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765 – Kant avec Sade
1963
Cet écrit devait servir de préface à La Philosophie dans le boudoir. Il a paru dans la revue Critique (n° 191, avril 1963) en manière de compte rendu de l’édition des œuvres de Sade à laquelle il était destiné. Éd. du Cercle du livre précieux, 1963, 15 vol.
Que l’œuvre de Sade anticipe Freud, fût-ce au regard du catalogue des perversions, est une sottise, qui se redit dans les lettres, de quoi la faute, comme toujours, revient aux spécialistes.
Par contre nous tenons que le boudoir sadien s’égale à ces lieux dont les écoles de la philosophie antique prirent leur nom : Académie, Lycée, Stoa. Ici comme là, on prépare la science en rectifiant la position de l’éthique. En cela, oui, un déblaiement s’opère qui doit cheminer cent ans dans les profondeurs du goût pour que la voie de Freud soit praticable. Comptez-en soixante de plus pour qu’on dise pourquoi tout ça.
Si Freud a pu énoncer son principe du plaisir sans avoir même à se soucier de marquer ce qui le distingue de sa fonction dans l’éthique traditionnelle, sans plus risquer qu’il fût entendu, en écho au préjugé incontesté de deux millénaires, pour rappeler l’attrait préordonnant la créature à son bien avec la psychologie qui s’inscrit dans divers mythes de bienveillance, nous ne pouvons qu’en rendre hommage à la montée insinuante à travers le XIXe siècle du thème du e bonheur dans le mal ».
Ici Sade est le pas inaugural d’une subversion, dont, si piquant que cela semble au regard de la froideur de l’homme, Kant est le point tournant, et jamais repéré, que nous sachions, comme tel. La Philosophie dans le boudoir vient huit ans après la Critique de la raison pratique. Si, après avoir vu qu’elle s’y accorde, nous
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démontrons qu’elle la complète, nous dirons qu’elle donne la vérité de la Critique.
Du coup, les postulats où celle-ci s’achève : l’alibi de l’immortalité où elle refoule progrès, sainteté et même amour, tout ce qui pourrait venir de satisfaisant de la loi, la garantie qu’il lui faut d’une volonté pour qui l’objet à quoi la loi se rapporte fût intelligible, perdant même le plat appui de la fonction d’utilité où Kant les confinait, rendent l’œuvre à son diamant de subversion. Par quoi s’explique l’incroyable exaltation qu’en reçoit tout lecteur non prévenu par la piété académique. Effet à quoi ne gâtera rien qu’on en ait rendu compte.
Qu’on soit bien dans le mal, ou si l’on veut, que l’éternel féminin n’attire pas en haut, on pourrait dire que ce virage a été pris sur une remarque philologique : nommément que ce qui avait été admis jusque-là, qu’on est bien dans le bien, repose sur une homonymie que la langue allemande n’admet pas : Man fühlt sich wohl in Guten. C’est la façon dont Kant nous introduit à sa Raison pratique;
Le principe du plaisir, c’est la loi du bien qui est le wohl, disons le bien-être. Dans la pratique, il soumettrait le sujet au même enchaînement phénoménal qui détermine ses objets. L’objection qu’y apporte Kant est, selon son style de rigueur, intrinsèque. Nul phénomène ne peut se prévaloir d’un rapport constant au plaisir. Nulle loi donc d’un tel bien ne peut être énoncée qui définirait comme volonté le sujet qui l’introduirait dans sa pratique.
La recherche du bien serait donc une impasse, s’il ne renaissait, das Gute, le bien qui est l’objet de la loi morale. Il nous est indiqué par l’expérience que nous faisons d’entendre au-dedans de nous des commandements, dont l’impératif se présente comme catégorique, autrement dit inconditionnel.
Notons que ce bien n’est supposé le Bien, que de se proposer, comme on vient de le dire, envers et contre tout objet qui y mettrait sa condition, de s’opposer à quelque que ce soit des biens incertains que ces objets puissent apporter, dans une équivalence de principe, pour s’imposer comme supérieur de sa valeur universelle. Ainsi le poids n’en apparaît que d’exclure, pulsion ou sentiment, tout ce dont le sujet peut pâtir dans son intérêt pour un objet, ce que Kant pour autant désigne comme « pathologique ».
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Ce serait donc par induction sur cet effet qu’on y retrouverait le Souverain Bien des Antiques, si Kant à son accoutumée ne précisait encore que ce Bien n’agit pas comme contrepoids, mais, si l’on peut dire, comme antipoids, c’est-à-dire de la soustraction de poids qu’il produit dans l’effet d’amour-propre (Selbstsucht) que le sujet ressent comme contentement (arrogantia) de ses plaisirs, pour ce qu’un regard à ce Bien rend ces plaisirs moins respectables1. Textuel, autant que suggestif.
Retenons le paradoxe que ce soit au moment où ce sujet n’a plus en face de lui aucun objet, qu’il rencontre une loi, laquelle n’a d’autre phénomène que quelque chose de signifiant déjà, qu’on obtient d’une voix dans la conscience, et qui, à s’y articuler en maxime, y propose l’ordre d’une raison purement pratique ou volonté.
Pour que cette maxime fasse la loi, il faut et il suffit qu’à l’épreuve d’une telle raison, elle puisse être retenue comme universelle en droit de logique. Ce qui, rappelons-le de ce droit, ne veut pas dire qu’elle s’impose à tous, mais qu’elle vaille pour tous les cas, ou pour mieux dire, qu’elle ne vaille en aucun cas, si elle ne vaut pas en tout cas.
Mais cette épreuve devant être de raison, pure quoique pratique, ne peut réussir que pour des maximes d’un type qui offre une prise analytique à sa déduction.
Ce type s’illustre de la fidélité qui s’impose à la restitution d’un dépôt 2 : la pratique du dépôt reposant sur les deux oreilles qui, pour constituer le dépositaire, doivent se boucher à toute condition à opposer à cette fidélité. Autrement dit, pas de dépôt sans dépositaire à la hauteur de sa charge.
On pourra sentir le besoin d’un fondement plus synthétique, même dans ce cas évident. Illustrons-en à notre tour le défaut, fût-ce au prix d’une irrévérence, d’une maxime retouchée du père Ubu : « Vive la Pologne, car s’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais. »
1. Nous renverrons à la très acceptable traduction de Barni, qui remonte à 1848, ici p. 247 et suiv., et à l’édition Vorländer (chez Meiner) pour le texte allemand, ici p. 86.
2. Cf. la scolie du théorème III du chapitre premier de !’Analytique de la Raison pure pratique, Barni, p. 163; Vorländer, p. 31.
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Que nul par quelque lenteur, voire émotivité, ne doute ici de notre attachement à une liberté sans laquelle les peuples sont en deuil. Mais sa motivation ici analytique, encore qu’irréfutable, prête à ce que l’indéfectible s’en tempère de l’observation que les polonais se sont recommandés de toujours par une résistance remarquable aux éclipses de la Pologne, et même à la déploration qui s’ensuivait.
