Leçon du 11 mars 1964
J’ai donc aujourd’hui à tenir ma promesse, tenir ma gageure, celle où je me suis engagé en choisissant le terrain où est le plus évanescent cet objet (a) et sa fonction, en tant qu’il vient dans notre expérience symboliser le manque central du désir, autrement dit ce que j’ai pointé toujours, d’une façon univoque, par l’algorithme — j.
Je ne sais pas si vous voyez le tableau. J’y mets, comme d’habitude, quelques repères. Cet objet a, dans le champ du visible, c’est le regard. A la suite de quoi, sous une accolade, j’ai écrit:
[ dans la nature
[comme = ( – j)
C’est dans la mesure où nous pouvons saisir dans la nature quelque chose qui déjà, le regard, l’approprie à cette fonction, dans la relation symbolique chez l’homme, qu’il peut en effet venir à la fonction que je dis.
En dessous, les deux systèmes triangulaires que j’ai introduits les deux fois précédentes, à savoir celui qui dans le champ géométral met à notre place le sujet de la représentation, et le second triangle, celui qui me fait moi-même tableau (sur la droite, c’est la ligne où se situe le sujet de la représentation), me fait tableau sous le regard. Ces deux triangles ici se superposent, comme ils sont, en effet, dans le fonctionnement du registre scopique.
Il me faut donc bien insister pour commencer ce que j’ai à dire aujourd’hui, à marquer que dans ce schéma, il nous faut considérer que le regard est au dehors. Rien n’est compréhensible de ce qui se passe dans ce registre, sinon à concevoir que je suis regardé, et que c’est là la fonction qui se trouve au plus intime de l’institution du sujet dans le visible. Ce qui me détermine au plus intime dans le visible, c’est ce regard qui est au dehors. Dans le visible d’abord je suis tableau, je suis regardé. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, éclairé que je suis, c’est du regard que j’en reçois l’effet.
D’où il ressort que le regard est l’instrument par où la lumière s’incarne et, si vous me permettez de me servir d’un mot comme je le fais souvent, en le décomposant, essentiellement, je suis photo photographié.
Dans ce registre, observez bien que ce dont il s’agit, ça n’est pas du problème de la représentation en présence de quoi je m’assure moi-même comme, en somme, en sachant long. Je m’assure comme conscience qui sait que ce n’est que représentation, qu’il y a au-delà la chose, la chose en soi, du noumène, par exemple — mais que je n’y peux rien, que mes catégories ‘transcendantales’ comme dit Kant, n’en font qu’à leurs têtes, qu’elles me forcent à prendre cette chose à leur guise et que dans le fond c’est bien ainsi (heureusement, que tout s’arrange comme ça!).
Ce n’est pas, dans cette autre perspective, dans cette dialectique que les choses sont en balance. Ce n’est pas d’un rapport de l’apparence de l’image, de quelque surface à ce qui est au-delà qu’il s’agit. Mais de quelque chose qui en moi instaure une fracture, une bipartition de l’être, une schize qui, dès la nature, se montre comme ce à quoi l’être s’accommode, de façon observable, repérable dans une certaine direction.
Cette direction, c’est celle que je pointais la dernière fois en vous montrant, en vous indiquant dans l’échelle diversement modulée de ce qui est, dans son dernier terme, inscriptible sous le chef général de ‘mimétisme’, en vous montrant que ce qui est ce qui entre en jeu, manifestement, sensationnellement quand il s’agit de l’union sexuelle ou quand il s’agit de la lutte à mort, l’être s’y décompose: tout spécialement entre son être et son semblant, entre lui-même et ce tigre de papier qu’il offre, qu’il s’agisse de la parade chez le mâle animal le plus souvent, ou qu’il s’agisse de ce gonflage grimaçant par où il procède, dans le jeu de la lutte, sous la forme de l’intimidation.
Il donne de lui ou il reçoit de l’autre quelque chose qui est essentiellement double, masque, enveloppe, peau détachée, et détachée pour couvrir le bâti d’un bouclier.
C’est par cette forme séparée de lui-même qu’il entre en jeu dans ces effets de vie et de mort, et il est frappant qu’on puisse dire que ce soit en quelque sorte à l’aide de cette doublure (de l’autre ou de soi-même) que se réalise la conjoncture d’où procède le renouvellement des êtres dans la reproduction.
Le leurre y joue cette fonction essentielle; et c’est bien ce qui nous saisit dans cette appréhension que nous avons au niveau même de l’expérience clinique, de ce qu’il y a de prévalent par rapport à ce qu’on pourrait imaginer de l’attrait à l’autre pôle comme conjoignant le masculin au féminin, à ce qu’il y a de prévalent dans ce qui se présente comme travesti. Le masculin, le féminin se rencontrent de la façon la plus aiguë, la plus brûlante, par l’intermédiaire des masques du masculin et du féminin.
Ici il me faut pointer quelle fonction pour le sujet, le sujet humain, le sujet du désir qui est « l’essence de l’homme », il me faut pointer pour ce sujet qui n’est point pris comme l’animal entièrement par cette capture, comment le sujet s’y repère ou peut avoir le soupçon qui lui permet de s’y repérer, dans la mesure où il peut isoler cette fonction de l’écran.
