samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LII LE MOI DANS LA THÉORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE DE LA PSYCHANALYSE 1954-1955 Leçon du 12 Janvier 1955

Leçon du 12 Janvier 1955

Je pense que vous avez eu de l’inauguration de cette année… telle qu’elle a eu lieu hier soir… satisfaction. Vous avez été gâtés. On vous a donné une bonne chose. Il s’agit maintenant de savoir ce que vous voulez en faire. J’ai deux questions à vous poser. L’une regarde quelque chose d’antérieur à l’événement d’hier soir, et l’autre s’y rapporte. La chose antérieure est celle – ci : qui a lu Au – delà du principe du plaisir ? Il ne serait peut – être pas mal, pour ceux qui ont encore quelque trace mnésique de ce sur quoi je vous ai laissé à la fin de notre dernier entretien, à savoir la Wiederholungszwang… autrement dit, comme j’ai pris le soin de vous sou­ligner, ce que nous traduirons plutôt par compulsion de répétition que par automatisme de répétition… que je vous ai indiquée comme étant isolée, déta­chée par FREUD de ce qu’il a défini depuis le début de ses écrits, même ses tous premiers écrits qui ont été révélés en dernier, le travail de l’Esquisse d’une psy­chologie, à quoi je fais souvent allusion et dont il faudra que dans les semaines qui vont venir quelqu’un s’occupe, pour que nous en fassions ici l’analyse et la critique. Depuis ce moment – là, ce que FREUD avait défini comme le principe du plaisir qui, comme je vais avoir à vous le dire, à y revenir aujourd’hui, est entièrement un principe de constance. La différence essentielle que FREUD marque entre : principe de constance qu’il a appelé dès l’origine principe du plaisir, qu’il soutient comme tel chaque fois qu’il a affaire dans ses exposés théoriques au principe du plaisir, et cette autre chose, cet autre principe, dont nos théoriciens analystes sont à peu près aussi embarrassés qu’un poisson d’une pomme, qu’ils essaient d’appeler prin­cipe de nirvana. Par exemple il est vraiment remarquable de voir sous la plume d’un auteur comme HARTMANN, par exemple, les trois termes absolument iden­tifiés par une relation de constance, principe de constance, principe du plaisir, principe de nirvana, comme si FREUD n’avait jamais bougé de cette sorte de catégorie mentale, dans laquelle il essayait d’ordonner la construction des faits, et que c’était toujours la même chose dont il parlait. On se demande alors : pourquoi il aurait appelé tout d’un coup ce que nous appelons principe de nir­vana cet au – delà du principe du plaisir ? Pourquoi il l’a situé au – delà du princi­pe du plaisir ? Je vous ai expliqué la dernière fois comment, au début du principe du plaisir, il nous représente les deux systèmes du moi, en nous montrant que ce qui est plaisir dans l’un se traduit par peine dans l’autre, et inversement. Et combien c’est justement pour aller au – delà de cette parfaite symétrie, de cette réciproci­té entre les deux systèmes, de ce couplage complet entre les deux systèmes, qui reviendrait, si c’était un pur et simple couplage, à n’en faire qu’un : si les pro­cessus primaire et secondaire étaient emboîtés l’un dans l’autre, comme étant l’inverse l’un de l’autre, il suffirait en effet… comme on dit tant maintenant… à opérer sur l’un pour opérer en même temps sur l’autre, à opérer sur le moi et la résistance, pour du même coup, toucher au fond du problème. Or, justement en 1920, FREUD écrit Au – delà du principe du plaisir, pour dire qu’il est bien entendu qu’on ne peut pas en rester là, et que la question reste toujours entière, puisque la manifestation du processus primaire au niveau du moi, sous la forme du symptôme, se traduit par un déplaisir, par une souffrance. Et que pourtant cela revient toujours. Et rien que ce fait doit nous arrêter un instant. Il ne suffit pas de dire : « Ce qui va bien dans un système ne va pas dans l’autre ». Pourquoi justement, ce système refoulé, dans lequel ça va dans un certain sens, continue – t – il à se manifester, avec ce que j’ai appelé la dernière fois cette insistance ? Pourquoi… puisque tout le système nerveux est conçu comme étant destiné à arri­ver à une position d’équilibre… n’arrive – t – on pas à l’équilibre ? Ces choses… quand on les exprime comme ça… sont l’évidence même. Mais justement, la valeur pro­digieuse de l’œuvre de FREUD c’est que c’était un homme qui, quand il avait une fois vu quelque chose… et il savait les voir, et le premier… ne lâchait pas la valeur de relief, l’originalité, le tranchant de ce qu’il avait une fois détaché. Et qu’immédiatement, bien entendu… comme tout ce qui est apporté de nouveau à la pensée… le travail de rongeur, d’insecte… qui se produit toujours autour de toute espèce de nouveauté spéculative et qui tend à faire rentrer dans les habitudes d’esprit, dans la routine… s’exerçait autour de lui, autour de chacune de ses décou­vertes. Vous n’avez qu’à reprendre, à partir de la première grande notion origi­nale qu’il a apportée sur le plan purement théorique, la notion de libido, tout de suite la tentative… représentée en cette occasion par JUNG… de noyer le relief, le caractère irréductible de ce qu’il apportait, en disant : « cette libido est sexuelle… ». Ce qui nous forcerait peut – être… pour bien nous faire entendre de nos jours… de re­souligner la chose, de dire ce que FREUD a apporté, c’est que le moteur essentiel de ce quelque chose qu’on peut appeler le progrès humain comme tel, le relief du conflit, du pathétique, du fécond, du créateur dans ce qui est la vie humaine, il faudrait presque le dire sous cette forme pour le faire entendre. Parce que cette libido on finit par en faire la chose la plus amorphe du monde, c’est la luxure, c’est ça qu’il veut dire. Et déjà au bout de dix ans, il y avait JUNG pour expliquer que c’était les intérêts psychiques, la libido. La libido, c’est la libido sexuelle. Quand je parle de la libido, c’est de la libido sexuelle. C’est pourquoi c’est au moment où le tournant, qui avait déjà commencé avant 1915 – 1920, ce qu’on appelle le tournant technique analytique, qui est reconnu par tout le monde comme le centrage de la technique sur la résistance, est une chose qui, en elle – même, bien entendu était fondée, s’est manifestée féconde, mais qui prêtait à une confusion théorique qui est celle sur laquelle j’insistais tout à l’heure, de considérer qu’en fin de compte c’est en opérant sur le moi qu’on opère sur une des moitiés de l’appareil. On est revenu au point de départ, ça peut suffire. FREUD nous rappelle à ce moment – là que la découverte freudienne consiste en ceci que l’inconscient : est ce qui ne peut pas être atteint comme tel, se fait entendre, et se fait entendre d’une façon qui est paradoxale, douloureuse, irré­ductible, d’une façon justement qui ne satisfait pas au principe du plaisir,… c’est – à – dire qu’il ramène ce qui est l’essence de sa découverte au premier plan, où on tend à l’oublier. C’est là – dessus que j’ai terminé la dernière fois. Et j’ai dit à cer­tains d’entre vous : lisez pendant ces vacances l’Au – delà du principe du plaisir. S’il y en a un qui veut bien prendre la parole pour dire ce qu’il a dans ce texte vu, saisi, ou découvert qui aille dans le sens de ce que je dis, ou dans le sens contraire, je lui donne la parole.

