samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXIII L'OBJET DE LA PSYCHANALYSE 1965 – 1966 Leçon du 11 mai 1966

Leçon du 11 mai 1966

 

Pour ce qui est du savoir, il est difficile de ne pas tenir compte de l’existence du savant, savant ici pris seulement comme le support, l’hypothèse du savoir en général, sans y mettre forcément la connotation de scientifique. Le savant sait quelque chose ou bien il ne sait rien. Dans les deux cas, il sait qu’il est un savant. Cette remarque est seulement faite pour vous pointer ce problème préparé depuis longtemps et, je dirai même, présentifié depuis non pas seulement que j’enseigne, depuis que j’ai poussé mes premières remarques sur ce que nous rap­pelle le fondamental de l’analyse et qui est centré autour de la fonction du nar­cissisme ou du stade du miroir.

Disons pour aller vite, puisque nous avons commencé en retard, que le statut du sujet, au sens le plus large, au sens non encore débroussaillé, non pas au sens où je suis en train d’essayer d’en serrer pour vous la structure, ce qu’on appelle le sujet en général, qui veut simplement dire, dans le cas que je viens de dire : il y a du savoir donc il y a un savant. Le fait de savoir qu’on est un savant ne peut pas ne pas s’intriquer profondément dans la structure de ce savoir. Pour y aller carrément disons que le professeur, puisque le professeur a beaucoup à faire avec le savoir pour transmettre le savoir, il faut charrier une certaine quantité de savoir qu’il a été prendre soit dans son expérience, soit dans une accumulation de savoir faite ailleurs et qui s’appelle par exemple dans tel ou tel domaine, la philosophie par exemple, la tradition.

Il est clair que nous ne saurions négliger que par la préservation du statut par­ticulier de ce savant, j’ai évoqué le professeur mais il y en a bien d’autres statuts, celui du médecin par exemple, que la préservation de son statut est de nature à infléchir, à incliner ce qui pour lui, lui paraîtra le statut général de son savoir. Le contenu de ce savoir, le progrès de ce savoir, la pointe de son extension, ne sau­raient ne pas être influencés par la protection nécessaire de son statut de sujet savant. Ceci me semble assez évident si l’on songe que nous en avons devant nous la matérialisation tangible par les considérations sociales de ce statut qui font qu’un monsieur n’est pas considéré comme savant uniquement dans la mesure où il sait et où il continue de fonctionner comme savant. Les considéra­tions de rendement viennent là, de loin, derrière celles du maintien d’un statut permanent à celui qui a accédé à une fonction savante.

Ceci n’est pas injustifié et dans l’ensemble arrange tout le monde; tout le monde s’en accommode fort bien. Chacun a sa place: le savant savante dans des endroits désignés et on ne va pas regarder de si près si son savantement, à par­tir d’un certain moment, se répète, se rouille ou même devient pur semblant de savanterie. Mais comme beaucoup de cristallisations sociales, nous ne devons pas nous arrêter simplement à ce qu’est la pure exigence sociale, ce qu’on appel­le habituellement les fonctions de groupe et comment un certain groupe prend un statut plus ou moins privilégié pour des raisons qui sont en fin de compte toujours à faire remonter à quelque origine historique.

Il y a bien là quelque chose de structural et qui, comme le structural nous force souvent de le remarquer, dépasse de beaucoup la simple interrelation d’utilité. On peut considérer que du point de vue du rendement, il y aurait avan­tage à faire le statut du savant moins stable. Mais il faut croire justement qu’il y a dans les mirages du sujet, et non dans la structure du sujet lui-même, quelque chose qui aboutit à ces structures stables qui les nécessite.

Si la psychanalyse nous force à remettre en question le statut du sujet, c’est sans doute parce qu’elle aborde ce problème, problème de ce qu’est un sujet, d’un autre départ. Si pendant de longues années, j’ai pu montrer que l’intro­duction de cette expérience de l’analyse dans un champ qui ne saurait se repé­rer que de conjoindre une certaine mise en question du savoir au nom de la véri­té, si la scansion de ce champ va se chercher en un point plus radical, en un point antérieur à cette rencontre, à cette rencontre d’une vérité qui se pose et se pro­pose comme étrangère au savoir, nous l’avons dit, ceci s’introduit du premier biais de demande, qui d’abord dans une perspective qui se réduit ensuite, se pro­pose comme plus primitif, comme plus archaïque et qui nécessite d’interroger comment s’ordonnent dans leur structure cette demande avec quelque chose dont elle discorde et qui s’appelle le désir.

C’est ainsi que par ce biais, en quelque sorte dans ce clivage structural, nous sommes arrivés à remettre en question ce statut du sujet, à considérer que, loin que le sujet nous paraisse un point-pivot, une sorte d’axe autour de quoi tour­nerait, quelles que soient les rythmes, la pulsation, que nous accordions à ce qui tourne autour de quoi tourneraient les expansions et les retraits du savoir. Nous ne pouvons considérer le drame qui se joue, qui fonde l’essence du sujet tel que nous le donne l’expérience psychanalytique, en introduisant le biais du désir au cœur même de la fonction du savoir. Nous ne pouvons le faire sur le fondement de statut de la personne qui, en fin de compte, est ce qui a dominé jusque là la vue philosophique qui a été prise du rapport de l’homme à ce qu’on appelle le monde sous la forme d’un certain savoir.

Le sujet nous apparaît fondamentalement divisé en ce sens qu’à interroger ce sujet, au point le plus radical, à savoir s’il sait ou non quelque chose, c’est là le doute cartésien; nous voyons ce qui est l’essentiel dans cette expérience du cogi­to, l’être de ce sujet au moment qu’il est interrogé, fuir en quelque sorte, diver­ger sous la forme de deux rayons d’êtres qui ne coïncident que sous une forme illusoire, l’être qui trouve sa certitude de se manifester comme être au sein de cette interrogation je pense; pensant que je suis, mais je suis ce qui pense et pen­ser : je suis n’est pas la même chose que d’être ce qui pense. Point non remarqué mais qui prend tout son poids, toute sa valeur de se recouper, dans l’expérience analytique, de ceci que celui qui est ce qui pense, pense d’une façon dont n’est pas averti celui qui pense je suis. C’est là le sujet qu’est chargé de représenter celui qui, dirigeant l’expérience analytique, s’appelant le psychanalyste, doit se reposer pour lui ce qu’il en est de la question du savant. Le rapport du psycha­nalyste à la question de son statut reprend ici sous une forme d’une acuité décu­plée : celle qui est posée depuis toujours concernant le statut de celui qui détient le savoir, et le problème de la formation du psychanalyste n’est vraiment rien d’autre que, par une expérience privilégiée, de permettre que viennent au monde, si je puis dire, des sujets pour qui cette division du sujet ne soit pas seu­lement quelque chose qu’ils savent mais quelque chose en quoi ils pensent. Il s’agit que viennent au monde quelques-uns qui sauraient découvrir ce qu’ils expérimentent dans l’expérience analytique, à partir de cette position maintenue que jamais ils ne soient en état de méconnaître qu’au moment de savoir, comme analystes, ils sont dans une position divisée. Rien n’est plus difficile que de maintenir dans une position d’être ce qui assurément pour chacun, s’il mérite le titre d’analyste, a été à quelque moment dans l’expérience éprouvée. Et voilà.