On retrouve ce qui fonde Kant à exprimer le regret qu’à l’expérience de la loi morale, nulle intuition n’offre d’objet phénoménal. Nous conviendrons que tout au long de la Critique cet objet se dérobe. Mais il se devine à la trace, que laisse l’implacable suite qu’apporte Kant à démontrer son dérobement et dont l’œuvre retire cet érotisme, sans doute innocent, mais perceptible, dont nous allons montrer le bien-fondé par la nature du dit objet. C’est pourquoi nous prions que s’arrêtent en ce point même de nos lignes, pour les reprendre par après, tous ceux de nos lecteurs qui sont à l’endroit de la Critique dans un rapport encore vierge, de ne pas l’avoir lue. Qu’ils y contrôlent si elle a bien l’effet que nous disons, nous leur en promettons en tout cas ce plaisir qui se communique de l’exploit.
Les autres nous suivront maintenant dans la Philosophie dans le boudoir, dans sa lecture tout au moins.
Pamphlet, s’avère-t-elle, mais dramatique, où un éclairage de scène permet au dialogue comme aux gestes de se poursuivre aux limites de l’imaginable : cet éclairage s’éteint un moment pour faire place, pamphlet dans le pamphlet, à un factum intitulé
« Français, encore un effort si vous voulez être républicains… » Ce qui s’y énonce est pour l’ordinaire entendu, sinon apprécié, comme une mystification. Il n’est pas besoin d’être alerté par la portée reconnue au rêve dans le rêve de pointer un rapport plus proche au réel, pour voir dans la dérision ici de l’actualité historique une indication de la même sorte. Elle est patente, et l’on fera mieux d’y regarder à deux fois.
Disons que le nerf du factum est donné dans la maxime à proposer sa règle à la jouissance, insolite à s’y faire droit à la mode de Kant, de se poser comme règle universelle. Énonçons la maxime
« J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et
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ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir. »
Telle est la règle où l’on prétend soumettre la volonté de tous, pour peu qu’une société lui donne effet par sa contrainte. Humour noir au mieux, pour tout être raisonnable, à répartir de la maxime au consentement qu’on lui suppose.
Mais outre que, s’il est quelque chose à quoi nous ait rompu la déduction de la Critique, c’est à distinguer le rationnel de la sorte de raisonnable qui n’est qu’un recours confus au pathologique, nous savons maintenant que l’humour est le transfuge dans le comique de la fonction même du « surmoi ». Ce qui, pour animer d’un avatar cette instance psychanalytique et l’arracher à ce retour d’obscurantisme à quoi l’emploient nos contemporains, peut aussi bien relever l’épreuve kantienne de la règle universelle du grain de sel qui lui manque.
Dès lors ne sommes-nous pas incités à prendre plus au sérieux ce qui se présente à nous pour ne pas l’être tout à fait? Nous ne demanderons pas, on s’en doute, s’il faut ni s’il suffit qu’une société sanctionne un droit à la jouissance en permettant à tous de s’en réclamer, pour que dès lors sa maxime s’autorise de l’impératif de la loi morale.
Nulle légalité positive ne peut décider si cette maxime peut prendre rang de règle universelle, puisque aussi bien ce rang peut l’opposer éventuellement à toutes.
Ce n’est pas question qui se tranche à seulement l’imaginer, et l’extension à tous du droit que la maxime invoque n’est pas ici l’affaire.
On n’y démontrerait au mieux qu’une possibilité du général, ce qui n’est pas l’universel, lequel prend les choses comme elles se fondent et non comme elles s’arrangent.
Et l’on ne saurait omettre cette occasion de dénoncer l’exorbitant du rôle que l’on confère au moment de la réciprocité en des structures, notamment subjectives, qui y répugnent intrinsèquement.
La réciprocité, relation réversible de s’établir sur une ligne simple à unir deux sujets qui, de leur position « réciproque », tiennent cette relation pour équivalente, trouve difficilement à se placer comme temps logique d’aucun franchissement du sujet dans son rapport au signifiant, et bien moins encore comme étape d’aucun
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développement, recevable ou non comme psychique (où l’enfant a toujours bon dos pour les placages d’intention pédagogique). Quoi qu’il en soit, c’est un point à rendre déjà à notre maxime qu’elle peut servir de paradigme d’un énoncé excluant comme telle la réciprocité (la réciprocité et non la charge de revanche).
Tout jugement sur l’ordre infâme qui introniserait notre maxime est donc indifférent en la matière, qui est de lui reconnaître ou de lui refuser le caractère d’une règle recevable comme universelle en morale, la morale depuis Kant reconnue pour une pratique inconditionnelle de la raison.
Il faut évidemment lui reconnaître ce caractère pour la simple raison que sa seule annonce (son kérygme) a la vertu d’instaurer à la fois – et cette réjection radicale du pathologique, de tout égard pris à un bien, à une passion, voire à une compassion, soit la réjection par où Kant libère le champ de la loi morale, – et la forme de cette loi qui est aussi sa seule substance, en tant que la volonté ne s’y oblige qu’à débouter de sa pratique toute raison qui ne soit pas de sa maxime elle-même.
Certes ces deux impératifs entre quoi peut être tendue, jusqu’au brisement de la vie, l’expérience morale, nous sont dans le paradoxe sadien imposés comme à l’Autre, et non comme à nous-même.
Mais ce n’est là distance que de premier abord, car de façon latente l’impératif moral n’en fait pas moins, puisque c’est de l’Autre que son commandement nous requiert.
On aperçoit ici tout nûment se révéler ce à quoi nous introduirait la parodie plus haut donnée de l’universel évident du devoir du dépositaire, à savoir que la bipolarité dont s’instaure la Loi morale n’est rien d’autre que cette refente du sujet qui s’opère de toute intervention du signifiant : nommément du sujet de l’énonciation au sujet de l’énoncé.
La Loi morale n’a pas d’autre principe. Encore faut-il qu’il soit patent, sauf à prêter à cette mystification que le gag du « Vive la Pologne ! » fait sentir.
En quoi la maxime sadienne est, de se prononcer de la bouche de l’Autre, plus honnête qu’à faire appel à la voix du dedans, puisqu’elle démasque la refente, escamotée à l’ordinaire, du sujet. Le sujet de l’énonciation s’y détache aussi clairement que du
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« Vive la Pologne », où seulement s’isole ce qu’évoque toujours de fun sa manifestation.
Qu’on se reporte seulement, pour confirmer cette perspective, à la doctrine dont Sade lui-même fonde le règne de son principe. C’est celle des droits de l’homme. C’est de ce qu’aucun homme ne peut être d’un autre homme la propriété, ni d’aucune façon l’apanage, qu’il ne saurait en faire prétexte à suspendre le droit de tous à jouir de lui chacun à son gré 1. Ce qu’il en subira de contrainte n’est pas tant de violence que de principe, la difficulté pour qui la fait sentence, n’étant pas tant de l’y faire consentir que de la prononcer à sa place.
C’est donc bien l’Autre en tant que libre, c’est la liberté de l’Autre, que le discours du droit à la jouissance pose en sujet de son énonciation, et pas d’une façon qui diffère du Tu es qui s’évoque du fonds tuant de tout impératif.
Mais ce discours n’est pas moins déterminant pour le sujet de l’énoncé, à le susciter à chaque adresse de son équivoque contenu : puisque la jouissance, à s’avouer impudemment dans son propos même, se fait pôle dans un couple dont l’autre est au creux qu’elle fore déjà au lieu de l’Autre pour y dresser la croix de l’expérience sadienne.
