samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXIII L'OBJET DE LA PSYCHANALYSE 1965 – 1966 Leçon du 18 mai 1966 Séminaire fermé

Leçon du 18 mai 1966 Séminaire fermé

 

Je voudrais saluer parmi nous la présence de Michel Foucault qui me fait le grand honneur de venir à ce séminaire. Quant à moi je me réjouis moins d’avoir à me livrer devant lui à nos habituels exercices que d’essayer de lui montrer ce qui fait le but principal de nos réunions, c’est-à-dire un but de formation, ce qui implique plusieurs choses entre nous et d’abord que les choses ne doivent pas être ces choses des deux bords, du vôtre et du mien, et immédiatement repérées au même niveau. Sans ça, à quoi bon? C’est une fiction d’enseignement.

C’est bien pour cela que, depuis trois de nos rencontres, Je suis amené à reve­nir sur le même plan, à plusieurs reprises, par une sorte d’effort d’accommoda­tion réciproque. je pense que déjà entre l’avant-dernière fois et la dernière, il s’est produit un pas et j’espère qu’il s’en ferra un autre aujourd’hui. Pour tout dire, je reviendrai aujourd’hui encore sur ce support tout à fait admirable que nous ont donné Les Ménines, non pas qu’elles aient été amenées au premier plan comme l’objet principal, bien sûr, – nous ne sommes pas ici à l’École du Louvre – mais parce qu’il nous a semblé que s’y illustraient d’une façon parti­culièrement remarquable certains faits que j’avais essayé de mettre en évidence et sur lesquels je reviendrai encore pour quiconque ne m’aurait pas suffisam­ment suivi. Il s’agit là évidemment de choses peu habituelles. L’emploi ordinai­re de l’enseignement, qu’il soit universitaire ou secondaire, par lequel vous avez été formés, fait que ce qui constitue par exemple la forme vraiment essentielle de la géométrie moderne, vous reste non seulement ignorée mais spécialement opaque. Ce dont j’ai pu, bien sûr, voir l’effet quand j’ai essayé de vous en ame­ner par des figures, des figures très simples et exemplaires, essayé de vous en amener quelque chose qui en suscita pour vous la dimension.

Là-dessus Les Ménines se sont présentées, comme il arrive souvent. Il faut bien s’émerveiller, on a tort de s’émerveiller, les choses vous viennent comme bague au doigt, on n’est pas seul à travailler dans le même champ. Ce que Monsieur Michel Foucault avait écrit dans son premier chapitre a été tout de suite remarqué par certains de mes auditeurs, je dois dire avant moi, comme devant constituer une sorte de point d’intersection particulièrement pertinent entre deux champs de recherche. Et c’est bien en effet ainsi qu’il faut le voir et, je dirai, d’autant plus qu’on s’applique à relire cet étonnant premier chapitre dont j’espère que ceux qui sont ici se sont aperçus qu’il est repris un peu plus loin dans le livre, au point-clé, au point-tournant à celui où se fait la jonction de ce mode, de ce mode constitutif, si l’on peut dire, des rapports entre les mots et les choses tel qu’il s’est établi dans un champ qui commence à la maturation du seizième siècle pour aboutir à ce point particulièrement exemplaire et par­ticulièrement bien articulé dans son livre qui est celui de la pensée du dix-hui­tième. Au moment d’arriver à son but dans sa perspective, au point où il nous a amené la naissance d’une autre articulation, celle qui naît au dix-neuvième siècle, celle qui lui permet déjà de nous introduire, à la fois, la fonction et le caractère profondément ambigu et problématique de ce qu’on appelle les sciences humaines. Ici Monsieur Michel Foucault s’arrête et reprend son tableau des Ménines autour du personnage à propos duquel nous avons laissé la dernière fois nous-même suspendu notre discours, à savoir, dans le tableau, la fonction du roi.

Vous verrez que c’est ce qui nous permettra aujourd’hui, si nous en avons le temps, si les choses s’établissent comme je l’espère, d’établir pour moi la jonc­tion entre ce que vient d’amener en apportant cette précision que la géométrie projective peut nous permettre de mettre dans ce qu’on peut appeler la subjec­tivité de la vision, de faire la jonction de ceci avec ce que j’ai apporté déjà dès longtemps sous le thème du narcissisme du miroir. Le miroir est présent dans ce tableau sous une forme énigmatique, si énigmatique qu’humoristiquement, la dernière fois, j’ai pu terminer en disant qu’après tout, faute de savoir qu’en faire, nous pourrions y voir ce qui apparaît être d’une façon surprenante en effet quelque chose qui ressemble singulièrement à notre écran de télévision. Mais ceci est évidemment in concetto. Mais vous allez le voir aujourd’hui, si nous avons le temps, je le répète, que ce rapport entre le tableau et le miroir, ce que l’un et l’autre, non pas seulement nous illustrent ni ne nous représentent mais vraiment représentent comme structure de la représentation, c’est ce que j’espè­re pouvoir introduire aujourd’hui.

Mais je ne veux pas le faire sans avoir eu ici quelques témoignages des ques­tions qui ont pu se poser à la suite de mes précédents discours. J’ai demandé à Green qui d’ailleurs, puisque nous sommes en un séminaire fermé, s’était offert en quelque sorte, spontanément, à m’apporter cette réplique en m’en apportant en dehors de ce cercle. Je vais donc lui donner la parole. Je crois qu’Audouard, je ne sais pas s’il est ici, voudra bien aussi nous apporter certains éléments d’in­terrogation et tout de suite après, j’essaierai, en leur répondant, peut-être, j’es­père, amener Monsieur Michel Foucault à me donner quelques remarques. En tout cas, je ne manquerai certainement pas de l’interpeller. Bien. Je vous donne la parole, Green. Je suis un peu fatigué de la voix aujourd’hui. Je ne suis pas sûr que dans cette salle, dont l’acoustique est aussi mauvaise que la propreté, aujourd’hui tout au moins, je ne suis pas sûr, qu’on m’entende très bien jusqu’au fond. Si? Enfin, c’est le moment de faire un petit mouvement de foule et de vous rapprocher. Je me sentirai plus sûr.

 

A. Green – En fait, ce que Lacan m’a demandé, c’est essentiellement de lui donner l’occasion de repartir sur le développement qu’il avait commencé la der­nière fois. Et c’est à partir de certaines remarques que je m’étais faites moi­6même au moment de son commentaire, que j’avais pris la liberté de lui écrire. Ces remarques tenaient essentiellement aux conditions de projection qui étaient très directement liées au commentaire de Lacan et à sa propre place, occupée par lui, dans le commentaire et de ce qu’il n’y pouvait apercevoir du point où il était. Les conditions de cette projection ayant été, comme vous le savez, défectueuses, et l’absence d’une suffisante obscurité ont considérablement dénaturé le tableau et notamment certains détails de ce tableau sont devenus totalement invisibles. C’était en particulier le cas pour ce qui concernait.

 

Docteur J. Lacan – Green, ce n’est pas une critique… On va le projeter aujourd’hui. Aujourd’hui, ça va marcher. Je ne pense pas que c’était l’insuffi­sante obscurité, encore que l’obscurité nous soit chère, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Je crois que c’est que la lampe était, je ne sais pas pourquoi, mal réglée ou faite pour un autre emploi. Bref, mon cliché la dernière fois, j’ai maudit l’École du Louvre, j’ai eu tort et je suis allé m’en excuser. Mon cliché était non seule­ment très suffisant mais, vous allez le voir, excellent. C’est donc une question de lampe. Naturellement, il faut baisser les rideaux si nous voulons avoir la pro­jection. Alors, faites-le vite, vous serez gentille. Voilà. Merci. Alors, vous y allez Gloria. Vous mettez Les Ménines.

