samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LXIII L'OBJET DE LA PSYCHANALYSE 1965 – 1966 Leçon du 4 mai 1966 Séminaire fermé

Leçon du 4 mai 1966 Séminaire fermé

 

Il s’agit pour nous de situer notre topologie, de nous situer, nous analystes, comme agissant en elle. Dans une réunion fermée en un tout petit groupe, quel­qu’un me posait récemment à propos de ce que j’ai dit de cette topologie, qu’el­le n’est pas une métaphore, qu’en est-il? Que signifie de nous situer comme sujets dans une référence qui n’est pas métaphorique ? je n’ai pas répondu; celui qui me questionnait n’avait pas été présent au dernier séminaire fermé et la réponse elliptique que j’aurais pu donner : « nous affronter à la jouissance », aurait été une réponse qui n’aurait pas été suffisamment commentée. Être situé dans ce qui n’est plus la métaphore du sujet, c’est aller chercher les fondements de sa position, non point dans aucun effet de signification, mais dans ce qui résulte de la combinatoire elle-même.

Qu’en est-il exactement du sujet, dans sa position classique, de ce lieu néces­sité par la constitution du monde objectif ? Observez qu’à ce sujet pur, ce sujet dont les théoriciens de la philosophie ont poussé jusqu’à l’extrême la référence unitaire, à ce sujet, dis-je, on n’y croit pas tout à fait et pour cause. On ne peut croire qu’à lui tout du monde soit suspendu. Et c’est bien ce en quoi consiste l’accusation d’idéalisme.

 

C’est ici que la structure visuelle de ce sujet doit être explorée. Déjà, j’ai approché ce que de matière nous apporte notre expérience analytique : au pre­mier chef l’écran; l’écran que notre expérience analytique nous apprend comme étant le principe de notre doute : ce qui se voit, non pas révèle mais cache quelque chose. Cet écran pourtant supporte pour nous tout ce qui se présente. Le fondement de la surface est au principe de tout ce que nous appelons orga­nisation de la forme, constellation. Dès lors tout s’organise en une superposi­tion de plans parallèles et s’instaurent les labyrinthes sans issue de la représentation comme telle.

Dans un livre que j’ai conseillé à la plupart de ceux qui sont ici – puis­qu’aussi bien cette assistance n’est pas beaucoup plus étendue que celle que j’ai eue la dernière fois, – un livre qui s’appelle Les paradoxes de la conscience de Monsieur Ruyer, vous verrez les conséquences de ce renvoi structural. Tout ce que nous concevons comme correspondance point par point de ce qui est d’une surface sur une autre s’y image de la représentation d’un point dont les rayons partant traversent ces deux plans parallèles y manifestant d’une trace à une autre (celle sur un plan correspondant) une fondamentale homothétie/homologie. De sorte que de quelque façon que nous manipulions le rapport de l’image à l’ob­jet, il en résulte qu’il faut bien qu’il y ait quelque part ce fameux sujet qui uni­fie la configuration, la constellation, pour la limiter à quelques points brillants, qui quelque part l’unifie en ce quelque chose en quoi elle consiste. D’où l’im­portance du sujet.

Mais cette fuite dans une unité mythique où il est facile de voir l’exigence du pur esprit unificateur, la voie, la voie par laquelle je vous mène, qui est propre­ment ce qu’on appelle méthode, aboutit à cette topologie qui consiste en cette remarque que ce n’est point à rechercher ce qui va correspondre à cette surface au fond de l’œil qui s’appelle la rétine ou aussi bien à toute autre, à quelque point où se forme l’image qu’il s’agit de se reporter comme constituant l’élé­ment unificateur. Bien sûr, ceci part de la distinction cartésienne de l’étendue et de la pensée. Cette distinction suppose l’étendue, soit l’espace comme homogè­ne en ce sens impensable qu’il est, comme dit Descartes, tout entier à concevoir comme partes extra partes. Mais à ceci près, qui est voilé dans cette remarque, c’est qu’il est homogène : que chaque point est identique à tous les autres tout en étant différent, ce qui est proprement ce que veut dire l’hypothèse, à savoir que toutes les parties se valent.

Or l’expérience de ce qu’il en est de cette structure de l’espace, non point quand nous le distinguons de la pensée, de la pensée en tant que la supporte uniquement et fondamentalement la combinatoire signifiante, que cet espace n’en est effectivement point séparable, qu’il en est au contraire intimement cohérent, qu’il n’y a nul besoin d’une pensée de survol pour le ressaisir en cette cohérence nécessaire, que la pensée ne s’y introduit pas d’y introduire la mesu­re, une mesure en quelque sorte applicable, arpenteuse, qui loin de l’explorer, le bâtit. J’ai désigné là l’essence de ce qu’il en est du premier temps de la géomé­trie comme son nom grec de géométrie en véhicule encore la trace, la géométrie euclidienne entièrement fondée précisément sur ce thème d’une mesure intro­duite où se cache que ce n’est point la pensée qui la véhicule mais à proprement parler ce que les Grecs ont eux-mêmes nommé mesure. « L’homme est la mesu­re de toute chose » c’est-à-dire son corps, le pied, le pouce et la coudée.

