vendredi, octobre 11, 2024
Recherches Lacan

LXXI LES NON-DUPES ERRENT Leçon IX 12 mars 1974

LES NON-DUPES ERRENT

 

Leçon IX 12 mars 1974

 

[Le docteur Lacan ordonne quatre croquis au tableau].

 

foin tel quel, enfin, c’est pas du tout quelque chose qu’on ne supporte pas, on me le ressert tel que, tel que je l’ai proposé – c’est ce qui arrive à certains – et alors il y a des personnes, par exemple que ce foin chatouille tellement à l’entrée de la gorge, qu’elles me vomissent du Claudel, par exemple. C’est parce qu’elles l’avaient déjà là… Je suis embêté, je suis embêté parce que la personne à qui j’ai fait vomir du Claudel a télépho­né – à Gloria naturellement – au moment… pour lui demander où se tenait mon séminaire. Je suis absolument désolé, enfin, j’espère qu’elle a fini par le savoir, elle est peut-être là, en tout cas si elle n’est pas là, qu’on lui porte mes excuses, parce que Gloria l’a envoyée aux pelotes, et c’est pas du tout ce que… ce que j’aurais désiré : pourquoi est-ce qu’elle ne serait pas venue manger du foin avec tout le monde… Bon, bon, eh bien mon foin en question, enfin, c’est ce que vous savez qui est à l’ordre du jour, n’est-ce pas, par mon fait c’est le nœud borroméen.

Je peux dire que je suis gâté, parce que, on vient de m’en apporter un, africain. C’est le nœud borroméen en personne, n’est-ce pas. Il est… je vous en certifie l’authenticité, parce que depuis le temps que je le manie, je commence à en connaître un bout… et ça me plaît beaucoup, parce que s’il y a une chose autour de quoi je me casse la tête – j’ai même interrogé là-dessus, enfin, c’est… c’est de savoir d’où ça vient. On l’appelle borro­méen, c’est pas du tout qu’il y a un type qui un jour l’ait découvert, c’est bien entendu découvert depuis longtemps, et ce qui m’étonne c’est que, c’est qu’on ne s’en soit pas plus servi, enfin, parce que c’était vraiment, c’était vraiment une façon de prendre ce que j’appelle les trois dimensions. On les a prises autrement, il doit y avoir des raisons pour ça. Il doit y avoir des raisons pour ça, parce qu’on ne voit pas du tout pourquoi – enfin, on ne voit pas au premier abord – on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas essayé de serrer le point, de faire le point, si vous voulez, avec ça, plutôt qu’avec des choses qui se coupent. C’est un fait que ça ne s’est pas passé comme ça. Quel sort ça aurait eu si ça s’était passé comme ça, il est pro­bable que ça nous aurait dressés tout différemment.

C’est pas du tout que ceux qu’on appelle les philosophes, c’est-à-dire, mon Dieu, ceux qui essayent de dire quelque chose à notre… à nos états, enfin, d’y répondre, c’est pas du tout qu’on n’ait pas trace que ces his­toires de nœuds, justement, ça ne les ait pas intéressés, parce que : il y a vraiment, il y a vraiment très longtemps que des personnes qui se trouvent curieusement avoir autant qu’on le sache – s’être classées depuis longtemps autant qu’on le sache, parmi les femmes, enfin, ce que j’ap­pelle « les femmes » – et c’est au pluriel comme vous le savez, enfin, il y en a quelques-uns qui sont là depuis longtemps – que les femmes, elles s’y entendent, à ça, à faire des trames, des tissus. Et ça aurait pu mettre sur la voie, c’est très curieux que, bien au contraire, ça ait inspiré plutôt intimidation. Aristote, enfin, en parle, et c’est très curieux qu’il ne l’ait pas pris pour objet. Parce que ça aurait été un départ qui n’aurait pas été plus mauvais qu’un autre. Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qu’il y a qui fait que les nœuds, les nœuds, ça s’imagine mal? Ça comme ça, parce que c’est fait d’une certaine façon, ça se soutient [le docteur Lacan parle ici du nœud africain qu’il tient en main]… Mais c’est une fois que c’est mis à plat que c’est pas commode à manier, et c’est probablement pas pour rien, enfin, que, avec ces nœuds c’est toujours des choses qui font tissu, c’est-à-dire qui font surface, qu’on a essayé de fabriquer. C’est proba­blement que la chose mise à plat, la surface, c’est très lié, enfin, à toutes sortes d’utilisations. Oui.

Que les nœuds s’imaginent mal, je vais tout de suite vous en donner

une preuve. Bon.

