mardi, novembre 5, 2024
Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 10 mars 1965

Leçon du 10 mars 1965

Nous sommes restés, la dernière fois, au seuil de la demande, de la demande qui nous importe, de la demande analytique, de cette demande où s’inscrit le deuxième étage de ce que, dans la matrice que j’ai rappelée la dernière fois au tableau, de ce qui, dans cette matrice, s’inscrit comme frustration; de ce qui, dans la théorie analytique moderne, s’affirme effectivement comme central dans une dialectique prise sous ce terme, expressément, la frustration.

Le vague dans lequel se soutient cette dialectique – qui s’origine doctrinale­ment dans une référence au besoin du sujet, besoin dont l’inactualité serait ce qui est à rectifier dans la manœuvre du transfert – c’est ceci qui nous pousse, qui nous a poussé, depuis le temps que nous développons notre enseignement, à en démontrer les insuffisances génératrices d’erreur. Pour rectifier cette conception, nécessaire en effet, de la fonction de la demande, dans une plus juste référence à ce qu’il en est effectivement de la fonction du transfert, c’est pour cela que nous essayons d’articuler d’une façon plus précise ce qui se passe, de par l’effet de la demande. Et comment ceci ne serait-il pas exigé, si l’on s’aperçoit qu’à référer à cette dialectique de la frustration tout ce qui se passe à l’intérieur de la thérapeutique, on désarrime, on laisse aller à la dérive, on lais­se en quelque sorte décrocher, au niveau d’un horizon théorique, tout ce qui est le départ, le fondement, la racine du message freudien, à savoir ce par quoi il s’origine dans le désir et la sexualité.

Ce en quoi, au « je pense » du sujet du cogito, il substitue un « je désire » qui ne se conçoit en effet que comme l’au-delà inconnu, toujours non-su par le sujet, de la demande, cependant que la sexualité, qui est le fondement par quoi le sujet, le sujet en tant qu’il pense, se situe, se supporte de la fonction du désir, par quoi ce sujet est celui qui, à l’origine de son statut, est posé par Freud comme celui auquel étrangement le principe du plaisir permet radicalement d’halluciner la réalité. Ce statut, ce départ, le sujet comme désirant en tant qu’il est sujet sexuel, qui est ce par quoi, dans la doctrine de Freud, la réalité, origi­nellement, fondamentalement, radicalement s’hallucine, c’est ceci qu’il s’agit d’accorder, de rappeler, de coordonner, de représentifier dans la doctrine de ce qui se passe dans l’analyse elle-même.

Nous ne le pouvons pas, à nous référer à l’opacité de la chose sexuelle, de la jouissance qui ne motive que de la façon la plus obscure, la plus mystagogique, la chose dont il s’agit et que j’ai appelée quelque part la chose freudienne 78. Il n’y a là, offert à la compréhension, que précisément ce qui donne à ce mot son sens dérisoire, à savoir qu’on ne commence bien à comprendre qu’à partir du moment où on ne comprend plus rien. Aussi bien, comment une technique, qui est essentiellement une technique de parole, s’infatuerait-elle de s’intro­duire dans ce mystère si elle n’en contenait pas elle-même le ressort? C’est pourquoi il est indispensable de prendre comme référence la référence la plus opposée en apparence à cette obscurité qualifiée faussement d’affective. C’est pourquoi le départ, le fondement radical de la fonction du sujet, en tant qu’il est celui que détermine le langage, est le seul départ qui peut nous donner le fil conducteur qui nous permette à chaque instant de nous repérer dans un champ.

Il peut paraître étrange à certains que nos références cette année aient frôlé ce que, plus ou moins proprement, j’entends de-ci de-là, par bribes, avec un ton de plainte, qualifier de hautes mathématiques. Hautes ou basses qu’importe, il est certain que ce n’est pas pour être, comme elle l’est, située à un niveau d’élé­ment que ce soit là en effet qu’elle soit la plus facile. Et n’en doutez pas, cette malheureuse petite bouteille, bouteille dite de Klein, prononcé klaïn, ou de Klein prononcé klin, comme je prononce, dont je vous fais état cette année, il semble… il semble qu’aux mathématiciens eux-mêmes qui s’occupent de ce domaine assez nouveau – pas si nouveau, tout dépend de la référence où l’on se tient dans l’histoire – il semble qu’elle n’ait pas en effet, si je les en crois eux-mêmes avec qui j’en discute quelquefois, qu’elle n’ait pas, cette petite bouteille, livré tous ses mystères encore. Qu’importe! Ce n’est pas hasard si c’est là que nous devons chercher notre référence, puisque la mathématique, la mathématique dans son développe­ment de toujours, depuis son origine euclidienne comme vous le savez, car la mathématique est de naissance grecque, et toute son histoire ne peut dénier qu’elle en porte la trace originelle, la mathématique, à travers toute son his­toire, et toujours de façon plus éclatante, plus submergeante à mesure que nous approchons de l’époque de nos jours, manifeste ceci, qui nous intéresse au plus haut degré, c’est que, quel que soit le parti que prenne telle ou telle famille d’esprit dans les mathématiques, préservant, ou au contraire tendant à exclure, à réduire, à anathématiser même l’intuitif, ce noyau intuitif qui, assu­rément est là, irréductible, et donne à notre pensée cet indispensable support des dimensions de l’espace, fantasmagorie insuffisante du temps linéaire, les éléments plus ou moins bien articulés dans l’Esthétique transcendantale de Kant.