Cet écran, lui, sait en jouer. Il sait jouer du masque comme étant cet au-delà de quoi il y a le regard. L’écran joue le rôle du lieu de la médiation. J’y ai fait allusion la dernière fois, à cette référence que donne Maurice Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, où l’on voit sur des exemples bien choisis comment, au niveau simplement perceptif, cet écran est ce qui rétablit les choses dans leur statut de réel.
J’ai fait allusion à ces exemples sur lesquels il insiste avec beaucoup de pertinence, qui relevaient des expériences de Gelb et de Goldstein, qui nous montrent comment, si à être isolé, ce qui est d’un fait d’éclairage nous domine (si ce pinceau de la lumière qui conduit notre regard nous captive au point de ne nous apparaître que comme ce cône laiteux qui nous empêche en somme de voir ce qu’il l’éclaire), la seule apparition dans ce champ d’un petit écran qui tranche sur ce qui est éclairé mais n’est pas vu, fait entrer, si l’on peut dire, dans l’ombre, cette lumière pour nous faire apparaître l’objet qu’elle cachait.
Phénomène au niveau perceptif de quelque chose qui est à prendre dans une fonction plus essentielle : c’est que dans le rapport de désir lui-même, la réalité n’apparaît que marginale! Et c’est bien là un des traits que dans la réaction picturale, on semble n’avoir guère vu, et justement ce qui insiste sur ce qui, dans la composition du tableau, est justement composition, lignes de partage de la surface…
Je m’étonne qu’en un livre d’ailleurs remarquable comme tellement d’autres, c’est un jeu si captivant que de trouver les bâtis de ces surfaces créées par le peintre. Qu’au total on croit intituler comme en ce livre, Charpentes, ces images qu’on se complaît à faire traverser par des lignes, donnant des partages diversement décomposés, — des lignes de fuite, des lignes de force, dirait-on, où l’image trouve son statut, qu’il soit éludé que leur effet principal, à ces lignes — c’est quelque chose qui ne suggère guère cette notion de charpentes. Mais plutôt, comme par une sorte d’ironie, ce qui est au dos de ce livre, à savoir, comme plus exemplaire qu’un autre, un tableau de Rouault, où — l’on retrouve ou l’on désigne — un tracé circulaire manifestement fait voir ce dont il s’agit, ce dont toujours dans un tableau on peut noter, tout au contraire de ce qu’il en est dans la perception, on peut noter l’absence. C’est que le champ central où le pouvoir séparatif s’exerce au maximum dans la vision, ne peut en être qu’absent et remplacé par un trou, reflet en somme de la pupille, derrière laquelle est le regard.
Dans ce qu’il s’agit de construire et pour autant que le tableau entre dans le rapport au désir, la place d’un écran central est toujours marquée, qui est justement ce par quoi, devant le tableau, je suis élidé comme sujet d’un plan géométral.
C’est par là (que le tableau ne joue pas dans ce champ de la représentation), de cet ailleurs, un ailleurs qu’il s’agit de déterminer que résident sa fin et son effet.
En somme tout se joue entre deux termes. Ce qui présentifie que du côté des choses, il y a le regard. Que les choses me regardent joue de façon antinomique avec le fait que je peux les voir. Et c’est dans ce sens qu’il faut entendre cette parole martelée dans l’Evangile : « Ils ont des yeux pour ne pas voir. » Pour ne pas voir quoi? Justement ceci, que les choses me regardent.
Et c’est là pourquoi j’ai fait entrer dans notre champ d’exploration la peinture, par cette petite porte sans doute que nous donnait la remarque de Roger Caillois (dont tout le monde s’est aperçu la dernière fois que j’avais fait un lapsus en le nommant René, Dieu sait pourquoi!) Par cette petite porte, il nous entre en remarquant que, sans doute, ce mimétisme est à chercher comme équivalent de la fonction qui, chez l’homme, s’exerce par cette activité singulière de la peinture.
Ce n’est point pour faire ici cette psychanalyse du peintre, toujours si glissante, si scabreuse, et qui, jusqu’à un certain point, provoque toujours chez l’auditeur une réaction de pudeur.
Quelqu’un qui m’est proche et dont les appréciations pour moi comptent beaucoup, m’a dit la dernière fois avoir été quelque peu gêné que j’abordasse quelque chose qui ressemblât à la critique de la peinture.
