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Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 24 mars 1965 (Séminaire fermé)

Leçon du 24 mars 1965 (Séminaire fermé)

Arriverons-nous avant la fin de cette année, à trouver quelque règle, quelque style? Le temps est court assurément. Nous avons eu déjà deux séminaires fer­més au cours desquels vous avez eu des communications… qui est-ce qui n’est pas d’accord? Ce sont bien des communications, c’est le nom que mérite ce que vous avez entendu. Vous avez pu prendre des notes et les choses ont été dispo­sées en principe pour que vous puissiez vous procurer ces textes. Ceux qui ont eu de la chance, qui sont venus au bon moment, ont pu en effet les avoir.

Comme j’ai eu l’imprudence de dire que, pour ceux qui prendraient le texte de Leclaire, j’attendais de ceux-là une collaboration – ce qui probablement, dans l’esprit de mes auditeurs, impliquait que ceux qui, prenant le texte, n’ap­porteraient aucune contribution, seraient, comme on dit à l’école où il semble que nous soyons encore, repérés – il en résulte que j’ai appris avec étonne­ment que certains n’ont pas pris le texte de Leclaire pour n’avoir pas ensuite à encourir le reproche de n’y avoir pas répondu. On apprend à tout âge. Il faut croire qu’il peut rester des coins de naïveté, chez quelqu’un qui pourrait se croire lui-même chargé d’expérience… Heureusement je ne suis pas là-dessus, trop naïf.

Bien. Alors maintenant, nous nous trouvons devant la nécessité de rappeler que ce que nous faisons ici, c’est quelque chose auquel j’ai donné ce caractère fermé, non pas que nous puissions espérer donner la ligne et le champ de ce qui doit s’opérer ailleurs, c’est-à-dire la mise au point, analytique, des conséquences de la recherche que je fais devant vous cette année, et qui se trouve cette année, par exemple, pouvoir s’intituler ontologie subjective, le terme subjective étant à prendre ici au sens d’un qualificatif ou d’un prédicat objectif. Ça ne veut pas dire que c’est l’ontologie qui est subjective. L’ontologie du sujet – et quelle est l’ontologie du sujet à partir du moment où il y a l’inconscient? – ceci, bien sûr, j’essaie de vous en tracer cette année la ligne. Ça a des conséquences au niveau de, pas tellement la critique comme on dit, mais de la responsabilité du psycha­nalyste, terme aussi difficile à évoquer dans un contexte de société psychanaly­tique. Ce que cela comporte en effet à ce niveau, ceci doit être construit, arti­culé ailleurs, et il n’est pas facile de réunir un collège où les choses puissent être posées à ce niveau ici, en marge de ce que je poursuis cette année comme leçon devant vous, de donner un certain échantillonnage. Donc il y aura toujours un certain arbitraire dans le choix de ce qui appuie la ligne, que nous essayons de serrer ici, à son niveau de fondement nécessaire, de ce qui l’appuie, venant de divers domaines. Vous l’avez vu illustrée par ce que nous avons extrait de la théorie des nombres.

Échantillonnage aussi de ce qui peut intéresser l’analyste dans un travail d’ar­ticulation concrète, à propos d’un cas; travail d’articulation essentiellement animé par notre ligne de recherche. Et c’est ce qui, aujourd’hui, va être mis à l’épreuve d’un certain nombre de réponses dont nous aurons à qualifier la per­tinence. Je n’en dirai, pour aujourd’hui, pas plus. Donc, avançant dans l’expé­rience, nous allons voir ce que ça va rendre.

Je ne voudrais tout de même pas vous laisser sans pointer, en son temps – car tout de même, nous ne pouvons pas laisser passer cet événement – la valeur d’image que doit prendre pour nous l’exploit de cette semaine, celui qui s’est passé à quelque cent soixante quinze et plus kilomètres dans l’espace, et qui, je l’ai dit, à nos yeux, prend valeur d’image. Je ne le commenterai pas aujourd’hui car ça nous emmènerait trop loin. Je vous prie simplement de rêver à la valeur que peut prendre notre major de l’espace, le nommé Leonov, par rapport à ce que, dans cette ontologie du sujet, représente justement ce en quoi l’homme peut être proprement cette chose éjectée et reliée à la fois qu’est l’objet a. Auquel cas… aujourd’hui je suis un petit peu maladroit pour dessiner les choses, mais c’est quand même pas très difficile, voici notre major et voilà l’objet a. La capsule, ce serait le 9… et alors où est le désir, sinon au niveau du grand Autre, U. R. S. S?… Je suis heureux que ça vous fasse rire, parce que, cet exploit, l’un des plus sensationnels tout de même qu’on puisse mettre à l’actif des hommes, cet exploit a incontestablement une face de gag qui tient profon­dément à ce qu’il est effectivement la structure dernière du fantasme, comme telle réalisée. On peut la trouver bien sûr dans d’autres registres, mais on peut dire que ce n’est pas non plus sans portée que nous l’ayons là sous sa forme la plus parfaitement désexualisée.

Vous savez que ce n’est pas à ce propos que j’ai introduit quelques réflexions sur le cosmonaute, puisque ceux qui écoutent bien mon cours peuvent se sou­venir qu’à propos du syllogisme classique sur le « Socrate est mortel », j’ai essayé d’en faire un autre, à côté caricatural, sur Gagarine. Ça n’était certaine­ment pas sans, à la pointe, la visée de ce qui trouve ici, non pas à s’articuler, j’y reviendrai, mais à s’esquisser. Je ne crois pas, en le disant aujourd’hui d’ailleurs, être complètement en dehors de notre champ. Ce qu’il en est de la position sub­jective, à savoir si elle est entièrement réductible logiquement ou si, cette posi­tion subjective, en tant qu’elle intéresse le sujet de l’inconscient, nous devons en pointer la considération du côté d’un reste, à savoir justement cet objet a. C’est bien entre ces deux termes que va se suspendre, si la chose se poursuit rigou­reusement, la question qui peut être posée à propos de la formule littérale, presque graphique, la formule littérale décantée par l’opération de l’alambic de Leclaire.

Je vais maintenant demander qui sont les personnes présentes parmi celles sur lesquelles nous comptons. J’énumère, Valabrega est là, Irigaray, Lemoine est là, je sais qu’Oury est là, Kotsonis-Diamantis est là, merci bien, Gennie Lemoine est là, Francine Markowitch est là, Mademoiselle Mondzain est là, et Major.

Serge Leclaire – Je vais proposer d’engager la discussion sur ce texte peut-être par des considérations qu’arbitrairement je qualifierai de théoriques. Il se trouve d’ailleurs que celles d’Oury et de Valabrega portent précisément sur la question du fantasme. Alors peut-être qu’Oury pourrait commencer.

Titre de l’exposé

A propos de la communication de Serge Leclaire du 27 janvier 1965, « SUR LE NOM PROPRE »

jean Oury – Je suis très ennuyé de n’avoir que douze minutes parce que j’ai un texte qui, en le disant vite, ferait à peu près trente minutes. Alors, je vais cer­tainement sauter beaucoup de choses qui pourraient être importantes. Enfin, peut-être dans la discussion, on pourra réintroduire. L’exposé de Leclaire, la dernière fois, m’a certainement inspiré sur un mode un peu poétique; j’ai écrit un petit exergue qui pourra se développer après.

Admettons que le K POOR (d) J’e-LI » est une Gestalt phonématique qui s’est organisée à partir du nom propre du sujet, c’est démontré dans le texte, ou, plus exactement, autour de son prénom et du nom du père. Figure éclatée, morcelée, qui est réajustée selon les lois d’un processus primaire; profération au moment d’évanescence du Sujet, cri d’une jouissance primitive, cristallisée, qui s’inscrit pour indiquer le chemin quasi-inaccessible – je reprends, peut-être sous une autre formulation, ce que disait Leclaire – sorte de Holzweg du signifiant le plus intime. Panneau d’interdiction pour la phénoménologie de la signification; entrée dans un domaine du non-sens, prémisses de l’Inconscient, dimension vectorielle d’un point d’origine plus ou moins mythique; ce point de voyance hors du champ reflété-reflétant d’où l’on peut voir surgir l’essence de l’image, là où le Wo es war… concrétise l’historial du sujet parlant. Avant de formuler quelques critiques à propos de l’exposé de Leclaire, je voudrais indiquer à titre d’hypothèse, mais à titre d’hypothèse, la fonction possible et la genèse de cette Gestalt phonématique « POOR (d) J’e-LI »…

C’est là que je vais être obligé de réduire au maximum, parce que je faisais un survol, très rapide et partiel, d’une littérature neurologique, pour essayer d’en voir quels en étaient les facteurs. Je signalais que j’emploie cette expression de Gestalt phonématique un petit peu dans un sens qui se rapproche de celui donné par Conrad, le neurologue, lorsqu’il reprend l’étude gestaltiste de l’apha­sie, à partir de Goldstein, etc., et je signalais que Conrad distinguait dans la genèse de la Gestalt, une Vorgestalt ou Prégestalt d’une Gestalt finale… je passe tout ça… et je pense que cette Gestalt, « POOR (d) J’e-LI », se rapprocherait bien plus de ce que Conrad appelle une Prégestalt. Un autre aspect de cette Prégestalt, quelle que soit même cette Prégestalt « POOR (d) J’e-LI », ça peut nous évoquer aussi une autre conception qui est la conception de Guillaume à pro­pos de la période du mot-phrase non différencié. Jaculation secrète, accompa­gnée d’une sorte de culbute, comme le dit Leclaire, ce « POOR (d) J’e-LI » serait une sorte de mot-phrase privilégié, contenant en soi l’origine de tous les déve­loppements syntaxiques ultérieurs.

Mais arrêtons-nous encore un petit instant pour indiquer que cette Prégestalt phonématique peut se situer, d’une façon très marginale, dans ce que Luria et Youdovitch décrivent sous le nom de langage sympraxique. Dans l’article sur « Le mutisme et les silences de l’enfant »93, les auteurs, commentant l’analyse faite par Zazzo des conceptions de Luria, définissent le langage sympraxique comme se différenciant du

«langage réel par le fait qu’il ne se dégage pas de la réalité et de l’action. Il est confondu dans l’activité immédiate. Il n’est qu’une façon de souli­gner le geste, la mimique ou l’action. »

Ils le distinguent du langage planificateur et du langage informateur. Je passe…

Cependant, même si nous rappelons l’articulation possible de ces concep­tions avec des notions telles que le schème moteur ou les développements théo­riques de Schilder, nous pourrions citer aussi ce que dit Ombredane, qui est intéressant, au sujet de la genèse du langage de l’enfant. Mais tout ceci ne nous semble pas cerner d’une façon très précise le problè­me, et il semble bien plus important, bien plus urgent et bien plus proche de notre sujet de nous référer à une étude d’André Thomas, étude très précise. Cette étude, dont je ne fais qu’indiquer la référence, s’intitule – cette étude est parue dans un article de la Presse Médicale de février 1960 : « La caresse auditi­ve au nourrisson – le prénom et le pseudonyme »153. Dès les premiers jours de l’enfance l’enfant est exquisément sensible à son nom… et cette sensibilité spé­cifique semble quelque chose de très particulier et simplement autre que le phé­nomène décrit par exemple par Myklebust103 à propos des premiers sons aux­quels répond l’enfant, ceux qui reproduisent ses propres lallations provoquent, dit-il, l’arrêt du gazouillis.

