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Recherches Lacan

LXII LES PROBLÈMES CRUCIAUX POUR LA PSYCHANALYSE 1964 – 1965 Leçon du 3 février 1965

Leçon du 3 février 1965

Je voudrais faire, avant de commencer mon cours, une annonce que je serais bien reconnaissant à Mademoiselle Hocquet, à la fin du cours, de rappeler sous la forme de l’écrire au tableau, c’est à savoir qu’il n’y aura pas de cours dans huit jours et qu’il n’y en aura pas non plus dans quinze. Je vais en effet m’absenter pendant cette période de quinze jours, un petit peu plus. Je reprendrai donc ici notre entretien à la date du 24 février, ce qui tombera un quatrième mercredi du mois, quatrième mercredi qui, vous le savez maintenant, est réservé à cette forme de rencontre que j’appelle le séminaire fermé et qui, comme vous le savez, est ouvert à tous ceux qui m’en font la demande. A charge pour eux ensuite de com­prendre – comme je m’y suis essayé lors du dernier de ces séminaires fermés – à comprendre ce qu’ils ont à y faire, dans ce séminaire, c’est-à-dire à en tirer eux-mêmes les conséquences, à choisir s’ils doivent y rester ou en partir.

A l’adresse de gens nombreux parmi vous, ce qui rend légitime ma commu­nication ici publique, qui étaient à ce dernier séminaire fermé, je précise qu’ils pourront trouver, dans un délai que j’espère court, c’est-à-dire je pense d’ici la fin de la semaine qui est maintenant commencée, l’un des textes et, un peu plus tard, l’autre de ceux dont il a été, somme toute, décidé que leur ronéotypie serait mise à la disposition des personnes qui voudraient s’y référer pour la suite de ces séminaires. Ce sera à leur disposition 54 rue de Varenne, au deuxième étage au fond de la cour; ils s’adresseront aux huissiers de Madame Durand. Du même coup, je signale aux membres de l’École Freudienne, qui ont évidemment tous leur accès au séminaire fermé, je pense que la plupart d’entre eux se ren­dront 54 rue de Varenne pour se procurer ces textes, ils y retireront en même temps leur carte d’une pile approximative que j’ai faite de ces cartes d’entrée à leur usage pour le séminaire fermé. Je m’excuse auprès de ceux qui ne l’y trou­veraient pas; ça voudrait dire simplement qu’ils n’ont pas déposé sur une fiche bleue leur nom à l’entrée de ce séminaire fermé. Ceci étant dit, je voudrais aujourd’hui que nous continuions à nous avancer dans ce qui est le problème crucial. Nous cherchons à proposer une forme et, pour dire le mot précisément, une topologie essentielle à la praxis psychanaly­tique. C’est à cette fin que j’ai reproduit ici, sous cette forme de la bouteille de Klein [figures VIII-1 et 2], forme si vous voulez qui n’est pas l’unique, comme vous le savez bien, puisque celle-là même est une forme qui peut vous apparaître, eu égard à la forme la plus répandue, la plus courante, la plus imagée, dans les livres les plus élémentaires, elle peut vous apparaître simplifiée. Elle n’est nulle­ment simplifiée, c’est exactement la même mais on pourrait la représenter de bien d’autres façons pour la simple raison que toute représentation en est une repré­sentation inexacte, forcée puisque toute représentation que je peux vous en don­ner est, sur ce tableau plan, évidemment une représentation qui est une projection dans l’espace à trois dimensions à laquelle la surface d’une bouteille de Klein n’appartient pas. C’est donc toujours d’une certaine immersion dans l’espace qu’il s’agit.

Néanmoins, il y a un rapport tout de même analogue entre la structure, l’es­sence de la surface et cette immersion. Il y a un rapport analogue, dis-je, entre ce que la surface est faite pour représenter pour nous et l’espace où elle fonc­tionne; l’espace où elle fonctionne étant précisément l’espace de l’Autre en tant que lieu de la parole. Ce n’est pas aujourd’hui que j’essaierai de poursuivre cette analogie d’un champ à trois dimensions et de ce que j’ai appelé l’espace de l’Autre et le lieu de l’Autre, ce qui n’est pas du tout pareil; disons qu’une cer­taine analogie avec les trois dimensions cartésiennes de l’espace pourrait être ici introduite, mais je ne le ferai pas aujourd’hui.

Il y a au tableau quatre schémas : celui d’en haut à gauche, [la figure VIII-3] est limité, encadré par une barre en équerre pour l’isoler des autres; il n’a aucun rapport avec les autres. Pour tous ceux qui ont eu le loisir d’ouvrir certaines remarques que j’ai faites, sur le discours d’un de mes anciens collègues 87, remarques impliquant une reprise, voire une rectification de certaines analogies,  introduites par lui, des termes qui servent à définir les instances dans la secon­de topique, plus spécialement les termes moi idéal et idéal du moi… dont il reste d’ailleurs en suspens si Freud les a authentiquement distingués; et il y a long­temps que j’ai articulé que oui, mais la chose peut rester en effet sous forme de question. Quoi qu’il en soit, le passage avait été franchi par l’auteur auquel je me réfère – si mon souvenir est bon dans quelque numéro quatre ou cinq de la revue La psychanalyse – le pas avait été franchi puisque aussi bien moi idéal et idéal du moi ont un sens en psychologie et que c’est ce sens que l’auteur visait à raccorder à l’expérience analytique. Il le faisait dans des termes qu’on peut dire être des termes de la personne, voire du personnalisme et j’essayai, dans ces remarques, sans à proprement parler mettre en question une phénoménologie qui garde son prix, j’essayai de montrer ce que l’analyse nous permet d’y arti­culer. C’est donc une simple allusion au schéma que j’ai donné alors, et dont vous verrez le détail dans cet article, que les quelques traits des dessins que j’ai faits à gauche se rapportent.