 

A. Green – En fait, ce qui était effacé, en cette occasion, c’était le personnage de Velasquez lui-même, le peintre et le couple. Aujourd’hui, on peut mieux le voir, mais la dernière fois, justement, ce qui était effacé, c’était le personnage du peintre et ce couple, ce couple qui était apparu comme totalement effacé. Je me suis interrogé sur cet effacement et je me suis demandé si, au lieu de le considé­rer simplement comme une insuffisance, nous ne pouvions pas considérer que cet effacement était lui-même significatif de quelque chose comme une de ces productions de l’inconscient, comme l’acte manqué, comme l’oubli et s’il n’y avait pas là une clé, une clé qui unit étrangement le peintre et ce couple qui se trouve être dans la pénombre, qui paraît du reste se désintéresser de la scène et qui paraît chuchoter. Et c’est à partir de cette réflexion que je me suis demandé s’il n’y avait pas là quelque chose à creuser à propos de cet effacement, cet effa­cement de trace dans le tableau, où les plans de lumière sont distingués de façon très précise, aussi bien par Lacan que par Foucault avec, notamment le plan de lumière du fond, de l’autre Velasquez, le Velasquez du fond et le plan de lumiè­re qui lui vient de la fenêtre. Ce serait donc dans cet entre-deux, dans cet entre­deux lumières que, peut-être, il y aurait là quelque chose à creuser sur la signi­fication de ce tableau. Maintenant, on pourrait peut-être rallumer si vous le voulez. Ceci ce sont donc les remarques que j’avais faites à Lacan par écrit sans du tout penser qu’elles avaient un but différent que de relancer sa réflexion. Et puis, j’ai repris le texte de Foucault, ce chapitre tellement remarquable, pour y constater un certain nombre de points de convergence avec ce que je viens de vous dire, et notamment ce qu’il dit lui-même du peintre, il dit : « Sa taille sombre et son visage clair sont mitoyens du visible et de l’invisible ». Par contre, Foucault me paraît avoir été très silencieux sur le couple dont je viens de parler. Il fait allusion, du reste, il parle du courtisan qui est là et il ne parle pas du tout du personnage féminin qui, à ce qu’il paraît, semble être une religieuse, à ce qu’on peut voir. Là je dois dire que la reproduction qui est dans le livre de Foucault ne permet absolument pas de le voir, alors que la reproduction que vient d’épingler Lacan ici, permet de penser qu’il y a de fortes raisons pour que ce soit une religieuse.

Et j’ai retrouvé, évidemment dans le texte de Foucault, un certain nombre d’oppositions systématiques qui éclairent la structure du tableau. Certaines de ces oppositions ont déjà été mises en lumière et notamment, par exemple, il y a l’opposition du miroir, le miroir comme support d’une opposition entre le modèle et le spectateur, le miroir comme opposition au tableau et à la toile et notamment, en ce qui concerne cette idée, une formulation de Foucault qui nous rappelle, je crois, beaucoup la barrière du refoulement: « Elle empêche que soit jamais repérable ni définitivement établi le rapport des regards». Cette espèce d’impossibilité conférée à la situation de la toile, à son envers, de savoir ce qui y est inscrit, nous fait penser, à nous, qu’il y a là un rapport tout à fait essentiel. Mais surtout, par rapport aux réflexions de Lacan sur la perspective, ce qui m’a paru intéressant, c’est, non pas de retrouver d’autres oppositions, il y en a et j’en oublie bien entendu, mais surtout d’essayer de comprendre la suc­cession des différents plans du fond vers la surface, justement dans la perspecti­ve de Lacan sur la perspective.

Eh bien! il n’est certes pas indifférent, je crois, qu’on puisse y retrouver au moins quatre plans. Quatre plans qui sont successivement, le plan de l’autre Velasquez, celui du fond, le plan du couple, le plan du peintre et le plan consti­tué par l’Infante et ses Suivantes, l’idiote, le bouffon et le chien qui sont tous en avant de Velasquez. Ils sont en avant de Velasquez et je crois qu’on peut diviser ce groupe lui-même en deux sous-groupes : le groupe constitué par l’Infante où Foucault voit un des deux centres du tableau, l’autre étant le miroir, – et je crois que ceci est évidemment très important – et l’autre sous-groupe consti­tué par l’animal et les monstres, c’est-à-dire l’idiote et le bouffon de Nicolas Pertusato avec le chien.

Je crois que cette division sur le mode d’arrière en avant, avec ces deux groupes, pourrait nous faire penser, et là peut-être que je m’avance un peu, – mais c’est uniquement pour donner une matière à vos commentaires et à vos cri­tiques, – comme quelque chose qui fait de ce tableau bien sûr un tableau sur la représentation comme création et comme, finalement, cette antinomie de la création avec, sur la partie gauche, avec cet être absolument qui dans le rapport de l’Infante à ses deux géniteurs, qui sont derrière, représente la création sous sa forme humaine la plus réussie, la plus heureuse, et au contraire déporté de l’autre côté, du côté de la fenêtre, par opposition à la toile, ces ratés de la créa­tion, ces marques de la castration que peuvent représenter l’idiote et le bouffon. Si bien qu’à ce moment-là, ce couple qui serait dans la pénombre aurait une sin­gulière valeur par rapport à l’autre couple reflété dans le miroir qui est celui du roi et de la reine. Cette dualité étant probablement trop portée à ce moment-là sur le problème de la création, en tant que justement c’est ce que Velasquez est en train de peindre, et où nous trouvons cette dualité probablement entre ce qu’il peint et le tableau que nous regardons. Je crois que c’est par opposition à ces plans et à ces perspectives et probablement le fait que ce n’est pas un hasard, ce que je ne savais pas, si le personnage du fond, et Foucault écrit à propos de ce personnage du fond, dont le ne savais pas qu’il s’appelait Velasquez et dont on peut dire qu’il est l’autre Velasquez, il dit de lui une phrase qui m’a beaucoup frappé : « Peut-être va-t-il entrer dans la pièce ? Peut-être se borne-t-il à épier ce qui se passe à l’intérieur, content de surprendre sans être observé ».

Eh bien! je crois que ce personnage de par sa situation est justement en pos­ture d’observer et il observe quoi? Evidemment tout ce qui se déroule devant lui, alors que Velasquez, lui, n’est absolument pas en posture d’observer ce couple qui est dans la pénombre et ne peut que regarder ce qui est en avant de lui, c’est-à-dire ces deux-sous-groupes dont je viens de parler. Je ne veux pas être beaucoup plus long pour laisser la parole à Lacan mais je crois que nous ne pouvons pas ne pas voir à quel point dans tout cela et dans le rapport de la fenêtre et du tableau dont parle Lacan, eh bien, je crois que l’effet de fascination produit par ce tableau et je crois que c’est ça qui est le plus important pour nous, c’est que ce tableau produit un effet de fascination directement en rapport avec le fantasme dans lequel nous sommes pris et peut-être que, justement, là, y a-t­-il quelque rapport avec ces quelques remarques que je faisais concernant la créa­tion, autrement dit la scène primitive.

 

Docteur J. Lacan – Bien. Nous pouvons remercier Green à la fois de son intervention et, mon dieu, ça n’a pas l’air très aimable, de sa brièveté. Mais nous avons perdu beaucoup de temps au début de cette séance et je demanderai à Audouard de faire une intervention dont je ne doute pas qu’elle doive avoir les mêmes qualités.

