Leçon du 11 Décembre 1957
J’ai à vous dire aujourd’hui des choses très importantes. Nous avons laissé les choses la dernière fois sur la fonction du sujet dans le trait d’esprit. Je pense que le poids de mon sujet… sous prétexte qu’ici nous nous en servons …n’est pas pour autant devenu pour vous quelque chose avec lequel on s’essuie les pieds. Quand on se sert du mot « sujet », cela comporte en général de vives réactions très personnelles, quelquefois émotives, chez ceux qui tiennent avant tout à l’objectivité. D’autre part nous étions arrivés à cette sorte de point de concours qui est situé ici et que nous appelons A… autrement dit l’Autre en tant que lieu du code, lieu où parvient le message constitué par le mot d’esprit …par cette voie qui dans notre schéma peut être franchie à ce niveau–là, du message à l’Autre, et qui est la voie de la simple succession de la chaîne signifiante en tant que fondement de ce qui se produit au niveau du discours, c’est–à–dire par cette voie où, dans le texte de la phrase, se manifeste ce quelque chose d’essentiel qui émane, qui est ce que nous avons appelé le « peu de sens ». Cette homologation du « peu de sens » de la phrase… toujours plus ou moins manifeste dans le trait d’esprit …par l’Autre, c’est ce que nous avons indiqué la dernière fois, et sans nous y arrêter, nous contentant de dire que de l’Autre, ce qui est ici transmis, est relancé dans un double agissement qui retourne au niveau du message, ce qui homologue le message, ce qui constitue le trait d’esprit, ceci pour autant que l’Autre a reçu ce qui se présente comme un « peu de sens », il le transforme en ce que nous avons appelé nous–mêmes d’une façon équivoque, ambiguë, le « pas de sens ». Ce que nous avons souligné par-là, ce n’est pas l’absence de sens, ni le non–sens, mais quelque chose qui est un pas dans l’aperçu de ce que le sens montre de son procédé, de ce qu’il a toujours de métaphorique, d’allusif, de ce en quoi le besoin à partir du moment où il est passé par la dialectique de la demande introduite par l’existence du signifiant, ce besoin n’est en quelque sorte jamais rejoint. C’est par une série de pas semblables à ceux par lesquels ACHILLE ne rejoint jamais la tortue, que tout ce qui est du langage procède et tend à recréer ce sens plein, ce sens ailleurs, ce sens pourtant jamais atteint.
Voilà le schéma auquel nous sommes arrivés dans le dernier quart d’heure de notre discours de la dernière fois, qui paraît–il était un peu « fatigué », comme certains me l’ont dit. Mes phrases n’étaient pas terminées aux dires de quelqu’un. Pourtant à la lecture de mon texte je n’ai pas trouvé qu’elles manquaient de queue. C’est parce que j’essaye de me propulser pas à pas dans quelque chose de difficilement communicable, qu’il faut bien que ces trébuchements se produisent. Je m’excuse s’ils se renouvellent aujourd’hui. Nous sommes au point où il nous faut nous interroger sur la fonction de cet Autre, pour tout dire sur l’essence de cet Autre dans ce franchissement que nous appelons… nous l’avons suffisamment indiqué sous le titre du « pas de sens ». ce « pas de sens » en tant qu’il est en quelque sorte le partiel regain de cette plénitude idéale de la demande purement et simplement réalisée d’où nous sommes partis, comme du point de départ de notre dialectique. Ce « pas de sens », par quelle transmutation, transsubstantiation, opération subtile de communion si l’on peut dire, peut–il être assumé par l’Autre ? Quel est cet Autre ? Pour tout dire voilà quelque chose qui nous est suffisamment indiqué par la problématique que FREUD lui–même souligne quand il nous parle du mot d’esprit, avec ce pouvoir de suspension de la question qui fait qu’incontestablement plus je lis… et je ne m’en prive pas …les diverses tentatives qui ont été faites au cours des âges pour serrer de près cette question mystère du mot d’esprit, je ne vois véritablement… à quelque auteur que je m’adresse, et même à remonter à la période féconde, à la période romantique …aucun auteur qui ait seulement rassemblé les éléments premiers, matériels de la question. Une chose comme celle–ci par exemple… à laquelle FREUD s’arrête ici, on peut dire doublement …que d’une part, dit–il avec ce ton souverain qui est le sien et qui tranche tellement sur l’ordinaire timidité rougissante des discours scientifiques : « N’est de l’esprit que ce que je reconnais comme tel. » C’est ce qu’il appelle cette « irréductible conditionnalité subjective de l’esprit », et le sujet est bien là celui qui parle, dit FREUD lui–même. Et d’autre part, mettant en valeur qu’en possession de quelque chose qui est à proprement parler de l’ordre de l’esprit, je n’ai qu’une hâte, je ne puis même recueillir pleinement le plaisir du mot d’esprit, de l’histoire, que si j’en ai fait, si l’on peut dire, l’épreuve sur l’Autre, bien plus : que si j’en ai en quelque sorte transmis le contexte. Il ne me serait pas difficile de faire apparaître cette perspective, cette sorte de jeu de glaces par lequel, quand je raconte une histoire, si j’y cherche vraiment l’achèvement, le repos, l’accord de mon plaisir dans le consentement de l’Autre, il reste à l’horizon que cet Autre racontera à son tour cette histoire, et la transmettra à d’autres, et ainsi de suite… Ces espèces de deux bouts de la chaîne : – « N’a d’esprit que ce que moi–même je ressens comme tel. » mais d’autre part : – « Il n’y a rien de suffisant dans mon propre consentement à cet endroit, que le plaisir du trait d’esprit ne s’achève dans l’Autre et par l’Autre. » Disons… si nous faisons très attention à ce que nous disons, je veux dire si nous ne voyons là nulle espèce de simplification qui pourrait être impliquée dans ce terme …que « l’esprit doit être communiqué » à condition que nous laissions à ce terme de communication une ouverture dont nous ne savons pas ce qui viendra la remplir. Nous nous trouvons donc dans l’observation de FREUD, devant ce quelque chose d’essentiel que nous connaissons déjà, à savoir la question de « ce qu’est cet Autre » qui est en quelque sorte le corrélatif du sujet. Ici nous trouvons cette corrélation affirmée dans une exigence, dans un véritable besoin inscrit dans le phénomène.