Il n’est peut-être pas vain que je vous rappelle de quoi il s’agit. La vertu, la verve de cette construction repose tout entière sur une expérience de physique amusante qu’on appelle celle du bouquet renversé 16 grâce à quoi, par l’usage d’un miroir sphérique [a] – pour l’instant laissez de côté cette partie du sché­ma [figure VIII-7] – grâce à l’usage d’un miroir sphérique on peut faire appa­raître, à l’intérieur d’un vase supposé réel qui serait placé ici [b], un faux bou­quet [c’]. Pourvu que ce bouquet soit ici dissimulé à la vue du spectateur par quelque écran propice [d], le bouquet donne, par l’effet de retournement que le miroir sphérique produit, ici, une image qui, à la différence de l’image qui est dans le miroir plan, au-delà du miroir plan, l’image qu’on appelle réelle. C’est­-à-dire que c’est effectivement quelque chose qui se soutient dans l’espace à la façon d’une illusion. Les illusionnistes, dans certains cas, et naturellement dans des conditions d’éclairage favorable, dans une atmosphère protégée par des écrans noirs, arrivent à faire surgir ces sortes de fantômes d’une façon très suf­fisante pour au moins intéresser l’œil.

C’est en partant de là que, d’une façon purement fictive, je me suis plu à imaginer le modèle suivant, celui qui, autour au contraire d’un bouquet, ferait surgir un vase illusoire [figure VIII-8 en c’]. Il est bien clair que cette illusion ne se produit que pour un œil [en S] qui est quelque part placé dans le champ d’une façon telle que pour lui ça puisse faire image, c’est-à-dire qu’un certain renvoi des rayons du miroir sphérique, après s’être recroisés pour constituer l’image réelle, va s’épanouir en un cône [en i] dans le fond de l’espace intéressé. Il faut bien entendu que l’œil susceptible de recevoir, supposé recevoir l’image réelle soit dans ce cône. En d’autres termes, ce qui est bien facile à com­prendre, il faut que le spectateur de ce spectacle illusoire soit dans un certain champ assez limité pour qu’il n’échappe pas purement et simplement aux effets du miroir sphérique.

C’est ici que gît le ressort de la petite complication supplémentaire que j’y ajoute, c’est à savoir que cette illusion de l’image réelle, c’est un sujet. Ce sujet est tout à fait mythique, c’est pour ça qu’ici le S n’est pas barré. C’est un sujet qui est placé au contraire, comme on peut facilement le comprendre que c’est exigible, du côté du miroir sphérique [figure VIII-9] – ce miroir sphérique représente quelque mécanisme interne au corps – qui voit dans un miroir [A] ce qui se produit ici d’illusion pour celui qui serait là [I]. Ceci n’est pas très dif­ficile à comprendre. En effet la position de l’S et du I, par rapport au plan du miroir, même s’il n’apparaît pas dans cette figure, est strictement symétrique. Il suffit donc que S trouve sa propre image éventuelle au-delà du miroir quelque part dans ce cône où l’illusion du miroir sphérique a sa portée, pour que, il voie dans le miroir exactement ce qu’il verrait s’il était là, à savoir à l’en­droit marqué de 1.

C’est exactement le rapport entre l’identification qui s’appelle idéal du moi, à savoir ce point d’accommodation que le sujet, le dirai de toujours, de tou­jours, ce n’est pas ce qui couvre une histoire, à savoir l’histoire de l’enfant dans sa relation d’identification avec l’adulte – c’est donc d’un certain point d’ac­commodation dans le champ de l’Autre – en tant qu’il est tissé, non seulement de la relation symbolique, mais d’un certain plan imaginaire, tels ses rapports avec les adultes qui veillent sur sa formation. C’est, en quelque sorte, fixé là, repéré là, accommodé en ce point qu’il va avoir, tout au long du même déve­loppement – pour faire entrer ici ce à quoi on se réfère dans la genèse – qu’il va avoir, au cours de ce développement, à accommoder cette illusion qui est là l’illusion du vase renversé, c’est-à-dire à faire jouer autour de quelque chose qui est le bouquet que nous avons ici réduit pour la clarté à une seule fleur, voire à ce signe, le petit rond au bout d’une tige, à accommoder autour de ce quelque chose qui n’a pas encore dit son nom, encore qu’il soit déjà écrit sur le tableau, à accommoder autour de ce quelque chose qui est ici l’image virtuelle de la fleur, à accommoder, en somme, cette image réelle du vase renversé. Cette image réelle du vase renversé, c’est le moi idéal, c’est la succession de formes dont cris­tallisera ce qui s’appelle… de ce que l’on appelle, d’une façon beaucoup trop monolithique, par une sorte d’extrapolation qui produit dans toute la théorie un trouble, le moi. Le moi se forme des histoires successives des mois idéaux, celles-ci incluant toute l’expérience de ce qu’on pourrait dire la prise en main de l’image du corps. C’est là que gît toujours ce que j’ai accentué sous le titre du stade du miroir 74, autrement dit, du caractère noyau, par rapport à l’instance du moi, de l’image spéculaire.

Voyez ce qu’apporte de plus élaboré ce schéma. Il est clair qu’ici, le miroir a ici sa raison d’être, puisqu’il définit un certain rapport entre le corps, ici pris en tant que caché, et ce qui se produit de maîtrise de son image dans le sujet. Il y introduit d’une façon visible ce qui est tout à fait clair dans l’expérience du miroir, à savoir que, antérieur à cette expérience, le lieu de l’Autre, le bain de l’Autre, le support de l’Autre, l’autre pour tout dire qui tient l’enfant dans les bras devant le miroir, il peut se faire, c’est là une dimension essentielle, que le fait que le premier geste de l’enfant, dans cette assomption jubilatoire, ai-je dit, de son image dans le miroir, est très souvent coordonné avec ce retour de la tête vers l’autre, l’autre réel, aperçu en même temps que lui dans le miroir et dont la référence tierce semble inscrite dans l’expérience.