A partir du moment où le statut est instauré de celui qui est supposé savoir dans la perspective analytique, tous les prestiges de la méconnaissance spéculai­re renaissent qui ne peuvent que réunifier ce statut du sujet. A savoir : laisser tomber, élider l’autre partie, celle dont pourtant ça devrait être l’effet de cette expérience unique, ce devrait être l’effet séparatif par rapport à l’ensemble du troupeau; que de certains non seulement le sachent mais soient, soient au moment d’aborder toute expérience de l’ordre de la leur, qu’elle soit conforme à ce qu’ils au moins pressentent de ce qu’il en est de cette structure divisée. Ce n’est pas autre chose que le sens de mon enseignement de rappeler cette exigen­ce quand assurément c’est ailleurs que sont les moyens de s’y introduire mais que, de par une structure, je le répète, qui de beaucoup dépasse son condition­nement social. Quelque chose, quelle que soit l’expérience, du seul fait du fonc­tionnement où chacun s’identifie à un certain statut nommable, dans l’occasion celui d’être le savant, tend à faire rentrer dans l’ombre l’essentiel de la schize par laquelle seule pourtant peut s’ouvrir un accès à l’expérience qui soit au niveau propre de cette expérience. C’est en tant que sujet divisé que l’analyste est appe­lé à répondre à la demande de celui qui entre avec lui dans une expérience de sujet.

C’est pourquoi ce n’est pas pur raffinement, ornement de détail, peinture d’un secteur particulier de notre expérience qui illustrerait en quelque sorte ce qu’il convient d’ajouter d’information à ce que nous pouvons connaître par exemple de la pulsion scopique que, la dernière fois, j’ai été amené à développer devant vous des fonctions de la notion de la perspective. C’est dans la mesure au contrai­re, où il s’agit pour vous d’illustrer ce qui peut soutenir de son appareil ce autour de quoi il s’agit que la subjectivité de l’analyste se repère et se repérant n’oublie jamais même au moment où le second point de fuite, si je puis dire, de sa pensée tend à être oublié, élidé, laissé de côté, du moins dans la force de quelque sché­ma, se voit rappelé à lui-même qu’il doit chercher où fonctionne cet autre point de fuite au moment même, à l’endroit même où il tend à formuler quelque véri­té qui, de par son expression même, s’il n’y prend garde, se trouvera retomber dans les vieux schémas unitaires du sujet de la connaissance et l’incitera, par exemple, à mettre au premier plan telle idée de totalité qui est à proprement par­ler ce dont il doit le plus se méfier dans la synthèse de son expérience.

La dernière fois, essayant pour vous par des voies abrégées de présentifier ce que peut nous apporter ce que nous enseigne l’expérience de la perspective, encore que ces voies je les ai choisies aussi praticables que je l’ai pu, assurément j’ai eu le sentiment de n’avoir pas toujours réussi à concentrer, sinon toute l’at­tention, du moins à avoir toujours réussi à la récompenser. Faute peut-être de quelque schéma, et pourtant c’était bien ce que j’entendais repousser, reculer, pour éviter quelque malentendu, je vais pourtant aujourd’hui le faire, le résumer et lire ce qui dans cette expérience de la perspective pour nous, à proprement parler, peut illustrer ce dont il s’agit. A savoir le rapport de la division du sujet à ce qui spécifie dans l’expérience analytique la relation proprement visuelle au monde, à savoir un certain objet a. Cet objet a que jusqu’ici et d’une façon approchée et qui n’a d’ailleurs pas à être reprise, j’ai distingué du champ de la vision comme étant la fonction du regard. Comment ceci peut-il s’organiser dans l’expérience, l’expérience structurale, pour autant qu’elle instaure un cer­tain type de pensée dans la géométrie, pour autant qu’elle est rendue sensible dans tout le fonctionnement de l’art et spécialement dans la peinture ?

J’ai fait la dernière fois verbalement une construction qu’il est facile de retrouver telle quelle dans un ouvrage de perspective. Ce n’est pas de celui-là qu’il s’agit; on me l’a apporté à l’instant. C’est l’ouvrage par exemple, ou plutôt le recueil des article d’Erwin Panofsky sur la perspective. Il y en a une édition en allemand qui est d’ailleurs, où les articles, je le vois, se groupent différem­ment de cette édition italienne. J’ai rappelé que dans le rapport dit projectif qui s’établit du plan de ce qu’on peut appeler le tableau, au plan de ce que, pour être simple aujourd’hui nous appellerons le sol perspectif, il y a des correspondances linéaires fondamentales qui s’établissent et qui impliquent des éléments, à pro­prement parler non intuitivables et qui sont pourtant des éléments fondamen­taux de ce qu’on appelle l’espace ou l’étendue projective.

Une géométrie cohérente instaurant une parfaite rigueur démonstrative qui n’a rien de commun avec la géométrie métrique, c’est-à-dire à condition d’ad­mettre que ce qui se passe dans ce que j’ai appelé aujourd’hui le sol perspectif pour remplacer un terme, je me suis rendu compte, plus difficile à maintenir dans l’esprit que celui-là que j’avais employé la dernière fois, la correspondan­ce des lignes tracées donc sur le sol perspectif avec les lignes traçables sur le tableau, implique qu’une ligne à l’infini sur le sol perspectif se traduise par la ligne d’horizon sur le tableau.

