lundi, mai 6, 2024
Recherches Lacan

Les écrits Position de l'inconscient au congrès de Bonneval

Les chiffres indiquent les numéros de page de l’édition originale

p 829 – Position de l’inconscient au congrès de Bonneval

reprise de 1960 en 1964

 

 

Henry Ey – de toute l’autorité dont il domine le milieu psychiatrique français – avait réuni dans son service de l’hôpital de Bonneval un très large concours de spécialistes, sur le thème de l’inconscient freudien (;o octobre-2 novembre icg6o).

Le rapport de nos élèves Laplanche et Leclaire y promut une conception de nos travaux qui, parue aux Temps modernes, depuis fait foi, bien que manifestant de l’un à l’autre une divergence.

Les interventions qu’on apporte à un Congrès, quand le débat a un enjeu, exigent parfois autant de commentaire pour être situées.

Et il suffit que la réfection des textes soit pratiquée de façon générale pour que la tâche devienne ardue.

Elle perd d’ailleurs son intérêt avec le temps que nécessitent ces réfections. Car il faudrait lui substituer ce qui se passe dans ce temps considéré comme temps logique.

Bref, trois ans et demi après, pour n’avoir guère eu le loisir de surveiller l’intervalle, nous avons pris un parti dont voici comment Henri Ey le présente dans le livre sur ce Congrès, à paraître chez Desclée de Brouwer.

« Ce texte, écrit-il, résume les interventions de J. Lacan, interventions qui constituèrent par leur importance, l’axe même de toutes les discussions.

La rédaction de ces interventions a été condensée par Jacques Lacan dans ces pages écrites en mars 1964 à ma demande. »

Que le lecteur admette que pour nous ce temps logique ait pu réduire les circonstances à la mention qui en est faite, dans un texte qui se recense d’un plus intime rassemblement. (1966)

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Dans un colloque comme celui-ci, conviant, au titre de leur technique à chacun, des philosophes, des psychiatres, des psychologues et des psychanalystes, le commentaire manque à s’accorder sur le niveau de vérité où se tiennent les textes de Freud.

Il faut, sur l’inconscient, de l’expérience freudienne aller au fait. L’inconscient est un concept forgé sur la trace de ce qui opère pour constituer le sujet.

L’inconscient n’est pas une espèce définissant dans la réalité psychique le cercle de ce qui n’a pas l’attribut (ou la vertu) de la conscience.

Il peut y avoir des phénomènes qui relèvent de l’inconscient sous ces deux acceptions : elles n’en restent pas moins l’une à l’autre étrangères. Elles n’ont entre elles de rapport que d’homonymie.

Le poids que nous donnons au langage comme cause du sujet, nous force de préciser : l’aberration florit de rabattre le concept premier indiqué, à l’appliquer aux phénomènes ad libitum enregistrables sous l’espèce homonyme; restaurer le concept à partir de ces phénomènes, n’est pas pensable.

Accusons notre position, sur l’équivoque à quoi prêteraient le est et le n’est pas de nos positions de départ.

L’inconscient est ce que nous disons, si nous voulons entendre ce que Freud présente en ses thèses.

Dire que l’inconscient pour Freud n’est pas ce qu’on appelle ainsi ailleurs, n’y ajouterait que peu, si l’on n’entendait pas ce que nous voulons dire : que l’inconscient d’avant Freud n’est pas purement et simplement. Ceci parce qu’il ne dénomme rien qui vaille plus comme objet, ni qui mérite qu’on lui donne plus d’existence, que ce qu’on définirait à le situer dans l’in-noir.

L’inconscient avant Freud n’est rien de plus consistant que cet in-noir, soit l’ensemble de ce qu’on ordonnerait aux sens divers du mot noir, de ce qu’il refuserait l’attribut (ou la vertu) de la noirceur (physique ou morale).

Qu’y a-t-il de commun – pour prendre les quelques huit définitions que Dwelshauvers en collationne dans un livre ancien (1916), mais pas tellement hors de date de ce que l’hétéroclite ne s’en verrait pas réduit à le refaire de nos jours -, qu’y a-t-il de commun en effet entre l’inconscient de la sensation (dans les effets

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de contraste ou d’illusion dits optiques), l’inconscient d’automatisme que développe l’habitude, le coconscient (?) de la double personnalité, les émergences idéiques d’une activité latente qui s’impose comme orientée dans la création de la pensée, la télépathie qu’on veut rapporter à cette dernière, le fonds acquis, voire intégré de la mémoire, le passionnel qui nous dépasse dans notre caractère, l’héréditaire qu’on reconnaît dans nos dons naturels, l’inconscient rationnel enfin ou l’inconscient métaphysique qu’implique « l’acte de l’esprit» ?

(Rien en cela ne se ressemble, sinon par confusion, de ce que les psychanalystes y ont adjoint d’obscurantisme, à ne pas distinguer l’inconscient de l’instinct, ou comme ils disent de l’instinctuel, – de l’archaïque ou du primordial, en une illusion décisivement dénoncée par Claude Lévi-Strauss, – voire du génétique d’un prétendu « développement ».)

Nous disons qu’il n’y a rien de commun à se fonder dans une objectivité psychologique, celle-ci fût-elle étendue des schémas d’une psychopathologie, et que ce chaos n’est que le réflecteur à révéler de la psychologie l’erreur centrale. Cette erreur est de tenir pour unitaire le phénomène de la conscience lui-même, de parler de la même conscience, tenue pour pouvoir de synthèse, dans la plage éclairée d’un champ sensoriel, clans l’attention qui le transforme, dans la dialectique du jugement et dans la rêverie commune.

Cette erreur repose sur le transfert indu à ces phénomènes du mérite d’une expérience de pensée qui les utilise comme exemples. Le cogito cartésien, de cette expérience, est l’exploit majeur, peut-être terminal, en ce qu’il atteint une certitude de savoir. Mais il ne dénonce que mieux ce qu’a de privilégié le moment où il s’appuie, et combien frauduleux est d’en étendre le privilège, pour leur en faire un statut, aux phénomènes pourvus de conscience.

Pour la science, le cogito marque au contraire la rupture avec toute assurance conditionnée dans l’intuition.

Et la latence recherchée de ce moment fondateur, comme Selbstbewusstsein, dans la séquence dialectique d’une phénoménologie de l’esprit par Hegel, repose sur le présupposé d’un savoir absolu.

