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Recherches Lacan

LII LE MOI DANS LA THÉORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE DE LA PSYCHANALYSE 1954-1955 Leçon du 24 novembre 1954

Leçon du 24 novembre 1954

J’ai fait la dernière fois une petite introduction au problème dans lequel je compte que nous avancerons ensemble cette année, à savoir, le moi dans la théorie freudienne.

Ce n’est pas une notion qui s’identifie au moi de la théorie classique traditionnelle, encore qu’elle la prolonge- mais en raison de ce qu’elle y ajoute, le moi prend dans la perspective freudienne une valeur fonction­nelle toute différente.

Je vous ai fait entrevoir qu’il n’y a pas très longtemps qu’on a théorisé le moi. Non seulement au temps de Socrate on n’entendait pas le moi comme on l’entend aujourd’hui – ouvrez les livres, vous verrez que le terme est complètement absent -, mais effectivement -le mot a ici son sens plein – le moi n’avait pas la même fonction.

Un changement de perspective a depuis bouleversé la notion tradi­tionnelle de ce qui pouvait être le bien, disons, de l’individu, du sujet, de l’âme, et de tout ce que vous voudrez. La notion unitaire du bien, comme cette perfection ou arétè, qui polarise et oriente l’achèvement de l’individu, a été frappée à partir d’une certaine époque d’un soupçon d’inauthenticité. Je vous ai montré la valeur significative à cet égard de la pensée de La Rochefoucauld. Ouvrez ce petit recueil de maximes de rien du tout. Voilà un jeu de société bien singulier, qui nous présente une sorte de pulsation, ou plus exactement de saisie instantanée de la conscience. C’est un moment de réflexion qui a une valeur vraiment active, et un dessillement ambigu – est-ce un virage concret du rapport de l’homme à lui-même, ou une simple prise de conscience, prise de connaissance, de quelque chose qui n’avait pas été vu jusque-là?

La psychanalyse a là-dessus valeur de révolution copernicienne. Toute la relation de l’homme à lui-même change de perspective avec la découverte­ freudienne, et c’est cela dont il s’agit dans la pratique, telle que nous la faisons tous les jours.

C’est pourquoi, dimanche dernier, vous m’avez entendu rejeter de la façon la plus catégorique la tentative de refusion de la psychanalyse dans la psychologie générale. L’idée d’un développement individuel unili­néaire, pré-établi, comportant des étapes apparaissant chacune à leur tour selon une typicité déterminée, est purement et simplement l’aban­don, l’escamotage, le camouflage, à proprement parler la dénégation, voire même le refoulement, de ce que l’analyse a apporté d’essentiel.

Cette tentative de syncrétisme, nous l’avons entendue de la bouche du seul parmi les partisans de cette tendance qui sache tenir un discours cohérent. Vous avez pu voir que ce discours cohérent l’a conduit à formuler – Les concepts analytiques, ça n’a aucune valeur, ça ne correspond pas à la réalité. Mais cette réalité, comment la saisir si nous ne la désignons pas au moyen de notre vocabulaire? Et si, continuant à le faire, nous croyons que ce vocabulaire n’est qu’un signal de choses qui seraient au-delà, qu’il se réduit à de petites étiquettes, des désignations flottant dans l’innommé de l’expérience analytique quotidienne? Si c’était le cas, cela signifierait simplement qu’il faut en inventer un autre, c’est-à-dire faire autre chose que la psychanalyse. Si la psychanalyse n’est pas les concepts dans lesquels elle se formule et se transmet, elle n’est pas la psychanalyse, elle est autre chose, mais alors il faut le dire.

Or – et c’est en ça que consiste l’escamotage – on continue, bien entendu, à se servir de ces mêmes concepts, faute de quoi l’expérience se dissoudrait totalement – et je ne dis pas que ça n’arrive pas, concrète­ment, à certains qui se laissent aller à réduire la psychanalyse à la psychologie générale. Mais les concepts de la psychanalyse sont là, et c’est à cause d’eux que la psychanalyse dure. Les autres s’en servent, ils ne peuvent pas ne pas s’en servir, mais d’une façon qui n’est ni intégrée, ni articulée, ni capable de se faire comprendre, ni de se transmettre, ni même de se défendre. Et c’est bien pourquoi dès qu’ils dialoguent avec d’autres, ce qui est arrivé dimanche dernier, à savoir avec des psychia­tres, ils rentrent leur vocabulaire dans leur poche, en disant que ce n’est pas ça qui est important dans l’expérience analytique, mais les échanges de forces, c’est-à-dire là où vous ne pouvez pas mettre votre nez.