Bien sûr, c’est là danger, mais qu’il n’y ait pas de confusion! Aucune formule, bien sûr, ne nous permet de rassembler, dans toutes les modulations qu’ont imposées à la peinture les variations au cours des temps de la structure subjectivante dans l’histoire, des visées, des trucs, des ruses, peut-on dire, infiniment diverses. Et vous avez bien vu d’ailleurs, qu’à poser la formule que je pourrais aujourd’hui reprendre et rassembler en disant qu’il y a dans la peinture du dompte-regard, que par la peinture celui qui regarde est toujours amené par quelque côté, à poser bas son regard, dût-il amener aussitôt ce correctif, et c’est tout de même dans l’appel tout à fait direct à ce regard que se situe l’expressionnisme. J’incarne pour ceux qui y hésiteraient ce que je veux dire : la peinture d’un Munch par exemple, d’un James Ensor, ou d’un Kubin ou de cette peinture que, curieusement, on pourrait situer de façon géographique comme cernant ce qui, de nos jours, se concentre de la peinture à Paris, l’assiégeant! Pour quel jour verrons-nous forcées les limites de ce siège? C’est bien ce qui est en jeu pour l’instant. Si j’en crois le peintre André Masson avec qui, j’en parlais récemment, la question la plus pressante, à indiquer des références comme celle-là, ce n’est point d’entrer dans le jeu historique mouvant de la critique qui essaie de saisir quelle est, à un moment donné, chez tel auteur ou dans tel temps, la fonction de la peinture.
C’est à quelque chose qui se situe plus radicalement au principe de la fonction de ce bel art que j’essaie de me placer et, remarquant d’abord que c’est par la peinture que Maurice Merleau-Ponty plus spécialement a été amené, si je puis dire, (connaissant ce rapport qui depuis toujours a été fait par la pensée entre l’œil et l’esprit) à renverser ce rapport : à voir que la fonction du peintre est toute autre chose que cette organisation du champ de notre représentation où le philosophe nous tenait dans notre statut de sujet, que ce qui est déterminant, essentiel (c’est ce qu’il a admirablement repéré au niveau du peintre, peut-être le plus interrogateur, de Cézanne), en partant de ce qu’il appelle, avec Cézanne lui-même, « ces petits bleus, ces petits bruns, ces petits blancs », ces touches qui pleuvent du pinceau du peintre.
Qu’est-ce que c’est que ça? Qu’est-ce que ça détermine? Comment cela détermine-t-il quelque chose? C’est déjà donner forme et incarnation à ce champ dans lequel le psychanalyste s’est avancé à la suite de Freud, avec ce qui en Freud est hardiesse folle, ce qui, pour ceux qui le suivent, devient vite imprudence.
Freud a toujours marqué avec un infini respect qu’il entendait ne pas trancher de ce qui, dans la création artistique, faisait sa véritable valeur, aussi bien concernant les peintres que les poètes, qu’il y a une ligne à laquelle s’arrête son appréciation. Il ne peut dire, il ne sait pas ce qui est là, pour tous, pour tous ceux qui regardent, qui entendent, fait la valeur de la création artistique.
Néanmoins, quand il s’agit de Léonard, il nous conduit sur quelque chose dont, pour aller vite, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il recherche, c’est qu’il cherche à trouver la fonction que, dans cette création, a joué le fantasme originel de Léonard, ce rapport avec ces deux mères qu’il voit figurer dans le tableau du Louvre, dans son esquisse de Londres, par les corps, ce corps double, branché au niveau de la taille des deux femmes qui semble s’épanouir d’un mélange de jambes à la base.
Ou faut-il donc voir le principe de la création artistique dans ceci qu’elle extrairait ce quelque chose qui tient lieu (rappelez-vous comment je traduis Vorstellungsrepräsentanz), qui ‘tient lieu de la représentation’? Est-ce là ce à quoi je vous mène en distinguant le tableau de ce qui est la représentation?
Assurément pas, sauf dans de très rares œuvres, sauf dans une peinture qui quelquefois en effet émerge, apparaît, qui est peinture onirique mais combien rare! Et d’ailleurs, à peine situable dans la fonction de la peinture. Peut-être est-ce là la limite où nous aurions à désigner ce qu’on appelle art psychopathologique. C’est autre chose, c’est ailleurs, c’est de façon bien différemment structurée qu’il nous faut saisir ce qui est création du peintre.
Et peut-être justement dans la mesure où nous restaurerons dans l’analyse le point de vue de la structure, peut-être le temps est-il venu où nous pouvons avec profit, je veux dire, dans ce dont il s’agit pour nous de poser les termes de la structure, dans la relation libidinale, il est peut-être temps d’interroger, parce qu’avec nos nouveaux algorithmes nous pouvons en articuler mieux la réponse, ce qui est en jeu.
L’interroger dans la création artistique comme Freud la désigne, c’est-à-dire comme « sublimation » et dans la valeur qu’elle prend dans le champ social, que Freud désigne seulement de cette façon vague et précise à la fois qui désigne seulement son succès dans le fait qu’une création du désir, pure au niveau du peintre, prend valeur — commerciale d’abord, ce qui en est une gratification qu’on peut tout de même qualifier de secondaire. Mais si elle prend cette valeur commerciale, c’est aussi que dans son effet (sur ce qui, dans la société, constitue l’ensemble de ce qui tombe sous le coup de l’œuvre) dans son effet réside quelque chose pour la société de profitable, et c’est ici que vient la notion de valeur.
