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Recherches Lacan

LXI LES QUATRE CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA PSYCHANALYSE 1964 Leçon du 29 avril 1964

Leçon du 29 avril 1964

 

J’ai terminé la dernière fois sur une formule, et j’ai eu l’occasion de m’apercevoir qu’elle a plu, ce que je ne peux attribuer qu’à ce qu’elle contient de promesses, puisque aussi bien, sous sa forme aphorisma­tique, elle n’était point encore développée.

J’ai dit que, faisant un pas, voire un saut, après la préparation, le che­min que j’avais commencé d’esquisser pour serrer le concept de trans­fert, j’ai dit, « nous allons nous fier à la formule suivante : le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient. »

Peut-être ceci a-t-il résonné, ceci a-t-il, comme je le disais à l’instant, plu, dans la mesure où ce qui se sous-tend, s’annonce dans une telle for­mule, c’est justement ce que vous êtes tous plus ou moins assez infor­més pour voir que c’est bien ce qu’on tend, dans la définition du trans­fert, le plus à éviter.

Moi-même, je me trouve pour avancer cette formule dans une posi­tion problématique, car qu’est-ce qu’a avancé, promu mon enseigne­ment concernant l’inconscient? L’inconscient, ce sont les effets sur le sujet, de la parole, l’inconscient, c’est la dimension où le sujet se déter­mine du fait et dans le développement des effets de la parole, en suite de quoi, l’inconscient est structuré comme un langage.

Quoi ici apparemment? Sinon une direction bien faite, pour arracher toute saisie de l’inconscient, en apparence, à une visée de réalité autre que celle de la constitution du sujet. Et pourtant, si je souligne que cet enseignement a eu, dans sa visée, une fin, que pour aller droit au but j’ai qualifiée de transférentielle, c’est-à-dire de recentrer ceux de mes audi­teurs auxquels je tenais le plus, à savoir les psychanalystes, dans une visée conforme à l’expérience analytique. C’est bien dire qu’ici le maniement même du concept doit, selon le niveau d’où part la parole de l’enseignant, tenir compte des effets sur l’auditeur de la formulation conceptuelle.

Il reste donc que dans ce qu’il en est de la réalité de l’inconscient, nous sommes, tous tant que nous sommes, et y compris celui qui enseigne sur l’inconscient, dans un rapport à sa réalité, réalité de l’in­conscient que son intervention, en quelque mesure, je dirais, non seu­lement amène au jour mais jusqu’à un certain point, engendre.

Allons au fait! La réalité de l’inconscient, c’est à la fois ce que tout le monde sait, ce qui est vrai et ce qui en est la vérité insoutenable, c’est la réalité sexuelle. Freud l’a articulé, réarticulé, articulé si je puis dire, mordicus, en chaque occasion.

Pourquoi, dirais-je, est-ce une réalité insoutenable? Eh bien, juste­ment en ceci que la réalité sexuelle, la sexualité, eh bien le moins qu’on puisse dire! c’est que nous n’en savons pas tout.

Nous avons fait, pendant le temps que Freud articulait sa découverte de l’inconscient, (nous avons fait pendant, ne l’oublions pas, c’est-à-dire depuis environ, disons, les années 1900 ou celles qui précèdent immé­diatement) quelques progrès qui, pour intégrés qu’ils soient à notre ima­gerie mentale, nous ne devons pas pour autant considérer que la science que nous en avons prise pendant ce temps a été là depuis toujours. Nous en savons un petit peu plus sur le sexe que ce qui en est d’abord fonda­mentalement à appréhender.

La division sexuelle, en tant qu’elle règne sur la plus grande partie des êtres vivants, est ce qui assure quoi? Le maintient de l’être d’une espèce. Que nous accentuions, avec Platon, cet être d’une espèce au rang d’une idée éternelle ou que nous disions, avec Aristote, qu’elle n’est nulle part ailleurs, que dans les individus qui la supportent, ceci n’est pas ce que nous avons ici à mettre en balance. L’espèce, disons, subsiste, sous la forme de ses individus. Il n’en reste pas moins que la survivance du cheval, comme espèce, a un sens. Il reste que chaque che­val est transitoire, et meurt. Et le lien du sexe à la mort, à la mort de l’in­dividu, est fondamental, essentiel, et que ce suspens, l’existence, sous cette forme, perdure grâce à la division sexuelle, repose sur la copula­tion, une copulation accentuée en deux pôles, que la tradition séculaire s’efforce de caractériser, le pôle mâle et le pôle femelle, et que là, gît le ressort de la reproduction.