Octave MANNONI Je demanderai volontiers un éclaircissement sur un point qui m’embarrasse un petit peu. Je me trompe peut – être : il semble, quand on lit FREUD, qu’on est en présence, qu’il maintient deux aspects de la compulsion de répétition : dans l’un il s’agit de recommencer un effort raté pour essayer de le réussir, en reprenant un problème, cela apparaît comme une protection contre le danger, contre le traumatisme, et dans l’autre aspect, il semble qu’on revien­ne à une position plus confortable, parce qu’on a raté la position qui, dans une perspective évolutionniste, est postérieure. Et je n’ai pas remarqué que ces deux positions s’accordent finalement, ou du moins j’ai raté alors l’accord, et je suis embarrassé par cette difficulté. LACAN Je ne sais pas si vous vous souvenez que cette distinction que j’avais crue — je n’ai plus les notes prises quand avait parlé LEFÈVRE – PONTALIS — en effet cette ambiguïté de l’usage du terme du Wiederholungszwang, en mon­trant qu’il y a là deux pentes qui s’entremêlent, s’entrelacent, entre une tendan­ce restitutive et une tendance répétitive.

Jean – Bertrand LEFÈVRE – PONTALIS Vous l’avez étudié à cette occasion.

LACAN Vous avez nettement remarqué qu’il y avait là deux registres, et qu’entre les deux je ne dirais pas que la pensée de FREUD oscillait, parce qu’il n’y a pas de pensée moins oscillante que la sienne, mais qu’en effet il y avait une série de passages qui pouvaient donner à chaque instant le sentiment que sa recherche revenait sur elle – même. Il y a là presque, une espèce de processus de contrôle, comme si chaque fois qu’il allait partir trop dans un sens, il revenait une espèce d’avertissement qui le poussait à dire : « Est – ce que ce n’est pas tout simplement la tendance restitutive ? » Et une fois de plus : « Mais non, ça ne suffit pas, il y a quelque chose qui reste après la manifestation de cette tendance restitutive, c’est quelque chose qui est proprement répétitif. » Et dans cet ordre, ce qui est répétitif se présente paradoxalement au niveau de la psychologie individuelle, comme gratuite, c’est là qu’est la question, qu’est l’énigme, ce que nous voyons au niveau de la psychologie individuelle et qui n’est pas satisfait, dans notre hypothèse du principe du plaisir, à savoir que l’ensemble du système doit revenir à l’état où il était au départ, opérer d’une façon homéostatique, comme on dit de nos jours. Pourquoi est – ce qu’il y a quelque chose qui, de quelque bout qu’on le prenne, ne rentre pas ? C’est bien là le mouvement du principe du plaisir et tout le temps il essaie de rattraper l’assurance qu’il s’agit d’un phénomène qui rentre dans le cadre du terme de restitution. Et de nouveau les faits, l’expé­rience, et c’est très frappant de voir qu’il ne lui semble pas que ce soit les plus paradoxaux qui soient les plus instructifs. En fin de compte c’est le fait massif de la reproduction dans le transfert qui lui impose la décision. Il faut admettre comme telle la compulsion de répétition.

Octave MANNONI Ma question tenait à éclaircir le point : si la compulsion de répé­tition au second sens l’obligeait à remanier la première conception, ou si elles sont superposées, comme distinctes ? Je n’ai pas très bien vu si cela le faisait revenir sur l’idée qu’il y avait une restitution pure et simple ou si au contraire il ajoutait à la restitution pure et simple une compulsion maintenant.

LACAN – À la suite de la lecture du texte ?

Octave MANNONI – Je n’ai pas fini de le relire.

LACAN C’est justement par cela qu’il est amené tout droit à la fonction de l’instinct de mort, c’est – à – dire que précisément il sort des limites de l’épure, puisque jusqu’à présent c’est comme ça.

Jean HYPPOLITE Pourquoi l’appelle – t – il instinct de mort ? On a l’impression, quand on relit cela de quelque chose de terriblement énigmatique. On a l’im­pression de phénomènes hétérogènes qu’il cite comme ne rentrant pas dans le cadre de l’épure, aussi bien : les gens qui répètent des échecs, il cite tout cela et d’autres phénomènes hétérogènes. Il appelle cela instinct de mort. Quel rapport y a – t – il entre le mot instinct de mort et ces phénomènes – là au – delà du principe du plaisir ? Pourquoi l’appeler instinct de mort ? Cela lui ouvre des perspectives tout d’un coup, dont certaines paraissent assez étranges, comme « le retour à la matière », c’est intéressant mais un peu étrange, dont d’autres… Le fait de l’ap­peler instinct de mort va ouvrir d’autres phénomènes assez hétérogènes à ceux dont il parle.

Octave MANNONI Il aurait mieux fait de l’appeler anti – instinct.

Jean HYPPOLITE Une fois qu’il l’a appelé instinct de mort, cela le conduit tout à coup lui – même à découvrir d’autres phénomènes ou à ouvrir des perspectives qui n’étaient pas impliquées dans ce qui le poussait à le baptiser instinct de mort.

LACAN – C’est exact.

Jean HYPPOLITE C’est une prodigieuse énigme « le retour à la matière », et un peu vague à mon sens. Mais là on a l’impression qu’on se trouve en présence d’une suite d’énigmes, et le nom même qu’il leur donne, instinct de mort, est lui – même un bond par rapport aux phénomènes qu’il a expliqué, un bond prodigieux que les explications philosophiques qu’il en donne…

LACAN Quelqu’un a – t – il quelque chose d’autre ?

M. BEJARANO J’ai la même difficulté à saisir ce bond – là. Il donne comme exemple aussi que ça s’opposerait aux instincts de vie, de la conservation du moi, et il les appelle donc instincts de mort. Mais on pense – j’ai pensé – à un exemple, celui du feu : est – ce que dire que le feu vise au non – feu, il a l’air de dire que les instincts de conservation même de la vie vont à la mort, mais par un che­min dont il exigerait que ce soit celui – là et pas un autre. En somme, en se défen­dant des embûches, en disant que la mort est voulue par ces instincts de conser­vation, ne peut – on pas, en transposant, dire que le feu aussi, c’est – à – dire la cha­leur, c’est le froid ? À ce moment – là, ça me paraît aussi spécieux dans cette dua­lité, ce sont les deux faces d’une même chose, il me semble. Je ne saisis pas, pourquoi appelle – t – il cela instinct de mort ?

Jean HYPPOLITE Est – ce qu’il n’y a pas, dans cette philosophie un peu vaseuse comme philosophie expressive, il finit par dire la libido tend à former des groupes de plus en plus liés les uns aux autres et organiques, et l’instinct de mort tend à ramener aux éléments, à l’élément… C’est un peu vague comme philosophie. Mais il aboutit à dire cela.

LACAN Cela ne donne pas l’impression de vague. On a l’impression à lire ce texte qu’il suit bien ce que j’appelle sa petite idée. Il y a quelque chose qui le travaille et en fin de compte, quand il s’aperçoit lui – même, en effet, il en reconnaît lui – même le caractère extraordinairement spéculatif de tout son développe­ment. Ou plus exactement de ce que j’évoquai tout à l’heure comme cette espèce d’interrogation en rond qui est le mouvement de sa pensée, qu’il revient sans cesse sur ses bases de départ, et il fait un nouveau cercle, et il retrouve de nouveau le passage, et finit par le franchir enfin, et l’ayant franchi il reconnaît, avoue, qu’il y a là quelque chose qui est en effet ce que j’appelai entièrement sorti des limites de l’épure, qui ne peut pas absolument se contenter de la référence à l’expérience pour se fonder. Il lâche, il affirme que la dernière nécessité de ce développement qui lui a paru essentiellement, à lui, digne d’être recommuniquée, cette dernière référence est donnée dans son assentiment, dans le fait qu’il est porté nécessaire­ment dans la vie de cette investigation, de cette problématique.