Ici encore, c’est dans le vague que nous restons : dire que ça les apaise, que ça leur montre l’exemple bien réconfortant de ceci qu’il peut y en avoir quelques-uns qui vivent de l’exploitation de leur désir. Pour que cela les satisfasse tellement, il faut bien aussi qu’il y ait cette autre incidence que leur désir à eux (qui les contemplent) y trouve quelque apaisement et, comme on dit, cela leur élève l’âme, c’est-à-dire que cela les incite, eux, au renoncement.
Est-ce que nous ne devons pas tenter d’aller plus loin dans ce sens, et d’ores et déjà ne voyez-vous pas que quelque chose s’en indique, dans cette fonction que j’ai appelée du « dompte-regard»?
Le dompte-regard, je l’ai dit la dernière fois, a une autre face, c’est celle du trompe-l’œil. En quoi j’ai l’air d’aller en sens contraire de tout ce qui, par la tradition et la critique, nous est indiqué comme étant très distinct de la fonction de la peinture. C’est pourtant là-dessus que j’ai terminé la dernière fois, marquant, dans l’opposition des deux œuvres, celle de Zeuxis et celle de Parrhasios, l’ambiguïté des deux niveaux, celui sur lequel j’ai insisté quand j’ai repris aujourd’hui : la fonction naturelle du leurre.
Si le tableau de Zeuxis se fit prendre ou qui se fit prendre par des oiseaux pour des raisins qu’ils pussent becqueter, puisque (paraît-il, peu importe la vérité ou la légende de la chose!) ils se sont précipités sur la surface où Zeuxis avait indiqué ses touches, observons que rien n’indique que le succès d’une pareille entreprise implique de ces raisins admirablement reproduits tels que ceux que nous pouvons voir dans la corbeille que tient le Bacchus du Caravage. Si ces raisins avaient été ainsi, il est peu probable que les oiseaux s’y soient trompés, car pourquoi les oiseaux verraient-ils des raisins dans ce style de tour de force? Il doit y avoir quelque chose de plus réduit à un signe dans ce qui, pour des oiseaux, peut constituer la proie raisin.
Mais il est clair, par l’exemple opposé de Parrhasios, qu’à vouloir tromper un homme, ce qu’on lui présente, c’est la peinture d’un voile, de quelque chose au-delà de quoi il demande à voir, et que c’est là que cet apologue prend sa valeur, de nous montrer ce pourquoi Platon proteste contre l’illusion de la peinture.
Malgré l’apparence, ce n’est pas de ce que la peinture donne un équivalent illusoire de l’objet qu’il s’agit. Même si apparemment Platon ainsi peut s’exprimer, c’est justement que le trompe-l’œil de la peinture se donne pour autre chose que ce qu’il n’est. Ce qui nous séduit dans le trompe-l’œil, ce qui nous satisfait, ce qui fait que dans ce moment où par un simple déplacement de notre regard nous pouvons nous apercevoir qu’il ne bouge pas avec lui, qu’il n’est qu’un trompe-l’œil, c’est à ce moment qu’il nous captive, qu’il nous met dans cette sorte de Joie, de jubilation que donne le trompe-l’œil. Car, à ce moment-là apparaissant, c’est autre chose que ce qu’il est qu’il nous donne, il se donne justement comme étant cet autre chose, c’est de ce que le tableau rivalise avec ce que Platon nous désigne au-delà de l’apparence comme étant l’idée, c’est que le tableau vienne lui faire concurrence, vienne à la place de ce que la théorie du modèle éternel nous désigne comme étant au-delà de l’apparence, c’est cette apparence qui nous dit qu’elle est ce qui nous donne l’apparence — contre quoi Platon s’insurge comme contre une activité rivale de la sienne.
Cet autre chose, c’est justement le a.
Et c’est bien là autour de quoi tourne un combat dont le trompe-l’œil est l’âme. Il vaut la peine ici, de tenter de rassembler la position du peintre dans l’histoire, de la rassembler concrètement pour s’apercevoir qu’il est la source, le point de jaillissement de quelque chose qui peut passer dans le réel, et qu’après tout, en tout temps, on prend à ferme, si je puis dire.
Il ne suffit pas de marquer l’opposition du temps où il dépendait de nobles mécènes. La situation n’est pas fondamentalement changée avec le marchand de tableau. C’est aussi un mécène, et du même acabit. Toujours quelque chose le prend à ferme. Société fermière du peintre avant le noble mécène, c’est aussi bien l’institution religieuse qui lui donne à quoi faire avec l’image sainte, l’icône, il s’agit toujours de l’objet a.
Et plutôt que de le réduire (ce qui, à un certain niveau d’explication et d’accès, peut vous paraître mythique) à un a avec lequel, c’est vrai au dernier terme, c’est le peintre en tant que créateur qui dialogue, il est bien plus instructif de voir comment dans cette répercussion sociale, ce a fonctionne.
Bien sûr que dans l’icône, dans le Christ triomphant de la voûte de Daphnis ou dans ces admirables mosaïques byzantines, il est manifeste, nous pourrions nous en tenir là, que leur effet est de nous tenir sous leur regard. Mais ça ne serait pas là vraiment saisir le ressort de ce qui fait que le peintre est engagé à faire cette icône et de ce à quoi elle sert en nous étant présentée. Il y a du regard là-dedans bien sûr! mais il vient de plus loin.