Mais la forme de ce rapport du sujet à l’Autre, nous la connaissons déjà. Nous la connaissons déjà depuis qu’ici nous avons insisté sur le mode nécessaire sous lequel notre réflexion nous propose le terme de subjectivité. J’ai fait allusion à cette sorte d’objection qui pourrait venir à des esprits formés à une certaine discipline, et essayant, sous prétexte que la psychanalyse se présente comme science, d’introduire l’exigence que nous ne parlions jamais que de choses objectivables, à savoir sur lesquelles puisse se faire l’accord de l’expérience, et qui par le seul fait de parler du sujet, devient une chose subjective et qui n’est pas scientifique, impliquant par là dans la notion du sujet, cette chose, qui à un certain niveau y est, à savoir : cet en–deça de l’objet qui permet en quelque sorte de lui mettre son support, cet au–delà aussi bien, derrière l’objet, qui nous présente cette sorte d’inconnaissable substance, bref ce quelque chose de réfractaire à l’objectivation dont en quelque sorte votre éducation, votre formation psychologique vous apportent tout l’armement. Naturellement ceci débouche sur des modes d’objections encore beaucoup plus vulgaires, je veux dire l’identification du terme du subjectif avec les effets déformants du sentiment sur l’expérience d’un autre, n’y introduisant d’ailleurs pas moins je ne sais quel mirage transparent qui le fonde dans cette sorte d’immanence de la conscience à soi, où l’on se fie un peu trop vite pour y résumer le thème du cogito cartésien. Bref, toute une série de broussailles qui ne sont là que pour s’interposer entre nous et ce que nous désignons quand nous mettons en jeu la subjectivité dans notre expérience. De notre expérience d’analystes, elle est inéliminable, et d’une façon, par une voie qui passe tout à fait ailleurs que par la voie où l’on pourrait lui dresser des obstacles. La subjectivité, c’est pour l’analyste… pour celui qui procède par la voie d’un certain « dialogue » …ce qu’il doit faire entrer en ligne de compte dans ses calculs quand il a affaire à cet Autre qui peut faire entrer dans les siens sa propre erreur, et non chercher à la provoquer comme telle. Voilà une formule que je vous propose, et qui est assurément quelque chose de sensible. La moindre référence à la partie d’échecs, ou même au jeu de pair et impair, suffit à l’assurer. Disons qu’à en poser ainsi les termes, la subjectivité émerge ou semble émerger… j’ai déjà souligné tout cela ailleurs, il n’est pas utile que je le reprenne ici …à l’état duel, c’est–à–dire dès qu’il y a lutte, ou camouflage dans la lutte ou la parade. Néanmoins, assurément encore nous semblions en voir ici jouer en quelque sorte le reflet. J’ai illustré ceci par des termes, que je n’ai pas besoin de reprendre, je pense, de l’approche et des phénomènes d’érection fascinatoire dans la lutte inter–animale, voire de la parade inter–sexuelle. Nous y voyons assurément une sorte de coaptation naturelle, dont précisément, ce caractère de réciproque approche, d’une conduite qui doit converger dans l’étreinte, donc au niveau moteur, au niveau qu’on appelle « behaviouriste », dans cet aspect tout à fait frappant de cet animal qui semble exécuter une danse. C’est bien ce qui laisse aussi quelque chose d’ambigu à la notion d’intersubjectivité dans ce cas. La fascination réciproque peut être conçue comme simplement soumise à la régulation d’un cycle isolable dans le processus instinctuel, ce qui après le stade appétitif permet d’achever la consommation de la fin instinctuelle qui est à proprement parler recherchée. Nous pouvons le réduire à un mécanisme inné, à un mécanisme de relais inné qui… sans le problème de la fonction de cette captation imaginaire …finit par se réduire dans l’obscurité générale de toute la téléologie vivante et qui… après être un instant surgi de l’opposition si l’on peut dire des deux sujets …peut, à un effort d’objectivation de nouveau s’évanouir, s’effacer. Il en est tout autrement dès que nous introduisons dans le problème les résistances quelconques, sous une forme quelconque, d’une chaîne signifiante. La chaîne signifiante comme telle introduit en ceci une hétérogénéité essentielle, entendez ἑτερογενής… avec l’accent mis sur le [ἑ] ἕτερος [ hétéros ] qui signifie inspiré en grec …et dont en latin l’acception propre est celle du reste, du résidu. Il y a un reste dès que nous faisons entrer en jeu le signifiant, dès que c’est par l’intermédiaire d’une chaîne signifiante que l’un à l’autre s’adressent et se rapportent. Une subjectivité d’un autre ordre s’instaure qui se réfère au lieu de la vérité comme telle, et qui rend ma conduite non plus leurrante mais provocatrice, avec ce A qui y est inclus, c’est–à–dire ce A qui même pour le mensonge, doit faire appel à la vérité et qui peut faire de la vérité elle–même quelque chose qui ne semble pas être du registre de la vérité. Souvenez–vous de cet exemple : « Pourquoi me dis–tu que tu vas à Cracovie quand tu vas vraiment à Cracovie ? » Ceci peut faire de la vérité elle–même le besoin du mensonge, qui bien plus loin encore fait dépendre la qualification de ma bonne foi au moment où j’abats les cartes, c’est–à– dire qui me met sous la coupe de l’appréciation de l’Autre, pour autant qu’il pense surprendre mon jeu alors que précisément je suis en train de le lui montrer, et qui soumet la discrimination de la bravade et de la tromperie à la merci de la mauvaise foi de l’Autre. Ces dimensions essentielles sont de simples expériences de l’expérience quotidienne. Mais, encore qu’elles soient tissées dans notre expérience quotidienne, nous n’en sommes pas moins portés à les élider, à les éluder, et pourquoi ? Pour la raison que tant que l’expérience analytique et la position freudienne ne nous auront pas montré cette hétéro–dimension du signifiant jouer à elle toute seule, tant que nous ne l’aurons pas touchée, réalisée, cette hétéro–dimension, nous pourrons « croire », et nous ne manquerons pas de « croire », et toute la pensée freudienne est imprégnée de cette croyance fondée sur quelque chose qui marque l’hétérogénéité de la fonction signifiante, à savoir ce caractère radical de la relation du sujet à l’Autre en tant qu’il parle. Elle a été masquée jusqu’à FREUD par le fait que nous tenons pour admis en quelque sorte que le sujet parle, si l’on peut dire, selon sa conscience, bonne ou mauvaise, ce qui veut dire que nous pensons que le sujet ne parle jamais sans une certaine intention de signification. L’intention est derrière son mensonge ou sa sincérité, peu importe, mais cette intention est dérisoire, c’est–à–dire que si elle est tenue pour échouée… je veux dire qu’en croyant me la dire le sujet dit la vérité, ou qu’il se leurre, même dans son effort vers l’aveu …il n’en reste pas moins que l’intention était jusqu’à présent confondue dans cette occasion avec la dimension de la conscience, parce qu’elle nous semblait, cette conscience, inhérente à ce que le sujet avait à dire en tant que signification. Le moins que jusqu’ici on ait tenu pour affirmable, c’est que le sujet avait à dire toujours une signification, et de ce fait la dimension de la conscience lui paraissait inhérente. [Cf. Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation ] Les obstacles, les objections au thème de l’inconscient freudien trouvent là toujours leur dernier ressort. Comment prévoir des Traumgedanken telles que FREUD nous les présente, à savoir cette quelque chose qui en somme pour l’appréhension, l’intuition courante, se présente comme « des pensées qui ne sont pas des pensées » ? C’est pour cela qu’une véritable « dés–exorcisation » est nécessaire au niveau de ce thème de la pensée.