Jean HYPPOLITE On a l’impression aussi, en lisant l’article, que selon lui, dans l’inconscient, les deux instincts, de vie et de mort, n’en font qu’un. Mais que ce qui est grave et qui fait toute une histoire, c’est quand les composantes d’une chose unique se séparent. Il y a là d’ailleurs quelque chose de très beau, et de très frappant, mélangé, exactement comme un enfant qui vous embrasse en vous égratignant. Il le dit d’ailleurs explicitement, c’est vrai, il y a une part, dans ce qu’on appelle l’amour humain, d’agressivité, sans laquelle il n’y aurait guère qu’impuis­sance, mais qui peut aller jusqu’à tuer le partenaire, et une part de libido qui aboutirait à une impuissance effective s’il n’y avait pas une part d’agressivité. Si ça marche ensemble, ça fait l’amour humain. Mais cela se décompose quand une des composantes fonctionne seule, et apparaît alors l’instinct de mort.

LACAN Ceci est à proprement parler au niveau de ce qu’on peut appeler l’immédiat, ce qui est donné dans l’expérience psychologique de l’individu consi­déré comme tel, c’est – à – dire isolé si on peut dire, disons même… en allant très loin pour imager ma pensée… au niveau de la marionnette, dans son comportement. Mais ce dont il parle quand il parle d’instinct de mort, aussi bien que dans l’ins­tinct de vie, c’est les fils. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir par quel filest condui­te la marionnette. Et c’est ce qui me ramène au point de convergence de la question telle qu’elle s’est posée à la suite de notre entretien d’hier soir, à la question que j’ai cru devoir vous poser sous la forme : « Est – ce que c’est un humanisme ? ». Et qui est la même question que je pose quand je dis : « Est – ce qu’il est dans le sens de la découverte freudienne de parler d’autonomus ego à un titre quelconque ? » En d’autres termes, est – ce que vraiment FREUD apporte une question et une réponse absolument fon­damentale à cette question de toujours, au niveau du vécu humain le plus com­mun de la préoccupation de tous ? Que veut dire cette espèce de notion ou de mirage, ou de question éternelle qui est posée ? Quelle est la part d’autonomie qu’il y a dans l’homme ? Dans ce sens, que nous apporte FREUD ? Est – ce une découverte vraiment fon­damentale, une révolution ? Et se repose également du même coup la troisième question que je posai hier soir, à savoir : « Qu’y a – t – il de nouveau… si nous les met­tons sur le même plan, au même niveau, au même registre… de Hegel à Freud ? »

Jean HYPPOLITE – Il y a beaucoup.

LACAN Je ne vous répondrai certainement pas dès aujourd’hui d’une façon complète, car il y a des pas à faire dans un certain chemin qui est peut – être lui aussi un long chemin. Je vais essayer à ma façon d’éclaircir, d’entrevoir, de situer exactement, quel est le sens de ce que j’appelai tout à l’heure sa petite ou sa grande idée, quand il est là, à osciller, à tourner autour de cette notion, de cette fonction de l’ins­tinct de mort. Mais par contre nous pouvons justement commencer le chemin, à partir de cette question fondamentale, parce qu’elle est là présente, elle est la question que nous mettons ici au premier plan, en partant de la pratique, de la technique analytique : Que doit viser l’analyste ? Est – ce que l’analyste, pour tout dire… comme maintenant à le faire dans des cercles très largement étendus, et je dirai même si largement étendus qu’on peut dire que c’est général, à part quelques exceptions… doit retourner à cette notion, à cette perspective essentiellement individua­liste du sujet, qui laisse en somme intact et d’une façon très surprenante, car il est tout de même très surprenant qu’actuellement… dans une perspective que nous pourrions polariser entre les deux termes d’une pensée conquérante ou d’une pensée rétrograde, littéralement une polarité entre la lumière et l’obscu­rantisme… que ce soit dans l’ensemble ce qu’on peut appeler « les savants de labo­ratoire » qui continuent de maintenir cette sorte de mirage, de ce que, si vous voulez, tout le temps les voiles de la pensée […] pour réduire, pour mettre en question ce mirage : qu’en fin de compte c’est l’individu, le sujet humain… et pourquoi lui parmi tous les autres ?… qui est vraiment autonome, qu’en der­nier ressort, en dernière limite, il y a là quelque part… que ce soit la glande pinéale ou ailleurs… un aiguilleur, le petit homme qui est dans l’homme, et qui fait marcher l’ensemble de l’appareil. Eh bien, c’est à cela que la pensée analytique, pour l’instant, revient, qui se manifeste sous mille formes. Quand on nous parle : d’ego autonome, de partie saine du moi, de moi qu’il faut renforcer, de moi qui n’est pas suffisamment fort pour qu’on puisse s’appuyer dessus pour faire une analyse, de moi qui doit être l’allié de l’analyste, l’allié du moi de l’analyste… Vous voyez ces deux « moi » bras dessus, bras dessous, à l’aide de ce résidu qui reste dans le moi du sujet, ainsi subordonné, par cette espèce de soi – disant confiance ou alliance, dont véritablement on peut dire que rien ne nous donne le moindre petit commencement dans l’expérience, puisque c’est exactement le contraire qui se produit, à savoir que c’est par ailleurs au niveau de ce moi que se produisent exactement et for­cément toutes les résistances. On se demande vraiment d’où elles pourraient partir, si ce n’était pas précisément de ce moi ? Et là – dessus, j’en passe… Je n’ai pas le temps aujourd’hui d’extraire de mes papiers quelques textes, mais je le ferai un jour, je citerai quelques paragraphes récemment parus où s’étale, avec une sorte de complaisance, de satisfaction du repos enfin conquis, cette notion que c’est très simple, simple comme bonjour, et c’est comme ça : il y a de bonnes choses dans ce brave petit sujet où la libido est neutralisée, délibidinisée, où l’agressivité elle – même est désagressivée,…c’est la sphère sans conflit, libre de conflit. À partir de là, c’est comme ARCHIMÈDE : on lui donne son petit point hors du monde, il peut le soulever… Mais malheu­reusement, ce petit point hors du monde n’existe point. Je repose donc bien la question. Il faut bien voir jusqu’où elle s’étend, c’est jusqu’à ceci dont j’ai parlé hier soir : « Est – ce que c’est un humanisme ? » C’est encore une autre façon de poser la question, et qui s’étend au – delà de ces niaiseries, de ces naïvetés, ça va beaucoup plus loin. « Est – ce en lui… c’est justement là que ça va… que l’homme a sa mesure ? »

C’est – à – dire que cela met en question un point tout à fait tranchant, un versant absolument essentiel qui emporte… bien enten­du à condition de bien la saisir… une des prémisses les plus fondamentales de toute la pensée classique, depuis une certaine date de la pensée grecque : « L’homme nous dit – on est la mesure de toute chose ». [Protagoras] Mais où est sa propre mesure ?

Jean HYPPOLITE Vous ne croyez pas que…c’est presque une réponse à votre question à laquelle j’ai été amené à réfléchir une partie de la nuit, mais qui tombe dans ce que vous dites…il y a chez FREUD un conflit profond, le conflit entre un rationalisme… et j’entends par rationaliste quelqu’un qui pense qu’on pourra rationaliser l’humanité, et cela va du côté du moi…et un tout autre homme, infi­niment détaché de guérir les hommes, au fond avide plutôt d’un savoir d’une tout autre profondeur, et qui s’oppose à ce rationaliste là à chaque instant ? Dans L’avenir d’une illusion, FREUD nous dit, qu’est–ce qui se passera quand toutes les illusions seront parties, et là le moi, le moi renforcé, humain, agissant, intervient : on voit une humanité délivrée, l’homme… On voit là un personnage.  Mais il y a un per­sonnage plus profond.  Est–ce que la découverte de l’instinct de mort n’est pas liée à ce personnage profond que FREUD trouve en lui et que le rationaliste n’exprime pas.  Qu’en pensez–vous ?Il y a deux hommes en FREUD.  De temps en temps, je vois le rationaliste, et c’est le côté de l’humaniste : « On va se débarrasser de toutes les illusions, que restera–t–il ? ».  Puis il y a le spéculatif pur, en quelque sorte, qui au fond n’est pas tellement attaché à guérir les gens, dans une large mesure, et qui se découvre du côté de l’instinct de mort, qui est du côté de la spéculation.