Or le progrès de la pensée restée intitulée géométrisante – et sans doute n’est-ce pas pour rien que more geometrico a toujours paru l’idéal de toute déduction de la pensée, – le progrès, dis-je, de cette géométrie nous montre l’émergence d’un autre mode d’abord où étendue et combinatoire se nouent d’une façon étroite et qui est à proprement parler la géométrie projective. Non point égalité, mesure, effet de recouvrement mais, comme vous vous en souve­nez encore, effort souvent pénible pour fonder les premières déductions de la géométrie. Rappelez-vous du temps où on faisait passer la muscade d’un retour­nement sur le plan : Dieu sait que c’est là opération qui ne semblait pas impli­quée dans les prémisses pour fonder le statut du triangle isocèle. Déplacement, translation, manipulation, homothétie même : tout ce jeu à partir duquel se déploie en éventail la déduction euclidienne, se transforme à proprement parler dans la géométrie projective justement d’introduire de figure à figure la fonction de l’équivalence par transformation.

Singulièrement ce progrès se marque historiquement par la contribution d’artistes à proprement parler, à savoir ceux qui se sont intéressés à la perspec­tive. La perspective n’est pas l’optique. Il ne s’agit point dans la perspective de propriétés visuelles, mais précisément de cette correspondance de ce qui s’éta­blit concernant les figures qui s’inscrivent dans une surface à celles qui dans une autre surface sont produites de cette seule cohérence établie de la fonction d’un point à partir duquel les lignes droites conjoignant ce point aux articulations de la première figure se trouvent à traverser une autre surface pour faire apparaître une autre figure.

Nous retrouvons là la fonction de l’écran. Et rien n’est impliqué que d’une figure à l’autre apparaisse une relation de ressemblance ou de similitude mais simplement des cohérences que nous pourrons définir entre les deux. L’écran, ici, fait fonction de ce qui s’interpose entre le sujet et le monde. Il n’est pas un objet comme un autre. Il s’y peint quelque chose. Avant de définir ce qu’il en est de la représentation, l’écran déjà nous annonce à l’horizon la dimension de ce qui de la représentation est le représentant. Avant que le monde devienne représentation, son représentant – j’entends le représentant de la représenta­tion – émerge. Je ne me priverai pas d’évoquer ici une première fois, fusse pour y revenir, une notion qui, quoique préhistorique, ne saurait d’aucune façon pas­ser pour archéologique en la matière.

L’art pariétal, celui que nous trouvons précisément au fond de ces espaces clos qu’on appelle des cavernes, est-ce que dans son mystère dont le principal est assurément que nous restons encore dans l’embarras quant à savoir jusqu’à quel point ces lieux étaient éclairés (ils ne l’étaient qu’à l’orifice), jusqu’à quel point ces lieux étaient visités, ils semblent l’avoir été rarement si nous en faisons foi aux traces que nous pouvons repérer sous la forme de traces de pas dans des lieux qui, pourtant, sont favorables à en porter les marques. L’art pariétal semble nous reporter à rien de moins que de ce qui plus tard s’énonce dans le mythe platonicien de la caverne, qui prendrait là bien d’autres portées en effet que métaphorique. Si c’est au sein d’une caverne que Platon tente de nous porter pour faire surgir pour nous la dimension du réel, est-ce un hasard si sans doute ce qui se trouve sur ces parois où les récentes explorations par des méthodes enfin scientifiques et qui devant ces figures ne s’essoufflent plus à imaginer l’homme des premiers temps dans je ne sais quelle anxiété de rapporter suffi­samment pour le repas de midi à sa bourgeoise, cette exploration qui, elle, se portant non pas sur l’interprétation imaginative de ce qu’il peut en être du rap­port d’une flèche et d’un animal – surtout quand il apparaît que la blessure porte les traces les plus évidentes d’être une représentation vulvaire, – cette méthode qui a fait entrer en jeu avec Monsieur Leroi-Gourhan l’appareil d’un fichier soigné, voire l’usage d’une machine électronique, nous représente que ces figures ne sont pas réparties au hasard et que la fréquence constante, uni­voque des cerfs à l’entrée, des bisons au milieu, nous introduit en quelque sorte directement – encore que Monsieur Leroi-Gourhan, et pour cause, n’use pas de ce repère pourtant bien simple, tel qu’il lui est immédiatement donné par la portée de mon enseignement, – à savoir qu’il n’y a nul besoin que ceux qui par­ticipaient très évidemment à un culte autour de ces peintures encore pour nous énigmatiques, ceux-là n’avaient nul besoin d’entrer jusqu’au fond de la caverne pour que les signifiants de l’entrée ne les représentent pour les signifiants du fond qui n’avaient point besoin, par contre, d’être si fréquemment, en dehors des temps précis de l’initiation, visités comme tels.

