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Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 31 mars 1965

Leçon du 31 mars 1965

J’ai l’intention que, en quelque part, une partie de ce que j’essaie, cette année de développer devant vous et qui sera mis à l’ordre du jour du séminaire fermé, ça ne reste pas dans cette sorte de suspens académique où, dans les débats des sociétés scientifiques, qui s’intitulent telles dans la psychanalyse, les choses res­tent trop souvent. Pour tout dire, je préfère que nous ayons, tout au moins au début, le sentiment de consacrer peut-être un peu trop de temps à creuser un même sujet. Je préfère tomber dans ce défaut, dans cet inconvénient, que dans l’inconvénient contraire, c’est-à-dire qu’on ait le sentiment qu’on n’en a rien tiré que des questions en suspens.

Peut-être, sur le sujet de la communication de Leclaire, qui sera donc aujour­d’hui encore à l’ordre du jour, vous pourrez avoir l’impression, en vous sépa­rant, de choses encore imprécisées ou d’un dilemme non résolu ou non comblé. Je pense pouvoir me charger, par la suite, de donner une clôture à ce qui aura été bien posé comme question. Je veux, pour tout dire, que la question se déve­loppe, et dans un sens qui soit loin de cette chose que nous rencontrons en route, des originalités. Personne n’aurait su autrement le témoignage qu’elle pouvait donner de ce qu’ici on est capable d’entendre. C’est des bénéfices qui se totalisent à divers niveaux. L’essentiel, c’est l’articulation de la question. Bien sûr les personnes qui se dévoilent ainsi y apportent des éléments précieux. Exactement, il y a des choses qui ne peuvent être dites dans toute leur précision seulement dans la mesure où certaines questions sont ici élaborées en réponse. Je crois que la suite du cours que je vous fais cette année ne peut vraiment que se nourrir de la façon dont les questions s’ouvrent ici au niveau des difficultés qu’elles font, disons, pas forcément à chacun mais à plus d’un. Cela peut être l’occasion de précisions à un niveau beaucoup plus grand que ce que je peux faire par première intention. Je signale que, tout n’étant pas rodé ni au point, il y a des gens qui, mardi der­nier, c’est-à-dire s’y prenant à la veille du séminaire fermé, n’ont trouvé rue de Varenne ni le rapport de Leclaire ni le rapport de Jacques-Alain Miller. Ils y sont depuis mercredi matin dernier. Vous pouvez encore les trouver et les acquérir. Maintenant je crois que vous avez quelque chose à dire, Leclaire, tout de suite ?

Serge Leclaire — Je crois que le mieux pour continuer la discussion est de donner encore la parole à un certain nombre de personnes qui ont manifesté le désir de la prendre. J’ai moi aussi le désir de prendre la parole, non pas précisé­ment pour répondre mais pour participer à la discussion. Nous verrons à ce moment-là, au point où nous en sommes, si d’autres interventions non prépa­rées, surgissent.

Alors, Safouan a demandé à faire quelques remarques. Je lui donne tout de suite la parole.

Moustapha Safouan — J’ai demandé la parole à Monsieur Lacan parce que la dernière fois, nous avons entendu beaucoup de choses qui étaient justes, mais nous avons aussi entendu quelques propositions qui étaient franchement fausses, de sorte que, il serait inutile de poursuivre cette discussion si nous ne tirons pas au clair la maldonne.

Par exemple, on nous a dit que la barrière qui sépare conscient et inconscient c’est la barrière de l’inceste. Je me demande où est-ce qu’on est allé trouver cela. On a été peut-être tenté de faire une sorte de théorie généralisée. Voilà psycha­nalyse et anthropologie qui sont […]. C’est très bien, pourvu qu’on sache ce qu’on fait. Mais pour commencer, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la barrière qui sépare le système conscient et le système psychique de l’incons­cient est celle même qui s’érige entre l’enfant et sa mère pour l’empêcher d’al­ler coucher avec elle. Je force la note peut-être… enfin, qu’on me donne une autre définition de l’inceste.

On me dira qu’il n’a pas besoin d’aller réellement coucher avec elle et qu’il suffit qu’il se l’imagine pour qu’il y soit, dans l’inceste. C’est très bien, mais si les catégories de Monsieur Lacan sont là pour venir à notre secours, encore faut-il se demander s’il n’y a pas là un abus. Parce que, ce qui arrive dans ce cas là, c’est qu’on est obligé de l’utiliser encore plus et on dit, il se l’imagine, mais invisiblement. C’est juste, dans l’ensemble. Je dis dans l’ensemble parce qu’il arrive aussi quelquefois qu’il se voie, le sujet, par exemple au fond d’un couloir, dans un cul-de-sac. On sait alors ce qui lui arrive… ce qui ne manque jamais de lui arriver. Mais enfin, s’il se voit invisiblement et à son insu, la question ne se pose qu’encore avec beaucoup plus d’insistance, à savoir, qu’est-ce qui le pousse donc, le sujet, à sortir de cette retraite ? Encore plus, comment vient-il à soup­çonner qu’il est là, à son insu, même quand il l’aura oublié, lui, complètement ? Ici, l’expérience psychanalytique ne laisse aucun doute sur la conclusion, c’est exactement dans la mesure où quelque chose de la barrière de l’inceste reste en place, c’est-à-dire dans la mesure où le nom du père garde encore pour le sujet quelque sens et j’ai dit le Nom du père car nous savons que pour ce qui est du père réel, c’est-à-dire du père dans sa référence irréductible à la position de l’en­fant, ce père là, est déjà mort depuis longtemps selon le vœu du sujet. C’est donc dans la mesure où le Nom du père garde quelque sens pour le sujet que quelque chose justement peut venir de l’inconscient et fraie son chemin vers la conscience.

Si on a pu soutenir l’idée contraire, exactement opposée comme vous le voyez, c’est peut-être qu’on a joué sur une phrase comme celle-ci, « la loi ne frappe pas seulement le désir mais encore sa vérité ». C’est une phrase qui a été peut-être dite, écrite quelque part, mais je n’ai jamais entendu Monsieur Lacan la dire comme ça. Même l’aurait-il dite, il n’aurait pas été difficile de voir ce qu’il entend par là. Loi, ici, ne désigne sûrement pas la condition de l’inceste ; Loi, ici, désigne la censure ou plus précisément encore la Loi de l’Autre, la Loi de l’autorité de l’Autre. Cette autorité est, comme le dit Monsieur Lacan, cette autorité obscure que confère à l’Autre ce premier dire et qui donne à ses paroles leur valeur d’oracle. Bref, loin d’être ce qui frappe la vérité du désir, la Loi, la morale du père, est justement la seule chose que commande la vérité.

Une autre proposition qui n’a pas été dite ici et sur laquelle il est tout aussi important de prendre position parce que c’est nécessaire pour clarifier ce dont il s’agit dans le matériel que nous apporte Leclaire, et cela d’autant plus que c’est Leclaire lui-même qui est l’auteur de cette proposition, c’est à savoir que la psychanalyse et l’expérience psychanalytique devraient mener le sujet vers ceci, vers quelque chose qui serait comme une transgression, ou ressenti comme transgression — je vous le dis en passant, c’est exactement la même chose mais tout est là — vers une rencontre incestueuse. Là aussi, je pense qu’il n’y a aucun doute possible sur la conclusion que nous impose l’expérience psychanalytique, c’est à savoir, si le sujet au cours de l’expérience psychanaly­tique doit être amené à accomplir une transgression quelconque, ce serait bel et bien la transgression de la tentation permanente de la transgression. […] transgresser justement. Nous n’avons pas à mener le sujet vers une rencontre incestueuse pour la simple raison que lorsqu’il vient vers nous, il s’amène avec cette rencontre déjà […].Il ne faut pas oublier que tant qu’il y a une analyse, nous avons affaire juste­ment à des Œdipe ratés, échoués. Nous n’avons pas à mener le sujet à franchir les limites ou à s’imaginer qu’il franchit les limites, parce que, qu’est-ce qu’il fait d’autre dans son imagination ? Nous le menons justement à ceci, de toucher du doigt qu’il y a une limite qui ne saurait, en aucun cas, être franchie.

Ce que […] à la fin d’une psychanalyse, c’est la figure paternelle, la figure paternelle telle qu’elle joue dans le complexe, c’est-à-dire le manque, tel qu’il se manifeste chez un sujet de sexe mâle sous la forme d’une menace de la castra­tion, et chez un sujet de sexe féminin sous la forme de l’envie de pénis, ce qui n’a rien à faire avec la demande du pénis. Autrement dit, la reconnaissance par l’un de ceci qu’il ne saurait faire usage de son phallus sauf à le soumettre à une juridiction précise même quand elle n’est pas écrite, et l’extirpation chez l’autre, je veux dire chez l’analysée de sexe féminin, de toute identification à la mère comme toute-puissance.