LACAN Je crois que c’est proprement l’affaire de l’aventure de FREUD comme créateur.  Je ne crois absolument pas que ce soit du tout là qu’il y ait pour lui opposition et conflit.  C’est vraiment en prenant l’aspiration rationaliste, en la considérant comme incarnée par un rêve de rationalisation qu’on peut dire une chose pareille. Or je crois que quelle que soit l’attention qu’il ait accordée, ou paru accorder, dans certains de ses textes, par exemple Avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation, aussi loin qu’il ait pu pousser un certain dialogue, pour le caractéri­ser, je dirais, au niveau de l’optimisme ou de l’utopisme einsteinien, je veux dire EINSTEIN quand il sort de ses géniales mathématiques, à savoir des platitudes.

Jean HYPPOLITE Il y a une certaine grandeur dans le matérialisme de FREUD.

LACAN Les platitudes ont aussi leur grandeur, il y a des platitudes à perte de vue.  Je ne crois pas que FREUD soit à ce niveau.

Jean HYPPOLITE C’est pour ça que je l’aime, parce qu’il n’est pas à ce niveau : il y a quelque chose de bien énigmatique.

LACAN Dans Malaise dans la civilisation on voit encore, comme il sait voir où ça résiste.  Comme si c’était jamais prévoir que si loin justement qu’on l’intro­duise, je ne dis pas le rationalisme, mais la rationalisation, ça sautera forcément quelque part.

Jean HYPPOLITE C’est ce qu’il y a de plus profond dans FREUD.  Mais le ratio­naliste est aussi en lui.

LACAN Mais justement s’il y a quelque chose dans sa pensée, c’est d’être qualifiée…et au plus haut degré, de la façon la plus ferme …traditionaliste au sens plein du terme de bout en bout.  C’est en fin de compte même que ce texte, sur lequel nous allons nous escrimer, et autour duquel nous tournons comme quelque chose de si difficile à pénétrer, n’est que les exigences les plus vivantes, les plus actuelles, les plus saisissantes d’une raison qui n’abdique devant rien, c’est–à–dire qui ne dit même pas : « À partir d’ici commence l’opaque et l’inef­fable ».  Il entre, et dût–il même avoir l’air de se perdre dans l’obscurité totale, lui, il continue avec la raison et je ne crois pas du tout qu’il y ait en quoi que ce soit chez lui cette sorte d’abdication ou de prosternation finalement devant quelque chose qui renonce à opérer avec la raison, qui serait impliquée dans ce que vous avez suggéré tout à l’heure, qu’en fin de compte il se retirerait quelque part sur la montagne, en pensant que tout va bien comme ça.

Jean HYPPOLITE Il va jusqu’à la lumière, même si cette lumière la plus totale doit être antithétique.  Par ce rationalisme, je n’ai pas voulu dire qu’il allait se livrer à une nouvelle religion… Au contraire, l’ausführung [accomplissement] est une religion contre la religion.

LACAN Justement le sens de ça, son antithèse, appelons ça comme ça, l’ins­tinct de mort, c’est justement ça : un pas absolument décisif dans la prise, la saisie sur la réalité…et une réalité qui dépasse de beaucoup ce que nous appelons la réa­lité dans le principe de réalité …d’une opération rationnelle comme telle.  C’est un concept, ce n’est pas un aveu d’impuissance, ce n’est pas l’arrêt devant un irré­ductible, un dernier ineffable, c’est un concept. Nous allons maintenant tâcher de faire quelques pas pour le rejoindre.  En fin de compte, je crois qu’il faut partir – puisque nous en sommes là – de ce que vous nous avez proposé hier soir[1] comme étant la Phénoménologie de l’esprit dans HEGEL, et qui assurément correspond bien effectivement à ce que HEGEL nous a expliqué.  HEGEL, c’est tout entier la conscience.  Mais dans HEGEL, il est bien clair que le Bewusstsein est bien plus près du savoir que de la conscience.  Il s’agit du progrès du savoir.  Je crois que c’est en effet que se fait la division.  Malgré tout, je disais que c’était une des questions que j’aurais posée si nous n’étions pas tout de même hier soir tous… et l’assemblée était fort sage…elle est restée dans les limites, si on en était sorti, je vous aurais posé la question : « Quelle est dans Hegel la fonction du non–savoir ? » Ce qu’il faudrait que vous nous fassiez pour le prochain semestre, une seconde conférence, pour nous en parler.  Mais telles que vous voyez les choses…telles que vous nous les avez dites hier soir…il est cer­tain qu’il s’agit du progrès du savoir et puisque nous avons parlé tout à l’heure de perspectives d’avenir, du futur de l’humanité, du but de l’histoire, et après tout du même coup de la fin de notre thérapeutique… et cela ne nous fait pas rester un instant hors des préoccupations de FREUD…j’ai souligné hier soir qu’il y avait un certain nombre d’articles pour dire ce qu’il faut prévoir.  Que faut–il attendre en définitive de la reconquête de ce Zuiderzeecomme il l’a écrit quelque partpsychologique qu’est l’inconscient, quand on aura asséché les polders du Ça? Qu’est–ce que ça va donner du point de vue rendement humain ? Eh bien, cette perspective, comme nous l’avons déjà suffisamment indiqué tout à l’heure, ne lui paraissait pas tellement exaltante.  Il lui semblait qu’on risquait encore quelques ruptures de digues.  Tout ça est écrit dans FREUD.  Je ne le rappelle que pour montrer que nous restons dans le commentaire de la pensée freudienne. Ce dont il s’agit pour l’instant c’est de savoir…et je suis content que M.  HYPPOLITE soit là pour lui poser la question et savoir si je ne vais pas un peu loin en ce sens…ce que nous montre la perspective hégélienne comme étant justement cette réalisation, cette fin de l’histoire, ce sens d’une certaine mani­festation, soit progrès ou pas, dans la communauté humaine.  Je crois qu’en somme tout le progrès de la Phénoménologie de l’esprit, dans HEGEL, c’est vous tous, vous êtes là pour ça.  Cela ne veut pas dire autre chose que ça, ce que vous faites, même quand vous n’y pensez pas, c’est–à–dire toujours les fils de la marionnette.  M.  HYPPOLITE m’approuvera–t–il si je dis que l’ensemble du pro­grès de cette Phénoménologie de l’esprit est en somme une maîtrise de plus en plus élaborée.  Acceptez–vous cette forme ?

Jean HYPPOLITE Cela dépend de ce que vous mettrez dans « maîtrise ».

LACAN Je pense bien ! Eh bien, je vais essayer de l’illustrer.  Et non pas, bien entendu en essayant d’arrondir les angles, c’est–à–dire de passer mon terme, mais au contraire de montrer dans quel sens il peut heurter.  Je vais l’illustrer.

Jean HYPPOLITE Ne me prenez pas comme adversaire.  Je ne suis pas hégélien.  Probablement suis–je contre.  Ne me prenez pas comme représentant HEGEL.  Je suis contre la conclusion hégélienne banale.