Vous faites une tresse. Une tresse à deux. Vous n’avez pas besoin d’en faire beaucoup, il suffit que vous entrecroisiez une fois, puis une secon­de, au bout de deux, vous retrouvez vos deux dans l’ordre. Nouez-les maintenant bout à bout, à savoir le même avec le même. Eh bien, c’est noué. C’est même noué, on peut dire, deux fois. Ça fait double boucle. Ça tient ensemble, les… ce que vous avez rejoint, c’est-à-dire, comme l’a un jour mis en titre de mon dernier séminaire de l’année dernière mon fidèle Achat, il a appelé ça « les ronds de ficelle ». Je ne sais pas si dans le texte j’avais appelé ça comme ça ou autrement, c’est probable que je l’avais appelé comme ça, mais il l’a mis en titre. Bon.

Bien. Faites maintenant une tresse à trois. Avant que vous retrouviez, dans une tresse à trois, les trois brins – appelons ça des brins, aujour­d’hui, par exemple – les trois brins dans l’ordre, il faut que vous fassiez six fois le geste d’entrecroiser ces brins, moyennant quoi, après que vous ayez fait six fois ce geste, vous retrouvez les trois brins dans l’ordre. Et là, de nouveau, vous les joignez. Eh bien, c’est quand même quelque chose qui ne va pas de soi, qui ne s’imagine pas tout de suite : c’est que, si une fois ce nœud que je vous ai dit tout simplement être un nœud borroméen, à savoir tel qu’il est sous la forme la plus simple, celui qui est là à gauche, ça ne va pas de soi qu’ayant tressé comme dans le premier cas, voyez à la fin du compte que ça tient d’un double nœud, ça ne va pas de soi qu’il suf­fise que vous rompiez un de ces brins pour que les deux autres soient libres. Parce qu’au premier regard, ils ont l’air très bien tortillés l’un autour de l’autre, et on pourrait présumer qu’ils tiennent tout aussi bien que dans la tresse à deux. Eh bien pas du tout : voyez tout de suite qu’ils se séparent. Il suffit qu’on coupe un des trois pour que les deux autres s’avèrent n’être pas noués. Et ceci reste vrai quel que soit le multiple de six dont vous poursuiviez la tresse. Il est bien certain en effet que, puisque vous avez retrouvé vos trois brins dans l’ordre au bout de six gestes de tressage, vous allez également les retrouver dans l’ordre quand vous en ferez six de plus. Ça vous donnera, quand vous en ferez six de plus ce nœud borroméen-là [croquis n° 3]. C’est-à-dire que ce que vous voyez ici passer une fois, à l’intérieur des deux autres nœuds, dont vous pouvez voir qu’ils sont – c’est pour ça que je les ai présentés comme ça – libres l’un de l’autre, vous faites ça, en réalité ici vous voyez, deux fois. Et c’est tou­jours un nœud dit borroméen, en ceci que quel que soit celui que vous rompiez, les deux autres seront libres. Avec un tout petit peu d’imagina­tion, vous pouvez voir pourquoi, c’est parce que, prenons ces deux-ci par exemple, ils sont tels que, disons pour dire des choses simples, qu’ils ne se coupent pas qu’ils sont l’un au-dessus de l’autre. Vous pouvez vous aper­cevoir que c’est vrai pour chaque couple de deux. Bon. Voilà deux façons de faire le nœud borroméen, mais qui ne sont en réalité qu’une seule, c’est à savoir de les tresser un nombre indéfini de fois multiple de six, ça sera toujours un aussi authentique nœud borroméen.

je m’excuse pour ceux que ça peut fatiguer, ça a tout de même une fin, ce que je vous raconte là. je voudrais seulement vous faire remarquer ceci : c’est que le compte n’est pas fait pour autant. Vous pouvez tresser aussi longtemps que vous voudrez, pourvu que vous vous en teniez à un multiple de six, aussi longtemps que vous voudrez, la tresse en question ce sera toujours un nœud borroméen. Déjà à soi tout seul, ça semble ouvrir la porte à une infinité de nœuds borroméens.

Eh bien, cette infinité déjà réalisée virtuellement puisque vous pouvez la concevoir, cette infinité ne se limite pas là. Tel l’exemple que je vous en donne au tableau sous la forme de cette façon (on ne peut pas dire que les instruments soient commodes, bon…) sous la forme de cette façon de l’inscrire, c’est à savoir que vous voyez qu’ici [croquis n° 2], la boucle, si je puis dire, est double, et que le nœud borroméen, s’il se réalise d’une façon que j’avais d’abord tracée d’une façon telle qu’on voie bien, en tirant d’ici que ça fait deux, vous pourriez aussi bien le dessiner en faisant ici revenir la boucle dont vous voyez qu’elle passe sous un des niveaux de mes ronds de ficelle, et de revenir toutes les deux, elle ferait le tour, alors, d’un de ces ronds, et reviendrait ici s’inscrire en croisant par en dessous les deux boucles qui se trouvent ici, à cause de l’arrangement, être paral­lèles, et donner une forme, en somme, en croix. Si vous arrangez le nœud borroméen de cette façon – j’espère que j’ai été… j’ai fait imaginer ce que pourrait être ce dessin, si vous voulez que) e le trace, je vous le trace­rai – il devient entièrement symétrique, et il a l’intérêt de nous présentifier sous une autre forme la matérialisation qu’il peut donner sous cette forme à la symétrie, précisément (la symétrie, en deux mots, n’est-ce pas