Tout ce qui accompagne ces cortèges singuliers, lignes de points, flèches qui apparaissent ici beaucoup plus directrices du sujet que vectrices de l’intention alimentaire, tout nous indique qu’une chaîne structurale, qu’une répartition dont l’essence est à proprement parler d’être signifiante, est ce quelque chose qui, seul, peut nous donner le guide d’une pensée, à la fois ferme et prudente, au regard de ce dont il s’agit. Fonction de l’écran comme support, comme tel, de la signifiance, voilà ce que nous trouvons tout de suite à l’éveil de ce que quelque chose qui, de l’homme, nous assure que quel que fût le ton de la voix qu’il y donna, il était un être parlant. C’est bien ici qu’il s’agit de saisir de plus près le rapport de la signifiance à la structure visuelle laquelle se trouve, de par la force des choses, à savoir de par le fait qu’il semble jusqu’à nouvel ordre que nous n’aurons jamais aucune trace de la voix de ces premiers hommes, c’est assuré­ment du style de l’écriture que nous trouvons les premières manifestations chez lui de la parole.

Je n’ai point besoin d’insister sur un fait très singulier que mettent en éviden­ce également ces représentations dont on s’extasie qu’elles soient naturalistes. Comme si nous n’avions pas appris dans notre analyse du réalisme à quel point

dans tout art il est foncièrement métonymique, c’est-à-dire désignant autre chose que ce qu’il nous présente. Ces formes réalistes représentent avec une remar­quable constante, cette ligne oscillante qui se traduit en fait par la forme de cet S allongé où je ne verrais, quant à moi, aucun inconvénient à voir se recouper celle de l’S dont je vous désigne le sujet. Oui. Exactement pour la même raison que quand Monsieur Hogarth cherche à désigner ce qu’il en est de la structure de la beauté, c’est aussi exactement et nommément à cet S qu’il se réfère.

Pour donner corps, bien sûr, à ces extrapolations, j’en conviens, qui peuvent vous paraître hardies, il nous faut maintenant en venir à ce que j’ai appelé tout à l’heure la structure visuelle de ce monde topologique, celui sur lequel se fonde toute instauration du sujet. J’ai dit que cette structure est antérieure logi­quement à la physiologie de l’œil et même à l’optique, qu’elle est cette struc­ture que les progrès de la géométrie nous permettent de formuler comme don­nant sous une forme exacte (je souligne exacte) ce qu’il en est du rapport du sujet à l’étendue.

Et certes je suis bien empêché par de simples considérations de décence de vous donner ici un cours de géométrie projective. Il faut donc qu’au moyen de quelques indications, je suscite en vous le désir de vous y reporter, au moyen de quelques apologues, que je vous en fasse sentir la dimension propre. La géomé­trie projective est à proprement parler combinatoire, combinatoire de points, de lignes, de surfaces susceptibles de tracés rigoureux mais dont le fondement intuitif – ce que points, lignes, plans pour vous évoquent – se dissipe, se résor­be et à la fin s’évanouit derrière un certain nombre de nécessités purement com­binatoires qui sont telles par exemple que le point se définira comme intersec­tion de deux lignes, que deux lignes seront définies comme se coupant toujours. Car une définition combinatoire ne vaut pas si elle comporte des exceptions de l’ordre intuitif. Si nous croyons que les parallèles sont justement des lignes qui ne se coupent pas, deux lignes se couperont toujours en un point et l’on se débrouillera comme on pourra mais il faut que ce point existe.

Or, il apparaît que précisément ce point existe et que c’est même à le faire exister qu’on fondera la géométrie projective et que c’est bien là en quoi consis­te l’apport de la perspective, c’est que c’est précisément à le projeter sur un autre plan qu’on verra sur cet autre plan apparaître d’une façon dont l’intérêt n’est pas qu’il soit là intuitif, à savoir parfaitement visible dans la jonction des deux lignes sur la ligne d’horizon, mais qu’il s’y repère selon les lois strictes d’une équiva­lence attendue, à partir des hypothèses purement combinatoires, je le répète, qui sont celles qui se poursuivront dans les termes que deux points par exemple ne détermineront qu’une seule ligne droite et que deux lignes droites ne peuvent se couper en deux points.