Assurément le thème du cogito cartésien garde toute sa force, mais sa nocivité… si je puis dire en cette occasion …tient à ce qu’il est toujours infléchi. Je veux dire que ce « Je pense donc je suis », il est difficile de le saisir à la pointe de son ressort, et il n’est peut–être d’ailleurs qu’un trait d’esprit. Mais laissons–le sur ce plan, nous n’en sommes pas à manifester les rapports de la philosophie avec le trait d’esprit. Le cogito cartésien est effectivement expérimenté dans la conscience de chacun de nous, non pas comme un « Je pense donc je suis », mais comme un « Je suis comme je pense », et bien entendu ceci suppose derrière un « Je pense comme je respire : naturellement ». Je crois qu’il suffit d’avoir la moindre expérience réfléchie de ce qui supporte l’activité mentale de ceux qui nous entourent… et puisque nous sommes des savants, parlons de ceux qui sont attelés aux grandes œuvres scientifiques …pour que nous puissions très vite nous faire la notion que sans doute il n’y a en moyenne pas beaucoup plus de pensées en action dans l’ensemble de ce « corps cogitant » que dans celui de n’importe quelle industrieuse femme de ménage en proie aux nécessités les plus immédiates de l’existence. Le terme, la dimension de « la pensée » n’a absolument rien à faire en soi avec l’importance du discours véhiculé. Bien plus, plus ce discours est cohérent et consistant, plus il semble prêter à toutes les formes de l’absence quant à ce qui peut être raisonnablement défini comme une question posée par le sujet à son existence en tant que sujet. En fin de compte nous revoici affrontés à ceci : qu’en nous un sujet pense, pense selon des lois qui se trouvent être à proprement parler les mêmes que les lois de l’organisation de la chaîne signifiante, que ce « signifiant en action » qui s’appelle en nous l’inconscient, est désigné comme tel par FREUD, et tellement originalisé… séparé de tout ce qui est jeu de la tendance …que FREUD sous mille formes nous répète qu’il s’agit d’une « autre scène psychique ». Le terme est répété à tout instant dans la Traumdeutung, et à la vérité il est emprunté par FREUD à FECHNER. J’ai souligné la singularité du contexte fechnérien qui est loin d’être quelque chose que nous puissions réduire à l’observation du parallélisme psycho–physique, et même aux étranges extrapolations auxquelles FECHNER se livre du fait de l’existence, par lui affirmée, du domaine de la conscIence. Le fait que FREUD emprunte à sa lecture approfondie de FECHNER ce terme d’« autre scène psychique » est quelque chose qui toujours est mis par lui en corrélation avec l’hétérogénéité stricte des lois concernant l’inconscient, par rapport à tout ce qui peut se rapporter au domaine du préconscient, c’est–à–dire au domaine du compréhensible, au domaine de la signification. Cet Autre dont il s’agit, et que FREUD retrouve, qu’il appelle aussi « référence de la scène psychique » à propos du trait d’esprit : c’est celui dont nous avons à poser aujourd’hui la question, c’est celui que FREUD nous ramène sans cesse à propos des voies et du procédé même du mot d’esprit. « Il n’y a pas pour nous – dit–il – possibilité d’émergence de ce mot d’esprit, sans une certaine surprise. » Et en allemand c’est encore plus frappant : ce quelque chose qui rend le sujet en quelque sorte étranger au contenu immédiat de la phrase, ce quelque chose qui se présente à l’occasion par le moyen du non–sens apparent, du non–sens entendu par rapport à la signification dont on peut dire un instant « je ne comprends pas », « je suis dérouté », cette rupture de l’assentiment du sujet par rapport à ce qu’il assume : « il n’y a pas de contenu en quelque sorte véritable à cette phrase ». Ceci est la première étape, nous dit FREUD, de la préparation naturelle du mot d’esprit, et c’est à l’intérieur de cela que va se produire ce quelque chose qui, pour le sujet, va constituer justement cette sorte de générateur de plaisir, de « plaisirogène » qui est le caractère du mot d’esprit. Que se passe–t–il à ce niveau ? Quel est en quelque sorte cet ordre de l’Autre qui est invoqué dans le sujet ? Puisque aussi bien il y a quelque chose d’immédiat en lui que l’on tourne par le moyen du mot d’esprit, la technique de ce mouvement tournant doit nous renseigner sur ce qui est visé, sur ce qui doit être atteint comme mode de l’Autre chez le sujet. C’est à ceci que nous allons nous arrêter aujourd’hui, et pour l’introduire… jusqu’ici je ne me suis jamais référé qu’aux histoires rapportées par FREUD lui–même, ou à peu de choses près …je vais l’introduire maintenant par une histoire qui n’est pas non plus spécialement choisie. Quand j’ai résolu d’aborder cette année devant vous la question du Witz ou du Wit, j’ai commencé une petite enquête. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je l’ai commencée en interrogeant un poète, et un poète qui précisément introduit dans sa prose… comme aussi bien à l’occasion dans des formes plus poétiques …d’une façon toute particulière cette dimension d’un certain esprit spécialement danseur qui habite en quelque sorte son œuvre, et qu’il fait jouer quand il parle à l’occasion… car il est aussi mathématicien …de mathématiques. Pour tout dire j’ai nommé ici Raymond QUENEAU. Et tandis que nous échangions là–dessus nos premiers propos, il m’a raconté une histoire. Comme toujours, il n’y a pas qu’à l’intérieur de l’expérience analytique que les choses vous viennent comme une bague au doigt. J’avais passé toute une année à vous parler de la fonction signifiante du cheval [Cf. séminaire 1956-57, La relation d’objet : la phobie du Petit Hans], dans le trait d’esprit voici ce cheval qui va rentrer d’une façon bien étrange dans notre champ d’attention. L’histoire que QUENEAU m’a racontée, vous ne la connaissez pas : il l’a prise exactement comme exemple de ce qu’on peut appeler les histoires spirituelles longues, opposées aux histoires courtes. C’est toute une première classification, à la vérité nous le verrons, qui conditionne, comme le dit quelque part Jean–Paul RICHTER, le corps et l’âme de l’esprit, à laquelle on peut opposer la phrase du monologue d’HAMLET qui dit que si la concision est prodiguée par le mot d’esprit, elle n’est que son corps et que sa parure. Les deux choses sont vraies parce que les deux auteurs savaient de quoi ils parlaient. Vous allez voir en effet si ce terme d’histoire longue convient à l’histoire de QUENEAU, car le trait d’esprit passe quelque part. Voilà donc l’histoire. C’est une histoire d’examen, de baccalauréat si vous voulez : il y a le candidat, il y a l’examinateur. Parlez–moi – dit l’examinateur – de la bataille de Marengo.