la – symétrie d’un autre côté) c’est-à-dire de nous montrer qu’il y a une façon de présenter le nœud borroméen qui, dans son tracé même, nous impose le surgissement de la symétrie, à savoir du deux.

Il n’y avait pas besoin d’aller si loin pour nous en apercevoir. C’est à savoir que, à simplement, j e dirai « tirer » sur cette partie du rond de ficelle, vous pouvez – ça, facilement – vous imaginer le résultat que ça va avoir, à savoir ce rond de droite [croquis n° 1] de le plier en deux. À savoir, d’obtenir ce résultat qui se présente comme tel.

 

Moyennant quoi, vous voyez que ce qui en résulte est ceci : à savoir qu’un des ronds tire le nœud plié en deux, la boucle pliée en deux dans ce sens tandis que l’autre se présente ainsi, que vous avez là, manifeste, peut-être d’ailleurs moins saillant à vos yeux, le quelque chose qui fait que, à trois, ces nœuds, vous ne pouvez pas les dénouer, mais qu’il suffit qu’un, un quelconque d’entre eux manque pour que les deux autres soient libres. C’est même une des façons les plus claires d’imager ceci que vous pouvez, si vous faites passer votre rond à l’intérieur du nœud que j’appelle… de la boucle que j’appelle « boucle pliée », si vous faites passer une autre boucle pliée de la même façon, vous pourrez nouer un nombre indéfini de ces ronds de ficelle, et qu’il suffira qu’un soit rompu, qu’un fasse défaut, qu’un manque, pour que tous les autres se libèrent. Moyennant quoi, moyennant quoi, ce qui ne peut que vous venir à l’esprit, c’est que, puisque vous avez ajouté un nombre indéfini de fois, ce sont des nœuds pliés pris les uns dans les autres, vous n’êtes pas forcés de terminer parce que vous voyez ici fonc­tionner, à savoir un simple rond de ficelle. Vous pouvez boucler le cercle complet d’une façon qui fasse… se fermer la chose par un cercle plié. À savoir que, si vous en aviez plus de trois, il vous serait tout à fait facile d’imaginer que pour clore, c’est avec un de ces cercles pliés que vous feriez la clôture. Si vous faites la clôture avec trois, ce que vous obtenez, c’est justement très précisément ce résultat [croquis n° 2] à savoir qu’à partir de là vous pouvez réaliser cette boucle, c’est-à-dire que du manie­ment à trois du nœud borroméen – dont vous voyez qu’il peut fonc­tionner sur un beaucoup plus grand nombre, du maniement à trois vous faites surgir cette figure dont je vous ai dit qu’elle présentifiait la symé­trie dans le nœud borroméen même. C’est-à-dire qu’elle y inscrit le deux.

Ce qu’il faut souligner, avant de clore cette démonstration, disons « figurée », ce qu’il convient de souligner, c’est ceci. C’est que à chacun de ces trois ronds de ficelle – pour les appeler ainsi de la façon qui image le mieux – à chacun de ces ronds de ficelle vous pouvez donner, par une manipulation suffisamment régulière (vous ne pourrez pas vous étonner de la patience qu’il vous faudra) à chacun des trois, à savoir aussi bien à ce rond de ficelle là qu’à ce rond de ficelle là aussi, vous pouvez donner exactement la même place qui est celle que vous voyez ici figu­rée du troisième.

À quoi me sert ce nœud, ce nœud borroméen à trois ? Il me sert, si je puis dire à inventer la règle d’un jeu, de façon telle que puisse s’en figurer le rapport du Réel très proprement à ce qu’il en est de l’Imaginaire et du Symbolique. C’est à savoir que le Réel, comme l’Imaginaire et le Symbolique, c’est ce qui fait trois. Ça fait trois et rien de plus.