 

M. Audouard -Justement, il me semble que dans un séminaire comme celui-ci, ne doivent pas se borner à parler ceux qui ont compris, les élèves brillants mais ceux qui n’ont pas compris et que ceux qui n’ont pas compris aussi puis­sent le dire. Alors, je voudrais dire à Monsieur Lacan et à vous-même en m’ex­cusant d’avance du caractère un peu ingrat de cette intervention, ce que je vou­drais exprimer, c’est surtout ce que je n’ai pas compris dans la présentation que Monsieur Lacan nous a faite, de la topologie que Monsieur Lacan nous a faite, en partie dans la rencontre du plan-support et du plan-figure. D’abord, il y a plusieurs manières de ne pas comprendre. Il y a une manière qui est de sortir du séminaire en se disant: « je n’ai rien compris du tout. Mon vieux, toi, tu as com­pris quelque chose ? » « Moi non plus » dit l’autre. Et puis on en reste là. Et puis, il y a l’autre manière que pour une fois j’ai adoptée c’est de se mettre devant une feuille de papier et essayer de me faire mon petit graphe à moi, mon petit sché­ma à moi.

Ça n’a pas été sans mal. C’était surtout ce matin parce que c’est ce matin que Monsieur Lacan m’a téléphoné pour me dire que j’aurais peut-être quelque chose à dire. Alors je me suis dépêché de faire quelque chose, alors, c’est vrai­ment tout à fait, comme ça, impromptu. Seulement, je suis bien gêné car mon petit graphe à moi, j’aurais bien voulu le mettre quelque part et je m’aperçois que ce serait détruire l’ordonnancement de la séance et…

 

Docteur j. Lacan – Le papier est pour ça. Servez-vous de ça.

 

M. Audouard – Merci beaucoup. Alors ce que je vais faire, je vais simple­ment en vous disant la manière dont je me suis vu obligé de m’exprimer à moi-­même les choses, je demanderai à Monsieur Lacan de me dire en quoi je me suis trompé…

 

Docteur J. Lacan – Allez-y mon vieux, allez-y.

 

M. Audouard – Bon. Je vais figurer par un plan circulaire, ce plan du regard dans lequel mon œil est pris, donc que mon œil ne peut pas voir. Ici, il va y avoir la ligne infinie qui va conduire à l’horizon. Ici, il va y avoir la répétition projec­tive de cette ligne qui ne serait pas seulement la répétition projective de cette ligne comme s’il s’agissait d’une géométrie métrique mais qui va être la possibi­lité pour une géométrie métrique que chacun de ses points, bien sûr, parallèles à cette ligne viennent s’y projeter et constituer une ligne parallèle. Mais en réa­lité pour mon œil situé ici dans le champ du regard, chacune de ces lignes n’est donc plus parallèle, viendra constituer un point comme ceci dans la perspective offerte à mon œil. Il est aussi certain que la ligne infinie qui se trace depuis le champ du regard jusqu’à l’horizon sera, elle-même, d’une manière ou d’une autre et c’est là que peut-être ma position est un petit peu incertaine, d’une manière ou d’une autre projetée sur cette ligne et donc en fin de compte, sur ce point.

Chaque point de cette ligne et chaque point de cette ligne seront en fin de compte projetés sur ce point. Ici j’ai le plan-figure, c’est-à-dire ce qui s’offre à moi, ce qui s’offre à mon regard lorsque je regarde : mon champ, mon champ dans lequel le plan que je ne puis pas voir, moi, c’est-à-dire le plan-support, le plan du regard dans lequel mon œil est pris, d’une manière ou d’une autre, va se projeter. Tant et si bien que, comme Monsieur Lacan nous l’a fait souvent remarquer, je suis vu autant que je vois, c’est-à-dire que les lignes qui viennent ici rejoindre le plan du regard ou cette ligne fondamentale dont nous a parlé Monsieur Lacan, à ce plan-figure, seront aussi bien inversables, si je puis dire, comme ceci, par une projection exactement inverse. Tant et si bien que si je considère que dans le plan-figure se projette le plan-regard, que le plan-regard me renvoie quelque chose qui venait du plan-figure, il y aura à chaque point intermédiaire entre le plan du regard et la ligne infinie, le point de fuite, le point d’horizon, il y aura à chaque point de cet espace, une différence entre la pers­pective, si je la considère comme vectorialisée pour ainsi dire comme ceci ou vectorialisée comme cela, c’est-à-dire que, par exemple, un arbre qui aura cette dimension dans ce vecteur, aura cette dimension dans ce vecteur. Il y aura donc ici un écart, quelque chose de non vu qui ne vient qu’exprimer que, à chaque point de ce plan, il y a aussi un écart de chaque point par rapport à lui-même, c’est-à-dire que cet espace ne sera pas homogène et que chaque point sera déca­lé par rapport à lui-même en un écart non vu, non visible qui cependant vient constituer étrangement chacune des choses que mon œil perçoit dans le plan perceptif. Chacune de ces choses, vues dans le plan perspectif étant renvoyée par le plan-figure en tant que dans ce plan-figure, le plan du regard se projette; chacun de ces écarts pourra être appelé (a) et ce (a) est constitutif de l’écart que chaque point du plan-regard prend par rapport à lui-même. Une non homogénéité absolue de ce plan se découvre ainsi et chaque objet se découvre comme pouvant avoir une certaine distance par rapport à lui-même, une certaine diffé­rence par rapport à lui-même. Et je suis frappé que dans ce que vient de nous dire Green, si l’on considère en effet cette sorte d’entrecroisement des éclairages du plan, les figures dont il nous a parlé se situent comme l’intersection pour rejoindre en quelque sorte, pour rejoindre ce qui se croise ici comme cela. Et qu’en effet il y a, peut-on dire aussi, dans l’éclairement des visages par rapport aux corps un petit quelque chose qui dépasse et qui pourrait, en manière d’illus­tration simple, je ne prétends pas faire plus, qui pourrait nous indiquer cette petite différence justement que prend l’objet par rapport à lui-même quand on met en regard, c’est le moment de le dire, le plan du regard et le plan de la figu­re. Voilà la-manière dont je me suis exprimé les choses et je laisse à Monsieur Lacan le soin de me dire que je me suis lourdement trompé ou que j’ai mécon­nu une partie de ce qu’il a dit l’autre jour.

 

Docteur J. Lacan -je vous remercie beaucoup Audouard. Voilà. C’est vrai­ment une construction intéressante parce qu’exemplaire. Je peux difficilement croire qu’il ne s’y soit pas mêlé pour vous le désir de concilier un premier sché­ma que j’avais donné au moment où je parlais de la pulsion scopique, il y a deux ans avec ce que je viens de vous apporter la dernière fois et l’avant dernière fois.

Ce schéma tel que vous le produisez et qui ne correspond ni à l’un ni à l’autre de ces deux énoncés de ma part, a toutes sortes de caractéristiques dont la prin­cipale est de vouloir figurer, du moins je le crois, si je ne me trompe pas moi-même sur ce que vous avez voulu dire en somme, une certaine réciprocité de la représentation que vous avez appelé la figure avec ce qui se produit dans le plan du regard d’où vous êtes parti. Je pense, c’est bien en effet d’une espèce de représentation strictement réciproque qu’il s’agit et où se marque, si l’on peut dire, le vertige permanent de l’intersubjectivité. Là-dessus vous introduisez, d’une façon qui mériterait d’être critiquée dans le détail, je ne sais quoi que je ne veux pas, dans lequel je ne veux pas m’appesantir où il résulterait quelque chose par quoi l’objet, c’est bien d’un objet qu’il s’agit puisque vous avez sup­posé un petit arbre, qui tirerait en quelque sorte, je vais un peu vite, mais qui tirerait tout son relief de la non-coïncidence des deux perspectives qu’il saisit, ce qui en effet doit être à peu près soutenable de la façon dont vous avez posé les choses. Et d’ailleurs je crois qu’à la fin, ce n’est pas pour rien que vous repré­sentez dans le plan du regard deux points écartés l’un de l’autre et qui viennent là singulièrement sans que je sache si c’est votre intention, mais d’une façon frappante évoquer la vision binoculaire. Bref vous paraissez, avec ce schéma, être tout à fait prisonnier de quelque chose d’assurément confus et qui prend son prestige de recouvrir assez bien ce que s’efforce d’explorer la physiologie proprement optique.

