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Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 19 mai 1965

Leçon du 19 mai 1965

Comme au jeu de la mourre, de la morra où ciseaux, pierre et papier se gagnent en rond indéfiniment, pierre brisant ciseaux, papier enveloppant pier­re, ciseaux coupant papier, vous pouvez énoncer, en une analogie, qui recèle assurément quelque chose de plus complexe, que les trois termes de mes der­niers discours, et tout spécialement celui de la dernière fois, ont dressé devant vous sous les rubriques du sujet, celui que j’ai mis le plus de soin à aiguiser, pour votre entente, du savoir, qui aussi bien a été là le second terme auquel j’ai essayé de donner, concernant ce dont il s’agit sous le nom d’inconscient, tout son poids. L’inconscient est un savoir, dont le sujet reste indéterminé, dans l’in­conscient. Qui sait-il ? Le sexe, enfin, dont ce n’est pas non plus hasard, ni hâte si, n’ayant marqué la dernière fois, dans tout son relief, que le sens de la doctri­ne freudienne est que le sexe est une des butées, autour duquel, autour de laquelle tourne ce rapport triple, cette économie, où chacun de ces termes se renvoie de l’un à l’autre selon un rapport qui, de première approche, peut sem­bler être celui par lequel je vous l’introduis, d’un rapport de dominance circu­laire.

Le sujet s’indétermine dans le savoir, lequel s’arrête devant le sexe, lequel confère au sujet cette nouvelle sorte de certitude par où, sa place de sujet étant déterminée et ne pouvant l’être que de l’expérience du cogito, avec la décou­verte de l’inconscient, de la nature radicalement, fondamentalement sexuelle de tout le désir humain, le sujet prend sa nouvelle certitude, celle de prendre son gîte dans le pur défaut du sexe. Ce rapport de dominance tournant est essen­tiel à fonder ce dont il s’agit dans mon discours depuis son départ. De quel sta­tut du sujet il s’agit dans ce qui, par l’opération analytique, pour lui, se réen­gendre ? Et aussi bien, puisque seule cette opération analytique lui donne son statut, ce dont il s’agira aujourd’hui, après cette introduction, n’est pas de constater, comme un fait du monde, cette dominance qui se rejette à travers chacun des trois termes, mais de la reformuler, d’en faire sentir les effets, en terme de cette forme sous laquelle, pour nous, elle s’exerce, qui est proprement la forme du jeu.

Je pense que même pour ceux qui viendraient ici m’entendre aujourd’hui pour la première fois, ils en savent assez de Freud pour reconnaître quel terme essentiel constitue dans son enseignement le rapport entre savoir et sexe. Qu’il s’agisse de son approche, de sa découverte de la dynamique psychanalytique, c’est en terme de ce que le sujet en sait plus qu’il ne croit, en dit plus qu’il ne veut, et démontre, sur ses propres ressorts, cette forme de savoir ambigu qui, en quelque sorte, se renonce à lui-même, au moment même qu’il s’avoue, que Freud introduit la dynamique de l’inconscient. Et quand il théorise, c’est autour de ce point oscillant de la question sur le sexe, de la pulsion épistémologique, du besoin de savoir ce qu’il en est du sexe que s’introduit, génétiquement, dans l’histoire de l’enfant, tout ce qui pour la suite s’épanouira dans les formes, tant de sa personne que de son caractère, que de ses symptômes, de toute cette matière qui est la nôtre et qui nous intéresse.

Mais c’est ici que prend son incidence ce que j’ai tenu pour vous à articuler dans sa différence dialectique, quand je vous ai parlé de vérité à propos du savoir. Où est-il, ce savoir-là? Où il a son statut, là où nous l’avons constitué, là où, non pas inconscient mais à nous externe, il se fonde dans la science. Où était la vérité avant l’établissement du savoir? Question dont, je vous l’ai rap­pelé, la date n’est pas d’hier. Elle est exactement contemporaine des premières articulations logiciennes; elle est dans Aristote. C’est le statut de la contingen­ce de la vérité avant qu’elle s’avère en savoir. Mais ce que l’articulation freu­dienne nous démontre, c’est un rapport divergent de cette vérité au savoir. Si le savoir se fait attendre, si la vérité est en suspens tant que ne s’est pas constitué le savoir, il est bien clair que quiconque aurait formulé, trois cents ans avant, la formule même newtonienne, n’aurait rien dit, faute que cette vérité puisse s’in­sérer dans son savoir.