Ceci est le premier pas de toute construction perspective. Je vais le sché­matiser de la façon suivante; supposez que ce soit ici le sol perspectif, je vous laisse de profil le tableau, je mets ici ce dont je n’ai pas encore parlé : le point-­œil du sujet. J’ai suffisamment indiqué la dernière fois ce dont il s’agissait pour que vous compreniez maintenant le sens du tracé que je vais faire. Je vous ai dit, indépendamment de quoi que ce soit, à quoi vous ayez à vous référer dans l’expérience et nommément pas l’horizon tel qu’il est effective­ment expérimenté sur notre boule en tant qu’elle est ronde, un plan infini suppose que, de ce point-d’œil, il soit en ①, posant un plan parallèle au sol perspectif, que vous déterminiez la ligne d’horizon sur le tableau selon la ligne où ce plan parallèle coupe le plan du tableau. L’expérience du tableau et de la peinture nous dit que n’importe quel point de cette ligne d’horizon est tel que les lignes, qui y concourent, correspondent à des lignes parallèles quelles qu’elles soient sur le sol perspectif. Nous pouvons donc choisir n’im­porte quel point de cette ligne d’horizon comme centre de la perspective. C’est ce qui se fait en effet dans tout tableau soumis aux lois de la perspecti­ve. Ce point est proprement ce qui dans le tableau ne répond pas seulement, vous le voyez, au sol à mettre en perspective mais à la position du point S et comme tel dans la figure représente l’œil. C’est en fonction de l’œil de celui qui regarde que l’horizon s’établit dans un plan-tableau. A ceci, vous ai-je dit la dernière fois, tous ceux qui ont étudié la perspective ajoutent ce qu’ils appellent l’autre œil, à savoir l’incidence dans la perspective de la distance de ce point S au plan du tableau. Or, aussi bien en fait que dans l’usage qu’on en fait dans n’importe quel tableau cette distance est arbitraire, elle est au choix de celui qui fait le tableau. je veux dire qu’elle est au choix à l’intérieur du tableau-même.

 

Est-ce à dire que du point de vue de la structure du sujet, en tant que le sujet est le sujet du regard, qu’il est le sujet d’un monde vu, c’est ce qui nous intéres­se, est-ce à dire que nous pouvons négliger cette partie du sujet, qu’elle ne nous apparaisse qu’en une fonction d’artifice, qu’alors que la ligne d’horizon est structurale, le fait que le choix de la distance librement est laissé à mon choix, ce moi qui regarde, je puisse dire qu’il n’y a là qu’artifice de l’artiste, que c’est à la distance où je me mets mentalement de tel ou tel plan que je choisis dans la pro­fondeur du tableau que ceci soit donc en quelque sorte caduc et secondaire et non pas structural ? je dis, c’est structural et jamais personne jusqu’ici ne l’a suf­fisamment remarqué. Ce second point dans la perspective se définit de la remarque que quelle que soit la distance du sujet provisoire, du sujet S, qui est justement ce que nous avons à mettre en suspens et voir comment il rentre dans le tableau, que quelle que soit la distance de ce sujet au tableau, il y a quelque chose qui est simplement entre lui et le tableau, ce qui le sépare du tableau et que ceci n’est pas simplement quelque chose qui se notera de la valeur métrique de cette distance, que cette distance en elle-même s’inscrit quelque part dans la structure et que c’est là que nous devons trouver, non pas l’autre ceil, comme disent les auteurs de perspective (entre guillemets) mais l’autre sujet. Et ceci se démontre de la façon dont je l’ai fait la dernière fois et qui, pour certains n’a pas été comprise, et qui se fonde sur la remarque que

Premièrement, si nous faisons passer par le point S, un plan parallèle, non plus cette fois au plan perspectif mais au tableau, il en résulte deux choses. D’abord que ceci nous incite à remarquer qu’il existe une ligne d’intersection du tableau avec le plan, une somme perspective et dont le nom est connu, qui s’ap­pelle, si j’en crois le livre de Panofsky, qui s’appelle… la ligne fondamentale. je ne l’ai pas appelée ainsi la dernière fois et c’est cette ligne-là. Le plan parallèle au tableau qui passe par le point S coupe le plan du sol perspectif en une ligne parallèle à la première. De la représentation de ces lignes sur le tableau, ce que j’appelais la dernière fois le plan-figure, va se déduire ce que nous appellerons le second point sujet. En effet, dans la relation triple : S, point-sujet, plan-tableau, sol perspectif, nous avons vu qu’à la ligne infinie sur le sol perspectif – là je pense avoir assez indiqué la dernière fois ce que cette ligne infinie veut dire – à la ligne infinie du sol perspectif correspond la ligne horizon sur le plan ­tableau.

Dans le même groupe de 3, vous pouvez, si vous y regardez de près, vous apercevoir que la ligne ici définie – appelons-la ligne b, celle de la parallèle à la ligne fondamentale – a la même fonction par rapport à la ligne infinie du plan du tableau que l’horizon dans le plan-tableau a par rapport à la ligne infinie dans le sol perspectif. Elle est donc repré-sentée dans la figure par cette ligne infinie, bien sûr dans le tableau, et d’autre part, comme la ligne fondamentale est déjà dans le tableau, l’autre point-sujet, – alors que le premier se définissait ainsi n’importe quel point dans la ligne d’horizon, – le point-sujet peut s’écrire ainsi: le point d’intersection de la ligne infinie du plan tableau avec la ligne fon­damentale. Vous voyez là que j’ai représenté d’une façon qui n’est que figurée, qui est insuffisante, la ligne infinie par un cercle puisqu’en somme, pour l’intui­tion, elle est cette ligne qui est toujours, de tous les côtés à l’infini sur un plan quelconque. Intuitivement, nous la représentons par un cercle mais elle n’est pas un cercle. Le prouvent tout son maniement et les correspondances ligne par ligne, point par point qui constituent l’essentiel de cette géométrie projective. L’apparent double point de rencontre qu’elle a avec la ligne fondamentale n’est qu’une pure apparence puisqu’elle est une ligne, une ligne à considérer comme ligne droite, comme toutes les autres lignes, et que deux lignes droites ne sau­raient avoir qu’un seul point d’intersection.

Ce ne sont pas là choses que je vous demande d’admettre au nom d’une construction qui serait mienne. je ne peux pas, pour vous, pousser la porte de la géométrie projective et nommément pas pour ceux qui n’en ont pas encore la pratique. Mais il est très simple pour quiconque de s’y reporter et voir qu’il n’y a rien à reprendre dans ce que j’avance ici, à savoir qu’il en résulte que nous avons deux points sujet dans toute structure d’un mode projectif, ou d’un monde perspectif : deux points sujet, l’un qui est un point quelconque sur la ligne d’horizon, dans le plan de la figure, l’autre qui est à l’intersection d’une autre ligne parallèle à la première, qui s’appelle la ligne fondamentale qui expri­me un rapport du plan figure au sol projectif avec la ligne à l’infinie dans le plan ­figure.

