices, c’est en Allemagne parce qu’en allemand, que j’ai porté le message à quoi répond dans mes Écrits ce titre, et ce au nom du centenaire de la naissance de Freud.
Il fut beau de toucher en ce pays élu pour qu’y résonne ce message, la sidération qu’il produisit.
Dire que je l’attendais ne serait pour moi rien dire. Ma force est de savoir ce qu’attendre signifie.
(Je ne mets pas ici dans le coup les vingt-cinq ans de crétinisation raciale. Ce serait consacrer qu’ils triomphent partout).
Plutôt insisterai-je sur ce que die Bedeutung des Phallus est « en réalité » un pléonasme. Il n’y a pas dans le langage d’autre Bedeutung que le phallus.
Le langage, dans sa fonction d’existant, ne connote en dernière analyse que l’impossibilité de symboliser le rapport sexuel chez les êtres qui l’habitent (qui habitent le langage) en raison de ce que c’est de cet habitat qu’ils tiennent la parole. Et qu’on n’oublie pas ce que j’ai dit de ce que la parole dès lors n’est pas leur privilège, qu’ils l’évoquent dans tout ce qu’ils dominent par l’effet du discours.
Le silence prétendu éternel des espaces infinis n’aura comme beaucoup d’autres duré qu’un instant. Ça parle vachement dans la nouvelle astronomie.
C’est de ce que le langage n’est constitué que d’une seule Bedeutung qu’il tire sa structure, laquelle consiste en ce qu’on ne puisse, de ce qu’on l’habite, en user que pour la métaphore d’où résultent toutes les insanités mythiques dont vivent ses habitants, – pour la métonymie dont ils prennent le peu de réalité qui leur reste sous la forme du plus-de-jouir.
Or ceci ne se signe que dans l’histoire et à partir de l’apparition de l’écriture. Laquelle n’est jamais simple « inscription », fût-ce dans les apparences de ce qui se promeut de l’audio-visuel. L’écriture n’est jamais, depuis ses origines jusqu’à ses derniers protéismes techniques, que quelque chose qui s’articule comme os dont le langage serait la chair. C’est bien en cela qu’elle démontre que la jouissance, la jouissance sexuelle, n’a pas d’os, ce dont on se doutait par les mœurs de l’organe qui en donne chez le mâle parlant la figure comique.
Mais l’écriture, elle, pas le langage, l’écriture donne os à toutes les jouissances qui, de par le discours, s’avèrent s’ouvrir à l’être parlant. Leur donnant os, elle souligne ce qui y était certes accessible, mais masqué : à savoir que le rapport sexuel fait défaut au champ de la vérité, en ce que le discours qui l’instaure, ne procède que du semblant : à ne frayer la voie qu’à des jouissances qui parodient celle qui y est effective, – mais qui lui demeure étrangère.
Tel est l’Autre de la jouissance, à jamais interdit, celui dont le langage ne permet l’habitation qu’à le fournir – pourquoi pas cette image – de scaphandres.
C’est sans doute ce qui dès longtemps faisait rêver l’homme à la lune. Maintenant il y a mis le pied. Il en était plus près sans doute avec celui, encore figé dans une armoire japonaise, qui savait du jardin d’un certain Pavillon d’Argent la contempler assez-phalliquement, nous aimons à le croire, quoique ça nous laisse (je parle de ceux que l’idée touche) dans l’embarras. Sans reconnaître dans S(A) de mon graphe, la trace de pied sur la lune, pas moyen de s’en tirer.
Ce badinage m’avertit que je frôle le structuralisme. Je m’en déchargerai sur la situation que je subis, en épinglant celle-ci du refus de la performance. Maladie sous la fourche [il y a un s à fourches dans le texte] de laquelle il me faut bien passer, puisque ce refus constitue le culte de la compétence, c’est-à-dire de la certaine idéalité dont je suis réduit, avec la science de cette époque, à m’autoriser devant vous.
(Le résultat c’est que mes Écrits après que l’un d’entre eux ait été traduit en anglais sous le titre scandaleux de « The language of the self », sont sortis, on me l’annonce l’affaire faite, en espagnol, sous le titre non moins inadmissible d’« Aspect structuraliste de Freud » ou quelque chose d’approchant).
(15)La compétence néglige que c’est dans l’incompétence qu’elle prend assiette à se proposer sous forme d’idéalité à son culte. Par là elle va nécessairement aux concessions que j’illustre tout de suite de ma formule d’entrée plus haut. « L’homme et la femme peuvent s’entendre, je ne dis pas non ». C’était pour vous dorer la pilule. Mais la pilule, on le sait n’arrange rien.
La notion figée du terme de structuralisme tente de prolonger la délégation faite à de dangereux spécialistes : les spécialistes de la vérité, d’un certain vide aperçu dans la raréfaction de la jouissance.
Ce fut le défi que releva sans fard l’existentialisme, après que la phénoménologie, bien plus faux jeton, eût jeté le gant dans ses exercices respiratoires. Les lieux laissés déserts par la philosophie n’y étaient à vrai dire pas appropriés. (NM : les lieux) Tout juste bons au mémorial de sa contribution, pas mince, au discours du maître qu’elle assure définitivement de l’appui de la science.
Marx ou pas, et qu’il l’ait balancée sur les pieds ou sur la tête, il est certain que la philosophie n’était pas assez phalle.
Qu’on ne compte pas sur moi pour structuraliser l’affaire de la vie impossible, comme si ce n’était pas de là qu’elle avait chance de faire la preuve de son réel.
Ma prosopopée esbaudissante du « Je parle », pour être mise au compte, rhétorique, d’une vérité en personne, ne me fait pas choir là d’où je la tire. (NM : je veux dire dans le puits)
Rien n’est dit là que ce que parler veut dire : la division sans remède de la jouissance et du semblant. La vérité, c’est de jouir à faire semblant et de n’avouer en aucun cas que la réalité de chacune de ces deux moitiés ne prédomine qu’à s’affirmer d’être de l’autre, soit à mentir à jet alterné. Tel est le midi (t) de la vérité.
Son astronomie est équatoriale, soit déjà périmée quand elle naquit du couple nuit-jour.
Une astronomie, ça ne s’arraisonne qu’à s’assaisonner.
La chose dont il s’agit, ce n’est pas sa compétence de linguiste, et pour cause, qui à Freud en a tracé les voies. Ce que je rappelle par contre, c’est que ces voies, il n’a pu les suivre qu’à y faire preuve et jusqu’à l’acrobatie de performances de langage que seule la linguistique situe dans une structure, en tant qu’elle s’attache à une compétence remarquable de ne jamais se dérober à son enquête.
Ma formule que l’inconscient est structuré comme un langage, indique qu’a minima la condition de l’inconscient, c’est le langage.
Cela n’ôte rien à la portée de l’énigme qui consiste en ce que l’inconscient en sache plus long qu’il n’en a l’air, puisque c’est de cette surprise qu’on était parti pour le nommer comme on l’a fait. Mais elle tournait court à le coiffer de tous les instincts.
L’affaire, à la vérité, était dans le sac : il ne s’agissait plus que d’y mettre l’étiquette à l’adresse de la vérité précisément, laquelle la saute assez de notre temps pour ne pas dédaigner le marché noir.
J’ai mis des bâtons dans l’ornière de sa clandestinité, à marteler que le savoir en question ne s’analysait qu’à se formuler comme un langage, soit : dans une langue particulière, fût-ce à métisser celle-ci, en quoi d’ailleurs il ne fait rien de plus que ce que lesdites langues se permettent.
Personne ne m’a relancé sur ce que sait le langage : Die Bedeutung des Phallus, je l’avais dit certes. Mais personne ne s’en est aperçu parce que c’était la vérité.
Qui s’intéresse à la vérité ? Des gens. Des gens dont j’ai dessiné la structure de l’image grossière, qu’on trouve dans la topologie à l’usage des familles, de la bouteille de Klein. (NM : dessin)
Pas un point de sa surface qui ne soit partie topologique du rebroussement qui se figure ici du cercle seul propre à donner à cette bouteille le cul dont les autres (NM : bouteilles) s’enorgueillissent indûment.
Ainsi n’est-ce pas là où on le croit, mais en sa structure de sujet que l’hystérique conjugue la vérité de sa jouissance au savoir implacable que l’Autre propre à la causer, c’est le phallus, soit un semblant.
Qui ne comprendrait la déception de Freud à saisir que le pas-de-guérison à quoi il parvenait avec l’hystérique, n’allait à rien de plus qu’à lui faire réclamer, ce dit semblant soudain pourvu de vertus réelles, de l’avoir accroché à ce point de rebroussement qui, pour n’être pas introuvable sur le corps, est une figuration topologiquement tout à fait incorrecte de la jouissance chez une femme : mais Freud le savait-il ?
Dans la solution impossible de son problème, c’est à en mesurer la cause au plus juste, soit à en faire une juste cause, que l’hystérique s’accorde, des détenteurs de ce semblant, au moins un, que j’écris l’hommoinzin, conforme à l’os qu’il faut à sa jouissance pour qu’elle puisse le ronger. Ses approches de l’hommoinzin ne pouvant se faire qu’à avouer au dit point de mire, qui le prend au gré de ses penchants, la castration délibérée qu’elle lui réserve, ses chances sont limitées, mais son succès ne passe pas par quelqu’un des hommes que le semblant embarrasse plutôt, ou qui le préfèrent plus franc.
(NM : les sages, les masochistes)
(16)Juger ainsi du résultat est méconnaître ce qu’on peut attendre de l’hystérique pour peu qu’elle veuille bien s’inscrire dans un discours. C’est à mater le maître qu’elle est destinée, qui grâce à elle se rejettera dans le savoir.
N’importe ici rien d’autre que de marquer que le danger est le même, d’où à partir malgré nous, nous prîmes avantage d’en pouvoir avertir.
Aimer la vérité, même celle que l’hystérique incarne (si l’on peut dire), soit lui donner ce qu’on n’a pas, sous prétexte qu’elle le désigne, c’est très précisément se vouer à un théâtre dont il est clairqu’il ne peut plus être qu’une fête de charité.
Cet « il est clair » est lui-même un effet d’Aufklärung, à peine croyable : l’entrée en scène, si boiteuse qu’elle se soit faite, du discours de l’analyste, a suffi à ce que l’hystérique renonce à la clinique luxuriante dont elle meublait la béance du rapport sexuel.
C’est peut-être à prendre comme le signe, fait à quelqu’un, qu’elle va faire mieux.
La seule chose importante ici est ce qui passe inaperçu : à savoir que je parle de l’hystérique comme de quelque chose qui supporte la quantification.
Quelque chose s’inscrirait, à m’entendre, d’un toujours apte en son inconnue, à fonctionner dans Fx comme variable ?
C’est bien en effet ce que j’écris et dont il serait facile à relire Aristote de déceler quel rapport à la femme précisément identifiée à l’hystérique, lui a permis d’instaurer sa logique en forme de pan(talonnade).
Que impose le passage à un « toute femme » qu’un être aussi sensible qu’Aristote n’a bien de fait jamais commis, c’est justement ce qui me permet d’avancer que le « toute femme » est l’énonciation dont se décide l’hystérique comme sujet, et que c’est pour cela qu’une femme est solidaire d’un papludun qui proprement la loge dans cette logique du successeur dont Peano nous a donné le modèle.
Mais l’hystérique n’est pas une femme. Il s’agit de savoir si la psychanalyse telle que je la définis donne accès à une femme. Ou si qu’une femme advienne, c’est affaire de doxa, c’est, comme la vertu l’était au dire du Ménon (mais non, mais non), ce qui ne s’enseigne pas.
Ici cela se traduit : ce qui ne peut d’elle ( : d’une femme) être su dans l’inconscient, soit de façon articulée. La question s’est élevée d’un degré depuis que j’ai démontré qu’il y a du langagièrement articulé qui n’est pas pour cela articulable en parole, – et que c’est là simplement ce dont se pose le désir.
Il est facile pourtant de trancher. C’est justement de ce qu’il s’agisse du désir en tant qu’il met l’accent sur l’invariance de l’inconnue, que son évidement par l’analyse ne saurait l’inscrire dans aucune fonction de variable, laquelle proprement est ce qui permet à d’innombrables femmes de fonctionner comme telles, c’est-à-dire en faisant fonction de papludun de leur être pour toutes leurs variations situationnelles.
C’est là la portée de ma formule du désir dit insatisfait. (NM : L’hystérique est chemin fonctionnel : /introduction au papludun/.)
Il s’en déduit que l’hystérique se situe d’introduire le papludun dont s’institue chacune « des » femmes, par la voie du « ce n’est pas de toute femme que se peut dire qu’elle soit fonction du phallus ». Que ce soit de toute femme, c’est là ce qui fait son désir, et c’est pourquoi ce désir se soutient d’être insatisfait, c’est qu’une femme en résulte, mais qui ne saurait être l’hystérique en personne. C’est bien en quoi elle incarne ma vérité de tout à l’heure, celle qu’après l’avoir fait parler, j’ai rendue à sa fonction structuraliste. (La Verneinung en fait justice).
Le discours analytique s’instaure de cette restitution. Il a suffi à dissiper le théâtre dans l’hystérie. Il répond sûrement au recul théâtral dont s’autorise un Brecht. C’est dire qu’il change de face des choses pour notre époque, et pourquoi pas ? Seule cette canaillerie qui, de se mesurer à l’acte psychanalytique, se résorbe en bêtise, persiste, et je me souviens de l’écho de chiasse qu’enregistra l’entrée en jeu de ce que je dis, sous l’espèce d’un article sur le théâtre chez l’hystérique. La psychanalyse d’aujourd’hui n’a de recours que l’hystérique pas à la page : quand l’hystérique prouve que la page tournée, elle continue à écrire au verso et même sur la suivante. Car elle est logicienne.
Ceci pose la question de la référence faite au théâtre par la théorie freudienne : l’Œdipe pas moins.
Il est temps d’attaquer ce que du théâtre, il a paru nécessaire de maintenir pour le soutien de l’autre scène. Après tout le sommeil y suffit peut-être. Et qu’il abrite à l’occasion la gésine des fonctions fuchsiennes, peut justifier que fasse désir qu’il se prolonge.
Il peut se faire que les représentants signifiants du sujet se passent toujours plus aisément d’être empruntés à la représentation imaginaire.
Il est certain que la jouissance dont on a à se faire châtrer, n’a avec la représentation que des rapports d’appareil.
C’est bien en quoi l’Œdipe sophocléen, qui n’a ce privilège pour nous que de ce que les autres Œdipe soient incomplets, voire perdus, est encore (17)beaucoup trop riche (NM : c’est-à-dire qu’il est diffus) pour nos besoins d’articulation.
La généalogie du désir en tant que ce dont il est question, c’est de comment il se cause, relève d’une combinatoire plus complexe que celle du mythe.
(NM : Nous n’avons pas à rêver sur ce à quoi a servi le mythe. C’est du métalangage.)
À cet égard les mythologies de Lévi-Strauss sont d’un apport décisif. Elles manifestent que la combinaison de formes dénommables du mythème dont beaucoup sont éteintes, s’opère selon des lois de transformation précises, mais d’une logique fort courte, ou tout au moins (NM : dont le moins qu’on puisse dire c’est) dont il faut dire que notre mathématique l’enrichit.
Peut-être conviendrait-il de remettre en question si le discours psychanalytique n’a pas mieux à faire que de se vouer à interpréter ces mythes sous un mode qui ne dépasse pas le commentaire courant, – au reste parfaitement superflu puisque ce qui intéresse l’ethnologue, c’est la cueillette du mythe, sa collation épinglée et sa recollation avec d’autres fonctions, de rite ou de production, recensées de même dans une écriture dont les isomorphismes articulés lui suffisent.
Pas trace de supposition, allais-je dire, sur la jouissance ainsi servie. C’est bien vrai, même à tenir compte des efforts faits pour nous suggérer l’opérance éventuelle d’obscurs savoirs ici gisants. La note donnée par Lévi-Strauss dans les Structures, de l’action de parade exercée par celles-ci à l’endroit de l’amour, tranche heureusement ayant passé au reste bien au-dessus des têtes des analystes, à sa date en faveur.
En somme l’Œdipe a l’avantage de montrer en quoi l’homme peut répondre à l’exigence du papludun qui est dans l’être d’une femme. Il n’en aimerait, lui, papludune. Malheureusement ce n’est pas la même. Pour revenir toujours au même rendez-vous, c’est celui où les masques tombés ne montrent ni lui, ni elle.
Mais cette fable ne se supporte que de ce que l’homme ne soit jamais qu’un petit garçon. Et que l’hystérique n’en puisse démordre, est de nature à jeter un doute sur la fonction de dernier mot de sa vérité.
Un pas dans le sérieux pourrait, me semble-t-il, se faire à embrayer ici sur l’homme dont on remarquera que nous lui avons fait jusqu’à ce point de mon exposé la part modeste, – encore que ça en soit un, votre serviteur en l’occasion, qui fasse parler tout ce beau monde.
(NM : Ici le flottant, le brouillard de ce que Freud dit de l’Œdipe est-ce le mythe – est-ce le drame sophocléen Hamlet)
Il me semble impossible, – ce n’est pas en vain que je bute dès l’entrée sur ce mot –, de ne pas saisir la schize qui sépare le mythe d’Œdipe de Totem et Tabou.
J’abats mes cartes : c’est que le premier est dicté à Freud par l’insatisfaction de l’hystérique, le second par ses propres impasses.
Du petit garçon, ni de la mère, ni du tragique du passage du père au fils, passage de quoi sinon du phallus ? De cela qui fait l’étoffe du premier, pas trace dans le second.
Là le père jouit (terme voilé dans le premier mythe par la puissance), le père jouit de toutes les femmes, jusqu’à ce que ses fils l’abattent, ne s’y étant pas mis sans s’entendre. Après quoi aucun ne lui succède en sa gloutonnerie de jouissance. Le terme s’impose de ce qui arrive en retour : que les fils le dévorent, chacun nécessairement n’en ayant qu’une part, et de ce fait même le tout faisant une communion. C’est à partir de là que se produit le contrat social : nul ne touchera non pas à la mère, car (NM : il y est précisé… que seuls parmi les fils les plus jeunes sont encore) dans le harem. (NM : C’est donc plus les) femmes du père comme telles (NM : qui sont concernées par l’interdit). Si telle est bien l’origine de la loi, ce n’est pas de la loi dite de l’inceste maternel pourtant donnée comme inaugurale en psychanalyse, alors qu’en fait (mise à part une certaine loi de Manou qui la sanctionne d’une castration réelle), elle est plutôt élidée partout.
Je ne conteste ici nullement le bien-fondé prophylactique de l’interdit analytique. Je souligne qu’il n’est pas mythiquement justifié (NM : par Freud) et que l’étrange commence au fait que Freud, ni personne d’autre d’ailleurs, ne semble s’en apercevoir.
Je continue dans ma foulée : la jouissance (NM : pour Freud) est promue au rang d’un absolu qui ramène aux soins de l’homme, de l’homme originel, c’est avoué, et reconnaissons-y le phallus, la totalité de ce qui fémininement peut être sujet à la jouissance, – cette jouissance, je viens de le remarquer, reste voilée dans le couple royal de l’Œdipe, mais ce n’est pas que du premier mythe elle soit absente.
Le couple royal n’est même mis en question qu’à partir de ceci qui est énoncé dans le drame qu’il est le garant de la jouissance du peuple, ce qui colle au reste avec ce que nous savons de toutes les royautés tant archaïques que modernes.
Et la castration d’Œdipe n’a pas d’autre fin que de mettre fin à la peste thébaine, c’est-à-dire de rendre au peuple la jouissance dont d’autres vont être les garants, ce qui bien sûr, vu d’où l’on part, n’ira pas sans quelques péripéties amères pour tous.
(18)Dois-je souligner que la fonction clef du mythe s’oppose dans les deux strictement ? Loi d’abord dans le premier, tellement primordiale qu’elle exerce ses rétorsions même quand les coupables n’y ont contrevenu qu’innocemment. Et c’est de la loi que ressortit la profusion de la jouissance.
Dans le second, jouissance à l’origine. Loi ensuite dont on me fera grâce d’avoir à souligner les corrélats de « perversion ». Puisqu’en fin de compte avec la promotion sur laquelle on insiste assez, du cannibalisme sacré, c’est bien toutes les femmes qui sont interdites de principe à la communauté des mâles qui s’est transcendée comme telle dans cette communion. C’est bien le sens de cette autre loi primordiale : sans quoi qu’est-ce qui la fonde ? Etéocle et Polynice sont là, je pense, pour montrer qu’il y a d’autres ressources. Il est vrai qu’eux procèdent de la généalogie du désir.
Faut-il que le meurtre du père ait constitué pour qui ? pour Freud ? pour ses lecteurs ? une fascination suprême, pour que personne n’ait même songé à souligner que dans le premier mythe il se passe à l’insu du meurtrier qui non seulement ne reconnaît pas qu’il frappe le père, mais qui ne peut pas le reconnaître (NM : nul ne frappe son père expressément visé comme tel) puisqu’il en a un autre, lequel de toute antiquité est son père puisqu’il l’a adopté et que c’est même expressément pour ne pas courir le risque de frapper ledit père qu’il s’est exilé. Ce dont le mythe est suggestif, c’est de manifester la place que le père géniteur a en une époque dont Freud souligne que tout comme dans la nôtre, ce père y est problématique. Et aussi bien le serait-il, et Œdipe absous, s’il n’était pas de rang royal, c’est-à-dire si Œdipe n’avait pas à fonctionner comme le phallus, le phallus de son peuple, pas de sa mère, et qu’un temps ça a marché. J’ai souvent indiqué que c’est de Jocaste qu’à dû venir le virage : est-ce de ce qu’elle ait su, ou oublié ?
Quoi de commun en tout cas avec le meurtre du second mythe, qu’on laisse entendre être de révolte, de besoin ? À vrai dire impensable, voire impensé, sinon comme procédant d’une conjuration ?
Ce terme m’amuse de ce qu’il s’applique à cela qui m’a empêché de traiter ce sujet en son temps, et d’éviter par là à certains psychanalystes l’occasion de débiter quelques insanités supplémentaires sur ces points qui font leur tabou.
Je n’en indique ici que ce qu’il faut pour nous ramener à Freud en tant qu’il nous révèle ici que sa contribution au discours psychanalytique, ne procède pas moins de la névrose que celle qu’il a recueillie de l’hystérique.
Peut-être le temps est-il mûr pour qu’une pareille assertion, – de toute façon incontestable : c’est de lui que nous en tenons l’aveu – ne puisse être tenue pour mettre en cause l’œuvre freudienne.
Bien au contraire. On ne psychanalyse pas une œuvre. On la critique. Et bien loin qu’une névrose rende suspecte sa solidité, c’est bien souvent elle qui la soude.
C’est au témoignage que l’obsessionnel apporte de sa structure à ce qui du rapport sexuel s’avère comme impossible à formuler dans le discours, que nous devons le mythe de Freud.
Non pas sa loi certes, nous en avons le fruit parfait, je veux dire par là qu’il ne montre pas d’échappatoire, dans le mariage tout simplement de chacun à sa chacune. C’est l’exemple éminent d’une loi inepte, mais qui n’en est pas moins infrangible pour la raison que je dis : qu’il n’y a pas moyen d’y inscrire sa relation à la jouissance qu’elle concerne. S’inscrire ne peut se faire qu’à s’écrire, et ça n’est possible à partir d’aucune articulation du rapport sexuel chez l’être capable de faire loi de sa parole.
Je regrette qu’il me faille rappeler ici ce que tout le monde sait et même écrit, mais de façon parfaitement vaine.
Ce qui importe pour mon discours en tant qu’il s’articule du discours psychanalytique, c’est comment le névrosé en témoigne, c’est qu’il se définisse d’en témoigner, et pas vaguement comme les écrivains du cœur.
L’homme, on le sait d’expérience, n’a pas le privilège de la névrose obsessionnelle, mais il a une préférence pour cette façon de témoigner de l’inaptitude au rapport sexuel qui n’est pas le lot de son sexe.
Ce témoignage n’a pas moindre valeur que le témoignage de l’hystérique. Il a pourtant moins d’avenir, non pas seulement d’avoir un passé très chargé, mais de ne trouver place dans aucun discours qui tienne.
Cela étonne toujours plus à mesure qu’on essaie d’en dépétrer le discours analytique.
Ce qui ne peut se faire qu’à démontrer la place qu’il y tient.
Les rappels que nous venons de faire des mythes freudiens, permettent d’aller vite à dire qu’ils ne se supportent que du roman familial : les mythes freudiens en font partie, et qu’ils y soient partie les juge. Nul besoin là de psychobiographie.
La métaphore paternelle, comme je l’ai dénommée depuis longtemps couvre le phallus, c’est-à-dire la jouissance en tant qu’elle est du semblant.
C’est bien en cela qu’elle est vouée à l’échec. Il n’y a pas de père symbolique, ne l’a-t-on pas remarqué, dans l’articulation dont j’ai différencié frustration d’une part, castration, privation de l’autre.
(19)Le père ne saurait même énoncer la loi, même si historiquement il le paraît : il ne peut que la servir. Le père législateur est automatiquement forclos, je l’ai souligné pour Schreber.
Il n’y a qu’un père imaginaire, le père dit idéal, pour constituer l’agent de la privation, laquelle ne porte que sur des objets symboliques.
C’est bien ce que toute culture qui le promeut, manifeste, comme le confucianisme en est l’exemple, où ne le représente que la tablette dont prendront soin ses descendants après que ses enfants se soient dévoués à sa vieillesse, dans une parfaite méconnaissance de ce qu’il en est de sa fonction phallique.
Ce n’est pas dire que la loi le châtre. Elle fait pire : elle le typifie.
Il est châtré bien sûr, mais c’est par l’opération du Père réel, qu’il faut considérer à l’œuvre dans la religion juive qui, seule, a su développer sa (dimension ? ndc) demansion propre.
L’homme du nuage, allais-je dire, de fumée ou de feu, selon qu’il fait jour ou bien nuit, celui qui contient le peuple de le précéder d’un corps, de lui avoir donné écrites sur des tables, non les lois du discours, ce qui s’appelle logique, mais celles de la parole dont sortent les prophètes et autres espèces de profs, cherchez : y en a plusieurs.
Sa préférence est marquée pour les femmes qui ont passé l’âge, c’est à celles-là qu’il permet de procréer. L’accent de miracle mis sur le maintien de la lignée des patriarches, souligne la division de la jouissance et de ce qu’elle engendre.
Ceci veut dire que la jouissance s’opère aux ordres. L’énonciation véritable du surmoi, – je n’en ai avancé la proposition qu’obliquement, mais une fois énoncée, elle convainc toujours plus –, elle est dans l’Ecclésiaste et elle se dit en français « Jouis » en quoi cette langue montre son bonheur. Car la réponse d’y être homophone, donne sa portée au commandement.
Voilà ce qui fait entendre comment Freud à la fois a pu percevoir la structure qui conjoint la névrose obsessionnelle à ce qui s’appelle religion (pas seulement dans notre aire ?), et lui-même avoir recouru à l’ordre qui se déduit du père, tant s’imposait à lui que rien du sexe ne pût se soutenir que de son maintien.
Or cet ordre ne se soutient que de son impossibilité, dont la passion historique des juifs est l’exemple.
Ce que la clinique montre pourtant à Freud, c’est la filière de la dette où l’homme s’instaure de ne pouvoir satisfaire à la fonction du phallus. Évoquerai-je l’homme aux rats allant ouvrir la porte (geste réel) à la figure mentale de son père mort pour lui montrer son érection ?
[1] NM : note manuscrite de J. Lacan sur le texte dactylographié.
1975 LACAN Conférences dans les universités nord-américaines MIT
le 2 décembre 1975 au Massachusetts Institute of Technology, parue dans Scilicet, 1975, n° 6-7, pp. 53-63.
(53)La linguistique est ce par quoi la psychanalyse pourrait s’accrocher à la science.
Mais la psychanalyse n’est pas une science, c’est une pratique.