Maintenant, ces évidences une fois affirmées, ou réaffirmées, je peux passer au matériel que nous apporte Leclaire. Ce « POOR (d) J’e-LI », d’abord, ce « POOR (d) J’e-LI » n’est pas un fantasme. Je suis ici de l’avis d’Oury, à savoir qu’il y a là quelque chose qui est beaucoup plus proche de ce à partir de quoi le sujet se fantasmatise que du fantasme lui-même. Pour être plus précis, je dirai que le fantasme n’est pas dans « POOR (d) J’e-LI », il est dans le fait que le sujet, en le balbutiant, se nomme. Faisons encore un petit pas de plus en avant ; il se nomme sur le fond d’un « il ne sait pas ». Et c’est justement ce « il ne sait pas » que je considérerai pour ma part comme le fantasme fondamental du sujet ; je veux dire que c’est à l’abri de ce « il ne sait pas » que tous les fantasmes sont nourris, […].

Or, dans ce fantasme-là, Mademoiselle Mondzain n’a pas manqué de repérer avec une perspicacité vraiment admirable la transgression qui s’ourdissait. Et qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’on ne peut pas prendre telle idée de Monsieur Lacan et laisser de côté l’autre. Je veux dire par là que, par exemple, les thèses de Monsieur Lacan sur le nom propre sont vérifiables à tous les coups par l’expérience psychanalytique ; je veux dire qu’il n’y a pas vraiment une analyse, où le sujet se trouve mené jusqu’à ce point radical où son désir se trouve mis sérieusement à la question, sans que n’apparaisse au premier plan de l’analyse le nom propre, et plus précisément le rapport du sujet au nom propre, comme en un point où peut se suspendre encore pour un temps son désir devant cette vacillation radicale que seule la psychanalyse peut provoquer, et provoque effectivement.

Maintenant qu’est-ce qui arrive ? Ce qui arrive, c’est que nous entendons quelquefois des propos comme celui-ci, et là je cite: « Au fond, le nom, c’est ça, c’est le prénom. Le nom, c’est toujours le nom de quelqu’un ou de quelque chose d’autre, c’est le nom du père ou de famille, ou encore le nom du mari, mais mon prénom c’est mon vrai nom, c’est là que je suis vraiment ». Et qu’est ce que veulent dire des propos si désespérément naïfs, bien qu’ils aient encore le mérite de couler de source, c’est-à-dire de venir au jour comme pour la pre­mière fois ? Cela veut dire ceci, que le manque dont le sujet tire ce qu’on a appe­lé son unarité, ce manque-là, le sujet s’en assure, ou croit s’en assurer, sur le fond de ceci, qui a été toujours reconnu par tous les psychanalystes sérieux comme la réalité psychique de l’unaire, et qui s’appelle la haine du père.

Et ce n’est qu’une fois franchie cette limite-ci que nous pouvons commen­cer à poser des questions qui soient vraiment intéressantes. Par exemple, nous appelons la position […] comme la position dite de castration primordiale, que nous qualifions aussi quelquefois d’imaginaire, bien qu’on oublie parfois, ou tende à oublier parfois que, toute imaginaire, de soi cette castration est bel et bien opérante, c’est-à-dire qu’elle dépossède le sujet, elle lui ravit rien moins que sa chair. Mais enfin, on dit que cela est une castration primordia­le, et nous reconnaissons que tant qu’il est rivé dans cette position, on ne peut pas dire que le sujet ait un désir quelconque. Le désir, qu’est-ce donc qui le fonde? Nous répondons que c’est la Loi, mais qu’elle le fonde dans un lien indissoluble à la castration. De là question, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que la position […] se retrouve nécessairement dans les rapports entre les sexes ? Pour m’exprimer dans des termes plus précis, et que j’emprunte à Monsieur Lacan, que veut dire que de devenir créditeur ou créditrice sur le grand livre de la dette, après avoir été débiteur? Plus précisément encore, que devient [Je? ou -φ?] dans cette opération? Que devient le désir de l’analys­te, dans la ruine du bien suprême? Et si le désir de l’analyste, comme l’a dit Monsieur Lacan, sûr et certain, est un désir de différence maximale, différen­ce entre quoi et quoi ?

Ce ne sont pas des questions que je pose non par un intérêt spéculatif ou théorique, encore moins parce que ça me prend de m’intéresser, comme ça, mais pour des raisons qui sont bel et bien […], ce qui n’enlève rien à leur caractère impérieux. Par exemple, il nous arrive, c’est un exemple entre beaucoup d’autres, il nous arrive d’avoir à nous occuper par exemple d’une patiente rivée dans la position dite de revendication masculine, et il arrive quelquefois, vis à vis de telle patiente en particulier, que nous nous apercevons que celle-ci, cette patiente-là, organise toute sa position en misant sur cette certitude qu’il n’y a pas un homme qui puisse rencontrer une femme sans en ressentir quelque angoisse. C’est une certitude qui a, certes, quelque chose de fondé – autre­ment, comment serait-elle venue à la soutenir? – il n’en reste pas moins que c’est une certitude bel et bien fallacieuse, et il est important de savoir en quoi elle est fallacieuse et en quoi elle est fondée, pour que nous puissions arrêter la stratégie qu’il convient d’adopter vis à vis de cette patiente-là.

Tout le reste, ça va de soi que ces questions-là je ne les lance pas comme autant de défis. Ce ne sont pas des questions sans réponse possible; à la vérité, elles me paraissent parfaitement solubles, et même déjà résolues. Ce ne sont cer­tainement pas, ni les plus difficiles, ni les plus intéressantes. Tout ce que je vou­lais dire par là, c’est qu’il est temps… il est temps, si nous voulons que quelque chose d’autre que l’ennui ne se dégage de ce séminaire, il est temps que nous nous mettions à interroger l’enseignement de Lacan d’un point un peu plus avancé que nous ne l’avons fait jusqu’à maintenant. C’est tout.

Serge Leclaire- Je me permettrai de répondre tout de suite à Safouan sur des points marginaux bien entendu, et je prendrai le même ton de liberté, et peut-être un peu incisif, dont il a lui-même usé. Je lui dirai que, plus grave, à mon sens, que les certitudes fallacieuses qu’il évoquait à propos de sa patiente, me semblent être les certitudes assurées. Il me semble que dans tout son discours il y a là quelque chose comme une référence passionnée à une dimension qui serait celle de l’orthodoxie, entendez orthodoxie lacanienne. Je suis pour que l’on interroge enfin l’enseignement de Lacan, mais cette interrogation ne sup­pose au départ aucune orthodoxie.

Tout, d’ailleurs, dans le discours de Safouan, est marqué du problème fonda­mental du rapport à la Loi. Et ce qui me parait surtout le caractériser, c’est une façon de se situer par rapport à la Loi en plaçant d’emblée son interlocuteur comme étant en faute; quoiqu’il dise, il dit faux, il dit une bêtise, si ce n’est pas une ânerie. Ceci, il le situe d’emblée, en effet, par rapport à la Loi. Ainsi lors­qu’il interroge, ou met en question cette proposition, nous sommes tout à fait près de formulations freudiennes, à savoir que la barrière de l’inceste se rap­proche, est presque équivalente à la barrière du refoulement. Il ne suffit pas, je pense, d’invoquer la Loi pour repousser cette position comme étant fausse. Je sais que c’est l’un des axes du séminaire que fait Stein depuis longtemps, et je souhaiterais, puisqu’en l’occurrence Major a été mis en cause, qu’il réponde, si ça lui vient, d’une façon peut-être plus précise, sur cette question particulière de Safouan.

J’ai été nommément mis en cause à propos d’un autre sujet, qui lui aussi se trouve avoir rapport à la question de la transgression. Je ne pense pas l’avoir introduit dans le papier que je vous ai communiqué ici, mais il s’agit de quelque chose qui a été dit ailleurs. Je suis pris en flagrant délit de faute. Ce n’est pas dif­ficile bien sûr, d’autant que Safouan se fonde sur ce qu’il a entendu, il n’a pas mon texte. Je n’ai pas dit ce qu’il a rapporté, à savoir que l’analyse est ressentie comme une transgression, ou doit être ressentie comme une transgression, ou que quelque transgression doit s’accomplir. Ce que j’ai dit, c’est que la question était posée dans l’analyse, et à propos de l’analyse, des rapports entre la pers­pective analytique, une certaine perspective analytique, à savoir la recherche d’un point singulier, d’un point irréductible, d’un point d’origine, le souvenir oublié, le point focal de l’origine, que la question était posée du rapport entre cette conception, disons, de l’analyse, ou ce fantasme sur l’analyse, et d’autre part, la signification de l’inceste. Et je précisais bien, de l’inceste, non pas dans son contexte dramatique, mais dans sa réalité essentielle, à savoir la mise en question concrète de quelque chose qui représente le point d’origine. C’est la question du rapport entre ce processus de l’analyse et la réalité de l’inceste que j’avais posée. Peut-être le fait de la poser peut-il être ressenti en effet comme une transgression.