Le candidat s’arrête un instant, l’air rêveur : La bataille de Marengo ? Des morts ! C’est affreux… Des blessés ! C’était épouvantable…
Mais – dit l’examinateur – ne pourriez–vous me dire sur cette bataille quelque chose de plus particulier ?
Le candidat réfléchit un instant, puis répond :
– Un cheval dressé sur ses pattes de derrière, et qui hennissait… L’examinateur surpris, veut le sonder un peu plus loin et lui dit : Monsieur, dans ces conditions voulez–vous me parler de la bataille de Fontenoy ?
La bataille de Fontenoy ? Des morts partout ! Des blessés tant et plus. Une horreur…
L’examinateur intéressé, dit :
Mais Monsieur, pourriez–vous me dire quelque indication plus particulière sur cette bataille de Fontenoy ?
Ouh ! – dit le candidat – un cheval dressé sur ses pattes de derrière, et qui hennissait.
L’examinateur, pour manœuvrer, demande au candidat de lui parler de la bataille de Trafalgar. Il répond:
Des morts ! Un charnier… Des blessés ! Par centaines. Mais enfin Monsieur, vous ne pouvez rien me dire de plus particulier sur cette bataille ? Un cheval… Pardon, Monsieur ! Je dois vous faire observer que la bataille de Trafalgar est une bataille navale. Hou ! Hou ! – dit le candidat – arrière cocotte ! Cette histoire a sa valeur à mes yeux parce qu’elle permet de décomposer, je crois, ce dont il s’agit dans le trait d’esprit. Je crois que tout le caractère à proprement parler spirituel de l’histoire, est dans sa pointe. Cette histoire n’a aucune raison de finir, de s’achever, si elle est simplement constituée par l’espèce de jeu ou de joute dans laquelle s’opposent les deux interlocuteurs. Aussi loin que vous la poussiez d’ailleurs, l’effet est produit immédiatement. C’est une histoire dont nous rions parce qu’elle est comique… elle est comique, je ne veux même pas entrer plus loin dans ce comique, parce qu’à la vérité on a dit tellement de choses énormes sur le comique et particulièrement obscures depuis que Monsieur BERGSON a fait un livre sur le rire dont on peut simplement dire que c’est lisible. Le comique, en quoi cela consiste – t – il ? Limitons – nous pour l’instant à dire que le comique est lié à une situation duelle. C’est en tant que le candidat est devant l’examinateur que cette joute… où bien évidemment les armes sont radicalement différentes… se poursuit, ce quelque chose s’engendre qui tend à provoquer chez nous ce qu’on appelle un « vif amusement ». Est – ce à proprement parler l’ignorance du sujet qui nous fait rire ? Je n’en suis pas sûr. Bien évidemment le fait qu’il y apporte ces vérités premières sur ce qu’on peut appeler une bataille, et qu’on ne dira jamais, au moins quand on passe un examen d’histoire, est quelque chose qui mérite bien qu’on s’y arrête un instant. Mais nous ne pouvons même pas nous y engager, car à la vérité cela nous porterait sur des questions portant sur la nature du comique, et je ne sais si nous aurons l’occasion d’y entrer, si ce n’est pour compléter l’examen du livre de FREUD qui effectivement se termine par un chapitre sur le comique dans lequel il est frappant de voir tout d’un coup FREUD être à cent pieds au – dessous de sa perspicacité habituelle. Et nous nous posons plutôt la question de savoir pourquoi FREUD, pas plus que le plus mauvais auteur axé sur le comique le plus élémentaire, sur la notion du comique, l’a en quelque sorte refusé. Cela servira sans doute à avoir plus d’indulgence pour nos collègues psychanalystes qui eux aussi manquent de tout sens du comique : il semble que ce soit exclu de l’exercice de la profession. Il s’agit donc, semble – t – il… pour autant que nous participons à un effet vivement comique… de quelque chose qui est bien plus la préparation sur la guerre, et c’est sur cela que doit être porté le coup final, ce qui est avant cette histoire, à proprement parler spirituelle. Je vous prie bien d’observer ceci : que même si vous n’êtes pas tellement sensibles… tel ou tel d’entre vous… à ce qui constitue l’esprit de cette histoire, l’esprit tout de même est recelé, gît dans un point : à savoir cette subite sortie des limites de l’épure, à savoir quand le candidat fait quelque chose qui est à proprement parler presque invraisemblable si nous nous sommes mis un instant dans la ligne qui situerait cette histoire dans une espèce de réalité vécue quelconque. Ceci pour le sujet paraît tout d’un coup s’étendre, s’étirer avec des rênes sur cette sorte d’image qui, là, prend presque toute sa valeur quasi phobique. Instant en tout cas homogène… nous semble – t – il, dans un éclair… à ce qui peut être apporté de toutes sortes d’expériences infantiles qui font précisément de la phobie jusqu’à toutes sortes d’excès de la vie imaginée… où nous pénétrons d’ailleurs si difficilement… une même chose. Il n’est pas rare après tout, que nous voyions, rapporté dans toute l’anamnèse de la vie d’un sujet, l’attrait à proprement parler du grand cheval, du même cheval qui descend des tapisseries, debout, l’entrée de ce cheval dans un dortoir où le sujet est là avec cinquante camarades. Cette subite émergence du fantasme signifiant du cheval est ce quelque chose qui fait de cette histoire, l’histoire… appelez – la comme vous voudrez… cocasse ou poétique, assurément en tout cas méritant en l’occasion le titre de spirituelle. Si simplement, comme dit FREUD, cette souveraineté en la matière est la vôtre, du même coup on peut bien la qualifier d’histoire drôle. Qu’elle converge par son contenu à quelque chose qui est apparenté à une forme constatée, repérée au niveau des phénomènes de l’inconscient, n’est dès lors pas pour nous surprendre, c’est ce qui fait le prix d’ailleurs de cette histoire, c’est que son aspect soit aussi net. Mais est – ce à dire que cela suffise à en faire un trait d’esprit ? Voici en quelque sorte décomposés ces deux temps que j’appellerai : sa préparation, et sa pointe finale. Allons – nous nous en tenir là ? Nous pourrions nous en tenir là au niveau de ce qu’on peut appeler d’analyse freudienne. Je ne pense pas que n’importe quelle autre histoire ferait plus de difficulté pour mettre en valeur ces deux temps, ces deux aspects du phénomène, mais là ils sont particulièrement dégagés. En fin de compte je crois que ce qui fait le caractère non pas simplement poétique ou cocasse de la chose, mais proprement spirituel, est quelque chose qui suit précisément ce chemin rétrograde, ou rétroactif, de ce qu’ici nous désignons dans notre schéma par le « pas de sens ». C’est que toute fuyante, insaisissable que soit la pointe de cette histoire, elle se dirige tout de même vers quelque chose. C’est un peu forcer les choses, sans doute, que de l’articuler, mais pour en montrer la direction