Alors ? Ce dont il s’agit dans le rappel que j’ai fait ici de ce petit schéma, c’est de montrer que la fonction et le rapport qu’il y a entre cette fleur, comme je l’ai appelée tout à l’heure, ici désignée par a, et qui est effectivement ce que nous appelons l’objet a, cette fleur n’a pas, dans cette expérience et par rapport au miroir, n’a pas la même fonction, n’est pas homogène à ce qui vient jouer autour d’elle comme repère, à savoir l’image du corps et le moi. Je peux même ajouter, pour ceux qui ont déjà suivi là-dessus mes développements lors du séminaire sur l’identification, que, à cette seule condition de faire intervenir un autre registre, celui de la topologie. On peut dire, mais évidemment c’est une méta­phore, n’étant là qu’une métaphore, plus spécialement la métaphore de cette petite expérience physique, ne cherchez pas alors là à l’y faire rentrer. De toutes façons, malgré que Freud ait lui-même utilisé des schémas en somme tout à fait semblables, vous ne pouvez en aucun cas y apporter plus de réalité que nous ne le faisons ici nous-mêmes. Néanmoins, n’oubliez pas que par ailleurs, et à l’aide d’une référence beau­coup plus près du réel qui est justement la référence topologique, j’ai bien sou­ligné que si l’image du corps, le i (a), s’origine dans le sujet, dans l’expérience spéculaire, le petit a – vous savez quelle instance je lui donne dans l’économie du sujet et son identification – le a n’a pas d’image spéculaire, il n’est pas spé­cularisable. Et c’est bien là tout le mystère, comment, n’étant pas spécularisable, peut-on soutenir, maintenir, parce que c’est là le fait de notre expérience, qu’il se trouve centrer tout l’effort de spécularisation ? C’est de là, je le rappelle, que doit partir toute la question pour nous; plus exactement, la mise en question de ce dont il s’agit dans l’identification, et plus spécialement dans l’identification telle qu’elle se poursuit, qu’elle s’accomplit dans l’expérience analytique.

Vous voyez là que le jeu de l’identification, du même coup, que la fin de l’analyse, est suspendu dans une alternative entre deux termes qui comman­dent, qui déterminent les identifications du moi, qui sont distincts sans qu’on puisse les dire opposés, car ils ne sont pas du même ordre. L’idéal du moi, lieu de la fonction du trait unaire, départ, accrochage du sujet dans le champ de l’Autre, autour de quoi sans doute se joue le sort des identifications du moi dans leur racine imaginaire, mais aussi ailleurs, le point de réglage, invisible si vous voulez – mais je mets cet invisible entre guillemets, car s’il n’est pas vu dans le miroir, son rapport au visible est tout entier à reprendre – et vous savez que l’année dernière, pour ceux qui étaient ici, j’en ai jeté les fondements. Mais je laisse ici ce point entre parenthèses. Autour, disons du a caché dans la référence à l’autre, autour du a, tout autant et plus qu’autour de l’idéal du moi se joue le drame des identifications du sujet, et la question est de savoir si nous devons considérer que la fin de l’analyse peut se contenter d’une seule des deux dimensions que déterminent ces deux pôles, à savoir aboutir à la rectification de l’idéal du moi, à savoir à une autre identification du même ordre et nom­mément ce qu’on a appelé, ce qu’il est admis de désigner comme l’identifica­tion à l’analyste, si toutes les apories, les difficultés, les impasses dont effecti­vement l’expérience des analystes et les dires des analystes nous apportent le témoignage, si ce n’est pas autour de quelque chose d’insuffisamment vu, visé et non repéré au niveau de a que jouent à la fois ces impasses et la possibilité de leur solution

C’est un rappel sur le chemin où nous devons maintenant avancer, et pour vous proposer une formule qui réintroduit ici notre appréhension de la bou­teille de Klein et de ce dont il s’agit dans cette figure, je dirai, la clef que nous essayons de donner avec cette topologie, c’est ce dont il s’agit concernant le désir. Si le désir est quelque chose à quoi nous avons affaire dans l’inconscient freudien, c’est dans la mesure où il est tout autre chose que ce qu’on a appelé jusque là tendance inconnue, mystère animal. Si l’inconscient est ce qu’il est, cette ouverture qui parle, le désir est pour nous à formuler quelque part dans la coupure caractéristique de la scansion de ce langage et c’est ce qu’essaie d’ex­primer notre référence topologique.

J’avance la formule suivante, avant de la commenter, nous pourrions dire que le désir est la coupure par quoi se révèle une surface comme acosmique. C’est là l’ordre dans lequel, vous devez bien le sentir depuis un bon moment car déjà ce terme d’acosmique, je l’ai sorti, et sous plus d’un horizon, le caractère non­-vu, profondément anti-intuitif et, comme me disait encore tout récemment un mathématicien avec qui j’essayai de mettre en jeu sur cette fameuse petite bou­teille quelques autres exercices, « ces surfaces horribles à voir », je veux dire que mon mathématicien, pour résoudre ces problèmes dont il s’agit, d’un commun accord, se refuse énergiquement et à juste titre à même regarder effectivement, du côté de l’horrible issue de la bouteille, cette espèce de curieuse bouche double, à la fois embrassée, accolée à elle-même mais de par l’intérieur, qui fait qu’on arrive à ce bord des deux côtés à la fois.

Il y a des choses qui peuvent se représenter au niveau de la réflexion sur ce bord et moi qui ne crains pas de vous entraîner dans l’horrible, je vous en ai parlé comme d’un cercle de rebroussement, mais en fait il n’y a nulle part de cercle de rebroussement! Si nous prenons la surface en toute rigueur, il n’y a nulle part ce cercle parce que simplement, pour nous en tenir à la façon dont il est là représenté, il peut glisser partout. Déjà j’ai fait une fois la comparaison avec vous du bas singulier, dans une espèce de nylon immatériel, rebroussé sur lui-même quelque part. Supposons ce nylon pouvoir se traverser lui-même sans dommage, d’une façon plus facile qu’au tableau, eh bien, vous verrez qu’en tous les points de son parcours, ce cercle de rebroussement peut être déplacé. C’est justement de son ubiquité qu’est faite l’essence de la bouteille.