Sur la question du fantasme – j’y reviendrai tout à l’heure – j’ai déjà dit la dernière fois qu’au regard, en effet, d’une orthodoxie, il convenait peut-être, ou il était peut-être d’usage de considérer le fantasme comme étant autre chose que cette formule, mais cela nous amènerait je crois à reprendre toute la question d’une définition orthodoxe du fantasme. Après tout, il vaut mieux, je crois, au point où nous en sommes, tenter d’en retrouver d’autres et d’en examiner d’autres, des fantasmes, au niveau de la pratique analytique.

Je sais bien que je n’ai pas entièrement répondu à Safouan. Major a-t-il quelque chose à dire?

René Major – Il s’agit d’une assimilation de la barrière de l’inceste à la bar­rière du refoulement en tant que la barrière du refoulement est constitutive de l’inconscient. Il s’agit là d’une analogie de structure qui est à situer à un tout autre niveau que celui auquel Safouan fait allusion […].

Serge Leclaire- Je n’ai aucune intention, pour ma part, de clore la discussion, néanmoins je souhaite qu’elle avance. Je demande donc à Mannoni de prendre la parole.

Jacques Lacan – Je précise quand même que ce que Safouan a dit, c’est que c’est la barrière de l’inceste grâce à quoi se produisait le retour du refoulé. Octave Mannoni – Je regrette d’être introduit de cette façon, parce que j’ai peur de ne pas faire avancer la discussion. Je trouve au contraire que Safouan l’avait conduite à un niveau très élevé et on va maintenant redescendre!

[…] des excuses; je croyais naïvement, n’ayant pas regardé mon calendrier, j’ai cru pendant quelque temps que c’était pour le séminaire fermé du mois d’avril. Alors ce que j’ai fait est un peu télescopé.

Ce que j’aurais voulu examiner, c’est le passage, que j’ai trouvé un peu rapide pour moi, de l’exposé de Leclaire où il expose le non-sens du fantasme fondamental, au sens de ses traductions en langue. Il est vrai que il ne dit pas exactement sens, il parle d’une certaine compréhension analytique qui, je crois, est dans son esprit une incompréhension. Il me semble qu’il y a là un nœud de problèmes de la plus grande importance qui reste posé. Puisqu’il s’en est tenu aux formulations freudiennes les plus strictes, il faut bien lui accorder que les processus primaires sont toujours à l’œuvre derrière les pro­cessus secondaires, mais il semble difficile de nier, toujours dans la topologie freudienne, que « POOR (d) J’e-LI » soit justement une production secondaire où se reconnaît l’effet des processus primaires. C’est sur ce point, nous dit-il, qu’ont déjà porté les critiques qu’on lui avait naguère adressées, et que d’ailleurs je ne connais pas; mais à mon avis, répondre à ces critiques, ce n’est pas forcément accepter leur demande, comme on demandera bientôt à un astronaute de revenir avec un échantillon minéralogique de la Lune. On ne peut pas lui demander de nous donner, comme ça, l’élément de l’inconscient; nous n’en aurons jamais que ce que nous pourrons en lire dans les structures du secondaire, dans la mesure justement où le secondaire est soumis à l’effet du primaire.

C’est dans le secondaire, me semble-t-il, que le sens et le non-sens se ren­contrent d’une certaine façon, tant qu’on s’en tient à la terminologie freudien­ne, et je ne vois pas d’autre lieu où l’on puisse saisir ni l’un ni l’autre. Seulement, le passage où Leclaire traite cette question est plutôt élusif qu’allu­sif. Le discuter reviendrait à opposer une manière de voir à sa manière de voir, une manière différente, ce qui manque alors d’intérêt. Je vais donc m’abstenir – au moins jusqu’à ma conclusion, où je reviendrai sur la question – je vais donc m’abstenir, avec l’espoir certain que ce problème va être repris, c’est d’ailleurs déjà fait, d’une façon moins succincte, et je vais prendre un chemin tout à fait différent, en tournant très librement, trop librement, autour de la question du nom propre, un peu à l’aventure, avec l’idée de rencontrer telle ou telle remarque qui, très indirectement, pourrait se rapporter à ce que nous a exposé Leclaire.

Je crois que nous n’avons rien à attendre de la sociologie, ni de l’ethnologie, sinon quelquefois des exemples commodes. Le nom propre, tel qu’il nous inté­resse, c’est aussi bien Toto que Gaétan de Romorantin. Ce que dans notre socié­té on appelle le patronyme, au fond ce n’est pas le nom du père. Le père de Jean Dupont ne s’appelle pas Dupont, il s’appelle par exemple Paul Dupont, et il y a des pays, puisque j’ai parlé d’ethnologie, il y a des pays comme Madagascar où, à la naissance de Lacoute, son père peut changer de nom et s’appeler désor­mais Père-de-Lacoute. C’est alors Père-de-Lacoute qui est le nom du père, de la façon la plus simple. L’emploi systématique d’un nom et d’un prénom est un accident historique limité, récent, et son étude, je crois, ne nous conduirait pas vers quelque chose qui soit très intéressant pour nous.

Sur ce que Leclaire a appelé l’irréductibilité du nom propre, je pourrai apporter, peut-être, une sorte d’éclairage indirect en racontant une expérience personnelle, qui a l’avantage d’être entièrement artificielle et presque axioma­tique. C’est une expérience que beaucoup de personnes ont faite, mais peut-être pas sur des bases aussi claires. Pour les personnages d’un livre que j’écrivais et qui a paru en 1951 98-99,j’avais besoin d’inventer des noms propres. Un nom propre n’étant qu’une suite de phonèmes, on pouvait prendre une suite de syl­labes dans n’importe quel sens. Ce livre a été écrit en 1949, à une époque où la théorie lacanienne du signifiant n’était pas encore formulée.

La plupart des noms du livre ont été fabriqués ainsi, mais pas tous, parce que quelques-uns me sont venus comme spontanément. Pour les autres, j’ai com­plètement oublié aujourd’hui les phrases sans importance d’où je les ai tirés, cela se faisait me semble-t-il assez vite, et peut-être y avait-il plus de complica­tions cachées que je ne m’en apercevais. De cela je ne saurais rien dire; mais pour un de ces noms propres, je me rappelle très bien le détail de sa fabrication, je l’ai pris dans ce que je croyais être un vers de la chanson de Marlborough, à vrai dire c’est une citation inexacte, mais pour l’usage que je voulais en faire, cela n’avait aucune importance, et je m’étais servi déjà de phrases probablement plus farfelues. Ce vers inexact c’est, « ensuite venait son page ». On pouvait prendre par exemple, te venait, en y ajoutant un th, ça fait un très joli nom propre. Si joli même que ça donne envie de regarder dans l’annuaire des télé­phones. Or, au milieu des Thévenin, Thévenot, on y trouve, pour Paris seule­ment, trente huit Thevenait. En découvrant cela, j’ai eu l’impression que je fai­sais trop concurrence à l’état civil, ou plutôt que l’état civil me faisait trop concurrence à moi, et j’ai renoncé aussitôt à la fabrication. J’avais donc à prendre les syllabes suivantes, ce qui donnait venait son. Venaisson aussi est un joli nom et si on regarde dans l’annuaire du téléphone, pas trace de Venaisson. Pas même de nom qui lui ressemble tant soit peu. C’était donc parfait. Le nom de Venaisson fut ainsi adopté.

Je ne m’interroge pas sur les raisons, qui m’échappent, pour lesquelles j’ai choisi Marlborough. Je vois bien que Venaisson est le seul personnage dont j’ai raconté la mort et le seul dont on pourrait, à la rigueur, dire qu’il avait un page, mais enfin, c’est maintenant que je m’en aperçois. D’ailleurs, j’aurais complètement oublié tout cela maintenant si, quelques mois plus tard, je n’avais passé par une petite crise qui est celle que je vais raconter.

Le manuscrit était achevé et j’allais le porter chez l’éditeur quand je m’avisai brusquement de l’existence d’un critique dont j’aimais beaucoup l’intelligence et l’humour et qui signait certains de ses articles d’un nom de plume qui res­semble terriblement à Venaisson. Comme ce pseudonyme est bien connu et que j’en dis trop pour espérer rien cacher maintenant, autant énoncer ce pseudony­me, il s’agit de Gabriel Venaissin. A cette découverte, je fus terrorisé; il me sem­blait que si j’avais appelé mon personnage Dubois, tous les Dubois de la terre n’auraient rien eu à dire, mais la rencontre si voisine de deux noms plus que rares, singuliers, absents des annuaires, cela me paraissait impossible à admettre. Il fallait changer le nom de Venaisson. Je m’y employai, usant des mêmes méthodes et je ne me rappelle plus rien, naturellement, des nombreux noms de substitution que je fabriquai. Mais, et c’est là le fait obscur que je ne pouvais que constater, je ne pouvais pas changer le nom de Venaisson. Il me semblait qu’il s’appelait Venaisson et que, moi, je n’y pouvais rien et que je n’y étais pour rien. Il défendait son nom comme Sosie devant Mercure. Je savais bien que c’est moi qui le lui avais donné, mais il me répondait, pour ainsi dire, comme Sosie, qu’il l’avait toujours porté. Je fus obligé de le lui laisser.