Enfin rappelons ici les données fondamentales qu’articule Jakobson dans une communication ancienne de septembre 1939, sur

«les lois phoniques du langage enfantin et leur place dans la phonologie générale. Il dit qu’on ne peut expliquer le tri des sons, lors du passage du babil au langage au sens propre du mot, que par le fait de ce passage même, c’est-à-dire par la valeur phonématique qu’acquiert le son. »

Plus loin

«La richesse phonétique du gazouillis cède la place à une restriction pho­nologique. »

Donc, avant même ce que j’appelle là la réduction phonologique qui inau­gure l’organisation de la parole, dès l’époque du gazouillis, du babil, avant que le langage se détermine en système clos, il se crée une polyvalence pho­nématique potentielle, une surabondance phonétique dans laquelle l’enfant s’individualise suivant un schéma qui lui est personnel. N’y aurait-il pas, dès cette époque – et c’est là l’hypothèse que je formule – la mise en place d’une sorte de grille personnelle, d’un système de cribles phonologiques, dans le sens que, employé par Troubetzkoy154, que je ne cite pas, ces cribles phonologiques seraient comme la clef dans le sens d’une clef de l’écriture musicale qui permettrait de déchiffrer l’articulation du sujet avec le signifiant et ses semblables. Or cette clef ne serait-elle pas justement proche de cette Gestalt phonématique dont nous parlions précédemment? Cette Gestalt fonctionnerait un peu comme un système de résonateurs, découpant dans le langage ambiant des formes de signification pour pouvoir s’organiser dans un message transi par le crible personnel. C’est le problème analogue à celui que… que nous citions, du rapport existant entre les langues étrangères et la langue maternelle mais aussi, sur le plan pathologique, on peut rapprocher ces phénomènes de celui des illusions verbales, ou encore des délires d’auto­référence.

Mais il semble que c’est aussi le mode de fonctionnement du système pré­conscient dans lequel s’organisent les Wortvorstellungen. A ce sujet, je pense qu’il serait intéressant de rappeler très rapidement quelques citations de Lacan dans un séminaire de janvier 1962. Il dit

« Ce qui nous intéresse dans le préconscient, c’est le langage, tel qu’il est effectivement quand on entend parler; il scande, articule nos pensées… dans l’inconscient structuré comme un langage… mais il n’est pas facile de le faire s’exprimer dans un langage commun. Le langage articulé du discours commun par rapport au sujet de l’inconscient, il est au-dehors, un au-dehors qui conjoint en lui ce que nous appelons nos pensées intimes. Ce langage qui court au-dehors, et pas de façon immatérielle – kilos de langage, disques, etc. – ce discours est entièrement homogénéi­sable comme quelque chose qui se tient au-dehors. Le langage court les rues et là il y a effectivement une inscription. Le problème de ce qui se passe quand l’inconscient vient à s’y faire entendre est le problème de la limite entre cet inconscient et le préconscient. »

Et encore

« Si nous devons considérer l’inconscient, c’est ce lieu du sujet où ça parle, où quelque chose à l’insu du sujet est profondément remanié par les effets de rétroaction du signifiant impliqué dans la parole. C’est pour autant, et pour la moindre de ses paroles, que le sujet parle, qu’il ne peut faire que toujours une fois de plus se nommer, sans le savoir, sans savoir par quel nom. »

Et enfin

« Le statut de l’inconscient s’est constitué à un niveau plus radical, l’émer­gence de l’acte d’énonciation. »

C’est un simple rappel, et nous pouvons supposer que cette Gestalt « POOR (d) J’e-LI » est très proche du point d’émergence ou d’évanescence du sujet. Un sujet, par exemple, qui sort d’un coma répond à l’appel de son nom bien avant qu’il puisse s’éveiller au bruit d’une phrase quelconque. Argument supplémen­taire pour signifier que cette Gestalt indique le sujet parlant. C’est ici, par cette face, par ce point, que le fantasme peut être repéré – et c’est là que j’en arrive à cette critique de Leclaire – mais ce point de repère n’est point le fantasme. Et c’est là un reproche que je pourrai faire à Leclaire d’avoir assimilé son « POOR (d) J’e-LI » à un fantasme. Fondamentalement, le fantasme est bien plus d’essen­ce scopique. Bien sûr, nous pouvons citer Freud qui, dans la lettre à Fließ du 25 mai 1897 émet l’hypothèse que

« les fantasmes se produisent par une combinaison inconsciente des choses vécues et des choses entendues, suivant certaines tendances. »

Mais le problème reste entier. La saisie phénoménologique du fantasme pose le problème de l’imaginification du fantasme. Mais ce problème implique la mise en équation d’un certain cadre symbolique. Il me semble qu’en toute rigueur, cette Gestalt phonématique, sonore, indique le point d’où l’on peut voir surgir l’image privilégiée d’un fantasme fondamental, cri conjuratoire et d’ouverture marquant la mise en jeu du grand Autre.

Ainsi posé, il me semble que nous pouvons mieux articuler ce que dit Leclaire, en évitant le risque de tomber dans une joute spéculaire avec le patient, risque qui peut résulter d’une recherche obsessionnalo-esthétique d’une clef fondamentale du problème qui est posé par la relation analytique61. Il semble qu’il y ait là, en effet, la recherche d’une assurance qui, loin d’être un au-delà de l’angoisse vers le lieu mythique de la jouissance de l’Autre, grand Autre, n’en est qu’un évitement avec une retombée possible vers une aliénation possible du désir du sujet analysé dans le désir de l’analyste. Nous pouvons formuler ça autrement. Ce qui semble être ici en question, c’est la problématique du phal­lus dans la relation analytique. Le chemin qui mène vers l’unarité du sujet, signifié par le nom du père, passe par la Spaltung, le splitting qui est phénomé­nologiquement l’apparaître du phallus dans la démarche de significantisation.

Là je fais une référence à une note de Lacan de ce même séminaire du 10 jan­vier 1962, qui, après un développement mathématique d’une fonction pério­dique […] commente

« La première chose que nous rencontrons est ceci, c’est que le rapport essentiel de ce quelque chose que nous recherchons comme étant le sujet avant qu’il se nomme, à l’usage qu’il peut faire de son nom pour être le signifiant de ce qui est signifié de la question, de l’addition de lui-même à son propre nom est de le splitter, de le diviser en deux. »

D’autre part, la Gestalt phonématique, par son essence de l’ordre du grand A, du grand Autre, est ce qui est le point d’ambiguïté, c’est-à-dire pour soi­-même et pour les autres. La venue au jour, dans la relation analytique, de ce point d’ambiguïté mérite en effet d’être cernée d’une façon particulièrement précise. Il a quelque chose à voir avec le point de réversion, point d’articulation entre l’Imaginaire et le Symbolique. J’ai essayé de réduire au maximum mon exposé.

Jacques Lacan – Merci de l’avoir fait. Ce que vous avez fait de plus long, nous verrons ce que nous allons en faire.

Serge Leclaire – Dans le choix que nous avons de répondre immédiatement en détail à chaque intervention d’une part, ou, d’autre part, d’en souligner un point, quitte à le laisser en suspens et donner la parole à d’autres, j’ai choisi la seconde formule parce que je ne pense pas qu’il soit opportun ni que moi, ni que Lacan reprennent pour commencer la parole. Je pense qu’il convient que ceux qui se sont exprimés par écrit le fassent aujourd’hui devant tous.

Le point particulier que je voudrais souligner et qui, à moi, me fait problè­me est la prévalence de l’élément scopique que Oury avance comme constitu­tive du fantasme. Sans doute, c’est ce qui est communément évoqué lorsque l’on parle de fantasme mais je me demande si, analytiquement parlant, nous n’avons pas précisément à distinguer les formes de fantasme selon la nature de l’objet, objet au sens lacanien, c’est-à-dire objet a, impliqué dans le fantasme. Autrement dit, s’il s’agit d’un objet de la sphère scopique, de la sphère visuelle, d’accord, mais dans l’exemple choisi par moi, il s’agit d’un objet d’une autre nature, qui est précisément un objet du domaine de la voix, de la sphère disons, vocale et acoustique. Je ne sais pas s’il convient nécessairement de réduire cet objet à une dimension scopique. Je laisse la question ouverte car je pense qu’il y aurait lieu là de discuter.

Sur la question du fantasme, est-ce que Valabrega, qui avait une question ter­minologique à préciser, veut prendre la parole ?

Jean-Paul Valabrega – Ce que j’avais à dire rejoint un des points soulevés tout de suite par Oury. C’était une remarque très brève, à laquelle je ne donne qu’une portée terminologique et que les remarques terminologiques peuvent naturellement avoir, car je tiens à dire à Serge Leclaire que, dans l’ensemble, j’ai trouvé son exposé extrêmement satisfaisant.

Je reviens, comme Oury l’a fait, sur la formule « POOls (d) J’e-LI » dont Leclaire a fait, comme Oury nous l’a dit, un fantasme, et même un fantasme fondamental, l’Urphantasie. C’est sur ce point que porte également la remarque que je veux faire. Une formule de ce genre peut-elle être considérée comme un fantasme? Je ne le pense pas. Je pense que la formule contient les éléments de base ou les éléments signifiants du fantasme fondamental. Seulement, l’un ne se réduit pas à l’autre.

Sur le contenu scopique, sur la forme scopique dont on vient de parler, je ne serai pas pleinement d’accord avec ce qu’a dit Oury mais plutôt je me rangerai à l’indication que vient de donner Leclaire. Moi, je dirai ce qui peut mettre d’ac­cord les tenants de la scopie, si je peux dire, et les tenants des distinctions néces­saires à faire au niveau des pulsions dans la constitution du fantasme fonda­mental, je définirai le fantasme comme une histoire qu’on raconte, ou plutôt, plus exactement une histoire qui est racontée, qui se trouve racontée, ce qui n’implique rien quant à savoir qui la raconte et où elle est racontée et pour qui elle est racontée. La seule chose est que l’histoire racontée peut se référer à un contenu scopique ou à un autre; ce que je verrais d’essentiel dans le fantasme dit fondamental, dans l’Urphantasie, c’est que, selon moi du moins, il débouche nécessairement sur un mythe. C’est d’ailleurs pourquoi en psychanalyse, on ne peut pas faire autrement que de passer perpétuellement du signifié au signifiant par la signification, et dans tous les sens de ce passage. Cette définition de l’ana­lyse s’applique évidemment à la découverte du fantasme et du fantasme fonda­mental.