Tout démontre au contraire dans la réalité psychique, de quelque façon qu’on en ordonne la texture, la distribution, hétérotope quant aux niveaux et sur chacun erratique, de la conscience.

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La seule fonction homogène de la conscience est dans la capture imaginaire du moi par son reflet spéculaire et dans la fonction de méconnaissance qui lui en reste attachée.

La dénégation inhérente à la psychologie en cet endroit serait, à suivre Hegel, plutôt à porter au compte de la Loi du cœur et du délire de la présomption.

La subvention que reçoit cette présomption perpétuée, ne serait-ce que sous les espèces des honneurs scientifiques, ouvre la question d’où se tient le bon bout de son profit; il ne saurait se réduire à l’édition de plus ou moins copieux traités.

La psychologie est véhicule d’idéaux : la psyché n’y représente plus que le parrainage qui la fait qualifier d’académique. L’idéal est serf de la société.

Un certain progrès de la nôtre illustre la chose, quand la psychologie ne fournit pas seulement aux voies, mais défère aux vœux de l’étude de marché.

Une étude de ce genre ayant conclu sur les moyens propres à soutenir la consommation aux U.S.A., la psychologie s’enrôla, et enrôla Freud avec elle, à rappeler à la moitié la plus offerte à cette fin, de la population, que la femme ne s’accomplit qu’à travers les idéaux du sexe (cf. Betty Friedan sur la vague de « mystique féminine » dirigée, en telle décade de l’après-guerre).

Peut-être la psychologie en ce débouché ironique, avoue-t-elle la raison de sa subsistance de toujours. Mais la science peut se souvenir que l’éthique implicite à sa formation, lui commande de refuser toute idéologie ainsi cernée. Aussi bien l’inconscient des psychologues est-il débilitant pour la pensée, du seul crédit qu’elle a à lui faire pour le discuter.

Or les débats de ce colloque ont eu ceci de remarquable qu’ils n’ont cessé de se tourner vers le concept freudien en sa difficulté, et qu’ils prenaient même leur force du biais de cette difficulté en chacun.

Ce fait est remarquable d’autant qu’à cette date dans le monde, les psychanalystes ne s’appliquent qu’à rentrer dans le rang de la psychologie. L’effet d’aversion que rencontre dans leur communauté tout ce qui vient de Freud, est avoué en clair notamment dans une fraction des psychanalystes présents.

Donnée qui ne peut être tenue à l’écart de l’examen du thème

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en cause. Non plus que cette autre, qu’on doive à notre enseignement que ce colloque ait renversé ce courant. Pas seulement pour en marquer le point – beaucoup l’on fait -, mais pour ce que ceci nous oblige à rendre compte des voies que nous y avons prises.

Ce à quoi la psychanalyse se trouve conviée quand elle rentre au bercail de la « psychologie générale », c’est à soutenir ce qui mérite, seulement là et pas dans les lointains des colonies défuntes, d’être dénoncé comme mentalité primitive. Car la sorte d’intérêt que la psychologie vient à servir dans notre société présente, et dont nous avons donné une idée, y trouve son avantage.

La psychanalyse alors y subvient à fournir une astrologie plus décente que celle à quoi notre société continue de sacrifier en sourdine.

Nous trouvons donc justifiée la prévention que la psychanalyse rencontre à l’Est. C’était à elle de ne pas la mériter, restant possible qu’à ce qu’on lui offrît l’épreuve d’exigences sociales différentes, elle s’y fût trouvée moins traitable d’être plus mal traitée. Nous en préjugeons d’après notre propre position dans la psychanalyse.

La psychanalyse eût mieux fait d’approfondir son éthique et de s’instruire de l’examen de la théologie, selon une voie dont Freud nous a marqué qu’elle ne pouvait être évitée. A tout le moins, que sa déontologie dans la science lui fasse sentir qu’elle est responsable de la présence de l’inconscient en ce champ.

Cette fonction a été celle de nos élèves en ce colloque, et nous y avons contribué selon la méthode qui a été constamment la nôtre en pareille occasion, en situant chacun dans sa position quant au thème. Le pivot s’en indique assez dans les réponses consignées.

Il ne serait pas sans intérêt, si seulement pour l’historien, d’avoir les notes où sont recueillis les discours réellement prononcés, même coupés des manques qu’y ont laissé les défauts des enregistreurs mécaniques. Ils soulignent la carence de celui que ses services désignaient pour accentuer avec le plus de tact et de fidélité les détours d’un moment de combat dans un lieu d’échange, quand ses nœuds, sa culture, voire son entregent, lui permettaient d’en saisir mieux que quiconque les écoutes avec les intonations. Sa défaillance le portait déjà aux faveurs de la défection.

Nous ne déplorerons pas plus l’occasion là gâchée, puisque chacun depuis s’étant donné avec largeur le bénéfice d’un usage

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assez reçu, a refait soigneusement sa contribution. Nous en profiterons pour nous expliquer sur notre doctrine de l’inconscient à ce jour, et d’autant plus légitimement que des résistances de répartition singulière nous empêchèrent alors d’en dire plus.

Ce ménagement n’est pas politique, mais technique. Il relève de la condition suivante, établie par notre doctrine : les psychanalystes font partie du concept de l’inconscient, puisqu’ils en constituent l’adresse. Nous ne pouvons dès lors ne pas inclure notre discours sur l’inconscient dans la thèse même qu’il énonce, que la présence de l’inconscient, pour se situer au lieu de l’Autre, est à chercher en tout discours, en son énonciation.

Le sujet même du prétendant à soutenir cette présence, l’analyste, doit en cette hypothèse, du même mouvement être informé et « mis en cause », soit : s’éprouver assujetti à la refente du signifiant.

D’où l’aspect de spirale arrêtée qu’on observe dans le travail présenté par nos élèves S. Leclaire et J. Laplanche. C’est qu’ils l’ont limité à l’épreuve d’une pièce détachée.

Et c’est le signe même qu’en leur rigueur nos énoncés sont faits premièrement pour la fonction qu’ils ne remplissent qu’à leur place.