Le personnage de Ménon n’a pas offert un vain préambule à notre cycle de travail cette année. Sa valeur est exemplaire – au moins pour ceux qui sont ici et s’efforcent de comprendre. Eux ne peuvent partager la confusion qui, d’après ce qu’on m’a dit, s’est faite dans certains esprits, selon laquelle Ménon, ce serait l’analysé, le malheureux analysé que nous aurions ridiculisé l’autre soir. Non, Ménon n’est pas l’analysé, c’est (analyste – la plupart des analystes.

Je voudrais que ne soit pas laissé en arrière ce qui a pu être resté inachevé dans notre rencontre avec Alexandre Koyré. je sais que c’était notre première rencontre, et que l’on a toujours quelque difficulté à nouer un dialogue. C’est tout un art, une maïeutique. Certains qui auraient eu des choses à apporter n’ont pas pu le faire, sinon dans les coulisses. Nous ne pouvons prétendre épuiser la question du dialogue platonicien en une soirée. L’important est que cela reste, ici, vivant, ouvert.

Néanmoins, il serait regrettable que ce qu’Octave Mannoni m’a dit à la suite de cette conférence ne soit pas mis en circulation dans notre communauté. Lui souvient-il encore de ce qui lui était apparu après ma propre intervention sur la fonction de l’orthodoxa? Car, à la vérité, il y a une énigme dans cette orthodoxa.

O. MANNONI : -Ce qui m’avait frappé dans le mouvement de la conférence de M. Koyré, c’est d’abord une tendance presque spontanée à assimiler directe­ment à l’analyse le dialogue platonicien et la maïeutique socratique. C’est contre cette assimilation trop directe que je voulais protester en faisant remarquer que, pour Platon, il y a une vérité oubliée, et que la maïeutique consiste à la faire apparaître au jour, si bien que le dialogue est bien un mélange de vérité et d’erreur, et la dialectique une sorte de crible de la vérité. Dans l’analyse, ce n’est pas la même sorte de vérité, c’est une vérité historique, tandis que la première apparaît, par un côté, comme une vérité de science naturelle. Il est assez étonnant qu’on puisse appeler l’inconscient tantôt le langage oublié, comme le fait Eric Fromm, et tantôt la langue fondamentale, comme le fait le président Schreber, c’est-à-dire tantôt la sagesse et tantôt la folie. Si bien que ce qui revient au jour dans la maïeutique analytique, c’est la vérité dans l’erreur et l’erreur dans la vérité. C’est tout à fait différent de ce qui se passe dans une perspective platoni­cienne. je crois également que M. Koyré tire l’orthodoxa du côté de ce que les primitifs appellent les coutumes qui font vivre. Par conséquent, il peut arriver en effet que celui -Ménon, et surtout Anytos -qui est attaché aux coutumes qui font vivre se sente en danger devant la recherche épistémique. Il se pourrait qu’il y ait là un conflit qu’on retrouve dans l’analyse, lorsque celui qui est assuré, qui a confiance en ce qui se fait, s’inquiète de ce qui peut arriver si on le met en question.

 

Il est vrai qu’il y a eu, et pas seulement de la part de M. Koyré, une sollicitation un peu abusive à comparer avec l’expérience analytique la menée du dialogue avec Ménon.

Maintenant, pour ce qui est de la vérité, observez bien quel est le but du Ménon. Le Ménon montre comment on fait sortir la vérité de la bouche de l’esclave, c’est-à-dire de n’importe qui, et que n’importe qui est en possession des formes éternelles. Si l’expérience présente suppose la réminiscence, et si la réminiscence est le fait de l’expérience des vies antérieures, il faut bien que ces expériences aient aussi été menées à l’aide d’une réminiscence. Cette récurrence n’a pas de raison de se terminer, ce qui nous montre qu’il s’agit en effet d’un rapport à des formes éternelles. C’est leur éveil dans le sujet qui explique le passage de l’ignorance à la connaissance. En d’autres termes, on ne peut connaître rien, sinon parce qu’on le connaît déjà. Mais ce n’est pas là à proprement parler le but du Ménon.