Or, – je vais naturellement très vite, ça vaudrait la peine d’être discuté en détail avec vous mais alors je pense que le séminaire d’aujourd’hui ne pourrait pas être considéré comme restant dans l’axe de ce que nous avons à dire – bref il est facile de repérer, là, les défauts de votre construction par rapport à ce que j’ai apporté, le fait que vous soyez parti de quelque chose que, disons, vous appelez le plan du sujet voyant ou le plan du regard, que vous soyez parti de là est une erreur tout à fait sensible et extrêmement déterminante dans l’embarras que vous a donné la suite de votre tentative de recouvrir ce que j’ai dit. Ça ne me donnera qu’une occasion de l’exprimer une fois de plus. Partir de là en disant que ceci, dont vous avez tracé la ligne horizontale sans préciser tout de suite, n’est-ce pas, ce que c’était et d’ailleurs ce sur quoi nous restons dans l’em­barras, parce que cette ligne, ce par quoi elle est déterminée, elle est déterminée par ce plan que j’ai appelé la première fois le plan-support, que j’ai appelé plus simplement et pour faire image ensuite le sol, n’est-ce pas, le plan sol. Vous ne le précisez pas mais par contre, supposez que quoi que ce soit qui est dans ce plan, dans ce plan du regard, peut aller se projeter à ce quelque chose que vous avez introduit d’abord et qui est la ligne d’horizon. C’est vraiment manquer l’essentiel de ce qu’opérait la construction que je vous ai montrée l’autre jour en second temps, après l’avoir d’abord exprimée d’une façon, enfin, qui aurait pu se traduire simplement par des lettres ou des chiffres au tableau.

Rien de ce qui est dans ce plan du regard, si nous l’avons défini comme je l’ai défini c’est-à-dire comme parallèle au plan-figure ou encore au tableau, n’est-ce pas, rien, très précisément, ne peut aller s’y projeter dans le tableau d’une façon qui soit par vous représentable puisque cela va en effet s’y projeter, puisque tout s’y projette mais cela va s’y projeter selon, non pas la ligne d’horizon mais la ligne à l’infini du tableau. Ce point-là, donc – je vais faire en rouge pour le dis­tinguer de vos traits, – ce point-là, donc, est le point à l’infini du plan du tableau. Vous y êtes ?

Ceci est facile à concevoir puisque, si nous rétablissons les choses comme elles doivent être, à savoir, je dessine ici. (Voulez-vous me mettre d’autres feuilles de papier, Gloria, s’il vous plait parce qu’autrement ce sera vraiment trop confus.)

Pendant ce temps-là, je vais, tout de même, essayer de dire en quoi tout ceci nous intéresse parce que, après tout, pour quelqu’un comme Foucault qui n’a pas assisté à nos précédents entretiens, cela peut paraître un peu en dehors des limites de l’épure, c’est le cas de le dire.

Mais enfin, ça peut m’être l’occasion, ça peut m’être l’occasion de préciser ce dont il s’agit. Nous sommes des psychanalystes. A quoi avons-nous affaire? A une pulsion qui s’appelle la pulsion scopique. Cette pulsion, si la pulsion est une chose construite comme Freud nous l’inscrit et si nous essayons à la suite de ce qu’inscrit Freud concernant la pulsion qui n’est pas un instinct mais un monta­ge, un montage entre des réalités de niveaux essentiellement hétérogènes, comme ceux qui s’appellent la poussée, le Drang, quelque chose que nous pou­vons inscrire comme étant l’orifice du corps, où ce Drang, si je puis dire, prend son appui et d’où il tire d’une façon qui n’est concevable que d’une façon stric­tement topologique, sa constance; cette constance du Drang ne peut s’élaborer qu’en la supposant émaner d’une surface dont le fait qu’elle s’appuie sur un bord constant, assure finalement, si l’on peut dire, la constance vectorielle du Drang.

De quelque chose ensuite qui est un mouvement d’aller et de retour, toute pulsion inclut en quelque sorte en elle-même, quelque chose qui est, non pas sa réciproque, mais son retour sur sa base. Ceci à partir de quelque chose que nous ne pouvons concevoir, à la limite, et d’une façon, je dis, non pas métaphorique mais foncièrement inscrite dans l’existence, à savoir un tour, elle fait le tour, elle contourne quelque chose; et c’est ce quelque chose que j’appelle l’objet a.

Ceci est parfaitement illustré d’une façon constante dans la pratique analy­tique en ceci que l’objet a, dans la mesure où il nous est le plus accessible, où il est littéralement cerné par l’expérience analytique, est d’une part ce que nous appelons le sein et nous l’appelons dans des contextes suffisamment nombreux pour que son ambiguïté, son caractère problématique, saute aux yeux de chacun.

Que le sein soit objet a, toutes sortes de choses sont bien faites pour montrer qu’il ne s’agit pas là, de ce quelque chose de charnel dont il s’agit quand nous parlons du sein, ce n’est pas simplement ce quelque chose sur quoi le nez du nourrisson s’écrase, c’est quelque chose qui, pour être défini, s’il doit remplir les fonctions et aussi bien représenter les possibilités d’équivalence qu’il manifeste dans la pratique analytique, c’est quelque chose qui doit être défini d’une bien autre façon. Je ne mets pas l’accent ici sur la fonction qui présente aussi les mêmes problèmes que constitue, de quelque façon que vous l’appeliez, le scu­bala, le déchet, l’excrément; ici nous avons quelque chose qui est en quelque sorte tout à fait clair et cerné.

Or, dès que nous passons dans le registre de la pulsion scopique, qui est pré­cisément celle que dans cet article, article sur lequel je m’appuie, – pas simple­ment parce que c’est l’article sacré de Freud, – parce que c’est un article où vient pour lui s’exprimer justement quelque nécessité qui est sur la voie de cette précision topologique que le m’efforce de donner. Si dans cet article, il met par­ticulièrement en valeur cette fonction d’aller et de retour dans la pulsion sco­pique, ceci implique que nous essayions de cerner cet objet a qui s’appelle le regard. Donc c’est de la structure du sujet scopique qu’il s’agit et non pas du champ de la vision. Tout de suite, nous voyons là qu’il y a un champ où le sujet est impliqué d’une façon éminente. Car pour nous, – quand je dis nous, je vous dis, vous et moi, Michel Foucault, – qui nous intéressons au rapport des mots et des choses car en fin de compte, il ne s’agit que de ça dans la psychanalyse, nous voyons bien tout de suite aussi que ce sujet scopique intéresse éminem­ment la fonction du signe. Il s’agit donc de quelque chose qui, d’ores et déjà, introduit une toute autre dimension que la dimension que nous pourrons qua­lifier, au sens élémentaire du mot, de physique que représente le champ visuel en soi-même.

Là-dessus, si nous faisons quelque chose dont, je ne sais pas si vous accepte­rez l’intitulé, à vous de me le dire, si nous essayons de faire sur quelque point précis ou par quelque biais quelque chose qui s’appelle histoire de la subjectivi­té, c’est un titre que vous accepteriez, non pas en sous-titre, n’est-ce pas, et que nous définissions soit un champ, comme vous l’avez fait pour La naissance de la clinique, ou pour L’histoire de la folie soit un champ historique comme dans votre [dernier ouvrage] il est bien clair que la fonction du signe y apparaît ce quelque chose d’essentiel, cette fonction essentielle que vous vous donnez dans une telle analyse. je n’ai pas le temps, grâce à ces retards que nous avons pris, peut-être de soulever point par point dans votre premier chapitre tous les termes non pas du tout où j’aurai en quoi que ce soit à objecter mais bien au contraire qui me paraissent littéralement converger vers la sorte d’analyse que je fais. Vous aboutissez à la conclusion que ce tableau serait, en quelque sorte, la représentation du monde des représentations, comme vous considérez que c’est le système, je dirais, infini, d’application réciproque qui constitue la caractéris­tique d’un certain temps de la pensée. Vous n’êtes pas tout à fait contre ce que je dis là?