Il est frappant que jusqu’ici il n’y ait pas d’exemple qu’il y ait jamais eu un dire qui pose le Réel, non pas comme ce qui est troisième, car ce serait trop dire, mais ce qui, avec l’Imaginaire et le Symbolique, fait trois. Ce n’est pas tout… « avec l’imaginaire et le Symbolique fait trois » … ce n’est pas tout! Par cette présentation, ce que j’essaie d’accrocher, c’est une structure telle que le Réel, à se définir ainsi, soit le Réel d’avant l’ordre, que la nodalité nous donne ce quelque chose qui, à le dire d’avant l’ordre ne suppose nullement un premier, un deuxième, un troi­sième. Et comme je viens de vous le souligner, même pas un moyen avec deux extrêmes. Car même dans la première forme du nœud borroméen, celle que je vous ai… dont le vous ai montré qu’elle permet de figurer comme terme moyen nouant deux extrêmes, ce cercle plié, que je vous montre ici, même dans ce cas n’importe lequel des trois cercles peut lement prouvé, si ce n’est par l’expérience imaginaire ? Pourquoi est-ce que ça ne serait pas ce moyen – comme d’ailleurs l’indique que c’est au niveau de ce moyen que se produit, cette fois, deux fois deux, pourquoi est-ce que ce ne serait pas ce moyen – dont je viens de vous souligner qu’il est d’ailleurs gyrovague, c’est-à-dire vagabond, qu’il peut aussi bien être rempli par un quelconque des trois – pourquoi est-ce que ce ne serait pas ce moyen qui, à se pourvoir d’une suspecte façon de cette forme, de cette forme d’image de lui-même – ce moyen qui livrerait correctement pensé, à savoir à travers le Réel de ces connections, le res­sort de ces nœuds ?…

En d’autres termes, est-ce que le nœud borroméen n’est pas le mode sous lequel se livre à nous le Un du rond de ficelle comme tel, le fait d’autre part qu’ils sont trois, ces Uns, et que c’est à être noués, seulement à être noués, que nous est livré le deux. Il y a là beaucoup de considéra­tions où je pourrais m’égarer, si je puis dire, parce qu’elles ne serreraient pas encore de plus près ce caractère, si je puis dire premier, du trois.

Il est premier, non pas au sens de ce qu’il serait le premier à être pre­mier, puisque comme chacun le sait il y en a un autre qui est dit tel, mais s’il est dit tel, le deux, c’est d’une façon qui est bien singulière, puisqu’il n’est pas dit, d’aucune façon, qu’on puisse y accéder à partir du Un. Ne serait-ce que de ceci que – comme on l’a remarqué depuis longtemps – dire qu’un et un ça fait deux, c’est du seul fait de la marque de l’addition, supposée réunion, c’est-à-dire déjà le deux.

En ce sens, le deux est quelque chose d’un ordre, si l’on peut dire, vicieux, puisqu’il ne repose que sur sa propre supposition. joindre par un plus deux un, c’est déjà installer le deux.

Mais tenons-nous-en simplement pour l’instant à ceci, c’est que ce que le nœud borroméen nous illustre, c’est que le deux ne se produit que de la jonction de l’un au trois. Ou plus exactement, disons que si l’on dit que – comme on l’a fait humoristiquement, que « le numéro deux se réjouit d’être impair», ce n’est certainement pas sans raison, il se réjouit – il aurait tort de se réjouir d’être impair, car s’il se réjouissait pour cela, ça serait dommage pour lui, il ne l’est sûrement pas, mais qu’il soit engendré par les deux impairs un et trois, c’est en somme ce que le nœud borroméen nous fait saillir, si je puis dire.

Vous devez tout de même bien sentir le rapport que cette élucubration a avec notre expérience analytique. Freud est assurément génial. Il est génial en ceci que ce que le discours analytique a fait saillir sous sa plume, c’est ce que j’appellerai des termes sauvages. Lisez Psychologie des masses et Analyse du Moi et très précisément le chapitre L’identification, pour saisir ce qu’il peut y avoir de génial dans la dis­tinction qu’il y formule de trois sortes d’identifications, c’est à savoir celles que j’ai dénotées, que j’ai mises en valeur du trait unaire, de l’Einziger Zug, et la façon dont il les distingue de l’amour en tant que porté à un terme qui, assurément, est bien celui qu’il s’agit pour nous d’atteindre, à savoir cette fonction de l’Autre en tant qu’elle est livrée par le père, et d’un autre côté, l’autre forme, celle de l’identification dite hys­térique, à savoir du désir au désir, en tant que toutes les trois, ces formes d’identification, il les distingue.