Suspendons d’en dire le ressort à rappeler que la douleur, qui projette ici sa promesse d’ignominie, ne fait que recouper la mention expresse qu’en fait Kant parmi les connotations de l’expérience morale. Ce qu’elle vaut pour l’expérience sadienne se verra mieux de l’approcher par ce qu’aurait de démontant l’artifice des Stoïciens à son endroit : le mépris.
Qu’on imagine une reprise d’Epictète dans l’expérience sadienne « Tu vois, tu l’as cassée », dit-il en désignant sa jambe. Rabattre la jouissance à la misère de tel effet où trébuche sa recherche, n’est-ce pas la tourner en dégoût?
En quoi se montre que la jouissance est ce dont se modifie l’expérience sadienne. Car elle ne projette d’accaparer une volonté, qu’à l’avoir traversée déjà pour s’installer au plus intime du sujet qu’elle provoque au-delà, d’atteindre sa pudeur.
- Cf. l’édition de Sade présentée, t. III, P- 501-507.
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Car la pudeur est amboceptive des conjonctures de l’être entre deux, l’impudeur de l’un à elle seule faisant le viol de la pudeur de l’autre. Canal à justifier, s’il le fallait, ce que nous avons d’abord produit de l’assertion, à la place de l’Autre, du sujet.
Interrogeons cette jouissance précaire d’être suspendue dans l’Autre à un écho qu’elle ne suscite qu’à l’abolir à mesure, d’y joindre l’intolérable. Ne nous paraît-elle pas enfin ne s’exalter que d’elle-même à la façon d’une autre, horrible liberté?
Aussi bien allons-nous voir se découvrir ce troisième terme qui, au dire de Kant, ferait défaut dans l’expérience morale. C’est à savoir l’objet, que, pour l’assurer à la volonté dans l’accomplissement de la Loi, il est contraint de renvoyer à l’impensable de la Chose-en-soi. Cet objet, ne le voilà-t-il pas, descendu de son inaccessibilité, dans l’expérience sadienne, et dévoilé comme Être-là, Dasein, de l’agent du tourment?
Non sans garder l’opacité du transcendant. Car cet objet est étrangement sépaié du sujet. Observons que le héraut de la maxime n’a pas besoin d’être ici plus que point d’émission. Il peut être une voix à la radio, rappelant le droit promu du supplément d’effort qu’à l’appel de Sade les Français auraient consenti, et la maxime devenue pour leur République régénérée Loi organique.
Tels phénomènes de la voix, nommément ceux de la psychose, ont bien cet aspect de l’objet. Et la psychanalyse n’était pas loin en son aurore d’y référer la voix de la conscience.
On voit ce qui motive Kant à tenir cet objet pour dérobé à toute détermination de l’esthétique transcendantale, encore qu’il ne manque pas d’apparaître à quelque bosse du voile phénoménal, n’étant pas sans feu ni lieu, ni temps dans l’intuition, ni sans mode qui se situe dans l’irréel, ni sans effet dans la réalité : ce n’est pas seulement que la phénoménologie de Kant fasse ici défaut, c’est que la voix même folle impose l’idée du sujet, et qu’il ne faut pas que l’objet de la loi suggère une malignité du Dieu réel.
Assurément le christianisme a éduqué les hommes à être peu regardants du côté de la jouissance de Dieu, et c’est en quoi Kant fait passer son volontarisme de la Loi-pour-la-Loi, lequel en remet, peut-on dire, sur l’ataraxie de l’expérience stoïcienne. On peut penser que Kant y est sous la pression de ce qu’il entend
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de trop près, non pas de Sade, mais de tel mystique de chez lui, en le soupir qui étouffe ce qu’il entrevoit au-delà d’avoir vu que son Dieu est sans figure : Grimmigkeit? Sade dit : Être-suprême-en-méchanceté.
Mais pfutt! Schwärmereien, noirs essaims, nous vous chassons pour revenir à la fonction de la présence dans le fantasme sadien. Ce fantasme a une structure qu’on retrouvera plus loin et où l’objet n’est qu’un des termes où peut s’éteindre la quête qu’il figure. Quand la jouissance s’y pétrifie, il devient le fétiche noir où se reconnaît la forme bel et bien offerte en tel temps et lieu, et de nos jours encore, pour qu’on y adore le dieu.
C’est ce qu’il advient de l’exécuteur dans l’expérience sadique, quand sa présence à la limite se résume à n’en être plus que l’instrument.
Mais que sa jouissance s’y fige, ne la dérobe pas à l’humilité d’un acte dont il ne peut faire qu’il n’y vienne comme être de chair, et, jusqu’aux os, serf du plaisir.
Duplication qui ne reflète, ni ne réciproque (pourquoi ne mutuellerait-elle pas ?) celle qui s’est opérée dans l’Autre des deux altérités du sujet.
Le désir, qui est le suppôt de cette refente du sujet, s’accommoderait sans doute de se dire volonté de jouissance. Mais cette appellation ne le rendrait pas plus digne de la volonté qu’il invoque chez l’Autre, en la tentant jusqu’à l’extrême de sa division d’avec son pathos; car pour ce faire, il part battu, promis à l’impuissance.
Puisqu’il part soumis au plaisir, dont c’est la loi de le faire tourner en sa visée toujours trop court. Homéostase toujours trop vite retrouvée du vivant au seuil 1e plus bas de la tension dont il vivote. Toujours précoce la retombée de l’aile, dont il lui est donné de pouvoir signer la reproduction de sa forme. Aile pourtant qui a ici à s’élever à la fonction de figurer le lien du sexe à la mort. Laissons-la reposer sous son voile éleusinien.
Le plaisir donc, de la volonté là-bas rival qui stimule, n’est plus ici que complice défaillant. Dans le temps même de la jouissance, il serait tout simplement hors de jeu, si le fantasme n’intervenait pour le soutenir de la discorde même où il succombe.
Pour le dire autrement, le fantasme fait le plaisir propre au
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désir. Et revenons sur ce que désir n’est pas sujet, pour n’être nulle part indicable dans un signifiant de la demande quelle qu’elle soit, pour n’y être pas articulable encore qu’il y soit articulé.
La prise du plaisir dans le fantasme est ici aisée à saisir. L’expérience physiologique démontre que la douleur est d’un cycle plus long à tous égards que le plaisir, puisqu’une stimulation la provoque au point où le plaisir finit. Si prolongée qu’on la suppose, elle a pourtant comme le plaisir son terme : c’est l’évanouissement du sujet.
Telle est la donnée vitale dont le fantasme va profiter pour fixer dans le sensible de l’expérience sadienne, le désir qui paraît dans son agent.
Le fantasme est défini par la forme la plus générale qu’il reçoit d’une algèbre construite par nous à cet effet, soit la formule ($ a), où le poinçon p se lit «désir de », à lire de même dans le sens rétrograde, introduisant une identité qui se fonde sur une non réciprocité absolue. (Relation coextensive aux formations du sujet.)
Quoi qu’il en soit, cette forme s’avère particulièrement aisée á animer dans le cas présent. Elle y articule en effet le plaisir auquel a été substitué un instrument (objet a de la formule) à la sorte de division soutenue du sujet qu’ordonne l’expérience.
Ce qui ne s’obtient qu’à ce que son agent apparent se fige en la rigidité de l’objet, dans la visée que sa division de sujet lui soit tout entière de l’Autre renvoyée.
Une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une ordonnance subjective. Ce à quoi satisfont nos schémas didactiques.