Vous êtes d’accord. Merci. Parce que ça prouve que j’ai bien compris.

Il est certain que rien ne saurait plus nous instruire de la satisfaction que nous donne son éclat, qu’une telle controverse. Je ne pense absolument pas vous apporter une objection en disant qu’en fin de compte, ce n’est qu’en faveur d’une fin didactique, à savoir de poser pour nous les problèmes qu’imposerait une certaine limitation dans le système; repère qu’il est, en effet, important qu’une telle saisie de ce qu’a été, disons, la pensée pendant le XVIIe et le XVIIe siècle, nous soit proposée.

Comment procéder autrement si nous voulons même commencer à soup­çonner sous quel biais les problèmes, à nous, se proposent? Rien n’est plus éclairant que de voir, de pouvoir saisir dans quelles, je peux dire le mot, pers­pectives différentes ils pourraient se proposer dans un autre contexte, ne serait-­ce que pour éviter les erreurs de lecture, je dirais même plus simplement pour nous permettre la lecture; quand nous n’y sommes pas naturellement disposés, d’auteurs comme ceux dont vous mettez d’une façon éblouissante en avant la facture, comme Cuvier par exemple. Je ne parle pas, bien sûr, de tout ce que vous avez apporté aussi dans le registre de l’économie de l’époque et aussi de sa linguistique.

Je vous pose la question : Est-ce que vous croyez ou vous ne croyez pas qu’en fin de compte, quel que soit le tracé, le témoignage que nous pouvons avoir des lignes où s’est assurée la pensée d’une époque, il s’est toujours posé à l’être parlant, – quand je dis posé je veux dire qu’il était dedans et que, de ce fait, nous ne pouvons pas ne pas parler de la pensée, – qu’exactement les mêmes problèmes structurés de la même façon se posaient pour eux comme pour nous ? Je veux dire que ce n’est pas là une espèce simplement de présup­posé en quelque sorte métaphysique et même pour le dire plus précisément, hei­deggerien, à savoir que la question de l’essence de la vérité s’est toujours posée de la même façon. Et qu’on s’y est refusé d’un certain nombre de façons diffé­rentes. C’est toute la différence. Mais tout de même nous pouvons toucher du doigt sa présence. Je dis non pas simplement comme Heidegger en remontant à l’archi-antiquité grecque mais d’une façon directe.

Dans la succession de chapitres que vous donnez : parler, échanger, repré­senter : je dois dire d’ailleurs qu’à cet égard, les voir résumés dans la table des matières a quelque chose de saisissant, il me semble que le fait que vous n’y ayez pas fait figurer le mot compter à quelque chose d’assez remarquable. Et quand je dis compter, bien sûr, je ne parle pas seulement d’arithmétique ni de bowling. Je veux dire que vous avez vu qu’en plein cœur de la pensée du XVIIe siècle, quelque chose certainement qui est resté méconnu et qui même a été hué. Vous savez aussi bien que moi de qui je vais parler, à savoir de celui qui a reçu les pommes cuites, qui a rentré sa petite affaire et qui néanmoins est resté indiqué, comme ayant pour les meilleurs brillé du plus vif éclat, autrement dit Girard Desargues, est pour marquer quelque chose qui échappe, me semble-t-il, à ce que j’appellerais le trait d’inconsistance des modes réciproques des représenta­tions dans les différents champs que vous nous décrivez pour faire le bilan du XVIIe et XVIIIe.

En d’autres termes, le tableau de Velasquez n’est pas la représentation de ce que je dirais tous les modes de la représentation, il est, selon un terme qui va bien sûr n’être là que comme un dessert, n’est-ce pas, et qui est le terme sur quoi j’insiste quand je l’emprunte à Freud, à savoir le représentant de la représenta­tion. Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous venons de faire, enfin d’avoir un témoi­gnage éclatant, – je m’excuse Audouard – de la difficulté avec laquelle peut passer le spécifique de ce que j’ai essayé d’introduire, par exemple, dans un temps, intervalle assez court à remonter, c’est-à-dire depuis deux de nos réunions, quand il s’agit du champ scopique.

Le champ scopique il y a longtemps qu’il sert dans cette relation à l’essence de la vérité. Heidegger est là pour nous rappeler, dans cet ouvrage dont je ne conçois pas pourquoi il n’a pas été traduit le premier, comme Wesen, non pas comme Wesen der Wahrheit, mais de la Lehre de Platon sur la vérité, ouvrage qui non seulement n’est pas traduit mais en plus est introuvable, est là pour nous rappeler combien dans le premier enseignement il est absolument clair, manifeste, sur ce sujet de la vérité, que Platon a fait usage de ce que j’appellerai ce monde scopique. Il en a fait un usage, comme d’habitude, beaucoup plus astucieux et rusé qu’on ne peut l’imaginer car en fin de compte tout le matériel y est, comme je l’ai rappelé récemment : le trou, l’obscurité, la caverne, cette chose qui est si capitale, à savoir l’entrée, ce que je vais appeler tout à l’heure la fenêtre et puis, derrière, le monde que j’appellerai le monde solaire. C’est bien l’entière présence de tout le bataclan qui permet à Heidegger d’en faire l’usage éblouissant que vous au moins Michel Foucault, ici, vous savez. Parce que je pense que vous l’avez lu et comme cet ouvrage est introuvable il ne doit pas y en avoir beaucoup qui l’aient lu jusqu’ici, mais j’en ai tout de même quelque peu parlé, c’est-à-dire de faire dire à Platon beaucoup plus qu’on n’y lit ordinaire­ment et de montrer en tout cas la valeur fondamentale d’un certain nombre de mouvements du sujet qui sont très exactement quelque chose qui, comme il le souligne, lie la vérité à une certaine formation, paideia, à savoir à ces mouve­ments que nous connaissons bien, en tout cas dont ceux qui suivent mon ensei­gnement connaissent bien la valeur du signifiant, mouvement de tour et de retour, mouvement de celui qui se retourne et qui doit se maintenir dans ce retournement.

Il n’en reste pas moins que la suite même des temps nous montre à quelle confusion peut prêter un tel début, si nous ne savons pas sévèrement isoler dans ce champ du monde scopique la différence des structures. Et bien sûr, c’est aller sommairement que, par exemple y faire une opposition, une opposition d’où je vais partir.

 

L’apologue, la fable de Platon, telle qu’elle est d’habitude reçue n’implique que quelque chose qui est un point d’irradiation de la lumière, un objet qu’il appelle l’objet véritable, quelque chose qui est l’ombre. Que ce que voient ceux qui sont les prisonniers de la caverne ne soit qu’ombre, c’est là d’habitude tout ce qui est reçu de cet enseignement. J’ai tout à l’heure marqué combien Heidegger arrivait à en tirer plus en montrant ce qui y est en effet. Néanmoins cette façon de partir de cette centralité de la lumière vers quelque chose qui va devenir non pas simplement la structure qu’elle est, à savoir l’objet et son ombre, mais une sorte de dégradé de réalité qui va en quelque sorte introduire au cœur même de tout ce qui apparaît, de tout ce qui est scheinen pour reprendre ce qui est dans le texte de Heidegger, une sorte de mythologie qui est justement celle sur laquelle repose l’idée même de l’idée, qui est l’idée du bien, celle où est, où se trouve l’intensité même de la réalité, de la consistance, et d’où en quelque sorte émanent toutes les enveloppes d’illusions croissantes, de repré­sentations toujours de représentations, c’est cela d’ailleurs précisément, si vous me permettez de vous le rappeler, je ne sais pas après tout si vous avez tous une bonne mémoire, que le 19 janvier j’ai illustré ici en faisant commenter par Madame Parisot ici présente deux textes de Dante; les deux seuls où il ait parlé du miroir de Narcisse.