Il reste que sur ce support, où vous le voyez je n’ai point inclus le nombre, encore que ce nombre, intuitif ou pas, nous offre un noyau tellement encore plus résistant, de consistance, d’opacité, vous le voyez, tout l’effort, dont il s’agit de savoir s’il réussit aux mathématiciens, est, de ce nombre d’opérer cette réduction logique qui, si réussie que chez certains elle nous apparaisse, nous laisse pourtant suspendus à quelque chose dont les mathématiciens témoignent qu’il reste irréductible, ce quelque chose qui fait appeler ces nombres du prédicat de nombres naturels. Mais il reste et, je le souligne, témoigné de la façon la plus éclatante tout ce qui s’est construit de plus récemment, et dont vous devez bien avoir l’idée de la dimension, du foison­nement fabuleux qu’il représente depuis environ un siècle, qu’on saisit là ce qui déjà est saisissable au niveau d’Euclide, c’est que, c’est par la voie de l’exi­gence logique qui fait que, de l’opération, quelle qu’elle soit, de la construc­tion mathématique, tout doit être dit, et d’une façon qui résiste à la contra­diction.

Et ce tout doit être dit… c’est-à-dire, quelle que soit la bribe, le support exténué d’intuition qui reste en ce quelque chose qui assurément n’est pas le triangle dessiné au tableau ni découpé dans un papier, et qui pourtant reste support visualisable, imagination du rapport des deux dimensions conjointes qui suffisent pour le subjectiver, que néanmoins de la moindre opération, celle d’une translation, d’une superposition, il faut que nous justifiions en mots ce qui légitime cette application d’un côté sur un côté, et de telle ou telle des éga­lités sur lesquelles nous établirons les vérités, à propos de ce triangle, les plus élémentaires, ce tout doit être dit qui nous porte maintenant que nous avons appris, non seulement à manipuler mais à construire de bien d’autres choses d’une autre complication que le triangle nous savons que, ce tout doit être dit, c’est à partir de là que s’est construit, élaboré, échafaudé tout ce qui, de nos jours nous permet, cette mathématique, de la concevoir dans cette extraordi­naire liberté qui ne se définit que par ce qu’on appelle le corps, c’est-à-dire l’ensemble de signes qui constitueront ce autour de quoi, pour une théorie, autour de quoi nous cernerons cette limite, nous imposant de ne nous servir que de ces éléments individualisés par des lettres, plus quelques signes qui les conjoindront. Ceci s’appelle le corps d’une théorie. Vous y introduisez l’égali­té quelconque d’une des équations empruntées à ce corps avec quelque chose de nouveau, purement conventionnel, par où vous lui donnez son extension, et à partir de là ça marche, c’est fécond. Vous êtes, à partir de là, capable de conce­voir des mondes, non seulement à quatre dimensions, mais à six, à sept… On me rappelait récemment que le dernier prix accordé, prix Nobel des mathéma­tiques, qui s’appelle le prix Fields, l’a été à un monsieur qui démontre qu’à par­tir de la septième dimension, la sphère, qui jusque là était restée tout à fait homologue à la sphère des trois dimensions, la sphère change complètement de propriétés; ici, plus aucun support intuitif; nous n’avons plus que le jeu de purs symboles.

Or ce tout à dire, épuisant, car à propos du moindre théorème, ce tout à dire nous entraîne à écrire des volumes, cette fécondité du tout à dire… dont je par­lai récemment avec un mathématicien; c’est de lui qu’est sorti le cri : « Mais après tout, est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose qui a un certain rapport avec ce que vous faites en psychanalyse ? » Qu’est-ce que je lui réponds ? «Justement! » D’un autre côté, ce tout à dire, une fois que c’est fait, n’intéresse plus le mathé­maticien. Le mathématicien et aussi bien ceux qui l’imitent à l’occasion, les meilleurs des phénoménologues, comme le dit quelque part Husserl, et juste­ment dans ce petit volume sur L’origine de la géométrie 66, il y a, une fois que c’est fait, ce vraiment tout dit, il l’est une fois pour toutes; on n’a plus qu’à l’en­tériner, qu’à en mettre le résultat là, quelque part, et à partir avec ce résultat. Ce côté évanouissant du tout dit épuisé, sur un point dont il reste la construction, quel peut en être l’homologue, ou plus exactement la différence, quand il s’agit de ce tout dire, si c’est là aussi la direction où nous devons chercher notre effi­cacité opératoire? Assurément, ici apparaît la différence, car autrement, en quoi besoin de recommencer pour chacun l’exploration de ce rapport, pourtant rap­port de dire, qu’est la psychanalyse?

C’est pourquoi l’interrogation radicale sur ce qu’il en est du langage réduit à son instance la plus opaque, l’introduction du signifiant, nous a porté dans cet intervalle entre le zéro et le un, où nous voyons quelque chose qui va plus loin qu’un modèle, qui est le lieu où nous faisons plus que de le pressentir, où nous l’articulons, que s’instaure, vacillante, l’instance du sujet comme tel, d’abord suffisamment désignée par les ambiguïtés où ce zéro et ce un restent, dans les lieux mêmes de la plus extrême formulation logistique. J’hésite à faire références trop rapides et qui ne peuvent toucher que certaines oreilles, avec le fait que le zéro ou le un, naissant au dernier terme, soient bien effectivement articulés, pourquoi c’est l’un ou l’autre, selon les opérations, c’est l’un ou l’autre qui représentera ce qu’on appelle, dans la formalisation des dites opéra­tions, l’élément neutre? Ou bien encore, que c’est dans l’intervalle du zéro et du un que se situe ce quelque chose par où, dans l’ensemble, des nombres rationnels se différencient. De l’intervalle entre le zéro et le un nous pouvons démontrer l’existence d’un non-dénombrable, ce qui n’est pas le cas hors de ces limites.