Modulons le fantasme sadien d’un nouveau de ces schémas
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La ligne du bas satisfait à l’ordre du fantasme en tant qu’il supporte l’utopie du désir.
La ligne sinueuse inscrit la chaîne qui permet un calcul du sujet. Elle est orientée, et son orientation y constitue un ordre où l’apparition de l’objet a à la place de la cause s’éclaire de l’universel de sa relation à la catégorie de la causalité, lequel, à forcer le seuil de la déduction transcendantale de Kant, instaurerait sur la cheville de l’impur une nouvelle Critique de la Raison.
Reste le V qui à cette place tenant le haut du pavé paraît imposer la volonté dominant toute l’affaire, mais dont la forme aussi évoque la réunion de ce qu’il divise en le retenant ensemble d’un vel, à savoir en donnant à choisir ce qui fera le $ (S barré) de la raison pratique, du S sujet brut du plaisir (sujet «pathologique»).
C’est donc bien la volonté de Kant qui se rencontre à la place de cette volonté qui ne peut être dite de jouissance qu’à expliquer que c’est le sujet reconstitué de l’aliénation au prix de n’être que l’instrument de la jouissance. Ainsi Kant, d’être mis à la question « avec Sade », c’est-à-dire Sade y faisant office, pour notre pensée comme dans son sadisme, d’instrument, avoue ce qui tombe sous le sens du « Que veut-il? » qui désormais ne fait défaut à personne.
Qu’on se serve maintenant de ce graphe sous sa forme succincte, pour se retrouver dans la forêt du fantasme, que Sade dans son œuvre développe sur un plan de système.
On verra qu’il y a une statique du fantasme, par quoi le point d’aphanisis, supposé en $, doit être dans l’imagination indéfiniment reculé. D’où la peu croyable survie dont Sade dote les victimes des sévices et tribulations qu’il leur inflige en sa fable. Le moment de leur mort n’y semble motivé que du besoin de les remplacer dans une combinatoire, qui seule exige leur multiplicité. Unique (Justine) ou multiple, la victime a la monotonie de la relation du sujet au signifiant, en quoi, à se fier à notre graphe, elle consiste. D’être l’objet a du fantasme, se situant dans le réel, la troupe des tourmenteurs (voir Juliette) peut avoir plus de variété.
L’exigence, dans la figure des victimes, d’une beauté toujours classée incomparable (et d’ailleurs inaltérable, cf. plus haut), est une autre affaire, dont on ne saurait s’acquitter avec quelques postulats banaux, bientôt controuvés, sur l’attrait sexuel. On y verra plutôt la grimace de ce que nous avons démontré, dans
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la tragédie, de la fonction de la beauté : barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale. Qu’on songe à l’Antigone de Sophocle et au moment où y éclate l’Eros anikate macan1.
Cette excursion ne serait pas de mise ici, si elle n’introduisait ce qu’on peut appeler la discordance des deux morts, introduite par l’existence de la condamnation. L’entre-deux-morts de l’en deçà est essentiel à nous montrer qu’il n’est pas autre que celui dont se soutient l’au-delà.
On le voit bien au paradoxe que constitue dans Sade sa position à l’endroit de l’enfer. L’idée de l’enfer, cent fois réfutée par lui et maudite comme moyen de sujétion de la tyrannie religieuse, revient curieusement motiver les gestes d’un de ses héros, pourtant des plus férus de la subversion libertine dans sa forme raisonnable, nommément le hideux Saint-Fond 2. Les pratiques, dont il impose à ses victimes le supplice dernier, se fondent sur la croyance qu’il peut en rendre pour elles dans l’au-delà le tourment éternel. Conduite dont par son recel relatif au regard de ses complices, et créance dont par son embarras à s’en expliquer, le personnage souligne l’authenticité. Aussi bien l’entendons-nous à quelques pages de là tenter de les rendre plausibles en son discours par le mythe d’une attraction tendant à rassembler les « particules du mal ».
Cette incohérence dans Sade, négligée par les sadistes, un peu hagiographes eux aussi, s’éclairerait à relever sous sa plume le terme formellement exprimé de la seconde mort. Dont l’assurance qu’il en attend contre l’affreuse routine de la nature (celle qu’à l’entendre ailleurs, le crime a la fonction de rompre) exigerait qu’elle allât à une extrémité où se redouble l’évanouissement du sujet : avec lequel il symbolise dans le vœu que les éléments décomposés de notre corps, pour ne pas s’assembler à nouveau, soient eux-mêmes anéantis.
Que Freud cependant reconnaisse le dynamisme de ce vœu 3 en certains cas de sa pratique, qu’il en réduise très clairement, trop clairement peut-être, la fonction à une analogie au principe
1. Antigone, v. 781.
2. Cf. Histoire de Juliette, éd. Jean-Jacques Pauvert, t. II, p. 196 et s.
3. Dynamisme subjectif: la mort physique donne son objet au vœu de la seconde mort.
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du plaisir, en l’ordonnant à une « pulsion » (demande) « de mort », voilà ce à quoi se refusera le consentement spécialement de tel qui n’a pu même apprendre en la technique qu’il doit à Freud, non plus qu’en ses leçons, que le langage ait d’autre effet qu’utilitaire, ou de parade tout au plus. Freud lui sert dans les congrès.
Sans doute, aux yeux de pareils fantoches, les millions d’hommes pour qui la douleur d’exister est l’évidence originelle pour les pratiques de salut qu’ils fondent dans leur foi au Bouddha, sont-ils des sous-développés, ou plutôt, comme pour Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, qui le dit tout net à Renan en lui l’ refusant son article sur le Bouddhisme, ceci après Burnouf, soit quelque part dans les années 50 (du siècle dernier), pour eux n’est-il « pas possible qu’il y ait des gens aussi bêtes que cela ».
N’ont-ils donc pas, s’ils croient avoir meilleure oreille que les autres psychiatres, entendu cette douleur à l’état pur modeler la chanson d’aucuns malades qu’on appelle mélancoliques?
Ni recueilli un de ces rêves dont le rêveur reste bouleversé, d’avoir dans la condition ressentie d’une renaissance intarissable, été au fond de la douleur d’exister?
Ou pour remettre à leur place ces tourments de l’enfer qui n’ont jamais pu s’imaginer au-delà de ce dont les hommes assurent en ce monde l’entretien traditionnel, les adjurerons-nous de penser à notre vie quotidienne comme devant être éternelle?
Il ne faut rien espérer, même du désespoir, contre une bêtise, en somme sociologique, et dont nous ne faisons état que pour qu’on n’attende au dehors rien de trop, concernant Sade, des cercles où l’on a une expérience plus assurée des formes du sadisme.
Notamment sur ce qui s’en répand d’équivoque, concernant la relation de réversion qui unirait le sadisme à une idée du masochisme dont on imagine mal au dehors le pêle-mêle qu’elle supporte. Mieux vaut d’y trouver le prix d’une historiette, fameuse, sur l’exploitation de l’homme par l’homme : définition du capitalisme on le sait. Et le socialisme alors ? C’est le contraire.
Humour involontaire, c’est le ton dont une certaine diffusion de la psychanalyse prend effet. Il fascine d’être de plus inaperçu.