Or, ce que nous apporte notre expérience, l’expérience analytique, est centré sur le phénomène de l’écran. Loin que le fondement inaugural de ce qui est la dimension de l’analyse soit quelque chose où, comme en un point quelconque, la primitivité de la lumière, de par elle-même, fait surgir tout ce qui est ténèbres sous la forme de ce qui existe.

Nous avons d’abord affaire à cette relation problématique qui est représen­tée par l’écran. L’écran n’est pas seulement ce qui cache le réel, il l’est sûrement, mais en même temps il l’indique. Quelles structures portent ce bâti de l’écran d’une façon qui l’intègre strictement à l’existence du sujet? C’est là le point tournant à partir duquel nous avons, si nous voulons rendre compte des moindres termes qui interviennent dans notre expérience comme connotés du terme scopique et, là bien sûr, nous n’avons pas affaire qu’au souvenir-écran, nous avons affaire à ce quelque chose qui s’appelle le fantasme, nous avons affai­re à ce terme que Freud appelle non pas représentation mais représentant de la représentation. Nous avons affaire à plusieurs séries de termes dont nous avons à savoir s’ils sont ou non synonymes. C’est pour cela que nous nous apercevons que ce monde scopique dont il s’agit n’est pas simplement à penser dans les termes de la lanterne magique, qu’il est à penser dans une structure qui heureu­sement nous est fournie. Elle nous est fournie, je dois dire qu’elle est présente même au long des siècles, elle est présente dans toute la mesure où tels et tels l’ont manquée.

Il y a un certain théorème de Pappus qui se trouve d’une façon surprenante être exactement inscrit dans les théorèmes de Pascal et de Brianchon, ceux sur la rectilinéarité, de la conilinéarité des points de rencontre d’un certain hexago­ne en tant que cet hexagone est inscrit dans une conique. Pappus en avait trou­vé un cas particulier qui est très exactement celui où cet hexagone n’est pas ins­crit dans ce que nous appelons couramment une conique mais simplement dans deux droites se croisant, ce qui, je dois dire, jusqu’à une époque qui était celle de Kepler, on ne s’était pas aperçu que deux lignes qui se croisent c’est une conique. C’est bien pour ça que Pappus n’a pas généralisé son truc. Mais qu’on puisse faire une série de ponctuations qui prouvent qu’à chaque époque, cette chose qui s’appelle géométrie projective n’a pas été méconnue, c’est déjà suffi­samment nous assurer qu’était présente un certain mode de relation au monde scopique dont je vais essayer de dire, maintenant et dans la hâte où nous sommes toujours ici pour travailler, quels sont les effets structuraux.

Qu’est-ce que nous cherchons ? Si nous voulons rendre compte de la possi­bilité d’un rapport, disons au réel, je ne dis pas au monde, qui soit tel qu’insti­tuée s’y manifeste la structure du fantasme, nous devons dans ce cas avoir quelque chose qui nous connote la présence de l’objet a, de l’objet a en tant qu’il est la monture d’un effet. Non seulement je n’ai pas à dire ce que nous connais­sons bien, nous ne le connaissons pas justement, nous avons à en rendre comp­te de cet effet premier donné d’où nous partons dans la psychanalyse qui est la division du sujet. A savoir que dans toute la mesure, je sais que vous le faites à bon escient, où vous maintenez la distinction du cogito et de l’impensé, – pour nous il n’y a pas d’impensé, – la nouveauté pour la psychanalyse, c’est que là où vous désignez, je parle en un certain point de votre développement, l’im­pensé dans son rapport au cogito, là où il y a cet impensé, ça pense, et c’est là le rapport fondamental, d’ailleurs dont vous sentez fort bien quelle est la problé­matique puisque vous indiquez ensuite quand vous parlez de la psychanalyse que c’est en cela que la psychanalyse se trouve radicalement mettre en question tout ce qui est sciences humaines.

Je ne déforme pas ce que vous dites ? Quoi?

 

Michel Foucault Vous réformez.

 

Docteur J. LacanBien sûr. Et en plus, naturellement d’une façon qui néces­siterait beaucoup plus de franchissements et d’étapes. Alors ce dont il s’agit, c’est d’une géométrie qui nous permette, non seulement d’être représentation dans un plan-figure de ce qui est dans un plan-support, mais que s’y inscrive ce tiers terme qui s’appelle le sujet et qui est nécessaire à sa construction. C’est très précisément pourquoi j’ai fait la construction que je suis forcé de reprendre, qui d’ailleurs n’a rien d’original, qui est simplement empruntée aux livres les plus communs sur la perspective, à condition qu’on les éclaire par la géométrie désarguienne et par tous les développements qu’elle a fait depuis aussi bien au XIXe siècle. Mais justement Desargues est là pour pointer qu’au cœur du XVIIe siècle déjà, toute cette géométrie qu’il a parfaitement saisie, cette existen­ce fondamentale par exemple d’un principe comme le principe de dualité qui ne veut rien dire essentiellement par soi-même sinon que les objets géométriques sont renvoyés à un jeu d’équivalence symbolique. Eh bien! à l’aide simplement du plus simple usage des montants de la perspective, nous trouvons ceci que, pour autant qu’il faille distinguer ce point-sujet, ce plan-figure, le plan-support, – bien sûr, je suis bien forcé de les représenter par quelque chose, entendez que tous s’étendent à l’infini bien sûr, – eh bien! quelque chose est repérable d’une façon double qui inscrit le sujet dans ce plan-figure qui de ce fait n’est pas sim­plement enveloppe, illusion détachée si l’on peut dire, de ce qu’il s’agit de repré­senter, mais en lui-même constitue une structure qui de la représentation est le représentant.

Je veux dire que la ligne d’horizon, pour autant qu’elle est directement déter­minée par ce point qu’il ne faut pas appeler point-œil, mais point-sujet, point­-sujet, si on peut dire entre parenthèses, je veux dire sujet nécessaire à la construction, et qui n’est pas le sujet puisque le sujet, il est engagé dans l’aven­ture de la figure et qu’il est nécessaire que là se produise quelque chose qui, à la fois indique qu’il est quelque part en un point nécessairement mais que son autre point, encore qu’il soit nécessaire qu’il soit présent, soit en quelque sorte élidé. C’est ce que nous obtenons en remarquant, je le rappelle, – le temps me manque pour en refaire d’une façon aussi articulée la démonstration – que si cette ligne d’horizon est déterminée par simplement une parallèle, un plan parallèle qui passe par le point sujet, plan parallèle au plan du sol, ceci tout le monde le sait, mais que ce type d’horizon d’ailleurs dans l’établissement d’une perspective quelconque implique le choix d’un point sur cette ligne d’horizon et que si chacun sait ça, c’est ce qu’on appelle le point de fuite et que donc la première présence du point-sujet dans le plan figure, c’est un point quelconque de la ligne d’horizon, disons, n’importe quel point, je souligne encore, il doit y en avoir en principe un.

Quand il y en a plusieurs, c’est quand il arrive que les peintres s’en permet­tent la licence; quand il y en a plusieurs, c’est à des fins déterminées. De même que, quand nous avons plusieurs Moi Idéal ou mois idéaux, – l’un et l’autre se disent, – c’est à de certaines fins. Mais il y a, ça c’est bien sûr une des nécessi­tés de la perspective, tous ceux qui sont là-dedans les fondateurs, à savoir Alberti et Pélerin, mais aussi bien Albert Dürer, qui l’appellent l’autre œil; je le répète ceci prête à confusion car il ne s’agit en aucun cas de vision binoculaire. La perspective n’a rien à faire avec ce qu’on voit et le relief, contrairement à ce qu’on s’imagine. La perspective c’est le mode, en un certain temps, en une cer­taine époque comme vous diriez, par lequel le peintre comme sujet se met dans le tableau, exactement comme les peintres de l’époque, improprement appelés primitifs, se mettaient dans le tableau comme donateur. Dans le monde dont il s’agissait que le tableau soit le représentant, au temps des prétendus primitifs, le peintre était à sa place dans le tableau.