C’est pour cela bien sûr que les questions que je peux poser au mathémati­cien lui font horreur. Il a d’autres méthodes pour formuler les conséquences de ce cercle de rebroussement insaisissable, et ce que je vous représente, parce que je pense que c’est tout de même, si horrible à voir que soit la construction, plus saisissable, non pas à vos habitudes mentales, car dès que vous essayez de la manipuler un peu, cette bouteille, vous verrez quelles difficultés vous pouvez avoir, mais quand même que, ces images, singulièrement plus parlant que si je me contentais de quelque petit symbole et de quelque calcul, vous n’auriez pas du tout le sentiment que cela fait sens. Mais il est clair que je vous prie par là de repérer certaines choses que je ne vais pas vous faire sentir maintenant – vous pourrez vous exercer dans la solitude à vérifier l’importance – c’est que pour aller d’un point A à un point B qui sont ici représentés sur le cercle de rebroussement [figure VIII-10] mais qui peuvent être quelconques, si nous prenons un certain type de chemin aller et retour, nous coupons la bouteille d’une certaine façon qui laisse intacte ses caractéristiques, à savoir que nous la coupons, si ça vous amuse, en deux bandes de Moebius, c’est-à-dire deux surfaces non orien­tables, comme la bouteille.

Si au contraire [figure VIII-11] nous procédons d’une façon qui n’a l’air que légèrement différente – si vous voulez le premier trait est le même mais l’autre trait passe d’une autre façon – eh bien, nous coupons aussi la bouteille, mais nous la transformons en une sorte de cylindre pur et simple, autrement dit en quelque chose de parfaitement orientable, en quelque chose qui a un endroit et un envers, ce qui est absurde, l’envers étant hors d’état de passer, sauf à franchir un bord, du côté de l’endroit. Ceci ne faisait qu’imager, encore qu’ici laissé en suspens. Nous pourrions entrer dans de plus grands détails, voir à quoi se rap­porte la divergence de ces possibilités, et si le temps nous en est laissé, l’occa­sion de montrer ce que ceci sert à figurer.

Vous verrez que même il y a là une bonne coupure, celle qui révèle la surfa­ce dans sa véritable nature qui est de surface non orientable, et une mauvaise qui l’escamote, l’épuise, qui la réduit à une surface différente et de toute façon plus banale, plus commune, plus accessible à l’intuition… puisque aussi bien, vous savez qu’historiquement, chose curieuse, en un champ comme les mathéma­tiques où de toujours la récréation a servi en bien des cas de tête-pilote aux véri­tables problèmes, c’est dans la haute mathématique, dans la spéculation mathé­matique pure que sont apparus d’abord ces étranges êtres topologiques et que si elle descend maintenant à la récréation, c’est secondaire. Ce qui est un pro­cessus strictement opposé à toutes nos observations dans d’autres champs des mathématiques, si ce n’est de répéter, «que nul n’entre ici s’il n’est topologis­te ! » comme on le disait autrefois à la porte de certaine école de pensée, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

Serait-ce donc là la fonction de ce fameux désir de l’analyste, dans cette sur­face acosmique, d’être celui qui sait tailler les quelques figures ? Car rien n’est sans s’annoncer dans le champ de la pensée et de l’histoire; l’ouvrage de Carlyle, Sartor resartus21, Le tailleur retaillé serait-il en quelque sorte l’an­nonce et la préfigure de ce qu’avec Marx et Freud le sujet va subir? Assurément il y a quelque chose de cela; il y a quelque chose dans l’analyse qui fait écho à ce que le sous-titre de Carlyle porte La philosophie des habits, et ce n’est pas pour rien que nous commençons à entrer dans le champ de l’analyse du désir par le terme de Verkleidung, si futile, avec la présence dans le mot du terme habit, Kleid, ce que le terme de déguisement en français laisse glisser. Mais la Verkleidung est autre chose, elle a à faire avec quelque habit. Mais alors nous servira la phrase d’une reine défunte parlant à son fils, « bien taillé, mais il faut recoudre ». Tout est, dans le champ de l’analyse, assurément dans l’effi­cace de la bonne coupure, mais aussi à considérer dans la façon dont, cette cou­pure faite, elle nous permet, le vêtement, le vêtement derrière lequel il n’y a que, peut-être, rien, il ne s’agit que du vêtement, le vêtement, de le retourner d’une autre façon. Le sartor resartus dont il s’agit est donc, et dont je veux vous parler aujourd’hui, je le pointe, ce n’est pas le patient, ce n’est pas le sujet, c’est l’analyste.

Car ce que je voudrais essayer de faire vivre un instant et d’imager pour vous, c’est une certaine difficulté qu’a l’analyste avec ses propres théories. Je prendrai ceci dans le texte, je l’ai pris parce que c’est le dernier qui m’est venu entre les mains, il n’a pas, je crois, été publié dans le dernier numéro de l’International Journal of Psychoanalysis rendant compte du Congrès de Stockholm où cette communication a été produite. Il est l’ouvrage, disons, d’une jeune femme, ou à la limite du moment où ce terme jeune commence à prendre un sens plus flou; elle n’est pas non plus une jeune analyste; elle est quand même dans une posi­tion assez particulière, dans ce très curieux milieu qu’est la communauté analy­tique. Disons que dans la société anglaise, elle représente une sorte de bébé à tous. Elle est ma foi fort active et fort aiguë, fort intelligente, comme vous allez le voir, et après tout non sans quelque audace, une audace dont le titre de sa communication porte la trace puisque, en somme, elle met en question l’un des termes passés, tissés, intégrés de la façon la plus courante à l’expérience psy­chanalytique. Elle se développe dans un certain champ proprement éducation­nel, bref un style bien anglais de la psychanalyse et, bien sûr, parler de ce style n’est pas trancher des orientations doctrinales car des orientations doctrinales, devraient bien s’opposer, voire se battre à l’intérieur de ce propos général qui est tout de même de référence formative. Le titre est donc, « L’exploration inconsciente du “mauvais parent 73“…bad parent, to maintain… pour mainte­nir la croyance dans l’omnipotence infantile ».