Il est pourtant des doctrinaires qui font effort pour une toilette
1. Cf. la préface de Renan à ses Nouvelles éludes d’Histoire religieuse de 1884
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plus soignée. On y va du bon faiseur existentialiste, ou plus sobrement, du ready-made personnaliste. Cela donne que le sadique « nie l’existence de l’Autre ». C’est tout à fait, on l’avouera, ce qui vient d’apparaître dans notre analyse.
A la suivre, n’est-ce pas plutôt que le sadisme rejette dans l’Autre la douleur d’exister, mais sans qu’il voie que par ce biais lui-même se mue en un «objet éternel», si M. Whitehead veut bien nous recéder ce terme ?
Mais pourquoi ne nous ferait-il pas bien commun? N’est-ce pas là, rédemption, âme immortelle, le statut du chrétien? Pas trop vite, pour n’aller pas non plus trop loin.
Apercevons plutôt que Sade n’est pas dupé par son fantasme, dans la mesure où la rigueur de sa pensée passe dans la logique de sa vie.
Car proposons ici un devoir à nos lecteurs.
La délégation que Sade fait à tous, dans sa République, du droit à la jouissance, ne se traduit dans notre graphe par aucune réversion de symétrie sur axe ou centre quelconque, mais seulement d’un pas de rotation d’un quart de cercle, soit
V, la volonté de jouissance ne laisse plus contester sa nature de passer dans la contrainte morale exercée implacablement par la Présidente de Montreuil sur le sujet dont il se voit que sa division n’exige pas d’être réunie dans un seul corps.
(Remarquons que seul le Premier Consul scelle cette division de son effet d’aliénation administrativement confirmé.)
Cette division ici réunit comme S le sujet brut incarnant l’héroïs-
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me propre au pathologique sous l’espèce de la fidélité à Sade dont vont témoigner ceux qui furent d’abord complaisants à ses excès1, sa femme, sa belle-sueur, – son valet, pourquoi pas? -, d’autres dévouements effacés de son histoire.
Pour Sade, l’$ (S barré), on voit enfin que comme sujet c’est dans sa disparition qu’il signe, les choses ayant été à leur terme. Sade disparaît sans que rien incroyablement, encore moins que de Shakespeare, nous reste de son image, après qu’il ait dans son testament ordonné qu’un fourré efface jusqu’à la trace sur la pierre d’un nom scellant son destin.
Mé phunai2, ne pas être né, sa malédiction moins sainte que celle d’Œdipe, ne le porte pas chez les Dieux, mais s’éternise
a) dans l’œuvre dont d’un revers de main Jules Janin nous montre l’insubmersible flottaison, la faisant saluer des livres qui la masquent, à l’en croire, en toute digne bibliothèque, saint jean Chrysostome ou les Pensées.
Œuvre ennuyeuse que celle de Sade, à vous entendre, oui, comme larrons en foire, monsieur le juge et monsieur l’académicien, mais toujours suffisante à vous faire l’un par l’autre, l’un et l’autre, l’un dans l’autre, vous déranger3.
C’est qu’un fantasme est en effet bien dérangeant puisqu’on ne sait où le ranger, de ce qu’il soit là, entier dans sa nature de fantasme qui n’a réalité que de discours et n’attend rien de vos pouvoirs, mais qui vous demande, lui, de vous mettre en règle avec vos désirs.
Que le lecteur s’approche maintenant avec révérence de ces figures exemplaires qui, dans le boudoir sadien, s’agencent et se défont en un rite forain. « La posture se rompt ».
Pause cérémonielle, scansion sacrée.
1. Qu’on n’entende pas que nous fassions ici crédit à la légende qu’il soit intervenu personnellement dans la détention de Sade. Cf. Gilbert Lély, Vie du Marquis de Sade, t. II ,p. 577-580, et la note 1 de la page 58o.
2. Chœur d’Œdipe à Colonne, v. 1125.
3. Cf. Maurice Garçon, l’affaire Sade, J.-J. Pauvert, 1957. Il cite J. Janin de la Revue de Paris de 1834; dans sa plaidoirie p. 84-90. Deuxième référence p. 62 : J. Cocteau comme témoin écrit que Sade est ennuyeux, non sans avoir reconnu en lui le philosophe et le moralisateur.
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Saluez-y les objets de la loi, de qui vous ne saurez rien, faute de savoir comment vous retrouver dans les désirs dont ils sont cause.
Il est bon d’être charitable
Mais avec qui ? Voilà le point.
Un nommé M. Verdoux le résout tous les jours en mettant des femmes au four jusqu’à ce qu’il passe lui-même à la chaise électrique. Il pensait que les siens désiraient vivre confortables. Plus éclairé, le Bouddha se donnait à dévorer à ceux qui ne connaissent pas la route. Malgré cet éminent patronage qui pourrait bien ne se fonder que d’un malentendu (il n’est pas sûr que la tigresse aime à manger du Bouddha), l’abnégation de M. Verdoux relève d’une erreur qui mérite sévérité puisqu’un peu de graine de Critique, qui ne coûte pas cher, la lui eût évitée. Personne ne doute que la pratique de la Raison eût été plus économique en même temps due plus légale, les siens eussent-ils dû la sauter un peu.
« Mais que sont, direz-vous, toutes ces métaphores et pourquoi… »
Les molécules, monstrueuses à s’assembler ici pour une jouissance spinthrienne, nous réveillent à l’existence d’autres plus ordinaires à rencontrer dans la vie, dont nous venons d’évoquer les équivoques. Plus respectables soudain que ces dernières, d’apparaître plus pures en leurs valences.
Désirs… ici seuls à les lier, et exaltés d’y rendre manifeste que le désir, c’est le désir de l’Autre.
Si l’on nous a lu jusqu’ici, on sait que le désir plus exactement se supporte d’un fantasme dont un pied au moins est dans l’Autre, et justement celui qui compte, même et surtout s’il vient à boiter.
L’objet, nous l’avons montré dans l’expérience freudienne, l’objet du désir là où il se propose nu, n’est que la scorie d’un fantasme où le sujet ne revient pas de sa syncope. C’est un cas de nécrophilie.
Il vacille de façon complémentaire au sujet, dans le cas général. C’est ce en quoi il est aussi insaisissable que selon Kant l’est l’objet de la Loi. Mais ici pointe le soupçon que ce rapprochement impose. La loi morale ne représente-t-elle pas le désir dans le cas où ce n’est plus le sujet, mais l’objet qui fait défaut?
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Le sujet, à y rester seul en présence, sous la forme de la voix, au dedans, sans queue ni tête à ce qu’elle dit le plus souvent, ne paraît-il pas se signifier assez de cette barre dont le bâtarde le signifiant $, lâché du fantasme ($ a) dont il dérive, dans les deux sens de ce terme?
Si ce symbole rend sa place au commandement du dedans dont s’émerveille Kant, il nous dessille à la rencontre qui, de la Loi au désir, va plus loin qu’au dérobement de leur objet, pour l’une comme pour l’autre.
C’est la rencontre où joue l’équivoque du mot liberté : sur laquelle, à faire main basse, le moraliste nous paraît toujours plus impudent encore qu’imprudent.