Au temps propédeutique, on peut illustrer l’effet d’énonciation à demander à l’élève s’il imagine l’inconscient chez l’animal, à moins de quelque effet de langage, et du langage humain. S’il consent en effet que ce soit bien la condition pour qu’il puisse seulement y penser, vous avez vérifié chez lui le clivage des notions d’inconscient et d’instinct.

Heureux auspice de départ, puisque à en appeler aussi bien à tout analyste, à quelque credo qu’il ait été mené plus avant, peut-il dire qu’en l’exercice de ses fonctions (supporter le discours du patient, en restaurer l’effet de sens, s’y mettre en cause d’y répondre, comme de se taire aussi bien), il ait jamais eu le sentiment d’avoir affaire à quelque chose qui ressemble à un instinct?

La lecture des écrits analytiques et les traductions officielles de Freud (qui n’a jamais écrit ce mot) nous mettant de l’instinct plein la bouche, peut-être y a-t-il intérêt à obvier à une rhétorique qui obture toute efficace du concept. Le juste style du compte rendu de l’expérience n’est pas toute la théorie. Mais c’est le garant que

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les énoncés selon lesquels elle opère, préservent en eux ce recul de l’énonciation où s’actualisent les effets de métaphore et de métonymie, soit selon nos thèses les mécanismes mêmes décrits par Freud pour être ceux de l’inconscient.

Mais nous revient ici légitimement la question : sont-ce là effets de langage, ou effets de parole? Tenons qu’elle n’adopte ici que le contour de la dichotomie de Saussure. Tournée vers ce qui intéresse son auteur, les effets sur la langue, elle fournit chaîne et trame à ce qui se tisse entre synchronie et diachronie.

A ce qu’on la retourne vers ce qui nous met en cause (autant que celui qui nous questionne, s’il n’est pas déjà égaré dans les portants de la question), à savoir le sujet, l’alternative se propose en disjonction. Or c’est bien cette disjonction même qui nous donne la réponse, ou plutôt c’est en menant l’Autre à se fonder comme le lieu de notre réponse en la donnant lui-même sous la forme inversant sa question en message, que nous introduisons la disjonction effective à partir de laquelle la question a un sens.

L’effet de langage, c’est la cause introduite dans le sujet. Par cet effet il n’est pas cause de lui-même, il porte en lui le ver de la cause qui le refend. Car sa cause, c’est le signifiant sans lequel il n’y aurait aucun sujet dans le réel. Mais ce sujet, c’est ce que le signifiant représente, et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant : à quoi dès lors se réduit le sujet qui écoute.

Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et ce d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien. Mais ce rien se soutient de son avènement, maintenant produit par l’appel fait dans l’Autre au deuxième signifiant.

Effet de langage en ce qu’il naît de cette refente originelle, le sujet traduit une synchronie signifiante en cette primordiale pulsation temporelle qui est le fading constituant de son identification. C’est le premier mouvement.

Mais au second, le désir faisant son lit de la coupure signifiante où s’effectue la métonymie, la diachronie (dite « histoire ») qui s’est inscrite dans le fading, fait retour à la sorte de fixité que Freud décerne au vœu inconscient (dernière phrase de la Traumdeutung). Ce subornement second ne boucle pas seulement l’effet du pre-

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mier en projetant la topologie du sujet dans l’instant du fantasme; il le scelle, en refusant au sujet du désir qu’il se sache effet de parole, soit ce qu’il est de n’être autre que le désir de l’Autre.

C’est en quoi tout discours est en droit de se tenir pour être, de cet effet, irresponsable. Tout discours, sauf celui de l’enseignant quand il s’adresse à des psychanalystes.

Pour nous, nous nous sommes toujours cru comptable d’un tel effet, et, bien qu’inégal à la tâche d’y parer, c’était la prouesse secrète à chacun de nos « séminaires ».

C’est que ceux qui viennent nous entendre ne sont pas les premiers communiants que Platon expose à l’interrogation de Socrate.

Que le « secondaire » d’où ils sortent doive se redoubler d’une propédeutique, en dit assez sur ses carences et sur ses superfétations. De leur « philosophie», la plupart n’ont gardé qu’un mixage de formules, un catéchisme en pagaille, qui les anesthésie à toute surprise de la vérité.

D’autant plus sont-ils proies offertes aux opérations prestige, aux idéaux de haut personnalisme par où la civilisation les presse de vivre au-dessus de leurs moyens.

Moyens mentaux s’entend.

L’idéal d’autorité à quoi s’accorde le candidat médecin, – l’enquête d’opinion où se défile le médiateur des impasses relationnelles, – le meaning of meaning où toute quête trouve son alibi, – la phénoménologie, van qui s’offre aux alouettes rôties du ciel, – l’éventail est vaste et la dispersion grande au départ d’une obtusion ordonnée.

La résistance, égale en son effet de dénier malgré Hegel et Freud, malheur de la conscience et malaise de la civilisation.

Une koiné de la subjectivation la sous-tend, qui objective les fausses évidences du moi et détourne toute preuve d’une certitude vers sa procrastination. (Qu’on ne nous oppose ni les marxistes, ni les catholiques, ni les freudiens eux-mêmes ou nous demandons l’appel nominal.)

C’est pourquoi seul un enseignement qui concasse cette koiné trace la voie de l’analyse qui s’intitule didactique, puisque les résultats de l’expérience sont faussés du seul fait de s’enregistrer dans cette koiné.

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Cet apport de doctrine a un nom : c’est tout simplement l’esprit scientifique, qui fait tout à fait défaut aux lieux de recrutement des psychanalystes.

Notre enseignement est anathème de ce qu’il s’inscrit dans cette vérité.

L’objection qu’on a fait valoir de son incidence dans le transfert des analystes en formation, fera rire les analystes futurs, si grâce à nous il en est encore pour qui Freud existe. Mais ce qu’elle prouve, c’est l’absence de toute doctrine de la psychanalyse didactique dans ses rapports avec l’affirmation de l’inconscient.

On comprendra dès lors que notre usage de la phénoménologie de Hegel ne comportait aucune allégeance au système, mais prêchait d’exemple à contrer les évidences de l’identification. C’est dans la conduite de l’examen d’un malade et dans le mode d’y conclure que s’affirme la critique contre le bestiaire intellectuel. C’est à ne pas éviter les implications éthiques de notre praxis dans la déontologie et dans le débat scientifique, qu’on démasquera la belle âme. La loi du cœur, nous l’avons dit, fait des siennes plus loin que la paranoïa. C’est la loi d’une ruse qui, dans la ruse de la raison, trace un méandre au cours fort ralenti.