J’ajoute un petit point, qui me paraîtrait intéressant de demander à Leclaire comme complément à son exposé, c’est ceci : quelles sont, dans son cas, les conditions cliniques d’obtention de ladite formule? Sur ce que j’ai dit de l’ana­lyse qui passait du signifié au signifiant par la signification, on ne peut que le dire, d’ailleurs, ce n’est pas une critique; il n’y en a aucune dans ce que j’ai dit là, c’est ce qu’a fait Leclaire dans son exposé, c’est ce qui, une dernière fois, réduit la portée de ma remarque à une question de distinction de terme.

Serge Leclaire – J’aurais du mal à répondre en peu de mots à la question des conditions cliniques d’obtention de cette formule. Elle vient, elle surgit, elle est livrée. D’ailleurs cette formule est un exemple type.

Mais ce sur quoi je voudrais m’arrêter un tout petit instant, c’est sur la ques­tion du fantasme telle que l’argumente Valabrega. Il dit que pour lui, est fantas­me quelque chose comme l’argument impersonnel d’une histoire. D’accord, la critique porte peut-être à propos de cette formule, mais elle ne porte pas tout à fait, car cette formule semble quand même représenter pour le sujet l’ébauche, si mince soit-elle, d’une histoire et non seulement d’une histoire, d’une sorte d’action. Lorsque j’évoquai le geste de la culbute, enfin l’accomplissement même, somatique, qui accompagne la formule ou qui réalise la formule, je pense qu’il se produit quelque chose du niveau de l’accomplissement sommaire du modèle d’une histoire. Je reviendrai peut-être d’une façon plus précise là-des­sus tout à l’heure s’il m’en reste le temps.

Je voudrais maintenant demander à Madame Irigaray de communiquer ses remarques, car il me semble qu’elles se rapportent, qu’elles peuvent compléter, d’une part celles qu’a faites Oury sur la question du prénom ou la question de la sensibilité au prénom, et peut-être aussi d’autre part parce qu’elle reprend le problème du corps dans le cas de cette observation.

Luce Irigaray – A propos du séminaire de Leclaire, je voudrais faire trois remarques sur des choses assez différentes.

La première remarque a trait à la différence qui existe à mon avis entre le pré­nom et le patronyme, différence qui, à mon avis, n’avait pas été assez notée par Leclaire. Quand Leclaire parle du nom propre, il donne comme exemple Georges-Philippe Elhyani, et quand Lacan en a parlé d’ailleurs, il a donné comme exemple Jacques Lacan. Or il me semble qu’entre Elhyani et Lacan d’une part, Jacques et Georges-Philippe de l’autre, il existe des différences importantes. Lacan et Elhyani ne sont pas des noms propres, en tant que Lacan ou Elhyani, le sujet n’est que l’élément d’un groupe, et l’on pourrait invoquer à ce propos ce qu’une lignée exige de ceux qui portent son nom, au mépris de la singularité de chacun. Georges-Philippe, Jacques, situent le sujet dans cette lignée, ils sont en quelque sorte l’image sonore du sujet. Ils rendent compte de la singularité du sujet, du moins à l’intérieur du groupe Elhyani ou Lacan, mais ils en rendent compte surtout au niveau imaginaire, ce qui n’exclut pas déjà, évi­demment, la présence du symbolique. On peut noter à ce propos que l’enfant jeune est toujours appelé par son seul prénom, spécialement par sa mère. Par ailleurs, si un autre dans la lignée, et particulièrement le père, s’appelle Georges­ Philippe ou Jacques, se pose un problème crucial pour le sujet et l’homonymie du prénom, spécialement entre père et fils ou mère et fille, est souvent, me semble-t-il, un handicap pour le devenir du sujet.

Évidemment, quand le sujet sort du groupe Elhyani ou Lacan, il ne peut se signifier qu’en tant que Georges-Philippe Elhyani ou Jacques Lacan, parce qu’il rencontre alors d’autres Georges-Philippe ou Jacques. On peut noter que cela se situe grosso modo au moment de la scolarité, moment clé pour la pose de l’Œdipe et l’accès au symbolique. A ce Georges-Philippe ou Jacques primor­diaux et plus imaginaires s’ajoutent alors le Elhyani, le Lacan, qui vont situer le sujet dans la société où il entre alors vraiment, la famille étant finalement plus une autre mère qu’une vraie société. Le nom propre est donc conjonction d’une image sonore et d’une marque symbolique. Mais il reste toujours, me semble-­t-il, une différence, notamment au niveau de l’identification, entre les Georges ­Philippe ou les Jacques ou les Elhyani et Lacan. Par exemple, le sujet ne réagit pas de la même façon à la mort d’un Georges-Philippe et à la mort d’un Elhyani.

Alors, deuxième remarque, quand Leclaire parle du masque vide de l’in­conscient, j’aimerais bien qu’il explique ce qu’il veut dire, parce qu’en fait son texte ne paraît pas considérer l’inconscient comme vide. D’ailleurs, il me semble que si les analystes considèrent l’inconscient comme vide, ils sont beaucoup plus proches de Claude Lévi-Strauss qu’ils ne le disent. Si l’inconscient est vide, il se manifeste seulement par des chaînes de comportement, ce mot étant enten­du dans un sens très large, et non par des contenus imagés ou phonématiques. Ce problème d’un inconscient plein ou vide paraît tout à fait fondamental et si les analystes peuvent si difficilement parler de l’inconscient, n’est-ce pas juste­ment qu’il est avant tout une structure repérable par opposition, ou du moins comparaison, avec d’autres inconscients, structures à la fois semblables et diffé­rentes de tel ou tel sujet ?

Troisième remarque, si l’inconscient naît de la rencontre de l’organique et du signifiant, pourquoi Leclaire invoque-t-il des expériences de différence exquise, des mouvements de culbute, des attitudes de réversion qui se situent, il me semble, à un niveau proprement corporel ? Leclaire veut-il dire par là que le comportement corporel du nourrisson est d’ores et déjà organisé de façon parallèle à celui du signifiant? Mais n’est-ce pas supprimer alors ce problème de l’insertion du signifiant dans l’organisme, drame dont va naître l’incons­cient ? Il me semble que l’originalité de l’organique n’est pas assez préservée. A moins que ce que Leclaire suggère, c’est qu’il s’agisse là d’une espèce de fort-da que le sujet essaie sur lui-même pour maîtriser justement cette rencontre pri­mordiale entre l’organique et le signifiant. Mais touche-t-il alors au niveau inconscient le plus archaïque, puisqu’il y a déjà maîtrise?

Serge Leclaire – Plusieurs questions sont posées. Trois au moins. A la pre­mière, je ne saurai que laisser toute sa valeur à, j’allais dire, aux arguments cli­niques qui sont avancés concernant la valeur privilégiée du prénom. La ques­tion que je poserai à ce niveau-là, lorsque Madame Irigaray dit que les prénoms rendent compte de la singularité de chacun mais qu’ils en rendent compte sur­tout au niveau imaginaire, je pense qu’une question est posée en un point par­ticulièrement sensible, car bien sûr, là, il resterait à préciser avec plus de rigueur ce que l’on entend justement par ce niveau imaginaire et à quoi il est opposé. Bien entendu, à symbolique, mais comment et en quoi précisément dans ce cas, au niveau du primaire?

Sur la question de cette expression de masque vide et du vide en particulier, je crois que cela soulève, ou que cela active toute la série des fantasmes qui nous sont familiers et, si je puis dire, qui se rapportent à l’opposition du plein et du vide. Le mot n’est peut-être pas très heureux, que j’ai choisi, mais c’est cette image de masque qui m’avait accroché, pour des raisons qu’il faudrait sans doute que je reprenne. Le terme de vide est employé là dans un sens précis, à savoir où il n’y a pas de sens tout prêt, où il n’y a pas de signification toute faite, qui est le contraire d’un plein ou trop-plein de sens. Si vide a, à propos du masque de l’inconscient ou du masque vide de l’inconscient, un sens, c’est dans cette direction que je souhaite qu’on l’entende.

Quant à la question de l’implication du corps, à la question de la rencontre de l’organique et du signifiant, c’est là ce que je considère comme une question cruciale, et s’il m’est donné un tout petit peu de temps à la fin de cette discus­sion, je pense pouvoir reprendre d’une façon précise ce que j’ai à dire là, juste­ment à propos de ce que je soulignai déjà tout à l’heure dans la valeur, on pour­rait presque dire animatrice sur le plan musculaire de cette formule « POOR (d) J’e-LI », car il me semble, je vous le dis tout de suite, ça n’aura pas beaucoup de sens pour vous, que cette formule est déjà, d’une certaine façon, quelque chose comme un mime de signifiant. J’y reviendrai tout à l’heure, je vous le dis, si nous en avons le temps.

Jacques Lacan – Je voudrais seulement faire une petite remarque concernant cette question du prénom. Je mettrai la prochaine fois au tableau l’indication en allemand d’un ouvrage sur la psychologie du prénom par une nommée Rose Katz, si mon souvenir est bon. Je crois que tout de même sur ce sujet, l’essen­tiel a été, par Luce Irigaray… l’essentiel dans la distinction du prénom et du nom de famille c’est que le prénom est donné par les parents, alors que le nom de famille est transmis. C’est beaucoup plus important que le côté classificatoi­re qui oppose la généricité du nom de famille à la singularité du prénom. Ça ne constitue nullement une singularité, un prénom, tout au plus, l’essentiel, c’est qu’il traduit quelque chose qui accompagne la naissance de l’enfant et qui vient nettement des parents. L’enfant a déjà sa place déterminée, choisie dans l’uni­vers de langage du prénom, des illustrations à la fois les plus superficielles…

Serge Leclaire – Lemoine, avec qui nous terminerons, si je puis dire, cette première partie, très arbitrairement découpée, des remarques, disons théo­riques, ou des commentaires de nature théorique.