C’est la structure freudienne qui nous révèle et lève le sceau de ce mystère, l’orientation de la vérité, ce qui se découvre n’est pas vers un savoir, même à venir qui est toujours par rapport à un point x, dans une position latérale. Foncièrement, ce que nous avons à amener au jour comme vérité, comme aléteia, comme révélation heideggerienne, c’est quelque chose qui donne pour nous un sens plus plein, sinon plus pur, à cette question sur l’être qui, dans Heidegger, s’articule et qui s’appelle pour nous, pour notre expérience d’ana­lystes, le sexe. Ou notre expérience est dans l’erreur et nous ne faisons rien de bon, ou c’est comme cela que cela se formule, c’est comme cela que cela doit se formuler ici. La vérité est à dire sur le sexe et c’est parce qu’il est impossible – ceci est dans le texte de Freud – que la position de l’analyste soit impossible, c’est pour cela, c’est parce qu’il est impossible de la dire en son entier, qu’il en découle cette sorte de suspens, de faiblesse, d’incohérence séculaire dans le savoir, qui est proprement celle que dénonce et articule Descartes pour en détacher sa cer­titude du sujet, en quoi le sujet se manifeste comme étant justement le signal, le reste, le résidu de ce manque de savoir, par où il rejoint ce qui le lia, qui se refu­se au savoir, dans le sexe; à quoi le sujet se trouve suspendu sous la pure forme de ce manque, à savoir comme entité désexuée. Un savoir, donc, se réfugie quelque part, dans cet endroit que nous pouvons appeler – et pourquoi pas, car nous ne retrouvons là que les voies anciennes – dans un endroit de pudeur originelle, par rapport à quoi tout savoir s’institue dans une horreur indépas­sable au regard de ce lieu où gît le secret du sexe. Et c’est pourquoi il est impor­tant de rappeler – ce que chacun peut savoir, mais il est frappant qu’on l’ou­blie – que nous connaissons beaucoup d’effets en cascades de ce qu’il en est du sexe, ne serait-ce que la multiplicité des êtres existants, mais que c’est voiler la question, que c’est l’escamoter que de faire du sexe l’instrument où ses effets se trouveraient justifiés par leur téléologie. Le sexe, dans son essence de différen­ce radicale, reste intouché et se refuse au savoir.

L’introduction de l’inconscient change totalement le statut du savoir, et dou­blement; le doublement devant se répéter à chaque niveau où nous avons à reprendre les trois pôles où se constitue notre ordre subjectif. Le savoir de l’in­conscient est inconscient en ceci que, du côté du sujet, il se pose comme indé­termination du sujet, nous ne savons pas en quel point du signifiant se loge ce sujet présumé savoir. Mais d’un autre côté, ce savoir, même inconscient, est dans une référence d’interdit fondamental au regard de ce pôle qui le détermine dans sa fonction de savoir. Il y a quelque chose que ce sujet… ce savoir ne doit point savoir. C’est là constitution radicale, non pas accidentelle, encore que toutes les chaînes où se lie cette concaténation subjective ne soient jamais que singulières et fondées sur cette prise, cette inclusion première qui en fait toute la logique, logique qu’il s’agit pour nous de fonder, afin de saisir comment elle se parcourt, et où nous sommes quand nous, analystes, prétendons en jouer.

Il est une question qui vient d’être posée à un concours, un de ces concours qui, dans un milieu comme ici, est quelque chose qui représente quelque illus­tration; une question qu’on y pose, on peut bien la dire à l’ordre du jour. On a demandé à ceux qui doivent franchir cette barrière, ce steeple-chose de ce qu’on appelle l’agrégation : « L’homme peut-il se représenter un monde sans l’hom­me ? » Je dirai ici, non point la façon dont j’aurais conseillé à aucun candidat de traiter cette question, mais le sens dans lequel je l’aurais traitée moi-même. Que le monde dont il s’agit n’ait jamais été saisissable que comme faisant partie d’un savoir, il est clair que depuis toujours, il est facile à nous de nous en apercevoir, que la représentation n’est qu’un terme qui sert de caution au leurre de ce savoir. L’homme lui-même a été fabriqué, tout au cours de ses traditions, à la mesure de ces leurres. Il est donc bien clair qu’il ne saurait être exclu de cette représentation, si nous continuons de faire de cette représentation la caution de ce monde.