Mais qu’importe si, une fois rappelé, situé – et quitte, avec certains, à en vérifier plus radicalement les fondements – nous avons ce statut; qui ne remarque que, quelque degré de logification, de purification de l’articulation symbolique où nous arrivions en mathématiques, il n’y a nul moyen d’en poser devant vous le développement sur un tableau noir, en quelque sorte à la muet­te ? Il me serait impossible, si j’étais ici en train de vous faire un cours de mathé­matiques, de vous faire suivre et entendre – la chose est de tous les mathéma­ticiens reconnue – à la muette, en mettant simplement au tableau la succession des signes. Il y a toujours un discours qui doit l’accompagner, ce développe­ment, en certains points de ses tournants, et ce discours est le même que celui que je vous tiens pour l’instant, à savoir un discours commun, dans le langage de tout le monde. Et ceci signifie, le seul fait que ça ait… ceci signifie qu’il n’y a pas de métalangage; que le jeu rigoureux, la construction des symboles s’ex­trait d’un langage qui est le langage de tous dans son statut de langage; qu’il n’y a pas d’autre statut du langage que le langage commun, ce qui est aussi bien celui des gens incultes et celui des enfants.

On peut saisir ce qu’il en résulte concernant le statut du sujet, sur la base de ce rappel, et tenter de déduire la fonction du sujet de ce niveau de l’articulation signifiante, de ce niveau du langage que nous appellerons lits, en l’isolant, en l’isolant proprement de cette articulation même et comme tel; qu’ici le sujet, situé quelque part entre le zéro et le un, se manifeste ce qu’il est, et que vous me permettrez un instant d’appeler, pour faire image, l’ombre du nombre. Si nous ne saisissons pas le sujet à ce niveau dans ce qu’il est, qui s’incarne dans le terme de privation, nous ne pourrons pas faire le pas suivant qui est d’appréhender ce qu’il devient dans la demande, dans la phasis en tant qu’il s’adresse à l’Autre, c’est-à-dire que nous ne saisirons que l’ombre la plus insuffisante pour le coup de ce qui se passe quand le sujet, non pas use du langage, mais en surgit. Dans l’introduction d’une sorte de petit apologue emprunté, non pas au hasard, à une nouvelle de cet extraordinaire esprit qu’est Edgar Poe, La lettre volée notamment 76, qui en raison d’une certaine résistance qu’elle offre à ces sortes d’élucubrations pseudo-analytiques à propos desquelles on ne peut que penser que devrait être renouvelé, dans le domaine de l’investigation, quelque chose d’équivalent à ce que vous voyez sur les murailles, DÉFENSE DE DÉPO­SER DES ORDURES… La lettre volée, à l’exception des autres productions de Poe, semble assez bien se défendre elle-même puisque, dans un certain livre que beaucoup connaissent, en deux volumes, sur Edgar Poe  15, par une per­sonne attitrée, La lettre volée n’a pas parue propre au dépôt de déjection, La lettre volée est en effet quelque chose d’autre. Ce passage subtil, cette sorte de sort fatal, d’aveuglement qu’un petit bout de papier couvert de signes, d’une lettre dont il ne faut pas qu’elle soit connue, ce qui veut dire que même ceux qui la connaissent, c’est-à-dire tout le monde, doit s’arranger à ne pas l’avoir lue. Dans l’introduction à cet apologue en effet, pour nous fort suggestif, j’ai donné une sorte de première tentative de montrer l’autonomie de la détermi­nation de la chaîne signifiante, du seul fait que s’institue la succession la plus simple et au hasard, comme d’une alternance binaire. Ce qui peut s’en engen­drer, à partir de groupements congrus mais non arbitraires, de ce groupement triple qui, intitulé dans l’articulation que j’en ai donnée en lettres grecques, recouvre une autre façon que j’aurais pu avoir de les exprimer qui est, à cha­cune de ces lettres, de donner le substitut de trois signes dont chacun aurait été ou un zéro ou un un. Pourquoi trois ? Qu’est le signe central ? Je ne m’oc­cuperai que des deux signes extrêmes. La cohérence, la détermination origi­nale qui résulte de cette pure combinatoire, tient en ceci au dernier terme, qu’elle rappelle radicalement la suffisance minimale que nous pouvons nous faire de l’alternance de deux signes, le 0 et le 1. Ce qui, de ces trois termes, je vous dis, laissant le terme central pour l’instant vide, va du 1 au 1 nous rap­pelle, dans le statut du sujet, la fonction radicale de la répétition et en quoi l’énoncé de vérité se fonde sur une foncière intransparence. Le passage du 1 au 0, symbole du sujet, et du 0 au 1, nous rappelle la pulsation de cet éva­nouissement le plus fondamental qui est ce sur quoi repose, analysé rigoureu­sement, le fait du refoulement et le fait qu’il inclut en lui la possibilité du resurgissement du signe sous la forme opaque du retour du refoulé. Ici j’ai dit le signe.

Enfin, cette pulsation du 0 au 0, qui serait le quatrième terme de cette com­binatoire, nous rappelle, fondamentale, la forme la plus radicale de l’instance du Ich dans le langage, qui est celle qu’à un autre point j’ai essayé de faire suppor­ter par ce petit ne fugitif et dont on peut se passer dans le langage, qui est celui qui s’incarne dans « je crains qu’il ne vienne », dans « avant qu’il ne vienne », dans cette instance fugitive du sujet qui se dit de ne pas se dire. Mais ceci sim­plement étant posé pour vous pointer dans quelle direction vous référer pour retrouver dans mon discours passé un repère, je veux aujourd’hui aussi accen­tuer quelque chose d’autre dont peut-être je n’ai pas en fin de compte, quoique je tente toujours de le faire, assez imagé l’importance.