Puisque cette expérience a pris la forme d’une anecdote, j’ajouterai que Gabriel Venaissin publia sur mon livre une critique extrêmement élogieuse, mais il ne la signa pas Venaissin, il la signa de son vrai nom. A l’époque, je n’en fus pas étonné, Venaissin était un pseudonyme, un alias qui ne pouvait pas tenir devant Venaisson parce que, à sa façon, Venaisson était le vrai nom de mon per­sonnage. Drôle d’histoire. Je la crois instructive, bien que je voie très mal de quoi elle cherche à nous instruire.

Le nom de Venaisson n’a évidemment pas de sens par lui-même. A-t-il un signifié? Sûrement, mais sur une carte d’identité il y a une photographie, des empreintes digitales, ou un signalement, ou la signature du porteur, laquelle est aussi physionomique à sa façon, sans cela la carte d’identité serait une carte de visite. Il y faut aussi, ce qui n’est pas négligeable, le timbre de la police. Venaisson n’avait rien de tout cela. J’avais fabriqué les éléments les plus simples d’une personnalité, une suite de phonèmes qui ne suffisaient pas eux-mêmes, et ce qu’on disait d’une personne imaginaire, à cette suite de phonèmes était, par moi, attribué. Le fait est que cette construction extrêmement simple suffisait pour faire apparaître, dans la subjectivité, dans ce cas évidemment dans la mien­ne, une forme non négligeable de la puissante adhérence de ces éléments, si l’on veut, quelque chose qui ressemble à l’irréductibilité du nom. Il s’agit, je l’ai dit, de ce qui attache le signifiant au signifié. Un tel attachement n’a absolument rien de surprenant. Il existe même pour les noms communs et, s’il me surprend dans l’exemple ci-dessus, c’est parce que je m’y croyais le maître de la nomina­tion. En un sens, je ne l’étais pas.

Voici maintenant un exemple d’attachement du signifiant au signifié en matiè­re de nom commun. Il s’agit d’un iranien qui est arrivé en France vers l’âge de huit ou neuf ans, et qui, maintenant adulte, découvre tout à coup rétrospective­ment, les raisons pour lesquelles il refusait, lors de son arrivée en France, le café au lait français; ce n’est pas le café qu’il refusait, c’était le bol, à l’époque, il ne savait pas. Le mot bol en iranien a naturellement un sens différent, ce n’est pas seulement la moitié du mot bolbol qui désigne le rossignol, c’est aussi le nom monosyllabique par lequel on désigne le sexe des petits garçons. Pour lui, avec sa venue en France, tous les mots avaient changé, avec toutes les possibilités de calembours bilingues, mais il y en avait un qui adhérait autrement que les autres qui était, comme dit […], enraciné; il résistait, seul entre tous, dans cette situation pourtant assez simple qu’est un changement de langue. Je suis sûr, bien que je ne puisse évidemment pas le prouver, qu’il aurait accepté le bol de café si on lui avait donné un nom français pour son sexe. Il devait trouver la traduction trop partielle ou trop partiale. Dans le changement de langue, il perdait quelque chose.

Je ne sais rien de ce que peut être la rencontre de Georges/Lili marquée dans le fantasme fondamental, mais que ce soit nom de garçon et nom de fille a peut-être quelque chose à voir avec son irréductibilité. Les noms propres changent à certaines conditions. Par exemple, chez les nobles, par la mort des ancêtres; chez les femmes, par le mariage ou bien par l’entrée en religion, etc. Ces chan­gements sont institutionnalisés. En dehors de toute institution, les hystériques se donnent parfois des prénoms qui ne leur appartiennent pas. […] l’ortho­graphe de celui qu’elles ont. Casanova23, qui s’était donné le nom de Seingalt, interrogé par les autorités de police sur les raisons pour lesquelles il avait pris un nom qui n’était pas le sien, répondait avec indignation qu’aucun nom ne pouvait lui appartenir plus légitimement, puisque c’était lui qui l’avait inventé. Mauvaise raison, mais qui le fait ressembler un peu à Venaisson. Ce qui est inté­ressant, c’est de comparer les autorités policières et Casanova du point de vue de leur attitude linguistique spontanée. Pour la police, Seingalt est un alias, qui a pour signifié Casanova. Son argumentation c’est

1 – Seingalt, c’est Casanova,

2 – Casanova, ce n’est pas Seingalt… Des deux côtés il y a une faute. Pour Casanova, la formule est moins claire mais plus simple, elle s’énonce ainsi, Seingalt, c’est moi; le signifiant Casanova peut disparaître.

On ne peut pas imaginer sans une sorte de vertige ce que deviendrait, juste­

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ment, le moi, le « c’est moi », si on donnait le même prénom à deux jumeaux homozygotes que leurs parents mêmes ne peuvent ni appeler individuellement ni reconnaître. Pourtant, l’homonymie par elle-même est supportable. Il peut y avoir, cela arrive, deux Jean Dupont dans la même famille, c’est alors une homo­nymie comme il y en a beaucoup, qui peuvent causer des erreurs et des quipro­quos comme les autres; après tout, nous sommes beaucoup moins troublés par la rencontre d’un homonyme que par celle d’un sosie.

Le sujet parlant, qui sait qu’il est Untel par son propre nom, se reconnaît aussi d’une autre façon. Il dispose, pour parler, de la première personne du sin­gulier. Son nom le tire vers la troisième personne. Il y a des cas […] de télesco­page entre ces deux personnes. Signifiant argotique, bibilolo est-il un nom propre ou un pronom personnel ? Essayez de le mettre au vocatif pour voir. C’est peut-être sans intérêt, un problème purement grammatical, bibilolo étant un […] qui désigne un sujet mais impose un verbe à la troisième personne, je suis, donc bibilolo est. Mais ce serait bien remarquable qu’il n’y ait là qu’une curiosité grammaticale et que cette manière de parler n’ait pas des implications subjectives.

J’en passe un peu parce que… Ainsi – ceci a été un peu trop improvisé – le nom propre est loin d’être institué d’une façon nucléaire dans une subjectivité comme si on cherchait à pointer un sujet à la façon dont Descartes situait […]. C’est certainement le nom qui marque le sujet, il agit sur lui comme une pro­vocation, il le fait venir […] mais en même temps il le dénonce, l’objective, transforme le sujet parlant en objet dont il est parlé et le « Je suis Untel » s’af­fronte au «Je suis moi » […] et s’en distingue. Ce « Je suis Untel » n’apporte à « que suis-je ? » qu’une réponse ressentie comme insuffisante, d’où l’obligation, comme on dit, de se faire un nom. Obligation pour tous, et non pour les seuls ambitieux, l’obligation que tous remplissent avec l’aide de tous, et même de la police, pour s’assurer que leur nom a un signifié, ce qui est toujours plus ou moins mal assuré. Comme le jeune iranien était mal assuré du signifié de bol, qui était comme un nom propre partiel, et comme Venaisson qui s’était fait un nom au fur et à mesure que je parlais de lui. Je le constituais ainsi en la seule sorte de signifié, pour son cas très particulier de personnage littéraire, que son nom propre pouvait avoir.

Toujours avec l’idée d’apporter, aux question soulevées par Leclaire, un éclairage lointain et très indirect, si indirect que nous ne serons pas facilement assurés de parler de la même chose, je voudrais apporter assez brièvement un fragment d’observation qui porte sur le jeu des éléments phonématiques des noms propres chez un obsessionnel. Il s’agit d’un cas assez sérieux, dans le style de l’Homme aux rats, mais en plus sévère, un sujet fort intelligent et ouvert, qui était obsédé au début par l’idée qu’il avait pour sa femme une attirance de carac­tère incestueux, et cela le tourmentait d’une façon extrêmement pénible. Actuellement, son analyse est en cours. Sa vie est devenue plus facile, mais non sans des accidents symptomatiques comme celui dont je vais parler.

Il a depuis longtemps un collègue, presque un ami, que nous appellerons Lemarchand. Or, un jour qu’il regardait négligemment dans la direction de ce Lemarchand en pensant à autre chose, il ne sait pas à quoi, il s’avise brusque­ment que le nom de jeune fille de sa femme étant, disons Martineau, les deux noms ont un commun la même syllabe MAR. J’ai changé le nom mais non la syl­labe. Il en est, pendant quelques secondes, terrorisé, et il lui en reste, pendant assez longtemps une inquiétude obscure.