Pour vous faire sentir ce qu’il en est de telles définitions, je vous rappelle qu’il en résulte qu’à l’encontre des manipulations de la démonstration euclidienne, l’admission de ces principes qui se résument en une forme qu’on appelle prin­cipe de dualité, une géométrie purement projective non métrique pourra avec assurance traduire un théorème acquis en termes de points et de lignes, en sub­stituant point à ligne dans son énoncé et ligne à point, et en obtenant un énon­cé certainement aussi valable que le précédent.

C’est là ce qui surgit au XVIIe siècle avec le génie de Pascal, sans aucun doute déjà préparé par l’avènement multiple d’une dimension mentale telle qu’elle se présente toujours dans l’histoire du sujet, qui fait, par exemple, que le théorème dit de Brianchon, lequel s’énonce :

« Qu’un hexagone formé par six lignes droites qui sont tangentes à une conique… »

 

(donc hexagone circonscrit; je pense que vous savez ce que c’est qu’une conique mais je vous rappelle : conique c’est un cône, c’est une hyperbole, c’est une parabole ce qui veut dire dans l’occasion qu’il s’agit de certaines de leurs formes telles qu’elles sont engendrées dans l’espace et non pas simplement sous forme de révolutions; un cône se définissant alors par la forme qui se présente dans l’espace de par l’enveloppement d’une ligne joignant un point à un cercle par exemple et ne la joignant pas forcément d’un point situé perpendiculairement à son centre)

«… toutes ces lignes donc présentent la propriété que les trois lignes qui joignent des sommets opposés – ce qui est facile à déterminer quelle que soit la forme de l’hexagone, par un simple comptage, – ces trois lignes convergent en un point. »

 

Du seul fait de l’admission des principes de la géométrie projective ceci se traduit immédiatement en ceci qu’un hexagone formé par six points qui repo­sent sur une conique, qui est alors un hexagone inscrit, que dans ce cas, les trois points d’intersection des côtés opposés reposent sur un même ligne.

Si vous avez écouté ces deux énoncés vous voyez qu’ils se traduisent l’un de l’autre par simple substitution, sans équivoque, de point à ligne et de ligne à point. Il y a là, dans le procédé de la démonstration, vous le sentez bien, tout autre chose que ce qui fait intervenir mensuration, règle ou compas et que s’agissant de combinatoire, c’est bien de points, de lignes, voire de plans en terme de purs signifiants et aussi bien de théorèmes qui peuvent s’écrire seule­ment avec des lettres, qu’il s’agit. Or, ceci à soit seul, va nous permettre de don­ner une toute autre portée à ce qu’il en est de la correspondance d’un objet avec ce que nous appellerons sa figure.

Ici, nous introduirons l’appareil qui déjà nous a servi comme essentiel à confronter à cette image mythique de l’œil qui, quelle qu’elle soit, élude, élide ce qu’il en est du rapport de la représentation à l’objet puisque de quelque façon la représentation y sera toujours un double de cet objet. Confronté à ce que je vous ai d’abord présenté comme la structure de la vision y opposant celle du regard et ce regard dans ce premier abord je l’ai mis là où il se saisit, là où il se supporte, à savoir là où il est appendu en cette oeuvre qu’on appelle un tableau. Le rapport en quelque sorte originaire du regard à la tache pour autant même que le phylum biologique peut nous le faire apparaître effectivement selon des organismes extrêmement primitifs sous la forme de la tache, à partir de quoi la sensibilité localisée que représente la tache dans son rapport à la lumière, peut nous servir d’image, d’exemple de ce quelque chose où s’origine le monde visuel.

Mais assurément ce n’est là qu’équivoque évolutionniste dont la valeur ne peut prendre, ne peut s’affirmer comme référence que de se référer à une struc­ture synchronique parfaitement saisissable. Qu’en est-il de ce qui s’oppose comme champ de vision et comme regard au niveau précisément de cette topo­logie ? Assurément le tableau va continuer d’y jouer un rôle, et ceci n’est point pour nous étonner. Si déjà nous avons admis que quelque chose comme un montage, comme une monture, comme un appareil, est essentiel à ce que nous visons pour en avoir, nous, l’expérience, à savoir la structure du fantasme. Et le tableau dont nous allons parler, puisque c’est dans ce sens que nous en atten­dons service et rendement, c’est bien dans sa monture de chevalet que nous allons le prendre, ce tableau, que quelque chose qui se tient comme un objet matériel, c’est là ce qui va nous servir de référence pour un certain nombre de réflexions.