Il s’agit ici de vous montrer par quel chemin une praticienne vient à mettre en doute ce autour de quoi tourne tout ce qu’on lui apprend comme étant le res­sort de l’expérience analytique, en raison des chemins où cet enseignement, cette direction l’a conduite. Elle s’aperçoit que tout ce qu’on dit ordinairement du transfert – à savoir, erreur sur la personne, reproduction des expériences faites avec les parents dans la relation avec l’analyste – a conduit à mettre l’ac­cent de façon de plus en plus prévalente aux effets qu’ont produit dans le déve­loppement du sujet ce qu’on peut appeler par exemple, sous un signe caracté­ristique, un conditionnement émotionnel inadéquat; ont conduit de plus en plus les esprits dans ce versant génétique que le bon parent, c’est celui qui se soucie d’apporter, à chaque phase du développement de l’enfant et des besoins qui y correspondent, ce quelque chose qui ne va pas produire ce qu’on appelle emotional disturbance, trouble émotionnel, bref à centrer l’affaire autour d’un idéal de formation affective où ce dont il s’agit c’est quelque chose d’une rela­tion entre deux êtres vivants, l’un ayant des besoins, l’autre étant là pour les satisfaire et qu’en quelque sorte l’issue, la bonne formation est là suspendue à des questions d’harmonie, d’opportunité, d’étapes de soins.

Qu’une analyste, élevée dans ce bain… d’ailleurs il n’y a pas lieu de s’en étonner car ce versant, cette pente, n’est quand même que le bas d’une pente, l’analyse n’est nullement sortie de là, et ce à quoi nous avons affaire, ce n’est pas ça vers quoi sa praxis, dans un certain champ, dans un certain milieu vient à se pointer fascinée. C’est bien sûr d’une toute autre expérience que nous partons, c’est à savoir que ceci apparaît comme le ressort possible de ce dont il s’agit effectivement, à savoir, l’ectopie d’une réponse, chez l’enfant, à ces prétendus méfaits d’éducation, qui est là, ectopique, présente dans le champ analytique à l’endroit de l’analyste. C’est ce qu’on appelle le transfert. Il faut tout de même savoir bien sûr si l’on accorde de l’importance à mes formules, si elles peuvent être appliquées, c’est-à-dire quoi ? traduites, et c’est moi-même qui ai apporté une traduction, transfert, c’est tromperie dans son essence. Alors, s’il en est ainsi on doit pouvoir donner portée, vigueur à l’équivalence névrose de transfert et névrose de tromperie. Et pourquoi pas ? Essayons.

Qui trompe-t-on ? Si le transfert est bien ce quelque chose par quoi le sujet, à la portée de ses moyens, établit son assiette au lieu de l’Autre – et il n’est pas besoin de beaucoup de références pour nous le confirmer – il s’agit de savoir si l’interprétation du transfert, qui se limite à constater que ce qui nous est là figuré et représenté dans le comportement du patient vient d’ailleurs, de plus loin, d’il y a longtemps, de ses rapports avec ses parents, si l’interpréter ainsi ne peut être favoriser cette tromperie. C’est tout au moins la question que bien sûr je soulève mais que pour aujourd’hui je vous avance comme étant justement la question soulevée par notre espoir de l’analyse, par cette personne précieuse dont par hasard le prénom est Pearl.

Après quelques salutations aux autorités de son milieu, elle pose correcte­ment la question

«Comment discriminer dans le retour de ” l’expérience traumatique ” dans le transfert, dans la situation analytique et l’exploitation, dit-elle – elle s’exprime fort bien – de ces expériences traumatiques pour le main­tien, dit-elle, de l’omnipotence ou toute-puissance, bien connue dans les références analytiques communes, qui sont celles qui appartiennent à l’enfant et aussi bien à l’inconscient? “

En d’autres termes, quelqu’un, une analyste, pose dans le penchant, dans la pente présente, le versant suivi par l’expérience analytique, pose la question de savoir si, sans doute, cette interprétation du transfert qui a [la] portée d’une expérience rectificative et d’un jeu qui est important, si de se limiter à ce champ, ce n’est pas pour l’analyste, en tant qu’il est ici l’Autre, l’Autre du sujet carté­sien… ce dieu dont je vous ai dit qu’il ne s’agit pas tant de savoir s’il n’est pas trompeur mais, ce que Descartes ne soulève pas, s’il n’est pas trompé, et si Descartes ne le soulève pas, c’est bien pour une raison, c’est que ce dieu non trompeur auquel il fait remise si généreusement de l’arbitraire des vérités éter­nelles, n’a-t-on pas depuis toujours senti qu’il y a là, de la part du grand joueur qui là s’avance masqué, quelque tromperie? Car, que lui importe de lui laisser ces vérités si lui, le sujet du cogito, il lui soustrait après tout la seule chose qui compte pour lui, sa certitude d’être celui qui pense, res cogitans ? Dieu peut bien être le maître des vérités éternelles, il n’est même pas assuré dans cette remise qu’il le sache lui-même. Alors, c’est bien de cela qu’il s’agit pour l’analyste, c’est de savoir jusqu’à quel point ce dont il s’agit, c’est-à-dire la structure d’un sujet, est quelque chose qu’on puisse radicalement et purement référer à ce double registre d’une certaine normativité des besoins au milieu de quoi interviennent, d’une façon plus ou moins opportune, ces incidences qu’autrefois on appelait traumatiques, mais qu’on tend de plus en plus avec le temps à réduire à ce qu’on appelle des effets de traumatismes cumulatifs, autrement dit, à dissoudre dans ce je-ne-sais-quoi qui donne la raison bien simple, toujours nécessaire à rendre compte de ce pourquoi votre fille est muette, à savoir qu’il y a bien eu quelque chose qui, à quelque moment, n’est pas allé. En d’autres termes, si l’on ne suit pas, au moins pour un certain nombre de patients, un chemin dangereux, à leur permettre de s’installer eux-mêmes dans une histoire qui en fin de compte prend figure de s’arranger à partir du défaut de certaines exigences idéales.

Bien sûr toutes sortes d’insights, comme on dit, de points-de-vue, d’appré­hensions révélantes peuvent s’installer dans cette fonction et ce registre. Il n’est pas faux non plus de dire que le moi peut s’y assouplir, voire s’y remanier. C’est bien ce que la figure VIII-9 – sur laquelle je m’excuse d’avoir dû rester trop longtemps au début de ce discours d’aujourd’hui – vous illustre, Tout ce qui se joue autour du transfert et des identifications à la fois provisoires et succes­sivement réfutées qui y prennent place, viendra jouer sur l’image i'(a) et per­mettre au sujet de rassembler ses variantes.