Ceci mérite d’être pointé par le chemin où c’est venu, où nous avons pu l’éta­blir. Mais une fois établi par cette voie, dont vous verrez par la suite qu’elle n’est pas sans pour nous constituer une trace importante chaque fois que nous aurons à repérer cet autre point-sujet, je peux pour vous dire maintenant que si dans le plan-figure nous traçons la ligne d’horizon qui est parallèle à cette ligne fonda­mentale, nous devons en déduire que la ligne d’horizon coupe cette ligne infi­nie exactement au même point où la coupe la ligne fondamentale puisque c’est une ligne parallèle à la première. D’où vous verrez se simplifier beaucoup le rap­port de ces deux points, l’un est un point quelconque sur la ligne d’horizon, l’autre est le point à l’infini en ceci que le point à l’infini n’est pas un point quel­conque, qu’il est un point unique malgré que là il ait l’air d’être deux.

C’est ceci qui – pour nous quand il s’agira de mettre en valeur la relation du sujet dans le fantasme et nommément la relation du sujet à l’objet objet a, – aura pour nous valeur d’appui et qui mérite que vous alliez passer le temps nécessaire, pas plus. Pas plus que dans les démonstrations de Descartes, une démonstration une fois saisie est démontrée, encore faut-il en tenir la rigueur et les procès. Ceci est ce qui doit nous servir, nous servir de référence chaque fois que nous avons à opérer quant au fantasme scopique. Ce sujet divisé est soute­nu par une monture commune, l’objet a, qui dans ce schéma est à chercher où ? Il est à chercher en un point où bien entendu il tombe et s’évanouit, sans ça, ça ne serait pas l’objet a. L’objet a est ici représenté par ce quelque chose qui jus­tement dans la figure qu’ici j’espère vous en avoir montré avec ce succès de vous en rendre quelque chose sensible, l’objet a, c’est ce qui supporte ce point S, ce que j’ai ici figuré par la menée de ce plan parallèle.

Ce qui y est élidé et ce qui pourtant est toujours, c’est ce que sous plus d’une forme j’ai déjà introduit dans le rapport structural du sujet au monde, c’est la fenêtre dans le rapport scopique de ce sujet au point S d’où part toute la construction, apparaît spécifié, indivi­dualisé, dans ce mur, si je puis m’exprimer ainsi, que représente ce plan parallè­le en tant qu’il va déterminer le second point du sujet dans ce mur, il faut qu’il y ait une ouverture, une fente, une vue, un regard. C’est cela, précisément, qui ne saurait être vu de la position initiale de la construction.

Nous avons déjà vu cette fonction de la fenêtre l’année dernière nous rendre des services en tant que surface de ce qui peut s’écrire de plus premier comme fonction de signifiant. Appelons-la du nom qu’elle mérite, elle est précisément dans cette structure fermée qui est celle qui nous permettrait de nouer les uns avec les autres tous ces différents plans que nous venons de tracer et reprodui­re la structure du plan projectif sous sa forme purement topologique, à savoir sous l’enveloppe du cross-cap. Elle est ce quelque chose de troué dans cette structure qui permet précisément que s’y introduise l’irruption d’où va dépendre, d’où va dépendre la production de la division du sujet. C’est-à-dire à proprement parler ce que nous appelons l’objet a. C’est en tant que la fenêtre dans le rapport du regard au monde vu est toujours ce qui est élidé, que nous pouvons nous représenter la fonction de l’objet a, la fenêtre, c’est-à-dire aussi bien la fente des paupières, c’est-à-dire aussi bien l’entrée de la pupille, c’est-à­-dire aussi bien ce qui constitue cet objet le plus primitif de tout ce qui est de la vision, la chambre noire.

Or c’est ceci que j’entends aujourd’hui vous illustrer, vous illustrer par une oeuvre dont je vous ai dit qu’elle avait été mise au premier plan dans telle pro­duction récente, d’un investigateur dont le type de recherches n’est certaine­ment pas très éloigné de celui dont ici au nom de l’expérience psychanalytique, je prends la charge, encore que n’ayant pas la même base, ni la même inspira­tion; j’ai nommé Michel Foucault et ce tableau de Velasquez qui s’appelle Les Ménines. Ce tableau, je vais le faire maintenant, (fermez la fenêtre) maintenant projeter devant vous pour que nous y voyons d’une façon sensible ce que per­met une lecture de quelque chose qui n’est nullement en quelque sorte fait pour répondre à la structure de ce tableau même mais dont vous allez voir ce qu’il nous permet (qu’est-ce qui se passe ?). Il s’agit là d’une diapositive qui m’a été prêtée par le Louvre, que je n’ai pas pu expérimenter avant et qui, vraiment, ne donnera là, que le plus faible support mais qui pour ceux qui ont vu, soit quelque photographie de ce tableau dit des Ménines, soit simplement qui s’en souviennent un peu, nous servira un peu de repère, (vous n’avez pas un petit bâtonnet, quelque chose pour que je puisse montrer les choses ?… Ce n’est pas beaucoup, mais enfin c’est mieux que rien). Voilà. Alors, peut-être pourriez-­vous… vous voyez quand même un peu, enfin, le minimum. Est-ce que quand on est là-bas dans le fond, on voit quelque chose ?

 

Mlle X. – Aussi bien que devant. Monsieur Miller a essayé.

 

Docteur j. Lacan – Remarquez que ce n’est pas tellement défavorable, n’est-ce pas. Ici, vous avez la figure du peintre. Vous allez la substituer tout de suite pour que tout de même on voit qu’il est bien là. Alors, mettez au point.

 

Mlle X. – C’est tout, je ne peux pas davantage.

 

Docteur J. Lacan – Oui. Remettez la première. Le peintre est au milieu de ce qu’il peint. Et ce qu’il peint, vous le voyez réparti sur cette toile, d’une façon sur laquelle nous allons revenir. Ici, ce trait que vous voyez est la limite, le bord externe, touché de lumière, c’est pour ça qu’il émerge de quelque chose qui va de là très exactement jusqu’à un point qui se trouve ici. Vous voyez presque toute la hauteur du tableau et qui nous représente, vous voyez ici un montant de chevalet, un tableau vu à l’envers. Il est sur cette toile. Il oeuvre ce tableau et ce tableau est retourné. Vous avez quoi à dire ? Ceci est le plan essentiel d’où nous devons partir et qu’à mon avis Michel Foucault, que je vous ai tous prié de lire dans son très remarquable texte, a éludé. C’est en effet le point autour de quoi il importe de faire tourner toute la valeur, toute la fonction de ce tableau. Je dirais que ce tableau est effectivement une sorte de carte retournée et dont nous ne pouvons pas ne pas tenir compte qu’il est comme une carte retournée, qu’il prend sa valeur d’être du module et du modèle des autres cartes. Cette carte retournée, elle est là vraiment faite pour vous faire abattre les vôtres. Car en effet, il y a eu, je ne peux pas ne pas en faire mention, discussion, débat sur ce qu’il en est de ce que le peintre, ici Velasquez, est là à une certaine distance du tableau, de ce tableau en train de peindre.