Qu’ainsi présenté, ça ne soit qu’un nœud d’énigmes, je dirai : raison de plus pour travailler, c’est-à-dire essayer de donner à cela une forme qui comporte un algorithme plus rigoureux. Cet algorithme, c’est préci­sément celui que je tente de livrer dans le trois même, en tant que ce trois, comme tel, fait nœud. C’est évidemment la raison, si je puis dire, raison pour travailler. Mais raison qui, si je puis dire, n’est pas sans nous porter tort, non pas parce que les ronds de ficelle, c’est déjà une figure torique, sinon tordue, c’est bien plus loin encore de ce fait très singulier que même la mathématique n’est pas arrivée à trouver encore l’algorith­me, l’algorithme le plus simple, à savoir celui qui nous permettrait, en présence, certes, d’autres formes de nœuds que celle du nœud borro­méen, de trouver ce quelque chose qui nous livrerait pour les nœuds, en tant qu’ils intéressent plus d’un rond de ficelle – car pour un seul rond de ficelle, se nouant à lui-même, elle l’a, cet algorithme, je pourrais faci­lement, je l’ai déjà fait, vous mettre au tableau la figure de quelque chose qui aurait à peu près le même aspect que la figure centrale, et qui ne serait néanmoins qu’un seul rond de ficelle (je dis « à peu près » car évidem­ment elle ne serait pas pareille) -; à un seul rond de ficelle, elle peut savoir ce qui est homéomorphisme; à plusieurs ronds de ficelle l’algo­rithme n’est pas trouvé. Ce n’est pas pourtant une raison pour aban­donner une tâche qui n’engage rien d’autre que ce deux qui est ce qu’il y a de plus intéressé dans la figure de l’amour comme je viens de vous le rappeler.

L’amour – j’espère que déjà vous vous sentez plus à l’aise – l’amour, c’est passionnant. Dire ça, c’est simplement dire une vérité d’expérience, mais le dire « comme ça », ça n’a l’air de rien, mais c’est quand même, c’est quand même faire un pas. Parce que, pour qui a un petit peu, enfin, ses esgourdes ouvertes, c’est pas du tout la même chose que de dire que c’est une passion. D’abord il y a des tas de cas où l’amour ce n’est pas une passion. Je dirai même plus : je mets en doute que ce soit jamais une passion. Je le mets en doute, mon Dieu, à cause de mon expérience. À cause de mon expérience – qui ne tient pas seulement à la mienne – je veux dire que mon expérience dans le discours analytique me donne assez de matériel – pour quoi? pour qu’en somme je puisse me per­mettre de faire ce dont j’ai défini la dernière fois le savoir, à savoir l’in­venter. Ce qui ne vous met nullement à l’abri, surtout si vous êtes en ana­lyse avec moi, de me le supposer, ce savoir, comme quelque chose que je n’inventerais pas. Mais si le savoir, même inconscient, est justement ce qui s’invente pour suppléer à quelque chose qui n’est peut-être que le mystère du deux, on peut voir qu’il y a quand même un pas de franchi, à oser dire que si l’amour est passionnant, ce n’est pas qu’il soit passif. C’est un dire qui, comme tel, implique en lui-même une règle. Puisque dire que quelque chose est passionnant, eh bien, c’est en parler, comme d’un jeu, où l’on n’est en somme « actif » qu’à partir des règles.

Il y a quand même quelques personnes qui se sont aperçues de ça depuis longtemps. À propos de tout ce qui se dit, il y a un nommé Wittgenstein, particulièrement, qui s’est distingué là-dedans.

Donc, ce que j’avance, c’est que ma formule, là, « l’amour est passion­nant », si je l’avance, c’est comme strictement vrai. Oui. Strictement vrai il y a tout de même longtemps que j’ai marqué là-dessus quelques réserves, c’est-à-dire que « strictement vrai » n’est jamais vrai qu’à moi­tié, qu’on ne peut, le vrai, jamais que le mi-dire. Il faudra quand même qu’on arrive, qu’on arrive avant la fin de l’année, à formuler ce que ça comporte, et que je vous expliquerai plus tard. C’est le vrai – c’est quand même là quelque chose dont l’expérience analytique peut nous donner le contact – ouais… le vrai n’a aucune autre façon de pouvoir être défini que ce qui en somme fait que le corps va à la jouissance, et qu’en ceci, ce par quoi il y est forcé, ce n’est pas autre chose que le prin­cipe, le principe par quoi le sexe est très spécifiquement lié à la mort du corps. Il n’y a que chez les êtres sexués que le corps meurt. Et ce força­ge de la reproduction, c’est bien là à quoi sert le peu que nous pouvons énoncer de vrai.

Je dirai même plus, comme il s’agit de la mort – c’est même pour ça que nous n’avons jamais que la vraisemblance, parce que cette mort, principe du vrai, cette mort chez l’être parlant en tant qu’il parle, c’est jamais que du chiqué – la mort, vraiment, pour l’avoir devant soi, c’est pas à la portée du vrai. La mort le pousse. Pour l’avoir devant soi, pour avoir affaire à la mort, ça ne se passe qu’avec le Beau où là, ça fait touche.