Au temps de Velasquez, il a l’air de s’y mettre mais il n’y a qu’à le regarder pour voir, – vous l’avez fort bien souligné – à quel point c’est à l’état d’ab­sence qu’il y est. Il y est en un certain point que je décris précisément en ceci qu’on touche la trace du point d’où il vient, de ce point pour vous, pour vous seulement car je l’ai déjà assez dit pour les autres, ce point que je n’ai pas, jus­qu’à présent qualifié qui est l’autre point de présence, l’autre point-sujet dans le champ du tableau, qui est ce point qui se détermine, non pas de la façon dont on vous l’a dit tout à l’heure mais en tenant compte précisément de ceci qu’il y a un point, et un seul, parallèle au plan du tableau qui ne saurait aucunement s’inscrire dans le tableau. Et c’est bien ce qui fait déjà sauter aux yeux à quel point est problématique la première présence du point S sur la ligne d’horizon sous la forme d’un point quelconque. Ce point quelconque sous sa forme de point d’indifférence est bien justement ce qui est de nature à nous suspendre sur ce qu’on pourrait appeler sa primauté.

Par contre, en tenant compte de ceci que cette ligne que nous déterminons comme ligne d’intersection du plan qui passe par le point S, supposé de départ, d’intersection avec le plan-support, que cette ligne sur le plan figure a une tra­duction qu’il est facile de saisir, parce qu’il suffit simplement de renverser, ce qui nous a paru tout naturel d’admettre concernant la relation de l’horizon avec la ligne infinie sur le plan-support. Là dans l’autre disposition, il apparaît tout de suite que ceci, si vous voulez, constitue une ligne d’horizon par rapport à quoi la ligne à l’infini du plan-figure jouera la fonction inverse et que, dès lors, c’est à l’intersection de la ligne fondamentale, c’est-à-dire du point où le tableau coupe le plan-figure, à l’intersection de cette ligne fondamentale avec cette ligne à l’infini, c’est-à-dire en un point à l’infini que se place le second pôle du sujet.

C’est de ce pôle que revient Velasquez après avoir fendu sa petite foule et la ligne de scission qui s’y marque, n’est-ce pas, de son passage, en quelque sorte de ce qui forme son groupe modèle, nous indique assez que c’est de quelque part, hors du tableau, qu’il vient ici surgir. Ceci, je le regrette, me fait prendre les choses du point le plus théorique et le plus abstrait. Et l’heure s’avance. je ne pourrai donc pas mener les choses aujourd’hui jusqu’au point où je voulais les mener. Néanmoins la forme même de ce qui m’a été apporté tout à l’heure comme interrogation nécessitait que je remette ceci au premier plan. Néanmoins, si quelques-uns d’entre vous peuvent faire encore le sacrifice de quelques minutes après cette heure de deux heures, je vais tout de même passer, c’est-à-dire en prenant les choses au niveau de la description, je dois dire fasci­nante que vous avez faite du tableau des Ménines, vous montrer l’intérêt concret que prennent ces considérations dans le plan de la description même.

Il est clair que depuis toujours critiques autant que spectateurs sont absolument fascinés, inquiétés par ce tableau. Le jour où quelqu’un, – je ne veux pas vous dire son nom, encore que j’aie là toute la littérature – a fait la découverte que c’était formidable ces petits roi et reine qu’on voyait dans le fond, que c’était sûrement, là, la clé de l’affaire, tout le monde l’a acclamé, comme c’était vraiment formidable, intelligent d’avoir vu ça qui est évidemment, qui s’étale, on ne peut pas dire au premier plan puisque c’est au fond, mais enfin qu’il est impossible de ne pas voir. Enfin on a progressé de découvertes héroïques en autres découvertes diversement sensationnelles mais il n’y a qu’une chose qu’on n’a pas tout à fait expliquée, c’est à quel point cette chose, si ce n’était que ça, coucou, le roi et la reine sont dans le tableau, ça suffirait à faire l’intérêt du truc. A la lumière, si on peut dire, puisque nous ne travaillons pas ici dans le plan « photopique », nous n’avons pas affaire à la couleur, je la réserve pour l’année prochaine si cette année prochaine doit exister, nous travaillons dans le champ « scotopique » en effet, dans la pénombre, comme ici.

Ce qui est important, intéressant, c’est ce qui se passe entre ce point S virtuel, car il ne sert qu’à la construction, tout ce qui nous importe c’est ce qu’il y a dans la figure, mais il joue quand même son rôle, c’est ce qui se passe entre ce point-­là dans l’intervalle entre lui et l’écran. Or, s’il y a quelque chose que ce tableau nous impose, c’est grâce à un artifice qui est celui d’ailleurs dont, – je vous en rends hommage, – vous êtes parti, à savoir que la première chose que vous avez dites c’est que dans le tableau il y a un tableau et je pense que vous ne doutez pas plus que moi que ce tableau qui est dans le tableau soit le tableau lui-même, celui que nous voyons. Encore que peut-être là-dessus, vous prêtez à laisser se perpétuer cette interprétation que ce tableau serait le tableau où il fait le portrait du roi et de la reine. Vous vous rendez compte, il aurait pris le même tableau de trois mètres dix-huit avec la même monture pour faire le roi et la reine seule­ment, ces deux pauvres petits cons qui sont là au fond!

Or, c’est précisément la présence de ce tableau qui est la seule représentation qui est dans le tableau, cette représentation qui est dans le tableau, cette repré­sentation sature en quelque sorte le tableau en tant que réalité. Mais le tableau est autre chose puisque, je ne vous le démontrerai pas aujourd’hui, j’espère que vous reviendrez dans huit jours parce que, je pense qu’on peut dire quelque chose sur ce tableau qui aille au-delà de cette remarque qui est vraiment inau­gurale, à savoir ce que c’est vraiment que ce tableau. J’ai assez souligné la der­nière fois les [difficultés] que représentent toutes les interprétations qui en ont été données, mais évidemment il faut partir de l’idée que ce qui nous est caché et dont vous faites si bien valoir la fonction, de quelque chose qui est caché, de carte retournée pour vous forcer à abattre les vôtres; et Dieu sait si en effet les critiques n’ont pas manqué de les abattre les leurs, de cartes. Et pour dire une série de choses extravagantes, pas tellement d’ailleurs, ça a suffi de les rappro­cher pour quand même aboutir, à savoir pourquoi leur extravagance dont une est celle par exemple que le peintre peint devant un miroir qui serait à votre place. C’est une solution élégante, malheureusement elle va tout à fait contre cette histoire du roi et de la reine qui sont dans le fond parce qu’alors, il faudrait aussi qu’eux soient à la place du miroir. Il faut choisir. Bref, toutes sortes de dif­ficultés se présentent, si simplement nous pouvons maintenir que le tableau est dans le tableau comme représentation de l’objet tableau. Or cette problématique de la distance entre le point S et le plan du tableau est à proprement parler à la base de l’effet captatif de l’oeuvre.