Depuis toujours, autour de cette réalité fondamentale, se sont grou­pées, harmonisées, toute une séquence et, conséquence qui très sensi­blement dans ce qui nous est le plus accessible l’accompagne, d’autres caractéristiques plus ou moins liées à la finalité de cette reproduction, au soutien, au premier pas de la croissance de ce qui est ainsi engendré. Bref, je ne peux ici qu’indiquer ce qui, dans le registre biologique, s’as­socie à la différenciation sexuelle, sous la forme de ce qu’on appelle, caractères et fonctions sexuelles secondaires.

Plus loin encore, nous savons, nous pouvons préciser, articuler mieux que jamais comment ce terrain, sur lequel s’est fondée, dans la société, toute une répartition des fonctions d’un jeu d’alternance, qui est propre­ment ce que le structuralisme moderne a su le mieux préciser, en montrant combien c’est au niveau de l’alliance, en tant qu’opposée à la génération naturelle, à la lignée biologique, que sont exercés ces fondamentaux échanges, au niveau du signifiant, qui nous permettront de retrouver les structures les plus élémentaires de ce fonctionnement social, à inscrire en termes, — le mot enfin qui vient — d’une combinatoire.

L’intégration, si l’on peut dire de cette combinatoire, du haut au bas, à la réalité sexuelle, c’est là ce qui, pour nous, et pour tout homme, fait surgir la question, disons le mot, non pas de l’origine du signifiant, mais si ce n’est point par là que le signifiant est entré au monde, au monde de l’homme.

Je voudrais ici seulement jeter une lumière, pour l’instant, latérale. Même si nous ne devons pas nous arrêter longtemps sur ce point, pour­tant c’est ici que je veux la ponctuer: ce qui, pour nous, peut accentuer l’instance de cette question, celle qui rendrait légitime de dire que c’est par la réalité sexuelle que le signifiant est entré au monde, ce qui veut dire que l’homme a appris à penser, c’est que, dans ce champ récent des découvertes, celui qui commence à une étude correcte de la mitose et surtout, à l’apparition des modes, la révélation des modes sous lesquels s’opère la maturation des cellules sexuelles,, à savoir le double proces­sus de réduction dont vous avez, je pense tout de même, tous entendu parler. A la suite de quoi, dans un type général auquel il faut apporter maintes exceptions, mais ce dont il s’agit dans cette réduction, c’est de la perte d’un certain nombre d’éléments qu’on voit, qu’on appelle chromosomes. Et chacun sait que tout ceci nous a conduit à une géné­tique. Mais qu’est-ce qui sort de cette génétique, sinon la fonction dominante, dans la détermination de certains éléments de l’organisme vivant, d’une combinatoire. J’irai plus loin, sur le chemin où j’avance:

une combinatoire qui opère, en laissant à certains de ces temps, temps essentiels, temps majeurs pour quiconque sait un petit peu quelque chose de cette étude, ce qui, je pense, est ici le cas général, temps d’alié­nation de certains restes, d’éléments expulsés.

J e ne dit ici rien de plus. Je ne me rue pas, sous prétexte de la fonc­tion du a, dans une spéculation analogique, j’indique seulement ce qui en est d’une affinité, d’un apparentement, depuis toujours, avec ce qu’il en est des énigmes, de ce qu’il en est des énigmes de la sexualité, avec le jeu du signifiant, avec la combinatoire.

En d’autres termes, je ne fais ici jour et droit qu’à une certaine vision, c’est à savoir qu’effectivement, dans l’histoire, une « science», la scien­ce primitive, s’est effectivement enracinée dans un mode de pensée qui, jouant sur cette combinatoire, sur des oppositions, celles du Yin et du Yang, de l’eau et du feu, du chaud du froid (de tout ce que vous vou­drez), leur faisait mener, si je puis dire, la danse — le mot est choisi pour sa portée plus que métaphorique —, leur danse, en se fondant sur des rites de danses foncièrement motivés par les répartitions sexuelles effectives qui se faisaient dans la société.