Mais il s’agit du sujet, et pour nous le sujet, dans la mesure justement où il peut être inconscient, n’est pas représentation, il est le représentant, Repräsentanz, de la Vorstellung; il est là à la place de la Vorstellung qui manque. C’est le sens du terme freudien de Vorstellungsrepräsentanz. Il ne s’agit pas de nous opposer que depuis toujours cet homme dont nous couvrions le monde, ce macranthropos qu’était le macrocosme, on l’a fait, bien sûr, sexué; mais jus­tement, il n’est que trop clair que, faute de pouvoir dire de quel sexe il était, il avait les deux, et c’est bien là toute la question. Le fait de dire qu’on trouve une petite touche de l’un et de l’autre, un mélange des caractères chez les vertébrés supérieurs, n’y ajoute rien.

Le sujet d’où nous avons à partir est la pièce qui manque à un savoir condi­tionné par l’ignorance, et ce dont il s’agit quant à lui – si c’est par lui que nous avons à trouver l’homme – est toujours en position de déchet par rapport à sa représentation. Et dans cette mesure on peut dire que jusqu’à la psychanalyse, on s’est toujours représenté le monde sans l’homme véritable, sans tenir compte de la place où il est comme sujet, place sans laquelle il n’y aurait pas de représenta­tion, très précisément parce que la représentation n’aurait pas dans le monde, de représentant. C’est ainsi que j’ai marqué au tableau [figure XIX-1], avec leurs caractéristiques, celles mêmes que je viens d’énoncer, ces trois pôles, du savoir en tant qu’inconscient, qui sait tout peut-être, sauf ce qui le motive, du sujet, qui s’institue dans sa certitude d’être manque à savoir, et de ce troisième terme, qui est précisément le sexe, dans la mesure où, dans cette sphère, il est rejeté au départ, dans la mesure où, d’où ressort de ce qu’on ne veut rien en savoir.

C’est ici que je vais vous demander, voulez-vous qu’aujourd’hui on joue? Je n’en dis pas plus. Je ne vous dis pas, voulez-vous jouer avec moi? parce qu’après tout, d’où je parle, à savoir comme analyste, jouer avec moi ne dit pas avec qui l’on joue. Je ne vous dis pas non plus que se joue quelque chose. Tout analystes que nous soyons, nous sommes dans l’histoire et si la physique se fonde sur les termes de rien ne se perd, rien ne se crée, je demande, à quiconque ici a réfléchi sur l’histoire, si le fondement de cette idée de l’histoire n’est pas très proprement, rien ne se joue. Pour tous ceux qui ont eu le temps d’éprou­ver quelque chose de ce qui, de notre temps, a paru se jouer dans ce qui peut s’écrire d’histoire; pour ceux qui ont eu le temps de voir s’effondrer quelque pur jeu dans l’histoire, n’est-il point évident que la marche des choses donne sa vérité à ce que je viens d’énoncer sous cette forme, rien ne se joue? S’il est une vérité de l’histoire, la vérité marxiste par exemple – c’est précisément ce que, d’un certain point de vue, on peut être amené à lui reprocher – c’est que tout est joué d’avance si le sujet de l’Histoire est bien là où on nous le dit, dans ses fondements économiques. Mais c’est bien ce qui est démontré à chaque détour, il suffit simplement que nous mettions à sa place ce dont il s’agit, là où on croit mener le jeu. Il n’en reste pas moins que ce jeu a son statut et qu’il est quelque part entre les trois termes que je viens de dessiner pour vous. C’est là-dedans que nous allons entrer maintenant et que je poursuis mon discours pour les ana­lystes, même s’il s’avère que quelque jeu que je mène à leur compte, c’est tou­jours là où il y a le moindre risque qu’ils mettront le plus gros paquet, et le petit, là où il y a le plus grand risque. Mais il s’agit pour cela de savoir ce que veulent dire ces termes; qu’est-ce que veut dire le jeu lui-même, à quelque niveau que nous employions cette catégorie.