LACAN Cela va beaucoup nous faciliter les choses.  Je vous demande sim­plement…car vous êtes quand même plus spécialiste de HEGEL que moi…de me dire si je ne vais pas trop loin, c’est–à–dire d’une façon telle que les textes très impor­tants pourraient me contredire.  Donc, une maîtrise de plus en plus élaborée.  Je voudrais l’illustrer, pour bien marquer alors où va être le tranchant du couteau.  D’ailleurs, que ce soit HEGEL ou pas, il ne m’importe que de savoir que c’est HEGEL, parce qu’HEGEL est HEGEL quand même.  Et comme je l’ai souvent fait remarquer, je n’aime pas beaucoup qu’on dise « qu’on a dépassé Hegel », comme                    on dit « dépasser Descartes, etc.  », « dépasser tout et toujours » :                     on reste tout simplement à la même place.  Alors, illustrons cette maîtrise élaborée. « La fin de l’histoire » c’est le savoir absolu   : on n’en sort pas.  Si la conscience c’est le savoir, la fin de cette dialectique de la conscience, c’est le savoir absolu, ce qui est écrit comme tel dans HEGEL.

Jean HYPPOLITE Oui, mais on peut interpréter HEGEL.  Même dans la Phéno­ménologie on peut se demander si le chapitre : Le savoir absolu, il nous dit qu’il y a un moment, dans la suite de l’expérience, où au cours de l’expérience appa­raît comme le savoir absolu, ou bien le savoir absolu est–il dans la présentation totale de l’expérience ? C’est–à–dire : est–ce que le savoir absolu accompagne tou­jours et tout état de la conscience phénoménologique ? Est–ce que nous sommes toujours et en tout temps dans le savoir absolu ? Ou bien est–ce que le savoir absolu  est un moment, c’est–à–dire est–ce qu’on peut considérer que                      la phénoménolo­gie et le personnage de KAFKA qui va jusqu’à la porte, et à la porte il y a écrit « le savoir absolu », est–ce que dans la phénoménologie, il y a une série d’étapes qui sont antérieures au savoir absolu, puis une étape finale à laquelle arrive NAPOLÉON ou n’importe qui…  et qui s’appellerait le savoir absolu ? HEGEL le dit un peu… mais heureusement on peut comprendre HEGEL tout autrement.  En particulier l’interprétation qu’HEIDEGGER donne de HEGEL, elle est tendancieuse, mais elle est possible, heureusement, c’est pour cela qu’on ne dépasse pas HEGEL.  C’est qu’il serait fort possible que cette notion de  savoir absolu soit pour ainsi dire immanente chaque fois, à chaque étape de la Phénoménologie il y a le savoir absolu.  Seulement la conscience le manque : elle fait de cette vérité qui serait le savoir absolu un autre phénomène naturel qui n’est pas le savoir absolu. Jamais donc le savoir absolu ne serait un moment de l’histoire, et il serait tou­jours… le savoir absolu serait l’expérience comme telle…et non pas un moment de l’expérience…l’expérience comme telle avec les présences et les absences, à savoir qu’en fermant le champ de présences et d’absences, la conscience étant dans le champ ne voit pas le champ.  Voir le champ, c’est ça le savoir absolu.

LACAN Quand même, ce savoir absolu dans HEGEL même s’incarne dans un discours.

Jean HYPPOLITEOui, oui !