Paul Lemoine – Je n’ai pas l’impression que ce que je vais dire est théorique car ce que j’ai dit m’était suggéré plutôt par quelques réflexions que je me suis faites après avoir entendu le brillant exposé que Leclaire nous avait fait au dernier séminaire fermé. Ce que j’ai à dire porte sur deux points, d’une part sur le fait que Leclaire n’a pas du tout fait allusion à la dernière phrase du rêve qui me semble, à moi, essentielle car cette phrase était justement un appel à lui, et faisait de ce rêve un rêve de transfert. En effet, que dit la dernière phrase? « Nous nous dirigeons tous les trois vers une clairière que l’on devine en contrebas ». Eh bien, pour moi, la clairière est claire! Il s’agit justement du nom de Leclaire qui est invoqué en quelque sorte par le patient, et donc ceci est déjà un appel au nom. Or il y a un second appel au nom et un autre nom, qui est le nom du père, et qui est indiqué par la licorne. Car qu’est-ce que la licorne ? C’est un animal fabuleux qui ne trouve son apaisement, et Leclaire nous le dit dans son article écrit en 1960 dans Les Temps Modernes, que s’il repose dans le giron d’une vier­ge. Or c’est là justement le problème du tabou de la virginité et il faut remar­quer d’ailleurs que, cette vierge, c’est peut-être la mère, mais il n’y est fait allu­sion nulle part dans ce rêve, cette vierge, c’est la mère de Philippe. Or la mère de Philippe, c’est celle qui répond au désir du père. Si le père a épousé une vier­ge, une mère vierge, le nom de Philippe, l’identité de Philippe […] à ce moment là incontestée. Mais justement, Philippe est un obsessionnel, et le désir de sa mère est justement ce qui fait question. C’est la raison pour laquelle Philippe a les plus grands doutes sur lui-même et sur son identité, et c’est la raison pour laquelle aussi il est entré en analyse.

C’est pourquoi ce parallélisme entre le nom de l’analyste qui se trouve, lui, hors de circuit… et d’ailleurs je demanderai à Leclaire, comme je le lui ai écrit, s’il n’y a pas là un contre-transfert, enfin un excès de contre-transfert, si juste­ment il n’a pas jusqu’au bout refusé de s’impliquer en n’écoutant pas d’une oreille aussi attentive que le début du texte du rêve cette dernière phrase qui lui était adressée. De toute façon cette dernière phrase vise le nom de l’analyste d’une part, et d’autre part le nom du père.

Et alors là, je voudrais toucher à ce que l’on a appelé ici le corps tout à l’heu­re, c’est-à-dire à l’angoisse du patient. Je crois que ceci et essentiel. Si, en effet, le patient parle de Lili et si tout est dévié en quelque sorte vers la Lili de Licorne, et si tout ce qui a trait à la corne se trouve caché et rassemblé en quelque sorte dans un animal fabuleux, c’est parce que, il y a du coté de Lili, finalement, un équivalent de la relation à la mère, mais un équivalent déplacé, c’est-à-dire beaucoup moins angoissant. De même, l’évocation du nom de l’analyste est beaucoup moins chargée d’angoisse que ne le serait l’évocation du père. Et c’est pourquoi le père est masqué dans ce rêve, ou condensé si l’on veut dans l’image et pourquoi l’analyste est au contraire beaucoup plus apparent puisqu’il s’agit d’une clairière.

Ceci m’amène à parler de la formule de « POOR (d) J’e-LI ». On a dit tout à l’heure, et je suis d’accord avec cela, que c’est une réversion; il y a une sorte de symétrie en quelque sorte entre les deux éléments de cette formule. Il y a en effet, d’un côté, Georges et de l’autre côté Lili et, au milieu, le petit d qui est la flèche du désir dont Lacan nous a appris à nous servir. Je veux dire par là que cette symétrie est une fausse symétrie et c’est une fausse symétrie parce que Georges se retrouve au bout du compte avec Lili, c’est-à-dire que Lili lui a… enfin, avec Lili, il a compris, il a tenu en main, il a signifié en quelque sorte, vécu son désir. Et c’est cette espèce de traversée par le désir qui modifie la formule « POOR (d) J’e-LI », réversion que nous trouvons d’ailleurs aussi dans la formu­le symétrique, Lili j’ai soif – Philippe-j’ai-soif. Il semble que cette sorte de réversion, c’est-à-dire ce retour sur soi-même et cette façon de se retourner sur soi-même perpétuellement soit évidemment le problème fondamental, l’attitu­de fondamentale de Philippe.

Mais alors, à quoi sert cette formule? Elle sert à combler un manque dans la chaîne signifiante et elle sert par sa singularité et je crois qu’il y a une différen­ce entre l’image que l’on rencontre très fréquemment et très facilement dans de nombreuses analyses, que ce soit par exemple une tour qui regarde avec deux yeux, ou que ce soit un siphon qui brusquement se retourne vers la bouche d’une patiente, ou que ce soit un guignol aussi qui devient brusquement un sexe dressé, eh bien toutes ces images-là on les retrouve à un tournant essentiel d’une analyse et chaque fois qu’il y a une angoisse à combler. Cette formule, « POOR (d) J’e-LI » est une formule beaucoup plus archaïque, d’ailleurs cela a été dit déjà, et c’est une formule qui permet peut-être d’aller plus loin dans l’analyse du sujet et qui permet au sujet finalement de faire quoi? de se récupérer lorsqu’il se trouve, de par l’angoisse, arrêté dans le cours de ses associations et dans le cours de sa vie.

Car ce qu’il faut bien dire, c’est que l’angoisse est éprouvée corporellement et que c’est ça le problème, et que ce que fait l’analyse ce n’est pas autre chose, justement, que de mettre en route la chaîne signifiante et ainsi de modifier ce qui se trouve incarné en quelque sorte par le sujet. Et d’ailleurs, l’analyse, est­-ce que ce n’est pas, justement et au bout du compte, une réincarnation du signi­fiant ? Est-ce qu’au dernier terme, elle ne guérit pas le sujet en lui permettant de se réincarner dans son langage?

Serge Leclaire – Lemoine avait raison et je m’excuse de l’avoir classé dans la première catégorie. Je dois dire, puisque nous sommes déjà dans la seconde série d’arguments, à savoir des arguments cliniques, que sur ce point-là, je lais­serai à chaque témoignage sa valeur d’association car je ne pense pas, bien que nous soyons en séminaire, disons, fermé, que nous puissions entrer dans la dimension d’une discussion de cas, voire même de l’analyse d’un contre-trans­fert. Non pas que ce soit quelque chose d’exclu mais je crois que nous n’en aurions pas tout à fait le loisir ni la possibilité ici. Ce qui vient en écho à un texte analytique, est en soi, je pense, suffisamment éloquent.

Je voudrais maintenant donner la parole à Madame Kotsonis-Diamantis qui, je crois justement, va nous présenter une très brève observation d’autre chose. Irène Kotsonis-Diamantis – Dans un article tel que celui que Leclaire nous a proposé, il semble bien qu’à propos de ces groupes de mots, il se proposait de nous montrer comment à travers une chaîne de signifiants nous apparaissait l’inconscient. Je dis bien, il me semble, car si notre propre expérience ne nous faisait rencontrer de telles notions, nous serions condamnés à le croire sur paro­le. Il semble en effet qu’au niveau d’une théorisation, d’une explicitation, d’une référence à un tiers, celui que n’est ni l’analyste ni l’analysé, à celui-là ces notions paraîtraient comme arbitraires. C’est pour dire que, si temporairement nous acceptons de le croire sur parole, ce n’est que par le détour de notre propre expérience que nous serons amenés à nous en convaincre plus sûrement. La relation analyste-analysé étant une relation à deux, le troisième, celui qui écou­te, l’auditeur, n’y a pas eu voie d’accès. Je rapporterai ici un exemple de répon­se entre l’analyste et son patient, là où le dialogue s’engage entre deux incons­cients et où la référence à un tiers devient malaisée.

Au cours d’une thérapie un enfant me dit subitement: « Où est l’orange? Où est l’orange ? » Et comme je me demandais intérieurement ce que pouvait bien signifier cette orange, j’écrivis un lapsus qui me renseignait sinon sur cette signi­fication, du moins sur mes propres fantasmes. J’écrivis, où est l’organe ?

Je voudrais maintenant rapporter une histoire que j’entendis rapporter devant moi par des personnes connaissant les intéressés, peu de temps après la communication de Leclaire. Cette histoire, je l’entendis hors de tout champ psychanalytique et s’il y eut une intention psychanalytique, ce fut par mon écoute qu’elle s’exerça; c’est par cette ouverture spéciale qui avait été amenée par la communication de Leclaire en particulier et par l’enseignement de Lacan en général, auquel me renvoyait l’histoire que j’entendis, et que j’intitulerai l’histoire de Norbert. Il s’agit d’un couple. Le mari a 25 ans, c’est un médecin promu à un brillant avenir qui se destine à être accoucheur. Ils ont une fille de deux ans. La mère, fixée elle-même à sa propre mère, est assez indifférente à l’enfant. Par contre, le père éprouve une véritable passion pour sa fille. Le père passe l’internat qu’il rate ce jour-là parce que sa petite fille avait avalé une broche et qu’il était bouleversé. Il renonce et s’engage dans la marine pour faire son service militaire. Là-bas, bien qu’excellent plongeur, il se tue en allant se fracasser le crâne sur une plaque de ciment. L’enfant a alors deux ans. Nous retrouvons la veuve vingt ans plus tard avec sa fille alors âgée de 22 ans. Cette veuve se remarie avec un homme qu’elle n’aime pas. Sa fille se marie immédia­tement avec un homme qu’elle n’aime pas non plus. Cet homme porte le même nom de famille qu’elle et en plus a pour prénom Bernard alors que son propre père s’appelait Norbert. Le ménage marche mal. La jeune femme ne supporte pas sa belle famille et décide Bernard, son mari, à aller vivre dans une île. Là­bas, alors que Bernard conduisait, a lieu un accident de voiture qui défigure la jeune femme. Celle-ci retrouve un visage à peu près normal, mais autre, après plusieurs interventions chirurgicales. Peu de temps après, ils ont un fils qu’on prénomme Norbert. Cet enfant est l’objet d’une grande passion de la part de sa mère. Quant au père, il se sent rejeté de ce couple mère-fils. La mère a constam­ment peur que Norbert avale des produits nocifs dont le père, agriculteur, se sert, et en particulier de l’insecticide. Un jour le père emmena son fils aux champs où il avait à faire. Il renversa de l’insecticide dans un récipient puis s’en alla travailler un peu plus loin, l’enfant jouant autour. Lorsqu’il revint, il consta­ta que le niveau du bol avait baissé, du moins il le soupçonna, pensa à son fils mais ne s’y arrêta pas. Une heure plus tard, l’enfant fut pris de malaise et le temps que le père le transporte à l’hôpital, mourait.