Le jeu est un terme d’une extension large, depuis le jeu de l’enfant jusqu’au jeu qu’on appelle de hasard et jusqu’à ce qu’on a appelé, de façon qui déroute, la théorie des jeux, j’entends, celle qui a l’air de dater du livre de Monsieur von Neumann et de son collaborateur’ 0‘.J’essaierai aujourd’hui de vous dire com­ment, du point de vue de l’analyse, qui a tous les caractères d’un jeu, nous pou­vons approcher ce qu’il en est de ce registre. Le jeu est quelque chose qui, de ses formes les plus simples jusqu’à ses plus élaborées, se présente comme la substi­tution, à la dialectique de ces trois termes, d’une simplification qui, d’abord, l’institue en système clos. Le propre du jeu, c’est toujours, même quand elle est masquée, une règle; une règle qui en exclut comme interdit ce point, qui est jus­tement celui qu’au niveau du sexe je vous désigne comme le point d’accès impossible, autrement dit le point où le réel se définit comme l’impossible. Le jeu réduit ce cercle au rapport du sujet au savoir. Ce rapport a un sens et ne peut en avoir qu’un seul, c’est celui de l’attente; le sujet attend sa place dans le savoir. Le jeu est toujours du rapport d’une tension, d’un éloignement par où le sujet s’institue à distance de ce qui existe déjà quelque part comme savoir. Si – dans le temps, je croyais encore que quelque chose se joue! – j’ai fait s’exercer pen­dant au moins un trimestre le petit troupeau dont je tenais alors la houlette au jeu de pair ou impair, c’était pour tâcher de leur faire passer cette vérité dans les veines. Celui qui tient les billes sait si leur nombre est pair ou impair. Peu importe qu’il le sache ou non d’ailleurs, il y a dans sa main savoir, et la passion du jeu surgit de ce que, en face, le m’institue comme sujet qui va savoir. Sous quelque forme que ce soit, d’un enjeu, ou des billes elles-mêmes, la réalité qui prend sa place perd ce qui, dans ce triangle, dans ce tripôle, est l’impossible à savoir, mais qui, rabattu dans le jeu parce qu’exclu dans cet impossible, devient la pure et simple réalité de l’enjeu. L’enjeu, c’est en quelque sorte ce qui masque le risque. Rien, en fin de compte, n’est plus contraire au risque que le jeu. Le jeu encapuchonne le risque, et la preuve, c’est que les premiers pas de la théorie des jeux qui se sont faits, non pas au niveau de Neumann, mais au niveau de Pascal, commencent par la théorie du partage. Ce qui veut dire qu’à chaque moment d’un jeu un partage équitable est concevable de ce qui est en jeu; un calcul des espérances est possible qui fait que d’arrêter un jeu dans ce milieu, ce n’est pas simplement que chacun des joueurs retire sa mise, ce qui serait injuste, c’est que la mise soit partagée en fonction de – ce qui est énorme à énoncer, et qui pour­tant donne la structure même de ce dont il s’agit – en fonction du calcul des espérances des joueurs. Je n’entrerai pas dans le détail de ce dont il s’agit ici, me contentant de vous renvoyer aux opuscules, fondamentaux en la matière, de Pascal, et qui d’ailleurs ont fait loi, et pour les meilleures raisons, depuis.

Qu’est-ce à dire ? sinon que, pour nous dont les voies sont frayées par cette théorie des jeux où se démontre que ce qu’on appelle stratégie est quelque chose qui nous montre que, ce qui est parfaitement calculable, ce qui, dans un nombre de cas assez étendus pour que ceci fasse départ à toute élaboration concernant l’exercice des jeux, dans un nombre assez grand de cas, connue la connotation des coups possibles pour un joueur avec l’ensemble des coups possibles pour l’autre, il y a un point, nommé point de selle, comme on dit selle d’un cheval, où se recoupe, comme étant strictement identique, ce que doivent jouer les deux joueurs pour avoir ensemble et en tous cas le minimum de perte, montrant que la nature du jeu est loin d’être pure et simple opposition entre les joueurs mais, au départ, dans sa compréhensibilité même, possibilité au contraire d’accord. Ce qu’en tout jeu cherche le joueur, le joueur comme per­sonne, est toujours quelque chose qui comporte cette conjonction comme telle de deux sujets, et le véritable enjeu de l’affaire, c’est ce joueur, sujet divisé en tant qu’il y intervient lui-même comme enjeu au titre de ce petit objet, de ce résidu que nous connaissons bien nous autres analystes, sous la forme de cet objet auquel j’ai donné le nom d’une petite lettre, de la première. S’il est quelque chose qui supporte toute activité de jeu, c’est ce quelque chose qui se produit de la rencontre du sujet divisé, en tant qu’il est sujet, avec ce quelque chose par quoi le joueur se fait lui-même le déchet de quelque chose qui s’est joué ailleurs, le ailleurs à tout risque, le ailleurs d’où il est tombé du désir de ses parents, et là précisément, le point dont il se détourne en allant chercher, à l’op­posé, ce rapport d’un sujet à un savoir.