Je ne peux pas me mettre à vous faire, ici, un cours, même abrégé, d’astronomie chinoise. Mais amusez-vous à ouvrir le livre de Léopold de Saussure — il y a, comme ça, de temps en temps, des gens géniaux dans cette famille —, vous y verrez que l’astronomie chinoise est à la fois fondée le plus profondément qui soit sur ce jeu des signifiants qui vont, à retentir, du haut en bas de la politique, de la structure sociale, de l’éthique, de la régulation des moindres actes, et qui est, quand même, une très bonne science astronomique. Il est vrai que jusqu’à un certain point du temps, toute la réalité du ciel peut ne s’inscrire en rien d’autre — ce en quoi d’ailleurs on n’a point manqué — qu’une vaste constella­tion de signifiants.

La limite ici, de la science et de ce qu’on peut appeler la science pri­mitive en tant qu’elle serait foncièrement, disons, allons jusqu’à l’extrê­me, une sorte de technique sexuelle — la limite n’est pas possible à faire, car c’est une science, ce que les Chinois, effectivement, ont collationné, enrichi d’observations parfaitement valables, nous montrent qu’ils avaient un système, mouvement relatif de la terre et des astres, parfaite­ment efficace quant à la prévision de variations diurnes et nocturnes par exemple, à une époque très précoce, si précoce qu’en raison de leur pointage signifiant, nous pouvons dater cette époque parce qu’elle est assez lointaine pour que la précision des équinoxes s’y marque à la figu­re du ciel et que l’étoile polaire n’y soit pas, au moment du fondement de cette astronomie, à la même place qu’elle est de nos jours.

Il n’y a point là, de versant, de ligne de division entre la science la plus parfaitement recevable, ce que nous appelons science, collation expérimentale, qui reste valable pour tous et, les principes qui l’ont gui­dée, pas plus que Claude Lévi-Strauss le souligne, on ne peut dire que tout est fantaisie et fumée dans la magie primitive: toute une énorme collation d’expériences parfaitement utilisables s’y inscrit et s’y emma­gasine.

A ceci près, qu’il y a tout de même quelque chose, un moment qui arrive, plus ou moins tôt, plus ou moins tard, où tout de même l’amar­re est rompue, avec l’initiation sexuelle du mécanisme.

Et justement, si paradoxal que ça paraisse, la rupture se fait d’au­tant plus tard que la fonction du signifiant y est plus implicite, moins repérée. J’illustre ce que je veux dire : bien après la révolution carté­sienne et la révolution newtonienne, nous voyons encore, au cœur de la doctrine positiviste fondée sur l’astronomie, une théorie religieuse de la terre comme grand fétiche qui est parfaitement cohérente avec cette énonciation qui est dans Comte, comme vous le savez, que jamais, quant aux astres, nous ne pourrons rien connaître de leur composition chimique. Autrement dit, que les astres continueront d’être, là, cloués à leur place, et, si nous savons y mettre une autre perspective, en pure fonction de signifiants. Manque de pot, comme on dit, presque les mêmes années, l’analyse de la lumière nous per­mettait de voir dans les astres mille choses à la fois, y compris juste­ment leur composition chimique.

C’est-à-dire que la rupture est consommée, de l’astronomie à l’as­trologie, à ce moment précis et vous le voyez, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que l’astrologie ne vive pas encore pour un très grand nombre de gens.

Or, où tend tout ce discours? A nous interroger si ce que Freud désigne comme étant l’inconscient, nous devons le considérer comme une rémanence de cette jonction ‘archaïque’ de la pensée avec la réalité sexuelle.

Si l’inconscient est ce qui en survit en nous, à notre insu et isolé, si c’est en ce sens qu’il faut entendre que la sexualité c’est la réalité de l’in­conscient — entendez bien ce qu’ici il y a à trancher —, la chose est si voilée, d’accès si difficile, que c’est par un support historique de la mani­festation des directions que se formulent les solutions, la façon dont entre elles l’histoire oscille et balance, que nous pouvons l’éclairer.

Je dis qu’il est frappant que cette conception d’un niveau où la pen­sée de l’homme suit les versants de l’expérience sexuelle, comme repré­sentant le champ réduit par l’envahissement d’une science et d’une technique qui se règlent autrement, c’est la solution, le versant qui, dans l’histoire, a pris forme et incarnation dans la pensée de Jung.

Ce qui inclut, ce qui implique, vu ce qu’a d’inévitable pour une pen­sée moderne, […] du sujet où ce qu’on appelle psychologisme le mène à situer ce niveau, à incarner, sous le nom d’archétype, ce rapport du psychique du sujet à la réalité.