Mais est-ce là tout? Si ceci aboutit à négliger la fonction également radicale, la fonction à l’autre pôle de ce qui est du plus secret de ce que l’analyse nous a appris à repérer dans l’objet a. J’insiste que si l’objet a a la fonction que tout le monde sait, il est clair qu’il ne vient pas dans notre incidence de la même façon chez les différents malades. Je veux dire qu’il est exigible que, dans ce qui va suivre, je vous dise ce que c’est qu’un objet a dans la psychose, dans la perver­sion, dans la névrose; et il y a toutes les chances que ce ne soit pas pareil.

Mais aujourd’hui, je veux vous dire comment, à une analyste assurément sen­sible, comme vous allez le voir, à son expérience, l’objet a lui apparaît à elle. Donc ici, peu importe que le cas avec lequel elle promeut ses réflexions soit un cas borderline, comme elle dit, avec des crises qu’on a même été jusqu’à vague­ment étiqueter petit mal, à moins que ce ne soit crise de dépersonnalisation, un sujet qui a vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans dans l’atmosphère d’un couple entre lesquels des tensions, des à-coups, des rows plus que nombreux se pro­duisaient jusqu’à ce que, l’enfant ayant quatorze ans, le couple se dissolve. Un frère aîné de trois ans et une sœur, plus âgée encore. Qu’on l’appelle schizoïde, pour l’instant peu nous importe, c’est que, il souffre, à la façon de ces sujets que nous mettons sur le bord du champ psychotique, de cette espèce de fausseté res­sentie de son self, de soi-même, de cette mise en suspens, voire de ce vacillement de toutes ses identifications, tout ceci pour nous, pour l’instant, est secondaire. Ce qui importe est ceci, que ce patient est psychanalysé par l’analyste en ques­tion, avec une courte interruption, pendant dix ans, qu’elle fait il y a… en 1954, une communication déjà sur lui à la British Psychoanalytical Society. En 1954, ça à l’air d’être justement les dix ans, mais ce qui nous est rapporté est d’un temps antérieur et que, elle-même, autour de ce patient, sait distinguer, avec ce que j’appellerai son petit Geiger, son petit appareil à radiations de l’inconscient, deux champs, deux périodes, deux phases d’expérience possible avec un tel sujet, celles pendant lesquelles il y a quelque chose qui marche. Le sujet, dirige, se prête au jeu; en tout cas, il fait d’étonnants progrès, et la psychanalyste est contente. Je veux dire qu’elle connaît bien elle-même tout cet effet de voile der­rière lequel se passe ce mystérieux échange, ce par quoi l’analyste, encore, enfin, dans les champs qui lui sont le plus rapprochés, sait bien que se situe son expé­rience de l’au jour le jour de la séance analytique. On sait ce que le discours du patient vous adresse à vous directement et si ça marche ou si ça ne marche pas, comment ça joue et quelle sorte de leurre à la fois nous est présenté qui est en même temps ouverture à la vérité; et elle le sait bien, quand ça se produit.

Mais il y a des périodes, nous dit-elle, où je repère, je ressens quelque chose que je connais bien, dit-elle, car c’est loin d’être seulement avec des patients ainsi spécifiés que pour elle ça se produit, je me trouve en quelque sorte, dit-elle, fixée par lui. Comme il faut bien qu’elle le place quelque part, son petit Geiger! elle le place là. Alors, c’est là que ça lui pèse, lui fait une plaque, là. Et là, ça ne veut pas bouger du tout. Et qu’est-ce qui est emprisonné – c’est son terme, imprisonned – n’est-ce pas, qu’est-ce qui est emprisonné à l’intérieur? C’est elle, l’analyste. Voilà.

Eh bien, ça, elle a soutenu ça, d’une façon… elle a soutenu ça, elle, pendant dix ans. Je ne suis pas en train, aussi analyste que je suis, d’essayer de faire de l’ironie sur les analyses qui durent dix ans, je parle des analystes qui soutiennent une situation pareille dix ans, c’est autre chose; qu’ils soutiennent avec la plaque qui est ici. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que, les résultats obtenus, on a donné au patient du champ et qu’après tout, toutes sortes de choses n’ont pas trop mal tourné, y compris qu’il a cessé d’être un beatnik. Il s’est marié, il lui est arrivé des choses généralement considérées comme sympathiques. Il faut dire que déjà, lors du premier retour à une période de traitement c’est à la suite d’un de ses petits fits, d’une de ces crises qui lui était survenue au moment où, chose curieuse, il était en train d’abattre un arbre. Ça l’a fait revenir très vite, incertain, de panique. La seconde fois, eh bien, c’est quelque chose d’analogue. Ma foi, le patient en est au point d’avoir… de ne plus pouvoir articuler un mot, d’avoir des sueurs profuses et d’être tout à fait empêtré, de ce fait, dans son travail.

Il est assez frappant que dans ces conditions une analyste, comme je vous l’ai dit fort bien introduite dans le champ des milieux officiels, prenne le parti de faire en somme ce qu’on pourrait appeler, comme elle l’exprime elle-même, une sorte de supervision du cas, elle prend le patient en face à face. Et alors là, il arri­ve des choses tout à fait curieuses. Si, au niveau de sa communication, elle dit que, assurément on s’est peut-être fourvoyé pendant dix ans à laisser tout l’ac­cent se mettre du côté des ravages des mauvais parents, du père en l’occasion, la chose est peut-être révisible. Dans la théorie ordinaire disons que la partie saine du moi de l’analyste, comme on s’exprime, qui jusque là avait donné la mesure des choses, à dû faire place à une partie sursaine. En fin de compte, il peut venir à être mis en question que le père soit vraiment à l’origine des ravages. Ce qui est frappant c’est que, dans des remarques de plus en plus fines que va faire l’ana­lyste, et qui, en quelque sorte, chose assez intéressante, dans son propre rapport, lui viennent, lui viennent d’une espèce de parole tout haut, parole d’elle-même dont elle recevrait le message secondairement, il lui vient un jour de s’écrier que, sans doute, le patient doit tout de même avoir grand’besoin du mythe du père non satisfaisant. Elle se le dit avant de le penser. C’est elle-même qui le note.