Quel rapport, quel rapport entre ce sujet de la coupure et cette image – et cette image à la limite de l’image, vous allez le voir, car en fait ce n’en est pas une – que j’essaie ici de présentifier avec certaines références mathématiques comme celles qu’on appelle topologiques et dont la forme la plus simple, je m’en contenterai aujourd’hui… vous savez que c’est fondamentalement la même que celle de la bouteille de Klein, je vous le rappellerai d’ailleurs, et c’est inscrit au tableau, tout à l’heure, la bande de Moebius. Je sais que le début de ce discours d’aujourd’hui a dû vous fatiguer, c’est pour ça que nous allons tâcher à faire de la petite physique amusante, quelque chose que j’ai déjà fait, je ne vous surprends pas; la bande de Moebius, vous savez comment c’est fait.

Pour ceux qui ne sont pas encore venus ici, la bande de Moebius consiste à prendre une bande et à lui, lui faire faire, avant de la coller à elle-même, non pas un tour complet, non pas un tour complet, mais un demi-tour, cent quatre vingt degrés. Moyennant quoi, je le répète pour ceux qui ne l’ont point encore vu, vous avez une surface telle qu’elle n’a ni endroit ni envers, autrement dit que sans franchir son bord, une mouche, ou un être infiniment plat comme disait Poincaré 127, qui se promène sur cette bande, arrive sans encombre à l’envers du point dont il est parti. Ceci n’ayant aucune espèce de sens pour ce qui se passe sur la bande puisque, pour qui est dans la bande, il n’y a ni endroit ni envers. Il n’y a endroit et envers que quand la bande est plongée dans cet espace commun où vous vivez, ou tout au moins croyez vivre. Il n’y aurait donc pas de problè­me, vis à vis de ce qui peut se situer dans cette surface, pas de problème d’en­droit ni d’envers et donc rien qui permette de la distinguer d’une bande com­mune; de celle qui est, par exemple, la bande qui me servirait de ceinture. Je n’aurai pas la malice de donner cette torsion finale.

Néanmoins, il y a dans cette bande des propriétés, non pas extrinsèques mais intrinsèques, qui permettent à l’être que j’ai supposé y être limité par son hori­zon, c’est le cas de le dire, qui lui permettent quand même de repérer qu’il est sur une bande de Moebius et non pas sur ma ceinture de corps. C’est ceci, qui se définit en ceci que la bande de Moebius n’est pas orientable. Ceci veut dire que si le supposé être qui se déplace dans cette bande de Moebius part d’un point en ayant repéré dans un certain ordre son horizon, A, B, C, D, E, F -mettez autant de lettres que vous voulez [figure XI-2] – s’il fait un mot, dans un certain sens, c’est la façon la plus rigoureuse en l’occasion de définir l’orien­tation, s’il poursuit son chemin sans rencontrer aucun bord, revenant au même point pour la première fois, il trouvera l’orientation opposée, le mot se lira d’une façon palindromique, dans le sens exactement inverse. Tel est ce qui fait, pour celui qui y subsiste, l’originalité de la bande de Moebius.

Bon. Ces vérités premières étant rappelées, je commence, comme je l’ai déjà fait devant vous, à découper le bord de la bande [figure XI-3a] et je vous rap­pelle ce que je vous ai déjà dit en son temps, à savoir ce qu’il en arrive. Il en arrive ces deux anneaux [figure XI-3b] dont l’un reste le cœur de ce qui était primitivement la bande de Moebius, c’est-à-dire une bande de Moebius et dont l’autre – sortons la bande de Moebius – n’est pas une bande de Moebius mais une bande deux fois roulée sur elle-même, une bande orientable où il n’arri­vera jamais à l’être qui y subsiste la mésaventure de voir son orientation ren­versée. Si je fais ce que je retire de plus en plus large, je vais arriver à faire une cou­pure qui passe, comme on dit, par le milieu de la bande de Moebius, ceci, vous vous en rendez compte, n’ayant strictement aucun sens. En faisant la coupure passant par le milieu de la bande de Moebius, qu’est-ce que j’obtiens ? J’obtiens ce qui se serait passé si j’avais réduit de plus en plus l’extraction des bords, il n’y a plus rien au milieu, à savoir qu’en retirant de ma bande de Moebius ce que je peux y trouver comme je veux, à savoir tout ce qui est orientable, je m’aperçois que ce qui fait l’essence de la bande de Moebius, c’est-à-dire sa non-orientabili­té, ne gît strictement nulle part si ce n’est dans cette coupure centrale qui fait que je puis, cette bande de Moebius, simplement à la couper, la rendre une sur­face orientable [figure XI-4].

Ce n’est donc pas, d’aucune façon, l’arrangement des parties de la bande de Moebius qui fait son caractère non-orientable. Sa propriété n’est point ailleurs que, justement, dans la coupure qui est la seule chose qui ait la forme de la bande de Moebius, à savoir qui ait nécessité, à un moment, le retournement de mon ciseau, tel que vous le voyez dans la dernière opération. Pour tout dire, ce qu’il y a d’analogue entre cette surface de Moebius et tout ce qui la supporte, c’est-à-dire des formes – appelons-les, pour votre satisfaction et la rapidité, des formes abstraites – comme celles dont certaines sont ici représentées au tableau, ce qui en fait l’essence tient tout entier dans la fonction de la coupure. Le sujet, comme la bande de Moebius, est ce qui disparaît dans la coupure. C’est la fonction de la coupure dans le langage, c’est cette ombre de privation qui fait qu’il est dans l’annulation que représente la coupure; qu’il est sous cette forme, cette forme de trait négatif qui s’appelle la coupure.