Par le biais de cette histoire je me trouvai revenir à ce dont Leclaire nous avait parlé et me montrait ici un peu de ce qu’il avait montré en ce qui concer­ne l’apparition des rapports de fantasme avec le nom du sujet et à fortiori, dans l’histoire de Norbert, avec le nom du père. Par quel biais le retrouvons-nous ici ? nous avons vu une jeune femme qui perd son père lorsqu’elle est âgée de deux ans, qui grandit seule avec sa mère et qui prend un mari, et sûrement un phallus, en même temps qu’elle. Son choix est le suivant, Monsieur X, qui porte le même nom de famille que le père de la jeune femme, donc le même nom de famille que la jeune femme. Elle épouse Bernard et elle avait perdu Norbert. En fait, Bernard, en tant qu’agriculteur assez fruste, se trouve être exactement le contraire de Norbert, médecin promu à un brillant avenir. Cette inversion syl­labique entre les deux prénoms semble bien là nous révéler le fantasme le plus inconscient, le plus secret de cette jeune femme. Peut-être Bernard n’est-il que l’image virtuelle, renversée, de Norbert tant désiré mais absent, ou plutôt ô combien présent!

Comment cette femme va-t-elle pouvoir accommoder cette image virtuelle par rapport à l’image bien réelle de Norbert son père? En fait tout se passe comme si Bernard avait pour mission d’annuler Norbert. Par qui est-il investi de cette mission ? En réponse à sa femme peut-être, mais bien plus sûrement par Norbert lui-même en tant que celui qui se manifeste au travers du désir de l’Autre. Qu’est Bernard pour cette femme ? Ne serait-il pas l’antidote, le contre-poison, celui qui annulera Norbert? Le premier patricide que la jeune femme va commettre va être de se marier à Bernard. A partir de là, il semble que c’est Bernard lui-même qui s’en chargera, d’abord en détruisant la marque, l’empreinte de Norbert dans le visage de sa femme, ensuite en tuant son fils, le Norbert ressuscité pour deux ans et avec, on ne peut mieux choisir, de l’insecticide. Il est d’autres éléments qu’il y aurait lieu d’approfondir ici. Par exemple les références à la mère, que nous retrouvons constamment, Norbert voulant être accoucheur, faisant son service militaire dans la marine, se tuant en mer, le couple allant vivre dans un île, mais ni l’exemple, qui est une histoire racontée, pour laquelle nous ne disposons pas d’analyse, ni mon expérience actuelle ne me permettent d’aller plus loin que les quelques éléments que je viens de don­ner.

Serge Leclaire – Peu de choses à ajouter à cette extraordinaire histoire. [à Lacan] Vous aviez commencé à noter « Histoire de Norbert » ?

Jacques Lacan – J’ai voulu qu’on mémorise. Ça vaut la peine. C’est une his­toire qui n’a pas été analysée et qui ne peut être analysée. Mais le nom de Norbert n’avait pas été entendu, j’ai voulu qu’on l’écrive.

Serge Leclaire – J’ai encore beaucoup de communications. Madame Lemoine. C’est à propos du rêve à la licorne.

Gennie Lemoine – Je ne suis pas analyste, ni médecin – ça ne se verra du reste, je crois, que trop – mais j’ai été invitée à vous communiquer mes réflexions, toutes intuitives, alors les voici.

« On pourrait aller plus loin », a dit Serge Leclaire en fin d’exposé. Eh bien non, on ne peut pas! Il a beau nous proposer une nouvelle variation sur le thème or renversé et qui donnerait rose, comme la cicatrice, ou le sexe inversé, ou la rose inversée de la femme, mais la chaîne signifiante, ni le chiffre de « POOR (d) J’e-LI », ni surtout le rêve lui-même, ne sont des thèmes ou des textes sus­ceptibles de variations à l’infini. Donc, pour aller plus loin il nous faudrait être l’analyste lui-même et avoir devant nous l’analysé, c’est-à-dire poursuivre l’analyse. Enfin il nous faudrait connaître le nom véritable du patient. Ce nom d’Elhyani, fils du Seigneur en hébreu je crois, mais je ne connais pas l’hébreu, a été vraisemblablement avancé pour les besoins de la cause. Nous verrions alors, si nous le connaissions, ce nom de famille, jouer en fonction de Leclaire, la clai­rière du rêve. Mais nous n’avons ni l’homme, ni son nom, faute de quoi nous ne pourrions que rêver en effet, ou pire conclure, par exemple, au complexe de cas­tration. Mais l’analyse est, semble-t-il, le contraire d’un diagnostic, fût-il rendu concurremment par le patient lui-même. La simple prise de conscience est peu opérante.

Mais Serge Leclaire dit aussi, et dès le début, que le nom propre est lié au plus secret du fantasme inconscient, et c’est de cette phrase que je voudrais repartir. Reprenons un peu l’histoire du rêve. Philippe a soif. Il réussit à tromper, mais non évidemment à satisfaire la soif en apaisant en rêve d’autres soifs, échos préconscients d’un manque fondamental inconscient. Ainsi, le rêve est comme une chambre d’écho. Dans un contexte de vie quotidienne au contraire, quand il arrive à Philippe de dire : « Lili, j’ai soif », il exprime au moins deux désirs, il a besoin de boire et il aime Lili. Le plus important n’est pas celui qui est formu­lé, car toute parole est d’abord le signe d’un besoin d’amour, d’un appel, mais il attend tout de même qu’on lui donne à boire, du moins dans un premier temps.

Donc les choses se passent très différemment dans le rêve et la réalité, au niveau du langage. Dans la réalité, la soif s’exprime pour obtenir une satisfac­tion; dans le rêve, elle ne s’exprime pas et loin de se satisfaire, elle éveille d’autres soifs qui, elles, dorment dans la journée. Chez Philippe, on peut dire donc que le langage de la veille montre sans doute des fissures, sans doute est il lacunaire comme son langage nocturne, puisqu’il laisse apparaître assez fré­quemment une formule dénuée de sens comme « POOR (d) J’e-LI ».

Pourquoi donc, chez Philippe, la poussée originelle, au lieu de se faire nor­malement représenter et d’occuper ainsi, de substitut en substitut, la vie psy­chique jusqu’au langage, pourquoi le déplacement a-t-il tourné court et a-t-il abouti à ce cul-de-sac de « POOR (d) J’e-LI » ? Sans doute parce qu’il n’y a pas eu d’ancrage au moment voulu. Sans doute parce qu’un sevrage brutal a dispensé le père de jouer son rôle de séparateur. C’est ce que la suite de l’analyse appren­drait sans doute. Peut-être aussi le père a-t-il manqué en personne tout à fait. Comment savoir? Il y a un Jacques, frère du père, qui paraît avoir joué, avoir pris quelquefois sa place. Donc la métaphore originelle n’a pas joué. Elle n’est pas venue séparer ce qu’il fallait séparer, fondant ainsi les oppositions ultérieures, conditions du discours. La vie psychique de Philippe est restée semblable à des marais où un nénuphar chasse un autre nénuphar indéfiniment; là-dessous est restée béante la pulsion originaire, la pulsion de mort. Pour fixer la ronde des substitutions fallacieuses, Philippe a posé sur son besoin un sceau, une cicatrice qui le masque mais le castre du même coup. La cicatrice est sur lui mais la rose est ailleurs, dans la clairière peut-être. N’importe qui ne peut pas lui montrer le chemin, le patient fait donc appel à l’analyste pour qu’il l’aide à reconvertir la cicatrice en dard. Cet appel de l’analysé à l’analyste prend dès le départ, et à l’ar­rivée, la forme de deux noms propres, Georges-Philippe Fils du Seigneur, avec un point d’interrogation, et fait appel à Serge Leclaire pour qu’il reprenne avec lui son histoire au moment où son père a manqué, et pour qu’il lui permette ainsi de renouer la chaîne signifiante, aussi près que possible du premier chaî­non symbolique.

Philippe débouchera peut-être plus tard dans la clairière où il pourra, deve­nu homme, cueillir la rose. Devenu homme, il pourra également se faire appe­ler par son nom propre, que nous ne connaissons pas, et non pas Fils du Seigneur. Jusque là, il reste un enfant qui tête sa nourrice, pour la plus grande satisfaction de la nourrice elle-même. Mais il faudra, au patient, liquider son transfert pour ne pas devenir l’enfant de l’analyste après avoir été l’enfant de sa nourrice. C’est alors seulement qu’il sera autorisé à porter son nom propre, qui ne sera plus celui de son père, symboliquement mort. Il pourra aussi parler à la première personne et laisser parler en lui les deuxième et troisième personnes. Fini le rêve de la licorne porteuse de son dard endormi, Philippe enfin, deux fois baptisé, aura conquis sa propre identité. La transmission du nom propre est sans doute un fait sociologique, mais le nom propre colle à la personne comme le nom commun à la chose, que nous ne distinguerions pas si elle n’était nom­mée. Ainsi, porter un nom a-t-il un sens et une action sur la personne, et piton parler de la conquête du nom.

Il s’agit donc, pour l’analyste, d’autoriser tant soit peu l’inconscient, après séparation des personnes, à fonder la première. La littérature, dans cette pers­pective, serait une analyse magnifiée, en et par la personne de l’auteur, tandis que, selon l’expression de Jean Paulhan, elle serait un langage grossi où méta­phore et métonymie apparaissent comme vues au microscope. Mais le rêve n’est pas un texte avec nom d’auteur, il n’est que l’envers d’un poème.

Serge Leclaire – Nous avons encore au moins trois textes. Mademoiselle Markowitch.

Francine Markovitch – Il m’a semblé que le commentaire du rêve à la Licorne offrait quelques difficultés, que j’ai essayé de cerner, mais l’analyse n’est pas une démarche de pensée qui me soit très familière et je ne suis pas en mesure d’élaborer avec une extrême rigueur les quelques réflexions que je vous propose.

Sans doute faut-il admettre que la substitution des noms forgés par le psy­chanalyste aux noms réels, ne va pas sans une circonscription et un repérage de toutes les chaînes de signification qu’ils proposent. Or ce risque, tel qu’il est pris dans le texte en question, semble correspondre à une dissociation de la langue; entre son aspect phonétique et son aspect sémantique il y aurait une rupture fondamentale puisque les syllabes de Licorne peuvent être traitées de façon iso­lée et ensuite seulement, comme un palliatif, une mise en relation, orientée comme un vecteur, du phonétique au sémantique. Au fond, cette méthode semble impliquer le souci de traiter le langage seulement comme trace acous­tique, alors que Freud avait libéré le problème de l’alternative où il se trouvait pris entre la contingence du signe par rapport au sens et la relation unilatérale, la causalité entre signe et sens. Dans ces conditions, le point où l’on aboutit, cette chaîne signifiante « dont la contraction radicale nous donne la Licorne, signifiant qui apparaît là comme métonymie du désir de boire, celui qui anime le rêve » ne nous fait peut-être pas passer par un détour suffisant. Si « dans le colloque sin­gulier qu’elle est, l’analyse découvre au patient, par les détours inédits de son his­toire, les structures fondamentales pour lui aussi, que sont la structure de l’Œdipe et celle de la castration, dégage pour chacun les avatars de ces quelques signifiants-clés… » on peut s’étonner de ce que le personnage de la licorne soit trop vite et sans un détour assez long, réduit au fondamental.