Je n’ai pas actuellement de moyens sûrs de rendre compte de ce symptôme. Il est évidemment inutile d’interroger la syllabe MAR, elle est pour ainsi dire du côté du non-sens de la chose. Si son collègue s’était appelé par exemple Artigues ou Otineau, je suis sûr, comme toujours sans pouvoir le prouver, que c’est la syllabe TI qui aurait renvoyé à Martineau. L’ensemble de l’analyse me conduit à penser que dans ce symptôme se condensent et se déplacent sa peur de l’homo­sexualité, les effets de son identification à une fille et sa peur de la castration; il pourrait prendre son collègue pour sa femme, la syllabe MAR peut se détacher, etc. Mais ce qui est plus sûr et presque évident, c’est que cette syllabe joue le rôle d’une plaque tournante, et qu’elle fait passer du circuit qui contient le signifiant qui renvoie à sa femme, au circuit où figure le signifiant qui renvoie à son collègue.

Évidemment je ne sais rien de ces circuits en tant que tels. Il s’agit nettement d’un élément symptomatique, c’est-à-dire de quelque chose à quoi, du point de vue de la technique, on ne doit pas porter un intérêt trop direct. Mais du point de vue de la théorie c’est une autre histoire. Il me semble qu’il nous apprend au moins que le phonème MAR, ou tout autre phonème jouant le même rôle de plaque tournante, n’a pas besoin qu’on lui accorde quelque caractéristique de primarité. Ce qui est primaire là, c’est la pure possibilité de décomposition et de recomposition phonématique, c’est-à-dire de métonymie et de métaphore réduites aux phonèmes, avec les amputations, les contacts prohibés, les confu­sions redoutables auxquels ils renvoient par l’intermédiaire de ce qu’on pour­rait appeler le circuit primaire, avec tout ce que cela implique, en particulier le champ du désir inconscient.

Ainsi pourrait-on dire que les mécanismes primaires se manifestent comme non-sens dans un symptôme pour lequel un sens, après tout, est exigible. Le fait que ce soit un symptôme et non une simple suite d’associations donne à la chose, si j’ose dire, un caractère d’obscurité sérieuse. Les symptômes sont, en analyse, même si dans la cure il est bon de ne pas s’y attaquer directement, quelque chose comme ce que sont, en théologie, les témoins qui se font égor­ger, aussi absurdes qu’authentiques.

Je ne peux que laisser entièrement ouverte sans m’y engager, la possibilité d’une comparaison entre le statut topologique du « POOR (d) J’e-LI » fantasma­tique et du MAR symptomatique. Je crois seulement qu’une discussion assez poussée sur ce point permettrait d’y voir plus clair, soit qu’il faille approcher les deux formules, soit qu’il faille les opposer radicalement.

Serge Leclaire – Sans doute ai-je été tout à l’heure un peu affirmatif, un peu tranchant peut-être, dans ma réponse à Safouan et n’ai-je pas assez souligné, si je puis dire, ce qui restait là de question ouverte. Mannoni a dit lui-même tout à l’heure qu’il avait le sentiment que son texte, je me demande pourquoi, ne posait pas les questions à un niveau aussi élevé. Après tout, je vous en laisse juges.

Ce que je vais dire, simplement, c’est que je souhaiterais que ces questions ainsi posées ne tombent pas dans l’oubli. Sans doute ne pouvons-nous pas ici, aussi fermé que soit ce séminaire, c’est-à-dire malgré tout aussi vaste, hausser les discussions d’une façon aussi libre qu’on pourrait le faire effectivement en petit groupe.

Je retiens, pour en revenir à l’intervention de Safouan, la question qui était posée, à savoir celle des rapports de la Loi avec la prohibition de l’inceste, car son affirmation n’y change rien, la question reste posée. Je crois que c’est celle-là qui est véritablement posée et que l’on peut, par quelque biais que ce soit, aborder pour en arriver, et même sans doute, aux formulations qu’il a lui-même données. Quant aux questions posées par Mannoni, elles ne se laissent pas, heu­reusement – et c’est pour ça qu’elles sont véritablement ouvertes et des ques­tions qui, je pense, resteront très insistantes – on ne peut pas les résumer mieux qu’il ne l’a lui-même présenté.

Je me donnerai maintenant la parole pour participer à la discussion. Car cela me fait plaisir, certes, que mon travail, écrit en fait pour l’essentiel en 1963, ait suscité tant de réponses. Je sais, bien sûr, la part qu’il faut faire en cette occa­sion à certaines vigoureuses incitations, mais le fait est là, un dialogue semble ouvert. Si je tiens à remercier tous ceux qui ont bien voulu, ou voudront bien encore, ou ont déjà annoncé qu’ils ont encore quelque chose à dire, tous ceux qui ont bien voulu manifester ici leur intérêt, c’est parce que, s’avançant ainsi, ils ont permis que quelque chose commence. Il est bien clair que mon essai, s’il n’avait été soutenu par vos remarques, serait bien vite, comme tant d’autres exercices, resté lettre morte. Et de même sans doute, certaines paroles de vérité, que nous avons entendues, seraient restées dans le secret d’un dossier, ou dans les limbes de l’informulation. Je veux aussi, et en fait pour les mêmes rai­sons, remercier tous ceux qui ont manifesté leur intérêt pour cette entreprise sans pour autant se laisser aller contre leur sentiment, à participer là, mainte­nant, tout de suite, à ce dialogue, car ils savent, souvent, en analystes, qu’une parole doit venir en son temps. Vous comprendrez donc que je n’aie aucune intention ici de jouer au conférencier qui, par sa réponse, est censé mettre un terme à la discussion ou comme on dit, la clore. C’est au contraire, si je reprends la parole avant que d’autres ne la prennent, c’est afin de poursuivre le dialogue en y apportant, là, directement, une autre contribution, et sans doute parce que, j’ai envie de dire, certains pourront-ils y trouver allusion, reprise ou réponse, à ce qu’ils ont dit.

J’avais annoncé, l’autre jour, que je parlerai sur le corps et sur le signifiant. Je vais donc m’y essayer. Même les moins cliniciens d’entre nous savent que le souci constant d’une certaine maîtrise est un trait commun aux névrosés obses­sionnels. Que Philippe entre dans cette catégorie c’est, je pense, un fait qui n’a échappé à personne. C’est cette passion d’une certaine maîtrise que je voudrais interroger pour commencer. Le geste des deux mains rassemblées en coupe pour boire réalise d’une façon exemplaire ce que je veux ici souligner. Sûrement, ce bol fait de la paume des mains, moyen de boire, répond-il, ou appelle-t-il par son creux la plénitude du sein, mais, pour aller au plus vite, je dirai que ce geste me paraît une façon de maîtriser la problématique conjonction de deux élé­ments. Problématique, c’est sensible dans le fait bien connu que cette coupe de fortune faite par les mains se caractérise en général par le ruissellement de ses fuites. Le plaisir de Philippe en ce geste semble avoir été, autant que de boire, celui de réaliser un gobelet presque étanche, une saisie momentanée de ce qui coule; en fait une maîtrise, qu’il consacre en buvant cette eau. En un mot, il me semble qu’il s’agit là d’un mime ou d’un geste rituel, qui représente ou actuali­se, avec le corps ou une partie du corps, la pure matérialité du signifiant. J’ajouterai même, ce qui apparaît à chacun, que ce geste suscite précisément le symbole en son sens premier, c’est-à-dire en ce qu’il s’efforce de faire coller ensemble les éléments de ce qui peut aussi être le support d’un appel, voire la sébile d’un mendiant.

Lorsque je parle de la pure matérialité du signifiant, je désigne là le couple opposé de deux éléments. Sans doute, pour constituer un signifiant importe-t-­il peu que ses éléments soient acoustiques, graphiques ou tactiles, l’essentiel est que l’articulation de ces deux traits – à l’extrême pure matérialité totalement dépourvue de signification – l’essentiel dis-je est que cette opposition soit connotation de l’antinomie. Je crois qu’il est juste de dire que le signifiant est pure connotation de l’antinomie, et pour soutenir à l’instant la saisie de ce que vous pouvez tenter d’attraper de cette formule, j’ajouterai que cette antinomie est, fondamentalement, dans notre expérience, celle constitutive du sujet. Antinomie ou encore, comme dit Lacan «hétéronomie radicale»; c’est la dimension que nous impose nécessairement la voie freudienne et notre expé­rience d’analystes.

Il me faudrait enfin ajouter ici que l’objet, au sens lacanien, a, est précisément ce qui échappe à la connotation signifiante, et certainement dans sa nature ce qui échappe à l’antinomie. Dans cette perspective, à savoir que le signifiant est une pure connotation de l’antinomie, on comprendra mieux peut-être ce que je veux indiquer en présentant le geste des deux mains rassemblées en coupe comme une certaine tentative de maîtrise – geste rituel – de la nature même du signifiant. Entendez bien que si je n’évoque pas là, tout de suite, l’imaginai­re et la mort, domaines élus de l’obsessionnel, c’est seulement parce que, contraint par le temps, je vise plus à la précision linéaire de cette esquisse qu’au chatoiement des jeux d’ombre. J’ajoute seulement que l’autre geste, celui des deux mains jointes en conque pour faire résonner l’appel, me paraît pouvoir s’inscrire dans la même ligne d’une certaine tentative de maîtrise, et j’y revien­drai en manière de conclusion.