En en parlant tout à l’heure avec moi, M. Quine m’a posé la question de ce que je devais à Cl. Lévi-Strauss : je lui dois beaucoup, sinon tout. Ça n’empêche pas que j’ai de la structure une tout autre notion que la sienne.
Je pense que la structure n’a rien à faire avec la philosophie, qui de l’homme raisonne comme elle peut, mais qui met en son centre l’idée que l’homme est fait pour la sagesse.
Je n’ai, conformément à la pensée de Freud, aucune amitié pour la sagesse. Je ne fais pas de philosophie parce que c’est très loin de ce quelqu’un qui s’adresse à nous, pour que nous lui répondions par la sagesse.
J’ai essayé de densifier, de formuler quelque chose concernant notre pratique, quelque chose qui soit cohérent. Ça m’a amené à des élucubrations qui me tracassent beaucoup.
Ça m’a mené à un enseignement que j’ai mené avec beaucoup de prudence. Je suis passé à l’enseignement parce qu’on me l’a demandé, Dieu sait pourquoi.
Il est sûr que la pratique après Freud se véhicule de façon telle qu’on peut se demander si Freud a bien cru qu’à lui tout seul il survivrait.
De la façon dont il s’y est pris, on peut penser que ceux formés par la pratique elle-même avaient vraiment autorité pour trancher ce qu’il en était de l’analyste. La question à laquelle je suis arrivé : qui est capable d’être un analyste ? a conduit un certain nombre de (54)mon entourage à me quitter (cela à la suite de la mise en place d’une enquête : comment quelqu’un, après une expérience analytique, pouvait-il se mettre en situation d’être analyste ?).
Ça m’a mené assez loin, comme je l’ai dit dans mes précédentes conférences aux USA, les points où ça m’a mené, je n’ose pas dire comme théorie : y a-t-il de l’analyse une théorie ? Oui, certainement. Je ne suis pas sûr que j’en ai la meilleure.
Après avoir beaucoup réfléchi, j’ai distingué deux assises. La référence au corps, d’abord. On peut s’apercevoir, pour l’analyse, que du corps elle n’appréhende que ce qu’il y a de plus imaginaire.
Un corps ça se reproduit par une forme.
Forme qui se manifeste en ceci que ce corps se reproduit, subsiste et fonctionne tout seul.
De son fonctionnement nous n’avons pas le moindre renseignement.
Nous l’appréhendons comme forme.
Nous l’apprécions comme tel par son apparence.
Cette apparence du corps humain, les hommes l’adorent.
Ils adorent en somme une pure et simple image.
J’ai commencé à mettre l’accent sur ce que Freud appelle narcissisme, id est le nœud fondamental qui fait que, pour se donner une image de ce qu’il appelle le monde, l’homme le conçoit comme cette unité de pure forme que représente pour lui le corps.
La surface du corps, c’est de là que l’homme a pris l’idée d’une forme privilégiée. Et sa première appréhension du monde a été l’appréhension de son semblable. Puis ce corps, il l’a vu, il l’a abstrait, il en a fait une sphère : la bonne forme. Cela reflète la bulle, le sac de peau. Au-delà de cette idée du sac enveloppé et enveloppant (l’homme a commencé par là), l’idée de la concentricité des sphères a été son premier rapport à la science comme telle. Dans la science grecque, nous voyons cette harmonie des sphères dont on est maintenant peu surpris et dont on peut dire avec Pascal qu’elle n’existe plus.
« Le centre est partout et la circonférence nulle part », dit Pascal. Ça ne veut pas dire qu’il eut raison : le centre n’est pas partout. Ça veut dire que nous devons appréhender quelque chose d’un autre ordre que l’espace sphérique.
Il n’est pas sûr que l’image de la circonférence soit la meilleure (55)représentation d’une sphère, et c’est ainsi que j’ai été amené à frayer une voie, à savoir que le cercle n’est pas l’image correcte d’une sphère, c’est l’image d’une sphère quand on la sectionne, c’est-à-dire quand on la met à plat.
La feuille de papier sur quoi nous crayonnons est très sensible ; nous ne pouvons pas faire mieux que de la mettre à plat.
Cette mise à plat, à mesure que nous avançons dans le monde, tend à s’effilocher comme si cette surface sur laquelle nous projetons tout ce qui nous entoure avait des trous.
Et le cercle se caractérise de faire trou. Choc en retour : l’idée mathématique de la topologie. Dans le monde il n’y a pas seulement des cercles. Mais ces cercles entre eux peuvent faire nœud. C’est par là que la topologie a commencé. C’est par ces nœuds qu’il m’a été possible de faire lien avec ce qu’il en est de notre expérience.
Ces nœuds, s’il y a consistance fermée, circulaire, représentable, de ces trois termes que j’ai frayés, à partir de Freud :
– De la capture à partir de la forme du corps.
– De cet usage de la parole, frappant, quelle que soit l’idée qu’on puisse se faire de ce qui conditionne chez l’humain le fait qu’il parle. (C’est une autre consistance.)
Nous devons nous apercevoir que ce que nous appelons la logique n’a d’autre support que le logos. L’étrange : nous apercevons si mal et si peu que cette logique est circulaire. Elle ne se tient, ne se substantifie, cette logique, que de faire cercle. Le cercle vicieux, c’est le b-a-ba de la logique.
Du moment que c’est du langage que nous partons, c’est au langage que nous revenons.
– Comment, à partir de là, nous nous imaginons toucher à un réel qui soit un troisième cercle, si l’on peut dire ; que sa forme soit circulaire, c’est ce qui nous échappe.
Du réel qui soit tout à fait du réel, ça…
Les premiers linéaments de la science montrent le réel pour l’œil humain comme ce qui revenait toujours dans le ciel à la même place : les étoiles dites fixes (bien à tort puisqu’elles tournent et, si elles tournent, c’est parce que c’est nous qui tournons). Ça n’a pas été évident d’emblée.
Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est (56)l’impossible ; quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer.
Nous avons rêvé qu’il soit élastique. C’est en cela que j’ai été amené à écrire autrement le terme d’existence : ex-sistence. Ce qui se heurte à quelque chose et ce à quoi quelque chose se heurte, c’est précisément les autres consistances.
Ces trois termes :
– ceux que nous imaginons comme une forme,
– ceux que nous tenons comme circulaires dans le langage,
– et cette ex-sistence aussi bien à l’imaginaire qu’au langage, m’ont mené à la mise en valeur de ce pour quoi ils se nouent entre eux.
En tout cas, c’est pratique.
C’est une corde, un fil véhiculé par moi. Ça a rendu service au moins dans cette pratique.
Ces trois cercles, je les nomme, mais leur ordre n’est pas indifférent. Les colorier introduit une distinction, indique qu’ils sont différents.
I, R, S, sont détachés. Cela se voit au fait qu’ils sont superposés :
– d’abord I,
– en dessous R,
– en dessous S.
Le S passe au-dessous des deux autres cercles. Tout se passe comme si les trois cercles étaient indépendants.
Alors, le cercle qui les noue doit
– attraper le cercle qui est en dessous,
– passer deux fois dessus I,
– revenir à celui qui est en dessous pour le prendre en passant en dessous (figure 1).
Passage par-dessus le dessus, dessous le dessous, fondamental ; cette figure 1 est exactement la même que la figure 2 ; pour l’obtenir, il suffit de tirer un peu le rond S.
Sur un autre dessin, on peut des trois cercles faire trois droites (figure 3).
La figure à quatre ronds, figure 2, je l’appelle figure de la réalité psychique, et å est le symptôme.
Le symptôme, c’est la note propre de la dimension humaine.
(57)
(58)Dieu a peut-être des symptômes, mais sa connaissance est probablement d’ordre paranoïaque. Un Dieu qui a créé le monde avec des paroles, on se demande ce que peut être sa consistance.
La spécificité de la figure 2 est que ça fait cercle :å+S, c’est ce qui fait une nouvelle sorte de S. Le symptôme fait tout autant partie de l’inconscient. La linguistique est ce qui spécifie ce dont nous interprétons le symptôme.
En interprétant, nous faisons avec le å circularité, nous donnons son plein exercice à ce qui peut se supporter de lalangue, alors que l’analysant, ce dont il donne toujours témoignage, c’est de son symptôme.
Il n’y a pas de meilleure façon de marquer la pure différence que la couleur ; ainsi dans ce nouement particulier, le coloriage rend sensible qu’il y a deux espèces de nœuds borroméen impossibles à confondre.
Il suffit qu’il y ait un rond qui se rompe pour que les deux autres soient libres, différenciant le nœud de la chaîne où seule la rupture d’un rond du milieu libère les extrémités.
Il est facile de s’apercevoir que ce nœud borroméen peut avoir autant de ronds qu’on veut.
Je me contente de quatre.
Le nœud à trois termes R, S, I, il n’y a pas que lui. Nous ne pouvons nous en contenter car, de n’être pas distinguables, ces trois termes pourraient passer pour une nouvelle forme d’imaginaire, de réel, voire de symbolique : sans la mathématique, nous ne nous apercevrions pas que ces trois sont trinitaires.
La Trinité, nous la rencontrons tout le temps. Notamment dans le domaine sexuel. Ce n’est pas seulement un individu qui le fixe, mais aussi un autre ; cela est marqué dans l’expérience de l’analyse sur des relations cliniques (cliniques, l’analysant est sur un divan, il s’agit d’un certain clinamen, cf. Lucrèce et les épicuriens dans leur nominalisme).
Le prétendu mystère de la Trinité divine reflète ce qui est en chacun de nous, et ce que ça illustre le mieux c’est la connaissance paranoïaque.
Freud disait que l’analyse était une « paranoïa raisonnée » ; il y a cette face dans l’analyse.
À elle seule, l’analyse confirme que de ces trois catégories, R, S, I, (59)les meilleurs représentants sont des dingues. Les raides-fous ne doutent pas un seul instant d’être dans le réel.
Cela pourrait prêter à gaudrioles concernant la Trinité divine, parce que la Trinité divine, ce n’est pas si dingue, si dieu-ingue.
C’est bien pour ça qu’il doit y avoir un quatrième terme.
Symptôme et inconscient : vis sans fin, ronde. Et on n’arrive jamais à ce que tout soit défoulé : Urverdrangung : il y a un trou.
C’est parce qu’il y a un nœud et quelque réel qui reste là dans le fond.
QUESTIONS ET RÉPONSES
1. – Question à Roman Jakobson.
D’eux vient de de illis.
Deux de duo.
Le phonème est-il destiné à happer l’équivoque, ou est-ce hasard pour l’oreille française ?
N’est-ce cette équivoque (qui est ce sur quoi joue l’interprétation) qui est ce qui fait cercle du symptôme avec le symbolique ?
Car, intervenant d’une certaine manière sur le symptôme, on se trouve équivoquer.
Y a-t-il un versant de la linguistique traitable comme tel ?
Ce serait le versant qui est toujours ce à quoi un analyste doit être sensible : le fun.
Réponse : Il y a de nombreux travaux sur ce sujet, en particulier sur les langues indiennes. Jackson, spécialiste des aphasies, a écrit sur le calembour. Il n’y a que les langues formalisées (artificielles) qui ne font pas calembour. Et la grammaire tend à actualiser le calembour.
2. – Lacan au tableau noir.
La figure 1 est-elle plane ? Pour le quatrième rond, il faut perforer. Les nœuds, ça s’imagine et, plus exactement, ça ne s’imagine pas. Les nœuds sont la chose à quoi l’esprit est le plus rebelle. C’est si peu conforme au côté enveloppé-enveloppant de tout ce (60)qui regarde le corps que je considère que se briser à la pratique des nœuds, c’est briser l’inhibition. L’inhibition : l’imaginaire se formerait d’inhibition mentale.
Le signifiant n’est pas le phonème.
Le signifiant, c’est la lettre. Il n’y a que la lettre qui fasse trou.
3. – Question de M. QUINE. : Le but de l’analyse est-il de défaire le nœud ?
Réponse : Non, ça tient ferme.
On pourrait avancer que si Freud démontre quelque chose, c’est que la sexualité fait trou, mais l’être humain n’a pas la moindre idée de ce que c’est.
Une femme se présentifie pour l’homme par un symptôme ; une femme, c’est un symptôme pour l’homme.
4. – L’ âme
La seule chose qui me semble substantifier l’âme est le symptôme.
L’homme penserait avec son âme. L’âme serait l’outil de la pensée. Qu’est-ce que ferait l’âme de ce prétendu outil ?
L’âme du symptôme est quelque chose de dur, comme un os.
Nous croyons penser avec notre cerveau.
Moi, je pense avec mes pieds, c’est là seulement que je rencontre quelque chose de dur ; parfois, je pense avec les peauciers du front, quand je me cogne. J’ai vu assez d’électro-encéphalogrammes pour savoir qu’il n’y a pas ombre d’une pensée.
5 – Les nœuds ont-ils trois dimensions ?
Exactement. Le more geometrico, la pensée géométrique néglige tout à fait la réalité de l’espace. Nous croyons connaître quelque chose de la troisième dimension à cause de la vision binoculaire, mais nous fonctionnons toujours dans deux dimensions.
6. – Question de M. QUINE : Les modèles solides nous donnent une idée de la troisième dimension. C’est seulement la vision qui la manque.
Réponse : On peut se représenter la troisième dimension par la sphère armillaire, mais personne n’a pensé à cette figure-ci.
Les modèles ne nous mettent guère dans la troisième dimension. Nous vivons dans des cubes, nous pensons être dans des sphères.
Rien de moins sûr que nous ayons un intérieur.
Les déchets viennent peut-être de l’intérieur, mais la caractéristique de l’homme est qu’il ne sait que faire de ses déchets.
La civilisation, c’est le déchet, cloaca maxima.
Les déchets sont la seule chose qui témoigne que nous ayons un intérieur.
IMPROMPTU SUR LE DISCOURS ANALYTIQUE
– S1 est ce par quoi se représente le sujet : une parole, le parlêtre. C’est en tant que le sujet dit n’importe quoi que ça va au lieu de la vérité.
– L’analyste est incarné par un semblant de (a) ; il est en somme produit par le dire de la vérité, tel qu’il se fait dans la relation S1àS2. L’analyste est en quelque sorte une chute de ce dire et, en tant que tel, il fait semblant de « comprendre », et c’est en ça qu’il intervient au niveau de l’inconscient.
– La vérité est caractérisée par le fait de ce S2 : l’analyste ne dit que des paroles ; celui qui est supposé savoir quelque chose, c’est l’analyste : pure supposition, bien sûr.
Ce S2, ce que l’analyste est supposé savoir, n’est jamais complètement dit ; il n’est dit que sous la forme de mi-dire de la vérité.
C’est par ce discours analytique que j’ai fait la distinction entre ce qui est énoncé et une sorte de mi-dire.
C’est en tant que l’analyste est ce semblant de déchet (a) qu’il intervient au niveau du sujet S, c’est-à-dire de ce qui est conditionné
I. par ce qu’il énonce,
2. par ce qu’il ne dit pas.
1975 LACAN Columbia University
Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Scilicet n° 6/7, 1975, pp. 42-45.
1975-12-01 : Columbia University – Auditorium, School of International Affairs (8 p.)
(42)LE SYMPTÔME
Dans l’analyse, il y a quand même, il faut le dire, certains résultats. Ce n’est pas toujours ce qu’on attend : c’est parce qu’on a tort d’attendre, c’est ce qui fait la difficulté d’être analyste. Les analystes, j’ai essayé d’en spécifier quelque chose que j’ai dénommé le discours analytique
Le discours analytique existe parce que c’est l’analysant qui le tient… heureusement. Il a l’heur (h-e-u-r), l’heur qui est quelques fois un bon-heur, d’avoir rencontré un analyste. Ça n’arrive pas toujours. Souvent l’analyste croit que la pierre philosophale – si je puis dire – de son métier, ça consiste à se taire. Ce que je dis là, c’est bien connu. C’est tout de même un tort, une déviation, le fait que des analystes parlent peu. Il arrive que je fasse ce qu’on appelle des supervisions. Je ne sais pas pourquoi on a appelé ça supervision. C’est une super-audition. Je veux dire qu’il est très surprenant qu’on puisse, à entendre ce que vous a raconté un praticien- surprenant qu’à travers ce qu’il vous dit on puisse avoir une représentation de celui qui est en analyse, qui est analysant. C’est une nouvelle dimension. Je parlerai toute à l’heure de ce fait, la dit-mension que je n’écris pas tout à fait comme on l’écrit d’habitude en français. Le mieux, c’est que je fasse un effort et que je vous montre comment je l’écris :
dit-mension
C’est comme ça que je l’écris… dit-mension…, mention, c’est-à-dire – en anglais, ça se comprend – mention, l’endroit où repose un dit.
(43)Alors, l’analyste, quand même, a des choses à dire. Il a des choses à dire à son analysant, à celui qui, tout de même, n’est pas là pour s’affronter au simple silence de l’analyste. Ce que l’analyste a à dire est de l’ordre de la vérité. Je ne sais pas si vous avez de la vérité quelque chose de très sensible. Je veux dire : si vous avez une idée de ce que c’est que la vérité. Tout discours implique au moins une place qui est celle de la vérité. Ce que j’appelle discours est en référence avec un lien social. L’analyse est de cet ordre. À ceci près que, comme elle est toute neuve, parce que, après tout, elle ne date pas de si longtemps, elle comporte un pacte. Un analysant sait que l’analyste l’attendra un certain nombre de fois par semaine et en principe il doit s’y rendre. Sinon, l’analyste – même s’il n’est pas venu – réclamera des honoraires. Naturellement, ça implique que l’analyste aussi a des devoirs. Il doit être là. La vérité, à partir de quand ça commence-t-il ?
Ça commence à partir du moment où on emploie des phrases. La phrase, c’est un dire. Et ce dire, c’est le dire de la vérité.
J’ai quelque part – pas seulement dit, mais écrit, il y a une nuance… il y a plus qu’une nuance, il y a une montagne entre le dire et l’écrit. La preuve, c’est que les gens se croient beaucoup plus sûrs d’une promesse quand ils ont ce qu’on appelle un papier. Un papier qui est une reconnaissance de dette, par exemple. Ce papier, ça donne support à la vérité de la promesse. On voit mal quelqu’un dire : « Cet écrit n’est pas de moi ». En tout cas, c’est à partir de ce moment-là qu’interviennent des expertises, à savoir des graphologues qui disent : « Oui, c’est bien cette écriture-là », ce qui prouve qu’une écriture a aussi quelque chose d’individuel. Mais l’écriture n’a pas toujours existé. Avant, il y avait la tradition orale. Ça n’empêchait pas que des choses se transmettent de voix à voix. L’origine du principe de la poésie, c’est ça.
J’ai énoncé un certain nombre de points sur ce qu’il en est de la vérité. C’est soutenable de dire que la vérité a une structure de fiction. C’est ce qu’on appelle normalement le mythe – beaucoup de vérités ont une existence mythique –, c’est bien en cela qu’on ne peut pas l’épuiser, la dire toute. Ce que j’ai énoncé sous cette forme : de la vérité, il n’y a que mi-dire. La vérité, on la dit comme on peut, c’est-à-dire en partie. Seulement tel que ça se (44)présente, ça se présente comme un tout.
Et c’est bien là que gît la difficulté : c’est qu’il faut faire sentir à celui qui est en analyse que cette vérité n’est pas toute, qu’elle n’est pas vraie pour tout le monde, qu’elle n’est pas – c’est une vieille idée – qu’elle n’est pas générale, qu’elle ne vaut pas pour tous. Comment cette chose est-elle possible, qu’il y ait des analystes ? La chose n’est possible que du fait que l’analysant reçoit cognition – si on peut dire – d’observer une règle, de ne dire que ce qu’il peut avoir à dire, que ce qui lui tient à cœur comme on dit en français. Ce qui est faire écho, mais ce n’est pas parce qu’une chose est un écho qu’elle est spécifiée, ce qui est faire écho à une très vieille idée de ce qui était le centre de l’être dit humain – celui qu’on appelait anthropos : le centre, c’était cœur – tumos –, c’est comme ça tout au moins que ça se désignait ; ce qui était sous le cœur, c’était épitumien. Mais c’était une conception qui donnait à l’homme un privilège. Il y avait deux espèces d’hommes : celui qui se spécifiait d’être d’une polis –… lambda, iota, sigma – d’être un citoyen, celui-là seul était un être humain plein de droit. Bien sûr, tout ceci s’est brouillé. Il n’en reste pas moins qu’à travers les structures différentes la relation dite politique continue d’exister. Elle existe tout de même plus solidement que tout autre.
J’ai frayé le chemin à quelque chose que j’ai appelé le dire de la vérité. L’analyste a averti, avant que le postulant entre en analyse, il a averti qu’il devait tout dire. Qu’est-ce que veut dire « tout dire » ? Ça ne peut pas avoir du sens. Ça ne peut vouloir dire que dire n’importe quoi. En fait, c’est ce qui se passe. C’est par là qu’on entre en analyse. L’étrange, c’est qu’il se passe quelque chose qui est de l’ordre d’une inertie, d’une polarisation, d’une orientation. L’analysant (si l’analyse, ça fonctionne, ça avance) en vient à parler d’une façon de plus en plus centrée, centrée sur quelque chose qui depuis toujours s’oppose à la polis (au sens de cité), c’est savoir sur sa famille particulière. L’inertie qui fait qu’un sujet ne parle que de papa ou de maman est quand même une curieuse affaire. À dire n’importe quoi, il est curieux que cette pente se suive, que ça fasse, ça finisse par faire comme l’eau, par faire rivière, rivière de retour à ce par quoi on tient à sa famille, c’est à dire par l’enfance. On peut dire que là s’explique le fait que l’analyste n’intervient que d’une vérité particulière, parce qu’un enfant n’est (45)pas un enfant abstrait. Il a eu une histoire et une histoire qui se spécifie de cette particularité : ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa.
Ce n’est pas du tout ce qu’on croit, un papa. Ce n’est pas du tout forcément celui qui, à une femme, a fait cet enfant-là. Dans beaucoup de cas, il n’y a aucune garantie, étant donné que la femme, après tout, il, peut lui arriver bien des choses, surtout si elle traîne un peu. C’est pour ça que papa, ce n’est pas du tout, forcément, celui qui est – c’est le cas de le dire – le père au sens réel, au sens de l’animalité. Le père, c’est une fonction qui se réfère au réel, et ce n’est pas forcément le vrai du réel. Ça n’empêche pas que le réel du père, c’est absolument fondamental dans l’analyse. Le mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai. Disons que le réel, lui aussi, peut être mythique. Il n’empêche que, pour la structure, c’est aussi important que tout dire vrai. Dans cette direction est le réel.
C’est fort inquiétant. C’est fort inquiétant qu’il y ait un réel qui soit mythique, et c’est bien pour ça que Freud a maintenu si fortement dans sa doctrine la fonction du père.
Bon. Jusqu’ici j’ai parlé lentement pour que au moins vous entendiez quelques vérités fondamentales, mais je dois vous dire ceci : c’est que, comme j’enseigne depuis excessivement longtemps, je ne me souviens même plus de ce que j’ai dit la première fois – celle que vous trouverez reproduite dans le Séminaire I, paru déjà, il y a presque vingt-deux ans, paru en reproduction de mon séminaire –, je fais confiance au sténographe, à la personne qui a bien voulu être sûr de remettre les choses dans son français à lui, c’est quelqu’un de très bien, de mon immédiate parenté, qui veut bien faire ce travail.
Ce que j’ai énoncé d’abord concernant le dire, le dire de la vérité, c’est la pratique qui nous l’enseigne. Et j’ai amorcé, dans ce que je viens d’énoncer, j’ai amorcé ceci : c’est que c’est une par-dit, une analyse. Une partie entre quelqu’un qui parle, mais qu’on a averti que sa parlote avait de l’importance. Vous savez il y a des gens à qui on a affaire dans l’analyse, avec qui il est dur d’obtenir ça. Il y en a pour qui dire quelques mots ce n’est pas si facile. On appelle ça autisme. C’est vite dit. Ce n’est pas du tout forcément ça.
C’est simplement des gens pour qui le poids des mots est très (46)sérieux et qui ne sont pas facilement disposés à en prendre à leur aise avec ces mots. J’ai quelquefois à répondre à des cas comme ceux-là dans cette fameuse supervision de tout à l’heure que, plus simplement, nous appelons en français un contrôle (ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que nous croyons contrôler rien). Moi, souvent, dans mes contrôles – au début tout au moins – j’encourage plutôt l’analyste – ou celui ou celle qui se croit tel –, je l’encourage à suivre son mouvement. Je ne pense pas que ça soit sans raison que – non pas il se mette dans cette position, c’est très peu contrôlé – mais je ne pense pas que ça soit sans raison que quelqu’un vienne lui raconter quelque chose au nom simplement de ceci : qu’on lui a dit que c’était un analyste. Ce n’est pas sans raison, parce qu’il en attend quelque chose. Maintenant, ce dont il s’agit c’est de comprendre comment ce que je viens là de vous dépeindre à très gros traits peut fonctionner.
Fonctionner de façon telle que, quand même, le lien social constitué par l’analyse rebondisse, se perpétue. C’est là que j’ai pris parti et que j’ai dit… – dans quelque chose où, d’un côté, il y a quelqu’un qui parle sans le moindre souci de se contredire, et puis, de l’autre, quelqu’un qui ne parle pas – puisque, la plupart du temps, il faut bien laisser la parole à celui qui est là pour quelque chose ; quand il parle, il est supposé dire la vérité, mais pas n’importe laquelle, la vérité qu’il faut que l’analysant entende. Qu’il faut que l’analysant entende : pourquoi ? Pour ce qu’il attend, à savoir d’être libéré du symptôme.
Qu’est-ce que ça peut supposer que, par dire, quelqu’un soit libéré du symptôme ? Ça suppose que le symptôme et cette sorte d’intervention de l’analyste – il me semble que c’est le moins qu’on puisse avancer – sont du même ordre. Le symptôme lui aussi dit quelque chose. Il dit, il est une autre forme de vrai dire et ce qu’en somme fait l’analyste, c’est d’essayer de faire un peu plus que de glisser dessus. C’est bien pourquoi l’analyse, la théorie analytique use d’un terme comme résistance. Le symptôme, ça résiste, ce n’est pas quelque chose qui s’en va tout seul ; mais présenter une analyse comme quelque chose qui serait un duel est aussi tout à fait contraire à la vérité, c’est bien pour ça que j’ai – avec le temps, ce n’est pas venu tout de suite – essayé de construire quelque chose qui rende compte de ce qui se passe dans (47)une analyse. Je n’ai pas la moindre « conception du monde », comme on dit. Le monde, c’est cette charmante petite coquille dans laquelle on met au centre cette pierre précieuse, cette chose unique que serait l’homme. Il est censé avoir (étant donné ce schéma) des choses qui palpitent en lui : un monde intérieur. Et puis, le monde, ce serait un monde extérieur. Je ne crois pas du tout que ça suffise. Je ne crois pas du tout qu’il y ait un monde intérieur reflet du monde extérieur, ni non plus le contraire. J’ai essayé de formuler quelque chose qui incontestablement suppose une organisation plus compliquée. Si nous disons – nous, analystes – qu’il y a un inconscient, c’est fondé sur l’expérience. L’expérience consiste en ceci, c’est que dès l’origine il y a un rapport avec « lalangue », qui mérite d’être appelée, à juste titre, maternelle parce que c’est par la mère que l’enfant – si je puis dire – la reçoit. Il ne l’apprend pas. Il y a une pente. Il est très surprenant de voir comment un enfant manipule très tôt des choses aussi notablement grammaticales que l’usage des mots « peut-être » ou « pas encore ». Bien sûr l’a-t-il entendu, mais qu’il en comprenne le sens est quelque chose qui mérite toute notre attention.