Le but et le paradoxe du Ménon est de nous montrer que l’épistémè, le savoir lié par une cohérence formelle, ne couvre pas tout le champ de l’expérience humaine, et en particulier qu’il n’y a pas une épistémè de ce qui réalise la perfection, l’arétè de cette expérience.

Ces liaisons, je vous l’annonce, nous aurons dans l’Au-delà du principe du plaisir à nous demander ce qu’elles sont.

Ce qui est mis en valeur dans ce dialogue, ce n’est pas simplement que Ménon ne sait pas ce qu’il dit, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il dit à propos de la vertu. Et ce, parce qu’il a été un mauvais élève des sophistes – il ne comprend pas ce que les sophistes ont à lui apprendre, qui n’est pas une doctrine qui explique tout, mais l’usage du discours, ce qui est fort différent. On voit à quel point il est mauvais élève quand il dit – Si Gorgias était là, il nous expliquerait tout cela. Ce que Gorgias a dit, vous en seriez renversé. C’est toujours dans l’autre qu’est le système.

Ce que Socrate met en valeur, c’est très exactement ceci, qu’il n’y a pas d’épistémè de la vertu, et très précisément de ce qui est la vertu essentielle – aussi bien pour nous que pour les Anciens -, la vertu politique, par laquelle sont liés dans un corps les citoyens. Les praticiens excellents, éminents, qui ne sont pas des démagogues, Thémistocle, Périclès, agis­sent à ce plus haut degré de l’action qu’est le gouvernement politique, en fonction d’une orthodoxie, qui ne nous est pas définie autrement que par ceci, qu’il y a là un vrai qui n’est pas saisissable dans un savoir lié.

On a traduit orthodoxa par opinion vraie, et c’est bien là le sens.

Si la constitution d’une épistémè, à l’intérieur du vaste tumulte, du brouhaha, du tohu-bohu, de la sophistique, est la fonction de Socrate, il s’agit encore de comprendre ce que celui-ci en attend. Car Socrate ne croit pas que ce soit tout.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les points de référence de Socrate. Socrate ramène toujours dans sa dialectique une référence aux techni­ques, non pas qu’il fasse des techniques les modèles de tout, car il sait bien qu’il y a des différences entre celles du nautonier, du constructeur de navires, du médecin, et la technique supérieure de ceux qui gouvernent l’État. Et dans le Ménon, il nous montre encore justement où est la brisure.

M. HYPPOLITE : – Vous fuyez un peu la question de Mannoni.

Je ne la fuis pas. Il y a longtemps que je m’en détourne. Mais, êtes-vous d’accord sur ce que j’avance là?

M. HYPPOLITE : -J’attends la suite, pour voir. Je pense que Mannoni a formulé tout à l’heure une différence fondamentale entre le dialogue platonicien et celui de l’analyse.

Elle est absolument admise, et ça n’a aucun rapport.

M. HYPPOLITE : -Je crois qu’on peut éviter cette différence dans ce qu’elle a de radical. Et je me demandais si c’est ce que vous vouliez tenter. J’attendais la suite.

Vous allez voir.

Il n’est pas facile de boucler la boucle. C’est que notre épistémè a fait tellement de progrès qu’elle est évidemment constituée bien autrement que celle de Socrate. Néanmoins, on aurait tort de ne pas voir que, même fondée sur la forme de la science expérimentale, l’épistémè moderne, comme au temps de Socrate, reste fondamentalement une certaine co­hérence du discours. Il s’agit simplement de savoir ce que veut dire cette cohérence, quelle sorte de liaison elle comporte. C’est sur ce terme de liaison que porteront précisément une grande partie des questions que nous poserons ici à partir de ce que je vais essayer de vous enseigner sur l’ego.

Je vais faire encore une remarque, avant d’éclairer tout à fait ma lanterne. Voulant donner à Ménon un exemple de la façon dont se constitue le discours de la science, en lui montrant qu’il n’y a pas besoin d’en savoir tant, qu’il n’y a pas à s’imaginer que la chose est dans le discours des sophistes, Socrate dit -Je prends cette vie humaine qui est là, l’esclave, et vous allez voir qu’il sait tout. Il suffit de l’éveiller. Relisez maintenant avec attention la façon dont il fait trouver à l’esclave la vérité dont il s’agit, à savoir – comment doubler la surface du carré, après avoir aperçu qu’à un de ses côtés correspond un certain nombre d’unités de surface, qui sont dans une certaine proportion avec ce côté.