Dans la géométrie projective, ce tableau va être ce plan dont je parlais tout à l’heure sur lequel à la pensée de chacune des lignes que nous appellerons, si vous ‘      le voulez, lignes oculaires, pour ne faire aucune équivoque avec le rayon visuel, les lignes qui joignent le point essentiel au départ de notre démonstration, que nous allons appeler œil et qui est ce sujet idéal de l’identification du sujet clas­sique de la connaissance. N’oubliez pas par exemple dans tous les schémas que j’ai donnés sur l’identification que c’est d’un S point d’œil que partent les lignes que je trace de ce point dans une ligne droite. Ligne oculaire qui se joint à ce que nous désignerons comme support, point, ligne voire même plan, dans le plan-support; ces lignes traversent cet autre plan et les points, les lignes où ils le tra­versent, voire la traversée du plan qui se déterminera par rapport à une de ces lignes, de la contenir par exemple, ces traversées du plan-figure, – je distingue donc plan-support et plan-figure – cette traversée de la ligne oculaire, laissant sa trace sur le plan-figure, c’est à ceci que nous avons affaire dans ce qu’il en est de la construction de la perspective. Et c’est elle qui doit nous révéler, matériali­ser pour nous, la topologie d’où il résulte que quelque chose se produit dans la construction de la vision qui n’est autre que ce qui nous donne la base et le sup­port du fantasme, à savoir une perte qui n’est autre que celle que j’appelle la perte de l’objet a et qui n’est autre que le regard et d’autre part une division du sujet.

Que nous apprend en effet la perspective ? La perspective nous apprend que toutes les lignes oculaires qui sont parallèles au plan-support vont déterminer sur le plan-figure une ligne qui n’est autre que la ligne d’horizon. Cette ligne d’horizon est, vous le savez, le repère majeur de toute construction perspective. A quoi correspond-elle dans le plan-support? Elle correspond, si nous mainte­nons fermes les principes de la cohérence de cette géométrie combinatoire, éga­lement à une ligne. Cette ligne est à proprement parler celle que les Grecs ont manquée, du fait que pour des raisons que nous laisserons aujourd’hui de côté, même si nous devons un jour les mettre en question, que les Grecs ne pouvaient que manquer et qui est, à proprement parler cette ligne, ligne également, et de par nos principes, également ligne droite, qui se trouve à l’infini sur le plan-sup­port et qu’intuitivement nous ne pouvons concevoir que comme en représen­tant, si je puis dire, le tout.

C’est sur cette ligne que se trouvent les points où dans le plan-support les parallèles convergent, ce qui se manifeste dans le point, figure de la convergen­ce de presque toutes les lignes parallèles à l’horizon. On image ceci, en général et on le voit sous la plume des meilleurs auteurs, c’est ce que vous savez bien, quand vous voyez une route qui s’en va vers l’horizon, elle devient de plus en plus petite, de plus en plus étroite. On n’oublie qu’une chose, le danger qu’il y a à de telles références, car tout ce que nous connaissons comme horizon est un horizon de notre boule terrestre, c’est-à-dire un tout autre horizon déterminé par la forme sphérique, comme on le remarque ailleurs sans y voir, semble-t-il, la moindre contradiction, comme on le remarque quand on nous dit que l’hori­zon est la preuve de la rotondité de la terre.

Or, je vous prie de remarquer que même si nous étions sur un plan infini, il y aurait toujours, pour quiconque s’y tiendrait debout, une ligne d’horizon. Ce qui nous trouble et nous perturbe dans cette considération de la ligne d’horizon, c’est d’abord ce sur quoi je reviendrai tout à l’heure, à savoir que nous ne la voyons jamais que dans un tableau.

Nous verrons tout à l’heure ce qu’il en est de la structure du tableau. Comme un tableau est limité, il ne nous vient même pas à l’esprit que si le tableau s’éten­dait infiniment, la ligne d’horizon serait droite jusqu’à l’infini, tellement en cette occasion, nous nous satisfaisons d’avoir simplement à penser d’une façon gros­sièrement analogique, à savoir que l’horizon qui est là sur le tableau, c’est un horizon comme notre horizon dont on peut faire le tour. Une autre remarque est celle-ci : c’est qu’un tableau est un tableau et la perspective une autre chose. Nous allons voir tout à l’heure comment on s’en sort dans le tableau.

Mais si vous partez des conditions que je vous ai données pour ce qui doit venir à se tracer sur le plan-figure, vous remarquerez ceci : c’est qu’un tableau fait dans ces conditions, qui seraient celles d’une stricte perspective, aurait pour effet, si vous supposez par exemple, parce qu’il faut bien vous accrocher à quelque chose, que vous êtes debout sur un plan couvert d’un quadrillage à l’in­fini, que ce quadrillage vienne bien entendu s’arrêter, – nous verrons tout à l’heure comment – à l’horizon.