Il y a dans le langage quelque chose qui est structuré. Les linguistes s’y enclosent, à manifester cette structure qu’on appelle grammaticale. Et que l’enfant y soit si à l’aise, que si tôt il se familiarise avec l’usage d’une structure qui – ce n’est pas pour rien qu’on l’y a repérée, mais d’une façon élaborée – est ce qu’on appelle figures de rhétorique manifeste qu’on ne lui apprend pas la grammaire. On élabore la grammaire à partir de ce qui déjà fonctionne comme parole. Et cela n’est pas ce qu’il y a de plus caractéristique. Si j’ai employé le terme : « l’inconscient est structuré comme un langage, c’est bien parce que je veux maintenir qu’un langage, ça n’est pas le langage. Il y a quelque chose dans le langage de déjà trop général, de trop logique.
C’est tout le système qui se présente comme s’il était inné que l’enfant joue, à propos d’un départ de sa mère, avec l’énoncé qui a tellement frappé Freud – cela chez un de ses petits-enfants –, l’énoncé Fort-Da. C’est là que tout s’insère. C’est déjà, ce Fort-Da, une figure de rhétorique.
Quelqu’un dont j’étais plutôt étonné qu’il m’ait cité, parce que je ne savais même pas qu’il me connaissait – il me connaît (48)manifestement à travers Paul de Man, Paul de Man qui m’a accueilli à Yale, Paul de Man à qui bien sûr je ne peux qu’être reconnaissant de tout le soin qu’il a pris pour frayer mon arrivée aux Amériques –, mais, quand même, je suis surpris de ceci que tellement de personnes après tout disent certaines choses qui ne sont pas tellement loin de ce que je dis… Il se produit comme ça dans plusieurs places une sorte de petit tourbillon, une manière de dire qui est ce que j’appelle, moi, le style. Je n’ai pas de « conception du monde », mais j’ai un style, un style qui, naturellement, n’est pas tout à fait facile, mais c’est là tout le problème. Qu’est-ce que c’est qu’un style ? Qu’est-ce que c’est qu’une chose ? Qu’est-ce que c’est que la façon dont un style se situe, se caractérise ? Moi, au temps où je parlais seulement avec des camarades, ce qui était, le plus naturel, c’était de dire « ce n’est pas tout à fait ça » et si ce que j’ai écrit après l’avoir dit, si ce que j’ai écrit, d’élaborer ce que j’ai dit, a un cachet, c’est de marquer que j’essaie de serrer au plus près ce qui est « tout à fait ça ». Bien sûr, ce n’est pas facile, ce n’est pas facile de partir, comme par exemple font des structuralistes, d’une division entre nature et culture. La culture, moi, c’est ce que j’ai essayé d’écarteler sous la forme de quatre discours, mais bien sûr ce n’est pas limitatif. C’est le discours qui flotte, qui surnage à la surface de notre politique à nous, je veux dire de notre façon de concevoir un certain lien social. Si le lien était purement politique, nous y avons ajouté autre chose. Nous y avons ajouté le discours qu’on appelle universitaire, le discours qu’on appelle scientifique, qui ne se confondent pas, contrairement à ce qu’on imagine. Le discours scientifique, ce n’est pas pour rien que, dans le champ universitaire, on lui réserve des facultés spéciales. On le tient à l’écart, mais ce n’est pas pour rien. J’ai montré quelque part qu’il y a un rapport, qui n’est pas anodin, entre le discours scientifique et le discours hystérique. Ça peut paraître bizarre – à un certain enchaînement près de certaines fonctions que j’ai définies en y employant un certain S1 et un certain S2, qui n’ont pas la même fonction, et aussi un certain S que j’appelle sujet et un certain objet(a), à un certain ordre tournant près de ces quatre fonctions –, le discours scientifique ne se distingue du discours hystérique que par l’ordre dans lequel tout cela se répartit.
(49)Tout cela a abouti à quelque chose qu’on peut dessiner en employant plusieurs couleurs différentes. J’ai cru pouvoir lier le symbolique (c’est celui-là, c’est l’arbitraire), le réel et l’imaginaire.
Comment se fait-il qu’après avoir distingué ce symbolique, cet imaginaire, et ce réel, et les avoir spécifiés de ceci que le symbolique, c’est notre lien au langage, c’est de cette distinction que nous sommes des êtres parlants ? C’est un cercle vicieux de dire que nous sommes des êtres parlants. Nous sommes des « parlêtres », mot qu’il y a avantage à substituer à l’inconscient, d’équivoquer sur la parlote, d’une part, et sur le fait que c’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être : parce que c’est sûr que nous y croyons, nous y croyons à cause de tout ce qui paraît faire substance ; mais en quoi est-ce de l’être, en dehors du fait que le langage use du verbe être ? Il use du verbe être, mais modérément. L’homme pourrait dire qu’il est un corps, et ce serait très sensé, car c’est évident que le fait qu’il consiste en un corps est ce qu’il a de plus certain. On a émis quelques doutes sur l’existence d’un monde extérieur au nom de ceci qu’après tout nous n’en n’avons que des perceptions, mais il suffit de se faire (comme j’ai fait moi-même toute à l’heure), de se faire une bosse en rencontrant quelque chose de dur pour qu’il soit tout à fait manifeste qu’il y a des choses qui résistent, qu’il y a des choses qui ne se déplacent pas si facilement ; en revanche, ce sur quoi l’homme insiste, c’est non pas qu’il est un corps, mais, comme il s’exprime (c’est là quelque chose de saisissant), qu’il en a un.
Au nom de quoi peut-il dire qu’il a un corps ? Au nom de ceci qu’il le traite à la va-comme-je-te-pousse, il le traite comme un meuble. Il le met dans des wagons par exemple et là il se laisse trimbaler. C’était quand même vrai aussi, ça commençait à s’amorcer (50)quand il le mettait dans des chariots. Alors, je voudrais dire que cette histoire de parlêtre, ça se rencontre avec cette autre appréhension du corps et ça ne va pas tout seul. Je veux dire qu’un corps a une autre façon de consister que ce que j’ai désigné là sous une forme parlée, sous la forme de l’inconscient, en tant que c’est de la parole comme telle qu’il surgit. Ce sont des marques dont nous voyons la trace dans ce qu’il en est de l’inconscient. Ce sont des marques qui sont celles laissées par une certaine façon d’avoir rapport à un savoir, qui constitue la substance fondamentale de ce qu’il en est de l’inconscient. L’inconscient, nous imaginons que c’est quelque chose comme un instinct, mais ce n’est pas vrai. Nous manquons tout à fait de l’instinct, et la façon dont nous réagissons est liée non pas à un instinct, mais à un certain savoir véhiculé non pas tant par des mots que par ce que j’appelle des signifiants. Des signifiants, c’est ce qui dit, c’est une rhétorique bien sûr beaucoup plus profonde, c’est ce qui prête à équivoque. L’interprétation doit toujours – chez l’analyste – tenir compte de ceci que, dans ce qui est dit, il y a le sonore, et que ce sonore doit consoner avec ce qu’il en est de l’inconscient.
Il y a quelque chose d’important dans cette façon de représenter le lien : le lien du symbolique, de l’imaginaire et du réel, et voici quoi. C’est que ce n’est pas nécessairement à plat que nous devons poser ces trois termes. Le corps, bien sûr, a aussi forme, une forme que nous croyons être sphérique, mais nous devons aussi savoir dessiner des choses autrement.
Il est comme vous le voyez remarquable que pour un objet qui m’est aussi familier que vous pouvez (51)imaginer que me soit cette façon de dessiner le nœud, que je sois forcé de garder un petit papier. Ça veut dire que ce n’est pas si naturel de dessiner ça comme ça. Ceci est donc un nœud.
J’espère que tous voient que ça fait nœud. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que, au regard de cette référence à la sphère, 1 enveloppe 2. Le 1 par rapport au 2, on peut lui en faire faire le tour très exactement, d’ailleurs comme on peut faire faire par le 1 le tour de 2. Mais qu’est-ce que veut dire le fait que le 3 se dispose de cette façon-là ? Il se dispose d’une façon qui est rendue sensible par cette manière de disposer ce que nous appelons dans l’occasion la sphère et la croix, à ceci près que ce n’est pas une sphère, mais que c’est un rond. Un rond, ce n’est pas du tout la même chose qu’une sphère. Supposez que je rétrécisse ceci par le milieu et nous obtiendrons ça, qui est une forme de plus de ce que nous pouvons énoncer comme étant un nœud borroméen.
Je veux dire que, de quelque façon que le numéro 3 ici enveloppe le 1, il est enveloppé par l’autre, mais il est enveloppé par l’autre dans une troisième dimension. Contrairement à ce qu’on imagine – nous autres qui sommes ambitieux et qui passons notre temps à rêver à une quatrième –, nous ferions mieux de (52)penser au poids que la dit-mension troisième a (celle que j’ai décrite tout à l’heure). Il faudrait s’émerveiller de la troisième avant d’en faire une de plus. Il n’y a rien de plus facile que d’en faire une de plus. Quand elles sont toutes séparées, à savoir si nous supposons trois cercles… qui s’en vont tous à la dérive, il suffit d’en faire un quatrième ; il suffit de le rattacher par un cercle d’une façon dont ça fasse un rond pour que nous retrouvions ce qui fait de ces cercles la consistance.
Après vous avoir fournit de ces nœuds la donnée qui aboutit à cette notion qu’il n’y a pas d’espace, qu’il n’y a que des nœuds – ou, plus exactement, c’est en fonction des nœuds que nous pensons l’espace –, maintenant, puisque je ne termine pas trop tard…, je serais heureux d’entendre vos questions…
1975 LACAN Conférence à Genève sur Le symptôme
La conférence annoncée sous le titre « Le symptôme » fut prononcée au Centre R. de Saussure à Genève, le 4 Octobre 75, dans le cadre d’un week-end de travail organisé par la Société suisse de psychanalyse. Elle fut introduite par M. Olivier Flournoy. Elle parut dans Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, pp. 5-23.
1975-10-04 : Conférence à Genève sur : « Le symptôme » (17 p.)
(5)J. LACAN – Je ne commencerai pas sans remercier Olivier Flournoy de m’avoir invité ici, ce qui me donne le privilège de vous parler.
Il m’a semblé que, depuis le temps que je pratique, je vous devais au moins un mot d’explication – un mot d’explication sur le fait que j’ai d’abord pratiqué, et puis qu’un jour, je me suis mis à enseigner.
Je n’avais d’enseigner vraiment aucun besoin. Je l’ai fait à un moment où s’est fondé ce que l’on appelle depuis l’Institut psychanalytique de Paris, – fondé sous le signe de l’accaparement par quelqu’un qui n’avait, mon Dieu, pas tellement de titre à jouer ce rôle. Je l’ai fait uniquement parce qu’à ce moment, qui était une crise – c’était, en somme, l’instauration d’une espèce de dictature –, une partie de ces gens, de ces psychanalystes, qui sortaient de la guerre – ils avaient tout de même mis huit ans à en sortir, puisque cette fondation est de 1953 – une partie m’a demandé de prendre la parole.
Il y avait alors à Sainte-Anne un professeur de psychiatrie, depuis académicien, qui m’y a invité. Il avait soi-disant été psychanalysé lui-même, mais à la vérité sa Jeunesse d’André Gide n’en donne pas le témoignage, et il n’était pas si enthousiaste à (6)jouer un rôle dans la psychanalyse. Aussi n’a-t-il été que trop content, au bout de dix ans, non pas de me donner congé, car c’est plutôt moi qui lui ai donné congé, mais de me voir partir.
À ce moment, une nouvelle crise se déclarait, qui tenait, mon Dieu, à une sorte d’aspiration, avec une espèce de bruit de trou, qui se faisait au niveau de l’Internationale. C’est là quelque chose que Joyce, qui est à l’ordre du jour de mes préoccupations pour l’instant, symbolise du mot anglais suck – c’est le bruit que fait la chasse d’eau au moment où elle est déclenchée, et où ça s’engloutit par le trou.
C’est une assez bonne métaphore pour la fonction de cette Internationale telle que l’a voulue Freud. Il faut se souvenir que c’est dans la pensée que tout de suite après sa disparition, rien ne pouvait garantir que sa pensée serait sauvegardée, qu’il l’a confiée à personne d’autre qu’à sa propre fille. On ne peut pas dire, n’est-ce pas, que la dite fille soit dans la ligne de Freud lui-même. Les mécanismes dits de défense qu’elle a produits ne me semblent pas du tout être le témoignage qu’elle était dans le droit fil des choses, bien loin de là.
Je me suis donc trouvé commencer en 1953 un séminaire, que certains d’entre vous, me dit Olivier Flournoy, ont suivi. Ce séminaire n’est autre que le recueil que j’ai laissé aux mains de quelqu’un qui s’appelle Jacques-Alain Miller, et qui m’est assez proche. Je l’ai laissé entre ses mains parce que ce séminaire était un peu loin de moi, et que si je l’avais relu, je l’aurais réécrit, ou tout au moins, je l’aurais écrit tout court.
Écrire n’est pas du tout la même chose, pas du tout pareil, que de dire, comme je l’illustrerai plus loin. Il se trouve que, durant le temps que j’étais à Sainte-Anne, j’ai voulu que quelque chose reste de ce que je disais. Il paraissait à ce moment-là une revue où, à proprement parler, j’écrivais. J’ai fait le recueil d’un certain nombre des articles parus dans cette revue. Comme j’avais aussi écrit pas mal de choses avant, la moitié de ce recueil est fait de ces écrits antérieurs – qui sont à proprement parler des écrits, d’où mon titre, Écrits tout simplement. Ce titre a un peu scandalisé une personne de mes relations qui était une charmante jeune femme, japonaise. Il est probable que la résonance du mot Écrits n’est pas la même en japonais et en français. Simplement, par Écrits, je voulais signaler que c’était en quelque sorte le résidu de mon enseignement.
Je faisais donc dans cette revue, La Psychanalyse, à peu près une fois par an, un écrit qui était destiné à conserver quelque chose du remous qu’avait engendré ma parole, à en garder un appareil à quoi on pourrait se reporter. Je le faisais dans l’esprit qu’après tout, cela aurait pu me servir de référence auprès de l’Internationale. Bien entendu, celle-ci se moque assez de tous les écrits – et après tout, elle a raison, puisque la psychanalyse, c’est tout autre chose que des écrits. Néanmoins, il ne serait (7)peut-être pas mal que l’analyste donne un certain témoignage qu’il sait ce qu’il fait. S’il fait quelque chose, dire, il ne serait peut-être pas excessif d’attendre que, de ce qu’il fait, d’une certaine façon il témoigne.
Il n’est pas plus excessif d’espérer qu’à ce qu’il fait, il pense. Il pense de temps en temps. Il pense quelquefois. Ce n’est pas absolument obligatoire. Je ne donne pas une connotation de valeur au terme de penser. Je dirais même plus – s’il y a quelque chose que j’ai avancé, cela est bien de nature à rassurer le psychanalyste dans ce que l’on pourrait dire son automatisme. Je pense que la pensée est en fin de compte un engluement. Et les psychanalystes le savent mieux que personne. C’est un engluement dans quelque chose que j’ai spécifié de ce que j’appelle l’imaginaire, et toute une tradition philosophique s’en est très bien aperçue. Si l’homme – cela paraît une banalité que de le dire – n’avait pas ce que l’on appelle un corps, je ne vais pas dire qu’il ne penserait pas, car cela va de soi, mais il ne serait pas profondément capté par l’image de ce corps.
L’homme est capté par l’image de son corps. Ce point explique beaucoup de choses, et d’abord le privilège qu’a pour lui cette image. Son monde, si tant est que ce mot ait un sens, son Umwelt, ce qu’il y a autour de lui, il le corpo-réifie, il le fait chose à l’image de son corps. Il n’a pas la moindre idée, bien sûr, de ce qui se passe dans ce corps. Comment est-ce qu’un corps survit ? Je ne sais pas si cela vous frappe un tant soit peu – si vous vous faites une égratignure, eh bien, ça s’arrange. C’est tout aussi surprenant, ni plus ni moins, que le fait que le lézard qui perd sa queue la reconstitue. C’est exactement du même ordre.
C’est par la voie du regard, à quoi tout à l’heure Olivier Flournoy a fait référence, que ce corps prend son poids. La plupart – mais pas tout – de ce que l’homme pense s’enracine là. Il est vraiment très difficile à un analyste, vu ce à quoi il a affaire, de ne pas être aspiré – de la même façon où je l’entendais tout à l’heure – par le glou-glou de cette fuite, de cette chose qui le capte, en fin de compte, narcissiquement, dans le discours de celui qu’Olivier Flournoy a appelé tout à l’heure – je le regrette – l’analysé. Je le regrette parce qu’il y a un moment enfin que le terme l’analysant, que j’ai un jour proféré dans mon séminaire, a pris droit de cité. Non pas seulement dans mon École – je n’y attacherais qu’une importance relative, relative à moi –, mais cela a fait une sorte de trait de foudre dans la semaine même où je l’avais articulé, cet analysant. L’Institut psychanalytique de Paris, qui est très à la page de tout ce que je raconte – je dirais même plus, ce que je dis est le principal de ce qu’on y enseigne – cet institut s’est gargarisé de cet analysant qui lui venait là comme une bague au doigt, ne serait-ce que pour décharger l’analyste d’être le responsable, dans l’occasion, de l’analyse.
(8)Je dois dire que, quand j’avais avancé cette chose, je n’avais fait que parodier – si je puis m’exprimer ainsi, puisque tout une tradition est de l’ordre de la parodie – le terme analysand, qui est courant dans la langue anglaise. Bien sûr, ce n’est pas strictement équivalent au français. Analysand évoque plutôt le devant-être-analysé, et ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Ce que je voulais dire, c’était que dans l’analyse, c’est la personne qui vient vraiment former une demande d’analyse, qui travaille. À condition que vous ne l’ayez pas mise tout de suite sur le divan, auquel cas c’est foutu. Il est indispensable que cette demande ait vraiment pris forme avant que vous la fassiez étendre. Quand vous lui dites de commencer – et ça ne doit être ni la première, ni la seconde fois, au moins si vous voulez vous comporter dignement –, la personne, donc, qui a fait cette demande d’analyse, quand elle commence le travail, c’est elle qui travaille. Vous n’avez pas du tout à la considérer comme quelqu’un que vous devez pétrir. C’est tout le contraire. Qu’est-ce que vous y faites là ? Cette question est tout ce pour quoi je m’interroge depuis que j’ai commencé.
J’ai commencé, mon Dieu, je dirais – tout bêtement. Je veux dire que je ne savais pas ce que je faisais, comme la suite l’a prouvé – prouvé à mes yeux. N’y aurais-je pas regardé à plus d’une fois si j’avais su ce dans quoi je m’engageais ? Cela me paraît certain. C’est bien pour cette raison qu’au terme ultime, c’est-à-dire au dernier point où je suis arrivé à la rentrée de 1967, en octobre, j’ai institué cette chose qui consiste à faire que, quand quelqu’un se pose comme analyste, il n’y a que lui-même qui puisse le faire. Cela me semble de première évidence.
Quand quelqu’un se pose comme analyste, il est libre dans cette espèce d’inauguration, que j’ai faite alors et que j’ai appelé Proposition. Il est libre, il peut aussi bien ne pas le faire, et garder les choses pour lui, mais il est libre aussi de s’offrir à cette épreuve de venir les confier – les confier à des gens que j’ai choisis exprès pour être exactement au même point que lui.
Il est évident en effet que si c’est à un aîné, à un titularisé, voire à un didacticien comme on s’exprime, qu’il va s’adresser, on peut être sûr que son témoignage sera complètement à côté de la plaque. Parce que d’abord, il sait très bien que le pauvre crétin auquel il s’adresse a déjà tellement de bouteille qu’il ne sait absolument pas, tout comme moi, pourquoi il s’est engagé dans cette profession d’analyste. Moi, je m’en souviens un peu, et je m’en repens. Mais pour la plupart, ils l’ont totalement oublié. Ils ne voient que leur position d’autorité, et dans ces conditions, on essaye de se mettre au pas de celui qui a l’autorité, c’est-à-dire qu’on ment, tout simplement. Alors j’ai essayé que cela soit toujours à des personnes débutantes comme eux dans la fonction d’analyste, qu’ils s’adressent.
Malgré tout, j’ai gardé – faut toujours se garder d’innover, (9)c’est pas mon genre, j’ai jamais innové en rien – une sorte de jury qui est fait du consentement de tout le monde. Il n’y a rien qui ne soit aussi frappant que ceci – si vous faites élire un jury quelconque, si vous faites voter, voter à bulletin secret, ce qui sort, c’est le nom de gens déjà parfaitement bien repérés. La foule veut des leaders. C’est déjà fort heureux quand elle n’en veut pas un seul. Alors la foule qui veut des leaders élit des leaders qui sont déjà là par le fonctionnement de choses. C’est devant ce jury que viennent témoigner ceux qui ont reçu le témoignage de ceux qui se veulent analystes.
Dans l’esprit de ma Proposition, cette opération est faite pour éclairer ce qui se passe à ce moment. C’est exactement ce que Freud nous dit – quand nous avons un cas, ce que l’on appelle un cas, en analyse, il nous recommande de ne pas le mettre d’avance dans un casier. Il voudrait que nous écoutions, si je puis dire, en toute indépendance des connaissances acquises par nous, que nous sentions à quoi nous avons affaire, à savoir la particularité du cas. C’est très difficile, parce que le propre de l’expérience est évidemment de préparer un casier. Il nous est très difficile, à nous analystes, hommes, où femmes, d’expérience, de ne pas juger de ce cas en train de fonctionner et d’élaborer son analyse, de ne pas nous souvenir à son propos des autres cas. Quelle que soit notre prétendue liberté – car cette liberté, il est impossible d’y croire –, il est clair que nous ne pouvons nous nettoyer de ce qui est notre expérience. Freud insiste beaucoup là-dessus, et si c’était compris, cela donnerait peut-être la voie vers un tout autre mode d’intervention – mais cela ne peut pas l’être.
C’est donc dans cet esprit que j’ai voulu que quelqu’un qui est au même niveau que celui qui franchit ce pas, porte témoignage. C’est, en somme, pour nous éclairer. Il arrive que de temps en temps, quelqu’un porte un témoignage qui a le caractère – ça, ça se reconnaît quand même – de l’authenticité. Alors, j’ai prévu que cette personne, on se l’agrégerait au niveau où il y a des gens qui sont censés penser à ce qu’ils font, de façon à faire un triage. Qu’est-ce que c’est devenu tout aussitôt ? Bien sûr, c’est devenu un autre mode de sélection. À savoir qu’une personne qui a témoigné en tout honnêteté de ce qu’elle a fait dans son analyse dite après coup didactique, se sent retoquée si, à la suite de ce témoignage, elle ne fait partie de ce par quoi j’ai essayé d’élargir le groupe de ceux qui sont capables de réfléchir un peu sur ce qu’ils font. Ils se sentent dépréciés, quoique je fasse tout pour que ce ne soit pas le cas. J’essaie de leur expliquer ce que leur témoignage nous a apporté, d’une certaine manière d’entrer dans l’analyse après s’être fait soi-même former par ce qui est exigible. Ce qui est exigible, c’est évidemment d’être passé par cette expérience. Comment la transmettre si on ne s’y est pas soumis soi-même ? Enfin, bref.
(10)Je voudrais évoquer ici la formule de Freud du Soll Ich Werden, à laquelle j’ai plus d’une fois fait un sort[1]. Werden, qu’est-ce que cela veut dire ? Il est très difficile de le traduire. Il va vers quelque chose. Ce quelque chose, est-ce le den ? Le Werden, est-ce un verdoiement ? Qu’y a-t-il dans le devenir allemand ? Chaque langue a son génie, et traduire Werden par devenir n’a vraiment de portée que dans ce qu’il y a déjà de den dans le devenir. C’est quelque chose de l’ordre du dénuement, si l’on peut dire. Le dénuement n’est pas la même chose que le dénouement. Mais laissons cela en suspens.
Ce dont il s’agit, c’est de prendre la mesure de ce fait que Freud – chose très surprenante de la part d’un homme si vraiment praticien – n’a mis en valeur que dans le premier temps de son œuvre, dans cette première étape qui va jusque vers 1914, avant la première guerre – dans sa Traumdeutung, dans sa Psychopathologie de la vie dite quotidienne, et dans son Mot d’esprit tout particulièrement. Il a mis en valeur ceci, et le surprenant est qu’il ne l’ait pas touché du doigt, c’est que son hypothèse de l’Unbewusstsein, de l’inconscient, eh bien, si l’on peut dire, il l’a mal nommée.
L’inconscient, ce n’est pas simplement d’être non su. Freud lui-même le formule déjà en disant Bewusst. Je profite ici de la langue allemande, où il peut s’établir un rapport entre Bewusst et Wissen. Dans la langue allemande, le conscient de la conscience se formule comme ce qu’il est vraiment, à savoir la jouissance d’un savoir. Ce que Freud a apporté, c’est ceci, qu’il n’y a pas besoin de savoir qu’on sait pour jouir d’un savoir.
Touchons enfin cette expérience que nous faisons tous les jours. Si ce dont nous parlons est vrai, si c’est bien à une étape précoce que se cristallise pour l’enfant ce qu’il faut bien appeler par son nom, à savoir les symptômes, si l’époque de l’enfance est bien pour cela décisive, comment ne pas lier ce fait à la façon dont nous analysons les rêves et les actes manqués ? – Je ne parle pas des mots d’esprit, complètement hors de la portée des analystes, qui n’ont naturellement pas le moindre esprit. C’est du Freud, mais ça prouve quand même que là Freud, tout de même, a dû s’apercevoir que l’énoncé d’un acte manqué ne prend sa valeur que des expliques d’un sujet. Comment interpréter un acte manqué ? On serait dans le noir total, si le sujet ne disait pas à ce propos un ou deux petits trucs, qui permettent de lui dire – mais enfin, quand vous avez sorti votre clef de votre poche pour entrer chez moi, analyste, ça a quand même un sens – et selon son état d’avancement, on lui expliquera le sens à divers titre – soit par le fait qu’il croit être chez lui, ou qu’il désire être chez lui, ou même plus loin que le fait d’entrer la clé dans la serrure prouve quelque chose qui tient au symbolisme de la serrure et de la clé. Le symbolisme de la Traumdeutung est (11)exactement le même tabac. Qu’est-ce que c’est que ces rêves, si ce n’est des rêves racontés ? C’est dans le procès de leur récit que se lit ce que Freud appelle leur sens. Comment même soutenir une hypothèse telle que celle de l’inconscient ? – si l’on ne voit pas que c’est la façon qu’a eue le sujet, si tant est qu’il y a un sujet autre que divisé, d’être imprégné, si l’on peut dire, par le langage.
Nous savons bien dans l’analyse l’importance qu’a eue pour un sujet, je veux dire ce qui n’était à ce moment-là encore que rien du tout, la façon dont il a été désiré. Il y a des gens qui vivent sous le coup, et cela leur durera longtemps dans leur vie, sous le coup du fait que l’un des deux parents – je ne précise pas lequel – ne les pas désirés. C’est bien ça, le texte de notre expérience de tous les jours.
Les parents modèlent le sujet dans cette fonction que j’intitule du symbolisme. Ce qui veut dire strictement, non pas que l’enfant soit de quelque façon le principe d’un symbole, mais que la façon dont lui a été instillé un mode de parler ne peut que porter la marque du mode sous lequel les parents l’on accepté. Je sais bien qu’il y a à cela toutes sortes de variations, et d’aventures. Même un enfant non désiré peut, au nom de je ne sais quoi qui vient de ses premiers frétillements, être mieux accueilli plus tard. N’empêche que quelque chose gardera la marque de ce que le désir n’existait pas avant une certaine date.
Comment a-t-on pu à ce point méconnaître jusqu’à Freud, que ces gens que l’on appelle des hommes, des femmes éventuellement, vivent dans la parlote ? Il est très curieux pour des gens qui croient qu’ils pensent, qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils pensent avec des mots. Il y des trucs là-dessus avec lesquels il faut en finir, n’est-ce pas ? La thèse de l’école de Würzburg, sur la soi-disant aperception de je ne sais quelle pensée synthétique qui n’articulerait pas, est vraiment la plus délirante qu’une école de prétendus psychologues ait produite. C’est toujours à l’aide de mots que l’homme pense. Et c’est dans la rencontre de ces mots avec son corps que quelque chose se dessine. D’ailleurs, j’oserais dire à ce propos le terme d’inné – s’il n’y avait pas de mots, de quoi l’homme pourrait-il témoigner ? C’est là qu’il met le sens.