La façon dont vous répondrez à cette question, dont vous abattrez vos cartes, est en effet absolument essentielle à l’effet de ce tableau. Ceci implique cette dimension que ce tableau subjugue. Depuis qu’il existe, il est la base, le fonde­ment de toutes sortes de débats. Cette subjugation a le plus grand rapport avec ce que j’appelle cette subversion, justement, du sujet sur lequel j’ai insisté dans toute la première partie de mon discours aujourd’hui et c’est précisément de s’y appuyer qu’il prend sa valeur.

En fait, le rapport à l’œuvre d’art est toujours marqué de cette subversion. Nous semblons avoir admis avec le terme de sublimation quelque chose qui, en somme, n’est rien d’autre. Car si nous avons suffisamment approfondi le méca­nisme de la pulsion pour voir que ce qui s’y passe, c’est un aller et retour du sujet au sujet, à condition de saisir que ce retour n’est pas identique à l’aller et que, précisément, le sujet, conformément à la structure de la bande de Moebius, s’y boucle à lui-même après avoir accompli ce demi-tour qui fait que parti de son endroit il revient à se coudre à son envers; en d’autres termes, qu’il faut faire deux tours pulsionnels pour que quelque chose soit accompli qui nous permet­te de saisir ce qu’il en est authentiquement de la division du sujet. C’est bien ce que va nous montrer ce tableau dont la valeur de capture tient au fait qu’il n’est pas simplement ce à quoi nous nous limitons toujours précisément parce que nous ne faisons qu’un tour et que, peut-être, en effet, pour la sorte d’artiste à qui nous avons affaire, c’est-à-dire ceux qui nous consultent, l’œuvre d’art est image interne. Elle lui sert à faire sa propre boucle.

Mais quand il s’agit d’un maître tel que celui présent, il est clair que au moins ce qui reste de toute appréhension avec cette oeuvre est que celui qui la regarde y est bouclé. Il n’y a pas de spectateur simplement qui fasse autre chose que de passer devant à toute vitesse et rendre ses devoirs au rite du musée, qui ne soit saisi par la particularité de cette composition dont tous s’accordent à dire que quelque chose se passe en avant du tableau qui en fait quelque chose de tout à fait spécifique, à savoir, on s’exprime comme on peut, que nous sommes pris dans son espace. Et on se casse la tête à chercher par quelle astuce de construc­tion et de construction perspective ceci peut se produire. A partir de là on va plus loin, on spécule, sur ce qu’il en est de la fonction de chacun des person­nages et des groupes et l’on ne voit pas que tout ceci fait une seule et même question. On procède généralement par cette voie qui est en effet la question qui va rester au cœur du problème et qui est celle à laquelle à la fin j’espère pouvoir donner la réponse. Qu’est-ce que le peintre fait? Qu’est-ce qu’il peint? Ce qui implique, et c’est le plus souvent puisqu’il s’agit de critique d’art, la forme sous laquelle se pose la question. Qu’a-t-il voulu faire? Puisqu’en somme, bien sûr, personne ne prend à proprement parler au sérieux la question. Que fait-il ? Le tableau est là, il est fini et nous ne nous demandons pas ce qu’il peint actuelle­ment. Nous nous demandons : qu’est-ce qu’il a voulu faire? Ou plus exacte­ment quelle idée veut-il nous donner de ce qu’il est en train de peindre? Point où déjà se voit marqué évidemment un rapport qui pour nous est bien recon­naissable : ce que nous désirons et désirons savoir, c’est à très proprement par­ler quelque chose qui est de l’ordre de ce qu’on appelle désir de l’autre, puisque nous disons : qu’est-ce qu’il a voulu faire?

C’est certainement la position erronée à prendre car nous ne sommes pas en position d’analyser, je ne dirai pas le peintre, mais un tableau. Il est certain que ce qu’il a voulu faire, le peintre, il l’a fait puisque c’est là, devant nos yeux. Et que par conséquent cette question, en quelque sorte, s’annule elle-même d’être en deçà du point où elle se pose puisque nous la posons au nom de ce qu’il a déjà fait. En d’autres termes, dans le retour de boucle dont je parlais tout à l’heure, et c’est en ceci déjà que ce tableau nous introduit à la dialectique du sujet, il y a déjà un tour de fait et nous n’avons qu’à faire l’autre. Seulement pour ça, il ne faut pas manquer le premier.

La présence du tableau qui occupe toute cette hauteur et qui, du fait même de cette hauteur, nous incite à y reconnaître le tableau lui-même, qui nous est présenté pour – voilà que je note en quelque sorte en marge de notre progrès qui passe par une autre voie que cette discussion – pour ceux qui ont avancé cette thèse que je me permets de considérer comme futile, que c’est d’un autre tableau qu’il s’agit. Vous le verrez tout à l’heure, nous le discuterons de plus près, à savoir le portrait du roi et de la reine – que vous ne pouvez pas le voir bien sûr sur cette figure, bien sûr tout à fait insuffisante que je vous ai apportée, – ils sont ici dans le fond, et comme vous le savez j’espère dans l’ensemble, et présents dans un cadre dont nous aurons à discuter tout à l’heure de ce qu’il signifie, mais dont certains prennent le témoignage comme indiquant que le roi et la reine sont ici en avant du tableau et que c’est eux que le peintre peint. Ceci est, à mon avis, réfutable. Je ne veux pour l’instant que remarquer que c’est sur ce fond que je vous dis que la taille de la toile est déjà un argument qu’on peut apporter pour qu’il n’en soit pas ainsi et que cette toile représentée soit exacte­ment, représente le tableau que nous avons là, en tant qu’il est une toile sup­portée sur une monture de bois dont nous voyons là, ici, l’armature et qu’en d’autres termes, nous avons dans ce tableau la représentation de ce tableau comme réalité.

Je peux bien là pousser cette petite porte qui fait qu’une fois de plus nous y trouvons le recoupement de ma formule qui fait de l’objet pictural, un Vorstellungsrepräsentanz. Non pas du tout que je dise que le tableau est repré­sentation dont la monture, le support serait le représentant. S’il fonctionne ici pour nous faire apercevoir ce qu’il y a là de vérité, c’est en ceci qu’à nous mettre dans le tableau… ce qui, chose curieuse, est là fait pour la première fois, car il y a déjà eu des choses telles que miroir dans le tableau même de nombreux à cette époque, mais le tableau dans le tableau, ce qui n’est pas la scène dans la scène, pas du tout, c’est quelque chose qui a été fait là, semble-t-il, pour la première fois et guère refait depuis, sauf au niveau du point où je vous l’ai repéré à savoir dans Magritte.