Eh bien, l’esclave a beau avoir en lui toutes les sciences sous la forme

de ce qu’il a accumulé dans sa vie antérieure, il n’en reste pas moins qu’il commence par se tromper. Il se trompe en usant très proprement de ce qui nous sert de base dans l’épreuve-type d’intelligence – il procède par le rapport d’équivalence A/B = C/D avec lequel procède l’intelligence de la façon la plus constante. Ce procédé le mène mathématiquement à l’erreur de croire qu’en doublant le côté on doublera la surface.

Socrate lui montre sur la figure dessinée sur le sable qu’il ne saurait en être ainsi.

L’esclave voit bien que la surface construite à partir du doublement du côté de 2 est double de ce qu’on aurait voulu obtenir – 16 au lieu de 8. Mais ça ne l’avance pas dans la solution du problème, et c’est Socrate qui lui montre qu’en ôtant les quatre coins du grand carré, on le diminue exactement de la moitié, soit de 8, et qu’ainsi le carré intérieur est de 8, et représente la solution cherchée.

 

Ne voyez-vous pas qu’il y a une faille entre l’élément intuitif et l’élément symbolique? On parvient au résultat à l’aide de la notion qu’on a des nombres, que 8 est la moitié de 16. Ce que l’on obtient, ce n’est pas 8 carrés-unités. Nous avons au centre 4 unités de surface, et un élément irrationnel, N/2, qui n’est pas donné sur le plan intuitif. Il y a donc là passage d’un plan de liaison intuitif à un plan de liaison symbolique.

Cette démonstration, qui est un exemple du passage de l’imaginaire au symbolique, c’est bien évidemment le maître qui l’accomplit. C’est Socrate qui amène que 8 est la moitié de 16. L’esclave, avec toute sa réminiscence et son intuition intelligente, voit la bonne forme, si on peut dire, à partir du moment où on la lui désigne. Mais nous touchons là du doigt le clivage du plan de l’imaginaire, ou de l’intuitif- où fonctionne en effet la réminiscence, c’est-à-dire le type, la forme éternelle, ce qu’on peut appeler aussi les intuitions a priori – et de la fonction symbolique qui n’y est absolument pas homogène, et dont l’introduction dans la réalité constitue un forçage.

Je demande à M. Riguet, qui est mathématicien, si je dis des choses qui lui paraissent discutables?

M. RIGUET : -Je suis d’accord.

J’aime quand même mieux qu’un mathématicien soit d’accord avec moi.

Vous voyez donc que la fonction ici manifestée comme générique des liaisons que Socrate fait entrer en ligne de compte dans l’épistémè n’est pas sans mettre profondément en question la valeur de l’invention symboli­que, du surgissement de la parole. Il y a un moment où dans l’histoire de la géométrie v2 apparaît. Auparavant, on tourne autour. Rétrospecti­vement, on peut dire que les géomètres égyptiens et hindous l’ont entrevu, qu’ils ont trouvé le moyen de le manier. Ainsi Socrate, qui là, sur le sable, fait une astuce, et èn donne une équivalence. Mais l’autono­mie de -,F2 n’est pas du tout manifestée dans le dialogue. Lorsqu’elle apparaît, elle engendre une foule de choses, tout un développement mathématique, où l’esclave n’a plus rien à faire.

M. HYPPOLITE : – Vous montrez donc que chez Platon toute invention une fois faite s’avère comme engendrant son propre passé, s’avère comme une décou­verte éternelle. Au fond, nous sommes pervertis par le christianisme, qui nous fait localiser des vérités éternelles comme antérieures. Tandis que le platonisme, suivant davantage le mouvement qu’on pourrait appeler historicité, montre que l’invention du symbole s’avère, une fois inventée, comme étant un passé éternel. La notion de vérité éternelle n’a peut-être pas dans le platonisme le sens’ que le Moyen Age lui a donné, et sur lequel se fonde clairement l’interprétation de Mannoni. Voilà pourquoi je disais qu’il pouvait y avoir une liaison paradoxale entre le dialogue platonicien et l’analyse, et que c’était elle que vous cherchiez à travers le rapport du symbolisme et de la vérité.