J’ai essayé à la façon que j’ai pu, de faire revivre quelque chose qui n’était pas de moi, mais qui avait déjà été aperçu par les vieux stoïciens. Il n’y a aucune raison de penser que la philosophie ait toujours été la même chose que ce qu’elle est pour nous. En ce temps-là la philosophie était un mode de vivre – un mode de vivre à propos de quoi on pouvait s’apercevoir, bien avant Freud, que le langage, ce langage qui n’a absolument pas d’existence théorique, intervient toujours sous la forme de ce que j’appelle d’un mot que j’ai voulu faire aussi proche que possible du mot lallation – lalangue.
(12)Lalangue, les anciens depuis le temps d’Esope, s’étaient très bien aperçus que c’était absolument capital. Il y a là-dessus une fable bien connue, mais personne ne s’en aperçoit. Ce n’est pas du tout au hasard que dans lalangue quelle qu’elle soit dont quelqu’un a reçu la première empreinte, un mot est équivoque. Ce n’est certainement pas par hasard qu’en français le mot ne se prononce d’une façon équivoque avec le mot nœud. Ce n’est pas du tout par hasard que le mot pas, qui en français redouble la négation contrairement à bien d’autres langues, désigne aussi un pas. Si je m’intéresse tellement au pas, ce n’est pas par hasard. Cela ne veut pas dire que la langue constitue d’aucune façon un patrimoine. Il est tout à fait certain que c’est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire. C’est, si vous me permettez d’employer pour la première fois ce terme, dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient – je veux dire que ce qui fait que chacun n’a pas trouvé d’autres façons de sustenter que ce que j’ai appelé tout à l’heure le symptôme.
Lisez un peu, je suis sûr que cela ne vous arrive pas souvent, l’Introduction à la psychanalyse, les Vorlesungen de Freud. Il y a deux chapitres sur le symptôme. L’un s’appelle Wege zur Symptom Bildung, c’est le chapitre 23, puis vous vous apercevez qu’il y a un chapitre 17 qui s’appelle Der Sinn, le sens des symptômes. Si Freud a apporté quelque chose, c’est ça. C’est que les symptômes ont un sens, et un sens qui ne s’interprète correctement – correctement voulant dire que le sujet en lâche un bout – qu’en fonction de ses premières expériences, à savoir pour autant qu’il rencontre, ce que je vais appeler aujourd’hui, faute de pouvoir en dire plus ni mieux, la réalité sexuelle.
Freud a beaucoup insisté là-dessus. Et il a cru pouvoir accentuer notamment le terme d’autoérotisme, en ceci que cette réalité sexuelle, l’enfant la découvre d’abord sur son propre corps. Je me permets – cela ne m’arrive pas tous les jours – de n’être pas d’accord – et ceci au nom de l’œuvre de Freud lui-même.
Si vous étudiez de près le cas du petit Hans, vous verrez que ce qu’y s’y manifeste, c’est que ce qu’il appelle son Wiwimacher, parce qu’il ne sait pas comment l’appeler autrement, s’est introduit dans son circuit. En d’autres termes, pour appeler les choses tranquillement par leur nom, il a eu ses premières érections. Ce premier jouir se manifeste, on pourrait dire chez quiconque. Bien sûr, n’est-ce pas, non pas vrai, mais vérifié, chez tous. Mais c’est justement là qu’est la pointe de ce que Freud a apporté – il suffit que cela soit vérifié chez certains pour que nous soyons en droit de construire là-dessus quelque chose qui a le plus étroit rapport avec l’inconscient. Car après (13)tout, c’est un fait – l’inconscient, c’est Freud qui l’a inventé. L’inconscient est une invention au sens où c’est une découverte, qui est liée à la rencontre que font avec leur propre érection certains êtres.
Nous appelons ça comme ça, être, parce que nous ne savons pas parler autrement. On ferait mieux de se passer du mot être. Quelques personnes dans le passé y ont été sensibles. Un certain Saint Thomas d’Aquin – c’est un saint homme lui aussi, et même un symptôme – a écrit quelque chose qui s’appelle De ente et essentia. Je ne peux dire que je vous en recommande la lecture, parce que vous ne la ferez pas, mais c’est très astucieux. S’il y a quelque chose qui s’appelle l’inconscient, cela veut dire qu’il n’y a pas besoin de savoir ce que l’on fait pour le faire, et pour le faire en le sachant très bien. Il y aura peut-être une personne qui lira ce De ente et essentia, et qui s’apercevra de ce que ce saint homme, ce symptôme, dégouase très bien – l’être, ça ne s’attrape pas si facilement, ni l’essence.
Il n’y a pas besoin de savoir tout ça. Il n’y a besoin que de savoir que chez certains êtres, qu’on les appelle, la rencontre avec leur propre érection n’est pas du tout autoérotique. Elle est tout ce qu’il y a de plus hétéro. Ils se disent – Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Et ils se le disent si bien que ce pauvre petit Hans ne pense qu’à ce ça – l’incarner dans des objets tout ce qu’il y a de plus externes, à savoir dans ce cheval qui piaffe, qui rue, qui se renverse, qui tombe par terre. Ce cheval qui va et vient, qui a une certaine façon de glisser le long des quais en tirant un chariot, est tout ce qu’il y a de plus exemplaire pour lui de ce à quoi il a affaire, et auquel il ne comprend exactement rien, grâce au fait, bien sûr, qu’il a un certain type de mère et un certain type de père. Son symptôme, c’est l’expression, la signification de ce rejet.
Ce rejet ne mérite pas du tout d’être épinglé de l’autoérotisme, sous ce seul prétexte qu’après tout ce Wiwimacher, il l’a, accroché quelque part au bas de son ventre. La jouissance qui est résultée de ce Wiwimacher lui est étrangère, au point d’être au principe de sa phobie. Phobie veut dire qu’il en a la trouille. L’intervention du professeur Freud médiée par le père est tout un truquage, qui n’a qu’un seul mérite, c’est d’avoir réussi. Il arrivera à faire supporter la petite queue par quelqu’un d’autre, à savoir en l’occasion sa petite sœur.
J’abrège ici le cas du petit Hans. Je ne l’ai introduit que parce que, étant donné que vous êtes d’une ignorance absolument totale, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas improvisé aujourd’hui. Je ne vais pas me mettre à vous lire tous les trucs que j’ai mijotés pour vous. Je veux simplement essayer de faire passer quelque chose de ce qui est arrivé, vers la fin du siècle dernier, chez quelqu’un qui n’était pas un génie, comme on le dit, mais un honnête imbécile, comme moi.
(14)Freud s’est aperçu qu’il y avait des choses dont personne ne pouvait dire que le sujet parlant les savait sans les savoir. Voilà le relief des choses. C’est pour cela que j’ai parlé du signifiant, et de son effet signifié. Naturellement, avec le signifiant, je n’ai pas du tout vidé la question. Le signifiant est quelque chose qui est incarné dans le langage. Il se trouve qu’il y a une espèce qui a su aboyer d’une façon telle qu’un son, en tant que signifiant, est différent d’un autre. Olivier Flournoy m’a dit avoir publié un texte de Spitz. Lisez son De la naissance à la parole pour tacher de voir enfin comment s’éveille la relation à l’aboiement. Il y a un abîme entre cette relation à l’aboiement et le fait qu’à la fin, l’être humilié, l’être humus, l’être humain, l’être comme vous voudrez l’appeler – il s’agit de vous, de vous et moi –, que l’être humain arrive à pouvoir dire quelque chose. Non seulement à pouvoir le dire, mais encore ce chancre que je définis d’être le langage, parce que je ne sais pas comment autrement l’appeler, ce chancre qu’est le langage, implique dès le début une espèce de sensibilité.
J’ai très bien vu de tout petits enfants, ne serait-ce que les miens. Le fait qu’un enfant dise peut-être, pas encore, avant qu’il soit capable de vraiment construire une phrase, prouve qu’il y a en lui quelque chose, une passoire qui se traverse, par où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille. C’est ça que lui laisse toute cette activité non réfléchie – des débris, auxquels, sur le tard, parce qu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. Grâce à quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage.
Permettez-moi d’avancer ici quelques équations timides, à propos de ce que j’ai avancé dans mes Écrits comme la signification du phallus, ce qui est une très mauvaise traduction pour Die Bedeutung des Phallus.
Il est surprenant que la psychanalyse n’ait pas donné là la moindre stimulation à la psychologie. Freud a tout fait pour cela, mais, bien entendu, les psychologues sont sourds. Cette chose n’existe que dans le vocabulaire des psychologues – une psyché comme telle accolée à un corps. Pourquoi diable, c’est le cas de le dire, pourquoi diable l’homme serait-il double ? Qu’il ait un corps recèle suffisamment de mystères, et Freud, frayé par la biologie, a assez bien marqué la différenciation du soma et du germen. Pourquoi diable ne pas nettoyer notre esprit de toute cette psychologie à la manque, et ne pas essayer d’épeler ce qu’il en est de la Bedeutung du phallus ? J’ai dû traduire par signification, faute de pouvoir donner un équivalent. Bedeutung est différent de Sinn, de l’effet de sens, et désigne le rapport au réel. Pourquoi, depuis que la psychanalyse existe, les questions n’ont-elles pas été posées au niveau de ceci ? Pourquoi est-ce que ce soi-disant être, pourquoi est-ce que ce(14)se jouis est-il apparu sur ce qu’on appelle la terre ? Nous nous imaginons que c’est un astre privilégié sous ce prétexte qu’il y existe l’homme, et d’une certaine façon, c’est vrai – à cette seule condition qu’il n’y ait pas d’autres mondes habités.
Est-ce qu’il ne vous vient pas à l’esprit que cette « réalité sexuelle », comme je m’exprimait tout à l’heure, est spécifiée dans l’homme de ceci, qu’il n’y a, entre l’homme mâle et femelle, aucun rapport instinctuel ? Que rien ne fasse que tout homme – pour désigner l’homme par ce qui lui va assez bien, étant donné qu’il imagine l’idée du tout naturellement – que tout homme n’est pas apte à satisfaire toute femme ? Ce qui semble bien être la règle pour ce qui est des autres animaux. Évidemment, ils ne satisfont pas toutes les femelles, mais il s’agit seulement d’aptitudes. L’homme – puisqu’on peut parler de l’homme, l apostrophe –, il faut qu’il se contente d’en rêver. Il faut qu’il se contente d’en rêver parce qu’il est tout à fait certain que, non seulement il ne satisfait pas toute femme, mais que La femme – j’en demande pardon aux membres peut-être ici présentes du M.L.F. –, La femme n’existe pas. Il y des femmes, mais La femme, c’est un rêve de l’homme.
Ce n’est pas pour rien qu’il ne se satisfait que d’une, voire de plusieurs femmes. C’est parce que pour les autres, il n’en a pas envie. Il n’en a pas envie pourquoi ? Parce qu’elles ne consonnent pas, si je puis m’exprimer ainsi, avec son inconscient.
Ce n’est pas seulement qu’il n’y a pas La femme – La femme se définit d’être ce que j’ai épinglé déjà bien avant et que je répète pour vous – du pas toute. Cela va plus loin, et ce n’est pas de l’homme que cela vient, contrairement à ce que croient les membres du M.L.F., c’est d’elles-mêmes. C’est en elles-mêmes qu’elles sont pas toutes. À savoir qu’elles ne prêtent pas à la généralisation. Même, je le dis là entre parenthèses, à la généralisation phallocentrique.
Je n’ai pas dit que la femme est un objet pour l’homme. Bien au contraire, j’ai dit que c’était quelque chose avec quoi il ne sait jamais se débrouiller. En d’autres termes, il ne manque jamais de s’embrouiller les pattes en en abordant une quelconque – soit parce qu’il s’est trompé, soit parce que c’est justement celle-là qu’il lui fallait. Mais il ne s’en aperçoit jamais qu’après coup.
C’est un des sens de l’après-coup dont j’ai parlé à l’occasion, et qui a été si mal relayé dans le fameux et éternel Vocabulaire de la psychanalyse par quoi Lagache a là gâché la psychanalyse toute entière. Bon, enfin, ce n’est déjà pas si mal, n’exagérons pas. La seule chose qui l’intéressait probablement, c’était de lagacher ce que je disais. Après tout, pourquoi ne lagacherait–on pas ?
Je ne suis pas absolument sûr d’avoir raison en tout. Non seulement je n’en suis pas sûr, mais j’ai bien l’attitude freudienne. (16)Le prochain truc qui me fera réviser à l’occasion tout mon système, je ne demanderais pas mieux que de le recueillir. Tout ce que je peux dire, c’est que, grâce sans doute à ma connerie, ce n’est pas encore arrivé.
Voilà. Maintenant, je vous laisserai la parole.
Je serais content, après ce jaspinage, de savoir ce que vous en avez retiré.
RÉPONSES
DR J. L. – Pour encourager quiconque qui aurait une question à poser, je voudrais vous dire que quelqu’un qui avait à prendre un train, je ne sais pour où…
– Pour Lausanne.
– Vous savez qui c’est ?
– Le Dr Bovet.
DR J. L. – C’est un nom qui ne m’est pas inconnu. Le Dr Bovet m’a posé une question que je trouve très bonne, façon de parler. Jusqu’à quel point, m’a-t-il dit, vous prenez-vous au sérieux ? Ce n’est pas mal, et j’espère que cela va vous encourager. C’est le genre de question dont je me fous. Continuer au point d’en être à la vingt deuxième année de mon enseignement, implique que je me prends au sérieux. Si je n’ai pas répondu, c’est qu’il avait un train à prendre. Mais j’ai tout de même déjà répondu à cette question, implicitement, en identifiant le sérieux avec la série. Une série mathématique, qu’elle soit convergente ou divergente, cela veut dire quelque chose. Ce que j’énonce est tout à fait de cet ordre. J’essaie de serrer de plus en plus près, de faire une série convergente. Est-ce que j’y réussis ? Naturellement, quand on est captivé… Mais même une série divergente a de l’intérêt, à sa façon, elle converge aussi – ceci pour les personnes qui auraient quelque idée des mathématiques. Puisqu’il s’agit du Dr Bovet, qu’on lui transmette cette réponse.
DR CRAMER – Vous avez dit, si je vous ai bien suivi, que c’est la mère qui parle à l’enfant, mais encore faut-il que l’enfant l’entende. C’est sur ce « encore faut-il que l’enfant l’entende » que j’aimerais vous poser une question.
DR J. L. – Oui !
– Qu’est-ce qui fait qu’un enfant peut entendre ? Qu’est-ce qui fait que l’enfant est réceptif à un ordre symbolique que lui enseigne la mère, ou que lui apporte la mère ? Est-ce qu’il y a là quelque chose d’immanent dans le petit homme ?
DR J. L. – Dans ce que j’ai dit, il me semble que je l’impliquais. L’être que j’ai appelé humain est essentiellement un être parlant.
– Et un être qui doit pouvoir aussi entendre.
DR J. L. – Mais entendre fait partie de la parole. Ce que j’ai évoqué concernant le peut-être, le pas encore, on pourrait citer d’autres exemples, prouve que la résonance de la parole est quelque(17)chose de constitutionnel. Il est évident que cela est lié à la spécificité de mon expérience. À partir du moment où quelqu’un est en analyse, il prouve toujours qu’il a entendu. Que vous souleviez la question qu’il y ait des êtres qui n’entendent rien est suggestif certes, mais difficile à imaginer. Vous me direz qu’il y a des gens qui peuvent peut-être n’entendre que le brouhaha, c’est à dire que ça jaspine tout autour.
– Je pensais aux autistes, par exemple. Ce serait un cas où le réceptacle n’est pas en place, et où l’entendre ne peut pas se faire.
DR J. L. – Comme le nom l’indique, les autistes s’entendent eux-mêmes. Ils entendent beaucoup de choses. Cela débouche même normalement sur l’hallucination, et l’hallucination a toujours un caractère plus ou moins vocal. Tous les autistes n’entendent pas des voix, mais ils articulent beaucoup de choses, et ce qu’ils articulent, il s’agit justement de voir d’où ils l’ont entendu. Vous voyez des autistes ?
– Oui.
DR J. L. – Alors, que vous en semble, des autistes, à vous ?
– Que précisément ils n’arrivent pas à nous entendre, qu’ils restent coincés.
DR J. L. – Mais c’est tout à fait autre chose. Ils n’arrivent pas à entendre ce que vous avez à leur dire en tant que vous vous en occupez.
– Mais aussi que nous avons de la peine à les entendre. Leur langage reste quelque chose de fermé.
DR J. L. – C’est bien justement ce qui fait que nous ne les entendons pas. C’est qu’ils ne vous entendent pas. Mais enfin, il y a sûrement quelque chose à leur dire.
– Ma question allait un peu plus loin. Est-ce que le symbolique – et là je vais employer un courtcircuitage – ça s’apprend ? Est-ce qu’il y a en nous quelque chose dès la naissance qui fait qu’on est préparé pour le symbolique, pour recevoir précisément le message symbolique, pour l’intégrer ?
DR J. L. – Tout ce que j’ai dit l’impliquait. Il s’agit de savoir pourquoi il y a quelque chose chez l’autiste, ou chez celui qu’on appelle schizophrène, qui se gèle, si on peut dire. Mais vous ne pouvez dire qu’il ne parle pas. Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages finalement plutôt verbeux.
– Est-ce que vous concevez que le langage n’est pas seulement verbal, mais qu’il y a un langage qui n’est pas verbal ? Le langage des gestes, par exemple.
DR J. L. – C’est une question qui a été soulevée il y a très longtemps par un nommé Jousse, à savoir que le geste précéderait la parole. Je crois qu’il y a quelque chose de spécifique dans la parole. La structure verbale est tout à fait spécifique, et nous en avons un témoignage dans le fait que ceux qu’on appelle les sourds-muets sont capables d’un type de gestes qui n’est pas du tout le geste expressif comme tel. Le cas des sourds-muets est (18)démonstratif de ceci qu’il y a une prédisposition au langage, même chez ceux qui sont affectés de cette infirmité – le mot infirmité me paraît là tout à fait spécifique. Il y a le discernement qu’il peut y avoir quelque chose de signifiant comme tel. Le langage sur les doigts ne se conçoit pas sans une prédisposition à acquérir le signifiant, quelle que soit l’infirmité corporelle. Je n’ai pas du tout parlé tout à l’heure de la différence entre le signifiant et le signe.
O. FLOURNOY – Je crois que Mr Auber serait heureux si vous pouviez élaborer éventuellement un peu la différence que vous venez de mentionner.
DR J. L. – Cela nous mène très loin, à la spécificité du signifiant. Le type du signe est à trouver dans le cycle de la manifestation qu’on peut, plus ou moins à juste titre, qualifier d’extérieur. C’estpas de fumée sans feu. Que le signe soit tout de suite happé comme ceci – s’il y a du feu, c’est qu’il y a quelqu’un qui le fait. Même si on s’aperçoit après coup que la forêt flambe sans qu’il y ait de responsable. Le signe verse toujours, tout de suite, vers le sujet et vers le signifiant. Le signe est tout de suite happé comme intentionnel. Ce n’est pas le signifiant. Le signifiant est d’emblée perçu comme le signifiant.
– Dans la suite de ce qu’on a dit, vous avez eu des phrases que j’ai trouvé très belles sur la femme. Telle que « La femme n’existe pas, il y a des femmes. La femme est un rêve de l’homme ».
DR J. L. – C’est un rêve parce qu’il ne peut pas faire mieux.
– Ou encore : « La femme est ce avec quoi l’homme ne sait jamais se débrouiller ». Il me semble que dans le titre de votre conférence on parlait de symptôme, et j’ai eu l’impression finalement que la femme, c’est le symptôme de l’homme.
DR J. L. – Je l’ai dit en toute lettre dans mon séminaire.
– Peut-on dire réciproquement que l’homme est le symptôme de la femme ? Est-ce que cela signifie que chez la fillette et le petit garçon, le message que la mère va transmettre, le message symbolique, signifiant, va être reçu de la même chose, parce que c’est la mère qui le transmet, soit à la fille soit au garçon ? Y a-t-il une réciprocité ou une différence à laquelle on n’échappe pas ?
DR J. L. – Il y a sûrement une différence, qui tient à ceci que les femmes comprennent très bien que l’homme est un drôle d’oiseau. Il faut juger cela au niveau des femmes analystes. Les femmes analystes sont les meilleures. Elles sont meilleures que l’homme analyste.
– Quel est finalement ce rapport avec le signifiant qui a l’air d’être quelque chose de trans-sexuel, bisexuel ?
M. X. – Les femmes sont meilleures analystes, meilleures en quoi ? Meilleures comment ?
DR J. L. – Il est clair qu’elles sont beaucoup plus actives. Il n’y a pas beaucoup d’analystes qui aient témoigné qu’ils comprenaient quelque chose. Les femmes s’avancent. Vous n’avez qu’à voir Melanie Klein. Les femmes y vont, et elles y vont avec un (19)sentiment tout à fait direct de ce qu’est le bébé dans l’homme. Pour les hommes, il faut un rude brisement.
M. X. – Les hommes ont aussi envie d’avoir un bébé.
DR J. L. – De temps en temps, ils ont envie d’accoucher, c’est vrai. De temps en temps, il y a des hommes qui, pour des raisons qui sont toujours très précises, s’identifient à la mère. Ils ont envie, non seulement d’avoir un bébé, mais de porter un bébé, cela arrive couramment. Dans mon expérience analytique, j’en ai cinq ou six cas tout à fait clairs, qui étaient arrivés à le formuler.
M. VAUTHIER – Comme analyste, avez-vous eu l’occasion de toucher de près de grands patients psychosomatiques ? Quelle est la position du signifiant par rapport à eux ? Quelle est leur position par rapport à leur accession au symbolique ? On a l’impression qu’ils n’ont pas touché au registre symbolique, ou on ne sait pas comment l’accrocher. J’aimerais savoir si dans votre manière de poser le problème, vous avez une formule qui puisse s’appliquer à ce genre de patients ?
DR J. L. – Il est certain que c’est dans le domaine le plus encore inexploré. Enfin, c’est tout de même de l’ordre de l’écrit. Dans beaucoup de cas nous ne savons pas le lire. Il faudrait dire ici quelque chose qui introduirait la notion d’écrit. Tout se passe comme si quelque chose était écrit dans le corps, quelque chose qui est donné comme une énigme. Il n’est pas du tout étonnant que nous ayons ce sentiment comme analystes.
– Mais comment leur faire parler ce qui est écrit ? Là, il me semble qu’il y a une coupure.
DR J. L. – C’est tout à fait vrai. Il y a ce que les mystiques appellent la signature des choses, ce qu’il y a dans les choses qui peut se lire. Signatura ne veut pas dire signum, n’est-ce pas ? Il y a quelque chose à lire devant quoi, souvent, nous nageons.
M. NICOLAÏDIS – Est-ce qu’on peut dire peut-être que le psychosomatique s’exprime avec un langage hiéroglyphique, tandis que le névrosé le fait avec un langage alphabétique ?
DR J. L. – Mais ça, c’est du Vico.
– On est toujours le second.
DR J. L. – Bien sûr qu’on est toujours le second. Il y a toujours quelqu’un qui a dit.
– Pourtant, il n’a pas parlé de psychosomatique.
DR J. L. – Vico ? Sûrement pas. Mais enfin, prenons les choses par ce biais. Oui, le corps considéré comme cartouche, comme livrant le nom propre. Il faudrait avoir de l’hiéroglyphe une idée un peu plus élaborée que n’a Vico. Quand il dit hiéroglyphique, il ne semble pas avoir – j’ai lu la Scienza nuova – des idées très élaborées pour son époque.
O. FLOURNOY – J’aimerais que nos compagnes prennent la parole. Mme Rossier. Que le dialogue inter-sexuel s’engage.
MME ROSSIER – Je voulais dire que lorsque vous avez parlé, évoquant les psychosomatiques, de quelque chose d’écrit, j’ai compris des cris, (20)le cri. Et je me suis demandé si l’inscription dans le corps des psychosomatiques ne ressemble pas plus à un cri qu’à une parole, et c’est pour cela que nous avons tant de peine à le comprendre. C’est un cri répétitif, mais peu élaboré. Je ne penserais pas du tout au hiéroglyphe, qui me semble déjà beaucoup trop compliqué.
DR J. L. – C’est plutôt compliqué, un malade psychosomatique, et cela ressemble plus à un hiéroglyphe qu’à un cri.
O. FLOURNOY – Et pourtant, un cri est diablement difficile à traduire.
DR J. L. – Ça c’est vrai.
M. VAUTHIER – On accorde toujours un signifiant à un cri. Tandis qu’au psychosomatique, on aimerait bien pouvoir lui accorder un signifiant.
DR J. L. – Freud parle du cri à un moment. Il faudrait que je vous le retrouve. Il parle du cri, mais cela tombe à plat.
MME Y. – La différence entre le mot écrit et le mot parlé ? Vous avez l’air de penser quelque chose à ce sujet.
DR J. L. – Il est certain qu’il y a là, en effet, une béance tout à fait frappante. Comment est-ce qu’il y a une orthographe ? C’est la chose la plus stupéfiante du monde, et qu’en plus ce soit manifestement par l’écrit que la parole fasse sa trouée, par l’écrit et uniquement par l’écrit, l’écrit de ce qu’on appelle les chiffres, parce qu’on ne veut pas parler des nombres. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de ce que l’on posait tout à l’heure comme question – de l’ordre de l’immanence. Le corps dans le signifiant fait trait, et trait qui est un Un. J’ai traduit le Einziger Zug que Freud énonce dans son écrit sur l’identification, par trait unaire. C’est autour du trait unaire que pivote toute la question de l’écrit. Que le hiéroglyphe soit égyptien ou chinois, c’est à cet égard la même chose. C’est toujours d’une configuration du trait qu’il s’agit. Ce n’est pas pour rien que la numération binaire ne s’écrit rien qu’avec des 1 et des 0. La question devrait se juger au niveau de – quelle est la sorte de jouissance qui se trouve dans le psychosomatique ? Si j’ai évoqué une métaphore comme celle du gelé, c’est bien parce qu’il y a certainement cette espèce de fixation. Ce n’est pas pour rien non plus que Freud emploie le terme de Fixierung – c’est parce que le corps se laisse aller à écrire quelque chose de l’ordre du nombre.
M.VAUTHIER – Il y a quelque chose de paradoxal. Quand on a l’impression que le mot jouissance reprend un sens avec un psychosomatique, il n’est plus psychosomatique.
DR J. L. – Tout à fait d’accord. C’est par ce biais, c’est par la révélation de la jouissance spécifique qu’il a dans sa fixation qu’il faut toujours viser à aborder le psychosomatique. C’est en ça qu’on peut espérer que l’inconscient, l’invention de l’inconscient, puisse servir à quelque chose. C’est dans la mesure où ce que nous espérons, c’est de lui donner le sens de ce dont il s’agit. Le psychosomatique est quelque chose qui est tout de même, (21)dans son fondement, profondément enraciné dans l’imaginaire.
M. Z. – Soll Ich werden, vous avez plus ou moins transcrit avec le travail de « il est pensé ». Je pense au discours de l’obsessionnel qui pense, qui repense, qui cogite, qui en tous cas arrive lui aussi au « il est pensé ». Le « il est pensé », peut-on le comprendre aussi comme « dépensé », dans le sens ou le « dé » veut dire de haut en bas, démonter, désarticuler, et finalement faire tomber la statue ? Peut-on conjoindre le « dépensé » au « il est pensé » ?
DR J. L. – Cela a le plus grand rapport avec l’obsession. L’obsessionnel est très essentiellement quelqu’un qui est pense. Il est pense avarement. Il est pense en circuit fermé. Il est pense pour lui tout seul. C’est par les obsessionnels que cette formule m’a été inspirée. Vous en avez très bien reconnu l’affinité avec l’obsessionnel, car je ne l’ai pas dit.