J’ai déjà démontré ça dans un temps, du temps où je faisais l’Éthique de la Psychanalyse, et ça fait touche, pourquoi ? Parce que les choses étant dans un certain ordre rotatoire, ça fait touche en tant que ça glori­fie le corps. Là le principe de la jouissance, ce qui est forcé, c’est le fait de la mort, et chacun sait… que ce soit « au nom du corps » que tout ça se produise, c’est bien ce que j’ai autrefois illustré de la tragédie d’Antigone, et ce qui curieusement est passé dans le mythe chrétien – car je ne sais pas si vous vous êtes bien aperçus que ce pourquoi c’est fait, toute cette histoire, cette histoire du Christ qui ne parle que de la jouis­sance : ces lys des champs qui ne tissent ni ne filent – qui traverse, lui, le mythe l’affirme, la mort, tout ça en fin de compte n’a de fin, ce que nous voyons, enfin, s’étaler sur des kilomètres de toile, n’a de fin que de produire des corps glorieux dont on se demande ce qu’ils vont faire pen­dant l’éternité, même mis en rond dans un cercle de théâtre, ce qu’ils vont bien pouvoir faire à contempler on ne sait quoi. C’est tout de même curieux que ce soit par cette voie, cette voie non pas du vrai, mais du beau, que ce soit par cette voie que se soit pour la première fois mani­festé le dogme de la Trinité divine, il faut dire que c’est un mystère! c’est un mystère que… dont on s’est approché, mais, mais pas sans un certain nombre de glissements. Si dans la logique d’Aristote, l’autre jour, je vous ai démontré l’irruption de, de je ne sais quelles théories de l’amour – de je ne sais quelles théories de l’amour où sont fort bien distingués l’amour et la jouissance, c’est déjà pas mal, hein ?

C’est déjà pas mal, mais ça ne fait que deux, ça ne fait pas du tout une trinité. Mais c’est bien amusant de lire dans un traité De la Trinité d’un certain Richard de Saint Victor, la même irruption, incroyable, enfin, du retour de, du retour de l’amour, le Saint-Esprit considéré comme « petit ami », c’est quelque chose que, que je vous prie d’aller voir dans le texte, enfin – je vous le sortirai un jour, je ne vous ai pas traînés là ce matin parce que, parce que j’ai assez à dire aujourd’hui, mais ça vaut le coup, ça vaut le coup de toucher ça. Comment est-ce que c’est par le beau, que quelque chose qui est là… la vérité même, et qui plus est ce qu’il y a de vrai dans le Réel, à savoir ce que j’essaie de, d’articuler ce matin, comme ça, en boitant: c’est tout de même bien curieux. Oui.

En quoi le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel, est-ce quelque chose qui, au moins aurait la prétention, enfin d’aller un peu plus loin que… que ce tournage en rond de la jouissance, du corps et de la mort. Est-ce qu’il y a là quelque chose dont nous puissions atteindre, atteindre mieux que ce qu’il ne… que ce qu’il nous apparaît comme signal, comme trace, je viens de parler du Vrai, du Beau, d’une façon qui pour tout dire nous les fait fonctionner comme moyens – il faudra que je traite ce qu’il en est, ce qu’il en est du Bien.

Est-ce que le Bien, dans cette histoire de nœud borroméen, ça peut se situer quelque part ? Je vous le dis tout de suite, il y a très peu de chances, hein: si le Vrai et le Beau n’ont pas tenu le coup, je ne vois pas pourquoi le Bien s’en tirerait mieux. La seule vertu que… que je vois sortir de cette interrogation – et je vous l’indique là pendant que, qu’il en est temps, parce qu’on ne la verra plus – la seule vertu, si… si il n’y a pas de rap­port sexuel, comme je l’énonce, c’est la pudeur.

Voilà, c’est bien en quoi je… je trouve du génie à la personne qui a fait sortir une certaine atterrita sur la couverture de ma Télévision, c’est un… ça fait partie d’une scène où le personnage central, celui qui donne son sens à tout le tableau, c’est, c’est un démon, enfin qui… était parfai­tement reconnu par les Anciens pour être le démon de la pudeur. Il n’est pas spécialement drôle, c’est même pour ça que la personne, l’atterrita, écarte les bras avec un peu d’affolement. Oui.