De la tapisserie à La Dame à la Licorne à la Fontaine de Vérité gardée par des Lions et des Licornes dont il est parlé à la fin de L’Astréel155, court un thème qui, à s’inscrire dans un double registre, reste un cependant, registre de l’amour courtois et de l’église cathare d’une part, registre de l’église orthodoxe et du mariage d’autre part. Que la licorne soit un personnage comme le Lion, c’est­-à-dire qu’elle tienne un rôle à l’intérieur du mythe ne nous permet précisément pas d’éviter le détour dont il était question, les défilés du signifiant. Or le mythe ne sépare pas le Lion et la Licorne, c’est ensemble qu’il les pose. Qu’une licor­ne apparaisse dans ce rêve, et un tel rêve est chose rare, autant que les souvenirs d’enfance évoqués – nous n’avons pas tous la chance d’avoir vécu dans un pays où il existe une fontaine à la Licorne, ainsi nommée parce qu’une statue de l’ani­mal fabuleux la surmonte, fontaine qui conduit aussi à un autre lieu élu, tout proche, qui s’appelle le jardin des ROSES et l’une des tapisseries de La Dame à la Licorne, le goût, nous montre justement une roseraie – cette présence de la licorne devrait nous trouver plus attentifs à l’absence du lion. Et même à ne considérer que l’aspect phonétique de ces deux syllabes, quelles directions de recherche n’offrait pas cet ON de l’impersonnel quand il s’agissait de montrer que le nom propre est lié au plus secret du fantasme inconscient? Il y aurait dès lors entre ce qui est répété dans le nom du patient Li, et la répétition n’est pas seulement insistance, et le pronom impersonnel une sorte de contradiction, qui ne serait peut-être pas sans rapport avec l’absence du lion.

On connaît le symbolisme du lion et de la licorne dans l’église orthodoxe, le lion étant, du côté du courage et de la force, la puissance de l’église; la licorne, parce que c’était une tradition dans l’église chrétienne qu’elle ne pût être captu­rée que par une vierge, devient le symbole à la fois de la pureté et de la religion. Mais à suivre le déroulement des six tapisseries de La Dame à la Licorne, on est amené à formuler l’hypothèse que ce symbolisme autorise une lecture croisée, car il nous indique également l’autre registre, celui de l’hérésie. Seulement en ce point, apparaît un décalage, l’hérésie et l’orthodoxie ne résultent pas d’oblitéra­tions symétriques à l’intérieur d’un champ unique, mais l’une est ici comme un masque, comme la volonté de se protéger contre ce qu’elle appelle la fascination du manichéisme. Il faudrait admettre, pour développer cette hypothèse, que l’ordre des tapisseries n’est pas l’ordre actuel de leur exposition au Musée de Cluny, ordre qui trahit plutôt une certaine mythologie née des produits tardifs du christianisme, mais l’ordre suivant: le Goût, l’Odorat, l’Ouïe, A mon seul Désir, le Toucher, la Vue.

Ces tapisseries semblent mettre en scène les sens comme des figures fonda­mentales du corps. L’insertion de la tapisserie A mon seul Désir nous indique que le corps n’est pas ici la métaphore d’une réalité spirituelle. S’il y a une homogénéité entre ces six scènes, c’est sur la voie d’une pensée du corps qu’elles doivent nous mettre. A mon seul Désir nous indique cependant comme un point d’inflexion de la courbe où se placent ces figures. C’est la seule tapisserie qui porte des mots, ce qui ne veut pas dire que le langage soit absent des autres. Mais, si cette suite de tapisseries est une histoire atempo­relle, si elle est un drame joué devant nous, il semble bien qu’ici se produise une sorte de crise manifestée par la contradiction entre le thème du coffret, repris par la tente et celui des chaînes de la colombe, qui est également repris dans les cordes qui attachent la tente aux arbres. La tente est comme le point de rencontre de ces deux thèmes. A se nommer, le désir passe par une réflexion, au sens précis du retour sur soi, dans l’imaginaire, réflexion anté­rieure à la réflexion spéculaire. Et ce premier retour sur soi du corps à travers le langage signifie peut-être que la réflexion n’est pas une structure qui appar­tient en propre à la conscience, à l’âme, mais qu’elle n’est pas non plus indif­féremment distribuée sur tous les sens. Cette coupure, ce blanc, car A mon seul Désir ne désigne aucun sens, indique que l’on passe à un autre ordre, et la grâce des premières tapisseries est perdue. A vouloir ses propres chaînes, l’amour ne peut que se réfléchir dans l’imaginaire infiniment, indéfiniment et c’est en quoi il veut sa propre mort. A mon seul Désir est donc le signe qu’il n’y a qu’un désir et qu’il n’est pas susceptible d’être prédicat du corps, mais qu’il est lui-même ce corps. Au niveau des sens est posée une différenciation du désir. Dans le plaisir qui s’attache à l’exercice de tout sens est déjà posée cette faculté de retour sur soi qu’est la dimension du réflexif, c’est en ce point qui est utilisation du chiasme, que l’esthétique peut naître, et le spectacle. En d’autres termes, la structure du désir est telle, qu’à la désigner comme manque, comme coupure, elle fait du plaisir non point la satisfaction, la cica­trisation de la coupure, mais le retour sur soi de celle-ci. La conséquence de ceci est que la réflexivité n’est pas une structure qui appartient en propre au conscient, mais il y a une distribution du couple conscient/inconscient dans l’épaisseur charnelle pour ainsi dire. La surface corporelle le lieu de la per­ception est le miroir où se réfléchit le désir. Le désir est en question dans ce retour sur soi du corps. Ceci ne signifie pas qu’il y ait une genèse du désir à partir des sens puisque c’est bien plutôt cette position corporelle qui est ce en quoi s’origine le temps.

La position relative des rôles dans l’amour courtois, qui est le masque où s’exprime l’hérésie cathare, ne fait ainsi que projeter cette reconnaissance de la situation du désir, à se vouloir soi-même, c’est la mort qu’il rencontre et c’est la seule chose qu’il puisse rencontrer. Ce qu’il faudrait articuler ici, c’est l’absen­ce de symbolisme dans cette tapisserie; le drame que jouent les trois oiseaux dans le haut de la tapisserie, les attitudes héraldiques des animaux, de chaque côté de la Dame, les écus qu’ils portent, la position des arbres du nord, le chêne et le houx, par rapport aux arbres du midi, l’oranger et cet arbre exotique, l’at­mosphère créée par la distribution dans la tapisserie des petits animaux, que semblent guetter le renard, le loup et la panthère, la présence des deux bannières et leur échange, la présence à la fin, d’une seule bannière, la bannière carrée, de gueules à bande d’azur portant trois lunes d’argent, tout cela n’est symbolique pour nous que parce que le sens ne peut, semble-t-il, nous atteindre que si nous en faisons une sorte de transcendance, c’est-à-dire, si en bloquant le problème du sens entre l’affectif et le rationnel, nous sommes obligés de trouver une troi­sième dimension qui dépasserait le conceptuel. La ruse de l’orthodoxie consis­te précisément à avoir posé cette alternative, donc la nécessité d’un dépassement qui élude l’imaginaire, au lieu de comprendre le sens comme la torsion sur lui-même du désir Or, c’est ce qui est en scène dans le deux dernières tapisseries. Le toucher et la vue sont les deux sens sur quoi s’articule la pensée logicienne dont il a été question ici même. Dans l’ordre du Begriff, du concept sont joints à la fois le geste de maîtrise, de domination de la main et le regard, la réflexion spéculaire, c’est-à-dire ce jeu à la surface du miroir qui méconnaît la profondeur du miroir, l’autre côté du miroir. Et si la tapisserie la Vue est la dernière, c’est peut-être pour suggérer dans cette fin dramatique comme la possibilité d’un retour, nous verrions alors comme une fermeture du cycle de ces tapisseries.

Peut-être dans le Toucher, la licorne est-elle enfin capturée. Mais en révélant, ce que tout le monde sait, par qui elle peut être capturée, elle disjoint une unité, c’est une autre histoire qui commence, le désir ne pouvant que rester désir et se perdre dans l’imaginaire, cette offrande en quelque sorte, que constitue la for­mule A mon seul Désir est une fin, une mort, mais non pas au sens où il y aurait un caractère unique et singulier de la mort, au sens où il y a une pulsion de mort. A tenter et la possession et le savoir, la réflexion spéculaire, c’est une autre figure de la mort que rencontre le désir, mais l’orthodoxie est prise ici dans un autre manichéisme que celui dont elle reproche à l’hérésie la fascination. Toutes les deux ne sont pas sur le même plan. L’orthodoxie aménage le désir en en fai­sant un exil, elle réalise sur lui une sorte d’économie qu’elle rachète par la singularité de la mort. En posant la transcendance par rapport au rationnel, elle méconnaît l’imaginaire, autrement dit, lors même qu’elle ressaisit le désir au point précis où il touche au désir de mort et se constitue comme tel, elle esca­mote la mort.

Puisque nous avons dès longtemps refusé de nous placer dans cette extério­rité vis à vis du corps qu’est l’angle historique, il nous faut poser la question du sens de la chasteté cathare par rapport à la divinisation du corps qu’opère la Renaissance et qui transparaît dans la tapisserie de Pierre d’Aubusson. Cette divinisation du corps, et c’est une chose reprise par Nietzsche, de façon étran­ge dans le même esprit, est également une divinisation des puissances nocturnes et de l’imaginaire par opposition précisément à cette pensée orthodoxe pour laquelle les métaphores de la lumière, si on les replace par rapport au regard, donc au corps comme nous l’avons fait, sont seulement celles de la lucidité diur­ne. C’est peut-être en effet autre chose qu’une double polarité entre l’ombre et la lumière qui s’exprime dans la mystique cathare. Ou plutôt, l’ombre et la lumière ne sont pas deux principes, mais ils sont croisés dans la nature même du désir. Il n’est pas impossible que la chasteté cathare soit un sens du corps. Cette pensée, la Renaissance qui est en cela hérétique la considère comme une sorte de mort; que l’on songe seulement à la manière dont Michel-Ange, dans le tom­beau des Médicis à Florence, polit et sculpte le corps de la nuit dans une sorte de perfection et de plénitude où toutes les courbes semblent se refermer sur soi, tandis que la forme du jour paraît être seulement un effort pour sortir de la matière.