MME VERGOPOULO – Il y a quelque chose qui m’a frappée dans le séminaire, par rapport au temps. Le concept est le temps de la chose. Dans le cadre du transfert, vous dites que la parole n’a que valeur de parole, qu’il n’y a ni émotion, ni projection, ni déplacement. Je dois dire que je n’ai pas très bien compris ce qu’est le sens de la parole dans le transfert ?
DR J. L. – Sur quoi visez-vous à obtenir une réponse ? Sur le rapport du concept avec le temps ?
– Sur le rapport de la parole ancienne avec la parole actuelle. Dans le transfert, si l’interprétation vise juste, c’est parce qu’il y a une coïncidence entre la parole ancienne et la parole actuelle.
DR J. L. – Il faut bien que de temps en temps, je m’exerce à quelque chose de tentatif. Que le concept soit le temps est une idée hégélienne. Mais il se trouve que, dans une chose qui est dans mesÉcrits, sur le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée, j’ai souligné la fonction de la hâte en logique, à savoir qu’on ne peut pas rester en suspens puisqu’il faut à un moment conclure. Je m’efforce là de nouer le temps à la logique elle-même. J’ai distingué trois temps, mais c’est un peu vieillot, j’ai écrit cela il y a longtemps, tout de suite après la guerre. Jusqu’à un certain point, on conclut toujours trop tôt. Mais ce trop tôt est simplement l’évitement d’un trop tard. Cela est tout à fait lié au fin fond de la logique. L’idée du tout, de l’universel, est déjà en quelque sorte préfiguré dans le langage. Le refus de l’universalité est esquissé par Aristote, et il le rejette, parce que l’universalité est l’essentiel de sa pensée. Je puis avancer avec une certaine vraisemblance que le fait qu’Aristote le rejette est l’indice du caractère en fin de compte non nécessité de la logique. Le fait est qu’il n’y a de logique que chez un vivant humain.
M. MELO – Dans votre première réponse, vous êtes parti du mot sérieux, et vous êtes arrivé à la notion de série. J’ai été très frappé de voir comment nous avons réagi à ce mot série, en alignant une série de malades les uns après les autres. Il y a eu l’autiste, l’obsessionnel, le psychosomatique, et il y a eu la femme. Cela m’a amené à penser au fait (22)que vous étiez venu nous parler, et que nous étions venus vous écouter.
Voici ma question. Ne pensez-vous pas qu’entre transfert et contre-transfert, il y a réellement une différence qui se situe au niveau du pouvoir ?
DR J. L. – C’est tout de même très démonstratif, que le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple. Le pouvoir est toujours un pouvoir lié à la parole. Il se trouve qu’après avoir seriné des choses très longtemps, j’attire du monde par mon jaspinage qui, évidemment, n’aurait pas ce pouvoir s’il n’était pas sérié, s’il ne convergeait pas quelque part. C’est tout de même un pouvoir d’un type très particulier. Ce n’est pas un pouvoir impératif. Je ne donne d’ordre à personne. Mais toute la politique repose sur ceci, que tout le monde est trop content d’avoir quelqu’un qui dit En avant marche – vers n’importe où, d’ailleurs. Le principe même de l’idée de progrès, c’est qu’on croit à l’impératif. C’est ce qu’il y a de plus originel dans la parole, et que j’ai essayé de schématiser – vous le trouverez dans un texte qui s’appelle Radiophonie, et que j’ai donné je ne sais plus où. Il s’agit de la structure du discours du maître. Le discours du maître est caractérisé par le fait qu’à une certaine place, il y a quelqu’un qui fait semblant de commander. Ce caractère de semblant – « D’un discours qui ne serait pas du semblant » a servi de titre à un de mes séminaires – est tout à fait essentiel. Qu’il y ait quelqu’un qui veuille bien se charger de cette fonction du semblant, tout le monde en est en fin de compte ravi. Si quelqu’un ne faisait pas semblant de commander, où irions-nous ? Et par un véritable consentement fondé sur le savoir qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui fait semblant, ceux qui savent marchent comme les autres. Ce que vous venez là de saisir avec une certaine façon de prendre vos distances, c’est ce que vous évoquez d’une ombre de pouvoir.
O. FLOURNOY – Encore une question dans la série qu’a mentionné le Dr Melo. À propos de la psychose, vous avez introduit le terme de forclusion qu’on emploie sans savoir très bien ce qu’il recouvre. Je me suis demandé en vous écoutant si chez le psychotique, ce qui est forclos, c’est la jouissance. Mais est-ce qu’il s’agit d’une vraie forclusion, ou est-ce qu’il s’agit d’un semblant de forclusion ? Autrement dit, la psychanalyse peut-elle atteindre un psychotique, ou pas ?
DR J. L. – C’est une très jolie question. Forclusion du Nom-du-Père. Ça nous entraîne à un autre étage, l’étage où ce n’est pas seulement le Nom-du-Père, où c’est aussi le Père-du-Nom. Je veux dire que le père, c’est celui qui nomme. C’est très bien évoqué dans la Genèse, où il y a toute cette singerie de Dieu qui dit à Adam de donner un nom aux animaux. Tout se passe comme s’il y avait là deux étages. Dieu est supposé savoir quels noms ils ont, puisque c’est lui qui les a créés, soi-disant, et puis tout se passe comme si Dieu voulait mettre à l’épreuve l’homme, et voir s’il sait le singer.
Il y a là-dessus des histoires dans Joyce – Jacques Auber (23)doit très bien savoir à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ? Celui qui, le premier, dira gou à la gouse, dira oua à la oua. Il est manifeste que dans le texte, tout implique que l’homme est mis dans une position grotesque. Moi, je serais assez porté à croire que, contrairement à ce qui choque beaucoup de monde, c’est plutôt les femmes qui ont inventé le langage. D’ailleurs, la Genèse le laisse entendre. Avec le serpent, elles parlent – c’est-à-dire avec le phallus. Elles parlent avec le phallus d’autant plus qu’alors pour elles, c’est hétéro.
Quoique ce soit l’un de mes rêves, on peut tout de même se poser la question – comment est-ce qu’une femme a inventé ça ? On peut dire qu’elle y a intérêt. Contrairement à ce qu’on croit, le phallocentrisme est la meilleurs garantie de la femme. Il ne s’agit que de ça. La Vierge Marie avec son pied sur la tête du serpent, cela veut dire qu’elle s’en soutient. Tout cela a été imaginé, mais d’une façon essoufflée. On peut le dire sans le moindre sérieux, puisqu’il faut quelqu’un d’aussi dingue que Joyce pour remettre ça.
Lui savait très bien que ses rapports avec les femmes étaient uniquement sa propre chanson. Il a essayé de situer l’être humain d’une façon qui n’a qu’un mérite, c’est de différer de ce qui en a été énoncé précédemment. Mais en fin de compte, tout ça, c’est du ressassage, c’est du symptôme.
Ce à quoi je suis le plus porté, c’est-à-dire que c’est la dimension humaine à proprement parler. C’est pourquoi j’ai parlé de Joyce-le-sinthôme, comme ça, d’un seul trait.
[1]. La transcription d’un moment de la conférence fait ici défaut.
1975 LACAN JOYCE 01
Conférence donnée par J. Lacan dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 16 juin 1975 à l’ouverture du 5e Symposium international James Joyce. Texte établi par Jacques-Alain Miller, à partir des notes d’Éric Laurent. [1] L’âne, 1982, n° 6.[2]
(3)Je ne suis pas dans ma meilleure forme aujourd’hui, pour toutes sortes de raisons.
Avec l’agrément de Jacques Aubert, à l’insistance duquel vous devez de me voir ici – Jacques Aubert qui est un éminent joycien, et dont la thèse sur l’esthétique de Joyce est un ouvrage éminemment recommandable –, j’ai pris comme titre – Joyce le symptôme.
Là-dessus, vous allez me pardonner de poursticher un moment – cela ne va pas durer – Joyce, le Joyce de Finnegans Wake, qui est le rêve, le rêve qu’il lègue mis comme un terme – un terme à quoi ?. C’est ce que je voudrais essayer de dire. Ce rêve met, à l’œuvre, fin, Finnegans, de ne pouvoir mieux faire.
Je reprends – pourquoi vouloir que la pourriture dont l’homme pourspère – qui sonne comme « pourrir en espérant » – pourquoi vouloir que la journiture qui nous enfourne de nouvelles, transmettre correctement mon titre ? Jacques Lacan, ils ne savent même pas ce que c’est, Jules Lacue ça ferait aussi bien – c’est d’ailleurs la prononciation anglaise de ce que nous appelons, dans la langue nôtre, la queue. Pourquoi imprimeraient-ils Joyce le symptôme ? Jacques Aubert le leur communique, alors ils foutent Jacques le symbole. Tout ça, bien sûr, pour eux, c’est du kif.
Du sym qui ptôme au sym qui bole, qu’est-ce que ça peut bien faire au bosom d’Abraham, où le tout-pourri se retrouvera en sa nature de bonneriche pour l’étournité ?
Je rectifie pourtant –, ptom, p’titom, p’titbonhomme vit encore, dans la langue, qui s’est crue obligée, entre autres langues, de ptômer la chose coïncidente. Car c’est ce que ça veut dire.
Référez-vous au Bloch et von Warburg, dictionnaire étymologique, qui est d’une assiette solide, vous y lisez que le symptôme s’est d’abord écrit sinthome.
Joyce le sinthome fait homophonie avec la sainteté, dont quelques personnes ici peut-être se souviennent que je l’ai télévisionnée.
Si on poursuit un peu la lecture de cette référence dans le Bloch et von Warburg en question, on s’aperçoit que c’est Rabelais qui du sinthome fait le symptomate. Ce n’est pas étonnant, c’est un médecin, et symptôme devait avoir déjà sa place dans le langage médical, mais ce n’est pas sûr. Si je continue dans la même veine, je dirai qu’il symptraumatise quelque chose.
L’important n’est pas pour moi de pasticher Finnegans Wake – on sera toujours en dessous de la tâche –, c’est de dire en quoi, je donne à Joyce, en formulant ce titre, Joyce le symptôme, rien de moins que son nom propre, celui où je crois qu’il se serait reconnu dans la dimension de la nomination.
C’est une supposition – il se serait reconnu si je pouvais aujourd’hui lui parler encore. Il serait centenaire, et ce n’est pas l’usage – ce n’est pas l’usage de poursuivre la vie aussi longtemps, ce serait une drôle d’addition.
Rencontre
Sortant d’un milieu assez sordide, Stanislas pour le nommer – enfant de curé, quoi, comme Joyce, mais de curés moins sérieux que les siens, qui étaient des jésuites, et dieu sait ce qu’il a su en faire – bref, émergeant de ce milieu sordide, il se trouve qu’à dix-sept ans, grâce au fait que je fréquentais chez Adrienne Monnier, j’ai rencontré Joyce. De même que j’ai assisté, quand j’avais vingt ans, à la première lecture de la traduction française qui était sortie d’Ulysse.
Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons – car c’est nous qui le tressons comme tel – notre destin. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé. Et en effet, il y a une trame – nous appelons ça notre destin. De sorte que ce n’est sûrement pas par hasard, quoiqu’il soit difficile d’en retrouver le fil, que j’ai rencontré James Joyce à Paris, alors qu’il y était, pour un bout de temps encore.
Je m’excuse de raconter mon histoire. Mais je pense que je ne le fais qu’en hommage à James Joyce.
Université et Analyse
J’ai toujours trimbalé dans mon existence, errante comme celle de tout le monde, une quantité énorme – il y en a haut comme ça – une quantité énorme de livres dans lesquels ceux de Joyce ne vont pas plus haut que ça – les autres ce sont ceux sur Joyce. Ceux-là, je les lisais de temps en temps, mais je m’en suis appliqué, Jacques Aubert en sera le témoin, une tripotée tous ces temps-ci. J’ai pu y voir plus que des différences – un balancement singulier dans la façon dont Joyce est reçu, et qui part du biais dont il est pris.
Conformément à ce que Joyce lui-même savait qu’il lui arriverait dans le posthume, c’est l’universitaire qui domine. C’est à peu près exclusivement l’universitaire qui s’occupe de Joyce.
C’est tout à fait frappant. Joyce dit : « Ce que j’écris ne cessera pas de donner du travail aux universitaires. » Et il n’espérait rien de moins que de leur donner de l’occupation jusqu’à l’extinction de l’université. Ça en prend (4)bien le chemin. Et il est évident que cela ne peut se faire que parce que le texte de Joyce foisonne de problèmes tout à fait captivants, fascinants, à se mettre sous la dent pour l’universitaire.
Je ne suis pas un universitaire, contrairement à ce qu’on me donne du professeur, du maître, et autres badinages. Je suis un analyste. Cela fait tout de suite homophonie, n’est-ce pas, avec les quatre maîtres annalistes, dont Joyce dans Finnegans fait grand état, et qui ont fondé les bases des annales de l’Irlande. Je suis une autre espèce d’analyste.
De l’analyste qui, depuis, a émergé, on ne peut pas dire que Joyce ait été mordu. Des auteurs dignes de foi, qui connaissaient bien Joyce – moi, je l’ai entrevu –, qui étaient de ses amis, avancent volontiers que s’il a « freudened », s’il a freudenedé ce fredonnement, c’était avec aversion. Je crois que c’est vrai.
J’en trouverai le témoignage dans le fait que dans la constellation du rêve dont il n’y a pas d’éveil, malgré le dernier mot, Wake, dans la trame des personnages de Finnegans, il y a ces deux jumeaux – Shem, vous me permettrez de l’appeler Shemptôme – et Shaun. C’est comme ça, j’espère, que ça se prononce, parce que je n’ai pas consulté là-dessus Jacques Aubert, qui, pour la prononciation, m’a rudement bien soutenu pendant ce brassage. Il y a donc le Shemptôme et le Shaun. Ils sont noués – rien de plus noués que des jumeaux. C’est à l’autre – pas à Shen, qu’il appelle, en lui additionnant un épinglage, the penman, le plumitif – c’est à Shaun que Joyce épingle le docteur Jones. Il s’agit de cet analyste auquel Freud, qui savait ce qu’il faisait, à donné la charge de faire sa biographie. Il le connaissait bien, c’est-à-dire qu’il était sûr que Jones n’y mettrait pas la moindre fantaisie, qu’il ne se permettrait pas, entre autres, de mettre la touche, la morsure, l’agenbite of inwit. Quelque part dans Ulysse, Stephen Dedalus parle d’agenbite of inwit, de la morsure – on traduit ça en français, je ne sais pas pourquoi – de l’ensoi, alors que ça veut plutôt dire le wit, le wit intérieur, la morsure du mot d’esprit, la morsure de l’inconscient. Avec Jones, Freud était tranquille – il savait que sa biographie serait une hagiographie.
Évidemment, que Joyce Shaunise, si je puis dire, le Jones en question, c’est ce qui nous donne l’idée de l’importance, comme dit l’autre, d’être Ernest. Beaucoup plus que Joyce, Jones – je vous le dis parce que je l’ai rencontré – faisait la petite bouche sur le fait de s’appeler Ernest. Mais c’était sans doute à cause de la pièce de ce titre, si étonnante, de Wilde, dont Jones fait grand état. Plus d’une fois dans Finnegans surgit cette référence à l’importance de s’appeler Ernest.
Désabonné à l’inconscient…
Tout cela n’a porté que d’approcher ceci, que ce n’est pas la même chose de dire Joyce le sinthome ou bien Joyce le symbole. Je dis Joyce le symptôme – c’est que, le symptôme, le symbole, il l’abolit, si je puis continuer dans cette veine. Ce n’est pas seulement Joyce le symptôme, c’est Joyce en tant que, si je puis dire, désabonné à l’inconscient.
Lisez Finnegans Wake. Vous vous apercevrez que c’est quelque chose qui joue, pas à chaque ligne, mais à chaque mot, sur le pun, un pun très, très particulier. Lisez-le, il n’y a pas un seul mot qui ne soit fait comme les premiers dont j’ai essayé de vous donner le ton avec « pourspère », fait de trois ou quatre mots qui se trouvent, par leur usage, faire étincelle, paillette. C’est sans doute fascinant, quoiqu’à la vérité, le sens, au sens que nous lui donnons d’habitude, y perd.
M. Clive Hart, dans Structure and Motif of Finnegans Wake, parle de je ne sais quoi de décevant dans l’usage que Joyce fait de ce type de pun. M. Atherton, dans son livre The Books at the wake, réfère ça à the unforseen, l’imprévu. Ce pun, c’est plutôt le porte-manteau au sens de Lewis Caroll, en quoi celui-ci est un précurseur – et pour l’avoir sans doute rencontré assez tard, Joyce a dû, résume Atherton, s’en trouver quelque peu importuné.
Lisez des pages de Finnegans Wake, sans chercher à comprendre – ça se lit. Ça se lit, mais comme me le faisait remarquer quelqu’un de mon voisinage, c’est parce qu’on sent présente la jouissance de celui qui a écrit ça. Ce qu’on se demande – tout au moins ce que demandait la personne en question –, c’est pourquoi Joyce a publié. Pourquoi ce Work qui a été dix sept ans in progress, l’a- t-il enfin sorti noir sur blanc ?
C’est une chance qu’il y en ait une seule édition, ce qui permet de désigner, quand on le cite, la ligne à la bonne page, c’est-à-dire à la page qui ne portera jamais que le même numéro. S’il fallait que, comme les autres livres, ce soit édité sous des paginations diverses, où irait-on pour s’y retrouver ! Mais qu’il l’ait publié, c’est ce dont j’espérerais, s’il était là, le convaincre qu’il voulait être Joyce le symptôme, en tant que, le symtôme, il en donne l’appareil, l’essence, l’abstraction. Car si quelque chose rend compte du fait noté par Clive Hart, qu’à suivre ses pas, on s’en trouve à la fin, fatigué, c’est bien ceci qui prouve que vos symptômes à vous, c’est la seule chose qui chez chacun porte l’intérêt. Le symptôme chez Joyce est un symptôme qui ne vous concerne en rien. C’est le symptôme en tant qu’il n’y a aucune chance qu’il accroche quelque chose de votre inconscient à vous. Je crois que c’est là le sens de ce que me disait la personne qui m’interrogeait sur pourquoi il l’avait publié.
…bien que ne jouant que sur le langage
Il faudrait continuer ce questionnement de l’œuvre majeure et terminale, de l’œuvre à quoi en somme Joyce a réservé la fonction d’être son escabeau. Car de départ, il a voulu être quelqu’un dont le nom, très précisément le nom, survivrait à jamais. À jamais veut dire qu’il marque une date. On avait jamais fait de littérature comme ça. Et pour, ce mot littérature, en souligner le poids, je dirai l’équivoque sur quoi souvent Joyce joue – letter, litter. La lettre est déchet. Or, s’il n’y avait pas ce type d’orthographe si spéciale qui est celui de la langue anglaise, les trois quarts des effets deFinnegans seraient perdus.
Le plus extrême, je peux vous le dire – le devant d’ailleurs à Jacques Aubert – Who ails, après ça tongue, écrit comme langue en anglais, tongue, un mot ensuite, énigmatique, coddeau – « Who ails tongue coddeau a space of dumbillsilly ? » Si j’avais rencontré cet écrit, aurais-je ou non perçu – « Où est ton cadeau, espèce d’imbécile ? »
L’inouï, c’est que cette homophonie en l’occasion translinguistique ne se supporte que d’une lettre conforme à l’orthographe de la langue anglaise. Vous ne sauriez pas que Who peut se transformer en où si vous ne saviez que Who au sens interrogatif se prononce ainsi. Il y a je ne sais quoi d’ambigu dans cet usage phonétique, que j’écrirais aussi bien f.a.u.n.e. Le faunesque de la chose repose tout entier sur la lettre, à savoir sur quelque chose qui n’est pas essentiel à la langue, qui est quelque chose de tressé par les accidents de l’histoire. Que quelqu’un en fasse un usage prodigieux, interroge en soi ce qu’il en est du langage.
J’ai dit que l’inconscient est structuré comme un langage. Il est étrange que je puisse dire aussi désabonné de l’inconscient quelqu’un qui ne joue strictement que sur le langage – quoiqu’il se serve de la langue entre autres qui est, non pas la sienne – car la sienne est justement une langue effacée de la carte, à savoir le gaélique, dont il savait quelques petits bouts, assez pour s’orienter, mais pas beaucoup plus – non pas la sienne donc, mais celle des envahisseurs, des oppresseurs. Joyce a dit qu’en Irlande on avait un maître et une maîtresse, le maître étant l’Empire britannique, et la maîtresse la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, les deux étant du même genre de fléau. C’est bien ce qui se constate dans ce qui fait de Joyce le symptôme, le symptôme pur de ce qu’il en est du rapport au langage, en tant qu’on le réduit au symptôme – à savoir, à ce qu’il a pour effet, quand cet effet on ne l’analyse pas – je dirai plus, qu’on s’interdit de jouer d’aucune des équivoques qui émouvrait l’inconscient chez quiconque.
La jouissance, non l’inconscient
Si le lecteur est fasciné, c’est de ceci que, conformément à ce nom qui fait écho à celui de Freud, après tout, Joyce a un rapport à (5)joy, la jouissance, s’il est écrit dans lalangue qui est l’anglaise – que cette jouasse, cette jouissance est la seule chose que de son texte nous puissions attraper. Là est le symptôme. Le symptôme en tant que rien ne le rattache à ce qui fait lalangue elle-même dont il supporte cette trame, ces stries, ce tressage de terre et d’air dont il ouvre Chamber music, son premier livre publié, livre de poèmes. Le symptôme est purement ce que conditionne lalangue, mais d’une certaine façon, Joyce le porte à la puissance du langage, sans que pour autant rien n’en soit analysable, c’est ce qui frappe, et littéralement interdit – au sens où l’on dit – je reste interdit.
Qu’on emploie le mot interdire pour dire stupéfaire a toute sa portée. C’est là ce qui fait la substance de ce que Joyce apporte, et par quoi d’une certaine façon, la littérature ne peut plus être après lui ce qu’elle était avant.
Ce n’est pas pour rien que Ulysse aspire, aspire un quelque chose d’homérique, bien qu’il n’y ait pas le moindre rapport, quoique Joyce ait lancé les commentateurs sur ce terrain, entre ce qui se passe dans Ulysse et ce qu’il en est de l’Odyssée. Assimiler Stephen Dedalus à Télémaque… On se casse la tête à porter le faisceau du commentaire sur l’Odyssée. Et comment dire que Bloom soit en quoi que ce soit, pour Stephen, qui n’a rien à faire avec lui, sauf de le croiser de temps en temps dans Dublin, son père ? – Si ce n’est que déjà Joyce pointe, et se trouve dénoter que toute la réalité psychique, c’est-à-dire le symptôme, dépende, au dernier terme, d’une structure où le Nom-du-Père est un élément inconditionné.
Le Père borroméen
Le père comme nom et comme celui qui nomme, ce n’est pas pareil. Le père est cet élément quart – j’évoque là quelque chose dont seulement une partie de mes auditeurs peuvent avoir le délibéré – cet élément quart sans lequel rien n’est possible dans le nœud du symbolique, de l’imaginaire et du réel.
Mais il y a une autre façon de l’appeler, et c’est là que je coiffe aujourd’hui ce qu’il en est du Nom-du-Père au degré où Joyce en témoigne – de ce qu’il convient d’appeler le sinthome. C’est en tant que l’inconscient se noue au sinthome, qui est ce qu’il y a de singulier chez chaque individu, qu’on peut dire que Joyce, comme il est écrit quelque part, s’identifie à l’individual. Il est celui qui se privilégie d’avoir été au point extrême pour incarner en lui le symptôme, ce par quoi il échappe à toute mort possible, de s’être réduit à une structure qui est celle même de lom, si vous me permettez de l’écrire tout simplement d’un l.o.m.
C’est ainsi qu’il se véhicule, comme quelque chose qui met un point final à un certain nombre d’exercices. Il met un terme. Mais comment entendre le sens de ce « terme » ?
Il est frappant que Clive Hart mette l’accent sur le cyclique et sur la croix comme étant substantiellement ce à quoi Joyce se rattache. Certains d’entre vous savent qu’avec ce cercle et cette croix, je dessine le nœud borroméen. Interroger Joyce sur ceci, que ce nœud produit, à savoir l’ambiguïté du 3 et du 4, à savoir ce à quoi il restait collé, attaché, à l’interrogation de Vico, à des choses pires, à la conversation avec les esprits, qu’Atherton range d’ailleurs sous le titre général de spiritualism, ce qui m’étonne, car j’avais appelé ça jusqu’à présent spiritisme. Il est assurément surprenant de voir qu’à l’occasion, cela contribue dans Finnegans au titre du symptôme, je crois.
Ce n’est pas tout, car il est difficile de ne pas tenir compte de cette fiction qu’on peut mettre sous la rubrique de l’initiation. En quoi consiste ce qui se véhicule sous ce registre et sous ce terme ? Combien d’associations qui se font arme de drapeaux dont ils ne comprennent pas le sens ? Que Joyce se soit délecté à Isis Unveiled de Mme Blavatski est une chose que j’apprends d’Atherton, et qui me sidère. La forme de débilité mentale que comporte toute initiation est ce qui, moi, me saisit d’abord, et me la fait peut-être sous-estimer. Il faut dire que, peu après le temps où j’avais fait, grâce au ciel, la rencontre de Joyce, j’allais trouver un nommé René Guénon qui ne valait pas plus cher que ce qu’il y a de pire en fait d’initiation. Hi han a pas, à écrire comme celui de l’âne à quoi Joyce fait allusion comme au point central de ces quatre termes qui sont le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest, comme au point de croisée de la croix – c’est un âne qui le supporte, Dieu sait que Joyce en fait état dans Finnegans.
Mais quand même Finnegans, ce rêve, comment le dire fini, puisque déjà son dernier mot ne peut se rejoindre qu’au premier, le the sur lequel il se termine se raccolant au riverrun dont il se débute, ce qui indique le circulaire ? Pour tout dire, comment Joyce a-t-il pu manquer à ce point ce qu’actuellement j’introduis du nœud ?
Ce faisant j’introduis quelque chose de nouveau, qui rend compte non seulement de la limitation du symptôme, mais de ce qui fait que c’est de se nouer au corps, c’est-à-dire à l’imaginaire, de se nouer aussi au réel, et comme tiers à l’inconscient, que le symptôme a ses limites. C’est parce qu’il rencontre ses limites qu’on peut parler du nœud, qui est quelque chose qui assurément se chiffonne, peut prendre la forme d’un peloton, mais qui, une fois déplié, garde sa forme – sa forme de nœud – et du même coup son ex-sistence.
C’est ce que je me permettrai d’introduire dans mon cheminement de l’année prochaine, en prenant appui sur Joyce, entre autres.
[1] Voir Joyce II, texte donné par Lacan à J. Aubert, à la demande de celui-ci, pour publication aux éditions CNRS de la conférence donnée par J. Lacan à l’ouverture du Symposium, le 16/06/1975, Joyce II valant donc pour son auteur comme l’écrit de son discours d’ouverture. On notera l’écart entre ces deux textes : Joyce I et II. (Joyce II est publié en 1979).
Joël Dor dans son ouvrage – Nouvelle bibliographie des travaux de J. Lacan situe Joyce II comme étant le texte du discours de clôture du Symposium. J. Aubert qui était alors l’organisateur du colloque nous donne une autre version que celle de Dor quant au statut à donner à Joyce II.
[2] Il n’y a pas de publication aux éditions CNRS de cette transcription.: Joyce le symptôme I. Par contre il existe une publication intitulée Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, coll. « Bibliothèque des Analytica », 1987, qui reproduit les deux textes Joyce I et Joyce II.
1975 LACAN JOYCE 02 SORBONNE 1975
Édition CNRS, 1979. Conférence donnée par J. Lacan dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 16 Juin 1975 à l’ouverture du 5e Symposium international James Joyce[1]
(13)Joyce le Symptôme à entendre comme Jésus la caille : c’est son nom. Pouvait-on s’attendre à autre chose d’emmoi : je nomme. Que ça fasse jeune homme est une retombée d’où je ne veux retirer qu’une seule chose. C’est que nous sommes z’hommes.