Ce n’est pas encore ça. Je crois justement qu’il y a deux sortes de rapport au.„temps. A partir du moment où une partie du monde symbo­lique, émerge, elle crée en effet son propre passé. Mais non pas de la même façon que la forme au niveau intuitif. C’est justement dans la confusion des deux plans que gît l’erreur, l’erreur de croire que ce que la science constitue par l’intervention de la fonction symbolique était là depuis toujours, que c’est donné.

Cette erreur existe dans tout savoir, pour autant qu’il n’est qu’une cristallisation de l’activité symbolique, et qu’une fois constitué, il l’ou­blie. Il y a dans tout savoir une fois constitué une dimension d’erreur, qui est d’oublier la fonction créatrice de la vérité sous sa forme naissante. Qu’on l’oublie dans le domaine expérimental, passe encore, puisqu’il est lié à des activités purement opérantes – opérationnelles comme on dit, je ne sais trop pourquoi, alors que le terme d’opérantes a toute sa portée. Mais nous autres analystes, nous ne pouvons l’oublier, qui travaillons dans la dimension de cette vérité à l’état naissant.

Ce que nous découvrons dans l’analyse est au niveau de l’orthodoxa. Tout ce qui s’opère dans le champ de l’action analytique est antérieur à la constitution du savoir, ce qui n’empêche pas qu’en opérant dans ce champ, nous avons constitué un savoir, et qui s’est même montré exceptionnellement efficace, comme il est bien naturel, puisque toute science surgit d’un maniement du langage qui est antérieur à sa constitu­tion, et que c’est dans ce maniement du langage que se développe l’action analytique.

C’est pour cette raison aussi que plus nous en savons, plus les risques sont grands. Tout ce qu’on vous enseigne sous une forme plus ou moins pré-digérée dans les prétendus instituts de psychanalyse – stades sadi­que, anal, etc. -, tout ça est bien entendu fort utile, surtout à des gens qui ne sont pas analystes. Il serait stupide qu’un psychanalyste les néglige systématiquement, mais il faut qu’il sache que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère. Il doit se former, s’assouplir dans un autre do­maine que celui où se sédimente, où se dépose ce qui dans son expérience se forme peu à peu de savoir.

O. MANNONI : -Je suis entièrement d’accord.

Seulement, je crois vous expliquer ce que vous avez tout à l’heure posé comme une énigme. Vous avez dit que de chaque côté il y avait vérité et erreur, erreur et vérité. Elles étaient pour vous dans une répartition strictement symétrique et inverse.

O. MANNONI : -Je n’ai pas présenté ça comme une énigme. Ce qui me paraissait énigmatique est que le public est tout prêt à engager la psychanalyse à la suite du platonisme.

Il y a deux publics, celui qui est ici, et qui a au moins une chance de s’y retrouver, et l’autre, qui vient de tout autres endroits flairer un peu ce qui se passe, qui trouve ça drôle, sujet à commentaires et à propos de table, et qui peut naturellement s’y perdre un peu. S’ils veulent s’y retrouver, ils n’ont qu’à être plus assidus. On ne saurait trop décourager la curiosité­ce ne sont pas des conférences mondaines. S’ils viennent pour croire que nous voulons faire de la psychanalyse le prolongement du dialogue platonicien, ils se trompent. Qu’ils se renseignent.

Les paroles fondatrices, qui enveloppent le sujet, sont tout ce qui l’a constitué, ses parents, ses voisins, toute la structure de la communauté, et non pas seulement constitué comme symbole, mais constitué dans son être. Ce sont des lois de nomenclature qui déterminent – au moins jusqu’à un certain point- et canalisent les alliances à partir desquelles les êtres humains copulent entre eux et finissent par créer, non seulement d’autres symboles, mais aussi des êtres réels, qui, venant au thonde, ont tout de suite cette petite étiquette qui est leur nom, symbole essentiel pour ce qui est de leur lot. Ainsi l’orthodoxa que Socrate laisse derrière lui, mais dont il se sent,tout enveloppé-puisque tout de même c’est aussi de là qu’il part, puisqu’il est en train de constituer cette orthodoxa qu’il laisse derrière lui -, nous la mettons, nous, de nouveau, au centre. L’analyse, c’est ça.

En fin de compte, pour Socrate, pas forcément pour Platon, si Thé­mistocle et Périclès ont été de grands hommes, c’est qu’ils étaient bons psychanalystes.