Alors, les non-dupes errent, c’est peut-être les non-respects errent… Moyennant quoi ça promet, hein. Ça promet parce que comme d’autre part je pense que, enfin, nous ne devons attendre de rien, absolument de rien aucun progrès… J’ai dit ça comme ça, à une personne qui a recraché ce foin, très gentiment, parce que c’est une personne qui n’a recraché, vraiment, strictement que le foin que je lui ai mis dans la bouche. C’est pas plus mal qu’autre chose. C’est… c’est mon foin, quoi… Alors, ça ne veut quand même pas dire qu’il n’y a pas des choses qui changent. Je suis en train d’interroger l’amour. Et je commence à lire des choses, comme ça, qui sont une petite approche, simplement, je ne sais pas comment est ce qu’il peut arriver… j’en dirai peut-être plus long… si le résultat d’une extension du discours psychanalytique, puisque après tout je ne vais pas à moins que le considérer, mais comme un chancre! Je veux dire que ça peut foutre en l’air un tas de choses. Si le bien-dire n’est gouverné que par la pudeur, ben ça choque, forcément. Ça choque mais ça ne viole pas la pudeur…

Alors essayons de nous interroger sur ce qui pourrait arriver si on gagnait sérieusement de ce côté que… que l’amour c’est passionnant, mais que ça implique qu’on y suive la règle du jeu. Bien sûr, pour ça, il faut la savoir. C’est peut-être ce qui manque : c’est qu’on en a toujours été là dans une profonde ignorance, à savoir qu’on joue un jeu dont on ne connaît pas les règles. Alors si ce savoir, il faut l’inventer pour qu’il y ait savoir, c’est peut-être à ça que peut servir le discours psychanaly­tique.

Seulement, si c’est vrai que ce qu’on gagne d’un côté on le perd de l’autre, il y a sûrement un truc qui va écoper. C’est pas difficile à trou­ver : ce qui va écoper, c’est la jouissance. Parce que, à ce machin à l’aveugle, enfin, n’est-ce pas, qu’on poursuit sous le nom d’amour, la jouissance, ça, on n’en manque pas! On en a à la pelle! Ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’on n’en sait rien : mais c’est peut-être le propre de la jouissance, justement, qu’on ne puisse jamais rien en savoir… Ce qui est tout de même surprenant, c’est ça, qu’il n’y ait pas eu de discours sur la jouissance. On a parlé de tout ce qu’on veut, de substance étendue, de substance pensante, mais la première idée qui pourrait venir, à savoir que s’il y a quelque chose dont puisse se définir le corps, c’est pas la vie, puisque la vie nous ne la voyons que dans des corps qui sont, après tout, quoi ? des choses de l’ordre des bactéries, des choses qui foisonnent comme ça, enfin, on en a rapidement trois kilos quand on a eu un milli­gramme… c’est… on ne voit pas bien quel rapport il y a entre ça et notre corps… Mais que la définition même d’un corps, c’est que ce soit une substance jouissante, comment est-ce que ça n’a été encore jamais énon­cé par personne ? C’est la seule chose en dehors d’un mythe qui soit vrai­ment accessible à l’expérience. Un corps jouit de lui-même, il en jouit bien ou mal, mais il est clair que cette jouissance l’introduit dans une dia­lectique où il faut incontestablement d’autres termes pour que ça tienne debout, à savoir rien de moins que ce nœud dont je vous, que je vous sers en tartine…

Que la jouissance puisse écoper à partir du moment où l’amour sera quelque chose d’un peu civilisé, c’est-à-dire où on saura que ça se joue comme un jeu, enfin, c’est pas sûr que ça arrive; c’est pas sûr que ça arrive, mais ça pourrait quand même venir à l’idée, si je puis dire. Ça pourrait d’autant plus venir à l’idée qu’il y en a des petites traces, comme ça. Il y a quand même une remarque que j’aimerais bien vous faire, concernant la pertinence de ce nœud : c’est dans l’amour, ce à quoi les corps tendent – et il y a quelque chose de piquant que je vais vous dire après – ce à quoi les corps tendent, c’est à se nouer. Ils n’y arrivent pas, naturellement, parce que… vous voyez bien… ce qu’il y a d’inouï c’est qu’à un corps, ça ne lui arrive jamais, de se nouer. Il n’y a même pas trace de nœud dans le corps! S’il y a quelque chose qui m’a frappé au temps où je faisais de l’anatomie, c’était bien ça : je m’attendais tou­jours à voir au moins, comme ça, dans un coin, une artère, ou un nerf, qui… qui huipp ! qui ferait ça… Rien! Je n’ai jamais rien vu de pareil, et c’est même pour ça que l’anatomie, je dois vous le dire, m’a pendant deux ans passionné. Ça emmerde énormément les gens qui font leur médecine comme une corvée, comme ça, moi pas. Naturellement, je ne m’en suis pas aperçu tout de suite, que c’était pour ça que ça me pas­sionnait, je m’en suis aperçu après; on ne sait jamais qu’après. Et c’est absolument certain que ce que je cherchais dans la dissection, c’était de trouver un nœud. Ouais.