Ce qui fait la valeur de cette icône, c’est que le Dieu qu’elle représente, lui aussi la regarde. C’est qu’elle est censée plaire à Dieu. L’artiste, à ce niveau, opère sur le plan sacrificiel. Lequel consiste à jouer sur ce registre qu’il est des choses qui peuvent éveiller le désir de Dieu, ici au niveau de l’image.
Dieu est créateur, il crée à certaines images, ce que nous indique la Genèse avec le Zelem Elohim.
Et c’est bien ce qu’il y a de frappant dans la pensée iconoclaste, c’est qu’il y ait sauvé ceci, qu’il y a un Dieu qui n’aime pas ça. Mais c’est bien le seul! Et je ne veux pas aujourd’hui m’avancer plus loin dans ce registre qui nous porterait au cœur de ce qui est un des éléments les plus essentiels du ressort des Noms-du-Père, c’est qu’un certain pacte peut être établi au-delà de toute image. Mais là où nous sommes, l’image est le truchement. Si Yahvé interdit aux Juifs de se faire des idoles, c’est parce que ces idoles plaisent aux autres Dieux. Dans un certain registre, ce n’est pas Dieu qui n’est pas anthropomorphe, c’est l’homme qui est prié de ne pas l’être. Mais laissons…
Et passons à l’étape suivante, à l’étape que j’appellerai, si vous voulez, communale. Portons-nous dans la grande salle du Palais des Doges où sont peintes toutes sortes de batailles, de Lépante ou d’ailleurs.
C’est ici que nous voyons bien la fonction sociale telle qu’elle se dessinait d’ailleurs déjà au niveau religieux. Ceux qui viennent là, c’est ceux que Retz appelle « les peuples ». Qu’est-ce que les peuples voient dans ces vastes compositions? Ils voient essentiellement le regard des gens qui, quand ils ne sont pas là, eux les peuples, délibèrent dans cette salle. Derrière le tableau, c’est leur regard qu’il y a là.
Vous le voyez ce que nous trouvons à toutes les étapes, il y a toujours tout plein de regards là derrière, et rien de nouveau n’est introduit par l’époque qu’André Malraux distingue comme « moderne », celle où vient à dominer ce qu’il appelle « le monstre incomparable », à savoir le regard du peintre qui prétend s’imposer comme étant à lui tout seul le regard. Il y a toujours eu du regard là derrière. Et d’où vient-il?
C’est là que se pose le point le plus subtil, le point où il faut saisir quelle est la source de ce regard. Et nous revenons à nos petits bleus, à nos petits blancs, à nos petits bruns de Cézanne, à ce que Maurice Merleau-Ponty met si joliment en exemple quelque part à un détour de son livre Signes, c’est à savoir, ce qui apparaît d’étrange dans un film au ralenti où l’on saisit Matisse en train de peindre. L’important est que Matisse lui-même en ait été bouleversé.
Maurice Merleau-Ponty souligne le paradoxe de ce geste qui, agrandi par la distension du temps, permet en quelque sorte d’imaginer, car ce n’est là que mirage, le plus exact choix, la délibération la plus parfaite, dans chacune de ces touches. Sa remarque, ici, nous porte, si je puis dire, au seuil de ce dont il s’agit.
En disant qu’assurément, il n’est pas question qu’il s’agisse là d’autre chose que d’un mirage, qu’au rythme où pleut du pinceau du peintre toutes ces petites touches qui arriveront au miracle du tableau, c’est de quelque chose d’autre qu’il s’agit.
Est-ce que nous ne pouvons pas nous-mêmes essayer de le formuler? Est-ce qu’à ce moment-là, les choses, pour le peintre, ne sont pas à remettre au plus près de ce que j’ai appelé la pluie du pinceau? Est-ce que, si un oiseau peignait, ce ne serait pas en laissant choir ses plumes, un serpent ses écailles, un arbre à s’écheniller, à faire pleuvoir ses feuilles. Ici, ce qui s’accumule, c’est le premier acte de cette déposition du regard, acte sans doute souverain car il passe dans quelque chose qui se matérialise et qui, de cette souveraineté, rendra caduc, exclu, inopérant, tout ce qui, d’ailleurs, se présentera devant ce résultat de regard.
Et aussi bien, c’est ici que nous devons trouver ce qui est essentiel, c’est, ne l’oublions pas, que la touche, la touche du peintre est quelque chose où se termine un mouvement. C’est que nous nous trouvons là devant quelque chose qui donne son sens, un sens nouveau et différent au terme de régression, c’est que nous nous trouvons là devant l’élément moteur au sens de réponse, en tant qu’il engendre en arrière son propre stimulus.