Bref, devant les déclarations de ce patient, déclarations dont il n’y aurait pas lieu de s’étonner, venant d’un sujet psychotique, « qu’il a le sentiment sans doute que quand ça va bien tout va bien, sans doute, mais que ce n’est pas lui quand même; que lui est ailleurs », on peut laisser passer ça comme un trait cli­nique. On peut aussi se demander jusqu’où et dans quelle mesure l’analyste a travaillé dans un sens à justement laisser intact, voire à renforcer le côté falsifié de l’identification fondamentale du patient. L’analyste aperçoit tout cela. Elle aperçoit, sans doute avec quelque retard, que cette relation détériorée avec le père, tout ce qu’on en peut saisir, quand on est à portée d’en voir le signe et le ressort, c’est que le patient a tout fait pour la maintenir. Le rôle de l’analyste, ou plutôt le renversement qui se produit dans sa visée, est de se demander pour­quoi le patient en somme – par une sorte de retournement qui lui vient d’une prise où elle s’est laissée elle-même engluer, englober pendant dix ans – pour­quoi le patient, disons pour le moins a été aussi complice du maintien de cette mauvaise relation.

C’est ici qu’il nous faut bien dire que tout en apercevant cette possibilité, la dissection qu’en fait l’analyste, sur la voie de cette révision déchirante si l’on peut dire est tout à fait insuffisante. Pour vous le faire apercevoir il faut que moi-même je formule, je veux dire non pas d’une façon décisive, définitive et en quelque sorte radicale, mais au niveau de ce dont il s’agit, à savoir du désir… là encore, si on donne un sens aux formules que j’avance, si l’on peut admettre qu’à tel détour de mon discours j’ai dit que le désir de l’homme c’était le désir de l’Autre – avec un grand A – et si c’est de cela essentiellement qu’il s’agit dans l’analyse, où se présente ce désir de l’Autre ? Le désir de l’Autre, dans ce champ radical où le désir du sujet lui est irréductiblement non pas noué, mais précisément fait de cette torsion qu’essaie ici de vous représenter ma bouteille, ceci est intenable et exige truchement.

Le truchement majeur, celui avec lequel il n’y a pas de question, c’est la loi, la loi supportée par quelque chose qui s’appelle le nom du père, c’est-à-dire à un registre tout à fait précis et articulé d’identification, sur lequel j’ai été empê­ché dans son temps de pointer les repères majeurs, avec la conséquence que je ne le ferai point de sitôt. Mais au niveau où nous sommes, ce que nous avons à voir, c’est que dans le transfert, il s’agit toujours de suppléer par quelque iden­tification à ce problème fondamental, la liaison du désir avec le désir de l’Autre. L’Autre n’est pas désiré, puisque c’est le désir de l’Autre qui est déterminant, c’est en tant que l’Autre est désirant.

En son temps, je l’ai articulé autour du Banquet. Alcibiade s’approche de Socrate et veut le séduire pour ravir son désir, et il prend la métaphore de la petite boîte silénique – je veux dire en forme de Silène – au centre de quoi il y a un objet précieux. Socrate ne possédait rien d’autre que ceci, son désir. Le désir, comme Socrate lui-même dans Platon l’articule, ça ne s’attrape pas comme ça, ni par la queue comme dit Picasso ni autrement, puisque le désir, comme on le souligne, c’est le manque.

On habite le langage… Je me suis laissé même dire récemment, ce qui est amusant, qu’il y a quelque part dans Heidegger, je ne m’en étais pas aperçu, une suggestion que c’est là une issue à la crise du logement, mais on n’habite pas le manque. Le manque, lui par contre, peut habiter quelque part. Il habite en effet quelque part et la métaphore du Banquet prend ici sa valeur, il habite à l’inté­rieur de l’objet a, non pas l’Autre, espace dans lequel se déploient les versants de la tromperie, mais le désir le l’Autre est là, caché au cœur de l’objet a. Celui qui sait ouvrir, avec une paire de ciseaux, l’objet a de la bonne façon, celui-là est le maître du désir. Et c’est ce qu’avec Alcibiade Socrate fait en moins de deux en lui disant : « Regarde, non pas ce que je désire, mais ce que tu désires, et te le montrant je le désire avec toi, c’est cet imbécile d’Agathon ».

Alors, quand le patient, lors d’une séance qui est analysée longuement par notre analyste, vient apporter le symptôme suivant, les choses en sont au point pour lui qu’il ne peut, à son breakfast, tenir sa fourchette sans s’apercevoir qu’il voudrait piquer à la fois le pain grillé et le beurre… qui évidemment sont faits pour se conjoindre mais qui, à ce moment sont encore dans des plats séparés. Eh bien, ce qui est instructif, c’est de voir, mise à l’aise par l’attitude face-à-face, ce qu’à cette brève communication notre analyste lui répond.

« La partie de vous qui est en mal d’aller mieux – je traduis l’anglais du mieux que je peux – et a fait alliance avec moi en a par-dessus la tête is fed up, en anglais – de la façon dont vous continuez à être inca­pable de faire un pas vers ce qui vous manque. C’est là le statu quo dont vous parliez, et il me semble que la raison pour laquelle vous ne pouvez vous avancer jusqu’à saisir un des objets que vous désirez, est que vous avez placé votre propre bouche de bébé affamé dans chacun des deux. Alors, comme vous croyez inconsciemment qu’il n’y a assez de nourritu­re que pour une bouche, c’est-à-dire que vous ne pouvez faire qu’une chose à la fois, l’autre va succomber à la faim et probablement en mou­rir. C’est une raison pourquoi vous étiez mis en demeure de préserver le statu quo, ce qui veut dire, de ne pas vous permettre de sentir- car c’est comme ça que le patient s’est exprimé – que vous pouviez faire, ou aviez fait quelque chose parce que ceci aurait voulu dire qu’une partie de vous, ou un de vos self, de vos soi, aurait été abandonné pour toujours et serait mort de faim!