Ainsi, cette position de l’imaginaire nous induit à ne pas comprendre dans le langage des symboles, l’usage du mot ici est libre et ne correspond pas à celui du séminaire. Si la pensée conceptuelle a besoin du symbole, la pensée du corps ne surgit pas d’une seule inversion des termes, imputable à une symétrie géo­métrique. C’est le symbolisme même qui tombe ici.

« Le corps créateur s’est créé l’esprit comme la main de son vouloir – Das schaffende Selbst schuf sich Achten und Verachten, es schuf sich Lust und Weh. Der schaffende Leib schuf sich den Geist als eine Hand seines Willens. »

Dans la plupart des passages où Nietzsche parle du corps, il lie le corps à la structure du Soi, Selbst, comme pour signifier cette réflexivité du corps propre. Ce qui est important, c’est de noter ici la convergence qui existe entre la pensée bouddhiste et certains aspects de la pensée occidentale. En élaborant la notion de moi cosmique, c’est la pensée de corps transcendantal, quoiqu’il n’emploie pas l’expression, que Nietzsche fait venir au jour. Si vraiment cette tapisserie est un poème à double entrée pour ainsi dire, si comme tout poème cathare, il signifie sur deux plans, de façon à permettre une lecture différente à chaque église, il n’est pas impossible de figurer ainsi cette continuité dans l’histoire du désir. Avant qu’il ne se constitue comme ce retour de la coupure, était nécessaire d’abord cette figure de l’identification qui se trouve présentée par la première tapisserie, où la Dame donne à un faucon des graines. Elle est devant une roseraie, mais dans la seconde tapisserie la roseraie a disparu. Les parfums sont la forme plus subtile de cette distance, de cette différence que par sa seule présence, sans qu’il soit encore question de la complication de la cou­pure et du retour, pose le corps. Les bannières échangées, dans l’Ouïe, sont au point qui précède le désir comme une sorte d’acmé du corps, comme la dimen­sion de l’appel. Déjà on y lit une mélancolie. Et cependant, ce n’est que par rap­port à l’imaginaire, ce n’est que parce que le corps est dans une sorte de conju­gaison avec le langage qu’est possible cette dimension harmonique du corps, cet écouter. La continuité entre ces tapisseries est ainsi non pas dans un passage de l’une à l’autre mais dans un approfondissement de l’une, quelle qu’elle soit.

Il semble que nous nous soyons éloignés de ce rêve à la Licorne. Peut-être pour compléter ce détour par quelques suggestions, faudrait-il remarquer la persistance du patient à déplacer le sens de certains signifiants du rêve, sans tenir compte de ce caractère pourtant insolite qu’il dit éprouver dans le rêve. C’est par la méthode des associations libres, qu’il est amené à faire adhérer à ce mot sable des signifiants empruntés à la vie diurne et univoque. Dans le langa­ge des armoiries, des blasons, sable est le nom de la couleur noire. De la forêt aux arbres colorés de teintes vives et simples, il se garde bien d’accentuer le caractère magique, même lorsque celui-ci parle pour ainsi dire; alors qu’il songe aux nombreux animaux de la forêt, une licorne croise son chemin, c’est-à-dire justement l’animal mythique qui n’est pas du même ordre que ces nombreux animaux, et qui donne au secret de cette forêt sa forme. Tous les souvenirs évo­qués semblent exclure la réminiscence – c’est la distinction kierkegaardienne entre ressouvenir et mémoire – et l’analyste est pour ainsi dire tenté d’entrer dans le jeu. Le patient n’est-il pas joué par son propre désir? Et l’analyste n’est­-il pas dans une certaine mesure entraîné à sa suite?

Nous posions la question de savoir si l’amour courtois est le symbole de la mystique cathare. Il semble qu’au contraire, le corps ne peut jouer le rôle de symbole, mais qu’il est la seule forme possible du penser, la coupure de la trans­cendance inhérente au religieux qui s’introduit ici, par le fait même de la récon­ciliation symbolique, n’est que le masque de l’orthodoxie. Elle appelle fascina­tion du manichéisme le jeu du désir et de la mort, elle fait de la mort unique un passage et par là même, comme nous l’avons dit, elle la subtilise. Ce n’est pas par hasard si ces figures du désir nous apparaissent tissées dans les fils de couleur et la trame d’une tapisserie. Notre culture ne nous a pas transmis tout cela dans la matière d’un bas-relief, dans l’illusoire profondeur picturale, mais elle nous l’a donné dans la surface vive d’une tapisserie, dans l’épaisseur de sa surface traversée d’un endroit à un envers par quelque chose qui reparaît dans le rêve sous la forme du corps féminin. Ce que semble indiquer le rêve, et ce qui est refusé justement dans la métaphore de la conque formée par les paumes de la main, c’est une forme appauvrie et schématisée du corps, le sens. La vectorialisa­tion semble au contraire être la suivante, ce que le rêve indique du corps n’est là que pour suggérer la présence refusée de cette tapisserie, et à travers elle, la conju­gaison plus essentielle de ces six figures du désir et c’est enfin, le corps.

Jacques Lacan – Sans préjudice des autres – on va voir les décisions qu’on va prendre – on va faire ronéotyper cette vraiment très remarquable communica­tion. Comme vous aurez seulement la semaine prochaine le texte de Jacques-­Alain Miller, vous pourrez trouver probablement un peu plus tard celui-ci.

Serge Leclaire – Je souhaite pour ma part, d’abord bien entendu, que l’on reprenne ce texte de Mademoiselle Markowitch, que l’on ait présent aussi devant les yeux la suite des tapisseries de La Dame à la Licorne, ce qui n’est pas tellement difficile, mais je souhaite peut-être, plutôt que de répondre, d’ajouter moi-même un commentaire à cette discussion, donner l’occasion, ce qui ne sera pas très long, aux deux personnes qui ont encore bien voulu écrire, à savoir Mademoiselle Mondzain et Monsieur Major, l’occasion de vous communiquer leurs réflexions.

Marie-Lise Mondzain – Après les communications qui ont été faites j’ai un peu l’impression que les quelques réflexions cliniques que m’avait suggéré le texte de Leclaire vont recouvrir des choses qui ont déjà été dites et apparaître un peu comme une répétition. Néanmoins, je les livrerai comme telles, puis­qu’on me le demande, et en commençant peut-être par la fin de ce que j’avais écrit à Leclaire, en raison des interventions précédentes qui ont mis l’accent sur le terme de « POOR (d) J’e-LI ».

Leclaire nous avait dit dans son texte qu’il était fort difficile en général, pour l’analyste, d’obtenir la communication de telles formules dont le dévoilement, dit-il, apparemment si anodin, a quelque chose qui ressemble comme à l’extrê­me de l’impudeur, voire comme à la limite du sacrilège. Il a surtout porté l’ac­cent sur la question du sacrilège en nous montrant comment le terme de « POOR (d) J’e-LI » était lié au nom du père, au nom du patient, au nom patronymique.

Madame Lemoine a fait allusion tout à l’heure à la signification possible de ce nom Elhyani, fils du Seigneur. C’est une question que je m’étais aussi posée, mais je ne sais pas plus qu’elle l’hébreu. En outre je me suis demandé si le nom d’Elhyani était le nom réel ou si ce n’était pas un nom forgé. N’empêche que la convergence serait tout de même assez frappante.

C’est un nom qui a une résonance sémite et il y a dans les Tables de la Loi un commandement qui dit: « Tu ne prononceras pas le nom de Javeh, ton dieu, en vain ». J’avais pensé que quelqu’un qui s’appelait Georges-Philippe Elhyani, qu’il soit juif ou même peut-être chrétien, ne pouvait guère ignorer un tel com­mandement et que le terme de « POOR (d) J’e-LI » pouvait apparaître, dans une certaine mesure, comme une sorte de juron et de sacrilège au sens religieux, une façon de dire nom de dieu! avec énormément d’astuce et cette forme de dégui­sement qui est le propre quelquefois de certains symptômes névrotiques, de traits cliniques que nous connaissons bien en tant qu’analystes, où la transgres­sion se dévoile de façon d’autant plus claire qu’elle veut apparaître au contraire comme camouflée.

J’avais été frappée par un autre aspect de ce phonème «POOR (d) J’e-LI », comme Oury et d’autres en ont parlé sur le plan phonématique. Je n’ai pas des sources aussi précises, aussi fournies que celles d’Oury. Je suis allée voir dans des livres de psychologie de l’enfant, à des sources assez banales, parce que j’avais le sentiment que ça me rappelait quelque chose, que ça me rappelait les mots ou les termes qu’inventent volontiers des enfants et les jeux verbaux des enfants. Ce que j’ai retrouvé m’a un peu déçue et un peu satisfaite à la fois, en ce sens que toutes les observations sont pratiquement unanimes à remarquer que certains sons apparaissent avant d’autres, et que par exemple un son comme le r est l’un des plus précoces, et particulièrement associé aux émois corporels agréables dont il serait assez caractéristique. La lettre p serait l’une des pre­mières consonnes prononcées et on parle volontiers effectivement de lallation.

Ce lien entre les jeux verbaux et les émois corporels agréables m’a amenée à me poser la question d’un lien possible entre une expression phonétique de cet ordre et le côté corporel agréable, ce plaisir physique qui pouvait s’y associer ou y avoir été associé et je me suis demandé, j’ai posé la question à Leclaire de savoir si la difficulté qu’il pouvait y avoir à obtenir de telles formules, à les recueillir en règle générale, ne pouvait pas être le fait d’un oubli extrêmement précoce qui serait contemporain ou de même ordre, qui irait dans le même sens que peut-être oubliée la première expérience corporelle agréable, voire les pre­mières masturbations dont l’observation même chez le nourrisson paraît avoir été faite. Ce qui viendrait rejoindre un problème, dont Leclaire a dit qu’il nous parlerait, qui est celui de l’inconscient et de la chaîne signifiante par rapport au corps et aux problèmes corporels. Cette question du corps, et du corps de Philippe, je me la suis posée égale­ment au niveau du rêve. On a déjà dit ici comment pouvait se situer la place de Leclaire dans le rêve, par rapport à cette clairière. Leclaire nous a parlé de ce rêve en nous disant que c’était un rêve de soif, et il a situé la place du désir au niveau de cette soif, si j’ai bien compris. Pour un rêve de soif, si l’on prend le terme dans le sens d’un rêve dont l’origine serait la soif, qui aurait une source somatique, il ne correspond pas tout à fait à ce que l’on connaît classiquement de tels rêves où l’on s’attendrait par exemple à ce que Philippe rêve au moins d’une source; qu’il rêve d’eau; qu’il rêve d’un liquide quelconque à absorber. Il semble y avoir eu un certain délai entre le rêve qui débouche sur une clairière, qu’on n’atteint d’ailleurs pas, et la manifestation de la soif.