C’est là ce par quoi la temporalité originale par où se situe comme distincte cette relation à l’Autre, au désir comme étant institué dans le sujet en relation à l’Autre, la temporalité originale de la dimension scopique est celle de l’instant terminal. Ce qui, dans la dialectique identificatoire du signifiant et du parlé se projettera en avant comme hâte et qui [est] ici, au contraire, la fin de ce qui, au départ de toute nouvelle intelligence, s’appellera l’instant de voir.
Ce moment terminal est ce qui nous permet de distinguer d’un acte, un geste. C’est par le geste que vient sur la toile s’appliquer la touche. Il est si vrai que ce geste y est toujours présent que d’abord il n’est pas douteux que le tableau n’en soit pour nous éprouvé, ressenti comme ce terme de ‘l’impression’ ou ‘l’impressionnisme’, que le tableau soit plus affine à toute représentation de mouvement qui ne soit d’abord le geste, qu’à toute autre, que même une action représentée dans un tableau en son cours, l’action nous y apparaîtra comme dans une scène de bataille très forcément comme théâtrale, comme faite pour le geste : et qu’aussi bien, c’est à cette insertion dans le geste que le tableau quel qu’il soit, figuratif ou pas, il n’y a pour nous jamais de doute, on ne peut pas le mettre à l’envers. Si par hasard c’est ce que l’on appelle une diapositive, retournez-la, vous vous apercevrez incontestablement tout de suite, dans quelque tableau que ce soit, si on vous le montre avec la gauche à la place de la droite. Le sens du geste de la main suffisamment désigne cette symétrie latérale.
Ici ce que nous voyons donc, c’est ce quelque chose par quoi le regard opère dans une certaine descente, une descente qui sans doute est de désir, mais comment le désigner? Comment ne pas voir que le sujet n’y est pas tout à fait, qu’il est téléguidé? Pour le désigner, je dirai, modifiant la formule qui est celle que je donne du désir en tant qu’inconscient —« désir de l’homme qui est désir de l’Autre » — ici c’est une sorte de désir à l’Autre qu’il s’agit, au bout duquel est le donné-à-voir.
En quoi ce donné-à-voir apaise-t-il quelque chose, sinon qu’en celui qui regarde, il est un appétit de l’œil? Cet appétit de l’œil qu’il s’agit de nourrir, ce plan beaucoup moins élevé qu’on ne le suppose, est la valeur de charme de la peinture, il est à chercher dans ce qu’il en est de la nature, de la vraie fonction de l’organe de l’œil. Cet œil plein de voracité est le « mauvais œil ».
Il est frappant qu’en contraste à l’universalité de cette fonction du « mauvais œil », il n’y ait trace nulle part d’un « bon œil », d’un œil qui bénit. Qu’est-ce à dire, sinon que l’œil porte avec lui cette fonction mortelle d’être en lui-même doué, permettez-moi ici de jouer sur plusieurs registres, d’un pouvoir séparatif. Mais ce ‘séparatif’ va bien plus loin que la vision distincte. Ces pouvoirs qui lui sont attribués, qui est de faire tarir le lait de l’animal sur quoi il porte, croyance aussi répandue de nos jours qu’en tout autre et dans les pays les plus civilisés, de porter avec lui la maladie, la malencontre, ce pouvoir, où pouvons-nous le mieux l’imaginer?
Invidia vient de videre et l’invidia la plus exemplaire pour nous analystes, est celle que j’ai depuis longtemps relevée dans Augustin pour lui donner tout son sort, à savoir celle du petit enfant regardant, dit Augustin, son frère pendu au sein de sa mère et qui le regarde amare conspectu, d’un regard amer’, qui le décompose et fait sur lui-même l’effet d’un poison. Pour comprendre ce qu’est l’invidia dans sa fonction de regard, il ne faut pas la confondre avec la jalousie.
Ce que le petit enfant, ou tout aussi bien ce que quiconque envie, ce n’est pas du tout forcément, ce dont, comme on s’exprime improprement, il pourrait avoir envie. L’enfant, après tout, dont parle Augustin, qui regarde son petit frère, qui nous dit qu’il a encore besoin d’être à la mamelle? Et chacun sait que l’envie est communément provoquée par la possession de biens qui [ne] seraient, à celui qui envie, à proprement parler d’aucun usage, dont il ne soupçonne même pas la véritable nature.
Telle est la véritable envie, celle qui fait pâlir l’envieux, devant quoi? Devant l’image d’une complétude qui se referme et de ceci que le a, le a par rapport à quoi il se suspend comme séparé, peut être pour un autre la possession dont il se satisfait, la Befriedigung.
C’est à ce registre de l’œil comme désespéré par le regard qu’il nous faut aller pour saisir le ressort apaisant et charmeur, la fonction du tableau, le côté civilisateur de ce qui, chez le peintre, est produit par une action spécifique. Et ce rapport foncier du a au désir me servira comme exemplaire dans ce à quoi nous nous introduirons maintenant concernant le transfert.
Je vais donner cinq minutes pour qu’on me pose des questions.
M. Tort — Pourriez-vous préciser le rapport que vous avez posé entre le geste et ce que vous avez dit de l’instant de voir?