Or, il est remarquable que le jungisme, pour autant qu’il fait de ces modes primitifs l’articulation du monde quelque chose de subsistant, quelque chose comme le noyau — il le dit — de la psyché elle-même, s’accompagne par une nécessité, qui n’est pas de mot, qui n’est pas de forme, qui n’est pas contingente, qui ne saurait être caduque, de la répudiation du terme de libido, en tant que Freud l’a accentuée, de la neutralisation de cette fonction désignée par Freud dans le terme de libido, par le recours à une notion d’énergie psychique, d’intérêt, une fonction beaucoup plus généralisée. Ce n’est pas là simple version selon l’école, petite différence; là, se désigne quelque chose de tout à fait essentiel.

Car ce que Freud entend présentifier dans la fonction de la libido, ce n’est point un rapport archaïque, un mode d’accès primitif des pensées, un monde qui serait là comme l’ombre subsistante d’un monde ancien à travers le nôtre: c’est la présence, effective et comme telle, du désir, et c’est ce qui reste maintenant à pointer, du désir, non pas comme sub­stance, comme chose que nous allons chercher au niveau du processus primaire, du désir en tant qu’il est là, qu’il commande le mode même de notre abord.

Autrement dit, j’éclaire encore ma lanterne — je lisais, je relisais récemment, pour une intervention que j’ai faite pour un congrès qui a eu lieu il y a peu d’années, 1960, je relisais ce qu’apportait sur l’incons­cient, quelqu’un de l’extérieur non pas, bien sûr, quelqu’un de non informé, quelqu’un qui essayait de s’avancer aussi loin qu’il peut de la place où il est pour conceptualiser ce domaine, M. Ricoeur nommé­ment. Il avait été assurément aussi loin que d’accéder à ce qui est le plus difficile d’accès pour un philosophe, à savoir le réalisme de l’incons­cient, que l’inconscient n’est pas ambiguïté des conduites, futur savoir qui se sait déjà de ne pas se savoir, mais lacune, coupure, rupture qui s’inscrit dans certain manque.

Et là, il introduit quelque chose qui a l’air d’être ce que je vous dis, c’est que ce qu’il en est ne peut pleinement s’éprouver que par rapport à l’aventure analytique, par rapport à l’inconscient, que dans cette aventure, son modelé, son relief, ses caches, ses trous, ses trappes et ses clapets. Bien sûr, en philosophe qu’il est, il convient qu’il y a quelque chose de cette dimension à réserver. Simplement, il se l’accapare, il appelle ça: l’herméneutique.

On fait grand état de nos jours de ce qu’on appelle l’herméneutique. L’herméneutique n’objecte pas seulement à ce que j’ai appelé notre aventure analytique. Il s’est révélé aussi dans les faits, objecter au struc­turalisme, tel qu’il s’énonce au niveau des travaux de Lévi-Strauss.

Qu’est-ce que l’herméneutique, si ce n’est aussi ce quelque chose qui va dans la suite de ses transformations, de ses mutations historiques —ce qu’on peut appeler le progrès pour l’homme, un homme que je ne qualifierai pas d’abstrait, l’homme d’une histoire, d’une histoire qui peut aussi bien, sur les bords, se prolonger en des temps plus indéfinis, le progrès des signes selon lesquels il organise, il constitue son destin?

Et bien sûr, M. Ricoeur de renvoyer à la pure contingence ce que les analystes, en l’occasion, ont affaire dans chaque cas. Il faut dire que, du dehors, la corporation des analystes ne lui donne pas l’impression d’un accord si fondamental que cela puisse en effet l’impressionner… Ce n’est pas une raison pourtant, pour lui laisser là terrain conquis!

Car effectivement, je soutiens que c’est au niveau de l’analyste, si quelque pas plus en avant peut être accompli, que c’est au niveau de l’analyste que peut, que doit se révéler ce qu’il en est de ce point nodal par quoi la pulsation de l’inconscient est liée à la réalité sexuelle.

Ce point nodal s’appelle le désir, et toute l’élaboration théorique que j’ai poursuivie ces dernières années, pour vous montrer, au pas à pas de la clinique, comment le désir se situe dans la dépendance de la deman­de, en tant que demande articulée au signifiant. Ce qui la supporte, lais­se ce reste métonymique, ce qui court, sous la demande, cet élément qui n’est pas élément indéterminé mais condition à la fois absolue et insai­sissable, cet élément nécessairement en impasse, insatisfait, impossible, méconnu, cet élément qui s’appelle le désir, c’est ceci qui fait la jonction avec le champ défini par Freud comme celui de l’instance sexuelle au niveau du processus primaire.