il faudra bien tout de même l’articuler. C’est que, cette particularité à laquelle le sujet revient avec quelque chose qui pourrait dans un autre contexte n’être plus de l’esprit mais de l’humour, à savoir ce cheval dressé sur ses pattes de derrière et qui hennissait, mais c’est peut – être bien là en effet le vrai sel de l’histoire ! Effectivement de tout ce que nous avons intégré d’histoire dans notre expérience, dans notre formation, dans notre culture, disons bien que c’est là l’image la plus essentielle et que nous ne pouvons pas faire trois pas dans un musée, voir des tableaux de batailles, sans voir ce cheval debout sur ses pattes de derrière et qui hennissait. Depuis qu’il est entré dans l’histoire de la guerre avec, comme vous le savez, un certain éclat, c’est une date dans l’histoire effectivement que le moment où il y a eu des gens debout sur ce cheval, ou chevauchant cet animal qu’on nous représente debout sur ses pattes de derrière et hennissant. Ceci a comporté véritablement à l’époque… c’est – à – dire quelque part entre INACHUS II et INACHUS III, lors de l’arrivée des Achéens sur chevaux… un progrès énorme… c’est – à – dire que ces gens avaient tout d’un coup, par rapport au cheval attelé à des chars une supériorité tactique extraordinaire… jusqu’à la guerre de 1914 où ce cheval disparaît derrière d’autres instruments qui l’ont rendu pratiquement hors d’usage. Donc de l’époque achéenne à la guerre de 1914, ce cheval est effectivement quelque chose d’absolument essentiel à ces rapports, ou à ce commerce inter – humain qui s’appelle la guerre. Et le fait qu’il en soit aussi l’image centrale de certaines conceptions de l’histoire… que nous pouvons précisément appeler l’histoire – bataille… est quelque chose que nous sommes précisément déjà assez bien portés… pour autant que cette période est révolue… à percevoir comme un phénomène à proprement parler dont le caractère signifi
ant a été décanté à mesure que progressait l’histoire. En fin de compte toute une histoire se résume à cette image qui nous apparaît futile à la lumière de cette histoire, et l’indication de sens est bien quelque chose qui comporte qu’après tout il n’y a pas tellement besoin de se tourmenter à propos de la bataille, ni de Marignan, ni de Fontenoy, peut – être un peu plus justement à propos de la bataille de Trafalgar. Bien entendu tout ceci n’est pas dans l’histoire. Il ne s’agit pas de nous enseigner à ce propos une sagesse quelconque concernant l’enseignement de l’histoire, mais l’histoire pointe, se dirige vers… elle n’enseigne pas : elle indique dans quel sens ce « pas de sens » dans l’occasion est dans le sens d’une réduction de la valeur, d’une « dés – exorcisation » de quelque chose de fascinant. Dans quel sens cette histoire agit, et dans quel sens elle nous satisfait, elle nous fait plaisir ? Précisément à propos de cette marge d’introduction du signifiant dans nos significations qui fait que nous en restons serfs d’un certain point, que quelque chose nous échappe après tout au – delà de ce que cette chaîne du signifiant tient pour nous de liaison avec ce quelque chose qui peut aussi bien être dit tout à fait au début de l’histoire : à savoir « Des morts ! des blessés ! » et le fait même que cette sorte de monodie répétée puisse nous faire rire, indique aussi assez bien à quel point nous est refusé l’accès de la réalité, pour autant que nous la pénétrons par un certain biais qui est à proprement parler le biais du signifiant. Cette histoire doit nous servir simplement à cette occasion de repère. FREUD souligne qu’il y a toujours en jeu, dès qu’il s’agit de la transmission du mot d’esprit, de la satisfaction qu’il peut apporter trois personnes. Le comique peut se contenter d’un jeu à deux, dans le mot d’esprit il y en a trois. Cet Autre, qui est le deuxième, est situé en des endroits différents : il est tantôt ici le second dans l’histoire, sans que l’on sache et sans que l’on ait même besoin de savoir si c’est l’écolier ou l’examinateur. Il est aussi bien vous, pendant que je vous le raconte, c’est – à – dire que pendant cette première partie, vous vous laissez un peu mener en bateau, je veux dire dans une direction qui exige vos sympathies diverses, soit pour le candidat, soit pour l’examinateur qui d’une certaine façon vous fascine ou vous met dans une attitude d’opposition par rapport à quelque chose auquel vous voyez que dans cette histoire ici, ce n’est pas tellement notre opposition qui est recherchée, simplement une certaine captivation dans ce jeu où le candidat en fin de compte tout de suite est aux prises avec l’examinateur, et où celui – ci va surprendre le candidat. Et bien entendu c’est ébauché dans d’autres histoires autrement tendancieuses, dans ces histoires de types grivois ou sexuel. Vous verrez : qu’il ne s’agit pas tellement de détourner ce qu’il y a en vous de résistance ou de répugnance dans un certain sens, qu’au contraire de commencer à le mettre en action. En effet, bien loin d’éteindre ce qui en vous peut faire objection… une bonne histoire déjà vous indique que si elle va être grivoise, déjà quelque chose dans son début vous indiquera que nous allons être sur ce terrain… là vous vous préparez, soit à consentir, soit à résister, mais assurément quelque chose en vous s’oppose sur le plan duel, se laisse prendre à ce côté de prestige et de parade qui annonce le registre et l’ordre de l’histoire. Néanmoins quelque chose surviendra d’inattendu, ce qui est toujours sur le plan du langage, bien entendu. Dans cette histoire, le côté jeu de mots, à proprement parler, est beaucoup plus loin poussé : il est presque ici tellement décomposé que nous voyons : d’une part un signifiant pur, le cheval dans l’occasion, et d’autre part nous voyons aussi sous la forme d’un cliché qu’il est beaucoup plus difficile de retrouver ici, l’élément, à proprement parler, jeu de signifiants,… mais néanmoins il est évident qu’il n’y a rien d’autre que cela dans cette histoire. C’est au – delà, c’est pour autant que quelque chose vous surprend qui sera l’équivoque fondamentale, la façon dont dans l’histoire il y a un passage d’un sens à un autre par l’intermédiaire d’un support signifiant… les exemples que j’ai donnés antérieurement sont là suffisamment pour l’indiquer… que ce trou fera atteindre l’étape où c’est comme mot d’esprit que vous frappe ce qui vous est communiqué. Et vous êtes toujours frappé ailleurs que dans l’endroit où d’abord a été en quelque sorte attirée, leurrée votre attention, votre assentiment, votre opposition. Quels que soient les effets, que ce soient : des effets de non – sens, des effets de comique, des effets de participation grivoise à quelque