En quoi ce nœud borroméen rejoint quand même le « pourquoi » du fait que, que l’amour, enfin, c’est pas fait pour être abordé par l’Imaginaire. Parce que le seul fait que quand il bafouille, n’est-ce pas, faute de connaître la règle du jeu, il articule les nœuds de l’amour, hein… c’est quand même drôle que ça en reste à la métaphore, que ça n’éclaire pas, que ça ne donne pas l’idée que, du côté de cette chose dont je vous ai j’espère, comme ça, un petit peu fait sentir le côté de consistance étran­ge, et le fait que… que ça se surprend enfin que le Réel, en fin de comp­te, ce n’est que ça, histoire de nœuds; tout le reste ça peut se rêver, enfin. Dieu sait si le rêve, enfin a de la place dans l’activité de l’être parlant.

je me laisse comme ça, un tout petit peu aller, comme ça à faire des parenthèses – vous me le pardonnerez, puisque vous me le pardonnez habituellement – mais c’est quand même, c’est quand même incroyable que la puissance du rêve ait été jusqu’à faire d’une fonction corporelle, le sommeil, un désir. Personne ne s’est encore, n’a jamais mis en relief que quelque chose qui est un rythme, enfin manifestement, puisque ça existe chez bien d’autres êtres que les êtres parlants, l’être parlant arrive à en faire un désir. Il lui arrive de poursuivre son rêve comme tel, et pour ça, de désirer ne pas se réveiller. Naturellement, il y a un moment où ça lâche. Mais que Freud ait pu aller jusque-là, c’est ce dont personne n’a, n’a vraiment relevé l’autonomie, l’originalité. Bon.

Ben revenons à nos nœuds métaphoriques. Est-ce que vous ne sentez pas que ce que j’essaie de faire, à y recourir, c’est à faire quelque chose qui ne comporterait aucune supposition. Parce que on a passé son temps à poser, mais à ne jamais pouvoir poser qu’à supposer. C’est-à-dire qu’on posait le corps – ça s’imposait – et on y supposait l’âme. Il fau­drait quand même – ça c’est un machin, là comme ça, que j’ai brassé, parce qu’au niveau où j’étais dans cette Télévision, hein, de parler de l’âme et de l’inconscient… – l’inconscient, ça pourrait être tout à fait autre chose qu’un supposé, parce que le savoir (si c’est vrai ce que j’en ai avancé la dernière fois), c’est pas du tout forcé de, c’est pas du tout forcé de le supposer : c’est un savoir en cours de construction.

S’il arrivait, s’il arrivait que l’amour devienne un jeu dont… dont on saurait les règles, ça aurait peut-être, au regard de la jouissance, beau­coup d’inconvénients. Mais ça la rejetterait, si je puis dire, vers son terme conjoint. Et si ce terme conjoint est bien ce que j’avance du Réel dont, vous le voyez, je me contente de ce mince petit support du nombre (j’ai pas dit le chiffre), du nombre trois. Si l’amour, devenant un jeu dont on sait les règles, se trouvait un jour, puisque c’est sa fonction, au terme de ceci qu’il est un des Uns de ces trois – s’il fonctionnait à conjoindre la jouissance du Réel avec le Réel de la jouissance, est-ce que ce ne serait pas là quelque chose qui vaudrait le jeu?

La jouissance du Réel, ça a un sens, hein. S’il y a quelque part jouis­sance du Réel comme tel, et si le Réel est ce que je dis, à savoir pour com­mencer le nombre trois – et vous savez, c’est pas au trois que je tiens, hein : vous pourriez le… y ajouter 1416 que ce serait toujours le même nombre, hein pour ce qu’il me sert, et vous pourriez aussi l’écrire 2, 718, c’est un certain logarithme népérien, ça joue le même rôle – les seules gens qui jouissent de ce Réel, c’est les mathématiciens. Alors, il faudrait que les mathématiciens passent sous le joug du jeu de l’amour, qu’ils nous en énoncent un bout, qu’ils fassent un peu plus de travail sur le nœud borroméen – car je dois vous l’avouer, enfin, j’en suis vraiment embarrassé, plus que vous ne pouvez croire; je passe ma journée à en faire, des nœuds borroméens, pendant que c’est… là, comme ça, je tri­cote…

Seulement voilà, la jouissance du Réel ne va pas sans le Réel de la jouissance. Parce que pour que un soit noué à l’autre, il faut que l’autre soit noué à l’un. Et le Réel de la jouissance, ça s’énonce. Mais quel sens donner à ce terme : « le Réel de la jouissance » ?

C’est là que je vous laisse pour aujourd’hui avec un point d’interro­gation.

 

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