LOM : en français ça dit bien ce que ça veut dire. Il suffit de l’écrire phonétiquement, ça le faunétique (faun…), à sa mesure : l’eaubscène. Écrivez ça eaub… pour rappeler que le beau n’est pas autre chose. Hissecroibeau à écrire comme l’hessecabeau sans lequel hihanappat qui soit ding ! d’nom dhom. LOM se lomellise à qui mieux mieux. Mouille, lui dit-on, faut le faire : car sans mouiller pas d’hessecabeau.
LOM, LOM de base, LOM cahun corps et nan-na Kun. Faut le dire comme ça : il ahun… et non : il estun… (cor/niché). C’est l’avoir et pas l’être qui le caractérise. Il y a de l’avoiement dans le qu’as-tu ? dont il s’interroge fictivement d’avoir la réponse toujours. J’ai ça, c’est son seul être. Ce que fait le f…toir dit épistémique quand il se met à bousculer le monde, c’est de faire passer l’être avant l’avoir, alors que le vrai, c’est que LOM a, au principe. Pourquoi ? ça se sent, et une fois senti, ça se démontre.
Il a (même son corps) du fait qu’il appartient en même temps à trois… appelons ça, ordres. En témoignant le fait qu’il jaspine pour s’affairer de la sphère dont se faire un escabeau.
Je dis ça pour m’en faire un, et justement d’y faire déchoir la sphère, jusqu’ici indétronable dans son suprême d’escabeau. Ce pourquoi je démontre que l’S.K.beau est premier parce qu’il préside à la production de sphère.
L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette, donc. Pour dire que l’inconscient dans Freud quand il le découvre (ce qui se découvre c’est d’un seul coup, encore faut-il après l’invention en faire l’inventaire), l’inconscient c’est un savoir en tant que parlé comme constituant de LOM. La parole bien entendu se définissant d’être le seul lieu, où l’être ait un sens. Le sens de l’être étant de présider à l’avoir, ce qui excuse le bafouillage épistémique.
(14)L’important, de quel point – il est dit « de vue », c’est à discuter ? Ce qui importe donc sans préciser d’où, c’est de se rendre compte que de LOM a un corps – et que l’expression reste correcte, – bien que de là LOM ait déduit qu’il était une âme – ce que, bien entendu, « vu » sa biglerie, il a traduit de ce que cette âme, elle aussi, il l’avait.
Avoir, c’est pouvoir faire quelque chose avec. Entre autres, entre autres avisions dites possibles de « pouvoir » toujours être suspendues. La seule définition du possible étant qu’il puisse ne pas« avoir lieu » : ce qu’on prend par le bout contraire, vu l’inversion générale de ce qu’on appelle la pensée.
Aristote, Pacon contrairement au B de même rime, écrit que l’homme pense avec son âme. En quoi se trouverait que LOM l’a, elle aussi, ce qu’Aristote traduit du nñuw. Je me contente moi de dire : nœud, moins de barouf. Nœud de quoi à quoi, je ne le dis pas, faute de le savoir, mais j’exploite que trinité, LOM ne peut cesser de l’écrire depuis qu’il s’immonde. Sans que la préférence de Victor Cousin pour la triplicité y ajoute : mais va pour, s’il veut, puisque le sens, là c’est trois ; le bon sens, entends-je.
C’est pour ne pas le perdre, ce bond du sens, que j’ai énoncé maintenant qu’il faut maintenir que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps, autrement dit qu’il parlêtre de nature. Ainsi surgi comme tête de l’art, il se dénature du même coup, moyennant quoi il prend pour but, pour but de l’art le naturel, tel qu’il l’imagine naïvement. Le malheur, c’est que c’est le sien de naturel : pas étonnant qu’il n’y touche qu’en tant que symptôme. Joyce le symptôme pousse les choses de son artifice au point qu’on se demande s’il n’est pas le Saint, le saint homme à ne plus p’ter. Dieu merci car c’est à lui qu’on le doit, soit à ce vouloir qu’on lui suppose (de ce qu’on sait dans son cœur qu’il n’ex-siste pas) Joyce n’est pas un Saint. Il joyce trop de l’S.K.beau pour ça, il a de son art art-gueil jusqu’à plus soif.
À vrai dire il n’y a pas de Saint-en-soi, il n’y a que le désir d’en fignoler ce qu’on appelle la voie, voie canonique. D’où l’on ptôme à l’occasion dans la canonisation de l’Église, qui en connaît un bout à ce qu’elle s’y reconique, mais qui se f… le doigt dans l’œil dans tous les autres cas. Car il n’y a pas de voie canonique pour la sainteté, malgré le vouloir des saints, pas de voie qui les spécifie, qui fasse des Saints une espèce. Il n’y a que la scabeaustration ; mais la castration de l’escabeau ne s’accomplit que de l’escapade. Il n’y a de saint qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer.
C’est ce que Joyce maintient seulement comme tête de l’art : car c’est de l’art qu’il fait surgir la tête dans ce Bloom qui s’aliène pour faire ses farces de Flower et d’Henry (comme l’Henry du coin, l’Henry pour les dames). Si en fait il n’y a que les dites dames à en rire, c’est bien ce qui prouve que Bloom est un saint. Que le saint en rie, ça dit tout. Bloom embloomera après sa mort quoique du cimetière il ne rie pas. Puisque c’est là sa destination, qu’il trouve amèredante, tout en sachant qu’il n’y peut rien.
Joyce, lui, voulait ne rien avoir, sauf l’escabeau du dire magistral, et ça suffit à ce qu’il ne soit pas un saint homme tout simple, mais le symptôme ptypé.
(15)S’il Henrycane le Bloom de sa fantaisie, c’est pour démontrer qu’à s’affairer tellement de la spatule publicitaire, ce qu’il a enfin, de l’obtenir ainsi, ne vaut pas cher. À faire trop bon marché de son corps même, il démontre que « LOM a un corps » ne veut rien dire, s’il n’en fait pas à tous les autres payer la dîme.
Voie tracée par les Frères mendiants : ils s’en remettent à la charité publique qui doit payer leur subsistance. N’en restant pas moins que LOM (écrit L.O.M.) ait son corps, à revêtir entre autres soins. La tentative sans espoir que fait la société pour que LOM n’ait pas qu’un corps est sur un autre versant : voué à l’échec bien sûr, à rendre patent que s’il en ahun, il n’en a aucun autre malgré que du fait de son parlêtre, il dispose de quelque autre, sans parvenir à le faire sien.
À quoi il ne songerait pas, on le suppose, si ce corps qu’il a, vraiment il l’était. Ceci n’implique que la théorie bouffonne, qui ne veut pas mettre la réalité du corps dans l’idée qui le fait. Antienne, on le sait, aristotélienne. Quelle expérience, on se tue à l’imaginer, a pu là faire obstacle pour lui à ce qu’il platonise, c’est-à-dire défie la mort comme tout le monde en tenant que l’idée suffira ce corps à le reproduire. « Mes tempes si choses » interroge Molly Bloom à qui c’était d’autant moins venu à portée qu’elle y était déjà sans se le dire. Comme des tas de choses à quoi on croit sans y adhérer : les escabeaux de la réserve où chacun puise.
Qu’il y ait eu un homme pour songer à faire le tour de cette réserve et à donner de l’escabeau la formule générale, c’est là ce que j’appelle Joyce le symptôme. Car cette formule, il ne l’a pas trouvée faute d’en avoir le moindre soupçon. Elle traînait pourtant déjà partout sous la forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre.
Joyce, prédestiné par son nom, laissait la place à Freud pas moins consonant. Il faut la passion d’Ellmann pour en faire croix sur Freud : pace tua, je ne vais pas vous dire la page, car le temps me pressantifie. La fonction de la hâte dans Joyce est manifeste. Ce qu’il n’en voit pas, c’est la logique qu’elle détermine.
Il a d’autant plus de mérite à la dessiner conforme d’être seulement faite de son art qu’un eaube jeddard, comme Ulysse, soit un jet d’art sur l’eaube scène de la logique elle-même, ceci se lit à ce qu’elle calque non pas l’inconscient, mais en donne le modèle en temps-pèrant, en faisant le père du temps, le Floom ballique, le Xinbad le Phtarin à quoi se résume le symdbad du symdptôme où dans Stephens Deedalus Joyce se reconnaît le fils nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire de ce qu’il se conçoive, sans que pourtant hissecroiebeau, de l’hystoriette d’Hamlet, hystérisée dans son Saint-Père de Cocu empoisonné par l’oreille zeugma, et par son symptôme de femme, sans qu’il puisse faire plus que de tuer en Claudius l’escaptôme pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse à père-ternité.
Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet.
Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. Par son exil, il sanctionne le sérieux de son jugement. Ne (16)participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus.
Relisez l’histoire : c’est tout ce qui s’y lit de vrai. Ceux qui croient faire cause dans son remue-ménage sont eux aussi des déplacés sans doute d’un exil qu’ils ont délibéré, mais de s’en faire escabeau les aveugle.
Joyce est le premier à savoir bien escaboter pour avoir porté l’escabeau au degré de consistance logique où il le maintient, art-gueilleusement, je viens de le dire.
Laissons le symtôme à ce qu’il est : un événement de corps, lié à ce que : l’on l’a, l’on l’a de l’air, l’on l’aire, de l’on l’a. Ça se chante à l’occasion et Joyce ne s’en prive pas.
Ainsi des individus qu’Aristote prend pour des corps, peuvent n’être rien que symptômes eux-mêmes relativement à d’autres corps. Une femme par exemple, elle est symptôme d’un autre corps.
Si ce n’est pas le cas, elle reste symptôme dit hystérique, on veut dire par là dernier. Soit paradoxalement que ne l’intéresse qu’un autre symptôme : il ne se range donc qu’avant dernier et n’est de plus pas privilège d’une femme quoiqu’on comprenne bien à mesurer le sort de LOM comme parlêtre, ce dont elle se symptomatise. C’est des hystériques, hystériques symptômes de femmes (Pas toutes comme ça sans doute, puisque c’est de n’être pas toutes (comme ça), qu’elles sont notées d’être des femmes chez LOM, soit de l’on l’a), c’est des hystériques symptômes que l’analyse a pu prendre pied dans l’expérience.
Non sans reconnaître d’emblée que toutom y a droit. Non seulement droit mais supériorité, rendue évidente par Socrate en un temps où LOM commun ne se réduisait pas encore et pour cause, à de la chair à canon quoique déjà pris dans la déportation du corps et sympthomme. Socrate, parfait hystérique, était fasciné du seul symptôme, saisi de l’autre au vol. Ceci le menait à pratiquer une sorte de préfiguration de l’analyse. Eût-il demandé de l’argent pour ça au lieu de frayer avec ceux qu’il accouchait que c’eût été un analyste, avant la lettre freudienne. Un génie quoi !
Le symptôme hystérique, je résume, c’est le symptôme pour LOM d’intéresser au symptôme de l’autre comme tel : ce qui n’exige pas le corps à corps. Le cas de Socrate le confirme, exemplairement.
Pardon tout ça n’est que pour spécifier de Joyce de sa place.
Joyce ne se tient pour femme à l’occasion que de s’accomplir en tant que symptôme. Idée bien orientée quoique ratée dans sa chute. Dirai-je qu’il est symptomatologie. Ce serait éviter de l’appeler par le nom qui répond à son vœu, ce qu’il appelle un tour de farce dans Finnegans Wake page 162 (et 509) où il l’énonce proprement par l’astuce du destin en force qu’il tenait de Verdi avant qu’on nous l’assène.
Que Joyce ait joui d’écrire Finnegans Wake ça se sent. Qu’il l’ait publié, je dois ça à ce qu’on me l’ait fait remarquer, laisse perplexe, en ceci que ça laisse (17)toute littérature sur le flan. La réveiller, c’est bien signer qu’il en voulait la fin. Il coupe le souffle du rêve, qui traînera bien un temps. Le temps qu’on s’aperçoive qu’il ne tient qu’à la fonction de la hâte en logique. Point souligné par moi, sans doute de ce qu’il reste après Joyce que j’ai connu à vingt ans, quelque chose à crever dans le papier hygiénique sur quoi les lettres se détachent, quand on prend soin de scribouiller pour la rection du corps pour les corpo-rections dont il dit le dernier mot connu daysens, sens mis au jour du symptôme littéraire enfin venu à consomption. La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître. Je suis assez maître de lalangue, celle dite française, pour y être parvenu moi-même ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre au symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens.
On s’en doutait depuis longtemps. Être post-joycien, c’est le savoir. Il n’y a d’éveil que par cette jouissance-là, soit dévalorisée de ce que l’analyse recourant au sens pour la résoudre, n’ait d’autre chance d’y parvenir qu’à se faire la dupe… du père comme je l’ai indiqué.
L’extraordinaire est que Joyce y soit parvenu non pas sans Freud (quoiqu’il ne suffise pas qu’il l’ait lu) mais sans recours à l’expérience de l’analyse (qui l’eût peut-être leurré de quelque fin plate).
Docteur J. Lacan
[1] Il s’agit d’ un texte donné par J. Lacan à J.Aubert, à la demande de celui-ci, pour publication aux éditions CNRS, de sa conférence à l’ouverture du Symposium. le 16/06/1975. On notera l’écart entre les deux textes que sont Joyce I et Joyce II. Voir note 1 de Joyce I.
1955 LACAN USA YALE 01
Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Paru dans Scilicet n° 6/7, 25.11.1975, pp. 38-41.
(38)L’hystérique produit du savoir.
L’hystérique, c’est un effet ; comme tout sujet est un effet. L’hystérique force la « matière signifiante » à avouer, et de ce fait constitue un discours.
Socrate est celui qui a commencé.
Il n’était pas hystérique, mais bien pire : un maître subtil. Cela n’empêche pas qu’il avait des symptômes hystériques : il lui arrivait de rester sur un pied et de ne plus pouvoir bouger, sans aucun moyen de le tirer de ce que nous appelons catatonie. Et cela n’empêche pas qu’il avait beaucoup d’effets : comme l’hystérique il accouchait n’importe qui de son savoir, d’un savoir en somme qu’il ne connaissait pas lui-même.
Ça ressemble à ce que Freud, sur le tard, a appelé l’inconscient ; Socrate, d’une certaine façon, était un analyste pas trop mal.
L’esclave se définit de ce que quelqu’un a pouvoir sur son corps. La géométrie, c’est la même chose, ça a beaucoup affaire avec le corps.
Le corps a pour propriété qu’on le voit et mal. On croit que c’est une soufflure, un sac de peau. Ici il s’agit de support, de figure, c’est-à-dire d’imaginaire, avec un matériel que je pose comme réel (ci-contre, première figure).
Comment l’esclave réagissait-il ?
Il savait que le maître attachait un prix à son corps, il était une propriété et cela à soi tout seul le protégeait. Il savait que son corps, le maître n’allait pas le découper : peu de chance que son corps fût morcelé. Il se savait du même coup à l’abri de bien des choses.
(39)
R, I et S sont strictement indépendants. Si on tire S vers le fond, tout à fait en arrière, alors, le nœud se trouve tiré sur R par quatre points (qui pourraient sans doute se rapprocher), mais cela nécessite que I tire sur S ; alors, on a ceci :
(40)Ce qu’on dit ment : condiment. Le quatrième rond est le symptôme.
Entre le corps en tant qu’il s’imagine et ce qui le lie (à savoir le fait de parler) l’homme s’imagine qu’il pense. Il pense en tant qu’il parle. Cette parole a des effets sur son corps. Grâce à cette parole, il est presque aussi malin qu’un animal. Un animal se débrouille fort bien sans parler.
Le réel : rien que d’introduire ce terme, on se demande ce qu’on dit. Le réel n’est pas le monde extérieur ; c’est aussi bien l’anatomie, ça a affaire avec tout le corps.
Il s’agit de savoir comment tout ça se noue.
Le minimum exigible était que, de ces trois termes, imaginaire, symbolique (à savoir la parlote), réel, chacun fût strictement égal aux deux autres, noué de façon telle que la partie fût égale.
Je cherche à faire une autre géométrie qui s’attaquerait à ce qu’il en est de la chaîne. Cela n’a jamais, jamais été fait.
Cette géométrie n’est pas imaginaire, comme celle des triangles, c’est du réel, des ronds de ficelle.
Supposez que le corps, la parlote et le réel s’en aillent chacun de leur côté à vau-l’eau…
Le ça de Freud, c’est le réel.
Le symbolique, dont relève le surmoi, ça a affaire avec le trou.
S’il faut un élément quart, c’est ce que le symptôme réalise, en tant qu’il fait cercle avec l’inconscient.
Si nous voulons mettre le réel et l’imaginaire aux deux bouts, nous aurons :
(41)Si on monte une barre horizontale ou si on tire vers la droite ou la gauche la ligne verticale, vous, vous trouvez coincé ; ça fait nœud.
(La droite est équivalente au rond de ficelle si on y suppose un point à l’infini.)
Le symptôme est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel ; pour certaines personnes on pourrait dire : le symbolique, l’imaginaire et le symptôme.
La jouissance phallique est au joint du symbolique et du réel, hors de l’imaginaire, du corps, en tant que quelque chose qui parasite les organes sexuels.
1975 LACAN YALE USA 02
24.11.75
Ce texte fait partie des Conférences et Entretiens dans des universités nord-américaines. Paru dans Scilicet n° 6/7, 1975, pp. 32-37.
(32)Freud et ses erreurs ?
Ce que Freud appelait l’inconscient : un savoir exprimé en mots. Mais ce savoir n’est pas seulement exprimé en mots dont le sujet qui les prononce n’a aucune espèce d’idée ; ces mots, c’est Freud qui les retrouve dans ses analyses.
Le choix de mes patients et son articulation avec ma théorie ?
Il s’agit de les faire entrer par la porte, que l’analyse soit un seuil, qu’il y ait pour eux une véritable demande. Cette demande : qu’est-ce dont ils veulent être débarrassés ? Un symptôme.
Un symptôme, c’est curable.
La religion, c’est un symptôme. Tout le monde est religieux, même les athées. Ils croient suffisamment en Dieu pour croire que Dieu n’y est pour rien quand ils sont malades.
L’athéisme, c’est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n’intervient pas dans le monde.
Dieu intervient tout le temps, par exemple sous la forme d’une femme.
Les curés savent qu’une femme et Dieu c’est le même genre de poison. Ils se tiennent à carreau, ils glissent sans cesse.
Peut-être l’analyse est-elle capable de faire un athée viable, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se contredise pas à tout bout de champ.
J’essaie que cette demande les force (les analysants) à faire un effort, effort qui sera fait par eux.
Être débarrassé d’un symptôme, je ne leur promets rien.
(33)Parce que, même pour un symptôme obsessionnel, des plus encombrants qui soient, il n’est pas sûr qu’ils feront effort de régularité pour en sortir.
Dans ce filtrage, il y a un pari, une part de chance.
Je mets l’accent sur la demande. Il faut en effet que quelque chose pousse. Et ce ne peut être de mieux se connaître ; quand quelqu’un me demande cela, je l’éconduis.
Qu’est-ce qu’une erreur ?
J’appelle ça une erre-eur. Cf. l’erre d’un navire, les non-duppes errent. Les non-dupes, ça peut se coincer et le symptôme c’est quand, à ne pas être dupe, ça se coince quand même.
Le symptôme n’était pas dans la pensée courante avant une certaine époque.
Sinthome : le mot existe dans les incunables ; j’ai trouvé cette ancienne orthographe dans le Bloch et von Wartburg. Cette orthographe n’est pas étymologie, elle est toujours en voie de réfection. J’ignorais que Rabelais, au siècle suivant, écrivait : symptomate.
Je vais essayer de combler mon ignorance par un certain nombre de citations.
L’importance de la littérature dans mes écrits ?
Je dirais plutôt de la lettre. La littérature, je ne sais pas encore très bien ce que c’est ; en fin de compte, c’est ce qui est dans les manuels, de littérature entre autres. J’ai essayé d’en approcher un peu ; c’est une production mais douteuse et dont Freud était friand parce que ça lui a servi à frayer la voie de cette idée de l’inconscient. Quand il a imputé à Jensen d’avoir suivi je ne sais quel droit fil de la fonction tout à fait fantaisiste que lui, Freud, imputait à la femme, Jensen lui a répondu qu’il n’avait jamais rien vu de tel et qu’il n’avait fait que plumitiver, craché ça de sa plume.
Il y a une inflexion de la littérature ; elle ne veut plus dire de nos jours ce qu’elle voulait dire du temps de Jensen. Tout est littérature. Moi aussi j’en fais puisque ça se vend : mes Écrits, c’est de la littérature à laquelle j’ai essayé de donner un petit statut qui n’est pas celui que Freud imaginait. Freud était convaincu qu’il faisait de la science ; il distingue soma/germen, emprunte des (34)termes qui ont leur valeur en science. Mais ce qu’il a fait, c’est une sorte de construction géniale, une pratique et une pratique qui fonctionne.
Je ne m’imagine pas faire de la science quand je fais de la littérature. Néanmoins, c’est de la littérature puisque c’est écrit et que ça se vend ; et c’est de la littérature parce que ça a des effets, et des effets sur la littérature.
C’est difficile à saisir.
Pourquoi ne me saisirais-je pas moi-même comme un effet ?
Quand une rivière coule, il y a des petits courants particuliers.
Le courant central a l’air d’aspirer les autres, mais c’est simplement parce que les autres confluent.
Quels sont les théoriciens de la psychanalyse avec lesquels je suis en rapport de sympathie ?
Les médecins prennent les symptômes pour des signes.
Le symptôme au sens psychanalytique est de tout autre nature que le symptôme organique ; les analystes ne sont pas idiots là-dessus.
Le premier qui a eu l’idée du symptôme, c’est Marx.
Le capitalisme se marque par un certain nombre d’effets qui sont des symptômes ; c’est un symptôme dans la mesure où Marx impute à l’humanité d’avoir une norme, et il choisit la norme prolétaire (quand l’homme est nettoyé, tout nu, alors c’est Adam).
S’il y a une loi cardinale de la psychanalyse, c’est de ne pas parler à tort et à travers, même au nom des catégories analytiques. Pas d’analyse sauvage ; ne pas plaquer de mots qui n’ont de sens que pour l’analyste lui-même.
C’est de mes analysants que j’apprends tout, que j’apprends ce que c’est que la psychanalyse. Je leur emprunte mes interventions, et non à mon enseignement, sauf si je sais qu’ils savent parfaitement ce que ça veut dire.
Au mot « mot », j’ai substitué le mot « signifiant » ; et ça signifie qu’il prête à équivoque, c’est-à-dire a toujours plusieurs significations possibles.
Et, dans la mesure où vous choisirez bien vos termes, qui vont tirailler l’analysant, vous allez trouver le signifiant élu, celui qui agira.
(35)En aucun cas une intervention psychanalytique ne doit être théorique, suggestive, c’est-à-dire impérative ; elle doit être équivoque.
L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour produire des vagues.
Donc il ne faut pas y aller avec de gros sabots, et souvent il vaut mieux se taire ; seulement il faut le choisir.
Il faut avoir été formé comme analyste. Ce n’est que lorsqu’il est formé que, de temps en temps, ça lui échappe ; formé, c’est-à-dire avoir vu comment le symptôme, ça se complète.
Dans l’analyse, il n’y a scène que lorsqu’il y a passage à l’acte. Il n’y a passage à l’acte que comme un plongeon dans le trou du souffleur, le souffleur étant bien sûr l’inconscient du sujet.
Ce n’est qu’à propos du passage à l’acte que j’ai parlé de scénique.
Les modèles dont je me sers sont-ils symboliques ?
Je m’y efforce et même je me tue à cela. Ça me consume parce que l’inconscient ne s’y prête pas.
Ces nœuds borroméens ne sont faciles ni à montrer ni à démontrer parce qu’on ne se les représente pas du tout.
Pour ce qui est de ces histoires de nœuds, nous en sommes encore à devoir tout inventer car il n’y a rien de moins intuitif qu’un nœud. Essayez de vous représenter le plus petit qui soit, puis le suivant et le suivant, de voir le rapport qu’il y a entre eux : on s’y casse la tête. Tout est à construire.
Ce n’est pas parce qu’ils ont un caractère non verbal que je les utilise. J’essaye au contraire de les verbaliser.
La vérité ?
Elle a une structure de fiction parce qu’elle passe par le langage et que le langage a une structure de fiction.
Elle ne peut que se mi-dire. Jurez de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité : c’est justement ce qui ne sera pas dit. Si le sujet a une petite idée, c’est justement ce qu’il ne dira pas.
Il y a des vérités qui sont de l’ordre du réel. Si je distingue réel, symbolique et imaginaire, c’est bien qu’il y a des vérités réelle, symbolique et imaginaire. S’il y a des vérités sur le réel, c’est bien qu’il y a des vérités qu’on ne s’avoue pas.
(36)La consistance de la langue anglaise ?
Jones a dit que les anglais, grâce à la bifidité de leur langue (de racine germanique et de racine latine), pouvaient, passant d’un registre à l’autre, tamponner les choses : ça sert à ce que ça n’aille pas trop loin.
C’est l’équivoque, la pluralité de sens qui favorise le passage de l’inconscient dans le discours.
L’auto-analyse ?
L’auto-analyse de Freud était une writing-cure, et je crois que c’est pour ça que ça a raté.
Écrire est différent de parler.
Lire est différent d’entendre.
La writing-cure, je n’y crois pas.
Qu’est-ce que ça veut dire avoir à écrire, de la littérature, bien sûr ?… une loufoquerie.
Phallus et littérature.
Le phallus est un manque de rien du tout, un encombrement. Personne ne sait qu’en faire. Le texte littéraire, malgré ses apparences, est sans aucun effet. Il n’a d’effet que sur les universitaires : ça les pique au derrière.
Quand je m’intéresse à Joyce, c’est parce que Joyce essaie de passer au-delà ; il a dit que les universitaires parleraient de lui pendant trois cents ans.
La littérature a essayé de devenir quelque chose de plus raisonnable, quelque chose qui livre sa raison. Parmi les raisons, il en est de très mauvaises : celle de Joyce de devenir un homme important, par exemple. Il est en effet devenu un homme très important.
Comment se laisse-t-on engluer dans ce métier d’écrivain ? Expliquer l’art par l’inconscient me paraît des plus suspect, c’est ce que font pourtant les analystes. Expliquer l’art par le symptôme me paraît plus sérieux.
Verwerfung-Verleugnung.
Verwerfung, le jugement qui choisit et rejette.
(37)Verleugnung s’apparente au démenti. Quelque part, je l’avais traduit par « désaveu » ; ça paraît une imprudence.
Le démenti a, je crois, un rapport avec le réel.
Il y a toutes sortes de démentis qui viennent du réel.
Les implications politiques de vos recherches psychanalytiques ?
En tout cas, qu’il n’y a pas de progrès.
Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.
Comme on ne sait pas ce qu’on a perdu, on croit qu’on a gagné. Mes « tortillons » supposent que c’est borné.
1976 LACAN JOYCE 03 NICE
La Conférence « De James Joyce comme symptôme » fut prononcée le 24 janvier 1976 au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice ; la transcription de Henri Brevière avec l’aide de Joëlle Labruyère a été réalisée à partir d’un enregistrement. Inédit publié par la revue Le croquant n ° 28, novembre 2000.
[…]
[1] Dire… dire faire des rencontres… Heur h.e.u.r., c’est comme ça que ça se dit. Vous vous imaginez sans doute que… y a des rencontres bonnes ou mauvaises, qu’il y a du bonheur ou du malheur. Mais c’est pas vrai, y a que des rencontres.
On n’entend pas !
Vous n’entendez rien ?… Et comme ça ?
Oui, oui, oui…
Ça va ?
Oui.