chose de sexuellement excitant,… disons que ce n’est jamais qu’une préparation, que quelque chose… par où on peut dire que ce qu’il y a d’imaginaire, de réfléchi, d’à proprement parler sympathisant dans la communication, la mise en jeu d’une certaine tendance où le sujet est la seconde personne… peut se répartir en deux rôles opposés. Ceci n’est que le support, la préparation de l’histoire. De même tout ce qui attire l’attention du sujet, tout ce qui est éveillé au niveau de la conscience, n’est que la base destinée à permettre à quelque chose de passer sur un autre plan, plan qui se présente lui – même à proprement parler toujours comme plus ou moins énigmatique, surprenant pour tout dire, et c’est en cela que nous nous trouvons sur cet autre plan au niveau de l’inconscient. Donc nous semble – t – il, nous pouvons nous poser le problème… puisqu’il s’agit toujours de quelque chose qui est purement lié au mécanisme comme tel du langage… sur ce plan… où l’Autre cherche et est cherché, où l’Autre est rejoint, où l’Autre est visé, où l’Autre est atteint dans le trait d’esprit.… comment pouvons – nous définir cet Autre ? Après tout si nous nous arrêtons un instant à ce schéma, nous allons nous en servir pour dire des vérités premières et des choses très simples. Ce schéma ne comporte… même une fois que l’on fait quelque chose qui est une grille ou une trame où doivent se repérer essentiellement les éléments signifiants comme tels… quand nous prenons les divers modes ou les diverses formes dans lesquelles peut se classifier le trait d’esprit, nous nous trouvons amenés à des classifications comme celle – ci : le jeu de mots, le calembour à proprement parler, le jeu de mots par transposition ou déplacement de sens, le trait d’esprit par transposition ou déplacement de sens, le trait d’esprit par ce qu’on appelle la petite modification dans un mot qui suffit à éclairer quelque chose et à faire surgir une dimension inattendue… Enfin… quels que soient les éléments classificatoires que nous introduisons, nous avons tendu avec FREUD à les réduire à des termes qui s’inscrivent dans le registre du signifiant. Est – ce à dire qu’en fin de compte une machine, située quelque part en α [Autre] ou en M [Message]… c’est – à – dire recevant des deux côtés par exemple la mesure de décomposer les voies d’accès par où se forme le terme « famillionnaire » dans le premier exemple que nous avons pris, ou au contraire dans l’autre exemple celui du « Veau d’or », le passage du « Veau d’or » au veau de boucherie… est en quelque sorte capable d’authentifier, d’entériner comme telle… si nous la supposons suffisamment complexe pour faire l’analyse exhaustive complète des éléments de signifiant… si elle est capable d’accuser le coup et de dire « ceci est un trait d’esprit », c’est – à – dire que pour une certaine façon l’égal du message par rapport au code est juste ce qui convient pour
que nous soyons dans les limites, au moins possibles, de quelque chose qui s’appelle un trait d’esprit. Bien entendu cette imagination n’est là que produite d’une façon purement humoristique. Il n’en est pas question, la chose va de soi. Qu’est – ce à dire ? Est – ce que cela suffit à ce que nous disions qu’il faut en somme que nous ayons en face de nous un homme ? Bien sûr, cela peut aller de soi, et nous en serons très contents. Si nous nous disons cela, cela correspond à peu près en masse à l’expérience, mais justement parce que, pour nous, le terme de « l’inconscient » existant avec son énigme : « l’homme », c’est justement la sorte de réponse qu’il nous faut décomposer. Nous commencerons par dire qu’il nous faut en face de nous un sujet réel. Ceci indique que puisque c’est dans cette direction de sens que gît le rôle du trait d’esprit, ce sens… nous l’avons déjà indiqué et affirmé… ne peut être conçu que par rapport à l’interaction d’un signifiant et d’un besoin. Autrement dit, pour une machine, l’absence de cette dimension du besoin est ce qui fait objection et obstacle à ce que d’aucune façon elle entérine le mot d’esprit. Nous voyons donc bien que c’est situé au niveau de la question, mais pouvons – nous dire pour autant que ce quelqu’un de réel doit avoir avec nous des besoins homogènes ? Ce n’est pas quelque chose qui est forcément indiqué dès le départ de notre démarche puisqu’en somme dans le trait d’esprit ce besoin ne sera nulle part désigné et que, ce que le trait d’esprit désigne, ce vers quoi il porte, est quelque chose qui est une distance précisément entre le besoin et ce quelque chose qui est mis en jeu dans un certain discours, et qui de ce fait – même nous met à une distance d’une série infinie de réactions par rapport à ce qui est à proprement parler le besoin. Voilà donc une première définition. Il faut que ce sujet soit un sujet réel. Dieu, animal ou homme ? Pour tout dire nous n’en savons rien. Et ce que je dis est tellement vrai, que toutes les histoires de surnaturel qui n’existent pas non plus pour rien dans le folklore humain ne laissent pas du tout exclu que l’on puisse faire de l’esprit avec « une fée » ou avec « un diable », avec quelqu’un qui est en quelque sorte posé comme ayant des rapports tout à fait différents, dans son réel, que ceux qui précisent les besoins humains. Assurément vous me diriez que ces êtres plus ou moins verbaux de pensée, sont tout de même plus ou moins tissés d’images humaines. Je n’en disconviens pas ! C’est même bien de cela qu’il s’agit ! Car en somme nous nous trouvons entre ces deux termes : d’abord d’avoir affaire à un sujet réel, c’est – à – dire à un vivant, d’autre part d’être un vivant qui entend le langage, et même bien plus, qui possède un stock de ce qui s’échange verbalement des usages, des emplois, des locutions, des termes, sans quoi bien entendu il ne serait pas question que nous entrions avec lui, d’aucune façon, en communication par le langage. Qu’est – ce que le trait d’esprit nous suggère et nous fait en quelque sorte toucher ? C’est que ce sont les images, telles qu’elles sont dans l’économie humaine, c’est – à – dire avec cet état de déconnexion, avec cette apparente liberté qui permet entre elles toutes ces coalescences, ces échanges, ces condensations, ces déplacements, cette jonglerie que nous voyons au principe de tant de manifestations qui font à la fois la richesse et l’hétérogénéité du monde humain par rapport au réel biologique, que nous prenons dans la perspective analytique très souvent comme système de référence. Que dans cette liberté des images il y a quelque chose… que nous ne voulions le considérer comme primitif, c’est – à – dire comme conditionné par une certaine lésion première de l’interrelation de l’homme