Et pour vous imager, sous la forme la plus rudimentaire, le caractère fondé que je vous indique comme étant, dans le jeu, radicalement, le rapport d’un sujet à un savoir, je vous évoquerai une image, pour moi particulièrement frap­pante, celle d’une petite fille qui, vers l’âge de trois ans, avait trouvé ce jeu, dans un exercice dont ce n’était point par hasard que ce fut celui de venir embrasser son père, qui consistait à aller à l’autre bout de la pièce et à s’approcher à pas lents, à mesure plus précipités, en scandant cette avancée de ces trois mots ça va arriver, ça va arriver, ça va arriver! Telle est l’image fondamentale où est inclu­se tout ce qu’on appelle, dans sa diversité, activité ludique, jusqu’à ses formes les plus complexes et les plus ordonnées, isolement du système au moyen d’une règle où se détermine l’entrée et la sortie du jeu, à l’intérieur du jeu lui-même, le sujet dans ce qu’il a de réel, et de réel impossible à atteindre, matérialisé si je puis dire, dans l’enjeu. Et c’est en quoi le jeu est la forme propice, exemplaire, isolante, isolable de la spécification du désir, le désir n’étant rien d’autre que l’apparition de cet enjeu, de ce a qu’est l’être du joueur, dans l’intervalle d’un sujet divisé entre son manque et son savoir.

Observez que, dans ce jeu, si la réalité est réduite à sa forme de déchet du sexe, à sa forme insexuée, l’autre bénéfice du jeu est que le rapport de vérité y est qu’en raison même de la suppression de ce pôle de réalité comme impos­sible, la relation de vérité est supprimée. On peut se demander en tout sens ce qu’il en est de la vérité de la science avant qu’elle s’affirme. On peut se deman­der ce qu’il en est de l’inconscient avant que je ne l’interprète, et le propre du jeu, c’est que, avant qu’on joue, personne ne sait ce qu’il en va sortir. C’est là le rapport du jeu au fantasme. Le jeu est un fantasme rendu inoffensif et conservé dans sa structure.

Ces remarques sont essentielles à introduire ce que je désire articuler pour vous aujourd’hui, à savoir ce qu’il en est du jeu de l’analyse – si tant est que, comme elle en a tous les caractères, l’analyse est un jeu parce qu’elle se poursuit à l’intérieur d’une règle – et dont il s’agit de savoir comment l’analyste a à mener ce jeu, pour savoir aussi quelles sont les propriétés exigibles de sa posi­tion pour qu’il la mène à cette opération d’une façon correcte. Disons d’abord à quoi nous sert ce schéma [figure XIX-2]; à nous dire ce que sans doute nous savons, mais que nous sommes loin d’articuler en tous les cas, et ceci même s’en explique. Ce schéma, c’est que dans une analyse il y a, en apparence, deux joueurs. Ces joueurs dont j’ai essayé d’articuler pour vous le rapport comme un rapport de malentendu, puisque, de la place qu’occupe un des joueurs, l’autre qui est le sujet, est le sujet supposé savoir, alors que si vous faites confiance à mon articulation schématique, le sujet – si nous pouvons parler de ce pôle dans sa constitution pure – le sujet ne s’isole que de se reti­rer de tout soupçon de savoir. Le rapport d’un de ces pôles au pôle du sujet est un rapport de fallace, mais c’est aussi en cela qu’il s’approche du jeu; le sujet supposé savoir fait la conjonction de ce pôle du sujet au pôle du savoir, dont le sujet a d’abord à savoir qu’au niveau du savoir il n’a pas à supposer de sujet, puisque c’est l’inconscient.