Voilà une interprétation dont on peut dire premièrement qu’elle est fort cir­conlocutive. Deuxièmement qu’elle cherche à rejoindre à tire d’ailes ce dont il s’agissait au départ et que pourtant l’analyste met en question, à savoir, à tout prix la demande, et non seulement la demande mais justement ce vers quoi converge forcément toute analyse de la demande. Comme la demande, dans l’analyse, est faite par la bouche, on n’a pas à s’étonner que ce qui s’offre à la fin ce soit l’orifi­ce oral. Il n’y a absolument pas d’autre explication à la butée prétendue régressive qu’on considère comme nécessaire au point de croire qu’elle est obligatoire, qu’el­le est inscrite dans la nature des choses de toute régression dans le champ analy­tique. Si vous cessez de prendre pour guide la demande avec son horizon d’iden­tification par le transfert, il n’y a aucune raison que la régression aboutisse forcé­ment à la demande orale, étant donné que le cercle des pulsions est un cercle conti­nu, circulaire, et que la seule question est de savoir dans quel sens on le parcourt; mais comme il est circulaire, on le parcourt forcément obligatoirement de bout en bout et même, au cours d’une analyse, on a le temps de faire plusieurs tours.

Ce qui est frappant, c’est que tout de même, que par une sorte de sentiment, de palper juste de ce dont il s’agit, elle distingue quelque chose qui est exacte­ment notre structure, à savoir que justement, parce que la demande orale se fait par le même orifice que la demande invocante, que la demande de manger est la même, du fait que c’est la bouche qui parle, il a deux bouches. Tout ça est fort ingénieux mais loupe complètement l’essentiel, à savoir que dans un pareil symptôme, qui est un symptôme depuis longtemps repéré et qui fait l’énigme des philosophes, le symptôme que j’appellerai celui de Buridan, à savoir du dédoublement de l’objet et non pas comme on dit de la liberté d’indifférence, l’allusion, la référence essentielle qui lui est donnée à ce moment par le sujet, c’est qu’il s’agit de tout autre chose que de la demande; il s’agit de la dimension du désir et qu’elle ne sait pas y porter le bon coup de ciseaux. Il est tard et j’au­rai à revenir sur ce cas, puisque je dois ici m’interrompre, à revenir sur ce cas dans la suite. Je souhaite que le temps ne se soit pas assez allongé dans votre mémoire pour que vous en perdiez le fil.

Mais ce que nous allons voir comme essentiel est ceci, c’est que à aucun moment, après avoir eu cette inspiration que ce que le sujet a maintenu au tra­vers de toute son histoire, c’est un besoin de maintenir sa prise sur l’adulte, sa toute-puissance… les ténèbres sont si épaisses sur la nature de la toute-puissan­ce infantile et ses exigences que l’analyste n’entrevoit même pas ce qui pourtant est articulé de toutes les façons dans le champ d’observation, c’est que dans ce cas, et par rapport à un, père, un père dépressif souvenons-nous en, c’est-à-dire dans l’économie duquel l’objet partiel a une importance prévalente, c’est que le patient, comme tout enfant, mais plus qu’un autre, justement en raison de cette structure du père, le patient, je le répète, comme tout enfant l’est à des degrés divers, le patient est lui-même cet objet a.

La prise de l’enfant sur l’adulte et tout ce qu’il y a dans les mythes de l’en­fant, comme s’exprimait tout à l’heure l’analyste, concernant sa toute-puissan­ce, n’a nullement son ressort là où on le dit, dans une espèce de prétendue magie, qu’on lui attribue également, à condition bien sûr que le patient ne soit pas capable de parler de sa propre magie. Tout le monde est capable de parler de ce langage, mais ce n’est pas une raison pour les en croire.

Il y a dans cette observation des moments très fins où l’analyste va jusqu’à dire : « Ces sortes de patients ont une façon de provoquer chez moi un certain mood, une nuance sentimentale qui fait que là, c’est irrésistible, je les crois ». C’est dans ce fait de les croire que Kit le ressort fatal, car elle s’aperçoit aussi très bien que quand on les croit, les patients s’en aperçoivent. Quand ils vous trom­pent, ils se sentent récompensés. Il n’y a pas d’autre source de la toute puissan­ce infantile – et je ne dirai pas des illusions qu’elle engendre – de sa réalité que ceci, l’enfant est le seul objet a authentique, vivant, réel et qu’il apprend tout de suite que, à ce titre, il tient, il contient le désirant.

Eh bien, jusqu’au bout de cette reprise de l’observation de cette cohabitation, qui se termine – je vous dirai pourquoi dans la suite – dans une espèce de satisfaction générale, de happy end tout aussi illusoire que tout ce qui s’est passé auparavant, l’analyste n’arrive pas encore à s’apercevoir de ce dont il s’agit vrai­ment. Elle croit que l’arme du patient ça devient le mauvais enfant après avoir été le mauvais parent; c’était de réduire son père à rien, de le réduire, lui, à être un objet. Alors qu’il n’en est rien de semblable, que ce dont il s’agit, ce n’est pas l’effet que l’enfant essayait d’obtenir sur le père, mais de l’effet que lui en res­sentait, à savoir d’être placé en ce point aveugle qu’est l’objet a. Et si l’analyste avait su justement repérer la fonction de son désir, elle se serait aperçue que le patient lui faisait à elle le même effet, c’est à savoir que, elle, était par lui trans­formée en objet a. Et la question est de savoir pourquoi elle a supporté dix ans une tension qui lui était à elle-même si intolérable sans se demander quelle jouissance elle pouvait y prendre elle-même.

Là est la véritable question et là se pointe ce qu’on appelle plus ou moins légitimement contre-transfert et qui est, comme il en est toujours dans la névro­se de transfert, la névrose de transfert dont on dit qu’elle est au ressort des ana­lyses interminables. C’est vrai, et ce mot, ce n’est point en vain qu’il est homo­nyme et homologue du terme névrose de transfert pour désigner les névroses analysables. Et la névrose de transfert est une névrose de l’analyste. L’analyste s’évade dans le transfert dans la mesure stricte où il n’en est pas au point quant au désir de l’analyste.

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