Représentation c’est bien en effet ce qu’est cette figure de la réalité du tableau mais elle est là pour bien nous montrer que, au niveau de réalités et de repré­sentations, ce qui est là tracé dans le tableau et le tableau mutuellement se satu­rent. Et que c’est là en quoi il nous est pointé que justement ce qui constitue le tableau dans son essence n’est pas représentation car quel est l’effet de ce tableau dans le tableau ? Vorstellungsrepräsentanz. C’est très précisément tout ces per­sonnages que vous voyez justement en tant qu’ils ne sont pas du tout des repré­sentations mais qu’ils sont en représentation, que tous ces personnages, quels qu’ils soient, dans leurs statuts tels qu’ils sont là effectivement dans la réalité quoique morts depuis longtemps mais qu’ils y sont toujours, sont des person­nages qui se soutiennent en représentation et avec une confusion [conviction?] entière, ce qui veut dire précisément que de ce qu’ils représentent, aucun d’entre eux ne se représente rien. Et c’est cela l’effet de ce quelque chose qui, introduit dans l’espace du tableau, les noue, les cristallise dans cette position d’être des personnages en représentation, des personnages de cour. A partir de là que Velasquez, le peintre, aille se mettre au milieu d’eux, prend tout son sens. Mais bien entendu ce qui va beaucoup plus loin que cette simple touche, si l’on peut dire, de relativisme social.

La structure du tableau permet d’aller bien au-delà. A la vérité, pour aller au-­delà, il aurait fallu partir d’une question, non pas d’une question, mais d’un tout autre mouvement que ce mouvement de la question dont je vous ai dit qu’elle s’annulait du seul fait de la présence de l’oeuvre elle-même mais à partir de ce que impose l’œuvre telle que nous la voyons là; à savoir que la même bouche d’enfance qui nous est suggérée par le personnage central, par cette petite infan­te qui est la seconde fille du couple royal, Philippe IV et Doña Maria Anne d’Autriche, la petite Doña Margarita, je peux dire cinquante fois peinte par Velasquez, que nous nous laissions guider par ce personnage qui vient en quelque sorte à notre devant dans cet espace qui est pour nous le point d’inter­rogation et pour tout ceux qui ont vu ce tableau, qui ont parlé de ce tableau, qui ont écrit de ce tableau, le point d’interrogation qu’il nous pose, ce sont poussés par sa bouche les cris, dirais-je, dont il convient de partir pour pouvoir faire ce que j’appellerai le second tour de ce tableau et c’est celui, me semble-t-il, qui est marqué dans l’analyse de l’ouvrage dont je parlais tout à l’heure : « Fais voir » ce qu’il y a derrière la toile telle que nous la voyons à l’envers, c’est un « fais voir » qui l’appelle et que nous sommes plus ou moins prêts à prononcer. Or, de ce seul «fais voir» peut surgir ce qui, en effet, à partir de là s’impose, c’est-à-dire ce que nous voyons, à savoir ces personnages tels que j’ai pu les qualifier pour être essentiellement des personnages en représentation.

Mais nous ne voyons pas que cela. Nous voyons la structure du tableau, son montage perspectif. C’est ici qu’assurément je peux regretter que nous n’ayons pas ici un support qui soit suffisant pour vous démontrer ces traits dans leur rigueur. Ici, le personnage que vous voyez s’encadrer dans une porte au fond de lumière est le point très précis où concourent les lignes de la perspective. C’est en un point à peu près situé selon les lignes qu’on trace entre la figure de ce per­sonnage – car il y a de légères fluctuations du recoupement qui se produisent – et son coude que se situe le point de fuite et ce n’est pas hasard si par ce point de fuite, c’est précisément ce personnage qui sort.

Ce personnage n’est pas n’importe lequel. Il s’appelle aussi Velasquez. Nieto au lieu de s’appeler Diego-Rodriguez. Ce Nieto est celui qui a eu quelques voix au vote qui a fait accéder Velasquez à la position d’Aposentador du roi, c’est-à-dire quelque chose comme chambellan ou grand Maréchal. C’est une sorte, en somme, de personnage qui le redouble et ce personnage, II¡       ici, se désigne à nous de ce fait, parce que nous ne voyons pas, et dont nous disons «fais voir»; non seulement, lui, le voit de là où il est mais il l’a, si je puis dire, trop vu, il s’en va. Est-ce qu’il y a meilleur moyen de désigner cette pointe quant à ce qui s’épanouit quant au sujet de la fonction de l’œil que ceci qui s’exprime par un « vu » en quelque sorte définitif? Dès lors, la présence de Velasquez lui-même dans cette position où vous l’avez vu tout à l’heure, – et la seconde photo n’étant pas meilleure que la première, vous n’avez pas pu voir ce que vous pourrez voir sur des meilleures reproductions et ce dont témoigneront mille auteurs qui en ont parlé, – à savoir que ce personnage qui regarde, on le souligne, vers nous spectateurs, – Dieu sait si on a pu spé­culer sur cette orientation du regard – ce personnage a précisément le regard le moins tourné vers l’extérieur qui soit.

Ceci n’est pas une analyse qui me soit personnelle. Maints auteurs, la grande majorité l’ont remarqué. L’aspect en quelque sorte rêveur, absent, tourné vers quelque disegno interno, comme s’exprime les gongoristes, je veux dire toute la théorie du style baroque, maniériste, conceptiste tout ce que vous voudrez et dont Gongora est l’exemple, est la fleur, disegno interno, ce quelque chose à quoi se réfère le discours maniériste et qui est proprement ce que j’appelle dans ce discours, il n’y a pas de métaphore, que la métaphore y entre comme une composante réelle, cette présence de Velasquez dans sa toile, sa figure portant en quelque sorte le signe et le support qu’il y est, là, à la fois comme la compo­sant et comme élément d’elle, c’est là le point structural représente par où il nous est désigné ce qu’il peut en être, par quelle voie peut se faire qu’apparais­se dans la toile même celui qui la supporte en tant que sujet regardant.