Et au-dessus de l’horizon? Vous allez dire naturellement: le ciel! mais pas du tout, pas du tout, pas du tout. Au-dessus, ce qu’il y a à l’horizon derrière vous, comme je pense que si vous y réfléchissez, vous pourrez immédiatement le sai­sir, à tracer la ligne qui joint le point que nous avons appelé S à ce qui est der­rière sur le plan-support dont vous verrez aussitôt qu’il va se projeter au-dessus de l’horizon. Faisons qu’à cet horizon de plan projectif vienne du plan-support se coudre au même point d’horizon les deux points opposés du plan-support, l’un par exemple, qui est tout à fait à gauche de vous sur la ligne d’horizon du plan-support, viendra se coudre à un autre qui est tout à fait à votre droite sur la ligne d’horizon également du plan-support. Est-ce que vous avez compris ? je veux dire… Non? Recommençons.

Vous avez devant vous une surface. Vous avez devant vous un quadrillage ­plan. Supposons, pour la plus grande simplicité qu’il soit horizontal, et vous, vous êtes vertical. C’est une ligne joignant votre œil, – je vais dire des choses aussi simples que possible – avec un point quelconque de ce plan-support qua­drillé et à l’infini qui détermine sur le plan vertical, disons, pour vous faire plai­sir, qui est celui de la projection qui va déterminer la correspondance point par point.

A tout point d’horizon, c’est-à-dire à l’infini du plan-support correspond un point sur l’horizon de votre plan vertical. Réfléchissez à ce qui se passe. Bien sûr, s’il s’agit d’une ligne qui justement, comme j’ai commencé de le dire, n’a rien à faire avec un rayon visuel. C’est une ligne qui part derrière vous du plan ­support et qui va à votre œil. Elle va aboutir sur le plan-figure à un point au­ dessus de l’horizon. A un point qui correspond à l’horizon du plan-support va correspondre un autre point venant le toucher par en haut, si je puis dire, sur la ligne d’horizon, et ce qui est derrière vous à droite, puisque cela passe et que ça se croise au niveau du point œil, va venir exactement dans le sens inverse où ceci se présenterait si vous vous retourniez, à savoir que ce que vous verriez à gauche si vous vous retourniez vers cet horizon, vous le verrez s’être piqué à droite au-­dessus de la ligne d’horizon sur le plan projectif de la projection.

En d’autres termes, ce qui est une ligne que nous ne pouvons pas définir comme ronde, puisqu’elle n’est ronde que de notre appréhension quotidienne de la rotondité terrestre, c’est de cette ligne qui est à l’infini sur le plan-support que nous verrons les points se nouer, venant respectivement d’en haut et d’en bas et d’une façon qui, pour l’horizon postérieur, vient s’accrocher dans un ordre strictement inverse à ce qu’il en est de l’horizon antérieur.

Je peux, bien entendu, dans cette occasion, supposer comme le fait Platon dans sa caverne, ma tête fixe et déterminant, par conséquent, deux moitiés dont je peux parler, concernant le plan-support. Ce que vous voyez là n’est rien d’autre d’ailleurs que l’illustration pure et simple de ce qu’il en est quand le plan projectif, je vous le représente au tableau sous la forme d’un cross-cap, c’est à savoir que ce que vous voyez, au lieu d’un monde sphérique, c’est une certaine bulle qui se noue d’une certaine façon, se recroisant elle-même et qui fait que ce qui s’est présenté d’abord comme un plan à l’infini, vient dans un autre plan, s’étant divisé, se renouer à lui-même, au niveau de cette ligne d’horizon; et se renouer d’une façon telle qu’à chacun des points de l’horizon du plan-support, vient se nouer quoi? Précisément la forme que je vous ai déjà mise au tableau du plan projectif, à savoir son point diamétralement opposé. C’est bien pour cela qu’il se fait que dans une telle projection c’est le point postérieur à droite qui vient se nouer au point antérieur à gauche. Tel est ce qu’il en est de la ligne d’horizon, nous indiquant déjà que ce qui fait la cohérence d’un monde signifiant à structure visuelle est une structure d’en­veloppe et nullement d’indéfinie étendue. Il n’en reste pas moins qu’il n’est point assez de dire ces choses telles que je viens de vous les imager. Car J’ou­bliais dans la question le quadrillage que j’avais mis là uniquement pour votre commodité, mais qui n’est pas indifférent car un quadrillage étant fait de paral­lèles, il faut dire qu’étant admis en outre ceci que j’ai fixé ma tête, toutes les lignes parallèles de l’espace, comme vous n’avez, je pense, aucune peine à l’ima­giner, toutes les lignes parallèles iront rejoindre en un certain point de fuite à l’horizon un seul point, à savoir que c’est la direction de toutes les parallèles dans une certaine position donnée qui détermine l’unique point d’horizon sur lequel dans le plan-figure, elles se croisent.

Si vous avez ce quadrillage infini dont nous parlons, ce que vous verrez se conjoindre à l’horizon, ce sera toutes les parallèles de tout le quadrillage en un seul point. Ce qui n’empêche pas que ce sera le même point où toutes les paral­lèles de tout le quadrillage postérieur viendront d’en haut également se conjoindre.