Je ne suis pas sûr d’avoir fait la meilleure rencontre. Sur le tard, quand j’avais… 31 ans, il se trouve que j’ai rencontré à l’hôpital – puisque c’était là que j’avais été porté par le sort –, à l’hôpital qu’on appelle psychiatrique, une folle. Quoique je l’aie appelée Aimée, A.i.m.e. accent aigu, e., ça veut pas dire que je l’ai aimée. Je l’ai appelée comme ça. Ça veut plutôt dire que… qu’elle avait besoin de l’être. Elle en avait même tellement besoin qu’elle y croyait. Elle croyait qu’elle était aimée. Ça a un nom dans… dans l’affaire psychiatrique, on appelle ça érotomane. Ce qui ne veut pas dire tout à fait la même chose. Mais enfin nous nous contenterons de ce support, mythologique, Eros, généralement traduit par l’amour.
Erreur, ou accident ? Je n’ai pu me tirer de son cas, qui est publié dans ma thèse, qu’à recourir à Freud. Ce qui – c’est là le… c’est là la rencontre –, ce qui m’a fait glisser dans ce que j’appellerai la pratique freudienne.
Il s’est trouvé que… plus de vingt ans plus tard, je me suis trouvé dans le cas d’avoir à rendre compte de ladite pratique parce qu’on me le demandait.
En l’année 53 je suis né il y a un temps à perte de vue ; si vous savez que ma thèse je l’ai faite en 32, il vous sera facile de reconstituer cette date de ma venue à ce qu’on appelle le monde –, en 53, j’ai commencé – je pratiquais à ce moment-là depuis ?… depuis 38 à peu près ; depuis l’année 38. J’avais donc un tout petit peu d’expérience, d’expérience derrière moi de la pratique qu’a fondée Freud et qui est la pratique de l’analyse.
J’ai cru, j’ai cru devoir, de cette pratique, en rendre compte.
Ce que je voudrais, c’est essayer aujourd’hui (depuis 53, il y a des années qui ont passé, et je n’ai pas cessé un instant de… de m’efforcer de rendre compte de cette pratique). Je vais tâcher de… puisque… vous êtes là à m’attendre, je vais tâcher de… je vais tâcher de vous dire ce qui m’en a paru, dès le départ, valoir la peine – car c’était plutôt une peine –, la peine d’être dit.
Freud représente, représente… heu… comme artiste… une tentative, la tentative de maintenir la raison dans ses droits. J’ai essayé de… de doctriner ce que représentait cette tentative qui, faut bien dire, est folle. Maintenir la raison dans ses droits, ça veut dire que la raison a quelque chose, quelque chose de réel. C’est certainement pas le premier à être parti de là. Il y a même quelqu’un qui l’a dit, bien avant lui, qui a dit que le rationnel était réel.
Le fâcheux de… de ce quelqu’un, je veux dire le fâcheux de ce qu’il a dit, c’est qu’il a cru que la formule pouvait se retourner, et que de ce que le rationnel fut réel on pouvait conclure, c’est tout au moins lui qui le dit, c’est que le réel était rationnel.
Il est très fâcheux que tout ce que nous savons, ou croyons savoir, du réel ne se soit jamais atteint qu’à démontrer que le réel, c’est ce qui n’a aucune espèce de sens. Nous voilà donc au cœur d’un vieux débat que, on ne sait pas trop pourquoi, on appelle philosophique ; mais il est certain que c’est bien ce qui, ce qui m’empêtre, c’est que, de philosophie, j’avais comme ça une petite bribe de formation, et que je me demande toujours jusqu’à quel point je ne fais pas quelque chose de l’ordre de cette rengaine qu’on appelle la philosophie. Puisque enfin, la philosophie, depuis comme ça l’âge qu’on dit être des présocratiques, qui n’étaient loin d’être des idiots et qui ont même dit des choses qu’on est convenu d’appeler profondes… Freud a cru devoir se référer à certains de ces présocratiques, il n’a pas fait la socratisation de sa pratique. C’est, quant à moi, ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé de voir ce qu’on pouvait tirer d’un questionnement de cette pratique analytique.
La première réponse est évidemment liée au balancement de ce que je viens de dire : à savoir que si le rationnel est assurément réel, le réel… résiste. C’est pas une résistance de sujet à sujet, comme les analystes se l’imaginent trop souvent, c’est une résistance liée au fait que le réel, on se demande par quel biais, avec des mots, du bla-bla-bla en somme, nous pouvons nous imaginer l’atteindre. Car c’est un fait que, le réel, nous nous imaginons que, au moins par un petit bout, nous y avons atteint. Il y a un nommé Kant qui là-dessus a bâti justement ce qu’on appelle sa philosophie, qui est peut-être le moment où, de philosophie, il s’agit le moins : c’est dans la mesure, historiquement, où Newton avait atteint à quelque chose qui… qui avait assurément ses mérites, à quelque chose qui ressemblait à… un touche au but quant au réel, c’est autour de ça que Kant a construit… a construit (ce qu’il amenait par toutes sortes de cheminements) une Analytique, nommément dite transcendantale, mais aussi bien une Esthétique, qui pour lui, ne l’était pas moins.
Le saisissant concernant Kant est que… c’est dans la Critique du jugement qu’il a cru devoir placer son approche du terme Bourk[2]. Le jugement, c’est quelque chose qui… qui va sensiblement au-delà de la démonstration, c’est quelque chose qui conclut… qui conclut par une affirmation concernant ce qu’il en est du réel.
Comment… comment se fait-il que nous en soyons là ? Je veux dire que Freud, qui avait comme ça un petit bout de formation que nous pouvons considérer comme… comme contemporaine. Comment est-ce que Kant… que Freud… comment est-ce que Freud a pu dans cette filée, vouloir maintenir le réel du rationnel ? C’est ce que je crois avoir éclairé dès mes premières émissions, mes émissions doctrinales, en formulant que l’inconscient, c’était – ai-je dit à l’époque – structuré comme un langage, pour me répéter. Il est évident que, déjà là, se marque… se marque la difficulté. Parce que, qu’est-ce que c’est qu’un langage ? J’ai eu le temps, bien sûr, après m’être aventuré de cette façon, j’ai eu le temps de… d’y réfléchir… d’y réfléchir sur la base, sur la base de ceci : c’est que, il faut se faire comprendre, et comme les psychanalystes n’ont la plupart du temps pas la moindre formation philosophique, ça m’a été une occasion de m’apercevoir que la philosophie, ça sert à ça, ça sert à élaborer la réalité à laquelle on a affaire. On appelle, dans Freud, je ne sais pourquoi, cette réalité, on l’appelle psychique. On n’a pas attendu la philosophie pour parler de la psukê, la psukê est un rêve dont a hérité la philosophie.
Ma patiente, ma patiente qui a été avec moi très patiente puisqu’elle m’a expliqué, enfin… toutes sortes de choses, elle m’a permis de me rendre compte que la paranoïa c’est… c’est un état normal. Il y a rien de plus normal que d’être paranoïaque. Et c’est de ça, de ça que j’ai essayé de rendre compte, en somme. J’ai essayé de rendre compte comment il se faisait que… que ce à quoi j’ai été amené beaucoup plus tard, ce à quoi j’ai été amené (j’essaierai de vous dire comment) à distinguer… comme poumant[3] ensemble, trois catégories que j’ai épinglées (je dis « épinglées » parce que, parce que… quand on couple des mots avec des catégories, c’est un épinglage) – ce que j’ai épinglé du symbolique, de l’imaginaire et du réel, ça voulait dire que, pour elle, ça ne faisait qu’un seul fil. C’est la meilleure façon qu’à l’heure actuelle je choisirais pour dépeindre ce qu’il en est du ou de la paranoïaque. L’imaginaire, le symbolique et le réel, pour eux – eux ou elles –, ne font qu’un seul fil… Mais chez le sujet qui… qui se croit malin, il y a quelque chose qui joue entre ces trois catégories : l’imaginaire, le symbolique et le réel sont distincts.
Puisqu’on m’a apporté un tableau, je vais essayer de vous… [Le tableau articulé grince, soupir de Lacan, brouhaha dans l’assistance] de vous représenter comment ça joue. C’est pas pour rien que je les distingue dans cet ordre car, encore que la position de chacun puisse vous paraître à celle des deux autres strictement équivalente, ce n’est pas exact ; ce n’est pas exact en ceci que si je mettais le S là, à la place duR, et le R à la place du S, ça n’aurait pas la même portée. Qu’en d’autres termes, dans ce qui est là dessiné au tableau, et qui s’appelle un nœud borroméen – un nœud borroméen parce que c’est inscrit dans les armes des Borromées. Les armes des Borromées sont faites ainsi, sur la base de cette babiole historique… que… ils s’étaient résolus à se solidariser avec deux autres familles, qu’il était inclus dans on ne sait quel pacte originel que si l’un d’eux se séparait de la chaîne, puisqu’en somme c’est une chaîne (c’est pas une chaîne comme les autres, parce que tout le monde sait qu’une chaîne c’est fait comme ça, le fait qu’on enlève un des éléments de la chaîne n’en laisse pas moins les deux autres noués) ; et ce qu’ils voulaient exprimer dans ces armes, c’est que, à rompre l’un de ces cercles, de ces anneaux, maillons de la chaîne, les deux autres devaient se trouver libres. C’est bien ce que vous voyez ici. Supposez que le pacte soit rompu vous voyez bien – puisque de ces deux autres, l’intersection se fait de ce que l’imaginaire soit au-dessus du réel –, vous voyez bien qu’ils sont libres l’un de l’autre. Ça ne saute pas aux yeux, ça ne saute pas aux yeux qu’il y ait moyen d’unir quelque chose fait comme ça – c’est-à-dire quelque chose qui, on le sent immédiatement, ne fait pas chaîne –, qu’il y ait moyen avec un troisième élément de les unir ; c’est pourtant bien simple, il suffit que le troisième élément passe au-dessous de ce qui est au-dessous et au-dessus de ce qui est au-dessus.
Comment je suis arrivé à considérer, avec une certaine préférence, cette chaîne borroméenne ? C’est pas facile à vous dire comme ça, mais il est évident que, comme pour Freud, ça a été lié au fait qu’il existe[4], qu’il existe des personnes qui sont en quelque sorte le vivant témoignage, le vivant témoignage de l’existence[5] de l’inconscient. J’ai parlé tout à l’heure de réel, maintenant je vous parle d’existence, les deux termes n’ont rien à faire ensemble. L’existence n’a rien à faire avec le réel. L’existence, tel tout au moins que je me suis vu imposé l’usage de ce terme, l’existence consiste en ceci… qu’il y a nœud. Qu’il y a nœud, et ici ce n’est pas un nœud que je viens de vous dessiner – un nœud, peut-être que tout à l’heure je vous montrerai ce que c’est –, c’est une chaîne, c’est une chaîne borroméenne. Cette chaîne borroméenne, elle m’a été imposée par ce que je viens d’appeler l’existence de l’hystérique, mâle ou femelle bien entendu. Pour l’hystérie, on pense – on pense peut-être à tort –, on pense que les femmes ont plus de don. Ce n’est pas certain. Avec le temps on s’apercevra peut-être que les hommes, enfin… y contribuent bien aussi.
Mais quoi qu’il arrive (et ceci en particulier peut bien arriver), quoi qu’il arrive, c’est du fait que… – dans le jeu de ces maillons, de ces maillons tels qu’ils fassent chaîne, que le jeu de ces maillons est quelque chose qui supporte, supporte très bien la notion de l’existence parce que (suffit d’en regarder un, n’importe lequel, le réel par exemple) c’est dans la mesure où il se coince, où il est capable par exemple de se réduire à ça, qu’il existe à proprement parler. Ceci suppose bien sûr l’admission, l’admission[6]… du sens qui existe… dans ce que j’ai désigné depuis un moment duparlêtre, le parlêtre que j’écris comme ça. Ça a l’avantage d’évoquer la parlote et ça a aussi l’avantage de faire s’apercevoir de ceci que le mot être est un mot qui a une valeur tout à fait paradoxale. Il existe, c’est le cas de le dire, que dans le langage. La philosophie bien sûr a embrouillé tout ça, de même qu’elle a fait de l’héritage de la psukê – qui était une vieille superstition, dont nous avons le témoignage dans tous les âges si on peut dire –, de même elle a parlé de l’ontologie comme si l’être à lui tout seul, ça se tenait.
Il est certain qu’ici je m’écarte, je m’écarte de la tradition philosophique… je m’écarte de la tradition philosophique et je fais plus que de m’en écarter, je vais jusqu’à mettre en suspens, enfin, tout ce qu’il en est de… de l’ontologie, de la psychologie, de la cosmologie puisque, soi-disant, y aurait un cosmos. Le cosmos est quelque chose qui s’épingle, s’épingle depuis toujours d’être strictement imaginaire, d’être strictement le double de ce qu’on imagine être… – d’un nom qui n’a pas été choisi au hasard – d’être le monde intérieur : l’Innenwelt. Est-ce que l’Innenwelt est l’image de l’Umwelt ?Ou est-ce que l’Umwelt est l’image de l’Innenwelt ? Il est tout à fait clair que, depuis le temps qu’on… qu’on spécule, poétiquement, le cosmos – qui n’est pas pour rien marqué de cette note cosmétique si je puis dire, de cette affinité au beau –, que le cosmos est rêvé comme représentant des fonctions qui ne sont autres que celles que nous imaginons attenir à notre corps. Il y en a toutes sortes de signes, toutes sortes de signes dans ce qui a passé pour la production intellectuelle de ladite humanité.
La dite humanité n’est évidemment pas sans avoir fait quelques avances. Je ne dirai pas quelques progrès, mais elle est arrivée, enfin, à sortir de son ronron, de son ronron poétique. Et c’est là que Freud marque le coup d’arrêt. Si je dis, si j’avance que Freud a dit… a voulu sauver le rationnel, c’est bien dans la mesure où il tient pour solide, essentiel, consistant que l’homme parle ; les femmes, chose à quoi il faut s’attendre… les femmes parlent aussi… [Rires, rires « nerveux », on pouffe de rire dans la salle, on s’esclaffe]
Vouais !… Il est même probable, si nous en croyons le texte biblique, que c’est Elle, Elle avec un grand E, Elle, Ève, qui a parlé la première. Est-ce qu’il est certain que… que dans cette taquinerie féroce que Dieu a exercée sur Adam en lui faisant nommer les bêtes, rien ne prouve qu’Adam savait ce qu’il faisait, à savoir qu’il avait la moindre idée de ce que c’était qu’un nom d’espèce : il a fallu que Dieu, par dérision, le force à cette nomination pour qu’assurément (on ose, on ose l’espérer, rétrospectivement) ce… ça ait une suite. Mais par contre c’est de son cru, ou bien du cru du diable, qu’Ève parle, parle pour, à Adam, offrir la pomme, la pomme censée être ce qui va lui communiquer quelque chose comme un savoir.
Il est donc pas du tout tranché si l’homme n’a parlé que titillé par ce Dieu féroce, féroce – et comme je l’ai entendu pour qualifier ce qu’on appelle le surmoi c’est-à-dire la conscience morale tout bonnement –, féroce et obscène, car tout ceci ne devait aboutir qu’à des obscénités, à ce qu’on s’aperçoive de la dimension de l’obscène. C’est ce qu’on appelle en général le Beau qui, de ce fait, ne peut plus passer pour être la splendeur du Vrai mais bien plutôt ce qu’il a de tristement hideux. Il est bien sûr que ça ne manque pas, le hideux dans le vrai ; c’en est même au point que… que ce qu’il y a de plus difficile à obtenir, c’est que le vrai, on le dise un peu plus qu’à moitié. En fait, c’est bien d’une mi-partition, d’un mi-dire qu’il s’agit pour tout ce qu’il en est du vrai.
Oui… Je m’abstiens bien sûr de toute nostalgie en cette occasion. Il n’y a pas lieu d’en avoir pour la simple raison qu’il n’y a nulle part où revenir. Contrairement à ce que… dont témoigne, n’est-ce pas, le dernier artiste à s’être occupé de l’Odyssée, Joyce dans Ulysses, il n’y a pas de nostos. Ce que, Dieu merci, Freud nous… dont Freud nous assure, c’est bien que le seul nostos possible c’est le retour au ventre de la mère, et ce retour au ventre de la mère, c’est très évidemment ce qui ne se peut d’aucune façon, pour la simple raison que, quand on a été pondu, c’est fait et c’est sans retour. Il n’y a pas de nostos, il n’y a pas de nostos, et… il est impossible de satisfaire au vœu, le seul nostalgique qui soit, de n’avoir jamais existé, existé pris dans le sens de l’existence de chacune de ces rondelles qui, ici, constituent la chaîne.
Qu’est-ce qui a fait que, historiquement, Freud se soit déterminé à dire ceci qui me paraît l’essentiel ? L’essentiel que je suis loin d’avoir d’ailleurs résolu, en parlant d’un langage ; j’ai dit unlangage parce qu’il semble bien que, dans tout ce qui existe de l’ordre de la langue, il y ait quelque chose de commun ; quelque chose de commun qui est une haute abstraction, qui est que chaque langue a une syntaxe. Il faut vraiment abstraire beaucoup pour s’en apercevoir, mais il y a longtemps que c’est fait ; il y a, comme on dit, une certaine conscience, une conscience de l’être parlant, une conscience du parlêtre qui a fait que de ça, il s’est aperçu, et que c’est même pour ça que dans ce qui est phoné dans une langue, on peut la traduire dans une autre quelle qu’elle soit. Aussi loin que nous ayons fait le catalogue de ces langues, la traduction est toujours possible. Là où elle n’est pas possible, c’est dans les langues que nous ignorons. Mais même si une langue est morte, on ne l’a vu que trop, on peut traduire n’importe quelle langue vivante dans une langue morte ; on y a même grand avantage. C’est grâce à ça que se perpétue le processus dit de la pensée, dont bien sûr Freud ne prétend pas donner la clef ni même d’aucune façon savoir ce que c’est. Ce qu’il sait, c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre, de l’ordre du langage ; et pas seulement du langage : de l’ordre de lalangue – la façon dont je l’écris, en un seul mot, ceci pour évoquer ce qu’elle a de lallation, ce qu’elle a de… de langué, de linguistique. C’est dans lalangue, avec toutes les équivoques qui résultent de tout ce que lalangue supporte de rimes et d’allitérations, que s’enracine toute une série de phénomènes que Freud a catalogués et qui vont du rêve, du rêve dont c’est le sens qui doit être interprété, du rêve à toutes sortes d’autres énoncés qui, en général, se présentent comme équivoques, à savoir ce qu’on appelle les ratés de la vie quotidienne, les lapsus, c’est toujours d’une façon linguistique que ces phénomènes s’interprètent, et ceci montre… montre aux yeux de Freud que un certain noyau, un certain noyau d’impressions langagières est au fond de tout ce qui se pratique humainement, qu’il n’y a pas d’exemple que dans ces trois phénomènes – le rêve [Gloussement dans la salle], le lapsus (autrement dit la pathologie de la vie quotidienne, ce qu’on rate), et la troisième catégorie, l’équivoque du mot d’esprit –, il n’y a pas d’exemple que ceci comme tel ne puisse être interprété en fonction d’une… d’un premier jeu qui est… dont ce n’est pas pour rien qu’on peut dire que la langue maternelle, à savoir les[7] soins que la mère a pris d’apprendre à son enfant à parler, ne joue un rôle ; un rôle décisif un rôle toujours définitif ; et que, ce dont il s’agit, c’est de s’apercevoir que ces trois fonctions que je viens d’énumérer, rêve, pathologie de la vie quotidienne : c’est-à-dire simplement de… de… de… de… ce qui se fait, de ce qui est en usage… en usage… la meilleure façon de réussir, c’est, comme l’indique Freud, c’est de rater. Il n’y a pas de lapsus, qu’il soit de la langue ou… ou… ou… ou… de la plume, il n’y a pas d’acte manqué qui n’ait en lui sa récompense. C’est la seule façon de réussir, c’est de rater quelque chose. Ceci grâce à l’existence de l’inconscient.
C’est aussi grâce à l’inconscient qu’on s’essaie… qu’on s’essaie de résoudre ce que nous pouvons appeler en l’occasion des symptômes. Il y a des symptômes, bien sûr, beaucoup mieux organisés, les symptômes dits hystériques, ou les symptômes dits obsessionnels [Grand brouhaha dans l’assistance], ils sont beaucoup mieux organisés, ils constituent… [Le brouhaha augmente… Lacan hausse le ton] une psukê, uneréalité psychique, voilà ce dont le symptôme donne la substance.
Je sens, mon Dieu, que, peut-être, l’assistance est lassée. [On tousse dans la salle] Je veux donc simplement indiquer que je m’acharne, pour l’instant, sur un artiste, un artiste qui n’est autre que Joyce, je l’ai appelé Joyce le symptôme, c’est que je crois que le moment historique – Joyce et Freud sont à peu près contemporains. Freud est né évidemment, heu… une vingtaine d’années, vingt… un peu plus de vingt ans plus tôt, mais il est aussi mort, quoique très peu, avant Joyce. Que Joyce ait orienté son art vers quelque chose qui soit d’une [sic] aussi extrême enchevêtrement, c’est là le quelque chose que j’essaie d’éclairer ; je dois dire que, vu ma… mon penchant, vu la façon dont je conçois maintenant, enfin, ce qu’il en est de l’inconscient en tant que formant une consistance de nature linguistique, c’est par quelque chose d’analogue, puisque du même coup je suis amené à… il faut bien le dire, à symboliser de la même façon le symbolique, l’imaginaire et le réel, à en faire usage de maille (et je vous ai bien sûr passé là où je situe les coincements majeurs) ; ça me sert s.e.r.t., mais je n’ai que trop souvent l’occasion de voir aussi comment, moi ou les autres, ça serre s.e. deux r. e., ça serre, ça serre ces maillons, et je pourrais vous désigner l’endroit où je vois ce qu’il en est du résultat majeur, à savoir cette squeeze qui s’appelle le désir, et il y a longtemps que j’ai… montré que se supportait, que se supportait de l’image du tore ce qu’il en est de la demande, de la demande d’analyse particulièrement.
Bon… Mais ce Joyce, s’il s’est mis à viser expressément le symptôme – au point qu’il semble qu’on puisse dire que dans son texte, enfin… le pointage du symptôme comme tel est quelque chose à quoi il s’est on peut dire consacré –, il est parti de quoi ? D’un Dublin, d’un Dublin comme nous l’appelons, d’une ville irlandaise où, manifestement, enfin… ni son père ni sa mère n’ont été pour lui de véritables supports, soutiens, comme, avec le temps, nous envisageons que les choses devraient être, devraient être pour produire un résultat ; il est très curieux que Joyce – qu’il ait été ou non informé de l’existence de Freud, ce n’est pas sûr, ce n’est pas sûr, beaucoup s’exercent à en donner des preuves… il n’est pas sûr qu’il était en tout cas à la page. Et c’est probablement à ça que nous devons le fait que dans son oeuvre, puisque oeuvre il y a, le fait que dans son oeuvre, il…, c’est l’embrouille, l’embrouille des nœuds, qui se trouve faire le tissu, le texte essentiel de ce qu’il nous apporte, mais il le fait si je puis dire en toute innocence – il est extrêmement frappant que, pour quelqu’un comme lui qui, dans son oeuvre dernière, Finnegans Wake, a tellement joué de la sphère et de la croix, il est tout à fait étonnant qu’il ne lui soit pas plus qu’à jamais aucun autre venu à l’idée que, de la sphère et de la croix, [Il dessine] il y a autre chose à faire que ce qui en est fait coutumièrement, à savoir… à savoir une sphère surmontée ou surmontant la croix.
Figure 1 <nous vous proposons cette gravure en l’absence du dessin de Lacan>
Quand vous voyez une sphère armillaire, qui est à peu près quelque chose qui se dessine comme ceci : les trois cercles, qui se référent aux trois plans dans lesquels l’usage du cercle pour représenter la sphère se justifie ; dans ces trois plans, vous voyez qu’il s’agit d’une même sphère concentrique à elle-même, au lieu que ce dont il s’agit, ça serait que l’un des trois cercles… l’un des trois cercles dépasse un cercle médian, et qu’aussi bien le troisième opère de la même façon à condition étant en dehors de ce cercle transversal que je dessine ici – vous voyez comme il est déjà… que… rien que… difficile rien que d’en parler… –, qu’étant
Figure 2 : Image proposée dans le texte source de la revue Le Croquant
en dehors de ce cercle transversal il passe en dedans, comme vous le voyez ici, du cercle sagittal. Jamais personne ne s’est avisé de représenter ainsi une sphère armillaire ; alors qu’il est bien évident que la sphère armillaire, déjà en elle-même – du fait d’être sous deux autres cercles à ses pôles, disons… mais sous seulement un dans son diamètre –, déjà implique le jeu de cet ovale, qu’il suffirait en quelque sorte d’un peu plus solliciter pour s’aviser qu’il peut être opéré autrement. Je veux dire que ce quelque-chose que vous voyez là tel que je viens de le dessiner… et il faut ici que j’efface bien sûr, non… pas ceci, il faut ici que j’efface ce qui est là. Alors que ce qui est là, ça n’est rien d’autre que ce qui, mis à plat, donne la chaîne borroméenne. Que personne n’ait songé à faire partir une géométrie élémentaire de ce premier usage du nœud qui est ici offert, si je puis dire, c’est là bien ce qu’il y a de plus remarquable, et c’est ce par quoi, pour l’instant, j’essaie d’éclairer un certain nombre des choses de notre technique.
Alors, je serais reconnaissant de… – si on veut bien me faire cette grâce – je serais reconnaissant à quiconque voudrait bien s’en faire le porteur de m’apporter quelque chose qui… qui me donnerait le sentiment que je n’ai pas parlé dans le vide absolu. Je veux dire que si on me donnait, enfin… quelques questions, plus elles seront naïves <Rires>, plus ça me paraîtra encourageant. J’ai eu à cet égard beaucoup de satisfaction, beaucoup de plaisir quand j’ai fait récemment une virée en Amérique : c’est fou ce que les Américains sont… sont plus disposés à se risquer dans un questionnement que… enfin, ça a bien sûr… ça a bien sûr d’autres inconvénients… J’ai eu… c’est là que j’ai pu voir, n’est-ce pas, que… c’est là que j’ai pu voir que monsieur [Lacan est interpellé, fort, par une voix de femme : « Monsieur… » Suite difficilement compréhensible. Rires] …monsieur Moon avait du succès. Monsieur Moon avait évidemment beaucoup de succès… Je n’y ai même pas avisé[8]… ha… a… a… a… heu… je n’y ai même pas mis l’accent, n’est-ce pas, je crois que, il y a un fil, un fil qui tient Freud qui est celui… qui est ce qu’on appelle le plus opposé à la confusion mystique, n’est-ce pas. Cette confusion mystique est bien entendu ce qui nous menace toujours. La mystique, c’est exactement équivalent à ce que j’ai appelé tout à l’heure la paranoïa, n’est-ce pas. Je ne vois pas d’ailleurs ce qui empêcherait la prolifération de la mystique, puis à partir du moment où je dis que la paranoïa c’est l’état le plus normal.
Mais j’aimerais que quelqu’un me pose une questions[9].
[1] Le tout début de la conférence manque dans l’enregistrement.