et de son entourage… cette chose que nous avons tenté de désigner dans la prématuration de la naissance, dans ce rapport essentiel qui fait que c’est à travers l’image de l’autre que l’homme trouve l’unification même de ses mouvements les plus élémentaires. Que ce soit là ou que ce soit ailleurs que cela parte, ce qu’il y a de certain, c’est que ces images… dans leur état d’anarchie caractéristique dans l’ordre humain, dans l’espèce humaine… sont agies, sont prises, sont utilisées par le maniement signifiant, et que c’est à ce titre qu’elles passent dans ce qui est en jeu dans le trait d’esprit. Ce qui est en jeu dans le trait d’esprit, ce sont ces images en tant qu’elles sont devenues des éléments signifiants plus ou moins usuels, plus ou moins entérinés dans ce que j’ai appelé le trésor métonymique, dans ce que l’Autre est supposé connaître de la multiplicité de leurs combinaisons possibles, d’ailleurs tout à fait abrégées, élidées, purifiées disons même quant à la signification. C’est de toutes les implications métaphoriques qui sont en quelque sorte d’ores et déjà empilées et comprimées dans le langage, qu’il s’agit. C’est du langage pour tout ce qu’il porte en lui dans ses temps de création significative, mais à l’état non actif, latent. C’est cela qui va être recherché. C’est cela que j’invoque dans le trait d’esprit, que je cherche à éveiller dans l’Autre, dont je confie en quelque sorte à l’autre le support, et pour tout dire je ne m’adresse à lui que pour autant que ce que je fais entrer en jeu dans mon trait d’esprit est quelque chose que je suppose déjà reposer en lui : ce trésor métonymique il l’a. Pour prendre un des exemples que prend FREUD à propos d’un « homme d’esprit » célèbre de la société de Vienne, à propos d’un mauvais écrivain qui inonde les journaux de Vienne de ses productions sur les histoires de Napoléon et de ses descendants. Le personnage dont FREUD nous parle a une particularité physique, celle d’être roux. On peut traduire le mot allemand en français en disant que ce personnage dit des fadaises et qu’il est roux : ce « rouquin filandreux » a – t – on traduit dans la traduction française, qui s’étire tout au long des histoires des napoléonides. Et FREUD de s’arrêter et de dire : nous voyons la décomposition possible en deux plans : c’est d’une part ce qui fait le sel de cette histoire, c’est la référence au « fil rouge » qui traverse tout le journal. Métaphore elle – même poétique, que – comme vous le savez – GŒTHE a emprunté à ce fil rouge qui permet de reconnaître le moindre petit bout de cordage… fût – il dérobé, et surtout s’il est dérobé… des vaisseaux de sa majesté britannique au temps où la marine à voiles faisait un grand usage des cordages, et qui fait que grâce à ce fil rouge quelque chose authentifie absolument une certaine espèce de matériel à une certaine appartenance. C’est bien de même cette métaphore plus célèbre pour les sujets germanophones qu’elle ne peut l’être pour nous – mêmes, mais je suppose qu’assez d’entre vous ont… au moins par cette citation… eu en fait, vent… peut – être même sans le savoir… de ce passage des Affinités électives de GŒTHE qui fait que vous comprenez ce dont il s’agit, que dans le jeu, entre ce fil rouge et ce personnage filandreux qui dit des fadeurs, est logée cette réplique plus ou moins dans le style de l’époque. Cela peut faire beaucoup rire à un certain moment, dans un certain contexte… et c’est là que je veux en venir d’ailleurs… dans un certain contexte que l’on peut appeler à tort ou à raison « culturel », qui fait qu’une chose passe pour une pointe réussie, pour un trait d’esprit. Ce que FREUD à l’occasion nous dit, c’est qu’à l’abri du trait d’esprit quelque chose s’est satisfait, qui est cette tendance agressive du sujet qui ne se manifesterait pas autrement. Il ne se serait pas permis de parler aussi grossi
èrement d’un confrère en littérature si, à l’abri du trait d’esprit, la chose n’était pas possible. Bien sûr ce n’est qu’une des faces de la question, mais il est clair qu’il y a une très grande différence entre le fait de proférer purement et simplement une injure, et le fait de s’exprimer dans ce registre. S’exprimer dans ce registre, c’est faire appel chez l’Autre à toutes sortes de choses qui sont supposées être pour lui de son usage, de son code le plus courant. C’est exprès pour vous donner la perspective, que j’ai pris cet exemple emprunté à un moment spécial de l’histoire de la société de Vienne. C’est pour autant que ce fil rouge est quelque chose qui est immédiatement accessible à tout le monde… et je dirai jusqu’à une certaine façon flatte en chacun ce quelque chose qui est là comme un symbole commun, un désir de reconnaissance, tout le monde sait de quoi il s’agit… et en évoquant ce fil rouge quelque chose d’autre est indiqué, dans la direction du mot d’esprit, qui met en cause pas simplement le personnage, mais aussi bien une certaine valeur très particulièrement, et très questionnable, qui peut être définie en ceci : les gens qui sont essayistes… ou qui prennent l’histoire sous un certain angle anecdotique… ce sont les mêmes aussi qui ont l’habitude d’y mettre comme thème de fond quelque chose où n’apparaît que trop : l’insuffisance de l’auteur, la pauvreté de ses catégories, voire la fatigue de sa plume. Bref un certain style de production à la limite de l’histoire, et précisément de cette production qui encombre les revues [sic]. C’est quelque chose qui est assez caractérisé, assez indiqué dans ce mot d’esprit, pour nous montrer les mêmes caractères de direction, de sens qui n’achèvent pas son terme, mais qui est précisément ce qui pourtant est visé dans le mot d’esprit qui lui donne sa portée et sa valeur. Nous voici donc en position de dire… à l’opposé de ce fait que le vivant doit être le vivant réel… que cet Autre est essentiellement un lieu symbolique, il est justement celui du trésor, disons de ces phrases… ou voire même de ces « idées reçues »… sans lesquelles le trait d’esprit ne peut pas prendre sa valeur et sa portée. Mais observons qu’en même temps ce n’est pas en lui… quoique ce soit précisément accentué comme signification… que c’est visé. Quelque chose au contraire se passe au niveau de ce trésor commun de catégories, et que le caractère que nous pouvons appeler « abstrait » de ce trésor commun : je fais allusion très précisément à l’élément de transmission qui fait qu’il y a là quelque chose qui est supra – individuel d’une certaine façon, qui se relie par une communauté absolument indésirable avec tout ce qui séparait, depuis l’origine de la culture le caractère singulièrement immortel, si l’on peut dire, de ce à quoi on s’adresse quand