Ils ont trouvé dans leur registre ce que veut dire l’opinion vraie. Ils sont au coeur de ce concret de l’histoire où un dialogue est engagé, alors qu’aucune espèce de vérité n’y est repérable sous la forme d’un savoir généralisable et toujours vrai. Répondre ce qu’il faut à un événement en tant qu’il est significatif, qu’il est fonction d’un échange symbolique entre les êtres humains -ce peut être l’ordre donné à la flotte de sortir du Pirée-, c’est faire la bonne interprétation. Et faire la bonne interpréta­tion au moment où il faut, c’est être bon psychanalyste.

Je ne veux pas dire que le politique, c’est le psychanalyste. Platon précisément, avec le Politique, commence à donner une science de la politique, et Dieu sait où ça nous a menés depuis. Mais pour Socrate, le bon politique c’est le psychanalyste. C’est en quoi je réponds à Mannoni.

O. MANNONI : -je ne suis pas absolument d’accord. Il y a une autre branche de l’alternative qui me paraît plus socratique. Périclès et Thémistocle étaient de bons hommes d’État pour une autre raison, c’est qu’ils avaient l’orthodoxa, parce qu’ils étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui des gentle­men. Ils étaient tellement intégrés dans leur milieu social, il y avait pour eux tellement peu de problèmes, tellement peu besoin de science, que c’est presque le contraire.

C’est ce que je suis en train de vous dire, mon cher. Ce n’est pas parce qu’ils étaient psychanalystes de naissance, sans avoir été psychanalysés, qu’ils n’étaient pas de bons psychanalystes.

Ii’ est clair qu’à ce moment-là, ce sont les maîtres seulement qui font l’histoire, et que l’esclave à qui Socrate a voulu faire faire un petit tour de piste n’a rien à dire. Il mettra encore un certain temps à faire Spartacus. Pour le moment, il n’est rien. C’est précisément parce que seuls les gentlemen ont quelque chose à dire dans cette histoire, qu’ils trouvent les mots nécessaires. Et même un type comme Socrate sera mis out parce qu’il est un peu trop sorti de la société des gentlemen. A force d’épistémè, il loupe l’orthodoxa, et on le lui fera payer fort cher, d’une façon imbécile. Mais c’est aussi que, comme l’a fait remarquer Maurice Merleau-Ponty, Socrate y a mis un peu de bonne volonté – il aurait pu, à peu de chose près, les posséder. Peut-être n’avait-il pas tous ses moyens à ce moment? Il avait sans doute ses raisons de s’engager dans une autre forme de démonstration. Après tout, ça n’a pas été si inefficace. Ça a eu un sens symbolique.

 

 

Il nous reste un peu de temps. Avez-vous, Pontalis, quelque chose à nous dire aujourd’hui?

je crois qu’il faut toujours commencer à prendre les questions au plus difficile – ensuite, on n’a plus qu’à descendre. C’est pour cette raison que j’ai voulu que nous commencions par Au-delà du principe du plaisir. Bien entendu, je n’ai pas voulu accabler Pontalis sous la charge de nous donner d’emblée une analyse exhaustive, parce que nous n’arriverons à comprendre ce texte qu’après avoir fait le tour de tout ce que dit Freud concernant le moi, depuis le début de son oeuvre jusqu’à la fin.

je veux vous rappeler qu’il faut cette année que vous lisiez tous, de bout en bout, avec la plus extrême attention les textes suivants. Premièrement, Aus den Anfängen der Psychoanalyse, qui comporte les lettres à Fliess et l’Entwurf, qui est une première théorie psychologique, déjà complète. La grande découverte d’après-guerre, ce sont ces papiers de jeunesse de Freud. Lisez cette Esquisse d’une théorie dite psychologi­que, qui est déjà une métapsychologie, avec une théorie de l’ego. Vous trouverez ça en anglais également, sous le titre Origins of Psycho-analysis. Deuxièmement, la Traumdeutung, tout particulièrement le chapitre intitulé Psychologie des processus du rêve, et ce, dans l’édition allemande ou à défaut dans l’anglaise.

Troisièmement, les textes concernant ce qu’on appelle la seconde métapsychologie de Freud, groupés dans la traduction française sous le titre d’Essais de psychanalyse. Il y a là Au-delà du principe du plaisir, Psychologie collective et analyse du moi, et le Moi et le Ça, qui sont les trois articles fondamentaux pour ce qui est la compréhension du moi.