J. Lacan — Qu’est-ce que c’est qu’un geste? Un geste de menace, par exemple? Ce n’est pas un coup qui s’interrompt, c’est bel et bien quelque chose qui est fait pour s’arrêter et suspendre. Dans quel sens? Puisque c’est un ‘geste’ de menace, ça ne veut pas dire que je le pousserai jusqu’au bout, je le pousserai peut-être jusqu’au bout après, mais mon geste de menace s’inscrit comme geste en arrière.
Cette temporalité très particulière que j’ai définie par ce terme d’arrêt et qui crée, derrière elle, sa signification, c’est la distinction du geste et de l’acte.
Ce qui est très remarquable, si vous avez assisté à tant soit peu de choses — je ne sais pas, moi… au dernier Opéra de Pékin et à la façon dont on s’y bat. On s’y bat comme on s’y est battu de tout temps, bien plus avec des gestes qu’avec des coups. Bien sûr, le spectacle lui-même s’accommode d’une absolue dominance des gestes. Dans ces ballets où interviennent, vous le savez peut-être, d’extraordinaires acrobates, on ne se cogne jamais, on glisse dans des espaces différents où se répondent des suites de gestes, des suites de gestes qui pourtant ont, dans le combat traditionnel, leur valeur d’armes, au sens qu’à la limite elles peuvent se suffire comme instrument d’intimidation.
Chacun sait que les ‘primitifs’ (que nous appelons comme ça) vont au combat avec des grands masques horribles et des gestes terrifiants. Faut pas croire que ça soit fini! On apprend aux marines à répondre aux soldats japonais en faisant autant de grimaces qu’eux, simplement que ce soit des grimaces qui soient dominantes. Et d’un certain côté, après tout, nos plus récentes armes, nous pouvons aussi les considérer dans ce registre du geste. Fasse le ciel qu’elles puissent s’y tenir!
Mais ce sont des réflexions, des réflexions qui consistent en ceci: à lier ce qui vient au jour dans la peinture et dont on [ne] peut dire que l’authenticité est amoindrie, [du] fait que nous, êtres humains, nos couleurs, après tout il faut bien que nous allions les chercher là où elles sont, c’est-à-dire dans la merde… Si j’ai fait allusion aux oiseaux qui pourraient se déplumer pour faire un tableau, c’est parce que, nous, nous n’avons pas ces plumes. Ce qui est véritablement la participation du créateur dans ce qui ne sera jamais qu’un petit dépôt sale et une succession de petits dépôts juxtaposés, c’est ça. C’est par cette dimension-là que nous sommes dans la création scopique : le geste, le geste en tant que mouvement donné à voir.
Ça vous satisfait cette explication? Est-ce que c’est ça que vous me demandiez ? Je ne vous dis pas « est-ce que vous êtes sans objections ? »Est-ce que j’ai répondu à la question que vous me posiez? Ou bien est-elle placée ailleurs?
M. Tort — Pas exactement… J’aurais voulu que vous me précisiez ce que vous disiez, plus précisément sur ce temps, à quoi vous avez déjà fait allusion une fois et qui suppose quand même des références que vous avez posées ailleurs, sur le temps logique.
J. Lacan — Ecoutez, j’ai remarqué, si je puis dire, là, la suture, la pseudo-identification qu’il y a entre ce que j’ai appelé ce temps d’arrêt terminal du geste et ce que, dans une autre dialectique, je mets comme premier temps, à savoir l’instant de voir. Ça se recouvre, ça n’est certainement pas identique puisque l’un est initial et l’autre absolument terminal. N’est-ce pas?
Disons encore autre chose, sur quoi je n’ai pas pu donner faute de temps, aujourd’hui, les indications nécessaires. Il faudra peut-être tout de même qu’au début de la prochaine fois, je les donne.
Quand je dis que ce temps du regard est absolument terminal, n’est-ce pas, qu’il est celui qu’achève un geste, je le mets très étroitement en rapport avec ce que je vous ai dit ensuite du ‘mauvais œil’. Le regard en soi, non seulement termine le mouvement, mais le fige.
Regardez ces danses dont je vous parle, elles sont toujours ponctuées par une série de temps d’arrêt, ou d’attente, et les autres s’arrêtent dans une attitude absolument bloquée. Qu’est-ce que c’est, en fin de compte, que cette butée, que ce temps d’arrêt du mouvement dont il s’agit dans ce registre? Mais ce n’est rien d’autre que l’effet fascinatoire, en ceci : le mauvais œil, en tant qu’il s’agit de le déposséder du regard pour le conjurer, le mauvais œil, c’est le fascinum, c’est ce qui a pour effet d’arrêter le mouvement et littéralement d’y tuer la vie. Au moment où le sujet s’arrête dans cette suspension de son geste, il est mortifié.
La fonction, si je puis dire, anti-vie, anti-mouvement, de ce point terminal, c’est cela, c’est le fascinum et c’est précisément l’une des dimensions dans lesquelles s’exercent directement la puissance du regard.