Ces remarques qui sont fondamentales pour toute science de la perspective et qui sont ce que tout artiste en mal d’ordonner quoi que ce soit, une série de figures sur un tableau, ou aussi bien les lignes de ce qu’on appelle un monument, qui est la disposition d’un certain nombre d’objets autour d’un vide, tiendra compte; et que ce point sur la ligne d’horizon dont je parlais tout à l’heure à pro­pos du quadrillage est exactement ce qui est appelé couramment, je ne vois pas que j’y apporte là quoique ce soit de véritablement bien transcendant, le point de fuite de la perspective. Ce point de fuite de la perspective est à proprement par­ler ce qui représente dans la figure, l’œil qui regarde. L’œil n’a pas à être saisi en dehors de la figure, il est dans la figure et tous, depuis qu’il y a une science de la perspective, l’ont reconnu comme tel et appelé comme tel. Il est appelé l’œil dans Alberti; il est appelé l’œil dans Vignola; il est appelé l’œil dans Albert Dürer. Mais ce n’est pas tout. Car je regrette qu’on m’ait fait perdre du temps à expli­quer ce point pourtant véritablement accessible, ce n’est pas tout. Ce n’est pas tout du tout car il y a aussi les choses qui sont entre le tableau et moi.

Les choses qui sont entre le tableau et moi, elles peuvent également par le même procédé se représenter sur le même plan du tableau. Elles s’en iront vers des profondeurs que nous pourrons tenir pour infinies; rien de ceci ne nous en empêche, mais elles s’arrêteront en un point qui correspond à quoi ? Au plan parallèle au tableau qui passe, – je vais dire, pour vous faciliter les choses – qui passe par mon œil ou par le point S. Nous avons là deux traces. Nous avons la trace de ce par quoi le tableau vient couper le support, c’est l’inverse de la ligne d’horizon. En d’autres termes, c’est ce qui, si nous renversions les rapports et nous en avons le droit, constitue comme ligne d’horizon dans le support, la ligne infinie dans la figure. Et puis, il y a la ligne qui représente la section du support par le plan du tableau. Ce sont deux lignes.

Il est tard et je vous dirai quelque chose de beaucoup moins rigoureux en rai­son du peu de temps qui me reste. Les choses sont plus longues à expliquer qu’il n’apparaît d’abord. Rigoureusement, ceci veut dire qu’il y a un autre point d’œil qui est celui qui est constitué par la ligne à l’infini sur le plan de la figure et son intersection par quelque chose qui y est bien, à savoir la ligne par laquelle le plan de la figure coupe le plan-support. Ces deux lignes se coupent puisqu’elles sont toutes les deux dans le plan de la figure. Et qui plus est, elles se coupent en un seul point car ce point est bel et bien le même sur la ligne à l’infini.

Pour en rester sur un domaine de l’image, je dirai que cette distance des deux parallèles qui sont dans le plan-support, celles qui sont déterminées par ma position fixée de regardant et celle qui est déterminée par l’intersection, la ren­contre du tableau avec le plan-support, cette béance, cette béance qui dans le plan-figure ne se traduit que par un point, par un point qui, lui, se dérobe tota­lement car nous ne pouvons pas le désigner comme nous désignons le point de fuite à l’horizon. Ce point essentiel à toute la configuration est tout à fait spé­cialement caractéristique, ce point perdu, si vous voulez vous contenter de cette image, qui tombe dans l’intervalle de deux parallèles quant à ce qu’il en est du support, c’est ce point que j’appelle le point du sujet regardant. Nous avons donc le point de fuite qui est le point du sujet en tant que voyant et le point qui choit dans l’intervalle du sujet et du plan-figure et qui est celui que j’appelle le point du sujet regardant.

Ceci n’est pas une nouveauté. C’est une nouveauté de l’introduire ainsi, d’y retrouver la topologie du S barré [$] dont il va falloir savoir maintenant où nous situons le a qui détermine la division de ces deux points, je dis de ces deux points en tant qu’ils représentent le sujet dans la figure. Aller plus loin nous per­mettra d’instaurer un appareil, un montage tout à fait rigoureux et qui nous montre au niveau de ce qu’il en est de la combinatoire visuelle, ce qu’est le fan­tasme, où nous aurons à le situer dans cet ensemble, c’est ce qui se dira par la suite.