Au-delà, les énoncés hégéliens, même à s’en tenir à leur texte, sont propices à dire toujours Autre-chose. Autre-chose qui en corrige le lien de synthèse fantasmatique, tout en conservant leur effet de dénoncer les identifications dans leurs leurres.

C’est notre Aufhebung à nous, qui transforme celle de Hegel, son leurre à lui, en une occasion de relever, au lieu et place des sauts d’un progrès idéal, les avatars d’un manque.

Pour confirmer en sa fonction ce point de manque, il n’y a pas mieux, passé là, que le dialogue de Platon, en tant qu’il relève du genre comique, qu’il ne recule pas à marquer le point où il n’y a plus qu’à opposer aux « insultes de bois le masque de guignol», qu’il garde visage de marbre à traverser les siècles au pied d’un canular, en attendant qui fera mieux dans la prise qu’il fige de son judo avec la vérité.

C’est ainsi qu’au Banquet, Freud est un convive qu’on peut se risquer à inviter impromptu, ne serait-ce qu’à se fier à la petite note où il nous indique ce qu’il lui doit dans sa justesse sur l’amour, et peut-être dans la tranquillité de son regard sur le transfert.

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Sans doute serait-il homme à y raviver ces propos bacchante, dont personne, à les avoir stenu, ne se souvient plus après l’ivresse. Notre séminaire n’était pas « là où ça parle n, comme il arrivait qu’on le dise plaisamment. Il suscitait la place d’où ça pouvait parler, ouvrant plus d’une oreille à entendre ce que, faute de le reconnaître, elle eût laissé passer comme indifférent. Et il est vrai qu’à le souligner naïvement du fait que c’était le soir même à moins que ce ne fût juste la veille, qu’il l’avait retrouvé dans la séance d’un patient, tel auditeur nous faisait merveille que ç’ait été, jusqu’à s’y faire textuel, ce que nous avions dit à notre séminaire.

La place en question, c’est l’entrée de la caverne au regard de quoi on sait que Platon nous guide vers la sortie, tandis qu’on imagine y voir entrer le psychanalyste. Mais les choses sont moins faciles, parce que c’est une entrée où l’on n’arrive jamais qu’au moment où l’on ferme (cette place ne sera jamais touristique), et que le seul moyen pour qu’elle s’entr’ouvre, c’est d’appeler de l’intérieur.

Ceci n’est pas insoluble, si le sésame de l’inconscient est d’avoir effet de parole, d’être structure de langage, mais exige de l’analyste qu’il revienne sur le mode de sa fermeture.

Béance, battement, une alternance de succion pour suivre certaines indications de Freud, voilà ce dont il nous faut rendre compte, et c’est à quoi nous avons procédé à le fonder dans une topologie.

La structure de ce qui se ferme, s’inscrit en effet dans une géométrie où l’espace se réduit à une combinatoire : elle est proprement ce qu’on y appelle un bord.

A l’étudier formellement, dans les conséquences de l’irréductibilité de sa coupure, on pourra y réordonner quelques fonctions, entre esthétique et logique, des plus intéressantes.

On s’y aperçoit que c’est la fermeture de l’inconscient qui donne la clef de son espace, et nommément de l’impropriété qu’il y a à en faire un dedans.

Elle démontre aussi le noyau d’un temps réversif, bien nécessaire à introduire en toute efficace du discours; assez sensible déjà dans la rétroaction, sur laquelle nous insistons depuis longtemps, de l’effet de sens dans la phrase, lequel exige pour se boucler son dernier mot.

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Le nachträglich (rappelons que nous avons été le premier à l’extraire du texte de Freud), le nachträglich ou après-coup selon lequel le trauma s’implique dans le symptôme, montre une structure temporelle d’un ordre plus élevé.

Mais surtout l’expérience de cette fermeture montre que ce ne serait pas un acte gratuit pour les psychanalystes, de rouvrir le débat sur la cause, fantôme impossible à conjurer de la pensée, critique ou non. Car la cause n’est pas, comme on le dit de l’être aussi, un leurre des formes du discours, – on l’aurait déjà dissipé. Elle perpétue la raison qui subordonne le sujet à l’effet du signifiant.

C’est seulement comme instance de l’inconscient, de l’inconscient freudien, que l’on saisit la cause à ce niveau dont un Hume entend la débusquer et qui est justement celui où elle prend consistance : la rétroaction du signifiant en son efficace, qu’il faut tout à fait distinguer de la cause finale.

C’est même à démontrer que c’est la seule et vraie cause première, que l’on verrait se rassembler l’apparente discordance des quatre causes d’Aristote, – et les analystes pourraient, de leur terrain, à cette reprise contribuer.

Ils en auraient la prime de pouvoir se servir du terme freudien de surdétermination autrement que pour un usage de pirouette. Ce qui va suivre amorcera le trait qui commande la relation de fonctionnement entre ces formes : leur articulation circulaire, mais non réciproque.

S’il y a fermeture et entrée, il n’est pas dit qu’elles séparent : elles donnent à deux domaines leur mode de conjonction. Ce sont respectivement le sujet et l’Autre, ces domaines n’étant ici à substantifier que de nos thèses sur l’inconscient.

Le sujet, le sujet cartésien, est le présupposé de l’inconscient, nous l’avons démontré en son lieu.

L’Autre est la dimension exigée de ce que la parole s’affirme en vérité.

L’inconscient est entre eux leur coupure en acte.

 

On la retrouve commandant les deux opérations fondamentales, où il convient de formuler la causation du sujet. Opérations qui

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s’ordonnent à un rapport circulaire, mais pour autant non-réciproque.

La première, l’aliénation, est le fait du sujet. Dans un champ d’objets, aucune relation n’est concevable qui engendre l’aliénation, sinon celle du signifiant. Prenons pour origine cette donnée qu’aucun sujet n’a de raison d’apparaître dans le réel, sauf à ce qu’il y existe des êtres parlants. Une physique est concevable qui rende compte de tout au monde, y compris de sa part animée. Un sujet ne s’y impose que de ce qu’il y ait dans de monde des signifiants qui ne veulent rien dire et qui sont à déchiffrer.