Écoutons plutôt Kant lui-même l’illustrer une fois de plus 1
« Supposez, nous dit-il, que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa passion, lorsque l’objet aimé et l’occasion se présentent est-ce que, si l’on avait dressé un gibet devant la maison où il trouve cette occasion, pour l’y attacher immédiatement après qu’il aurait satisfait son désir, il lui serait encore impossible d’y résister? Il n’est pas difficile de deviner ce qu’il répondrait. Mais si son prince lui ordonnait, sous peine de mort 2, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre au moyen d’un prétexte spécieux, regarderait-il comme possible de vaincre en pareil cas son amour de la vie, si grand qu’il pût être? S’il le ferait ou non, c’est ce qu’il n’osera peut-être pas décider, mais que cela lui soit possible, c’est ce dont il conviendra sans hésiter. Il juge donc qu’il peut faire quelque chose parce qu’il a la conscience de le devoir, et il reconnaît ainsi en lui-même la liberté qui, sans la loi morale, lui serait toujours demeurée inconnue n.
La première réponse ici supposée d’un sujet dont on nous avertit d’abord que chez lui beaucoup se passe en paroles, nous fait penser, qu’on ne nous en donne pas la lettre, quand pourtant tout est là. C’est que, pour la rédiger, on préfère s’en remettre à un personnage dont nous risquerions en tout cas d’offenser la vergogne, car en aucun, il ne mangerait de ce pain-là. C’est à
1. Barni, p. 17;. C’est la scolie du problème II (Aufgabe) du théorème 111 du chapitre premier de l’Analytique, éd. Vorländer p. 25.
2. Le texte porte : d’une mort sans délai.
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savoir ce bourgeois idéal devant lequel ailleurs, sans doute pour faire pièce à Fontenelle, le centenaire trop galant, Kant déclare mettre chapeau bas 1.
Nous dispenserons donc le mauvais garçon du témoignage sous serment. Mais il se pourrait qu’un tenant de la passion, et qui serait assez aveugle pour y mêler le point d’honneur, fît problème à Kant, de le forcer à constater que nulle occasion ne précipite plus sûrement certains vers leur but, que de le voir s’offrir au défi, voire au mépris du gibet.
Car le gibet n’est pas la Loi, ni ne peut être ici par elle voituré. Il n’y a de fourgon que de la police, laquelle peut bien être l’État, comme on le dit, du côté de Hegel. Mais la Loi est autre chose, comme on le sait depuis Antigone.
Kant d’ailleurs n’y contredit pas par son apologue : le gibet n’y vient que pour qu’il y attache, avec le sujet, son amour de la vie. Or c’est à quoi le désir peut dans la maxime : Et non propter vitam vivendi perdere causas, passer chez un être moral, et justement de ce qu’il est moral, passer au rang d’impératif catégorique, pour peu qu’il soit au pied du mur. Ce qui est justement où on le pousse ici.
Le désir, ce qui s’appelle le désir suffit à faire que la vie n’ait pas de sens à faire un lâche. Et quand la loi est vraiment là, le désir ne tient pas, mais c’est pour la raison que la loi et le désir refoulé sont une seule et même chose, c’est même ce que Freud a découvert. Nous marquons le point à la mi-temps, professeur.
Mettons notre succès au tableau de la piétaille, reine du jeu comme on sait. Car nous n’avons fait intervenir ni notre Cavalier, ce dont nous avions pourtant beau jeu, puisque ce serait Sade, que nous croyons ici assez qualifié, — ni notre Fou, ni notre Tour, les droits de l’homme, la liberté de pensée, ton corps est à toi, ni notre Dame, figure appropriée à désigner les prouesses de l’amour courtois.
C’eût été déplacer trop de monde, pour un résultat moins sûr. Car si j’arguë que Sade, pour quelques badinages, a encouru en connaissance de cause (voir ce qu’il fait de ses « sorties », licites
1. Cf. p. 253 de la trad. Basai, p. 90 à l’éd. Vorländer.
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ou non) d’être embastillé durant le tiers de sa vie, badinages un peu appliqués sans doute, mais d’autant plus démonstratifs au regard de la récompense, je m’attire Pinel et sa pinellerie qui rapplique. Folie morale, opine-t-elle. En tous les cas, belle affaire. Me voici rappelé à la révérence pour Pinel à qui nous devons un des plus nobles pas de l’humanité. – Treize ans de Charenton pour Sade, sont en effet de ce pas. – Mais ce n’était pas sa place. – Tout est là. C’est ce pas même qui l’y mène. Car pour sa place, tout ce qui pense est d’accord là-dessus, elle était ailleurs. Mais voilà : ceux qui pensent bien, pensent qu’elle était dehors, et les bien-pensants, depuis Royer-Collard qui le réclama à l’époque, la voyaient au bagne, voire sur l’échafaud. C’est justement ce en quoi Pinel est un moment de la pensée. Bon gré mal gré, il cautionne l’abattement qu’à droite et à gauche, la pensée fait subir aux libertés que la Révolution vient de promulguer en son nom.
Car à considérer les droits de l’homme sous l’optique de la philosophie, nous voyons apparaître ce qu’au reste tout le monde sait maintenant de leur vérité. Ils se ramènent à la liberté de désirer en vain.
Belle jambe, mais occasion d’y reconnaître notre liberté de prime-saut de tout à l’heure, et de confirmer que c’est bien la liberté de mourir.
Mais aussi de nous attirer le renfrognement de ceux qui la trouvent peu nutritive. Nombreux à notre époque. Renouvellement du conflit des besoins et des désirs, où comme par hasard c’est la Loi qui vide l’écaille.
Pour la pièce à faire à l’apologue kantien, l’amour courtois n’offre pas une voie moins tentante, mais elle exige d’être érudite. Être érudit par position, c’est s’attirer les érudits, et les érudits en ce champ, c’est l’entrée de clowns.
Déjà Kant ici pour un rien nous ferait perdre notre sérieux, faute qu’il ait le moindre sens du comique (à preuve ce qu’il en dit en son lieu).
Mais quelqu’un qui en manque, lui, tout à fait absolument, l’a-t-on remarqué, c’est Sade. Ce seuil peut-être lui serait fatal et une préface n’a pas été faite pour desservir.
Ainsi passons au second temps de l’apologue de Kant. Il n’est
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pas plus concluant à ses fins. Car supposé que son ilote ait le moindre à propos, il lui demandera si par hasard il serait de son devoir de porter un vrai témoignage, au cas que ce fût le moyen dont le tyran pût satisfaire son envie.
Devrait-il dire que l’innocent est un juif par exemple, s’il l’est vraiment, devant un tribunal, on a vu ça, qui y trouve matière à reprendre, – ou encore qu’il soit athée, quand justement il se pourrait que lui-même fût homme à mieux s’entendre sur la portée de l’accusation qu’un consistoire qui ne veut qu’un dossier, – et la déviation de « la ligne », va-t-il la plaider non coupable dans un moment et dans un lieu où la règle du jeu est l’autocritique, – et puis quoi? après tout, un innocent est-il jamais tout à fait blanc, va-t-il dire ce qu’il sait?
On peut ériger en devoir la maxime de contrer le désir du tyran, si le tyran est celui qui s’arroge le pouvoir d’asservir le désir de l’Autre.
Ainsi sur les deux longueurs (et la médiation précaire), dont Kant se fait levier pour montrer que la Loi met en balance non seulement le plaisir, mais douleur, bonheur ou aussi bien pression de la misère, voire amour de la vie, tout le pathologique, il s’avère que le désir peut n’avoir pas seulement le même succès, mais l’obtenir à meilleur droit.