Qu’est-ce qu’il résulte de cela? A nous en tenir à ces deux pôles, c’est que, du point de vue du jeu, ça fait peut-être deux joueurs au sens où, dans la théo­rie des jeux de Monsieur von Neumann, ce qu’on appelle joueurs ce sont de simples agents, lesquels agents se distinguent l’un de l’autre simplement par un ordre de préférence, mais le fait même que ces agents, dans les cas que j’évo­quai tout à l’heure, puissent s’accorder sans même se connaître, sur la simple feuille de papier qu’utilise Monsieur von Neumann pour démontrer qu’ils n’ont tous les deux qu’un seul et même coup à jouer, prouve qu’ils sont par­faitement compatibles à indiquer la même personne, et d’un certain point de vue et jusqu’à une certaine limite, si l’analyste, dans sa position pure, originel­le, n’en a pas d’autre que celle du sujet telle que je la définis cartésiennement, mettant celui qui en tout cas s’affirme que, même s’il ne sait rien, il est celui qui pense qu’il ne sait rien et que ceci suffit parfaitement à assurer sa position en face de l’autre joueur, qui sait, sans doute, mais ne sait pas qu’il sait, il est bien clair que ces deux pôles peuvent très valablement constituer, jusqu’à un certain point, une même personne si nous définissons la personne non pas par cette référence mais par l’intérêt commun. Et l’intérêt commun, c’est ce qu’on appelle la guérison.

La guérison, qu’est-ce que ça veut dire? Exactement ce qui arrive à quelque point possible où Pascal arrête le jeu et peut faire à ce moment la répartition des mises d’une façon, pour les deux, satisfaisante. La guérison n’a absolument pas d’autre sens que cette répartition des enjeux à un point quelconque du proces­sus, si nous partons de l’idée que, jusqu’à un certain point, sujet et savoir sont parfaitement faits pour s’entendre. C’est ce que tous les analystes de l’école de La psychanalyse d’aujourd’hui104 appellent, dans ce faux langage emprunté à la psychologie, « l’alliance avec la partie saine du moi », autrement dit, trompons-­nous ensemble! S’il y a quelque chose que j’essaie de réintroduire, qui permette à l’analyste d’aboutir à autre chose qu’à une identification du sujet indéterminé au sujet supposé savoir, c’est-à-dire au sujet de la tromperie, c’est dans la mesu­re où je rappelle ce que, même ceux qui ont cette théorie savent en pratique, c’est qu’il y a un troisième joueur! Et que le troisième joueur s’appelle la réalité de la différence sexuelle. C’est parce que, devant cette réalité de la différence sexuelle, le sujet qui sait, qui n’est pas l’analyste mais l’analysé, s’est depuis longtemps constitué dans son propre jeu, celui qui a duré, commencé et culminé jusqu’à l’analyse, […] nécessaire de deux sujets, du sujet divisé, d’un côté sujet et de l’autre côté savoir, mais pas ensemble. Et de ce quelque chose, par quoi il ne peut s’appréhender que comme chu et déchu de la réalité dont il ne veut ni ne peut rien savoir; dans ce qui fait que toujours l’homme a à fuir l’impossible de la réa­lité sexuelle, dans ce quelque chose qui en est le supplément ludique et en même temps la défense, ce quelque chose que nous connaissons, sous la forme de ce qui se révèle dans le fantasme en tant que la cause en est la mise en jeu du sujet, sous la forme de cet objet de la relation d’objet, mise en jeu entre les deux termes sub­jectifs opposés du sujet et du savoir inconscient. Cette substitution du a, de l’ob­jet de déchet, de l’objet de chute, à ce dont il s’agit, la réalité de la relation sexuel­le, c’est là ce qui donne sa loi à ce rapport de l’analyste à l’analysé en ce sens que loin qu’il ait à se contenter de quelque répartition équitable des enjeux, il a affai­re à quelque chose où il se trouve bien dans une position d’opposition à son par­tenaire. Comme dans tous les cas où il n’y a pas dans le jeu de solution d’accord, il a affaire à un partenaire sur la défensive, mais dont la défensive est dangereuse et prévalente en ceci que, contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, cette défensive n’est pas dirigée contre lui, l’analyste. Ce qui fait sa force, c’est qu’el­le est dirigée contre l’autre pôle, celui de la réalité sexuelle. Elle est imbattable justement en ceci que, n’y ayant de ce fait pas de solution, la ruse du meneur du jeu, si l’analyste peut mériter ce nom, ne peut être que de ceci, d’en faire aboutir, d’en dégager, de cette défensive, une forme toujours plus pure. Et c’est cela qui est le désir de l’analyste dans l’opération.