Accorder cette priorité au signifiant sur le sujet, c’est, pour nous, tenir compte de l’expérience que Freud nous a ouverte, que le signifiant joue et gagne, si nous pouvons dire, avant que le sujet s’en avise, au point que dans le jeu du Vit,-, du mot d’esprit, par exemple, il surprenne le sujet. Par son flash, ce qu’il éclaire, c’est la division du sujet avec lui-même.

Mais qu’il la lui révèle ne doit pas nous masquer que cette division ne procède de rien d’autre que du même jeu, du jeu des signifiants… des signifiants, et pas des signes.

Les signes sont plurivalents : ils représentent sans doute quelque chose pour quelqu’un; mais ce quelqu’un, son statut est incertain, de même que celui du langage prétendu de certains animaux, langage de signes qui n’admet pas la métaphore, ni n’engendre la métonymie.

Ce quelqu’un à la limite, ce peut être l’univers en tant qu’il y circule, nous dit-on, de l’information. Tout centre où elle se totalise peut être pris pour quelqu’un, mais pas pour un sujet.

Le registre du signifiant s’institue de ce qu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. C’est la structure, rêve, lapsus et mot d’esprit, de toutes les formations de l’inconscient. Et c’est aussi celle qui explique la division originaire du sujet. Le signifiant se produisant au lieu de l’Autre non encore repéré, y fait surgir le sujet de l’être qui n’a pas encore la parole, mais c’est au prix de le figer. Ce qu’il y avait là de prêt à parler ,- ceci aux deux sens que l’imparfait du français donne à l’il y avait, de le mettre dans l’instant d’avant : il était là et n’y est plus, mais aussi dans l’instant d’après : un peu plus il y était d’avoir pu y être, – ce qu’il y avait là, disparaît de n’être plus qu’un signifiant.

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Ce n’est donc pas que cette opération prenne son départ dans l’Autre, qui la fait qualifier d’aliénation. Que L’Autre soit pour le sujet le lieu de sa cause signifiante, ne fait ici que motiver la raison pourquoi nul sujet ne peut être cause de soi. Ce qui s’impose non pas seulement de ce qu’il ne soit pas Dieu, mais de ce que Dieu lui-même ne saurait l’être, si nous devons le penser comme sujet – saint Augustin l’a fort bien vu en refusant l’attribut de cause de soi au Dieu personnel.

L’aliénation réside dans la division du sujet que nous venons de désigner dans sa cause. Avançons-nous dans la structure logique. Cette structure est celle d’un vel, nouveau à produire ici son originalité. Il faut pour cela le dériver de ce qu’on appelle, en logique dite mathématique, une réunion (déjà reconnue pour définir un certain vel).

Cette réunion est telle que le vel que nous disons d’aliénation n’impose un choix entre ses termes qu’à éliminer l’un d’entre eux, toujours le même quel que soit ce choix. L’enjeu s’en limite donc apparemment à la conservation ou non de l’autre terme, quand la réunion est binaire.

Cette disjonction s’incarne de façon très illustrable, sinon dramatique, dès que le signifiant s’incarne à un niveau plus personnalisé dans la demande ou dans l’offre : dans « la bourse ou la vie » ou dans « la liberté ou la mort».

Il ne s’agit que de savoir si vous voulez ou non (sic aut non) conserver la vie ou refuser la mort, car pour ce qui est de l’autre terme de l’alternative : la bourse ou la liberté, votre choix sera en tout cas décevant.

Il faut prendre garde que ce qui reste est de toute façon écorné ce sera la vie sans la bourse, – et ce sera aussi, pour avoir refusé la mort, une vie un peu incommodée du prix de la liberté.

C’est là le stigmate de ce que le vel ici fonctionnant dialectiquement, opère bien sur le vel de la réunion logique qui, on le sait, équivaut à un et (sic et non). Comme il s’illustre à ce qu’à plus long terme il faudra lâcher la vie après la bourse et qu’il ne restera enfin que la liberté de mourir.

De même notre sujet est mis au vel d’un certain sens à recevoir ou de la pétrification. Mais s’il garde le sens, c’est sur ce champ (du sens) que viendra mordre le non-sens qui se produit de son

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changement en signifiant. Et c’est bien du champ de l’Autre que ce non-sens relève, quoique produit comme éclipse du sujet.

La chose vaut d’être dite, car elle qualifie le champ de l’inconscient à prendre siège, dirons-nous, à la place de l’analyste, entendons-le littéralement : dans son fauteuil. C’en est au point que nous devrions lui laisser ce fauteuil en un « geste symbolique ». C’est l’expression en usage pour dire : un geste de protestation, et celui-ci aurait la portée de s’inscrire en faux contre la consigne qui s’est si joliment avouée dans la grossière devise, dans le francglaire, forgeons ce mot, directement sailli de l’ámathia qu’une princesse a incarnée dans la psychanalyse française, pour substituer au ton présocratique du précepte de Freud : wo es a war, soll Ich werden, le couac du : le moi (de l’analyste sans doute) doit déloger le ça (bien entendu du patient).

Qu’on dispute à S. Leclaire de pouvoir tenir la séquence de la licorne pour inconsciente, sous le prétexte qu’il en est, lui, conscient, veut dire qu’on ne voit pas que l’inconscient n’a de sens qu’au champ de l’Autre, – et encore moins ceci qui en résulte que ce n’est pas l’effet de sens qui opère dans l’interprétation, mais l’articulation dans le symptôme des signifiants (sans aucun sens) qui s’y sont trouvés pris1.

 

Venons à la seconde opération, où se ferme la causation du sujet, pour y éprouver la structure du bord dans sa fonction de limite, mais aussi dans la torsion qui motive l’empiétement de l’inconscient. Cette opération nous l’appellerons : séparation. Nous y reconnaîtrons ce que Freud appelle Ichspaltung ou refente du sujet, et saisirons pourquoi, dans le texte où Freud l’introduit, il la fonde dans une refente non du sujet, mais de l’objet (phallique nommément)

La forme logique que vient à modifier dialectiquement cette seconde opération, s’appelle en logique symbolique : l’intersection, ou encore le produit qui se formule d’une appartenance a- et à-. Cette fonction ici se modifie d’une part prise du manque au

 

1. Abréviation de notre réponse à une objection inopérante.

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manque, par quoi le sujet vient à retrouver dans le désir de l’Autre son équivalence à ce qu’il est comme sujet de l’inconscient.