on vise le sujet au niveau des équivoques du signifiant. C’est quelque chose qui est vraiment l’autre terme, l’autre pôle, des pôles entre lesquels se pose la question de savoir qui est l’Autre. Cet Autre, il nous faut bien sûr : qu’il soit réel, que ce soit un être vivant, de chair, encore que ce ne soit tout de même pas sa chair que je provoque, que d’autre part il y a là quelque chose aussi de quasi « anonyme » dans ce à quoi je me réfère pour l’atteindre et pour susciter son plaisir en même temps que le mien. Quel est le ressort qui est là entre les deux, entre ce réel et entre ce symbolique : la fonction de l’Autre, qui est à proprement parler mise en jeu ? Assurément il y en a assez pour nous dire que cet Autre, c’est bien l’Autre comme lieu du signifiant. Mais de ce lieu du signifiant je ne fais surgir qu’une direction de sens, qu’un « pas de sens » [→], où est véritablement, et au dernier terme, le ressort de ce qui est actif. Je crois que nous pouvons dire qu’ici assurément le trait d’esprit se présente comme « une auberge espagnole », ou plus exactement… comme il faut y apporter son manger, on y trouve le vin… là c’est plutôt le contraire : c’est moi qui dois apporter le vin de la parole car je ne le trouverai pas, même si je consomme… d’une façon plus ou moins bouffonne et comique… mon adversaire. Mais ce vin de la parole, il est toujours présent, toujours là dans tout ce que je dis, je veux dire que d’habitude le trait d’esprit est là ambiant dans tout ce que je suis en train de raconter dès lors que je parle, et je parle forcément dans le double registre de la métonymie et de la métaphore. Ce « peu de sens » et ce « pas de sens » sont tout le temps en train de s’entrecroiser à la façon dont ces mille navettes, dont quelque part FREUD fait référence dans la Traumdeutung se croisent et se décroisent. Ce vin de la parole, je dirai que d’habitude il se répand dans le sable. Ce qui se passe dans cette communion toute spéciale entre le « peu de sens » et le « pas de sens », qui se produit entre moi et l’Autre à propos du trait d’esprit, c’est bien en effet quelque chose comme une communion… et concernant notre opposition, sans doute, elle, plus spécifiquement humanisante qu’aucune autre, mais si elle est humanisante c’est précisément que nous partons d’un niveau des deux côtés très inhumain… c’est cette communion où j’indique l’Autre. Je vous dirai que j’ai d’autant plus besoin de son concours que c’en est lui – même le vase, ou le GRAAL, et c’est justement parce que ce GRAAL est vide, je veux dire que je ne m’adresse en lui à rien qui soit spécifié, je veux dire qui nous unisse à ce moment – là dans une communion quelle qu’elle soit, vers un accord de désir ou de jugement quelconque, mais que c’est uniquement une forme. Et une forme constituée par quoi ? Constituée par la chose dont il s’agit toujours à propos du trait d’esprit, et qui dans FREUD s’appelle les inhibitions. Ce n’est pas pour rien que dans la préparation de mon trait d’esprit, j’évoque quelque chose qui tend chez l’Autre à le solidifier dans une certaine direction. Ce n’est encore qu’une coque par rapport à quelque chose de plus profond qui est justement lié à ce stock des métonymies sans lequel assurément je ne peux pas dans cet ordre absolument rien communiquer à l’Autre. En d’autres termes, pour que mon trait d’esprit fasse rire l’Autre, il faut… comme quelque part le dit BERGSON et c’est la seule chose bonne qu’il y ait dans Le rire… qu’il soit de la paroisse. Qu’est – ce que cela veut dire ? Le terme même de « paroisse » ne sera pas peu pour nous aider à progresser dans la compréhension de ce dont il s’agit. Je ne sais si vous connaissez l’origine du mot paroisse. C’est bien singulier, mais depuis que les étymologues se sont penchés dessus, ils n’ont jamais pu savoir par quel miracle une chose qui était au départ παροίκια [paroïkia]… à savoir les gens qui ne sont pas de la maison, je veux dire la maison de la terre, qui sont d’un autre monde, qui ont leur racine dans un autre monde, les chrétiens nommément, car le terme est apparu avec le christianisme… s’est, si l’on peut dire, métaphorisée par un autre terme qui a inscrit son élément signifiant dans un χ [ki] qui se retrouve dans la parrocchia italienne, à savoir le πάροχος [parokos] en grec, c’est – à – dire le pourvoyeur, l’intendant à qui les fonctionnaires de l’Empire savaient devoir s’adresser pour qu’on leur procure à peu près tout ce qu’un fonctionnaire de l’Empire pouvait désirer, et dans les temps si bénis de la paix romaine, cela pouvait aller très loin. Nous voici donc au niveau désigné par ce terme ambigu « de la paroisse », qui met bien en valeur la limitation du champ où agit un trait d’esprit. Vous voyez bien que tous les traits d’esprit ne font pas le même effet partout et tout le temps, puisque celui du fil rouge ne
vous a fait qu’un faible effet à côté de « l’histoire du candidat » de tout à l’heure. Tels que vous êtes ici constitués comme public, il était tout à fait naturel qu’une chose aussi « de la paroisse » que le baccalauréat ou n’importe quel examen, soit bien de nature à servir de contenant à ce qui avait à être véhiculé, à savoir une direction de sens. Sans doute, pour autant qu’elle n’en atteint aucun, cette direction n’est que la distance qui reste toujours entre tout sens réalisé et ce que je pourrais appeler un idéal plein – sens. J’ajouterai un jeu de mots de plus. La façon dont se constitue cet Autre au niveau du trait d’esprit, c’est ce que nous connaissons par l’usage de FREUD, qui l’appelle censure, et qui porte sur le sens. L’Autre se constitue comme un filtre qui met ordre et obstacle à ce qui peut être reçu ou simplement entendu. Il y a des choses qui ne peuvent pas être entendues, ou qui habituellement ne sont plus jamais entendues, et que le mot d’esprit cherche à faire entendre quelque part, en écho. Pour les faire entendre en écho, il se sert justement de ce qui y fait obstacle, comme de je ne sais quelle concavité réflectrice. C’est déjà à cette métaphore que j’étais arrivé tout à l’heure, à l’intérieur de laquelle quelque chose résiste, quelque chose qui est entièrement faite d’une série de cristallisations imaginaires chez le sujet. Nous ne sommes pas surpris de voir les choses se produire à ce niveau. Le petit autre, pour appeler les choses par leur nom, participe à la possibilité du trait d’esprit, mais c’est à l’intérieur de la résistance du sujet… que pour une fois, et c’est pour nous fort instructif, je cherche plutôt à susciter… que va se faire entendre quelque chose qui retentit beaucoup plus loin, et qui fait que le trait d’esprit va directement résonner dans l’inconscient.