J’espère m’être suffisamment fait entendre, et du même coup avoir justifié cette introduction de la bouteille de Klein pour autant que si vous regardez de près sa structure, elle est ce que je vous ai dit, à savoir la conjonction, l’accolement, dans un certain arrangement qu’il faut bien maintenant que vous voyiez comme purement idéal, disons, mieux qu’abstrait, l’arrangement de deux bandes de Moebius, comme ce que j’ai ici inscrit au tableau [figure XI-5] vous le représente et vous le représenterait encore mieux si, au caractère orienté de façon opposée des deux bords qui sont ceux ici de la bande de Moebius, je sub­stituais leur dédoublement de la façon suivante [figure XI-6 et XI-6 bis]. Tel est le schéma de la bouteille de Klein.

[Une incertitude persiste au sujet du dessin du dédoublement de la bande de Moebius. C’est pourquoi nous donnons les deux versions rencontrées dans les notes des auditeurs. Comme toujours, dans ces cas là, il peut s’agir, soit d’une erreur de Lacan, soit d’une erreur de notation des élèves, compte tenu du mauvais éclairage du tableau. La figure XI-6 bis semble plus en accord avec le commentaire de Lacan deux bandes de Moebius d’orientations inverses recollées par leur bord libre. D’autre part le sens de rotation de la bande de Moebius, levo ou dextrogyre, ne découle pas du seul sens des vecteurs, car il s’agit d’un geste, celui par lequel elle sera tordue dans un sens ou dans l’autre, et ceci pour les mêmes vecteurs].

Ceci, l’introduction de cette forme de la bouteille de Klein, est destiné à sup­porter, à l’état de question, pour vous ce qu’il en est de cette conjonction du S au A à l’intérieur de laquelle va pouvoir pour nous se situer la dialectique de la demande. Nous supposons que le A est l’image inversée de ce qui nous sert de support à conceptualiser la fonction du sujet. C’est une question que nous posons à l’aide de cette image, le A, lieu de l’Autre, lieu où s’inscrit la succes­sion des signifiants, est-il ce support qui se situe, par rapport à celui que nous donnons au sujet, comme son image inversée?

Car dans la bouteille de Klein, les deux bandes de Moebius se conjoignent dans la mesure où, vous le voyez de façon très simple, sur la forme carrée que je viens sur le tableau moi-même de modifier, se conjoignent en ceci, c’est que la torsion d’un demi-tour se fait en sens contraire. Si l’un est lévogyre, l’autre est dextrogyre. Ceci est une forme d’inversion toute différente, et beaucoup plus radicale que celle de la relation spéculaire à laquelle, dans le progrès de mon discours, elle vient effectivement, progressivement, avec le temps, à se sub­stituer. Si une bande de Moebius peut jouer ainsi par rapport à une autre cette fonc­tion complémentaire, cette fonction de fermeture, y a-t-il une autre forme qui le puisse? Oui, comme il est très évident depuis longtemps, puisque je l’ai pro­duite devant vous sous d’autres formes, cette forme est celle qu’on appelle celle du huit intérieur. Autrement dit ceci [figure XI-7], qui est une surface parfaite­ment orientable, une simple rondelle dont le bord est simplement tordu d’une façon appropriée. C’est une surface orientable qui a un endroit et un envers et dont il suffit que vous y fassiez la couture favorisée par cette disposition, d’un bord à l’autre, pour voir que vous y créez effectivement… que vous créez à l’ai­de de cette forme, une bande de Moebius [figure XI-8]. Cette forme-là, dont je vous ai déjà introduit la fonction comme devant se substituer au cercle d’Euler, est pour nous supportée d’être un instrument indispensable, vous verrez en quoi. Disons tout de suite qu’il est ce qui nous permet de supporter cette autre fonction, celle que j’appelle celle de l’objet a, et le rapprochement de ces deux complémentaires, l’autre bande de Moebius dans la bouteille de Klein et le a dans celui-ci, nous permet de poser une seconde question. Quels sont les rap­ports de l’objet a au A ? La question vaut d’être posée tout de même!

Si la théorie analytique laisse en suspens, voire au point de laisser croire que laisser la porte ouverte au fait que cet objet a, que nous identifions à l’objet par­tiel, est quelque chose qui se réduit à un rapport biologique, au rapport du sujet vivant avec le sein, avec les fèces ou scybales, avec telle ou telle forme plus ou moins incarnée de l’objet a, la fonction du phallus étant là tout à fait présente, si l’objet a ou non, dépend du rapport avec le A, avec l’Autre, avec le statut que nous devons donner à l’Autre, au A par rapport au sujet, c’est bien là question qui mérite d’être posée. Et si elle doit l’être, dans quelle mesure dépend-elle de ce rapport spécifique à l’Autre que nous symbolisons de [est-ce $àD ?] à savoir de celle de la demande?

Simplement au passage, laissez-moi vous noter, quant aux usages dont peut nous être, mais pas seulement à nous, aussi bien aux logiciens, cette forme du huit intérieur, observez-y, observez-y combien, à nous en tout cas, elle peut être d’un grand service. Car supposons que nous ayons à définir, et nous ne manquons pas de le faire, et Freud lui-même, quand il meuble son texte de tel ou tel petit schéma qui l’illustre, le fait, si nous devons définir par un champ limité, par un champ du type cercle d’Euler, le champ où vaut, où prévaut le principe du plaisir, nous nous trouvons amenés, par la doctrine autant que par les faits, dans une impasse. Cette impasse, qui nous mène à parler d’un au-delà du principe de plaisir, à savoir, comment une doctrine qui a fait son fondement du principe du plaisir comme ins­tituant comme telle toute l’économie subjective, peut y introduire ce qui est évi­dent, à savoir que toute la pulsation du désir va contre cette homéostase, ce niveau de moindre tension qui est celui que le processus primaire veille à respecter?