Le temps suivant de mon interrogation portait sur le terme de maîtrise. Comment ne pas évoquer tout de suite, surtout à propos de ce geste, le mouve­ment de saisie, saisir avec les mains. Mais au fait, que peuvent saisir les mains ? Quelle saisie est-elle là possible ? Je laisserai à d’autres le soin de parler du Begriff, du concept, pour ne m’attarder ici un instant que sur le problème du corps s’efforçant de saisir. Mais quoi au juste ? Eh bien, rien justement! Ou plus précisément encore, l’objet dans sa nudité. Je vais tenter de m’expliquer som­mairement. Qu’il me suffise pour cela de vous rappeler la pure différence, ou encore, plus modestement, la petite différence que nous retrouvons irréducti­blement, comme pivot de notre expérience d’analystes bien sûr, mais aussi de vivants, c’est-à-dire de désirants. Cette pure différence, il nous intéresse au plus haut point de la désigner d’abord au niveau du corps, corps du délit ou corps sensible comme on dit, c’est ce que j’ai souligné du terme de différence exqui­se. Cette différence exquise peut certes s’illustrer secondairement, comme ce fut le cas pour Philippe, par l’irritation punctiforme et agaçante du grain de sable contrastant avec l’uni, la netteté de la peau, mais je voudrais là en donner un exemple plus pur, qu’il m’est venu récemment de citer comme terme irréduc­tible tel qu’on en trouve dans les analyses assez loin menées, à savoir la frange acidulée d’une douceur, dans sa précision de réminiscence et son indétermina­tion de souvenir. Je pense que j’emploie bien ces mots ? En ce point est posée, sans échappatoire possible, la nécessité du pur sens, à savoir le goût… d’un pur sens, en l’occurrence le goût qui, là, sous-tend, connecte et réalise cette pure différence de la douceur et de la frange acide, aci­dulée. Pour passer ainsi du champ de la douceur à celui de l’acidulé, c’est le vec­teur du pur sens, le goût qui, issu de cette béance même du corps, fait, comme en une excursion, le tour d’un autre corps avant de rejoindre l’autre versant de la déhiscence d’où il était issu. Cet autre corps, qui fait se réfléchir le vecteur du sens, il suffit au principe que ce soit rien ou presque: une boule de sucre rouge acidulé montée sur un petit bâton, cerise, et qui d’ailleurs finit par s’effacer en fondant. Rien ou presque et pourtant, comme j’en faisais l’expérience l’autre jour, c’est par exemple le parfum si plein d’un Williamine, un alcool de poire, si dense qu’avant de le boire et de l’éprouver au goût, je sentais sur ma langue, avec une précision hallucinatoire, les grains un peu rudes de cette sorte de poire que l’on distille.

Mais s’il se trouve – et c’est artificieusement bien sûr que je distingue ces deux possibilités – que cet autre corps, à l’image du premier, soit lui aussi, pos­siblement, le lieu d’une pure différence, alors apparaît enfin clairement la dimen­sion du désir. Autrement dit, si nous substituons à la cerise en sucre le téton du sein, le pur sens du goût bouclera son excursion tout comme s’il faisait le tour entier de la mère, approchant du même coup, ou tendant à approcher de sa bouche, c’est-à-dire de sa propre béance, une déhiscence du corps maternel, en l’occurrence le téton, pour son orifice. Et simultanément le corps maternel – cela se représente aisément – fait, par la voie, par le sens du toucher au moins, mais aussi, il faut l’espérer, par d’autres voies, par d’autres sens, par le regard sur­tout, fait le tour du corps béant de l’enfant. Il est clair, déjà en cette figure, je le pense tout au moins, en partant d’une différence exquise, qu’à tenter de saisir l’autre corps en son inévitable béance pour parer à la sienne propre, le corps s’af­firme comme désir, le corps s’affirme comme désir inextinguible. Je vous laisse, à partir de cette esquisse, qui pourrait se figurer facilement au tableau par une double boucle, imaginer les jeux possibles dans la variété des sens, de l’un à l’autre, et je vous laisse aussi pointer, pour une juste classification des névroses, les pièges et les impasses possibles de tous les circuits des sens, de tous les sens. En ces jeux, la pure différence échappe bien sûr à toute saisie, mais ce qui la connote au mieux, cette pure différence, c’est le signifiant tel que nous l’avons défini tout à l’heure comme pure connotation de l’antinomie.

Certes, Philippe en sa névrose ne l’entendait pas ainsi, et si j’ai dit déjà com­ment il s’efforçait de mimer le signifiant par le geste quasi rituel des mains réunies en coupe, je voudrais en ce point souligner un peu mieux combien pareillement la formule jaculatoire, « POOR (d) J’e-LI », semblait destinée à maî­triser, quitte à le figer en mort, le circuit du désir. La vocalisation de la formule secrète contient en elle cette acmé où s’accomplit la réversion. Et surtout, le mouvement du corps qu’elle connote, c’est-à-dire la culbute, développe la figu­re même de la boucle autour, sans doute, de quelque rien de la formule elle-même, ou plus précisément autour d’un autre corps absent.

Ce mouvement, résumé au mieux, par la séquence rien du tout, quelque chose, souligne l’apparition, comme à l’issue d’un tour de prestidigitation, de ce quelque chose qui serait là, à l’issue de cet exercice de mime du signifiant, et il semble bien que dans ce cas, ce soit en fait un reste excrémentiel à un objet. Il apparaît là en reste, comme le point autour duquel s’est accomplie la boucle, objet présent et dérisoire dont l’opacité remplace l’autre corps absent. Ainsi soutenu par mon exemple et laissant pour aujourd’hui, délibérément de côté, les fascinants jeux du sens du regard, qui servent habituellement à illustrer les temps de la réflexion, de la réciprocité ou du leurre, je m’en tiendrai à ce mode particulier d’essai de saisie qu’est la voix.

La voix me semble tout d’abord avoir ce privilège, pour autant qu’elle n’est plus simple cri ou qu’elle l’est encore, d’être au principe saisie, maîtrise, en écho, du discours que supporte la voix de l’autre. Il n’est pas de maman qui ne soit repris de la voix de l’autre, et de ce fait la voix constitue une sorte de modèle privilégié de ce premier rapport à l’autre; ensuite, parce que la voix fait nécessairement intervenir un autre organe, à savoir l’oreille, ce qui figure de quelque façon plus singulière le circuit du sens, de bouche à oreille, comme on dit; enfin parce que la voix est quand même le vecteur privilégié du signifiant, qui de ce fait devient, ou est surtout, signifiant verbal. Dans l’histoire de Philippe, l’appel de sirène produit en soufflant dans les mains jointes en conque, et offert à l’écho de la forêt, se présente comme imitation, redouble­ment, reproduction vide de l’appel de la voix. Mais il est aussi, à la mode obses­sionnelle, jeu de maîtrise. Il faut évoquer ici le rêve de la serpe pour en dire un peu plus sur la voix, le cri et l’appel. Dans ce rêve, Philippe met en scène un jeune garçon dont la jambe vient de glisser dans un trou. Il s’est blessé à une serpe sans doute, mais l’on ne voit qu’une éraflure au talon. Le garçon crie très fort. C’est un hurle­ment insolite, à la fois cri de terreur et appel irrésistible qui fait à Philippe évo­quer ce cri dont il est question dans la tradition Zen, et qui serait capable de ressusciter un mort. Le cri renvoie surtout à un souvenir de panique bruyan­te. Philippe a huit-neuf ans, il est en voyage avec ses parents et se trouve seul dans le grand parc d’un hôtel. Quelques garçons plus âgés, qui jouent aux bri­gands, l’attaquent. Pris de panique, il s’enfuit en hurlant, mais pas n’importe quoi, il crie très fort, comme en appel, des noms de garçons, Guy! Nicolas! Gilles! pour donner le change et faire croire à ses attaquants qu’il fait partie, lui aussi, d’une bande nombreuse. Il essaie de ne pas proférer, même, des noms trop connus, Pierre, Paul ou Jacques, l’appel doit avoir l’air d’être précis, et il se souvient justement d’avoir ainsi invoqué Serge. A l’époque, Serge, c’était ou Lifar, ou Stavisky. Ce fut, et certes beaucoup d’entre vous l’ont pressenti, par le thème de l’appel à Leclaire, un ressort important de la cure, mais je n’en­tends pas aujourd’hui m’y arrêter plus. Ce cri, cet appel au secours complète et éclaire par une autre facette l’appel du « Lili j’ai soif » ou l’invocation de « POOR (d) J’e-LI ».

