Leçon du 6 mai 1964
J’ai terminé mon dernier propos en ponctuant l’endroit où je vous avais menés par cette schématisation topologique d’un certain partage d’un périmètre, non seulement commun, mais destiné à s’involuer sur lui-même et qui est celui que constitue ce qu’on appelle ordinairement et d’une façon impropre, la situation analytique.
Car ce que vise cette topologie, c’est à vous faire entrer tout ce qui peut être énoncé de cette prétendue situation d’un certain point transsubjectif, c’est arriver justement à concevoir où est ce point à la fois de disjonction et de conjonction, d’union et de frontière, qui ne peut être occupé que par le désir de l’analyste.
Avant d’aller plus loin, de vous montrer comment effectivement ce repérage est nécessité par tous les détours de concepts et de pratiques que nous permet déjà d’accumuler une longue expérience de l’analyse et de ses énoncés doctrinaux, avant d’aller plus loin, à l’épreuve, j’ai vu que je ne pouvais, (au moins pour ceux qui, jusqu’ici n’ont pu suivre pour des raisons simplement de fait, mes discours antérieurs) que je ne pouvais aller plus loin au moins sans commencer aujourd’hui de mettre en avant le quatrième concept que je vous ai annoncé comme essentiel à l’expérience analytique, à savoir le concept de la pulsion.
Que ce que je vais aujourd’hui essayer, c’est une approche, une introduction — pour employer le terme de Freud, Einführung. Cette introduction, nous ne pouvons la faire qu’à la suite de Freud. C’est pour autant que, vous le savez, la notion dans Freud est une notion absolument nouvelle, je veux dire qui, sans doute, par rapport à tous les emplois antérieurs du terme Trieb, a une longue histoire (et aussi bien dans la…, pas seulement dans la psychologie, ou même dans la physiologie, mais dans la physique elle-même) dans le passé de ses emplois en langue allemande.
Assurément, ce n’est pas là pur hasard si Freud a été choisir ce terme. Mais il lui a donné un emploi si spécifié, si essentiel, si intégré à notre pensée concernant la pratique, qu’en quelque sorte il va tellement de soi, il est tellement intégré dans la pratique analytique elle-même que ce passé du terme inconscient, pèse sur l’usage du terme d’inconscient, dans la théorie analytique
Autant pour ce qui est du Trieb, chacun l’emploie comme la désignation d’une sorte de donnée radicale de ses points ou buts de notre expérience, et on irait presque, on va quelquefois à l’invoquer, par exemple et spécialement, contre la doctrine qui est la mienne concernant l’inconscient, y désignant de sa référence au signifiant et aux effets du signifiant, ce qu’on appelle (à tort ou à raison, peu importe!) une intellectualisation, (si l’on savait ce que je pense de l’intelligence, assurément peut-être, on pourrait revenir sur ce reproche!) y désignant je ne sais quelle négligence prétendue, de ce quelque chose que tout analyste, en quelque sorte connaît, d’expérience, à savoir ce qu’on appelle le pulsionnel, ce quelque chose que nous rencontrons dans l’expérience avec ce caractère d’irrépressible, même à travers les répressions. S’il doit y avoir répression, c’est qu’il y a au-delà ce quelque chose qui pousse, et bien sûr, il n’est nul besoin d’aller bien loin dans une analyse d’adulte, d’être un praticien d’enfants, pour connaître cet élément qui fait le poids clinique de chacun des cas que nous avons à manier, à traiter, et qui s’appelle la pulsion. Et ici, cette référence à une donnée dernière de quelque chose dont je vous dis que, pour comprendre l’inconscient, il y a tellement lieu d’y renoncer, de l’écarter, — l’archaïque, le primordial — et ici, il semble que ce recours dernier soit ce qui ne puisse d’aucune façon être négligé quand il s’agit d’aborder de décrire l’inconscient.
Est-ce bien là même une objection valable? La question, d’ailleurs, est secondaire, il importe de savoir si, concernant la pulsion, ce dont il s’agit est du ressort, est du registre de ce primaire, de ce poids de l’organique. Est-ce que c’est ainsi qu’il faut interpréter ce que, par exemple, dans un texte de Freud qui est dans Jenseits des Lustprinzips, que la pulsion, le Trieb, représenterait, dit-il, die Äusserung der Trägheit, quelques manifestations de l’inertie dans la vie organique?