Quatrièmement, il y a d’autres choses que vous pouvez lire, comme les articles Névrose et psychose, la Fonction du principe de réalité dans la névrose et la psychose, Analyse terminable et interminable.

Cinquièmement, vous devez connaître le dernier travail de Freud, cet essai inachevé qu’on appelle en allemand Abriss der psychoanalyse, qui apporte certains repérages de la façon dont Freud faisait se recouvrir la première division topique qu’il avait donnée du psychisme – incons­cient, préconscient, conscient – et la nouvelle topique du moi, du surmoi et du ça. C’est seulement dans l’Abriss que vous trouverez sur ce point des indications.

Avec cela qui va du tout premier travail de Freud jusqu’au dernier, vous avez l’élément où nous allons tâcher d’opérer pour l’analyse de la théorie freudienne.

O. MANNONI : – Est-ce que je peux signaler dans les Collected Papers le dernier article, Splitting of the ego?

C’est justement de là que sont parties toutes les confusions. Pontalis, vous avez dix minutes pour nous dire les questions que vous a inspirées la première lecture d’Au-delà du principe du plaisir.

M. LEFÈBVRE-PONTALIS : -je vais rappeler d’un mot ce que signifie ce titre. Vous savez qu’Au-delà du principe du plaisir est un essai où Freud découvre que la prédominance qu’il avait d’abord établie du principe du plaisir, lié au principe de constance, selon lequel l’organisme doit pouvoir réduire les tensions à un niveau constant, que ce principe n’est pas exclusif, comme il l’avait d’abord affirmé. Tout se passe comme s’il était en quelque sorte poussé par un certain nombre de faits à aller au-delà de ce qu’il a d’abord affirmé. Mais il est embarrassé, dans ce texte que je ne connaissais pas jusqu’ici.

Il y a d’abord les rêves des traumatisés, c’est-à-dire, fait curieux, que dans les névroses traumatiques il y aura toujours reprise du rêve de la situation traumati­sante. De sorte que l’idée du rêve comme réalisation hallucinatoire de désir s’effondre.

Ensuite, les jeux que les enfants répètent indéfiniment. Il y a l’exemple célèbre de l’enfant de dix-huit mois que sa mère quitte, et qui à chaque fois jette un objet et le récupère -processus de redisparition, de réapparition. L’enfant essaie d’as­sumer un rôle actif dans cette situation.

Le plus important est ce qui se passe dans la situation de transfert, où l’analysé recommence un certain nombre de rêves, toujours les mêmes. Et d’une manière générale, il est amené à répéter au lieu de simplement se remémorer. Tout se passe comme si la résistance ne venait pas, comme Freud l’avait d’abord cru, unique­ment du refoulé, mais uniquement du moi. Et il trouve modifiée sa conception première du transfert. Celui-ci n’est plus seulement défini comme le produit d’une disposition au transfert, mais d’une compulsion de répétition.

Bref,. ces faits amènent Freud à objectiver, et à passer à l’affirmation qu’il y a autre chose que le principe du plaisir, qu’il y a une tendance irrésistible à la répétition, qui transcenderait le principe du plaisir et le principe de réalité, qui, bien qu’opposé d’une certaine façon au principe de plaisir, le compléterait au sein du principe de constance. Tout se passe comme si, à côté de la répétition des besoins il y avait un besoin de répétition, que Freud constate bien plutôt qu’il ne l’introduit.

Là, pas question de suivre Freud dans la tentative biologique qu’il essaie de donner comme infrastructure. Je voudrais simplement poser des questions sur ce que nous avons vu jusqu’ici.

Quelque chose qui m’a frappé – puisque je suis censé tenir le rôle de bouche naïve -, c’est que la tendance à la répétition apparaît définie d’une façon contradictoire.

Elle apparaît définie par son but, et son but, pour prendre l’exemple du jeu de l’enfant, semble être de maîtriser ce qui menace un certain équilibre, d’assumer un rôle actif, de triompher de conflits non-résolus. A ce moment-là, la tendance à la répétition apparaît comme génératrice de tension, comme facteur de progrès, alors que l’instinct, au sens où Freud le dit, n’est au contraire qu’un principe de stagnation. L’idée centrale est que la tendance à la répétition modifie l’harmonie préétablie entre principe de plaisir et principe de réalité, qu’elle conduit à des intégrations de plus en plus larges, qu’elle est donc facteur de progrès humain. Le titre de l’article se justifie alors. La compulsion de répétition serait au-delà du principe du plaisir, puisqu’elle serait la condition d’un progrès humain, au lieu d’être, comme le principe du plaisir, un rapport de sécurité.