La double face de la fonction du désir en tant qu’elle est résidu der­nier dans le sujet de l’effet du signifiant, sujet radical, pour Freud, desi­dero, c’est le cogito freudien, et c’est de là, nécessairement, que s’insti­tue l’essentiel de ce que Freud désigne comme le processus primaire. Observez bien ce qu’il en dit, ce champ où l’impulsion se satisfait, de par la structure, se satisfait fondamentalement et essentiellement de l’hallu­cination. Aucun schéma-mécanisme ne pourra jamais répondre de ce qui est donné, tout simplement pour une régression, sur l’arc réflexe.

Ce qui vient par le sensorium, doit s’en aller par le motorium, et si le motorium ne marche pas, ça retourne en arrière. Mais diable, si ça retourne en arrière, comment pouvons-nous concevoir que cela fasse une perception? si ce n’est par l’image, de quelque chose qui, d’un courant arrêté, fait refluer l’énergie sous la forme d’une lampe qui s’allume, mais lampe qui s’allume pour qui? La dimension du tiers est essentielle, sous quelque forme que vous vouliez représenter ce dont il s’agit, dans cette prétendue régression. Elle ne peut se concevoir que sous une forme strictement analogue à ce que j’ai dessiné, l’autre jour, pour vous au tableau, sous la forme de la duplicité du sujet de l’énon­cé au sujet de l’énonciation. Seule la présence du sujet qui désire et qui désire sexuellement, nous apporte cette dimension de métaphore, de métaphore naturelle, d’où se décide la prétendue identité de la per­ception.

Pour Freud, et justement dans la mesure où il maintient la libido comme l’élément essentiel du processus primaire, ceci veut dire (contrairement, contradictoirement, si vous voulez, à l’apparence des textes où il veut essayer d’illustrer sa théorie), que l’hallucination, l’hal­lucination la plus simple du plus simple des besoins, l’hallucination ali­mentaire elle-même, telle qu’elle se produit dans le rêve de la petite Anna quand elle dit, je ne sais plus quoi: « Tarte, fraise, œufs » et autres menus friandises, ceci implique non pas qu’il y a purement et simple­ment là, présentification des objets d’un besoin, que c’est dans la dimension de la sexualisation de cet objet déjà, que l’hallucination du rêve est possible, car vous pouvez le remarquer, la petite Anna n’hallu­cine que les objets interdits.

La chose, bien sûr, doit se discuter dans chaque cas, et à chaque niveau, mais la dimension de signification de toute hallucination qui nous est offerte en clinique est absolument à repérer, pour nous permettre de sai­sir ce dont il s’agit. Dans le principe du plaisir, la chose est nettement for­mulée, c’est du point où le sujet désire que la connotation de réalisé — et c’est ce qui fait son poids — est donnée dans l’hallucination. Et que Freud fasse une opposition du principe du plaisir au principe de réali­té, c’est justement dans la mesure où la réalité y est définie comme réa­lité désexualisée.

On parle souvent, dans la théorie analytique, dans les théories les plus récentes, de fonctions désexualisées, que l’idéal du moi repose sur l’investissement d’une libido désexualisée, et bien d’autres fonctions encore. Je dois dire qu’il me paraît très difficile de parler d’une libido désexualisée. Mais que l’abord de la réalité comporte une désexualisa­tion, c’est là ce qui est, en effet, au principe de la définition par Freud des Zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, des deux principes où se répartit l’événementialité psychique.

Qu’est-ce à dire? Que dans le transfert, c’est là que nous devons en voir s’inscrire le poids, de cette réalité sexuelle, pour la plus grande par­tie inconnue et jusqu’à un certain point, voilée elle court; en double, ce qui se passe au niveau du discours analytique, qui est bel et bien, à mesure qu’il prend forme, celui qu’on peut appeler la demande; et ce n’est pas pour rien que toute l’expérience nous a amené à la faire telle­ment basculer du côté des termes de frustration et de gratification.