Je poserai volontiers la question à Leclaire de savoir si le terme de rêve de soif ne serait pas à prendre dans le sens que c’est le rêve qui a donné soif à Philippe. Parce qu’il y a, au fond, dans le mouvement du récit que Philippe fait à Leclaire, deux temps; il y a le temps du rêve où Philippe dort, Philippe qui est allongé, Philippe qui rêve de Leclaire – à Leclaire, comme il y a sur le divan de l’ana­lyse Philippe qui parle à Leclaire – et il y a, posé dans le discours, un Philippe qui sort du rêve, qui se réveille pour aller boire et qui, à ce moment-là, n’est plus le Philippe lié au désir de Leclaire mais le Philippe lié à Philippe-j’ai-soif, au corps même de son enfance et qui s’oriente dans la direction, au fond, d’un autre désir. Philippe-j’ai-soif, c’est un Philippe unique au monde, unique et dis­tingué entre tous les Philippe du monde, peut-être par sa mère qui l’a peut-être nourri lorsqu’il était enfant ou, dans son récit du moins, ce qui apparaît c’est une autre figure de femme, c’est celle de Lili qui l’a surnommé Philippe-j’ai­soif, et qui l’a ainsi salué en tant que tel.

Jacques Lacan – C’est vraiment important, ce qu’a dit Mademoiselle Mondzain. Est-ce que Israël, à qui j’avais demandé d’intervenir, a quelque chose de prêt ?

Lucien Israël – Ça se garde…

Jacques Lacan – Alors on va demander à Major.

Serge Leclaire – Je vais laisser à Major le soin de conclure, en lui demandant de venir tout de suite, par une sorte de commentaire analytique extrêmement proche semble-t-il du matériel qui a été amené là, et j’aimerais avoir la prochai­ne fois l’occasion de vous dire ce que je voulais en conclusion de cette discus­sion, souligner et ce sur quoi je voulais mettre l’accent à ce propos, à savoir sur le caractère tout à fait particulier de ce dont il s’agit ici, de l’objet dont il peut être question, pour autant qu’il s’agit d’une formule, d’une jaculation, de quelque chose qui est dit à voix haute ou basse. Et je voulais surtout à ce pro­pos vous rappeler un autre élément de l’analyse de Philippe qui est celui du rêve à la serpe, auquel d’ailleurs se réfère Major, où nous trouvons d’une façon enco­re plus précise ce qui est de l’ordre de l’appel.

René Major – Je dirai que ceci pourrait tourner autour de la rencontre du désir de l’analyste et de l’avènement du sujet, sur la trace du nom propre. Je vais au point le plus central.

C’est bien sur le terrain privilégié de l’inconscient, d’où le sens émerge du non-sens, où, à propos du nom propre et de ses rapports avec le fantasme fon­damental, Serge Leclaire nous a menés au bord d’une transgression avec la rigueur d’une logique de type primaire. De l’inconscient, il nous a illustré les mécanismes fondamentaux, la substitution métaphorique et le déplacement métonymique.

Au texte inconscient du rêve à la Licorne de Philippe, « Lili – plage – soif – sable – peau – pied – corne » élaboré en 1960, il a ajouté en janvier dernier ce qui serait la transcription phonématique du fantasme fondamental de Georges­Philippe Elhyani, « POOR (d) J’e-LI ». Il nous a donné les critères qui l’ont amené à distinguer, retenir, souligner tel couple phonématique plutôt que tel autre dans sa démarche analytique. Les critères qu’il a retenus prennent essentielle­ment pour appui trois concepts fondamentaux en psychanalyse, la répétition des éléments signifiants, l’irréductible pulsion dont les représentants subissent l’effet du refoulement, du déplacement et de la condensation, et enfin l’absence constitutive de rapports logiques et de contradiction au niveau primaire des processus de l’inconscient.

Inconscient, pulsion, répétition, dans leur indissoluble lien, appellent pour­tant un quatrième concept, ainsi qu’y a insisté Jacques Lacan dans son séminai­re sur les fondements de la psychanalyse, le transfert86. C’est bien sur le trans­fert d’ailleurs que sont revenus quelques-uns qui ont parlé avant moi. La tenta­tion m’est venue d’en rendre compte en appliquant la méthode même que Serge Leclaire a déployée, et en particulier dans son articulation avec le nom propre, mais il me faut à mon tour me porter aux limites d’une nouvelle transgression, celle de lever le voile sur la situation analytique, où comme tiers réel je suis exclu, pour interroger le désir de l’analyste. Position difficile s’il en est, où l’on risque de surprendre son propre regard sur l’invisible.

C’est à partir des deux rêves de Philippe que je tenterai d’abord de déceler les traces de transfert dans le nom propre. Puis je m’aventurerai à frayer un chemin dans le lieu, dans le colloque singulier de l’expérience analytique, de l’avène­ment du sujet en place du désir de l’analyste, à travers la transcription phoné­matique du fantasme fondamental de Philippe.

N’est-ce pas de cette conjonction que naît en analyse ce qu’en un autre lieu Leclaire a appelé la rencontre incestueuse? C’est cette rencontre incestueuse que je tente ici de pointer dans l’articulation de la collusion des noms propres de l’analyste et de l’analysant. De cette rencontre, il faudrait parler plus lon­guement. Qu’il me suffise pour l’occasion d’en dire encore deux mots. En vertu d’une superposition de la barrière de refoulement constitutive de l’inconscient à la barrière de l’inceste, la visée de l’analyse qui apparaît comme dévoilement du sens, voire du sens des origines, en tentant de modifier l’équilibre systé­mique, de rendre conscient ce qui est inconscient, devient une aventure inces­tueuse en puissance, maintenue dans les limites de sa virtualité, telle que com­mise par Freud d’une manière exemplaire lorsque mettant au jour son travail princeps, la Traumdeutung, il résout l’énigme posée à lui jusque-là de son voya­ge à Roma, dont l’anagramme est amor, et fait se déployer dans l’ordre symbo­lique ce qui se mouvait dans l’imaginaire.

N’est-ce pas dans le renoncement à la fascination du désir, en son incidence lié à la mère et aux origines, tel Œdipe, ou son assomption dans son indissoluble lien à la castration, que se fait l’accession au sens, à la conscience de soi, par opposition à la conscience universelle qui est méconnaissance du désir et de la castration ?

Revenons aux deux rêves de Philippe dont je rappelle les deux dernières phrases seulement. Du rêve à la Licorne, « nous marchons tous les trois vers une clairière que l’on devine en contre-bas », cet élément a déjà été souligné, et, du rêve à la serpe, la dernière phrase également qui me semble liée au transfert, il se serait donc blessé contre un objet caché dans le trou. «Je le cherche, pensant à un clou rouillé. Cela ressemble plutôt à une serpe », je souligne serpe, figura­tions du nom et du prénom de l’analyste.

Son désir de boire, Philippe tente de le satisfaire à la fontaine à la licorne, pièce d’eau de son souvenir, auquel s’associe le LI de Lili et auxquels viennent se lier les restes diurnes, évocation de sa promenade en forêt avec sa nièce Anne. Déjà, nous reconnaissons les phonèmes constituants de son nom, ELI AN I. Guettant le gibier, ils avaient remarqué, vers le fond d’un vallon où coulait un ruisseau, l’eau claire, la clairière du rêve, de nombreuses traces de cerfs, de biches indi­quant un des points où les animaux venaient boire. La licorne, comme on le sait, est représentée avec le corps d’un cheval mais la tête d’un cerf.

Tentons de reconstituer le discours en comblant les lacunes à la manière d’un rébus, en redonnant aux phonèmes de la chaîne inconsciente le support d’un discours préconscient. « A la trace, et à la tête d’un cerf, je viens boire l’eau clai­re de la bonne parole – pourrait dire Philippe, dans une formule non dénuée de l’ambiguïté qui sied à l’obsessionnel – où, se mirant dans la fontaine et ne s’offrant comme une forteresse inexpugnable que pour mieux résister, ce joli

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corps ne sert qu’à moi, et qu’à moi-je», où se retrouve la licorne et, dans la contraction radicale du deuxième membre de la phrase, le prénom de l’analys­te, taillé à même le moi-je qui servait à nommer Philippe.

Ou encore, se constituant comme phallus de l’analyste et cherchant la com­plicité de ce dernier pour masquer son peu de sujet, selon la formule de Leclaire : « du cerf, je suis la corne ». Mais au fait, qui suis-je? Où me situer, et en quel lieu et place viendrais-je? Prenant appui sur le JE de l’analyste, en son nom SER-GE, en en faisant ainsi pour un temps son serf, il se constitue comme sujet désirant, Georges qui, désirant le phallus, celui que Lili désire, le portera en tête comme dans l’onomatopée donnée par l’analyste, traduction du fantas­me fondamental «pour je». Ici se retrouve dans son inversion inéluctable le jeu apodictique du « or, je pense » cartésien.

Mais poursuivons en prêtant à Philippe, à propos du second rêve, le discours suivant « c’est une serpe qui m’inflige cette blessure au pied ». Et voilà que l’ex­quise différence, repère de l’élément inconscient, vient se loger en deux pho­nèmes, PE et JE, opposition du pénis-phallus et de la gorge comme représentants des deux pôles de la bisexualité du ça pense et du je suis, commentaire du Wo es war, mais surtout de deux phonèmes à partir desquels l’analyste a forgé le nom Georges-Philippe Elhyani en y laissant l’empreinte du sien propre. Du PE de serpe est issu Philippe en 1960, nom complété en 1965 à l’aide du JE de Serge pour donner Georges, et enfin Elhyani, où son avènement comme sujet se situe entre la fascination pour le lit de Lili et le libre savoir de son analyste, tel Freud doublement fasciné par sa jeune et jolie mère et par le savoir biblique de son père.

Trois phonèmes PE, JE, Li, que nous retrouvons dans la transcription du fan­tasme fondamental « POOR (d) J’e-LI ». Si entre le PE et le JE de « POOR (d) J’e-LI » apparaît l’OR qui dans sa réversion fit surgir la RosE, dans le coR de la licorne, en un mouvement identique surgit le roc, celui de la pulsion de mort, butée du désir et de la castration; pulsion de mort constitutive, dans les termes de Serge Leclaire, du sujet désirant, mais encore, roc de l’irréductible singularité du sujet.

Cette blessure infligée au pied par la serpe, l’analyste la fera remonter, non sans la laisser s’attarder à sa véritable place, jusque à la tête, tête du cerf avec une seule corne, où le JE de Georges-Philippe se resserrera autour du fier symbole pour constituer son identité phallique, joli port.

Serge Leclaire – J’essaierai de répondre et de conclure mercredi prochain.

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