Observez comment, au contraire, et c’est peut-être là une voie autre que celle qu’on appelle purement dialectique pour le concevoir, comment au contraire, ce n’est pas seulement parce qu’un cercle limite, définit deux champs qui s’oppo­sent – le bien et le mal, le plaisir et le déplaisir, le juste et l’injuste – que la liai­son de l’un à l’autre s’établit. Si nous nous obligeons, au contraire, à considérer que tout ce qui est créé dans le champ du langage se trouve nécessité à passer par ces formes topologiques qui, elles, vont mettre en évidence ceci, par exemple, que si nous définissons le champ de la bande de Moebius [figure XI-9] comme étant celui du règne, comme étant celui du règne du principe du plaisir, il sera, ce champ, forcément traversé en son intérieur par l’autre champ résiduel qui est créé par cette ligne que nous aurons obligatoirement si nous nous imposons de définir les champs opposés, non pas comme on le fait d’habitude, sur une sphè­re – sphère infinie si vous voulez, celle d’un plan – mais sur une sphère découpant un champ intérieur, un champ extérieur, nous nous obligions à le faire sur ceci [figure XI-10] où vous reconnaissez – je ne peux pas aujourd’hui en recommencer la déduction – l’image qu’on appelle un bonnet croisé, qui est exactement celle où nous pouvons créer la division d’une bande de Moebius – vérifiez, vous verrez que ce champ est une bande de Moebius – et ceci, ce champ interne, ce champ de l’objet a dont ici je fais l’usage logique suivant, champ exclu du sujet, champ du déplaisir, ce champ du déplaisir traverse obli­gatoirement l’intérieur du champ du plaisir. Et il nous restera, à partir de ce mode de concevoir, à penser le plaisir comme nécessairement traversé de déplai­sir et à y distinguer ce qui fait, dans cette ligne de traversée, ce qui sépare le pur et simple déplaisir, c’est-à-dire le désir, de ce qu’on appelle la douleur, avec son pouvoir d’investissement que Freud distingue avec tellement de subtilité et pour lequel l’intérieur, l’intérieur même de la surface que nous avons appelé a, que nous pourrions aussi bien appeler tout autrement à cette occasion, à savoir la portion, ou tout ce que vous voudrez, c’est dans la mesure où cette surface est capable de se traverser elle-même, dans le prolongement de cette intersec­tion nécessaire, c’est ici que nous situerons ce cas d’investissement narcissique, la fonction de la douleur, autrement, logiquement, à proprement parler, dans le texte de Freud, quoique admirablement élucidée, impensable.

Bien sûr, ceci ne fait que recouvrir des choses bien connues depuis longtemps, et je me suis dispensé de vous donner ici la première phrase du chapitre II du Tao tö King 92, parce qu’aussi bien il aurait fallu que je commente chacun des carac­tères. Mais ces caractères sont tellement, pour quiconque peut se donner la peine d’en appréhender la référence, tellement significatifs, que l’on ne peut pas croire qu’il n’y ait pas quelque chose de la même veine logique dans ce qui est énoncé, en ce point originel pour une culture, autant que pour nous l’a pu être la pensée socratique de ce qu’il y a d’originel. « Que, pour tout ce qui est du ciel et de la terre, que tous – le terme universel est bien, bien isolé, posant la fonction de l’af­firmative universelle comme telle – que tous sachent ce qu’il en est du bien, alors, c’est de cela que naît le contraire; que tous sachent ce qu’il en est du beau, alors c’est de cela que naît la laideur. Ce qui n’est pas pure vanité de dire que, bien sûr, définir le bon, c’est du même coup définir le mal. Ce n’est pas une ques­tion de frontière, d’opposition bicolore, c’est un nœud interne. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’on distingue, en quelque sorte, comme on distinguerait les eaux supérieures et les eaux inférieures dans une réalité confuse; ce n’est pas de ce qu’il soit vrai ou pas que les choses soient bonnes ou mauvaises qu’il s’agit – les choses sont – c’est de dire ce qu’il en est du bien qui fait naître le mal; le fait, non pas que cela soit, non pas que l’ordre du langage vienne recouvrir la diver­sité du réel, c’est l’introduction du langage comme tel qui fait, non pas distin­guer, constater, entériner, mais qui fait surgir la traversée du mal, dans le champ du bien, la traversée du laid, dans le champ du beau. Ceci est pour nous essentiel, capital dans notre progrès, nous allons le voir. Car il s’agit maintenant de passer de cette articulation première des effets de la lexis isolée en quelque sorte d’une façon artificielle, dans le champ de l’Autre et de savoir quel est cet Autre. Cet Autre nous intéresse, pour autant que, nous analystes, nous avons à en occuper la place. D’où l’interrogerons-nous, cette place? Partirons-nous, pour avancer et parce que l’heure nous talonne, parti­rons-nous de la formule autour de quoi nous avons essayé jusqu’à présent de centrer l’accrochage, l’abord de l’activité analytique, à savoir le sujet supposé savoir? Car bien sûr l’analyste ne saurait être conçu comme un lieu vide, le lieu d’inscription, le lieu – c’est un peu différent et nous verrons ce que ça veut dire – de retentissement, de résonance pure et simple de la parole du sujet.