C’est pour autant que ce n’est pas une oeuvre avec une perspective habituel­le, c’est une espèce de tentative folle qui, d’ailleurs, n’est pas le privilège de Velasquez. Je connais, Dieu merci, assez de peintres et nommément l’un dont je vais vous montrer pour vous donner une petite, comme ça, friandise à la fin de cet exposé dont je regrette d’être forcé de toujours revenir sur les mêmes plans qui sont trop arides. Un peintre dont je vais, en vous quittant vous montrer ici une oeuvre que vous pouvez d’ailleurs aller tous voir là où elle est exposée [montrant] que c’est bien le problème du peintre, et ceci, reportez-vous à mes premières dialectiques quand j’ai introduit la pulsion scopique. A savoir que le tableau est un piège à regard, qu’il s’agit de piéger celui qui est là devant et quel­le plus propre façon de le piéger que d’étendre le champ des limites du tableau de la perspective jusqu’au niveau de ce qui est là, au niveau de ce point S et que j’appelle à proprement parler ce qui s’évanouit toujours, ce qui est l’élément de chute, la seule chute dans cette représentation où ce représentant de la repré­sentation qu’est le tableau en soi, c’est cet objet a. Et l’objet a c’est ce que nous ne pouvons jamais saisir et spécialement pas dans le miroir, pour la raison que c’est la fenêtre que nous constituons nous-même d’ouvrir les yeux simplement. Cet effort du tableau pour attraper ce plan évanouissant qui est proprement ce que nous venons apporter nous tous baguenaudeurs qui, nous, sommes là dans une exposition à croire qu’il ne nous arrive rien quand nous sommes devant un tableau, nous sommes pris comme mouche à la glu; nous baissons le regard comme on baisse culotte et pour le peintre, il s’agit, si je puis dire, de nous faire entrer dans le tableau.

C’est précisément parce qu’il y a cet intervalle entre cette haute toile repré­sentée de dos et quelque chose qui met le cadre du tableau en avant que nous sommes dans ce malaise. C’est une interprétation proprement structurale et étroitement scopique. Si vous revenez m’entendre la prochaine fois, je vous dirai pourquoi c’est ainsi, car à la vérité je reste ici aujourd’hui strictement dans les limites de l’analyse de la structure, de la structure telle que vous l’avez faite, de la structure de ce qu’on voit sur le tableau. Vous n’y avez rien introduit du dialogue, si je puis dire, du dialogue qu’il suggère entre quoi et quoi? Ne croyez pas que je vais vous refaire, après Audouard, de la réciprocité, à savoir que nous sommes priés, nous, de dialoguer avec Velasquez. J’ai assez dit depuis long­temps que les relations du sujet à l’Autre ne sont pas réciproques pour que je n’aille pas tomber dans ce piège aujourd’hui. Qui est-ce qui parle en avant? Qui est-ce qui interroge? Qui est-ce qui, plutôt, crie et supplie et demande à Velasquez : « fais voir » ? C’est là le point d’où il faut partir, je vous l’ai indiqué la dernière fois, pour savoir en fait qui est-ce qui est là dans le tableau ? Et que cet intervalle, cet intervalle entre les deux plans, le plan du tableau et le plan du point S, que cet intervalle qui coupe le plan-support en deux parallèles et par ce qui, dans le vocabulaire de Desargues s’appelle essieu. Car, en plus, histoire de se faire un peu plus mal voir, un vocabulaire qui n’était pas comme celui de tout le monde.

Dans essieu qu’est-ce qui se passe? Certainement pas ce que nous dirons aujourd’hui et que le tableau soit fait pour nous faire sentir cet intervalle, c’est ce qui est doublement indiqué dans notre rapport de happage par ce tableau d’une part et dans le fait que dans le tableau, Velasquez est manifestement telle­ment là pour nous marquer l’importance de cette distance qu’il n’est pas, – remarquez-le, vous avez dû le remarquer mais vous ne l’avez pas dit – il n’est pas à portée, même avec son pinceau allongé de toucher ce tableau.

Naturellement, on dit, il a reculé pour mieux voir. Oui, bien sûr. Mais enfin, le fait manifestement qu’il ne soit pas à portée du tableau est là le point absolu­ment capital, bref que les deux pointes vives de ce tableau soient non pas sim­plement celui qui fuit, lui aussi vers une fenêtre, vers une béance, vers l’exté­rieur, posé là comme en parallèle à la béance antérieure, et d’autre part Velasquez dont le savoir ce qu’il nous dit est là le point essentiel. Je le ferai par­ler pour terminer, – non pas pour terminer parce que je veux encore que vous voyez le tableau de Balthus, tout de même, – pour dire que les choses dans un langage lacanien, puisque je parle à sa place, pourquoi pas ? Il nous dit en répon­se à « fais voir » : « tu ne me vois pas d’où je te regarde ». C’est une formule fon­damentale à expliciter ce qui nous intéresse en toute relation de regard, il s’agit de la pulsion scopique et très précisément dans l’exhibitionnisme, comme dans le voyeurisme, mais nous ne sommes pas là pour voir si, dans le tableau, on se chatouille, ni s’il se passe quelque chose.

Nous sommes là pour voir comment ce tableau nous inscrit la perspective des rapports du regard dans ce qui s’appelle le fantasme en tant qu’il est constitutif. Il y a une grande ambiguïté sur le mot fantasme. Fantasme inconscient, bon, ça c’est un objet. D’abord c’est un objet où nous perdons toujours une des trois pièces qu’il y a dedans à savoir deux sujets et un a. Parce que ne croyez pas que j’ai l’illusion que je vais vous apporter le fantasme inconscient comme un objet. Sans ça la pulsion du fantasme renaîtrait ailleurs. Mais ce qui trouble, c’est que chaque fois qu’on parle du fantasme inconscient, on parle aussi implicitement du fantasme de le voir, que l’espoir, du fait qu’on court après, introduit en la matière beaucoup de confusion. Mais pour l’instant, j’essaie de vous donner à proprement parler ce qui s’appelle un bâti et un bâti ce n’est pas une métapho­re parce que le fantasme inconscient repose sur un bâti et c’est ce bâti que je ne désespère pas, non seulement de rendre familier à ceux qui m’entendent mais de le leur faire entrer dans la peau. Tel est mon but et ceci est un exercice absolu­ment scabreux et qui pour certains paraît dérisoire, que je poursuis ici et dont vous n’entendez que de lointains échos.

je vais maintenant vous faire passer, grâce à Gloria, l’image de Monsieur Balthus. Il y a une exposition Balthus pour l’instant. Elle est au pavillon de Marsan, information gratuite. Moyennant une modique somme, vous pourrez tous aller admirer ce tableau. Eh bien, c’est un petit devoir que je donne à cer­tains. je leur donne pour ça toutes les vacances. Voyons. Regardez ce tableau. S’en étant procuré, je l’espère, quelques reproductions, ce qui n’est pas très faci­le… je dois celle-ci à Madame Henriette Gomez qui se trouvait, c’était absolu­ment d’ailleurs pour elle un étonnement, qui se trouvait l’avoir dans son fichier. Voilà, il y a une légère différence dans le tableau que vous verrez, voyez-vous, contrairement à ce qui se passe dans Velasquez, parce qu’il y a évidemment des questions d’époque, ici, dans ce tableau-là, on se chatouille un peu et cette main pour la tranquillité du propriétaire actuel a été légèrement remontée par l’au­teur.

je le lui ai remontré hier soir, je dois dire qu’il m’a dit que c’était quand même bien mieux composé comme ça. Il regrettait d’avoir fait une concession qu’il avait cru devoir., c’était une espèce de contre-concession. Il avait dit : « après tout, – je fais peut-être ça pour embêter les gens alors pourquoi ne pas le lâcher », mais c’est pas vrai. Il l’avait mis là parce que ça devait être là. Enfin, toutes les autres choses qui sont là, doivent aussi être là et en fin de compte quand j’ai vu ce tableau, je l’avais vu déjà une fois autrefois et je ne m’en souve­nais plus, mais quand je l’ai vu cette fois-ci, dans ce contexte, vous attribuerez ceci je ne sais pas à quoi, à ma lucidité ou à mon délire, c’est à vous d’en tran­cher, j’ai dit : « voilà les Ménines ». Pourquoi est-ce que ce tableau ce sont les Ménines ? Tel est le petit devoir de vacances donc que je laisserai parmi vous aux meilleurs.

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