Amener le patient à son fantasme originel, ce n’est rien lui apprendre, c’est apprendre de lui comment faire. L’objet a et son rapport, dans un cas détermi­né, à la division du sujet, c’est le patient qui sait y faire, et nous sommes à la place du résultat dans la mesure où nous le favorisons. L’analyse est le lieu où se vérifie, d’une façon radicale parce qu’elle en montre la superposition stricte, que le désir est le désir de l’Autre. Non pas parce qu’au patient est dicté le désir de l’analyste, mais parce que l’analyste se fait le désir du patient. C’est ce qui vous est exprimé par le petit triangle en rouge [[figure XIX-3], qui vous montre dans quel espace virtuel du côté de l’Autre, lieu occupé par l’analyste, se situe le point de désir, c’est-à-dire au pôle strictement opposé au lieu où gît l’impos­sible de la réalité du sexe.

Or, c’est là que gît le suprême de la ruse analytique, et c’est seulement là qu’elle peut être rejointe. C’est seulement dans cette visée, et dans la mesure où l’analyste y est absolument assoupli, que peut passer quelque chose de ce qui constitue, à proprement parler, le seul gain concevable. C’est seulement au point où va au maximum ce qui fait que le savoir se constitue comme le garde, mais entendez-le au sens de servant, de ce refus de la réalité sexuelle, de cette plus intime aidos, de cette pudeur radicale, c’est justement en ce point que cette pudeur peut se trahir. C’est que cette garde soit portée à son point le plus parfait qui peut laisser passer quelque chose d’un manque de garde, car cette réalité du sexe, elle, elle n’est pas supposée savoir.

Et c’est là que je laisserai oscillante la question des dernières positions sub­jectives. Sait-elle ou ne sait-elle pas, cette suprême pudeur? Il y a ceux qui y croient, qu’elle sait. Mais comment savoir ce qu’elle sait? sinon à ce niveau de l’Autre, où va surgir l’ombre de ce signifiant tout puissant, de ce nom suprême, de l’omniscient qui a toujours été le piège, le lieu élu de la capture, pour ceux qui ont besoin de croire. Comme chacun sait, ce que cela veut dire, y croire, ça peut vouloir dire, ça veut toujours dire, les gens même qui croient l’affirment et le disent, c’est la théorie fidéiste, on ne peut croire que ce dont on n’est pas sûr. Ceux qui sont sûrs, eh bien, justement, n’y croient pas. Ils ne croient pas à l’Autre, ils sont sûrs de la chose. Ceux-là, ce sont les psychotiques. Et c’est pourquoi il est parfaitement possible, contrairement à ce que quelqu’un de cette École a écrit à propos de l’Histoire de la folie de Michel Foucault – auquel on ne peut reprocher qu’une chose, c’est de ne pas donner de la psychose cette for­mulation, faute d’avoir assisté à mon séminaire sur le Président Schreber79 – il y a un discours parfaitement cohérent de la folie, il se distingue en ceci qu’il est sûr que la chose sait.

Je vous laisserai en ce point – il est deux heures – où je vous ai menés aujourd’hui. Que doit être, que peut-il être, ce désir de l’analyste, pour se tenir à la fois en ce point de suprême complicité, complicité ouverte, ouverte à quoi ? A la surprise. L’opposé de cette attente où se constitue le jeu en soi, le jeu comme tel, c’est l’inattendu. L’inattendu n’est pas le risque. On se prépare à l’inattendu. L’inattendu, même, si vous me permettez un instant de revenir sur cette ébauche de structuration para-eulérienne que j’ai essayé de vous donner comme nécessaire au moins à certains concept, à savoir le huit inversé, portion­cule dont le champ externe est cette bande de Moebius qui doit nécessairement la traverser, la portioncule, vous verrez que l’inattendu y trouve son application admirable. Car qu’est-ce que l’inattendu sinon ce qui se révèle comme étant déjà attendu mais seulement quand il arrive ? L’inattendu, en fait, traverse le champ de l’attendu. Autour de ce jeu de l’attente, et faisant face à l’angoisse, comme Freud lui-même, dans des textes fondamentaux sur ce thème, l’a for­mulé, autour de ce champ de l’attente nous devons décrire le statut de ce qu’il en est du désir de l’analyste.

C’est ce que je reprendrai dans quinze jours, puisque la prochaine fois nous aurons un séminaire fermé.

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