De « Lili j’ai soif », je voudrais seulement souligner une fois encore le carac­tère ambigu de modèle, ou d’écho par rapport à l’autre phrase, ou phase, du cir­cuit de la voix, à savoir « Philippe j’ai soif », articulé par le relais de Lili. Mais c’est évidemment au niveau de la formule jaculatoire de « POOR (d) J’e-LI » que je veux revenir pour conclure. J’ai montré déjà qu’en elle-même cette formule figurait, suscitait même ce mouvement de réversion nécessaire pour com­prendre quoi que ce soit à la réalité de la pulsion et aussi, bien sûr, à celle du désir. Mais ce que je voudrais encore accentuer ici, c’est que cette formule constitue de cette façon une reprise par Philippe de la voix qui l’appelait par son nom, et plus littéralement encore, ce pourrait être la reprise de la voix amou­reuse de sa mère, le câlinant dans le même temps qu’elle articule quelque chose comme « trésor chéri ». Mais si nous avons, dans cette interpellation de « trésor chéri », l’un des pôles nécessaires à l’analyse de la formule, je crois que nous en méconnaîtrions quand même l’essentiel si nous ne revenions pas à cette limite du sacré qui nous est perceptible dans cette incantation.

Philippe, vous vous en doutez, est juif, et le thème de la formule incantatoi­re, aussi bien que le caractère presque sacré du trésor qu’il représentait pour sa mère, le conduit à se souvenir de quelques éléments rudimentaires de sa forma­tion religieuse. […] de l’hébreu qu’il a appris à lire, il ne lui reste rien ou presque, si ce n’est seulement cette prière essentielle qui s’appelle le Shema. C’est, lui avait-on dit très tôt, une prière qu’il ne faut jamais oublier, car au moment de mourir il convient de la dire; c’est un viatique, mais c’est aussi, dans son souvenir un peu confus, quelque chose comme une bénédiction. Concrètement, dans son souvenir, ces bénédictions, marmonnements incom­préhensibles, qui s’accompagnaient précisément de l’imposition des mains sur sa tête – geste paternel, ou surtout grand-paternel – tendent pourtant, dans ce souvenir, à se confondre avec les craintes maternelles. Mais cette prière, c’est aussi, certes, d’une part une invocation à dieu dont on ne doit pas dire le nom mais aussi, et dans sa formulation même, un appel à celui qui doit la dire. En voici à peu près le texte, ou son début tout au moins; cette formule, qu’au temps de mourir il faut pouvoir dire: « Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éter­nel est Un ». Et nous voyons là que cette prière à dieu est aussi un appel à celui qui la dit. A l’extrême rigueur – ainsi le pensait Philippe – l’articulation du premier mot Shema, ainsi que s’appelle la prière, pouvait suffire à servir de via­tique. Au fond, et c’est là que je voulais en venir, que dit ici la voix ? La voix dit, « Ecoute »… Écoute… Et maintenant, comme devant cette invite, le parleur se taisant enfin peut, pareil à l’analyste s’installant dans son fauteuil, marquer le temps de la fin ou du commencement en disant: «Je vous écoute ». Ce qu’à vrai dire vous avez déjà fait, et que j’ai déjà fait aussi.

Beaucoup d’interventions resteront nécessairement en suspens. Il y en a d’écrites, de non écrites, et d’annoncées. je dis « nécessairement en suspens » pour aujourd’hui.

M. X. – Je n’ai pas préparé de texte pour vous dire ce que j’ai pensé de la conférence de Leclaire, parce que je voulais le lui écrire, mais il donne l’occa­sion aujourd’hui de le lui dire sans l’avoir préparé et je voudrais articuler quelque chose au sujet de « POOR (d) J’e-Li », et en particulier au sujet de ce qui se passe au niveau de la respiration de celui qui s’endort et qui commence à entendre son souffle ne sachant plus très bien si c’est son souffle ou bien si c’est l’écho de quelque chose d’autre. Et c’est à ce niveau-là qu’on peut trou­ver cette espèce de rythme étrangement renversé à un endroit même de ce souffle, et qui est un temps inspiratoire perçu, un temps expiratoire également perçu et contenant, en quelque sorte, cette espèce de retournement. Cette espèce de retournement est, en quelque sorte, insuffisant pour expliquer la formu­le toute entière, même si elle est perçue ainsi, mais elle introduit, en quelque sorte, une possibilité de fantasmer sur ce son de base et, à partir du moment où on interroge nos malades sur ce qui leur est émis par cette espèce de système d’écoute à l’intérieur d’eux-mêmes, on peut trouver, très souvent, des phrases qui ont une énorme importance pour eux et avec lesquelles ils jouent. Il est cer­tain qu’ensuite toutes sortes d’autres termes peuvent être amenés par celui-là, et je rejoins totalement vos interprétations successives, avec lesquelles je me sens très à l’aise, mais je veux dire par là qu’il y a, en quelque sorte, une possi­bilité d’entrée dans un chemin très profond de l’écoute de l’autre, par une sen­sibilisation de celui-ci à son propre rythme respiratoire, ce qui est d’ailleurs une manière de faire passer au niveau de la voix ce que vous avez admirable­ment articulé.

Jacques Lacan – Est-ce qu’Israël veut bien prendre la parole maintenant ? Je ne prévoyais pas, encore que j’aie essayé de m’en assurer en l’appelant il y a huit jours, je ne croyais pas que Durand de Bousingen serait là aujourd’hui. J’ai demandé tout à l’heure à Leclaire le texte que Durand de Bousingen m’a envoyé très tôt, l’un des premiers à propos de l’intervention de Leclaire.

Serge Leclaire – Si, j’ai demandé à Durand de Bousingen, justement avant de commencer, s’il voulait commencer par prendre la parole. Il m’a dit qu’il préfé­rait, ne l’ayant pas revu, avoir le loisir d’en préparer une forme présentable et parlée.

Jacques Lacan – Vous pouvez être là alors au séminaire fermé du mois pro­chain. Voilà un point de déblayé. Israël va nous dire ce qu’il nous a apporté aujourd’hui, et je conclurai en donnant une indication de lecture qui me paraît s’imposer.

Lucien Israël – Je souffre d’un fâcheux atavisme qui fait que lorsqu’un de mes dieux m’appelle, je réponds, me voici, et, toujours selon le même atavisme, j’agis avant de réfléchir. Après avoir répondu me voici, j’ai malheureusement eu plus de temps qu’Abraham avant de passer à l’acte, ce qui fait que, plutôt que de sacrifier un de mes fils – on ne sait jamais si on trouvera à temps le bélier – je sacrifie une partie de mon texte pour ne m’intéresser strictement qu’au thème de « POOR (d) J’e-LI », à ce mot qui remplit la bouche et qui vient à la place peut­-être, non pas du désir de boire, mais de l’objet du désir… Mais enfin, tout ça a été dit.

[…] Bedeutung, et c’est pourquoi ce mot, qui est fait de pièces et de mor­ceaux, je devrais dire cet objet plutôt que ce mot, tant il évoque les objets sur­réalistes, et si c’était un mot-valise, je serais tenté d’y voir là malle sanglante, une valise contenant des cadavres dépecés. Cadavres, voire des morceaux d’immor­tels, des morceaux de mon […], et c’est là, au fond, me voici livré à un petit jeu qui était peut-être la seule chose dont on n’avait pas parlé – on ne peut pas tout savoir – le morceau de cet objet surréaliste évoqué a une autre forme de composition qui est exactement celle qu’on appelle, en matière d’étude talmudique, le no taikon. Le no taikon, c’est l’assemblage signifiant de morceaux de noms avec lesquels on constitue un nouveau terme.

Je vais vous en donner un exemple. Au fond je suis bien encouragé à parler de nom propre, et du mien, puisqu’on l’a invoqué […]. J’ai écrit mon nom. Mais ce nom, chacun sait qu’il a été donné à mon pays par Jacob, mais pourquoi? Est-ce simplement pour connoter ou faire se souvenir d’un combat […]? Il s’agissait surtout de clore une période qui était la période patriarcale, et c’est ça qu’on a résumé dans ce nom, c’est-à-dire que nous avons les initiales de tous les patriarches et de leurs épouses – il doit y en avoir sept si je ne me suis pas trompé – et aussi cette association métonymique devenant métaphorique par ses effets, ne pouvait pas correspondre à une espèce de fantasme, puisque c’est un fantasme qui m’est cher.