Si impasse à l’autre point de vue, si on cesse de définir la tendance de répétition par son but, et qu’on la définit par son mécanisme, elle apparaît comme pur automatisme, comme régression. Pour illustrer cet aspect, Freud prend beaucoup d’exemples empruntés à la biologie. L’aspect tension est illustré par les progrès humains et l’aspect régression est illustré par le phénomène d’hygiène alimentaire.

Voilà la construction que j’ai cru apercevoir entre la tendance à la répétition, facteur de progrès, et la tendance à la répétition, mécanisme. Il ne faut pas renoncer à décrire cette répétition en termes biologiques, et la comprendre en termes uniquement humains. L’homme est amené à la maîtriser par sa mort, sa stagnation, son inertie, dans laquelle il peut toujours retomber.

Seconde question. Cette inertie pourrait être figurée par le moi, que Freud définit très expressément comme le noyau des résistances dam le transfert. C’est un pas dans l’évolution de sa doctrine – le moi dans l’analyse, c’est-à-dire dans une situation qui remet en cause l’équilibre précaire, la constance, le moi présente la sécurité, la stagnation, le plaisir. De sorte que la fonction de liaison dont on parlait tout à l’heure ne définirait pas tout sujet. Le moi, dont la tâche principale est de transformer tout en énergie secondaire, en énergie liée, ne définira pas tout sujet, d’où l’apparition de la tendance à la répétition.

La question de la nature du moi pourrait être liée à la fonction du narcissisme. Là encore, j’ai trouvé certaines contradictions chez Freud, qui parfois semble l’identifier à l’instinct de conservation, et de temps en temps en parle comme d’une sorte de recherche de la mort.

Voilà à peu près ce que je voulais dire. Est-ce que cela a paru, dans sa brièveté, assez intelligible?

Si bref que cela ait été, je considère que la façon dont Pontalis a posé le problème est remarquable, car il vise vraiment au coeur les ambiguïtés auxquelles nous allons avoir affaire, au moins dans les premiers pas de notre tentative de comprendre la théorie freudienne du moi.

Vous avez parlé du principe de plaisir comme équivalent à la tendance à l’adaptation. Vous vous rendez bien compte que c’est justement ce que vous avez mis en cause dans la suite. Il y a une profonde différence entre le principe du plaisir et quelque chose d’autre qui s’en différencie, comme ces deux termes anglais qui peuvent traduire le mot de besoin – need et drive.

Vous avez bien posé la question en disant qu’une certaine façon d’en parler implique l’idée de progrès. Vous n’avez peut-être pas assez mis l’accent sur ceci, que la notion de la tendance à la répétition en tant que drive est très explicitement opposée à l’idée qu’il y ait quoi que ce soit dans la vie qui tende au progrès, contrairement à la perspective de l’optimisme traditionnel, de l’évolutionnisme, ce qui laisse la probléma­tique de l’adaptation – et j’irai même jusqu’à dire celle de la réalité – entièrement ouverte.

Vous avez bien fait de souligner la différence entre le registre biologi­que et le registre humain. Mais ce ne peut avoir d’intérêt que si on s’aperçoit que c’est justement de la confusion de ces deux registres que surgit la question de ce texte. Il n’y a pas de texte qui mette en question à un plus haut degré le sens même de la vie. Cela aboutit à une confusion, je dirais presque radicale, de la dialectique humaine avec quelque chose qui est dans la nature. Il y a là un terme que vous n’avez pas prononcé, et qui était pourtant absolument essentiel, celui d’instinct de mort.     ‘

Vous avez très justement montré que cela n’est pas simplement de la métaphysique freudienne. La question du moi est là tout à fait impli­quée. Vous n’avez fait que l’esquisser – sinon, vous auriez fait ce dans quoi je vais vous conduire cette année.

La prochaine fois j’aborderai la question du moi et du principe du plaisir, c’est-à-dire que je prendrai à la fois ce qui est à la fin de la question de Pontalis, et ce qu’il a rencontré tout au début.

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