Le sujet vient avec une demande. Cette demande, je vous l’ai dit, il est gros­sier, il est sommaire de parler d’une demande purement et simplement originée dans le besoin. Le besoin peut venir à se présentifier, à s’incarner par un pro­cessus que nous connaissons, et que nous appelons le processus de la régression, à se présentifier, à s’instantifier dans la relation analytique, il est clair que le sujet au départ, vient s’installer dans la demande mais que, de cette demande, nous avons à préciser le statut. Il est certain que préciser ce statut nous commande de repousser d’emblée le schéma, de toute façon insuffisant et sommaire, qui est celui qui est promu par la théorie de la communication. La théorie de la com­munication, réduisant le langage à une fonction d’information, au lien d’un émetteur à un récepteur, peut à l’occasion rendre des services, des services d’ailleurs limités, puisque aussi bien de toute façon leur origine, à ne pas être détachée du langage, impliquera, dans leur usage – je parle des schémas de la doctrine de l’information – toutes sortes d’éléments confusionnels. Il est inad­missible de référer à aucune ordination ou cardination, en fonction d’un hori­zon réduit à la fonction réciproque du code et du message, tout ce qu’il en est de la communication. Le langage n’est pas un code, précisément parce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage, et plus encore celui qui nous intéresse, celui de notre patient, s’inscrit, c’est bien évident, dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle, linéaire, codifiée, de l’information.

La dimension du commandé, la dimension du quémandé, la dimension du to demand en anglais, le demand est une formule plus forte que dans notre langue. Demand en anglais, c’est exigence et l’on ne peut que sourire de l’article de quelqu’un qui, s’étant fait une spécialité du tact en psychanalyse, fait une gran­de découverte, découverte d’une merveille des effets catastrophiques qu’il a eu, à aborder l’interprétation de tel ou tel des détours du discours de son analysée, en lui disant qu’elle demandait, to demand, en employant to demand au lieu de to need. Seule une profonde ignorance de la langue anglaise, comme d’ailleurs c’était bien le cas à cette époque, de ce nouveau venu en Amérique, peut expli­quer le brillant d’une telle découverte, quémander, c’est-à-dire to beg, la posi­tion opposée. C’est entre ce to beg et ce to demand, ce commander et ce quémander, qui entre nous, je vous le signale, n’ont absolument pas la même origi­ne. Ce n’est pas parce que les mots viennent à s’assimiler à, le sort et la signifi­cation dans l’usage de la langue, que vous pourrez d’aucune façon rapporter quémander à quelque conjugaison de quey avec mandare. Quémander vient de caïmand qui, au XIVe siècle, désignait le nom d’un mendiant. Ceci étant dit au passage, c’est dans cette dimension que nous devons d’abord interroger la demande, dans la dimension de savoir si, faute d’aucune façon bien sûr, de pou­voir nous référer à aucune théorie extra-plate de la transmission de ce qui se passe dans le langage comme quelque chose qui s’inscrit en termes d’informa­tion, où allons-nous chercher l’épaisseur? Est-ce dans le sens de l’expression de celui qui s’exprimait comme ceci, qu’après tout, toute parole est sincère, puisque c’est bien, par quelque parole que ce soit, ce que j’exprime, c’est l’état de mon âme! comme on dit quelque part dans Aristote, au début du Peri Psukês. 5

Ces gens assurément, avaient l’âme noble… et aussi bien d’ailleurs, il y aurait quelque mauvaise foi à isoler ce qu’écrit Aristote, à ce niveau, du contexte. Ce qu’écrit Aristote n’est jamais à repousser si rapidement. Quoi qu’il en soit, à le lire d’une certaine façon, c’est là la source de beaucoup d’erreurs.

La pensée que le langage, de quelque façon, exprime toujours, à l’opposé du communiqué, quelque chose qui serait le fond du sujet est une pensée radicale­ment fausse, et à laquelle spécialement un analyste ne saurait en aucune façon s’abandonner. Est-ce que vous vous figurez que quand je vous parle, je vous parle de mon état d’âme ? J’essaie de situer ce qu’il en est des conséquences d’avoir précisément à se situer, à habiter le langage articulé. Et ceci peut être poursuivi jusqu’aux dernières limites, à savoir jusqu’à la forme la plus élémen­taire, la plus réduite de ce qui est d’un énoncé, d’un énoncé réduit lui-même à l’interjection, comme se sont exprimés, depuis Quintilien 132, les auteurs, concernant les parties du discours.

Interjection, cette phrase ultra-réduite, ce comprimé de phrase, cette holo­phrase comme diraient certains, employant un terme des plus discutables, inter­jection, c’est, dans la pensée des anciens rhétoriciens, quelque chose qui est à isoler à l’intérieur de la phrase, et très précisément quelque chose qui fait surgir l’image et la fonction de la coupure. Est-ce qu’une interjection, d’aucune façon que nous pouvons l’avancer, comme on la voit trop facilement et fréquemment référer comme quelque chose qui serait l’exclamation pure et simple, quelque chose dont trace l’ombre cette ponctuation qui s’appelle le point d’exclama­tion? Est-ce qu’à regarder une chose, telle qu’elle se passe au-delà des appa­rences simulatoires, vous ne pouvez pas voir qu’il n’y a point une seule excla­mation, si réduite que vous la supposiez dans la vocalise, qui ne soit – vous sentez bien qu’il y a un mot que je ne veux toujours pas prononcer, c’est le mot cri – qui ne soit un cri ? Si je dis ah! à quelque moment que ce soit… et même, me réveillant d’un knock-out, je t’appelle, et si je dis oh l, c’est une sorte de ponte, c’est un O que je vais déposer quelque part dans le champ de l’Autre, pour qu’il y soit là comme un germe, je t’autrifie, ou je t’autruche comme vous voudrez. Et si je dis eh!, eh bien c’est, eh, je t’épie, oui.

Il y a toujours dans l’interjection cette fonction infiniment variée. J’ai pris les termes les plus grossiers et exprès les plus sommaires, mais il y a bien sûr d’autres interjections. Tous ceux qui se sont un peu penchés sur le problème… et je n’ai qu’à vous prier de vous référer au livre de Brondal sur les parties du discours où vous y verrez que, les interjections, il éprouve le besoin de s’aper­cevoir qu’il y en a qui seront qualifiées de situatives, résultatives, supputatives. Il n’y a pas d’interjection qui ne se situe exactement quelque part dans la cou­pure entre le S et le A, entre le S et le lieu de l’Autre, lieu de l’Autre où l’Autre est présent.