Mais s’il n’y avait point cette forme, cette topologie du sujet que j’ai essayé, ici, d’inscrire au tableau, selon un sigle, un algorithme, que j’ai appelé dans son temps le huit intérieur, assurément quelque chose qui vous rappelle les schémas logiques, ceux, par exemple, des fameux cercles d’Eure, à ceci près que, comme vous pouvez le voir, je pense que les deux schémas sont assez expressifs, vous voyez bien qu’il s’agit là d’une surface, de quelque chose que vous pouvez découper fabri­quer. Le bord en est continu, à ceci près qu’ici, vous le voyez, il ne va pas sans être occulté par la surface qui s’est précisément déroulée, mais vous n’avez aucune objection à faire à cette structure ni à la pureté de ce bord. Quelque chose, ici, se dessine, qui, vu dans une certaine pers­pective, peut nous paraître représenter deux champs qui se recoupent la libido, ici, je l’ai inscrite au point où ce lobe tel qu’il se décrit comme le champ du développement de l’inconscient vient recouvrir, occulter l’autre lobe, celui de la réalité sexuelle, telle qu’elle est ici, intéressée. La libido serait ce qui appartient aux deux, le point d’intersection, comme on dit, en pure logique.

Eh bien, c’est justement ce que ça ne veut pas dire. Car c’est juste­ment en ce point où les champs paraissent se recouvrir que, si vous voyez, le profil vrai de la surface est un vide. Cette surface, si vous vou­lez la rattacher à quelque chose de fondamental en topologie, n’en pas faire un accident de construction, comme une petite Rustine bizarre­ment fabriquée, elle appartient à une surface dont j’ai décrit en son temps, à mes élèves la topologie, et qui s’appelle le cross-cap, autrement dit, la mitre. Je ne l’ai pas dessiné ici, pour ne point vous alourdir les efforts à faire au niveau de mon discours. Mais je vous prie simplement d’observer ce qui est sa caractéristique qui saute tout de suite absolu­ment aux yeux : c’est que, si vous faites, par une surface complémen­taire, s’unir les bords tel qu’ils se présentent, à peu près deux à deux, la surface complémentaire, fermez cette surface-ci, surface qui joue le même rôle de complément, si vous voulez, que serait une sphère par rapport à un simple cercle, et une sphère qui fermerait ce que déjà le cercle s’avérerait, s’offrirait comme prêt à contenir. Regardez bien, c’est une surface de Moebius. Je veux dire que si vous suivez ici ce qu’il arri­ve dans une pente qui se trouverait avoir l’intervalle de ces deux sur­faces, cette pente vient à se refermer, à se boucler, à se coller, comme on ferait dans la réalité, de façon qu’elle se forme, d’une façon telle que, comme vous le savez, dans le ruban de Moebius, son endroit se conti­nue avec son envers.

Mais il est une deuxième nécessité qui ressort de cette figure, c’est qu’elle doit, pour fermer sa courbe, traverser quelque part la surface précédente, nommément en ce point-ci, selon cette ligne que je viens de reproduire ici sur le deuxième modèle.

Ceci désigne la place, l’image qui nous permet de figurer en quoi le désir comme lieu de jonction, du champ de la demande en tant que nous allons voir s’y présentifier les syncopes de l’inconscient, leur cor­rélation à ce quelque chose d’intéressé qui est la réalité sexuelle, tout ceci dépend, c’est là-dessus que j’ai à conclure aujourd’hui, d’un point, d’une ligne, que nous appelons la ligne de désir, en tant qu’elle est, d’une part, liée à la demande, que d’autre part, c’est par son incidence que se présentifie, dans l’expérience, l’incidence sexuelle.

Or, ce désir, quel est-il? Pensez-vous que c’est là que je désigne l’ins­tance du transfert? Oui et non.

Il s’agit de savoir comment je vais l’entendre et vous verrez que la chose ne va pas toute seule si je vous dis que le désir dont il s’agit, c’est le désir de l’analyste.

Je ne ferai rien d’autre, pour ne pas vous laisser sous la sidération d’une affirmation qui peut vous paraître aventurée, que de vous rappe­ler la porte d’entrée de l’inconscient dans l’horizon de Freud.

Anna O. — Laissons cette histoire d’O, appelons-la par son nom Bertha Pappenheim —, elle est devenue, vous le savez, dans la suite, un des grands noms de l’assistance sociale en Allemagne il n’y a pas si longtemps, une de mes élèves m’apportait, pour m’en assurer, un petit timbre frappé en Allemagne à son image. C’est vous dire qu’elle a lais­sé quelques traces dans l’histoire.