LACAN Et vous avez insisté hier soir dans ce que nous pouvons appeler en somme « la troisième étape de la conscience ».  Il y a d’abord : la conscience incons­ciente, si on peut dire,ensuite, la conscience du discours.  C’est–à–dire…ce qui m’a semblé d’ailleurs à un certain moment peut–être se dérober dans votre exposé…le moment où le sujet se reconnaît en se faisant reconnaître, n’est pas purement et simplement, et dans HEGEL… quelque gloire que je dusse en tirer …si vous voyez que tout de même toute cette relation de l’un avec l’autre serait tellement spéculaire… Je crois quand même qu’il y a là l’introduction de ce quelque chose qui est ce que vous avez appelé, par exemple, à un moment, la conscience en tant qu’el­le se justifie, qu’elle donne les raisons de son action, et comme vous le disiez : en effet il n’y a pas de raison de principe, dans la théorie de HEGEL, que tout ne soit pas, non seulement justifiable, mais justifié. Or je crois, quoi que nous pensions que cette sorte de constance que manifes­terait… je crois d’ailleurs que quand je vous ai répondu j’ai mis l’accent là–des­sus…tout est toujours là : toute l’histoire est toujours actuellement présente, pré­sente dans le sens vertical.  Il ne peut pas être autrement.  Autrement ce serait une espèce de conte puéril. Mais tout de même il y a quelque chose, c’est que ce savoir absolu qui en effet est là, depuis les premiers idiots du Néanderthal, quand même il s’incarne dans un discours.  Et je crois que les textes mêmes de HEGEL donneraient la précision tout à fait technique que ce dont il s’agit, c’est que le discours se referme sur lui–même, à savoir qu’il soit entièrement d’accord avec lui–même, que tout soit cohé­rent et justifié, tout ce qui peut être exprimé dans le discours.  Dans ce sens–là, dans le sens de la formulation dans le discours, il y a quand même quelque chose qui doit advenir.  C’est là que je vous arrête et que je pose la question.  Nous allons lentement, pas à pas.  Mais il vaut mieux aller lentement pour aller sûrement.  Je ne vais pas dire aujourd’hui le quart de ce que je voulais dire.  Mais ça nous mènera à ce que nous cherchons, c’est–à–dire au sens et à l’originalité de ce qu’apporte FREUD par rapport à HEGEL.  Et vous allez voir que c’est absolument essentiel.  C’est un phénomène de la même dimension. Reprenons HEGEL.  J’y vais pas à pas.  Ceci étant admis, M.  HYPPOLITE, je vais éclairer ma pensée.  J’ai parlé de maîtrise élaborée et vous allez voir à quel point ça touche à nos problèmes techniques.  Il me semble que dès lors que nous admet­tons ceci qui ne me paraît pas étranger sinon aux textes…il ne faut pas tenir compte du fait que les textes de HEGEL sont extrêmement divers, et même les moments de sa pensée, de sa vie, de son action politique parlent en des sens diver­gents…ai–je dit quelque chose qui vous paraît trop avancé en éclairant « maîtrise élaborée » par ceci qu’en fin de compte ce savoir absolu, si nous le considérons comme le discours enfin arrivé à son achèvement…laissons de côté ceci qu’à par­tir du moment où le discours sera arrivé à son achèvement il n’y aura plus besoin de parler, c’est ce qu’on appelle les étapes post–révolutionnaires, laissons ça de côté…ce que j’appelle « maîtrise élaborée » est ceci que quand le discours est arrivé à son achèvement, je veux dire dans une perspective uniquement hégélienne…et vous verrez, tout à l’heure ou la prochaine fois, ce que j’appelle les perspectives trans–hégéliennes, et pourquoi elles sont concevables dans la perspective hégé­lienne…ce discours achevé comme une incarnation du savoir absolu, tel qu’il apparaît à la pointe, en perspective, dans l’idéal, il est l’instrument de pouvoir, le sceptre et la propriété de ceux qui savent.  Rien n’implique que tous y participent. Quand les savants dont je parlai hier soir… il s’agit de quelque chose qui est plus qu’un mythe, qui est vraiment le sens même du progrès du symbole …sont arrivés à clore le discours humain, ils le possèdent, et ceux qui ne l’ont pas ils n’ont plus qu’à faire du jazz, à danser,[ Sic ] à s’amuser, les braves, les gentils, les libidineux.  C’est ce que j’appelle la « maîtrise élaborée ».  C’est–à–dire que si loin que soit poussée l’élaboration de la maîtrise, il reste justement, incarnée dans le savoir, la fonction du maître.  Il reste par conséquent une dernière division, une dernière séparation, si je puis dire ontologique, justement dans l’homme.  Chose très curieuse ! Parce qu’elle nous porte au cœur même de ce par où HEGEL a dépassé un certain individualisme, disons religieux, cette existence que l’indi­vidu tire de son tête–à–tête unique avec Dieu, pour montrer que la réalité, si on peut dire, de chaque moitié d’un humain est dans l’être de l’autre.  Mais en fin de compte, il y a là une aliénation réciproque, comme vous l’avez parfaitement montré hier soir, mais qui reste irréductible, et d’ailleurs… j’y insiste …terrible­ment sans issue.  Car, pour la prendre à chacun de ses moments, et vous voyez à quel point, au départ, dans la division, du maître et de l’esclave qu’y a–t–il de plus bête que le maître primitif ? C’est le vrai maître.  Nous avons tout de même vécu assez longtemps pour nous apercevoir de ce que ça donne quand ça les reprend, les hommes, l’aspiration à la maîtrise ! C’est quelque chose que nous avons vu pendant la guerre, erreur de politique de la part de ceux qui avaient dans leur idéologie de se croire les maîtres, de croire qu’il suffit de tendre la main pour prendre quelque chose, le saisir.  Cette histoire des Allemands s’avançant vers Toulon pour y attraper la flotte, vraie histoire de maîtres, alors que la maîtrise est toute entière du côté de l’esclave, parce que lui élabore sa maîtrise contre le maître. Cette aliénation réciproque, nous la voyons jusqu’au bout, et même jusqu’à la fin.  Car imaginez à la fin combien justement le discours élaboré sera peu de chose auprès de ceux qui s’amusent au café du coin avec le jazz et à quel point les maîtres aspireront à aller les retrouver, cependant qu’inversement les autres se considéreront comme de misérables esclaves, qu’on traite comme des riens du tout, et penseront combien le maître est heureux dans sa jouissance de maître, et qui bien entendu sera suffisamment et totalement frustré.  C’est bien là, je crois, malgré tout, comme dernière limite, que HEGEL nous amène.  Et c’est quand même quelque chose de très curieux ! Ceci pour une raison qui apparaî­tra d’autant plus évidente que j’indiquerai le pas qui a été fait depuis, même sim­plement au niveau de l’anthropologie, ce que ça peut donner l’homme quand on sait vraiment l’interroger, c’est–à–dire ce que nous a apporté FREUD. Est–ce que FREUD est sorti par là de l’anthropologie ? Ou est–ce qu’il l’a éten­due ? Ou est–ce qu’on peut encore parler purement et simplement d’anthropo­logie ? C’est le sens de la question.  Est–ce que FREUD est – ou non – purement un humaniste ? Pour HEGEL, c’est évidemment limite.  Pour FREUD, je crois que c’est sorti, et que la découverte qu’a faite FREUD c’est justement que l’homme n’est pas tout à fait dans l’homme.  Et je vais tâcher de vous expliquer dans la suite pourquoi. Essayons de partir de choses tout à fait simples, élémentaires, qu’il vaut tout de même de rappeler, c’est que FREUD, vous allez
me dire, est un médecin.  Mais il est né [1856] à peu près un siècle plus tard que HEGEL [1770].  Et il s’est passé bien des choses dans l’intervalle.  Ce que je voudrais c’est attirer votre attention sur l’importan­ce des choses qui se sont passées, et sur le fait que le sens qu’il peut donner au mot de médecin là–dedans est extrêmement lié aux événements historiques qui se sont passés dans l’intervalle, justement.  En d’autres termes, FREUD n’était pas un médecin comme l’étaient ESCULAPE, ni HIPPOCRATE, ni Saint LUC.  C’était un médecin d’une nature très particulière.  C’était un médecin comme nous sommes tous, plus ou moins.  C’était un médecin qui en somme n’était plus un médecin.  Pas plus que, pour autant que nous avons maintenant de plus en plus de nos jours une formation médicale, nous sommes un type de médecins qui n’est pas du tout dans la tradition de ce qu’a toujours été le médecin pour l’homme. En effet, cette proposition fondamentale qui consiste à remarquer niaise­ment, bêtement…ça porte en soi une sorte d’incohérence vraiment étrange, on n’y fait pas attention, il suffit d’y faire attention pour savoir que c’est très drôle ce qu’on dit…« l’homme a un corps », il a un corps, il est bien clair que pour nous ça fait sens, ça fait sens tout à fait immédiat.  Il est même probable que ça a tou­jours fait sens, mais que ça fait plus sens pour nous que pour n’importe qui, parce que justement nous avons poussé, avec HEGEL, et sans le savoir…pour autant que tout le monde est hégélien sans le savoir…extrêmement loin l’identi­fication de l’homme avec son savoir, et bien entendu par rapport à quelque chose qui est un savoir accumulé.  C’est tout à fait étrange d’être localisé dans un corps, cette sorte d’étrangeté qu’on ne saurait absolument minimiser, malgré qu’on passe son temps à faire des battements d’ailes [ sic ] en disant : « Nous avons réin­venté l’unité humaine, on avait tout séparé, cet idiot de Descartes avait décou­pé absolument… »Il est bien clair qu’on reste en présence de cette fonction.  