Bien sûr, si ce que je viens de dire est encore trop infiltré d’imaginaire per­sonnel, on pourrait livrer cet objet à une recherche chronologique; beaucoup d’autres l’ont fait et dans ce « POOR (d) J’e-LI » on verrait une série d’ouvertures en chaîne, d’ouverture d’abord des lèvres, des dents, puis de la langue se décol­lant du palais, ce qui nous amènerait à trouver à la limite de l’objet – qui, comme dit Leclaire, fait paraître, apparaître concrètement quelque chose là où il n’y avait rien – à la limite nous trouverions peut-être, même plus un sens, mais une pure […], c’est-à-dire un rythme, si bien manifesté par ce sentiment d’enroulement et de dépliement de Philippe, cet émoi distingué, cette différen­ce exquise qui n’est finalement peut-être que perception de la variation.

Dernière remarque, je m’étais demandé après avoir entendu Stein prenant la parole immédiatement après ton exposé, si le rébus qu’il avait évoqué, ou le rêve, était utilisable dans une seule langue ou dans plusieurs langues. Un rébus est écrit dans une seule langue, il en va de même de cet objet fantasmatique que tu as ressorti, je me suis demandé s’il n’y avait pas là un exemple d’un terme valable dans toutes les langues. Ce fantasme nous ramènerait ainsi à une pério­de où toute la terre avait une même langue et des paroles semblables – vous reconnaissez la citation – mais méfions-nous de cette apparente simplicité parce que, il ne suffit pas de lire le texte – une même langue et des paroles sem­blables – il faut encore se demander qu’elles étaient ces paroles. Et le com­mentateur, Rachi en l’occurrence, nous l’explique que ces paroles consistaient à dire : « Dieu n’avait pas le droit de choisir pour lui le monde supérieur, mon­tons au ciel et faisons-lui la guerre ». Ce serait encore trop simple, il y a une autre explication. Ils se sont dit, une fois tous les 1656 ans, le monde subit un cataclysme comme le déluge, faisons donc une construction pour soutenir le firmament. C’était ce que je viens de faire. Jacques Lacan – […] conclure […] bien des points particulièrement valables, des points féconds dans chacune de ces interventions. J’ai relevé tout à l’heure quelque chose qui mérite, au tout premier chef, d’être retenu comme l’axe de ce que Safouan a apporté de très importants questionnements dans tout ce qu’il a déroulé aujourd’hui. Je désirerai que l’intervention de Safouan, peut-être, en raison de son volume, adjointe à une autre, soit mise à la portée des auditeurs et qu’on puisse se la procurer.

Dans la communication de Mannoni – qui ne nous a dit qu’à l’état d’amor­ce, parce qu’il ne pouvait pas faire plus – ce qu’il nous a dit, en terminant, sur le symptôme me paraît extrêmement important. Je passe sur ce qu’a dit Leclaire puisque c’est là-dessus que je vais terminer.

Sur ce qu’a apporté Israël aujourd’hui, ce qui me paraît tout à fait important c’est ce vieux fantasme, la langue unique, et renouvelé et rajeuni par la façon dont il la pose, et dont la question est effectivement posée, dès La Science des rêves, par l’expérience analytique.

Je vous ai dit que, en vous quittant aujourd’hui, je vous donnerai une indi­cation de lecture, je voudrais que, pour la suite de l’audition que vous m’accor­derez, je voudrais que tous, tous ceux qui sont là aujourd’hui, et donc qui sont supposés s’intéresser d’une façon plus proche à ce que je déroule devant vous, je voudrais que vous teniez pour de première urgence de lire ce livre de Michel Foucault qui s’appelle Naissance de la clinique 43. Michel Foucault, qui est pour moi un de ces amis lointains avec qui je sais, par expérience, que je suis en très proche et très constante correspondance, malgré que je le voie fort peu, en rai­son de nos occupations réciproques, Michel Foucault que j’ai vu hier soir, je lui ai posé la question, à propos de ce livre, la question de savoir s’il avait été par quelque voie informé – ce n’est pas rare, il y a beaucoup de gens qui écrivent dans notre champ – de la thématique que j’ai développée l’année dernière autour de la vision et du regard. Il m’a dit qu’il n’en était rien.

Il est d’autant plus remarquable que l’œuvre de Michel Foucault, qui se trou­ve avoir adopté, se trouve, au départ, s’être en quelque sorte infiltrée du premier temps de mon enseignement en 1953, que l’œuvre de Michel Foucault, sans autre repère depuis, qui converge vers cette théorie de l’objet a qu’il ignore, parlant de la naissance de la clinique, est très exactement ce qui correspond, au niveau de la médecine, à ce point d’interrogation que j’ai porté devant vous comme intimement mêlé au départ, cette année, de mon discours, se trouve cor­respondre exactement à cette question. De même qu’il y a un moment, au début du XVIIe siècle, où est née la science tout court, la nôtre, de même au niveau de la médecine il s’est produit, au début du XIXe siècle, cette mutation qui a fait radicalement changer de sens le terme de clinique. La façon dont il résout ce problème est si intimement coextensive à tout ce que j’ai développé devant vous sur la fonction du regard que je ne peux qu’y voir à la fois l’encouragement, un confort, et la certitude que c’est bien de ce qui est à l’ordre du jour pour la pen­sée présente qu’il s’agit là, de réalisant, à des niveaux distincts, autonomes, indé­pendants et pourtant vraiment identiques.

Ceci, vous pourrez le constater en lisant ce livre, qui est pour tous les méde­cins d’un intérêt véritablement originel et dont c’est également un symptôme de l’état présent des diverses professions que la médecine française, celle à laquelle il s’adresse, puisque c’est écrit en français, l’ait absolument et totale­ment ignoré. Michel Foucault m’a dit hier soir que 475 exemplaires de ce livre unique, qui n’a aucune espèce d’équivalent, que c’est à 475 exemplaires que s’élève la vente de ce livre! J’espère qu’il y a ici assez de personnes pour faire bondir ce chiffre. Je répète que tout ce qu’il y a dans ce livre est absolument vierge, n’a jamais été dit, que c’est le seul livre que je connaisse qui, en somme permette à des médecins de situer exactement cette espèce de monde et de pro­ductions médicales qui est celui de tout ce qui s’est fait quand même, avant le début de XXe siècle, et dont l’accès est, en dehors de ce livre, absolument fermé.

L’opération qui a tenté de poser le principe de l’exploration historique dans une œuvre, dans un style comme celui qui est indiqué dans l’ouvrage de Lucien Febvre par exemple, concernant le problème de l’incroyance au XVI’ siècle 41, ce programme, parfois nous sommes sollicités de nous interroger sur la façon dont il convient de lire ce qui s’est exprimé à cette époque au sujet de l’in­croyance, et qui est tellement distinct de la façon dont ce problème se pose pour nous que c’est seulement par cette voie que nous pouvons comprendre à quel point les phénomènes de l’incroyance ont été tellement à la fois plus radicaux même qu’ils ne le sont pour nous, à cette époque, tellement plus avancés sur certains points, et aussi sur d’autres tellement en deçà de ce qui est notre posi­tion; cette restitution des coordonnées qui permet de donner son sens authen­tique à ce qui s’est produit à cette époque, là nous en avons un exemple abso­lument extraordinaire, ce quelque chose qui fait que l’histoire de la médecine n’est jamais faite qu’au niveau de la petite histoire, au niveau du Lenôtre, n’est ce pas.

Ceci, par l’œuvre de Michel Foucault est absolument, radicalement transfor­mé, encore que ce côté petite histoire et anecdotes, fractions de textes, choix de paragraphes qui met quelque chose en lumière – chez quelqu’un d’aussi cher­cheur, d’aussi fouineur dirai-je que Michel Foucault – soit présent dans l’ou­vrage, que vous y trouviez mille aliments, ceci ne prend son sens et son impor­tance qu’en raison de la ligne profondément directrice qui porte tout à l’extrê­me d’un ouvrage, à l’autre bout d’un ouvrage d’érudition articulé, le sens de ce qu’a fait Michel Foucault qui, à l’opposé de Lenôtre, je dirais, ne se place pas au niveau de l’œuvre de Marx pour comprendre toute l’histoire antérieure.

A cet égard j’extrairai, de ce texte très abondant que nous a livré aujourd’hui Serge Leclaire, j’extrairai ce point vraiment remarquable qui est celui par où il fait l’approche du terme de la sensorialité dans la genèse de l’objet a. Vous le verrez, si vous savez lire attentivement ce livre et en pointer les passages majeurs, vous verrez comment cela pourra vous permettre de repérer ce qu’a apporté là Leclaire, au niveau d’une certaine faille, qui est très précisément, dans le livre, celle qu’il a désignée de ce qui sépare la pensée de Cabanis de celle de Pinel. Ou si vous voulez, plus précisément, puisque celle de Pinel, qui est l’un des auteurs les plus profondément explorés par Michel Foucault et que la posi­tion de Pinel reste ambiguë, de ce qui sépare Cabanis de Bichat.

Je ne peux pas, aujourd’hui, développer ce point. J’aimerais que, quand j’y reviendrai, ce soit sur la base, de votre part, d’une connaissance approfondie du texte de Michel Foucault, Naissance de la clinique, donc, aux RUE

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