[2]. Pourquoi Lacan prononce-t-il ce « mot »… ainsi ? Il ne semble pas qu’il y ait d’accident d’enregistrement ou autre… Le « mot » prononcé par Lacan, qui est évidemment un mot allemand, peut s’écrire en « français » comme ça : Bourk avec peut-être un t ou un g à la place du k… ? Difficile d’expliquer pourquoi Lacan prononce ce « mot ». On ne trouve pas dans la Critique du jugement le concept qui correspondrait au « mot » prononcé. Le contexte et le « sens » de ce qu’il dit pourraient conduire à penser que c’est le mot allemand que l’on traduit en français par jugement que veut prononcer Lacan. Dans la Critique du jugement, on trouve bien sûr Urteil mais aussi Beurteilung. La Beurteilung, jugement d’appréciation, d’évaluation ou d’estimation, se distingue de l’Urteil, jugement au sens purement logique du terme. Cela rejoint la distinction entre jugement déterminant et jugement réfléchissant. La consonne d’attaque du « mot » prononcé par Lacan, le b, pourrait faire penser que c’est ce mot : Beurteilung, qu’il a « voulu » prononcer, mais on en est tout de même loin. Pourtant, c’est ce qu’il y a de plus proche des paroles de Lacan si l’on considère que, chez Kant, ce mot concerne la finalité, la téléologie (l’expression la plus fréquente pour le jugement téléologique est teleologische Beurteilung) : Lacan parle bien d’un jugement qui va« au-delà de la démonstration », au-delà du jugement purement logique il parle d’un jugement « qui conclut par une affirmation concernant ce qu’il en est du réel ». Mais il faut bien dire que le mot prononcé par Lacan n’a guère de commun avec le mot Beurteilung que la lettre binitiale. Si l’on cherche dans la Critique du jugement un mot qui convienne mieux, on trouve un nom propre : Burke !… Le nom d’un Irlandais, philosophe contre-révolutionnaire et homme d’État anglais, auteur d’un ouvrage, encensé à son époque, sur l’origine de nos idées du beau et du sublime, auquel Kart s’est intéressé. Si on prononce ce nom à l’allemande… alors on n’est pas loin du compte : Bourke ! Maintenant, dans l’ensemble du vocabulaire allemand, le mot qui s’approcherait le plus serait le mot : Burg, le château fort. Nous resterons sur ce château fort : la forteresse du sens obscur et impénétrable, pour nous, de la profération de Lacan, abracadabrante. On pourra consulter l’édition Ferdinand Alquié de la Critique de la faculté de juger (Gallimard Folio/essais), en particulier les notes sur la traduction du terme Beurteilung.
[3]. Ici, non plus, pas d’accident et le mot « français » prononcé ne peut s’écrire que comme ça poumant, un participe présent. C’est un néologisme. On peut le justifier et l’expliquer si on se souvient par exemple de la métaphore par laquelle Lacan caractérise la psychanalyse : « L’analyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue. » (Interview, France Culture, juillet 73.) On peut aussi noter, dans la présente conférence, comment Lacan nous dit que le nœud borroméen ça serre (lui ou les autres) : le nœud borroméen peut jouer, se serrer et se desserrer, respirer, comme une sorte de poumon ! Et encore ce passage de la leçon du 9 décembre du séminaire Le Sinthome ; Lacan y parle de la manière dont il a été reçu aux États-Unis : « J’y ai été aspiré, aspiré dans une sorte de tourbillon, qui, évidemment ne trouve son répondant que… que dans ce que je mets en évidence par mon nœud. » (Lacan décrit donc ici son nœud borroméen comme une sorte d’aspirateur, et ceci un mois et demi avant de « forger », à son propos, le néologisme poumant). On sait que, par ailleurs, Lacan définissait la psychanalyse comme une pratique de bavardage : le bavardage… une respiration du langage ? Voilà… toujours et encore le poumon… le poumon poumant. Le poumon, vous dis-je !
[4]. Il faut savoir qu’à l’époque de cette conférence Lacan écrivait ex–siste et ex-sistence. C’est ici perceptible dans sa prononciation, mais comme il n’a pas éprouvé le besoin de le signaler à son présent auditoire, nous écrivons ces mots comme il est d’usage.
[5]. Idem
[6]. Peut-être manque-t-il ici un ou deux mots dans l’enregistrement.
[7]. On dirait plutôt : le soin pris… etc. Pour éclairer cette formulation (fautive ?) de Lacan, nous citerons un passage d’une conférence prononcée deux mois seulement auparavant à Yale University, le 24 novembre 1975 : « je veux dire que les soi-disant phases orale, anale et même urinaire sont trop profondément mêlées à l’acquisition du langage, que l’apprentissage de la toilette par exemple est manifestement ancrée dans la conception qu’a la mère de ce qu’elle attend de l’enfant – nommément les excréments – […] Je proposerai que ce qu’il y a de plus fondamental dans les soi-disant relations sexuelles de l’être humain a affaire avec le langage, en ce sens que ce n’est pas pour rien que nous appelons le langage dont nous usons notre langue maternelle ». (Scilicet n° 6/7, 1976, éditions du Seuil, Paris.) Et dans « l’autre » conférence de Nice « Le phénomène lacanien », on trouve ceci : « C’est là que, toujours, l’inconscient s’enracine. Il ne s’enracine pas seulement parce que cet être a appris à parler quand il était enfant, si sa mère a bien voulu en prendre la peine, mais parce qu’il est surgi déjà de deux parlêtres. ». « La peine », une formulation proche de « le soin », mais peut-être… plus sûre !
[8]. Lacan, déstabilisé, emploie ce mot : avisé, à la place de ce qu’il voulait dire – il vient de l’employer plusieurs fois de suite déjà, peu de temps auparavant –,puis il se reprend.
[9]. S’il y a eu des questions et des réponses, elles ne figurent pas sur l’enregistrement.
1977 LACAN BRUXELLES Propos sur l’hystérie
Intervention de Jacques Lacan à Bruxelles, publiée dans Quarto (Supplément belge à La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne), 1981, n° 2.
1977-02-26 : Propos sur l’hystérie (7 p.)
« … Un savoir qui se contente de toujours commencer, ça n’arrive à rien. C’est bien pour ça que quand je suis allé à Bruxelles, je n’ai pas parlé de psychanalyse dans les meilleurs termes.
Commencer à savoir pour n’y pas arriver va somme toute assez bien avec mon manque d’espoir. Mais ça implique aussi un terme qu’il me reste à vous laisser deviner. Les personnes belges qui m’ont entendu le dire, et que je reconnais ici, sont libres de vous en faire part ou pas[1].
Qu’est-ce que ça veut dire de comprendre, surtout quand on fait un métier qu’un jour, chez quelqu’un qui est là, qui s’appelle Thibault, j’ai qualifié d’escroquerie[2] ».
Le 26 Février 1977, Jacques Lacan parle à Bruxelles[3].
(5)… Ou sont-elles passées les hystériques de jadis, ces femmes merveilleuses, les Anna 0., les Emmy von N… ? Elles jouaient non seulement un certain rôle, un rôle social certain, mais quand Freud se mit à les écouter, ce furent elles qui permirent la naissance de la psychanalyse. C’est de leur écoute que Freud a inauguré un mode entièrement nouveau de la relation humaine. Qu’est-ce qui remplace ces symptômes hystériques d’autrefois ? L’hystérie ne s’est-elle pas déplacée dans le champ social ? La loufoquerie psychanalytique ne l’aurait-elle pas remplacée ?
Que Freud fut affecté par ce que les hystériques lui racontaient, ceci nous paraît maintenant certain. L’inconscient s’origine du fait que l’hystérique ne sait pas ce qu’elle dit, quand elle dit bel et bien quelque chose par les mots qui lui manquent. L’inconscient est un sédiment de langage.
Le réel est à l’opposé extrême de notre pratique. C’est une idée une idée limite de ce qui n’a pas de sens. Le sens est ce par quoi nous opérons dans notre pratique : l’interprétation. Le réel est ce point de fuite comme l’objet de la science (et non de la connaissance qui elle est plus que critiquable) le réel c’est l’objet de la science.
Notre pratique est une escroquerie, du moins considérée à partir du moment où nous partons de ce point de fuite. Notre pratique est une escroquerie : bluffer faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du chiqué – à savoir ce que Joyce désignait par ces mots plus ou moins gonflés – d’où nous vient tout le mal. Tout de mêmes, ce que je dis là est au cœur du problème de ce que nous portons (je parle dans le tissu social). C’est pour cela que tout à 1’heure, j’ai quand même suggéré qu’il y avait quelque – (6)chose qui remplaçait cette soufflure qu’est le symptôme hystérique. C’est curieux, un symptôme hystérique : ça se tire d’affaire à partir du moment où la personne, qui vraiment ne sait pas ce qu’elle dit, commence à blablater …. (et l’hystérique mâle ? on n’en trouve pas un qui ne soit une femelle).
Cet inconscient auquel Freud ne comprenait strictement rien, ce sont des représentations inconscientes. Qu’est-ce que ça peut bien être que des représentations inconscientes ? Il y a là une contradiction dans les termes : unbewusste Vorstellungen. J’ai essayé d’expliquer cela, de fomenter cela pour l’instituer au niveau du symbolique. Ça n’a rien à faire avec des représentations, ce symbolique, ce sont des mots et à la limite, on peut concevoir que des mots sont inconscients. On ne raconte même que cela à la pelle : dans l’ensemble, ils parlent sans absolument savoir ce qu’ils disent. C’est bien en quoi l’inconscient n’a de corps que de mots.
Je suis embarrassé de me donner en cette occasion un rôle, mais pour oser le dire, j’ai mis un pavé dans le champ de Freud, je n’en suis pas autrement fier, je dirais même plus, je ne suis pas fier d’avoir été aspiré dans cette pratique que j’ai continuée, que j’ai poursuivie comme ça, comme j’ai pu, dont après tout il n’est pas sûr que je la soutienne jusqu’à crevaison. Mais il est clair que je suis le seul à avoir donné son poids à ce vers quoi Freud était aspiré par cette notion d’inconscient. Tout ça comporte certaines conséquences. Que la psychanalyse ne soit pas une science, cela va de soi, c’est même exactement le contraire. Cela va de soi si nous pensons qu’une science ça ne se développe qu’avec de petites mécaniques qui sont les mécaniques réelles, et il faut quand même savoir les construire. C’est bien en quoi la science a tout un côté artistique, c’est un fruit de l’industrie humaine, il faut savoir y faire. Mais ce savoir y faire, débouche sur le plan du chiqué. Le chiqué, c’est ce qu’on appelle d’habitude le Beau.
Q. – Le chiqué, n’est-ce pas l’artifice ? L’artifice vise au beau, mais ce qui est beau, c’est la démonstration ; prenons le chiffre 4 dans les propositions non démontrables, on en dit : élégant ! belle démonstration !
Dans cette géométrie que j’élucubre et que j’appelle géométrie de sacs et de cordes, géométrie du tissage (qui n’a rien à faire avec la géométrie grecque qui n’est faite que d’abstractions), ce que j’essaye d’articuler, c’est une géométrie qui résiste, une géométrie qui est à la portée de ce que je pourrais appeler toutes les femmes si les femmes ne se caractérisaient pas justement de n’être pas tout : c’est pour ça que les femmes n’ont pas réussi à faire cette géométrie à laquelle je m’accroche, c’est pourtant elles qui en avaient le matériel, les fils. Peut-être la science prendrait-elle une autre tournure si on en faisait une trame, c’est-à-dire quelque chose qui se résolve en fils.
Enfin on ne sait pas si tout ça aura la moindre fécondité parce que, s’il est certain qu’une démonstration puisse être appelée belle, on perd tout à fait les pédales au moment où il s’agit non pas d’une démonstration mais de ce quelque chose qui est très très paradoxal, que j’essaie d’appeler comme je peux : monstration. Il est curieux de s’apercevoir qu’il y a dans cet entrecroisement de fils quelque chose qui s’impose comme étant du réel, comme un autre noyau de réel, et qui fait que, quand on y pense…
(7)ça, j’en ai bien l’expérience… parce qu’on ne peut pas s’imaginer à quel point ça me tracasse ces histoires que j’ai appelées en un temps « ronds de ficelles »… ce n’est pas rien de les appeler ronds de ficelles… ces histoires de ronds de ficelles me donnent beaucoup de tracas quand je suis tout seul, je vous prie de vous y essayer, vous verrez comme c’est irreprésentable, on perd les pédales tout de suite.
Le nœud borroméen, on arrive encore à se le représenter, mais il y faut de l’exercice. On peut aussi très bien en donner des représentations noir sur blanc, des représentations mises à plat où on ne s’y retrouve pas : on ne le reconnaît pas. Ceci est un nœud borroméen parce que si l’on rompt une de ces ficelles, les deux autres se libèrent.
Ce n’est pas un hasard si j’en suis venu à m’étouffer avec ces représentations nodales – là, ça vraiment ce sont celles qui me tracassent.
Si j’ai continué la pratique, si, conduit, guidé comme par une rampe, j’ai continué ce blabla qu’est la psychanalyse, c’est quand même frappant que, par rapport à Freud, ça m’ait mené là (parce qu’il n’y a pas trace dans Freud du nœud borroméen). Et pourtant je considère que, de façon tout à fait précise, j’étais guidé par les hystériques, je ne m’en tenais pas moins à l’hystérique, à ce qu’on a encore à portée de la main comme hystérique (je suis fâché d’employer le « je » parce que dire « le moi », confondre la conscience avec le moi, ce n’est pas sérieux et pourtant c’est facile de glisser de l’un à l’autre). (…)
C’est quand même renversant de penser que nous employons le mot de caractère aussi à tort et à travers. Qu’est-ce qu’un caractère et aussi une analyse de caractère, comme s’exprime Reich ? C’est tout de même bizarre que nous glissions comme ça si facilement. Nous ne nous intéressons facilement qu’à des symptômes, et ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment avec du blabla, avec notre propre blabla, c’est-à-dire l’usage de certains mots, nous arrivons…
C’est ce qui frappe dans les Studien über Hysterie, c’est que Freud arrive presque, et même tout à fait, à (dégueuler) que c’est avec des mots que ça se résoud et que c’est avec les mots de la patiente même que l’affect s’évapore.
Il y a un type qui a passé son existence à rappeler l’existence de l’affect. La question est de savoir si oui ou non l’affect s’aère avec des mots ; quelque chose souffle avec ces mots, qui rend l’affect inoffensif c’est-à-dire non engendrant de symptôme. L’affect n’engendre plus de symptôme quand l’hystérique a commencé à raconter cette chose à propos de quoi elle s’est effrayée. Le fait de dire : « elle s’est effrayée » a tout son poids. S’il faut un terme réfléchi pour le dire, c’est qu’on se fait peur à soi-même. Nous sommes là dans le circuit de ce qui est délibéré, de ce qui est conscient.
L’enseignement ? On essaie de provoquer chez les autres le savoir y faire, et c’est-à-dire se débrouiller dans ce monde qui n’est pas (8)du tout un monde de représentations mais un monde de l’escroquerie.
Q.– Lacan est freudien mais Freud n’est pas lacanien ?
Tout à fait vrai. Freud n’avait pas la moindre idée de ce que Lacan s’est trouvé jaspiner autour de cette chose dont nous avons l’idée… Je peux parler de moi à la troisième personne. L’idée de représentation inconsciente est une idée totalement vide. Freud tapait tout à fait à côté de l’inconscient. D’abord, c’est une abstraction. On ne peut suggérer l’idée de représentation qu’en ôtant au réel tout son poids concret. L’idée de représentation inconsciente est une chose folle ; or, c’est comme ça que Freud l’aborde. Il y en a des traces très tard dans ses écrits.
L’inconscient ? Je propose de lui donner un autre corps parce qu’il est pensable qu’on pense les choses sans les peser, il y suffit des mots ; les mots font corps, ça ne veut pas dire du tout qu’on y comprenne quoi que ce soit. C’est ça l’inconscient, on est guidé par des mots auxquels on ne comprend rien. On a quand même l’amorce de cela quand les gens parlent à tort et à travers, il est tout à fait clair qu’ils ne donnent pas aux mots leur poids de sens. Entre l’usage de signifiant et le poids de signification, la façon dont opère un signifiant, il y a un monde. C’est là qu’est notre pratique : c’est approcher comment des mots opèrent. L’essentiel de ce qu’a dit Freud, c’est qu’il y a le plus grand rapport entre cet usage des mots dans une espèce qui a des mots à sa disposition et la sexualité qui règne dans cette espèce. La sexualité est entièrement prise dans ces mots, c’est là le pas essentiel qu’il a fait. C’est bien plus important que de savoir ce que veut dire ou ne veut pas dire l’inconscient. Freud a mis l’accent sur ce fait. Tout cela, c’est l’hystérie elle-même. Ce n’est pas un mauvais usage d’employer l’hystérie dans un emploi métaphysique ; la métaphysique, c’est l’hystérie.
Q. – Escroquerie et prôton pseudos.
Escroquerie et prôton pseudos, c’est la même chose. Freud dit la même chose que ce que j’appelle d’un nom français, il ne pouvait quand même pas dire qu’il éduquait un certain nombre d’escrocs. Du point de vue éthique, c’est intenable notre profession, c’est bien d’ailleurs pour ça que j’en suis malade, parce que j’ai un surmoi, comme tout le monde.
Nous ne savons pas comment les autres animaux jouissent, mais nous savons que pour nous la jouissance est la castration. Tout le monde le sait, parce que c’est tout à fait évident : après ce que nous appelons inconsidérément l’acte sexuel (comme s’il y avait un acte !), après l’acte sexuel, on ne rebande plus. La question est de savoir : j’ai employé le mot « la » castration, comme si c’était univoque, mais il y a incontestablement plusieurs sortes de castration ; toutes les castrations ne sont pas auto-morphes. L’automorphisme, contrairement à ce qu’on peut croire, – morphè-forma – ce n’est pas du tout une question de forme, comme je l’ai fait remarquer dans mon jaspinage séminariste. Ce n’est pas la même chose la forme et la structure. J’ai essayé d’en donner des représentations sensibles, ce n’était pas des représentations mais des monstrations. Quand on retourne un tore cela donne quelque chose de complètement différent au point de vue de la forme. Il faut faire la différence entre forme et structure.
(9)Q. – Avec quoi l’escroquerie ferait-elle bon ménage avec la forme ? avec la structure ?
Je ne poursuis cette notion de structure que dans l’espoir d’échapper à l’escroquerie. Je file cette notion de structure, qui a quand même un corps des plus évidents en mathématiques, dans l’espoir d’atteindre le réel. On met la structure du côté de la Gestalt et de la psychologie, c’est certain. Si on dit qu’il y a un inconscient, c’est là que la psychologie est une futilité et que la Gestalt est ce quelque chose dont nous avons le modèle. La Gestalt, c’est évidemment la bulle, et le propre de la bulle, c’est de s’évanouir. C’est parce que chacun nous sommes foutus comme une bulle que nous ne pouvons avoir le soupçon qu’il y a autre chose que la bulle.
Il s’agit de savoir si oui ou non Freud est un événement historique. Freud n’est pas un événement historique. Je crois qu’il a raté son coup, tout comme moi ; dans très peu de temps, tout le monde s’en foutra de la psychanalyse. Il s’est démontré là quelque chose : il est clair que l’homme passe son temps à rêver, qu’il ne se réveille jamais. Nous le savons quand même, nous autres psychanalystes, à voir ce que nous fournissent les patients (nous sommes tout aussi patients qu’eux dans cette occasion) : ils ne nous fournissent que leurs rêves.
Q. – sur la difficulté à faire passer la catégorie du réel.
C’est tout à fait vrai que ce n’est pas facile d’en parler. C’est là que mon discours a commencé. C’est une notion très commune, et qui implique l’évacuation complète du sens, et donc de nous comme interprétant.
Q. – sur la castration.
La castration n’est pas unique, l’usage de 1’article défini n’est pas sain, ou bien il faut toujours l’employer au pluriel : il y a toujours des castrations. Pour que l’article défini s’applique, il faudrait qu’il s’agisse d’une fonction non pas automorphe mais autostructurée, je veux dire qui ait la même structure. « Auto » ne voulant rien dire d’autre que structuré comme soi, foutu de la même façon, nouée de la même façon (il y en a des exemples à la pelle dans la topologie). L’emploi de « le, la, les » est toujours suspect parce qu’il y a des choses qui sont de structure complètement différente et qu’on ne peut désigner par l’article défini, parce qu’on n’a pas vu comment c’est foutu.
C’est pour ça que j’ai élucubré la notion d’objet a. L’objet a n’est pas automorphe : le sujet ne se laisse pas pénétrer toujours par le même objet, il lui arrive de temps en temps de se tromper. La notion d’objet a, c’est ça que ça veut dire : ça veut dire qu’on se trompe d’objet a. On se trompe toujours à ses dépens. À quoi servirait de se tromper si ce n’était pas fâcheux. C’est pour ça qu’on a construit la notion de phallus. Le phallus, ça ne veut rien dire d’autre que cela, un objet privilégié sur quoi on ne trompe pas.
On ne peut dire « la castration » que quand il y a identité de structure alors qu’il y a 36 structures différentes, non automorphes. (10)Est-ce là ce qu’on appelle la jouissance de l’Autre, une rencontre d’identité de structure ? Ce que je veux dire, c’est que la jouissance de l’Autre n’existe pas, parce qu’on ne peut la désigner par « la ». La jouissance de l’Autre est diverse, elle n’est pas automorphe.
Q. – Sur le pourquoi des nœuds.
Mes nœuds me servent comme ce que j’ai trouvé de plus près de la catégorie de structure. Je me suis donné un peu de mal pour arriver à cribler ce qui pouvait en approcher le réel. L’anatomie chez l’animal ou la plante (ça, c’est du même tabac), c’est des points triples, c’est des choses qui se divisent, c’est le y qui est un upsilon, ça a servi depuis toujours à supporter des formes, à savoir quelque chose qui a du sens. Il y a quelque chose dont on part et qui se divise, à droite le bien, à gauche le mal. Qu’est-ce qui était avant la distinction bien-mal, avant la division entre le vrai et l’escroquerie ? Il y avait là déjà quelque chose avant que Hercule oscille à la croisée des chemins entre bien et mal, il suivait déjà un chemin. Qu’est-ce qui se passe quand on change de sens, quand on oriente la chose autrement ? On a, à partir du bien, une bifurcation entre le mal et le neutre. Un point triple, c’est réel même si c’est abstrait. Qu’est-ce que la neutralité de l’analyste si ce n’est justement ça, cette subversion du sens, à savoir cette espèce d’aspiration non pas vers le réel mais par le réel.
Q. – sur la psychose qui échapperait à l’escroquerie.
La psychose, c’est dommage… dommage pour le psychotique, car enfin ce n’est pas ce qu’on peut souhaiter de plus normal. Et pourtant on sait les efforts des psychanalystes pour leur ressembler. Déjà Freud parlait de paranoïa réussie.
… More geometrico… à cause de la forme, l’individu se présente comme il est foutu, comme un corps. Un corps, ça se reproduit par une forme. Le corps parlant ne peut réussir à se reproduire que par un ratage, c’est-à-dire grâce a un malentendu de sa jouissance.
… Ce que notre pratique révèle, nous révèle, c’est que le savoir, savoir inconscient a un rapport avec l’amour.
… Structure… Quand on suit la structure, on se persuade de l’effet du langage. L’affect est fait de l’effet de la structure, de ce qui est dit quelque part.
[1]. J. Lacan, séminaire du 8 mars 1977, transcription dans Ornicar ?, 16, p. 13.
[2]. J. Lacan, conclusion des journées de Lille, transcription dans Lettres de l’EFP, 22, p. 499.
[3]. Le texte inédit de cette conférence a été transcrit par J. Cornet au départ de ses propres et plus fidèles notes manuscrites ainsi que de celles d’I. Gilson.
1978 LACAN Le rêve d’Aristote
Conférence à l’Unesco. Colloque pour le 23e centenaire d’Aristote. Publication par Unesco Sycomore, 1978, pp. 23-24.
1978-06-01 : Le rêve d’Aristote (2 p.)
(23)JACQUES LACAN – On met une différence entre l’objet et la représentation. On sait cela, pour se le représenter mentalement. Il suffit de mots qui, comme on dit, « évoquent », soit « appellent », la représentation.
Comment Aristote conçoit-il la représentation ? Nous ne le savons que par ce qui a retenu un certain nombre d’élèves de son temps. Les élèves répètent ce que dit le maître. Mais c’est à condition que le maître sache ce qu’il dit. Qui en juge sinon les élèves ? Donc ce sont eux qui savent. Malheureusement – c’est là que je dois témoigner en tant que psychanalyste – ils rêvent aussi.
Aristote rêvait, comme tout le monde. Est-ce lui qui s’est cru en devoir d’interpréter le rêve d’Alexandre assiégeant Tyr ? Satyros – Tyr est à toi. Interprétation-jeu qui est typique.
Le syllogisme – Aristote s’y est exercé, – le syllogisme procède-t-il du rêve ? Il faut bien dire que le syllogisme est toujours boiteux – en principe triple, mais en réalité application au particulier de l’universel. « Tous les hommes sont mortels », donc un d’entre eux l’est aussi. Freud là-dessus arrive, et dit que l’homme le désire.
Ce qui le prouve, c’est le rêve. Il n’y a rien d’affreux comme de rêver qu’on est condamné à vivre à répétition. D’où l’idée de la pulsion de mort. Les freudo-aristotéliciens, mettant la pulsion de mort en tête, supposent Aristote articulant l’universel et le particulier, c’est-à-dire le font quelque chose comme psychanalyste.
Le psychanalysant syllogise à l’occasion, c’est-à-dire aristotélise. Ainsi Aristote perpétue sa maîtrise. Ce qui ne veut pas dire qu’il vive – il survit dans ses rêves. Dans tout psychanalysant, il y a un élève d’Aristote. Mais il faut dire que l’universel se réalise à l’occasion dans le bafouillage.
Que l’homme bafouille, c’est certain. Il y met de la complaisance. Comme il se voit dans le fait que le psychanalysant revient à heure fixée chez le psychanalyste. Il croit à l’universel, on ne sait pas pourquoi, puisque c’est comme individu particulier qu’il se livre aux soins de ce qu’on appelle un psychanalyste.
C’est en tant que le psychanalysant rêve que le psychanalyste a à intervenir. S’agirait-il de réveiller le psychanalysant ? Mais celui-ci ne le veut en aucun cas – il rêve, c’est-à-dire tient à la particularité de son symptôme.
Le Peri psuchès n’a pas le moindre soupçon de cette vérité, qui constitue la résistance à la psychanalyse. C’est pourquoi Freud contredit Aristote, lequel, dans cette affaire de l’âme, ne dit rien de bon – si tant est que ce qui reste écrit soit un dire fidèle.
La discrimination du « to ti esti » et du « to ti en einai », qu’on traduit par « essence »et par « substance » en tant que bornée – « to horismon » – reflète une distinction dans le réel, celle du verbal et du réel qui en est affecté. Ce que j’ai moi-même distingué comme symbolique et comme réel.
S’il est vrai, comme je l’ai énoncé, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, à savoir que dans l’espèce humaine il n’y a pas d’universel féminin, qu’il n’y a pas de « toutes les femmes » il en résulte qu’il y a toujours, entre le psychanalyste et le psychanalysant, quelqu’un en plus. Il y a ce que j’énoncerai non pas comme représentation, mais comme présentation de l’objet. Cette présentation est ce que j’appelle à l’occasion l’objet a. Il est d’une extrême complexité.
Aristote néglige cela, parce qu’il croit qu’il y a représentation, et cela entraîne que Freud l’écrit. Aristote pense – il n’en conclut pas qu’il soit pour autant – il pense le monde, en quoi il rêve comme ce qu’on appelle tout le monde, c’est-à-dire les gens. Le monde qu’il pense, il le rêve, comme tous ceux qui parlent. Le résultat c’est – je l’ai dit – que c’est le monde qui pense. La première sphère est ce qu’il nomme le « nous ».
On ne peut savoir à quel point le philosophe délire toujours. Freud bien sûr, délire aussi. Il délire, mais il note qu’il parle de nombres et de surfaces. Aristote eût pu supposer la topologie, mais il n’y en a pas trace.
J’ai parlé du réveil. Il se trouve que j’ai rêvé récemment que le réveil sonnait. Freud dit qu’on rêve du réveil quand on ne veut en aucun cas se réveiller.
À l’occasion, le psychanalysant cite Aristote. Cela fait partie de son matériel. Il y a donc toujours quatre personnes entre le psychanalyste et le psychanalysant. À l’occasion, le psychanalysant fournit Aristote. Mais le psychanalyste a derrière lui son inconscient dont il se sert à l’occasion pour donner une interprétation.
C’est tout ce que je peux dire. Que j’hallucine dans mon rêve le réveil sonnant, je considère cela comme un bon signe, puisque, contrairement à ce que dit Freud, il se trouve, moi, que je me réveille. Au moins me suis-je, dans ce cas, réveillé.