Il y a l’homme, avec ce qui est l’homme et justement tout ça : tout ce savoir accumulé, et qu’il a à expliquer cette mécanique étrange à laquelle il est tourné, il n’a pas encore compris par quel bout.  C’est tout à fait inutile de faire de grandes déclarations de « retour à l’unité de l’être humain », de tout ce que vous voudrez, de Thomisme, d’Aristotélicisme, […] à la forme du corps, et autres foutaises.  La division est faite une bonne fois.  Et c’est de cela qu’il s’agit.  C’est pour ça que le médecin de nos jours n’est pas le médecin de toujours, sauf ceux qui passent leur temps à se figurer qu’il y a des tempéraments, des constitutions, et autres choses de cette espèce.  Malgré tout, le médecin a, vis–à–vis du corps, l’attitude du monsieur qui démonte une machine et considère le corps comme tel.  On aura beau faire des déclarations de principe, cette attitude est radicale et c’est de cela qu’il s’agit.  C’est de cela que FREUD est parti.  C’est cela qui était l’idéal de FREUD : faire de l’anatomie pathologique, de la physiologie anatomique, découvrir à quoi ça ser­vait tout ce petit appareil, cette construction, cette chose compliquée qui était là, tout à fait spécialement incarnée dans le système nerveux. Je crois qu’il y a là quelque chose dont justement le caractère troublant, scandaleux, sur lequel toute une direction de pensée essaie de revenir avec toutes sortes d’élaborations théoriques, de bonne volonté, comme le Gestaltisme et autres choses de cette espèce, tous les petits retours que nous pouvons faire, une espèce de retour à la bienveillance de la nature et à l’harmonie préétablie, c’est quand même quelque chose qui ne doit pas du tout nous aveugler sur le fait que ça ne nous apparaîtrait pas scandaleux dans ce sens–là, si nous y regardions de bien près.  Ce n’est pas du tout parce que cette perspective décompose l’unité du vivant qu’elle doit à la fois nous frapper, nous alarmer, que nous devons essayer de compenser, corriger, reconsidérer.  Ce n’est pas là qu’est le problème.  Il est bien entendu que rien ne prouve que le corps soit une machine, non seulement rien ne le prouve, mais il y a toutes les chances qu’il n’en soit rien.  L’important c’est que ce soit comme ça qu’on ait abordé la question.  Je dis « on », je l’ai nommé tout à l’heure : le « on » en ques­tion c’est quand même à peu près DESCARTES.  Bien entendu, il n’était pas tout seul, je vais même vous prouver pourquoi.  Il a fallu bien des choses pour que ce soit possible et en particulier pour qu’il puisse commencer à penser le corps comme une machine, il a fallu qu’il y en ait une qui soit suffisamment frap­pante, non seulement pour marcher toute seule, mais pour incarner quelque chose de tout à fait saisissant et humain. Bien entendu, au moment où ça se passe, personne ne se rendait compte que c’était ce phénomène–là qui se passait.  Mais maintenant, avec un tout petit peu de recul, nous pouvons nous rendre compte de cela.  Le phénomène, donc, se passe assez avant HEGEL.  C’est en cela que jusqu’à un certain point, même, on peut dire que HEGEL…qui n’avait que très peu de part à tout cela …est peut–être vraiment le dernier représentant d’une certaine anthropologie classique, mais qu’il était presque, par rapport à DESCARTES, en fin de compte en arrière. La machine dont je parle, c’est l’horloge.  Il est rare en notre temps qu’un seul homme soit suffisamment émerveillé de ce que c’est qu’une horloge.  C’est Louis ARAGON, autant que je m’en souvienne, dans Le paysan de Paris, qui en parle en des termes comme seul un poète peut saluer une chose dans tout son caractère de miracle, cette espèce de chose qui poursuit une hypothèse, dit–il, humaine, que l’homme soit là ou qu’il ne soit pas là, est une chose dont il parle avec un accent ! Il faudrait que je relise le texte pour vous le montrer.  La ques­tion n’est pas là, bien entendu. Il y avait donc des horloges.  Elles n’étaient pas encore bien miraculeuses, puisqu’il a fallu attendre longtemps après Le Discours de la méthode pour qu’il y en ait une vraie, une bonne avec pendule, que M.  HUYGHENS y apporte sa patte, j’ai déjà fait allusion à cela dans un de mes textes.  On en avait déjà qui marchaient « à poids », et qui somme toute, bon an mal an, incarnaient quand même quelque chose dont il faut évidemment que nous ayons parcouru un cer­tain espace dans l’histoire pour nous rendre compte à quel point c’est essentiel à notre « être–là » comme on dit, de savoir le temps.  Parce que quand même, on a beau dire que ce temps n’est peut–être pas le vrai, enfin quand même là dans l’horloge ça se déroule comme ça, toute seule comme une grande.  Et c’est de là, il suffira d’ouvrir un certain livre qui s’appelle De l’homme [2], dont je ne sau­rais trop vous conseiller la lecture, il faut l’avoir avec les figures, ça doit faire une assez modeste somme, vous aurez De l’homme pour pas cher, ce n’est pas un ouvrage des plus estimés, et ça c’est moins cher que le Discours de la méthode, cher aux dentistes, ça vaut la peine de le feuilleter et de bien contrôler que ce que DESCARTES cherche dans l’homme, c’est l’h
orloge.  On peut dire qu’à partir de là la question se développe, CONDILLAC  – la statue – que j’ai indiqué au passage la dernière fois, dont je démontrerai peut–être la fragilité. Or, cette machine n’est pas ce qu’un vain peuple pense, à savoir que ce n’est pas purement et simplement le contraire du vivant, le simulacre du vivant, le paradoxe de l’inerte, dont on fait une fausse animation.  Déjà, le fait qu’elle ait été faite pour incarner quelque chose qui s’appelle le temps, c’est–à–dire le mys­tère des mystères, doit un tout petit peu nous mettre sur la voie.  Et pour tout dire à la même époque, il y avait un nommé PASCAL qui a commencé à en faire une qui était une machine – toute modeste – à faire des additions, on n’a pas non plus beaucoup attaché d’importance à cette préoccupation d’un esprit qui n’était pas habituellement traversé uniquement par des humeurs et des caprices ! Cela a bien aussi son sens.  Parce que ça nous met encore un peu plus dans le sens de ce que ça représente ces machines, à savoir beaucoup plus, des choses beaucoup plus intimement liées à des fonctions…proprement et essentiellement, et radicalement, et aussi fondamentalement que possiblementhumaines, que quoi que ce soit d’autre d’existant. En d’autres termes, la machine humaine n’est pas purement et simplement artifice, à la façon dont on pourrait dire une chaise, une table… quelques–uns des autres objets plus ou moins symboliques au milieu desquels nous habitons, sans nous apercevoir que c’est notre propre portrait.  La machine, justement c’est autre chose, ça va beaucoup plus loin du côté de ce que nous sommes réel­lement, que ne le soupçonnent même ceux qui les construisent. Là où je veux en en venir, c’est ceci : il y a une très drôle de chose qui s’est passée, que : si HEGEL s’est cru lui–même quelque chose comme l’Esprit avec un grand E, l’incarnation de l’Esprit dans son temps, et s’il a rêvé aussi que NAPOLÉON, lui, était la Welt seele, l’âme du monde, l’autre pôle plus féminin, plus charnel de la puissance, …tous les deux se sont distingués aussi bien Napoléon que HEGEL par le fait…on a pu en faire la remarque…qu’ils ont complètement méconnu, délaissé, l’importance de ce phénomène qui commençait à poindre de leur temps, assez pour qu’on le remarque : la machine à vapeur.  Quand même WATT n’était pas si loin à venir.  Il y avait d’autres choses, des petites bombes dans les mines, des choses qui marchaient toutes seules.  C’était très important…Ils ne se sont pas du tout aperçus de cette importance de la machine.  C’est–à–dire là où je veux en venir, ce en quoi dans la machine est incarnée l’activité symbolique la plus radicale chez l’homme.  Il ne restait qu’un pas à franchir pour que se posent les questions…vous ne le remarquez peut–être pas au milieu de tout cela…au niveau véritable où nous nous les posons. Il y avait dans FREUD une chose dont on parle, et dont on ne parle absolument nulle part dans HEGEL.  La préoccupation majeure, la préoccupation qui domine, la préoccupation qui du point de vue spéculatif est plus décisive, plus impor­tante que toute cette espèce de confusion purement homonymique où nous étions hier soir quand on parlait de l’opposition de la conscience au temps de HEGEL, et de l’inconscience au temps de FREUD.  C’est comme parler de la contra­diction entre le Parthénon et l’hydro–électrique, ça n’a absolument rien à faire ensemble.  La différence, c’est qu’on parle d’énergie, et que, comme je vous l’ai fait remarquer la dernière fois, c’est une notion qui ne peut apparaître qu’à par­tir du moment où il y a des machines, non pas que l’énergie ne soit pas là depuis toujours, il s’agissait bien de l’énergie quand on exploitait les espaces.  Seulement il y a une chose très drôle, c’est qu’on ne s’aperçoit jamais du plus immédiat et que les gens qui avaient des esclaves ne se sont jamais très bien aperçus qu’on pouvait établir des équations entre le prix de leur nourriture et ce qu’ils faisaient dans les latifundia.  