Est-ce que je vais aller aujourd’hui jusqu’au cri ou est-ce que j’en réserve la fonction pour la prochaine fois ? Je crois que j’adopterai cette deuxième posi­tion, parce qu’aussi bien c’est là que se fera assez bien la coupure. Je commen­cerai la prochaine fois en vous parlant du cri, parce que je ne peux pas séparer ce que j’ai à vous dire du cri de ce que j’ai à vous dire de ce que, soi-disant des personnes bien intentionnées – il est vrai en passe de se faire valoir ailleurs, dans des endroits où l’on parle bien étrangement des relations analytiques – de ce que une personne bien intentionnée a déclaré avoir cherché de tout son cœur à la loupe dans mes Écrits, soi-disant, il n’y aurait nulle part la place du silence!

Eh bien si cette personne avait mieux cherché et repéré dans mon graphe la for­mule, le schéma, l’articulation qui conjoint le $ avec le D en les joignant par le poinçon conjonction/disjonction, inclusion/exclusion, il se serait peut-être aperçu que si c’est justement en corrélation à la demande que là apparaît pour la première fois l’$ [S barré], ça n’est peut-être pas tout à fait sans rapport avec cette fonction du silence. Mais à vrai dire on aime mieux en parler, dans de cer­tains endroits, en termes émotionnels, ou d’effusion. C’est à cette heure de silence qu’un analyste, dont après tout il n’y a pas lieu que je n’esquisse pas ici le profil, puisque j’aurai à y revenir comme à un exemplaire typique d’une cer­taine façon d’assumer la position analytique, que c’est l’heure où la solution de la névrose de transfert selon lui – et il s’est trouvé un très large public pour venir entendre de pareilles cautions – où la solution de la névrose de transfert se trouve dans le procédé dit de l’aération, comme il s’exprime, on ouvre les fenêtres! Solution indiquée à la névrose de transfert. Il est vrai qu’après une cer­taine façon d’articuler le transfert lui-même, on voit mal dans quel ordre de référence on pourrait trouver l’indication de sa solution. Je vous parlerai donc, pour commencer mon discours la prochaine fois, du silence, quand je vous aurai parlé du cri.

Mais pour aujourd’hui terminer sur quelque chose qui, après une séance mon dieu aussi rude, puisse vous distraire, pour que vous puissiez emporter un petit peu quelque chose d’amusant, je vais vous raconter une histoire que vous pour­rez voir reproduite à l’année 1873 du Journal 36 de Dostoïevski. C’est une illus­tration que j’ai, si je puis dire, piquée pour vous comme une façon de présenti­fier, d’imager ce que je viens de dire sur l’interjection, autrement dit sur la phra­se ultra-réduite, voire monosyllabique, et vous allez voir que, une interjection, si surgissante qu’on la suppose de je ne sais quelle ultime radicalité, est bien autre chose que ce que nous pouvons ainsi en penser; qu’elle est au contraire essentiellement […] non seulement à la limite du sujet et de l’Autre, mais dans la présentation du monde du sujet à l’Autre, dans l’instauration même de ses fondements les plus radicaux. Ceci dit, préparez-vous à la voir illustrée de façon humoristique.

Dostoïevski raconte qu’un soir, voguant dans les rues de Moscou, il se trou­va naviguer de concert avec un groupe de quelques personnes assez bien vodkaïsées. Ces personnes, comme il convient, étaient dans un débat fort animé et il s’agissait de rien moins que des références les plus universelles, cosmiques, et ce qu’il nous dépeint est ceci. Tout d’un coup, l’un d’entre eux conclut ce débat en poussant, nous dit-il – il s’agit du russe, je ne peux pas faire ici de vains jeux avec une langue que je ne connais pas, nous chercherons un équivalent – il s’agit d’un mot, nous dit-il, de toute façon imprononçable. Ce mot, il le pro­nonce à la façon d’une espèce de jet de mépris universel, « décidément, tout ça c’est de la… » ce que vous pensez, ceci dit de la façon la plus convaincue. A quoi un autre, plus jeune et tout aussi… sur la pointe de ses ailes, s’approche et répè­te le même mot, toujours imprononçable, d’un ton interrogateur. A la suite de quoi un troisième surgit, qui pousse le même mot à la façon d’un rugissement, d’un aboiement vers le ciel au point de se casser la voix… une sorte d’enthou­siasme, à la suite de quoi le second qui a parlé vient tout de même près du pre­mier et dit, « alors, tout beau, nous parlons de choses sérieuses; nous étions au niveau du débat philosophique, qu’est-ce que vous venez ici introduire dit-il, à vous casser la voix ? ». Moyennant quoi le quatrième – car trois seulement sont intervenus jusqu’à présent; vous avez remarqué les quatre répliques que j’ai données jusqu’à présent – le quatrième intervient donc, parlant en cinquième, et reproduit le même mot, cette fois-ci à la façon d’une révélation, d’un eurêka! La vérité vient de l’illuminer, c’est ce mot qui est la clé de tout. Moyennant quoi, un autre, d’aspect plus maussade nous dit Dostoïevski, répète plusieurs fois à voix basse ce mot comme pour dire que, de toute façon, il convient de ne pas perdre la tête. Ce qui donne quelque chose d’à peu près ceci,

« 1. – Merde!

 2. – merde?

3. – MERDE!

2. – merde!?

4. – MERDE!

5. – merde, merde? merde… merde…. »

Print Friendly, PDF & Email