Est-ce que c’est là la notion, en quelque sorte, simple, qui s’adjoindrait de la référence à quelque arrimage de cette inertie qui est justement ce que nous appellerions occasionnellement et ici d’une façon opaque, comme une référence à quelque donnée, la fixation, la Fixierung? Non seulement je ne le pense pas, mais je pense qu’un examen sérieux de l’élaboration que donne Freud de cette notion de la pulsion va contre.
La pulsion n’est pas la poussée. Le Trieb n’est pas le Drang. Serait-ce, et c’est bien évident parce que, quand Freud vient dans un article, écrit en 1915, c’est-à-dire un an après l’Einführung zum Narzissmus, (vous verrez l’importance de ce rappel tout à l’heure) nous écrit dans l’article Trieb und Triebschicksal, que j’aurais eu envie, en hommage à un livre de notre ami Maurice Merleau-Ponty, de traduire, moi, par Les Pulsions et les avatars de la pulsion, mais après tout, c’est pour éviter justement ‘avatar’ qui ne me paraît pas de très bonne traduction; si c’était Triebwandlungen, ce serait ‘avatars’ ; Schicksale, aventures, vicissitudes.
Eh bien, dans cet article, il dit que dans la pulsion, il importe d’y distinguer quatre termes : mettons le D rang d’abord, la poussée, ça n’en est qu’une part; la Quelle, la source; l’Objet et, l’objet; le Ziel, le but. Et bien sûr — je vais donc l’écrire en français… —et bien sûr, on peut, à lire cette énumération, la trouver toute naturelle!
Mon propos est de vous montrer que tout le texte est fait pour nous montrer que ce n’est pas si naturel que ça. Cette chose qui semble aller de soi, décrire en quelque sorte la ligne d’un rapport d’échange entre l’organisme et, nous dirions par exemple, l’objet de son besoin, c’est là quelque chose contre quoi va tout ce que nous allons pouvoir lire, avant et après cet énoncé, dans le texte de Freud.
Il est essentiel d’abord de rappeler que Freud lui-même nous désigne au départ de cet article que c’est là un Grundbegriff un concept fondamental, que ce concept, il en fait la remarque, — en quoi Freud se montre bon épistémologue, il faut s’attendre, à partir du moment où lui, Freud, l’introduit dans la science, que, dans la suite, tout soit possible. De deux choses l’une, où il sera gardé, où il sera rejeté. Il sera gardé s’il fonctionne, dirait-on, de nos jours, je dirais, s’il trace sa voie dans le réel qu’il s’agit de pénétrer. Mais comme tous les autres Grundbegriffe dans le domaine scientifique, et là nous voyons se dessiner ce qu’il y a de plus présent pour l’époque à l’esprit de Freud, à savoir les concepts fondamentaux de la physique et du point de développement où la physique est arrivée, point toujours présentifié par Freud par le fait que ses maîtres, que les gars de son école en physiologie, sont ceux qui promeuvent de mener à réalisation les programmes, tel Brücke, l’intégration de la physiologie aux concepts fondamentaux de la physique moderne et spécialement à ceux de l’énergétique. Et combien, au cours de l’histoire, cette notion d’énergie comme celle de force aussi bien, ont-elles pu, en quelque sorte, glisser de l’extension progressive, ou plus exactement, de la généralisation des reprises de leur thématique sur une réalité de plus en plus englobée!
C’est bien ce que prévoit Freud, « le progrès de la connaissance, dit-il, ne supporte aucune Starrheit, je dirais aucune fascination des définitions ». Il dit quelque part ailleurs que la pulsion, en quelque sorte, fait partie. de nos mythes. J’écarterai ce terme de mythe, au sujet de la pulsion. D’ailleurs, dans ce texte même et au premier paragraphe, Freud emploie le terme de Konvention, de convention, qui est beaucoup plus près de ce dont il s’agit et que j’appellerai d’un terme benthamien, que j’ai, à un moment, bien repéré et fait repérer à ceux qui me suivent : une fiction.
Terme aussi, je le dis en passant, qui est tout à fait préférable à celui de modèle dont on a trop abusé, et qui s’en distingue en ceci — vous savez que le ‘modèle’ n’est jamais un Grundbegriff Ce que certain style d’empirisme dans la théorie, qui est la caractéristique de la physique anglaise, a introduit sous le terme de ‘modèle’, c’est essentiellement quelque chose qui, concernant ce sur quoi il y a à opérer dans un certain champ, peut comporter aussi bien plusieurs ‘modèles’ fonctionnant corrélativement. Il n’en est pas de même pour un Grundbegriff pour un concept fondamental, ni pour une fiction fondamentale.