Mais si l’avantage que nous avons laissé prendre à la Critique de l’alacrité de son argumentation, devait quelque chose à notre désir de savoir où elle voulait en venir, l’ambiguïté de ce succès ne peut-il en retourner le mouvement vers une révision des concessions surprises ?
Telle par exemple la disgrâce dont un peu vite furent frappés tous objets à se proposer comme biens, d’être incapables d’en faire l’accord des volontés : simplement d’y introduire la compétition. Ainsi Milan dont Charles-Quint et François ler ont su ce qu’il leur en coûta d’y voir le même bien l’un et l’autre.
C’est bien là méconnaître ce qu’il en est de l’objet du désir. Que nous ne pouvons introduire ici qu’à rappeler ce que nous enseignons sur le désir, à formuler comme désir de l’Autre, pour ce qu’il est d’origine désir de son désir. Ce qui fait l’accord des désirs concevable, mais non pas sans danger. Pour la raison qu’à ce qu’ils s’ordonnent en une chaîne qui ressemble à la procession
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des aveugles de Breughel, chacun sans doute, a la main dans la main de celui qui le précède, mais nul ne sait où tous s’en vont. Or à rebrousser chemin, tous font bien l’expérience d’une règle universelle, mais pour n’en pas savoir plus long.
La solution conforme à la Raison pratique serait-elle qu’ils tournent en rond?
Même manquant, le regard est bien là objet à présenter à chaque désir sa règle universelle, en matérialisant sa cause, en y liant la division « entre centre et absence » du sujet.
Tenons-nous-en dès lors à dire qu’une pratique comme la psychanalyse, qui reconnaît dans le désir la vérité du sujet, ne peut méconnaître ce qui va suivre, sans démontrer ce qu’elle refoule.
Le déplaisir y est reconnu d’expérience pour donner son prétexte au refoulement du désir, à se produire sur la voie de sa satisfaction : mais aussi bien pour donner la forme que prend cette satisfaction même dans le retour du refoulé.
Semblablement le plaisir redouble-t-il son aversion à reconnaître la loi, de supporter le désir d’y satisfaire qu’est la défense.
Si le bonheur est agrément sans rupture du sujet à sa vie, comme le définit très classiquement la Critique1, il est clair qu’il se refuse à qui ne renonce pas à la voie du désir. Ce renoncement peut être voulu, mais au prix de la vérité de l’homme, ce qui est assez clair par la réprobation qu’ont encourue devant l’idéal commun les Epicuriens, voire les Stoïciens. Leur ataraxie destitue leur sagesse. On ne leur tient aucun compte de ce qu’ils abaissent le désir; car non seulement on ne tient pas la Loi pour remontée d’autant, mais c’est par là, qu’on le sache ou non, qu’on la sent jetée bas.
Sade, le ci-devant, reprend Saint-Just là où il faut. Que le bonheur soit devenu un facteur de la politique est une proposition impropre. 11 l’a toujours été et ramènera le sceptre et l’encensoir qui s’en accommodent fort bien. C’est la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d’inspirer une révolution, c’est toujours pour un désir qu’on lutte et qu’on meurt, mais de ce que cette révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir.
1. Théorème II du chapitre premier de l’Analytique, dans l’éd. Vorländer, p. 25, tout à fait improprement traduit par Barni, p. 159.
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Il en résulte qu’elle veut aussi que la loi soit libre, si libre qu’il la lui faut veuve, la Veuve par excellence, celle qui envoie votre tête au panier pour peu qu’elle bronche en l’affaire. La tête de Saint-Just fût-elle restée habitée des fantasmes d’Organt, il eût peut-être fait de Thermidor son triomphe.
Le droit à la jouissance s’il était reconnu, reléguerait dans une ère dès lors périmée, la domination du principe du plaisir. A l’énoncer, Sade fait glisser pour chacun d’une fracture imperceptible l’axe ancien de l’éthique : qui n’est rien d’autre que l’égoïsme du bonheur.
Dont on ne peut dire que toute référence en soit éteinte cher. Kant à la familiarité même dont elle lui fait compagnie, et plus encore aux rejetons qu’on en saisit dans les exigences dont il argue aussi bien pour une rétribution dans l’au-delà que pour un progrès ici-bas.
Qu’un autre bonheur s’entrevoie dont nous dîmes le nom d’abord, et le statut du désir change, imposant son réexamen. Mais c’est ici que quelque chose doit se juger. Jusqu’où Sade nous mène-t-il dans l’expérience de cette jouissance, ou seulement de sa vérité?
Car ces pyramides humaines, fabuleuses à démontrer la jouissance en sa nature de cascade, ces buffets d’eau du désir édifiés pour qu’elle irise les jardins d’Este d’une volupté baroque, plus haut encore la feraient-ils sourdre dans le ciel, que plus proche nous attirerait la question de ce qui est là ruisselant.
Des imprévisibles quanta dont l’atome amour-haine se moire au voisinage de la Chose d’où l’homme émerge par un cri, ce qui s’éprouve, passées certaines limites, n’a rien à faire avec ce dont le désir se supporte dans le fantasme qui justement se constitue de ces limites.
Ces limites, nous savons que dans sa vie Sade est passé au-delà. Et cette épure de son fantasme dans son oeuvre, sans doute ne nous l’aurait-il pas donnée autrement.
Peut-être étonnerons-nous à mettre en question ce que de cette expérience réelle, l’œuvre traduirait aussi.
A nous en tenir au boudoir, pour un aperçu assez vif des sentiments d’une fille envers sa mère, il reste que la méchanceté, si
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justement située par Sade dans sa transcendance, ne nous apprend pas ici beaucoup de nouveau sur ses modulations de cœur.
Une œuvre qui se veut méchante ne saurait se permettre d’être une méchante œuvre, et il faut dire que la Philosophie prête à cette pointe par tout un côté de bonne œuvre.
Ça prêche un peu trop là-dedans.
Sans doute est-ce un traité de l’éducation des filles 1 et soumis comme tel aux lois d’un genre. Malgré l’avantage qu’il prend de mettre au jour le « sadique-anal » qui enfumait ce sujet dans son insistance obsédante aux deux siècles précédents, il reste un traité de l’éducation. Le sermon y est assommant pour la victime, infatué de la part de l’instituteur.
L’information historique, ou pour mieux dire érudite, y est grise et fait regretter un La Mothe le Vayer. La physiologie s’y compose de recettes de nourrice. Pour ce qui en serait de l’éducation sexuelle, on croit lire un opuscule médical de nos jours sur le sujet, ce qui est tout dire.
Plus de suite dans le scandale irait à reconnaître dans l’impuissance où se déploie communément l’intention éducative, celle même contre quoi le fantasme ici s’efforce : d’où naît l’obstacle à tout compte rendu valable des effets de l’éducation, puisque ne peut s’y avouer de l’intention ce qui a fait les résultats.
Ce trait eût pu être impayable, des effets louables de l’impuissance sadique. Que Sade l’ait manqué, laisse à penser.
Sa carence se confirme d’une autre non moins remarquable l’œuvre jamais ne nous présente le succès d’une séduction où pourtant se couronnerait le fantasme : celle par quoi la victime, fût-ce en son dernier spasme, viendrait à consentir à l’intention de son tourmenteur, voire s’enrôlerait de son côté pair l’élan de ce consentement.