L’instant de voir, ici bien sûr! ne peut intervenir que comme suture, comme jonction des deux domaines dont je parle, et l’autre, celui dont il s’agit, dans le point où l’instant de voir est repris dans une dialectique, cette sorte de progrès qui s’appelle la hâte, l’élan, le mouvement en avant, je le reprendrai dans un autre registre, puisque ce que j’ai souligné aujourd’hui, est de montrer la distinction totale du registre scopique par rapport à ce champ-là, n’est-ce pas?
Si vous voulez, dans le champ scopique contrairement au champ invoquant, vocatoire, vocationel qui est celui que j’y oppose, n’est-ce pas, le sujet n’est pas comme dans ce champ, d’abord et avant tout et essentiellement indéterminé — je parle du champ invoquant —, le sujet y est déterminé par cette séparation même. Le sujet est à proprement parler déterminé par la coupure du a par ce que le regard introduit de fascinatoire.
Est-ce que vous êtes un peu plus satisfait? Tout à fait? presque?
E Wahl— Une petite question. Elle me paraissait toute petite, mais elle est en train de s’aggraver. Vous avez laissé de côté un phénomène qui se situe justement comme le mauvais œil. Dans la civilisation méditerranéenne, c’est l’œil prophylactique. Ça me paraît d’autant plus amusant que précisément, si je ne me trompe, l’œil prophylactique a une fonction de protection qui dure pendant un trajet, liée non pas du tout à un arrêt, mais au contraire à un mouvement sur lequel vous avez… Comment est-ce que vous voyez ça?
J. Lacan — Ce qu’il y a de plus prophylactique, n’est-ce pas, est, si l’on peut dire « allopathique », que ce soit la corne, de corail ou pas de corail, ou mille autres choses dont l’aspect est infiniment plus clair, comme par exemple ce truc, oui, turpicula res (c’est dans je ne sais plus quel auteur que c’est décrit, je crois que c’est dans Varron ou quelque chose comme ça), c’est un phallus, tout simplement! C’est là qu’est l’élément prophylactique par rapport au mauvais œil, n’est-ce pas! C’est de lui opposer sa vraie raison de mauvais œil, à savoir que c’est sur le terrain de la castration que l’œil, c’est en tant que tout le désir humain est centré sur la castration que l’œil prend cette fonction particulièrement virulente et non pas simplement leurrante comme dans la nature, qu’il prend sa fonction agressive.
Cueillez au milieu de tout ça, parmi les amulettes, des formes où cela prend l’aspect homéopathique, où c’est un contre-œil, c’est le biais par où nous pouvons introduire cette fonction prophylactique.
Mais ce que j’ai dit et qui, je crois… Enfin, j’ai fait des recherches, j’ai pas mal refait d’hébreu à ce propos, parce que je me disais bien que dans la Bible, il devait bien y avoir quand même quelque part où l’œil joue le rôle enfin.., distribuât, conférât la baraka. Il y a quelques petits endroits où j’ai balancé : décidément non. Il ne s’agit pas de l’œil. L’œil peut être prophylactique, il n’est pas bénéfique. Par contre, il est maléfique, alors, dans la Bible, il y en a dans tous les coins et même dans le Nouveau Testament.
C’est tout ?
Ah, voilà quelqu’un que nous n’avions pas entendu depuis longtemps. Ça me fait plaisir!
J.-A. Miller — Je crois que nous avons tous maintenant le concept du sujet que nous pouvons attendre chez vous, une définition par localisation dans un système de relation. Ce que vous nous avez expliqué, je crois, depuis un certain nombre de leçons, c’est que le sujet n’est pas localisé dans un espace qui appartenait au monde, à la quantité, à la mesure, dans un espace, disons, cartésien. Le sujet devait toujours être localisé dans un autre espace. D’autre part, vous avez expliqué, c’est ce qui d’ailleurs a fait démarrer votre réflexion, vous nous avez expliqué que la recherche de Merleau-Ponty convergeait avec la vôtre… Vous avez dit qu’il posait les repères de la…
J. Lacan — Les repères de…?
J.-A. Miller — Les repères de l’inconscient.
J. Lacan — Je n’ai pas dit ça. J’ai espéré, enfin.., j’ai émis la supposition que les quelques traces qu’il y a, n’est-ce pas, de la moutarde ‘inconscient’ dans ses notes, l’auraient peut-être amené à passer, disons, dans mon champ. Mais je n’en suis pas sûr…
J.-A. Miller — Pourquoi la conclusion pourrait être possible? Merleau-Ponty accomplit bien cette dénonciation de l’espace cartésien. On pourrait dire, vous pourriez dire qu’il ouvre ainsi l’espace nécessaire, transcendantal, vous avez dit une fois… de la relation au grand Autre. Mais il faut tout de même reconnaître que si Merleau-Ponty dénonce l’espace cartésien, ce n’est pas du tout pour ouvrir cet espace-là, mais pour ouvrir l’espace de l’intersubjectivité qui, vous l’avez…
Est-ce que vous avez quelque chose à changer à la critique de Merleau-Ponty que vous avez publié dans un numéro des Temps Modernes?
J. Lacan — Absolument rien! Merci.