Il n’y a aucun exemple de calcul énergé­tique dans l’utilisation des esclaves.  On peut lire CATON, les gens qui ont parlé très sérieusement de l’économie, ils n’ont jamais fait de calculs de ce genre.  On ne pouvait pas établir la moindre équation quant au rendement des esclaves.  Il a fallu qu’on ait des machines pour s’apercevoir qu’elles aussi il fallait les nour­rir.  Et du même coup on s’est aperçu d’une chose, qui était la clé du phénomè­ne de ce pourquoi il fallait s’apercevoir qu’il fallait les nourrir, c’est qu’elles avaient encore quelque chose en plus, qu’il fallait les entretenir parce qu’elles tendent à se dégrader.  Les esclaves aussi, mais justement avec les esclaves on n’y pense pas, on considère ça comme naturel  qu’ils vieillissent et qu’ils crèvent   : on n’y avait pas pensé. Ceci a mené encore plus loin, à la notion de remarquer justement…ce à quoi on n’avait jamais pensé auparavant…que les êtres vivants s’entretiennent tous seuls.  Autrement dit, qu’ils représentent des homéostats.  À partir de là, vous commencez à voir poindre ce que j’appellerai les notions biologiques modernes, qui ont pour caractéristique de ne jamais faire intervenir une notion concernant la vie.  Il y a deux choses : la période de la pensée vitaliste concernant la vie, où on parlait de la vie, on y pensait en maintenant l’originalité de la vie, et un moment qui s’appelle biologique et qui consiste à parler de la vie en pen­sant exactement ce que le fondateur de la biologie moderne a exprimé de la façon la plus claire, car cet homme mort prématurément et dont la statue orne l’ancienne Faculté de médecine, BICHAT, disait :« La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort.  »C’était un personnage qui pourtant avait conservé une vague croyance en Dieu, mais il était extrêmement lucide et savait qu’on était entré dans une nou­velle période et que la vie allait commencer à se définir par rapport à la mort.  Ceci est convergent par rapport à ce que je suis en train de vous expliquer, le caractère décisif de la référence à la machine pour ce qui est de fonder la bio­logie.  Tous les biologistes croient qu’ils sont des gens consacrés à l’étude de la vie et Dieu sait si nous avons d’énormes choses du point de vue biologique.                  On ne voit pas toujours pourquoi, car jusqu’à nouvel ordre leurs concepts fonda­mentaux, si féconds qu’ils se soient révélés, relèvent essentiellement d’une ori­gine qui n’a strictement rien à faire avec le phénomène de la vie, qui reste dans son essence complètement pris de l’extérieur, impénétrable et duquel on voit très suffisamment, à toutes sortes de manifestations, que les concepts dont on se sert, dits biologiques, restent totalement inadéquats.  Ce qui n’empêche pas qu’ils gardent une valeur considérable.  Cette valeur dont je vais essayer de vous montrer dans les séances qui vont suivre, quel rôle elle remplit justement, non pas par rapport à ce phénomène de la vie qui continue à nous échapper…quoi qu’on en fasse, et malgré les réaffir­mations réitérées, qu’on en approche de plus en plus…mais quelle valeur pren­nent ces concepts pour nous éclairer d’un certain progrès fait dans l’ordre de la compréhension de l’homme, disons leur valeur ailleurs.  Et c’est pour ça que ça a pu étonner certains d’entre vous, que j’ai donné hier soir l’approbation à ces choses, quand à propos
de cet au–delà ou de ce tiers, ou de ce troisième terme que nous cherchons… tâchez de comprendre où ça se passe l’essentiel de la dialectique inter–humaine…Françoise [Dolto] nous a apporté la biologie.  Et nous dirons que la vérité sortait de la bouche de quelqu’un qui la disait naïvement, elle ne pensait peut–être pas tout à fait la biologie comme je vais vous l’expli­quer mais c’est là que nous devons chercher, faire le prochain point, pour bien comprendre de quoi il s’agit.  Nous prendrons la biologie par antiphrase : elle n’a rien à faire avec la biologie.  C’est quelque chose qui s’inscrit dans ce chapitre qui est une certaine manipulation des symboles, et l’invocation de certains élé­ments tout à fait spécialement énergétiques qui sont tout à fait manifestement, avec l’accent mis sur la référence homéostatique, qui permet de caractériser comme tel, non seulement l’être vivant, mais le fonctionnement de ses appareils majeurs.  Et vous voyez bien que c’est autour de cela que tourne toute la dis­cussion freudienne, à savoir : énergétiquement qu’est–ce que c’est, comment ça fonctionne ? C’est là qu’est l’originalité de ce qu’on appelle chez lui la pensée biologique.  Il n’était pas biologiste, pas plus qu’aucun d’entre nous.  Mais il opérait en mettant au premier plan l’accent sur cette fonction énergétique tout au long de son œuvre. Et c’est autour de cela qu’il a l’idée de poser la question de l’Au–delà du prin­cipe du plaisir : si nous savons comprendre ce qu’il y a dans ce qui, au niveau de FREUD, peut être appelé semi–énergétique concernant le fonctionnement intra–psychique, si nous savons révéler le sens, c’est–à–dire voir sortir à propos de FREUD et sous sa plume ce qui était dès l’origine, et sans qu’on le comprenne, impliqué dans cette métaphore du corps humain pris comme une machine.  Nous voyons là justement se manifester quelque chose qui est un certain au–delà de la référence inter–humaine, et qui justement, proprement, vous allez le voir, est l’au–delà symbolique.  Nous comprendrons, nous pourrons sûrement comprendre alors cette espèce d’aurore que représente l’expérience freudienne.  Car c’est de là qu’il est parti.  C’est d’une certaine conception du système ner­veux tendant toujours à retourner à un point d’équilibre.  C’est de là qu’il est parti, parce que c’était alors une nécessité qui s’imposait à l’esprit de tout méde­cin parvenu à cet âge scientifique, quand il se rapporte au corps humain. Et en essayant de faire cette théorie du fonctionnement du système nerveux, il a achoppé sur ceci : je demande à ANZIEU de regarder les drafts [brouillons] dont je parle : l’Ébauche d’une psychologie, et de nous faire un compte rendu.  Il nous mon­trera cette chose massive : que tout vient aboutir sur le rêve.  Après avoir fait toute cette construction pour montrer comment opère le cerveau, comme orga­ne tampon entre l’homme et la réalité, comme organe d’homéostat, il vient buter, achopper, sur le rêve.  Il s’aperçoit que le cerveau est une machine à rêver.  Et c’est dans la machine à rêver qu’il retrouve ce qui, bien entendu, naturelle­ment, y était déjà depuis toujours, et dont on ne s’était pas aperçu, à savoir que c’est au niveau du plus organique, du plus simple, du plus inconscient, du plus immédiat, du plus non–maniable, que le sens et la parole se révèlent et se déve­loppent dans leur entier.  D’où, à ce moment, la révolution complète et le passa­ge à la Traumdeutung, à une perspective qu’on appelle tout à fait improprement « psychologisante », par rapport à une physiologisante antérieure. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.  Il découvre le fonctionnement du symbole comme tel.  À partir de ce moment–là se fait le tournant.  Il a à prendre parti, à accepter ou à méconnaître… comme l’ont fait tous les autres qui étaient aussi près de lui…sur ce que c’est que cette découverte, c’est–à–dire de la manifesta­tion du symbole à l’état dialectique, à l’état sémantique et à l’état de déplace­ment, de calembour, de jeu de mots, de rigolade de toute espèce fonctionnant là, tout seul, spontanément, au fond de la machine à rêver.  C’est un tournant tel qu’il ne savait pas du tout ce qui lui arrivait.  Il a fallu qu’il parcoure encore vingt ans d’une existence déjà très avancée au moment de cette découverte, pour tâcher de retourner sur ses prémisses, c’est–à–dire retrouver ce que ça veut dire, sur le plan énergétique. C’est ce qui lui a imposé toute cette réélaboration de l’Au–delà du principe du plaisir et de l’instinct de mort.  Et dans cette réélaboration est visible le sens de ce dont nous avions besoin hier soir…en dehors de la référence de l’homme à son semblable …pour constituer ce troisième terme où est, depuis FREUD, l’axe véri­table de la réalisation de l’être humain.  Ceci bien entendu, au point où je suis arrivé aujourd’hui, je ne peux pas vous le nommer encore.  Et vous verrez que nous ferons un pas essentiel dans la mise en évidence, dans la clarification, dans la dénomination, dans la situation exacte de ce que signifie ce troisième terme. Je vous indique tout de suite, pour quand même ne pas vous laisser complè­tement sur une énigme, que c’est dans ce qu’on appelle de nos jours l’élabora­tion de la dialectique de la communication, telle qu’elle vient au jour, se révèle sur tous les plans dans la science humaine moderne, avec une confusion, comme chaque fois que les choses apparaissent totales et parfaites, mais où nous essaie­rons, avec nos boussoles, et spécialement la boussole freudienne, de nous repé­rer.



[1]   Cf.  Jean Hyppolite : Phénoménologie de Hegel et psychanalyse, in La Psychanalyse n° 3, Puf 1957, pp.  17-32.

[2]  René Descartes : Traité de l’homme, in Descartes Œuvres et lettres, Gallimard, Pléiade, 1953,  p. 805.

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