En quoi se démontre d’une autre vue que le désir soit l’envers de la loi. Dans le fantasme sadien, on voit comment ils se soutiennent. Pour Sade, on est toujours du même côté, le bon ou le mauvais; aucune injure n’y changera rien. C’est donc le triomphe de la vertu : ce paradoxe ne fait que retrouver la dérision propre au livre édifiant, que la Justine vise trop pour ne pas l’épouser.
- Sade l’indique expressément dans son titre complet.
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Au nez qui remue près, qu’on trouve à la fin du Dialogue d’un prêtre et d’un moribond, posthume (avouez que voilà un sujet peu propice à d’autres grâces que la grâce divine), le manque dans l’œuvre se fait sentir parfois d’un mot d’esprit, et l’on peut dire plus largement de ce wit, dont Pope, depuis près d’un siècle avait alors dit l’exigence.
Évidemment, ceci s’oublie de l’invasion pédantesque qui pèse sur les lettres françaises depuis la W.W.II.
Mais s’il vous faut un cœur bien accroché pour suivre Sade quand il prône la calomnie, premier article de la moralité à instituer dans sa république, on préférerait qu’il y mît le piquant d’un Renan. « Félicitons-nous, écrit ce dernier, que jésus n’ait rencontré aucune loi qui punît l’outrage envers une classe de citoyens. Les Pharisiens eussent été inviolables 1. » et il continue: « Ses exquises moqueries, ses magiques provocations frappaient toujours au cœur. Cette tunique de Nessus du ridicule que le juif, fils des Pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-huit siècles, c’est jésus qui l’a tissée par un artifice divin. Chef-d’œuvre de haute raillerie, ses traits se sont inscrits en ligne de feu sur la chair de l’hypocrite et du faux dévot. Traits incomparables, traits dignes d’un Fils de Dieu l Un Dieu seul sait tuer de la sorte. Socrate et Molière ne font qu’effleurer la peau. Celui-ci porte jusqu’au fond des os le feu et la rage 2. »
Car ces remarques prennent leur valeur de la suite que l’on sait, nous voulons dire la vocation de l’Apôtre du rang des Pharisiens et le triomphe des vertus pharisiennes, universel. Ce qui, l’on en conviendra, prête à un argument plus pertinent que l’excuse plutôt piètre dont se contente Sade en son apologie de la calomnie : que l’honnête homme en triomphera toujours.
Cette platitude n’empêche pas la sombre beauté qui rayonne de ce monument de défis. Celle-ci à nous témoigner de l’expérience que nous cherchons derrière la fabulation du fantasme. Expérience tragique, pour projeter ici sa condition en un éclairage d’au-delà toute crainte et pitié.
1. Cf. Vie de jésus, 17 éd., P. 339. 2. Op. cit., P. 346
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Sidération et ténèbres, telle est au contraire du mot d’esprit 1 la conjonction, qui en ces scènes nous fascine de sa brillance de charbon. Ce tragique est de l’espèce qui se précisera plus tard dans le siècle en plus d’une œuvre, roman érotique ou drame religieux. Nous l’appellerions le tragique gâteux, dont on ne savait pas jusqu’à nous, sauf dans les blagues d’écolier, qu’il fût à un jet de pierre du tragique noble. Qu’on se réfère pour nous entendre à la trilogie claudélienne du Père humilié. (Pour nous entendre, qu’on sache aussi que nous avons démontré en cette œuvre les traits de la plus authentique tragédie. C’est Melpomène qui est croulante, avec Clio, sans qu’on voie laquelle enterrera l’autre.)
Nous voilà enfin en demeure d’interroger le Sade, mon prochain dont nous devons l’invocation à l’extrême perspicacité de Pierre Klossowski 2.
Sans doute la discrétion de cet auteur le fait-il abriter sa formule d’une référence à saint Labre. Nous ne nous en sentons pas plus porté à lui donner le même abri.
Que le fantasme sadien trouve mieux à se situer dans les portants de l’éthique chrétienne qu’ailleurs, c’est ce que nos repères de structure rendent facile à saisir.
Mais que Sade, lui, se refuse à être mon prochain, voilà ce qui est à rappeler, non pour le lui refuser en retour, mais pour y reconnaître le sens de ce refus.
Nous croyons que Sade n’est pas assez voisin de sa propre méchanceté, pour y rencontrer son prochain. Trait qu’il partage avec beaucoup et avec Freud notamment. Car tel est bien le seul motif du recul d’êtres, avertis parfois, devant le commandement chrétien.
Chez Sade, nous en voyons le test, à nos yeux crucial, dans son refus de la peine de mort, dont l’histoire suffirait à prouver, sinon la logique, qu’elle est un des corrélats de la Charité.
Sade s’est donc arrêté là, au point où se noue le désir à la loi. Si quelque chose en lui s’est laissé retenir à la loi, pour y trouver
1. On sait le départ que prend Freud du « Sidération et lumière » de Heymans.
2. C’est le titre de l’œuvre parue au Seuil en 1947. Disons que c’est la seule contri-bution de notre temps à la question sadienne qui ne nous paraisse pas entachée des tics du bel esprit. (Cette phrase, trop élogieuse pour les autres, fut mise d’abord dans notre texte à l’adresse d’un futur académicien, lui-même expert en malices.)
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l’occasion dont parle saint Paul, d’être démesurément pécheur, qui lui jetterait la pierre? Mais il n’a pas été plus loin.
Ce n’est pas seulement que chez lui comme chez tout un chacun la chair soit faible, c’est que l’esprit est trop prompt pour n’être pas leurré. L’apologie du crime ne le pousse qu’à l’aveu détourné de la Loi. L’Être suprême est restauré dans le Maléfice.
Écoutez-le vous vanter sa technique, de mettre en œuvre aussitôt tout ce qui lui monte à la tête, pensant aussi bien, en remplaçant le repentir par la réitération, en finir avec la loi au-dedans. Il ne trouve rien de mieux pour nous encourager à le suivre que la promesse que la nature magiquement, femme qu’elle est, nous cédera toujours plus.
On aurait tort de se fier à ce typique rêve de puissance.
Il nous indique assez en tout cas qu’il ne saurait être question que Sade, comme P. Klossowski le suggère tout en marquant qu’il n’y croit pas, ait atteint cette sorte d’apathie qui serait « d’être rentré au sein de la nature, à l’état de veille, dans notre monde 1 », habité par le langage.
De ce qui manque ici à Sade, nous nous sommes interdit de dire un mot. Qu’on le sente dans la gradation de La philosophie à ce que ce soit l’aiguille courbe, chère aux héros de Bunuel qui soit appelée enfin à résoudre chez la fille un penisneid, qui se pose un peu là.
Quoi qu’il en soit, il apparaît qu’on n’a rien gagné à remplacer ici Diotime par Domancé, personne que la voie ordinaire semble effrayer plus qu’il ne convient, et qui, Sade l’a-t-il vu, clôt l’affaire par un Noli tangere matrem. V …ée et cousue, la mère reste interdite. Notre verdict est confirmé sur la soumission de Sade à la Loi.
D’un traité vraiment du désir, peu donc ici, voire rien de fait. Ce qui s’en annonce dans ce travers pris d’une rencontre, n’est au plus qu’un ton de raison.
R. G. Septembre 1962
1. Cf. la note p. 94, op. cit.
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