Par cette voie le sujet se réalise dans la perte où il a surgi comme inconscient, par le manque qu’il produit dans l’Autre, suivant le tracé que Freud découvre comme la pulsion la plus radicale et qu’il dénomme : pulsion de mort. Un ni à- est ici appelé à remplir un autre ni à-. L’acte d’Empédocle, à y répondre, manifeste qu’il s’agit là d’un vouloir. Le vel fait retour en velle. Telle est la fin de l’opération. Le procès maintenant.

Separare, séparer, ici se termine en se parere, s’engendrer soi-même. Dispensons-nous des faveurs certaines que nous trouvons dans les étymologistes du latin, à ce glissement du sens d’un verbe à l’autre. Qu’on sache seulement que ce glissement est fondé dans leur commun appariement à la fonction de la pars.

La partie n’est pas le tout, comme on dit, mais d’ordinaire inconsidérément. Car il faudrait accentuer qu’elle n’a avec le tout rien à faire. Il faut en prendre son parti, elle joue sa partie toute seule. Ici, c’est de sa partition que le sujet procède à sa parturition. Et ceci n’implique pas la métaphore grotesque qu’il se mette au monde à nouveau. Ce que d’ailleurs le langage serait bien embarrassé d’exprimer d’un terme originel, au moins dans l’aire de l’indo-européen où tous les mots utilisés à cet emploi ont une origine juridique ou sociale. Parere, c’est d’abord procurer – (un enfant au mari). C’est pourquoi le sujet peut se procurer ce qui ici le concerne, un état que nous qualifierons de civil. Rien dans la vie d’aucun ne déchaîne plus d’acharnement à y arriver. Pour être pars, il sacrifierait bien une grande part de ses intérêts, et ce n’est pas pour s’intégrer à la totalité qu’au reste ne constituent nullement les intérêts des autres, et encore moins l’intérêt général qui s’en distingue tout autrement.

Separare, se parare : pour se parer du signifiant sous lequel il succombe, le sujet attaque la chaîne, que nous avons réduite au plus juste d’une binarité, en son point d’intervalle. L’intervalle qui se répète, structure la plus radicale de la chaîne signifiante, est le lieu que hante la métonymie, véhicule, du moins l’enseignons-nous, du désir.

C’est en tout cas sous l’incidence où le sujet éprouve dans cet intervalle Autre chose à le motiver que les effets de sens dont le

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sollicite un discours, qu’il rencontre effectivement le désir de l’Autre, avant même qu’il puisse seulement le nommer désir, encore bien moins imaginer son objet.

Ce qu’il va y placer, c’est son propre manque sous la forme du manque qu’il produirait chez l’Autre de sa propre disparition. Disparition qu’il a, si nous pouvons le dire, sous la main, de la part de lui-même qui lui revient de son aliénation première.

Mais ce qu’il comble ainsi n’est pas la faille qu’il rencontre dans l’Autre, c’est d’abord celle de la perte constituante d’une de ses parts, et de laquelle il se trouve en deux parts constitué. Là gît la torsion par laquelle la séparation représente le retour de l’aliénation. C’est qu’il opère avec sa propre perte, qui le ramène à son départ.

Sans doute le « peut-il me perdre » est-il son recours contre l’opacité de ce qu’il rencontre au lieu de l’Autre comme désir, mais c’est pour ramener le sujet à l’opacité de l’être qui lui est revenu de son avènement de sujet, tel que d’abord il s’est produit de l’intimation de l’autre.

C’est là une opération dont le dessin fondamental va à se retrouver dans la technique. Car c’est à la scansion du discours du patient en tant qu’y intervient l’analyste, qu’on verra s’accorder cette pulsation du bord par où doit surgir l’être qui réside en deçà.

L’attente de l’avènement de cet être dans son rapport avec ce que nous désignons comme le désir de l’analyste dans ce qu’il a d’inaperçu, au moins jusqu’à ce jour, de sa propre position, voilà le ressort vrai et dernier de ce qui constitue le transfert.

C’est pourquoi le transfert est une relation essentiellement liée au temps et à son maniement. Mais l’être qui, à nous opérant du champ de la parole et du langage, de l’en deçà de l’entrée de la caverne répond, quel est-il? Nous irons à lui donner corps des parois de la caverne elles-mêmes qui vivraient, ou plutôt s’animeraient d’une palpitation dont le mouvement de vie est à saisir, maintenant, c’est-à-dire après que nous ayons articulé fonction et champ de la parole et du langage en son conditionnement.

Car nous ne voyons pas bien qu’on soit en droit de nous imputer de négliger le dynamique dans notre topologie : nous l’orientons, ce qui vaut mieux que d’en faire un lieu commun (le plus verbal n’est pas où l’on veut bien le dire).

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Pour la sexualité où l’on nous rappellerait qu’est la force à quoi nous avons affaire et qu’elle est biologique, nous rétorquerons que l’analyste n’a peut-être pas tellement contribué qu’on a pu l’espérer un temps, à l’éclaircissement de ses ressorts, sinon à en prôner le naturel en des thèmes de ritournelles qui vont parfois au roucoulement. Nous allons essayer d’y apporter quelque chose de plus neuf, à recourir à une forme que Freud lui-même là-dessus n’a jamais prétendu dépasser : celle du mythe.

Et pour aller sur les brisées de l’Aristophane du Banquet plus haut évoqué, rappelons sa bête à deux dos primitive où se soudent des moitiés aussi fermes à s’unir que celles d’une sphère de Magdebourg, lesquelles séparées en un second temps par une intervention chirurgienne de la jalousie de Zeus, représentent les êtres affamés d’un introuvable complément que nous sommes devenus dans l’amour.

A considérer cette sphéricité de l’Homme primordial autant que sa division, c’est l’œuf qui s’évoque et qui peut-être s’indique comme refoulé à la suite de Platon dans la prééminence accordée pendant des siècles à la sphère dans une hiérarchie des formes sanctionnée par les sciences de la nature.