Anna O., vous le savez, c’est à son propos qu’on a découvert le transfert. Vous savez ce qui s’est produit : Breuer était, de l’opération qui se poursuivait avec ladite personne, tout à fait enchanté, ça allait comme sur des roulettes, ne l’oubliez pas! A ce moment-là, le signi­fiant, personne n’aurait contesté, si on avait su simplement faire revivre ce mot du vocabulaire stoïcien. Plus Anna en donnait de signifiants, et de jaspinage, mieux ça allait. C’était le cheminey-cure, le ramonage. Et pas trace, dans tout ça, à l’horizon, de la moindre chose gênante, repre­nez l’observation.

Pas de sexualité, ni au microscope ni à la longue vue. L’entrée de la sexualité, elle se fait tout de même par Breuer. Il commence quand même à lui revenir quelque chose, c’est peut-être d’abord de chez lui que ça lui revient : « Tu t’en occupes un peu beaucoup ». Là-dessus, le cher homme alarmé, et bon époux au reste, trouve qu’en effet, ça suffit comme ça. Moyennant quoi, comme vous le savez, l’O en question montre les magnifiques et dramatiques manifestations de ce qu’on appelle, dans le langage scientifique, pseudocyesis ce qui veut dire tout simplement un petit ballon, autrement dit une grossesse que l’on qua­lifie de nerveuse, montrant là, — on peut spéculer —, quoi? Il faudrait encore ne pas se précipiter sur le langage du corps.

Disons simplement que le domaine de la sexualité montre un fonc­tionnement naturel des signes, non pas des signifiants à ce niveau. Car le faux ballon est un symptôme et fait, selon la définition du signe, pour représenter quelque chose pour quelqu’un. Le signifiant, je vous le rappelle, étant tout autre chose, représentant un sujet pour un autre signifiant.

Grosse différence à articuler en cette occasion. Car, et pour cause, je vous le dirai tout à l’heure, on a tendance à dire que tout ça, c’est la faute à Bertha! Mais je vous prierai un instant de suspendre votre pen­sée à cette hypothèse : pourquoi est-ce que la grossesse de Bertha, nous ne la considérerions pas plutôt, selon ma formule « que le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre », comme la manifestation du désir de Breuer ? Pourquoi est-ce que vous n’iriez pas jusqu’à penser que c’était Breuer qui avait un désir d’enfant. Et je vous en donnerai un commen­cement de preuve, c’est que Breuer, partant en Italie avec sa femme, s’empresse de lui faire un enfant, un enfant qui, comme le rappelle aimablement M. Jones à son interlocuteur, un enfant qui, au moment où Jones parle, vient d’être né dans ces conditions, dit ce Gallois imper­turbable, vient, sans doute non sans relation avec ces conditions, de se suicider à New York.

Laissons de côté ce que nous pouvons penser en effet d’un désir auquel même cette issue n’est point indifférente. Mais observons ce que fait Freud en disant à Breuer: « Mais quoi! Quelle affaire! Le transfert, c’est la spontanéité de l’inconscient de ladite Bertha. Ça n’est pas le tien, ton désir», lui dit—il. Je ne sais pas s’ils se tutoyaient, mais c’est probable. « C’est le désir de l’Autre». En quoi je considère que Freud traite Breuer comme un hystérique, car il lui dit, « ton désir, c’est le désir de l’Autre ».

Chose curieuse, il ne le déculpabilise pas absolument, mais assuré­ment il le désangoisse — ceux qui, ici, savent la différence que je fais entre ces deux niveaux, peuvent en prendre une indication. Ce n’est pas maintenant que nous allons suivre les choses dans ce sens.

Mais ceci nous introduit à la question de ce que Freud, son désir à lui, a décidé en « fourvoyant », en déviant toute la visée, la direction à donner à la saisie du transfert comme tel dans son fonctionnement, dans ce sens, dans ce sens maintenant au dernier temps et dans les termes quasi-absurdes que j’ai donnés, à l’origine dénoncés par Szasz à savoir  celui qui aboutit à ce qu’un analyste puisse dire que toute la théorie du transfert n’est qu’une défense de l’analyste.

Je fais basculer cet extrême. J’en montre exactement l’autre face, mais une face qui peut, elle, peut-être nous conduire quelque part, en vous disant, c’est le désir de l’analyste! Il faut me suivre, tout cela n’est pas fait simplement pour mettre les choses sens dessus-dessous, c’est pour vous mener quelque part! Mais avec cette clé, lisez une revue générale, comme vous pouvez en trouver, mon Dieu, sous la plume de n’impor­te qui, quelqu’un qui peut écrire un Que sais-je? Peut aussi bien vous faire sur la psychanalyse, peut aussi bien vous faire une revue générale du transfert.