Eh bien! il est quelque chose de tout à fait frappant et dont la valeur ne peut, à mon avis, être repérée que de ce que je vous ai introduit dans cette structure topologique. Deux traits sont à mettre en valeur: que ce regard regarde et dont chacun vous dit, c’est nous, nous le spectateur. Pourquoi nous en croire tant? Sans doute il nous appelle à quelque chose puisque nous répondons ainsi que je vous l’ai dit. Mais ce que ce regard implique, comme aussi bien la présence du tableau retourné dans le tableau, comme aussi bien cet espace qui frappe tous ceux qui regardent le tableau, comme étant en quelque sorte unique et singulier, c’est que ce tableau s’étend jusqu’aux dimensions de ce que j’ai appelé la fenêtre et la désigne comme telle. Ce fait que dans un coin du tableau, par le tableau lui-même, en quelque sorte retourné sur lui-même pour y être représenté, soit créé cet espace en avant du tableau où nous sommes proprement désignés comme l’habitant comme tel, cette présentification de la fenêtre dans le regard de celui qui ne s’est pas mis par hasard, ni n’importe comment à la place qu’il occupe, Velasquez, c’est là le point de capture et l’action qu’exerce sur nous, spécifique, ce tableau.

A cela, il y a un recoupement dans le tableau. je ne puis que regretter une fois de plus de devoir vous renvoyer à des images en général, d’ailleurs je dois dire dans de nombreux volumes toujours assez mauvaises ou trop sombres ou trop claires. Ce tableau n’est pas facile à reproduire mais il est clair que la distance du peintre au tableau, dans le tableau où il est représenté, est très suffisamment accentuée pour nous montrer qu’il n’est justement pas à portée de l’atteindre et que là, il y a une intention, à savoir que cette partie du groupe, ce qu’on a appe­lé ici Las Meninas, Les Ménines, à savoir Doña Margarita avec Doña Maria, Doña Agustina Sarmiento qui est à genoux devant elle, sont en avant du peintre, alors que les autres, encore qu’ayant l’air d’être sur un plan analogue, devant, sont plutôt en arrière, et que cette question de ce qu’il y a de cet espace entre le peintre et le tableau est non seulement là ce qui nous est présenté, mais qui se présentifie à nous par cette trace qu’il suffit de désigner pour reconnaître qu’ici une ligne de traversée marque quelque chose qui n’est pas simplement division lumineuse, groupement de la toile mais véritablement sillage du passage de cette présence fantomatique du peintre en tant qu’il regarde.

Si je vous dis que c’est quelque part au niveau de la recoupée de la ligne fon­damentale avec le sol perspectif et en un point à l’infini que va le sujet regard, c’est bien également de ce point que Velasquez a fait, sous cette forme fantoma­le qui spécifie cet auto-portrait parmi tous les autres, d’un des traits qui se dis­tingue assurément du style du peintre. Il vous dirait lui-même : « Croyez-vous qu’un auto-portrait c’est de cette goutte-là, de cette huile-là, de ce pinceau-là que je peindrais ? » Vous n’avez qu’à vous reporter au portrait d’Innocent X qui est à la Galerie Doria Pamphili [?] pour voir que le style n’est pas tout à fait le même. Ce fantôme du sujet regardant et rentré par cette trace qui est encore là sensible et dont je puis dire que tous les personnages portent la vibration. Car dans ce tableau où c’est devenu un cliché, un lieu commun – et je l’ai entendu articuler des bouches, je dois dire, les plus non seulement autorisées mais les plus élevées dans la hiérarchie des créateurs, – ce tableau dont on nous dit que c’est le tableau des regards qui se croisent et d’une sorte d’intervision, comme si tous les personnages se caractériseraient de quelque relation avec chacun des autres, si vous regardez les choses de près, vous verrez qu’à part le regard de la Menina Maria Agustina Sarmiento qui regarde Doña Margarita, aucun autre regard ne fixe rien.

Tous ces regards sont perdus sur quelque point invisible, comme qui dirait, « un ange a passé », précisément le peintre. L’autre Ménine qui s’appelle Isabel de Velasco est là, en quelque sorte comme interdite, les bras comme en quelque sorte écartés de la trace de ce passage. L’idiote, là, le monstre Mari-Barbola naine, regarde ailleurs et non pas du tout, comme on le dit, de notre côté. Quant au petit nain, il s’occupe ici à faire très précisément, à jouer très précisément le rôle qu’il est fait pour jouer en tant qu’imitation de petit garçon, il fait l’affreux jojo; il donne un coup de pied sur le derrière du chien comme pour en quelque sorte lui dire : « Tu roupilles, alors; t’as pas renifié la souris qui vient de passer ». Regard, nous dirait-on, si on voulait encore le soutenir, mais observez que dans un tableau qui serait un tableau du jeu des regards, il n’y a pas en tout cas, même si nous devons retenir ce regard de l’une des Ménines, de regards qui s’accro­chent, de regards complices, de regards d’intelligence, de regards de quête. Doña Margarita la petite fille ne regarde pas la Suivante qui la regarde. Tous les regards sont ailleurs. Et bien entendu le regard au fond de celui qui s’en va n’est plus qu’un regard qui veut dire : « je te quitte », loin qu’il soit pointé sur qui­conque.

Dès lors que peut vouloir dire ce qu’on amène au centre de la théorie de ce tableau quand on prétend que ce qui est là au premier plan, à notre place – et Dieu sait si le spectateur peut se délecter d’un tel support, d’une telle hypothè­se, – ce sont le roi et la reine qui sont reflétés dans ce miroir qui devrait vous apparaître ici et qui est dans le fond ? A ceci j’objecterai : le peintre où qu’il se montre dans ce tableau, où entend-il que nous le mettions ? Une des hypo­thèses, et une de celles qui ont le plus séduit parmi celles qui ont été avancées, c’est que puisque le peintre est là et que c’est ceci qu’il a peint, c’est qu’il a dû, tout cela, le voir dans un miroir, un miroir qui est à notre place et nous voici transformés en miroir. La chose n’est pas sans séduction, ni même sans com­porter un certain appel à l’endroit de tout ce que je vous évoque comme relati­vité du sujet à l’autre, à ceci près que quand vous voudrez…, c’est autour d’une telle expérience que je vous pointerai la différence stricte qu’il y a entre un miroir et la fenêtre; deux termes précisément qui structuralement n’ont aucun rapport. Mais tenons-nous en au tableau. Le peintre se serait peint ayant vu toute la scène des gens autour de lui dans un miroir. je n’y vois qu’une objec­tion: c’est que rien ne nous indique des témoignages de l’histoire – et Dieu sait si ce sont là des nouvelles que l’histoire se charge de transmettre, – rien ne nous indique que Velasquez fut gaucher. Or, c’est bien ainsi que nous devrions le voir apparaître si nous prenons au sérieux le fait que, dans une peinture faite soi-disant à l’aide d’un miroir, il se représente tel qu’il était bien en effet, à savoir tenant son pinceau de la main droite.