Mais dès maintenant, pour que vous ne pensiez pas que le vous emmène là dans des endroits abyssaux, – je ne fais pas de la psychologie des profondeurs, je suis en train de faire de la géométrie, et Dieu sait si j’ai pris des précautions, après avoir lu tout ce qui peut bien se rapporter à cette histoire de la perspec­tive, depuis Euclide qui l’a si parfaitement loupée dans ses Aphorismes et jus­qu’au dernier livre de Michel Foucault qui fait directement allusion à ces choses dans son « Des Suivantes » dans le premier chapitre des Mots et des choses. J’ai essayé de vous en donner quelque chose de tout à fait support, c’est le cas de le dire, mais quant à ce point parfaitement défini que je viens de don­ner comme le deuxième point représentant le sujet voyant dans la combinatoi­re projective, ne croyez pas que c’est moi qui l’ai inventé. Mais on le représen­te autrement et cet autrement a été déjà appelé par d’autres que par moi, l’autre œil, par exemple.

Il est exactement bien connu de tous les peintres, ce point. Car puisque je vous ai dit que ce point, dans sa rigueur, il choit dans l’intervalle tel que je l’ai défini sur le plan-support, pour aller se situer en un point que vous ne pouvez naturellement pas pointer mais qui est nécessité par l’équivalence fondamentale de ce qui est la géométrie projective et qui se trouve dans le point-figure, il a beau être à l’infini, il s’y trouve. Ce point, comment est-il utilisé ? Il est utilisé par tous ceux qui ont fait des tableaux en se servant de la perspective c’est-à-dire très exactement depuis Masaccio et Van Eyck, sous la forme de ce qu’on appel­le l’autre œil, comme le vous le disais tout à l’heure. C’est le point qui sert à construire toute perspective plane en tant qu’elle fuit, en tant qu’elle est préci­sément dans le plan-support.

Elle se construit très exactement ainsi dans Alberti. Elle se construit un peu différemment dans ce qui est le Jean Pélerin. Voici

Voici ce dont il s’agit de découvrir avec la perspective, à savoir un quadrilla­ge par exemple dont la base vient s’appuyer ici. Nous avons un repère. Si je m’y prête, je veux dire, si je veux simplement faire les choses simples pour votre compréhension, je me mets au milieu de ce repère du quadrillage et une perpendiculaire élevée sur la base de ce quadrillage me donne à l’horizon le point de fuite. Je saurai donc, d’ores et déjà, que mon quadrillage va s’arranger comme ça, à l’aide de mon point de fuite.

Mais qu’est-ce qui va me donner la hauteur où va venir le quadrillage en pers­pective? Quelque chose qui nécessite que je me serve de mon autre œil. Et ce qu’ont découvert les gens, assez tard puisqu’en fin de compte la première théo­rie en est donnée dans Alberti, contemporain de ceux que je viens de vous nom­mer, Masaccio et Van Eyck, eh bien, je prendrai ici une certaine distance, qui est exactement ce qui correspond à ce que je vous ai donné tout à l’heure, comme cet intervalle de mon bloc au tableau. Sur cette distance, prenant un point situé à la même hauteur que le point de fuite, je fais une construction, une construc­tion qui passe dans Alberti par une verticale située ici. Je trace ici la diagonale; ici une ligne horizontale et ici, j’ai la limite à laquelle se terminera mon qua­drillage, celui que j’ai voulu voir en perspective.

J’ai donc toute liberté quant à la hauteur que je donnerai à ce quadrillage pris en perspective, c’est-à-dire, qu’à l’intérieur de mon tableau, je choisis à mon gré la distance où je vais me placer dans mon quadrillage pour qu’il m’apparaisse en perspective et ceci est tellement vrai, que dans beaucoup de tableaux classiques, vous avez sous une forme masquée une petite tache voire quelquefois tout sim­plement un œil.

L’indication, ici, du point où vous devez vous-même prendre la distance où vous devez vous mettre du tableau pour que tout l’effort de perspective soit pour vous réalisé, vous le voyez, ceci ouvre une autre dimension qui est celle-­ci, celle-ci qui est exactement la même qui vous a étonné tout à l’heure, quand je vous ai dit qu’au-dessus de l’horizon, il n’y a pas le ciel. Il y a le ciel parce que vous foutez au fond sur l’horizon un portant qui est le ciel. Le ciel n’est jamais qu’un portant dans la réalité comme au théâtre et de même entre vous et le ciel il y a toute une série de portants.

Le fait que vous puissiez choisir dans le tableau votre distance et n’importe quel tableau dans le tableau, et déjà le tableau lui-même, est une prise de dis­tance, car vous ne faites pas un tableau de vous à l’orifice de la fenêtre dans laquelle vous vous encadrez. Déjà vous faites un tableau à l’intérieur de ce cadre. Votre rapport avec ce tableau et ce qu’il a à faire avec le fantasme, cela nous per­mettra d’avoir des repères, un chiffre assuré pour tout ce qui dans la suite nous permettra de manifester les rapports de l’objet a avec le S barré. C’est ce que j’espère, et j’espère un peu plus vite qu’aujourd’hui, je pourrai vous exposer la prochaine fois.

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