Considérons cet œuf dans le ventre vivipare où il n’a pas besoin de coquille, et rappelons que chaque fois que s’en rompent les membranes, c’est une partie de l’œuf qui est blessée, car les membranes sont, de l’œuf fécondé, filles au même titre que le vivant qui vient au jour par leur perforation. D’où il résulte qu’à la section du cordon, ce que perd le nouveau-né, ce n’est pas, comme le pensent les analystes, sa mère, mais son complément anatomique. Ce que les sages-femmes appellent le délivre.

Eh bien ! imaginons qu’à chaque fois que se rompent les membranes, par la même issue un fantôme s’envole, celui d’une forme infiniment plus primaire de la vie, et qui ne serait guère prête à redoubler le monde en microcosme.

A casser l’œuf se fait l’Homme, mais aussi l’Hommelette.

Supposons-la, large crêpe à se déplacer comme l’amibe, ultraplate à passer sous les portes, omnisciente d’être menée par le pur instinct de la vie, immortelle d’être scissipare. Voilà quelque chose qu’il ne serait pas bon de sentir se couler sur votre visage, sans bruit pendant votre sommeil, pour le cacheter.

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POSITION DE L’INCONSCIENT

A bien vouloir qu’en ce point le processus de digestion commence, on saisit que l’Hommelette aurait longtemps de quoi se sustenter (rappelons qu’il est des organismes, et déjà fort différenciés, qui n’ont pas d’appareil digestif).

Inutile d’ajouter que la lutte serait vite engagée contre un être aussi redoutable, mais qu’elle serait difficile. Car on peut supposer que l’absence d’appareil sensoriel chez l’Hommelette ne lui laissant pour se guider que le pur réel, elle en aurait avantage sur nous, hommes, qui devons toujours nous fournir d’un homuncule dans notre tête, pour faire du même réel une réalité.

Il ne serait pas facile en effet d’obvier aux chemins de ses attaques, au reste impossibles à prévoir, puisque aussi bien elle n’y connaîtrait pas d’obstacles. Impossible de l’éduquer, de la piéger pas plus.

Pour ce qui est de détruire l’Hommelette, on ferait bien de se garder qu’il n’en arrive qu’elle pullule, puisque y faire une entaille serait prêter à sa reproduction, et que la moindre de ses boutures à survivre, fût-ce d’une mise à feu, conserverait tous ses pouvoirs de nuire. Hors des effets d’un rayon mortel qu’encore faudrait-il éprouver, la seule issue serait de l’enfermer, à la prendre dans les mâchoires d’une sphère de Magdebourg par exemple, qui revient là, seul instrument comme par hasard à se proposer.

Mais il faudrait qu’elle y vienne toute et toute seule. Car à y mettre les doigts, de la pousser pour un rien qui déborde, le plus brave serait fondé à y regarder à deux fois, crainte qu’entre ses doigts elle ne lui glisse, et pour aller où se loger ?

A son nom près que nous allons changer pour celui plus décent de lamelle (dont le mot omelette au reste n’est qu’une métastase 1). Cette image et ce mythe nous paraissent assez propres à figurer autant qu’à mettre en place, ce que nous appelons la libido.

L’image nous donne la libido pour ce qu’elle est, soit un organe, à quoi ses mœurs l’apparentent bien plus qu’à un champ de forces. Disons que c’est comme surface qu’elle ordonne ce champ de forces. Cette conception se met à l’épreuve, à reconnaître la structure de montage que Freud a conférée à la pulsion et à l’y articuler.

1. Il nous revient qu’à l’enseigne du bon lait, on se gausse de nos références à… la métastase et la métonymie (sic). Il est rare que fasse rire celui dont le visage est parlant pour illustrer le slogan dont nous ferions sa marque : la bouse de vache qui rit.

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La référence à la théorie électromagnétique et nommément à un théorème dit de Stokes, nous permettrait de situer dans la condition que cette surface s’appuie sur un bord fermé, qui est la zone érogène, la raison de la constance de la poussée de la pulsion sur laquelle Freud insiste tant 1.

On voit aussi que ce que Freud appelle le Schub ou la coulée de la pulsion, n’est pas sa décharge, mais est à décrire plutôt comme l’évagination aller et retour d’un organe dont la fonction est à situer dans les coordonnées subjectives précédentes.

Cet organe doit être dit irréel, au sens où l’irréel n’est pas l’imaginaire et précède le subjectif qu’il conditionne, d’être en prise directe avec le réel.

C’est ce à quoi notre mythe, comme tout autre mythe, s’efforce à donner une articulation symbolique plutôt qu’une image.

Notre lamelle représente ici cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se produise par les voies du sexe.

Cette part n’est pas certes sans s’indiquer en des supports que l’anatomie microscopique matérialise dans les globules expulsés aux deux étapes des phénomènes qui s’ordonnent autour de la réduction chromosomique, dans la maturation d’une gonade sexuée.

A être représentée ici par un être mortifère, elle marque la relation, à laquelle le sujet prend sa part, de la sexualité, spécifiée dans l’individu, à sa mort.

De ce qui s’en représente dans le sujet, ce qui frappe, c’est la forme de coupure anatomique (ranimant le sens étymologique du mot : anatomie) où se décide la fonction de certains objets dont il faut dire non pas qu’ils sont partiels, mais qu’ils ont une situation bien à part.

 

1. On sait ce que ce théorème énonce sur le flux de rotationnel. Il suppose un vecteur-champ défini dans le continu et le dérivable. Dans un tel champ, le rotationnel d’un vecteur étant articulé des dérivées de ses composantes, on démontre que la circulation de ce vecteur sur une ligne fermée est égale au flux de rotationnel qui s’engendre de la surface prenant appui sur cette ligne comme bord. C’est dire qu’à poser ainsi ce flux comme invariant, le théorème établit la notion d’un flux a à travers a un circuit d’orifice, soit tel que la surface de départ n’y entre plus en ligne de compte.

Pour les topologistes : … [voir la formule mathématique dans l’édition originale.]

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Le sein, pour y prendre l’exemple des problèmes que suscitent ces objets, n’est pas seulement la source d’une nostalgie « régressive » pour avoir été celle d’une nourriture estimée. Il est lié au corps maternel, nous dit-on, à sa chaleur, voire aux soins de l’amour. Ce n’est pas donner là une raison suffisante de sa valeur érotique, dont un tableau (à Berlin) de Tiepolo dans son horreur exaltée à figurer sainte Agathe après son supplice, est mieux fait pour donner l’idée.