Ceci pourrait vous paraître mince raison. Il n’en reste pas moins que, s’il en était ainsi, cette théorie serait tout à fait incompatible avec la présence, ici, du roi et de la reine. Ou c’est le miroir qui est ici ou c’est le roi et la reine. Si c’est le roi et la reine, ça ne peut pas être le peintre, si le peintre est ailleurs, si le roi et la reine sont là, ça ne peut pas être le peintre qui est là, comme moi je suppose qu’il y était effectivement. Vous ne comprenez pas Monsieur Castoriadis ?

 

M. Castoriadis – Non.

 

Docteur J. Lacan – Dans l’hypothèse que le roi et la reine, reflétés là-bas dans le miroir, étaient ici pour se faire peindre par le peintre, comme je viens d’éli­miner l’hypothèse que le peintre fût là autrement que par l’art de son pinceau, il fallait bien que le peintre fût là et d’ailleurs l’exigence que le peintre fût là et non pas de l’autre côté d’un miroir que nous serions nous-mêmes, est dans le fait de supposer que roi et reine sont dans le miroir. En d’autres termes, à la même place nous ne pouvons pas mettre deux quelconques des personnages de ce trio qui sont: un miroir supposé, le roi et la reine ou le peintre. Nous sommes toujours forcés pour que ça tienne d’en mettre deux à la fois et ils ne peuvent pas être deux à la fois. Si le roi et la reine sont là pour être reflétés dans le fond dans le miroir, or il est impossible qu’ils soient représentés comme étant là dans le miroir, ne serait-ce qu’en raison de l’échelle, de la taille où on les voit dans le miroir où ils ont à peu près la même échelle que le personnage qui est en train de sortir à côté d’eux. Alors qu’étant donné la distance où nous sommes, ils devraient être exactement deux fois plus petits. Mais ceci n’est encore qu’un argument de plus. Si le roi et la reine sont là dans cette hypothèse, alors le peintre est ici et nous nous trouvons devant la position avancée par les anecdo­tiers, par Madame de Motteville par exemple, à savoir que le roi et la reine étaient ici – et ils seraient debout, encore plus! – en train de se faire, de poser et auraient devant eux la rangée de tous ces personnages dont vous pouvez voir quelle serait la fonction naturelle si vraiment pendant ce temps-là Velasquez était en train de peindre tout autre chose qu’eux et par-dessus le marché, quelque chose qu’ils ne voient pas puisqu’ils voient tous ces personnages dans une position qui l’entoure.

J’avance, à l’opposé de cette impossibilité manifeste, que ce qui est l’essen­tiel de ce qui est indiqué per ce tableau, c’est cette fonction de la fenêtre. Que le fait que la trace soit en quelque sorte marquée de ce par quoi le peintre peut y revenir est vraiment là ce qui nous montre en quoi c’est là, la place vide. Que ce soit en symétrie à cette place vide qu’apparaissent ceux, si je puis dire, dont non pas le regard mais la supposition qu’ils voient tout, qu’ils sont dans ce miroir exactement comme ils pourraient être derrière un grillage ou une vitre sans tain et après tout, rien à la limite ne nous empêcherait de supposer qu’il ne s’agisse de quelque chose de semblable, à savoir de ce qu’on appelle connecter, en connexion avec une grande pièce, un de ces endroits du type endroit pour épier, qu’ils soient là en effet, que le fait qu’ils voient tout soit ce qui soutient ce monde d’êtres en représentation, qu’il y ait là quelque chose qui nous donne en quelque sorte le parallèle au « je pense donc je suis » de Descartes; que « je peins donc je suis » dit Velasquez « et je suis là qui vous laisse avec ce que j’ai fait pour votre éternelle interrogation ». « Et je suis aussi dans cet endroit d’où je peux revenir à la place que je vous laisse » qui est vraiment celle où se réali­se cet effet de ce qu’il y ait chute et désarroi de quelque chose qui est au coeur du sujet.

La multiplicité même des interprétations, on peut dire, leur embarras, leur maladresse est là suffisamment faite pour le souligner. Mais à l’autre point qu’avons-nous ? Cette présence du couple royal jouant exactement le même rôle que le Dieu de Descartes, à savoir que dans tout ce que nous voyons, rien ne trompe à cette seule condition que le Dieu omniprésent, lui, y soit trompé. Et c’est là, la présence de ces êtres que vous voyez dans cette atmosphère brouillée si singulière du miroir. Si ce miroir est là, en quelque sorte, l’équivalent de quelque chose qui va s’évanouir au niveau du sujet A, qui est là, comme en pen­dant de ce petit a de la fenêtre au premier plan, est-ce que ceci ne mérite pas que nous nous y arrêtions un peu plus ?

Un peintre, une trentaine d’années plus tard, qui s’appelait Lucas Giordano, précisément un maniériste en peinture et qui a gardé dans l’histoire l’étiquette de fa presto parce qu’il allait un peu vite, extraordinairement brillant d’ailleurs, ayant longuement contemplé cette image dont je ne vous ai pas fait l’histoire quant à la dénomination, a proféré une parole, une de ces paroles, mon Dieu comme on peut les attendre de quelqu’un qui était à la fois maniériste et fort intelligent : « c’est la théologie de la peinture » a-t-il dit. Et bien sûr, c’est bien à ce niveau théologique où le Dieu de Descartes est le support de tout un monde en train de se transformer par l’intermédiaire du fantôme subjectival, c’est bien par cet intermédiaire du couple royal qui nous apparaît scintillant dans ce cadre au fond que ce terme prend son sens.

Mais je ne vous quitterai pas sans vous dire, quant à moi, ce que me suggère le fait qu’un peintre comme Velázquez, ce qu’il peut avoir de visionnaire. Car qui parlera à son propos de réalisme, qui par exemple à propos des Hilanderas osera dire que c’est là la peinture d’une rudesse populaire ? Elle l’est sans doute qui veut simplement éterniser le flash qu’il aurait eu un jour en quittant la manufacture de tapisseries royales et en voyant les ouvrières au premier plan faire cadre à ce qui se produit au fond. je vous prie simplement de vous repor­ter à cette peinture sur quelque chose qui vaille plus que ce que je vous ai mon­tré là, pour voir combien peut être distante de tout réalisme, et d’ailleurs, il n’y a pas de peintre réaliste mais visionnaire assurément. Et à mieux regarder ce qui se passe au fond de cette scène, dans ce miroir où ces personnages nous appa­raissent clignotant et eux assurément distincts de ce que j’ai appelé tout à l’heu­re fantomal mais vraiment brillants. Il m’est venu ceci qu’en opposition, polai­rement à cette fenêtre où le peintre nous encadre et comme en miroir, il nous fait surgir ce qui, pour nous, sans doute, ne vient pas à n’importe quelle place quant à ce qui se passe pour nous des rapports du sujet à l’objet a, l’écran de télévision.

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