Lisez la revue générale du transfert, que je désigne ici suffisamment, et repérez-vous sur cette visée. Ce que chacun apporte comme contri­bution au ressort du transfert, est-ce que ce n’est pas, à part Freud, quelque chose où son désir est parfaitement lisible ? Je vous ferais l’ana­lyse d’Abraham, simplement à partir de sa théorie des objets partiels. Il n’y a pas que ce que, dans l’affaire, que ce que l’analyste entend faire de son patient. Il y a aussi ce que l’analyste entend que son patient fasse de lui. Abraham, disons, voulait être une mère complète.

Et puis je pourrais aussi m’amuser à ponctuer les marges de la théo­rie de Ferenczi d’une chanson célèbre de Georgius : Je suis fils-père.

Et que Nunberg a aussi ses intentions et que dans son article vrai­ment remarquable sur « Amour et transfert », se montre en position d’arbitre des puissances de vie et de mort où on ne peut pas ne pas voir, de quelque façon, l’aspiration à une position divine.

Ceci peut, en un certain sens, ne participer que d’une sorte d’amuse­ment. Mais si c’est au cours de cette histoire que peut se ponctuer, se scander, l’isolement véritable, authentique de fonctions comme celles qu’ici j’ai voulu reproduire au tableau. A savoir que ce pour quoi ces petits schémas que j’ai faits à l’occasion d’une réponse à une théorie psychologisante de la personnalité psychanalytique, c’est pour montrer quoi? La dynamique qui lie étroitement ce qui, pour le sujet, entend ici articuler dans la nasse ce qu’il peut de sa petite affaire, vient se profiler, je l’ai dit, à titre d’obturateur, à ceci près que cet obturateur, il faut que vous Le compliquiez un peu, que vous en fassiez un obturateur comme ce qu’il y a dans un appareil photographique, à ceci près que ce serait un miroir. Et que c’est dans ce petit miroir qui vient obturer ce qui est de l’autre côté, qu’il voit se profiler le jeu grâce à quoi il peut accom­moder sa propre image autour, selon l’illusion que je rappelle ici, de ce qu’on obtient dans une expérience de physique amusante, du bouquet renversé, c’est-à-dire d’une image réelle. Là c’est l’image réelle de l’en­veloppe, qui vient s’accommoder autour de ce quelque chose qui appa­raît, qui est le petit a, et la somme de ces accommodations d’image, c’est ce quelque chose où le sujet doit trouver l’occasion d’une intégration essentielle.

Que savons-nous de tout cela, si ce n’est qu’au gré des oscillations, des flottements de l’engagement du désir de chaque analyste, nous sommes arrivés à ajouter tel petit détail, telle observation de complé­ment, telle addition ou raffinement d’incidence qui nous permet de qualifier la présence, la présence au niveau du désir de chacun des ana­lystes et pour autant qu’en la matière il fait œuvre recevable, incidence de la réalité sexuelle, c’est là où Freud a laissé cette bande comme il dit, qui le suit, cette bande que j’ai évoquée tout à l’heure, mon Dieu, assez ironiquement! pour aussi bien l’évoquer ici sous une autre forme, vous savez qu’après tout, les gens qui suivaient le Christ n’étaient pas si reluisants. Freud n’était pas le Christ, mais enfin après tout, il était peut-être quelque chose comme Viridiana? Ceux qu’on photographie, si ironiquement, dans ce film, avec ce petit appareil m’évoquant quel­quefois invinciblement le groupe, également de nombreuses fois pho­tographié de ceux qui furent de Freud les apôtres et les épigones.

Est-ce là les diminuer? Pas plus que les apôtres. C’est justement de ce niveau qu’ils pouvaient porter le meilleur témoignage. C’est d’une certaine naïveté, d’une certaine pauvreté, d’une certaine innocence qu’ils nous ont le plus instruits.

Il est vrai qu’autour de Socrate, l’assistance était, il faut bien le dire, beaucoup plus reluisante, et qu’elle — je crois l’avoir démontré à l’oc­casion — ne nous enseigne, sur le sujet de la relation au transfert, ceux qui se souviennent de mon séminaire sur ce sujet peuvent en témoigner, qu’ils ne nous enseignent pas moins. C’est là que je reprendrai mon pas la prochaine fois, en essayant de vous articuler la prégnance de la fonc­tion du désir de l’analyste.

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