En fait il ne s’agit pas du sein, au sens de la matrice, quoiqu’on mêle à plaisir ces résonances où le signifiant joue à plein de la métaphore. Il s’agit du sein spécifié dans la fonction du sevrage qui préfigure la castration.

Or le sevrage est trop situé depuis l’investigation kleinienne dans le fantasme de la partition du corps de la mère pour que nous ne soupçonnions pas que c’est entre le sein et la mère que passe le plan de séparation qui fait du sein l’objet perdu en cause dans le désir.

Car à se souvenir de la relation de parasitisme où l’organisation mammifère met le petit, de l’embryon au nouveau-né, à l’endroit du corps de la mère, le sein apparaîtra comme la même sorte d’organe, à concevoir comme ectopie d’un individu sur un autre, que le placenta réalise aux premiers temps de la croissance d’un certain type d’organisme, lequel reste spécifié de cette intersection.

 

La libido est cette lamelle que glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va plus loin que celle du corps. Sa fonction radicale dans l’animal se matérialise en telle éthologie par la chute subite de son pouvoir d’intimidation à la limite de son « territoire ».

Cette lamelle est organe, d’être instrument de l’organisme. Elle est parfois comme sensible, quand l’hystérique joue à en éprouver à l’extrême l’élasticité.

Le sujet parlant a ce privilège de révéler le sens mortifère de cet organe, et par là son rapport à la sexualité. Ceci parce que le signifiant comme tel, a, en barrant le sujet par première intention, fait entrer en lui le sens de la mort. (La lettre tue, mais nous l’apprenons de la lettre elle-même.) C’est ce par quoi toute pulsion est virtuellement pulsion de mort.

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POSITION DE L’INCONSCIENT

L’important est de saisir comment l’organisme vient à se prendre dans la dialectique du sujet. Cet organe de l’incorporel dans l’être sexué, c’est cela de l’organisme que le sujet vient à placer au temps où s’opère sa séparation. C’est par lui que de sa mort, réellement, il peut faire l’objet du désir de l’Autre.

Moyennant quoi viendront à cette place l’objet qu’il perd par nature, l’excrément, ou encore les supports qu’il trouve au désir de l’Autre : son regard, sa voix.

C’est à tourner ces objets pour en eux reprendre, en lui restaurer sa perte originelle, que s’emploie cette activité qu’en lui nous dénommons pulsion (Trieb).

Il n’est pas d’autre voie où se manifeste dans le sujet d’incidence de la sexualité. La pulsion en tant qu’elle représente la sexualité dans l’inconscient n’est jamais que pulsion partielle. C’est là la carence essentielle, à savoir celle de ce qui pourrait représenter dans le sujet, le mode en son être de ce qui y est mâle ou femelle.

Ce que notre expérience démontre de vacillation dans le sujet concernant son être de masculin ou de féminin, n’est pas tellement à rapporter à sa bisexualité biologique, qu’à ce qu’il n’y a rien dans sa dialectique qui représente la bipolarité du sexe, si ce n’est l’activité et la passivité, c’est-à-dire une polarité pulsion-action-de-l’extérieur, qui est tout à fait impropre à la représenter dans son fonds.

C’est là où nous voulons en venir en ce discours, que la sexualité se répartit d’un côté à l’autre de notre bord en tant que seuil de l’inconscient, comme suit

Du côté du vivant en tant qu’être à être pris dans la parole, en tant qu’il ne peut jamais enfin y tout entier advenir, dans cet en-deçà du seuil qui n’est pourtant ni dedans ni dehors, il n’y a d’accès à l’Autre du sexe opposé que par la voie des pulsions dites partielles où le sujet cherche un objet qui lui remplace cette perte de vie qui est la sienne d’être sexué.

Du côté de l’Autre, du lieu où la parole se vérifie de rencontrer l’échange des signifiants, les idéaux qu’ils supportent, les structures élémentaires de la parenté, la métaphore du père comme principe de la séparation, la division toujours rouverte-dans le sujet dans son aliénation première, de ce côté seulement et par ces voies que nous venons de dire, l’ordre et la norme doivent s’instaurer qui disent au sujet ce qu’il faut faire comme homme ou femme.

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POSITION DE L’INCONSCIENT

Il n’est pas vrai que Dieu les fit mâle et femelle, si c’est le dire du couple d’Adam et Ève, comme aussi bien le contredit expressément le mythe ultra-condensé que l’on trouve dans le même texte sur la création de la compagne.

Sans doute y avait-il d’auparavant Lilith, mais elle n’arrange rien. En rompant là, nous laissons au passé des débats où, pour ce qui concerne l’inconscient freudien, des interventions irresponsables se trouvaient bienvenues, justement de ce que les responsables n’y vinssent que de mauvaise grâce, pour n’en pas dire plus, d’un certain bord.

Un résultat n’en fut pas moins que la consigne de silence de ce bord opposée à notre enseignement, y fut rompue.

Que sur le complexe d’Œdipe, le point final, ou plutôt la vedette américaine, soit allé à un exploit herméneutique, confirme notre appréciation de ce colloque et a montré depuis ses suites.

Nous indiquons ici à nos risques l’appareil, d’où pourrait faire rentrée la précision 1.

 

1. Pointons pourtant encore qu’à restituer ici sous une forme ironique la fonction de l’objet « parrtiel » hors de la référence à la régression dont on la voile habituellement (entendons : que cette référence ne peut entrer en exercice qu’à partir de la structure qui définit cet objet – que nous appelons l’objet a), nous n’avons pas pu l’étendre jusqu’à ce point qui constitue son intérêt crucial, à savoir l’objet (- φ) en tant que « cause » du complexe de castration.

Cet objet est abordé dans la communication qui vient maintenant.

Mais le complexe de castration qui est au nœud de nos développements actuels, dépasse les limites qu’assignent à la théorie les tendances qui se désignaient dans la psychanalyse comme nouvelles peu avant la guerre et dont elle reste encore affectée dans son ensemble.

On mesurera l’obstacle que nous avons ici à rompre au temps qu’il nous a fallu pour donner au discours de Rome la suite de ce texte, comme au fait qu’au moment où nous le corrigerons, sa collation originale soit encore attendue.

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