Et maintenant, demandons-nous ce qui apparaît d’abord, quand nous regardons de plus près ce qu’il en est de ces quatre termes, concernant la pulsion. Disons, pour aller vite, que ces quatre termes, si on regarde de près ce qu’en dit Freud, ne peuvent qu’apparaître disjoints.
La poussée, d’abord. Nous allons… Si au moment où elle est introduite, nous nous reportons au début des énoncés de Freud dans l’article, la poussée va être identifiée à une pure et simple tendance à la décharge. C’est à savoir, à ce qui se produit du fait d’un stimulus, à savoir la transmission de la part admise, au niveau du stimulus, du supplément d’énergie, la fameuse quantité Qn de l’Esquisse. A ceci près que Freud nous fait là-dessus, et d’emblée, une remarque qui va très loin dans le départ de ce dont il s’agit.
Sans doute ici aussi il y a stimulation, excitation, pour employer le terme dont Freud se sert à ce niveau, Reiz, l’excitation. Le Reiz, à première lecture, le Reiz dont il s’agit concernant la pulsion, est différent de toute stimulation venant du monde extérieur, c’est un Reiz interne.
Qu’est-ce que ceci veut dire? Nous avons là, pour l’expliciter, la notion de besoin (et aussi bien est-elle dans le texte, le Not), tel qu’il se manifeste dans l’organisme, à des niveaux divers et d’abord au niveau de la faim, de la soif, voilà qui est suffisamment explicite, ce qu’on paraît vouloir dire en distinguant le Reiz interne, l’excitation interne de l’excitation externe.
Qu’il soit bien dit, pesé, que c’est, dès les premières pages, dès les premières lignes, que Freud définit, pose ce point vraiment inaugural, et de la façon la plus articulée, la plus formelle : qu’il ne saurait d’aucune façon s’agir de la pression d’un besoin tel le Hunger, la faim, ou le Durst, la soif, que ce n’est absolument pas de cela qu’il s’agit dans le Trieb — ce à quoi il va se référer, posant tout de suite pour nous la question de ce dont il s’agit : dans le Trieb, s’agit-il de quelque chose dont l’instance s’exerce au niveau de l’organisme, dans sa totalité. Dans son état d’ensemble, le réel ici fait-il son irruption? Au sens de il faut que ce soit un vivant qui soit intéressé dans ce dont il s’agit, à savoir le champ freudien?
Non, il s’agit toujours et bien tout spécialement de ce champ lui-même, et sous la forme la plus indifférenciée que Freud lui ait donné au départ, qui, (pour nous reporter à l’Esquisse que je donnais tout à l’heure, que je désignais tout à l’heure) est à ce niveau appelé le Ich, le Real-ich. Le Real-ich est conçu d’abord comme supporté, non par l’organisme tout entier, mais par le système nerveux dans son ensemble, en tant que sa trame, et ce qu’il reçoit, les stimuli, ce qui en règle la décharge.
Le Ich dont il s’agit a ce caractère de sujet planifié, de sujet objectivé, champ, dont je souligne les caractères de surface justement, en le traitant topologiquement, dans la forme d’une surface, en tentant de vous montrer comment, le prendre sous cette forme répond à tous les besoins de son maniement.
Ceci est essentiel, car quand nous y regarderons de plus près, nous verrons que le Triebreiz, c’est ce par quoi certains éléments de ce champ sont, dit Freud, Triebbesetzt, investis pulsionnellement.
Ceci nous montre que ce dont il s’agit, pour m’exprimer d’une façon qui mériterait sans doute d’être plus développée, mais je ne dois point me laisser entraîner trop loin mais rester près du texte de Freud, qui d’ailleurs me donne ici tous les éléments, c’est que si nous sommes nécessités à concevoir là quelque chose qui s’attarde au texte de Freud parce que c’est articulé, c’est que cet investissement, qui nous place sur le terrain d’une énergie, et pas de n’importe quelle énergie, une énergie potentielle, car ce qu’il y a de frappant c’est que Freud l’articule de la façon la plus pressante, la caractéristique de la pulsion est d’être une konstante Kraft, une force constante, et qu’il ne peut pas le concevoir comme une momentane Stoflkraft.
Qu’est-ce que ça veut dire momentane Stoflkraft? Sur ce mot Moment, nous avons déjà l’exemple de quelque malentendu historique. Les Parisiens, pendant le siège de Paris en 1870, se sont gaussés d’un certain psychologische Moment dont Bismarck aurait fait usage. Ça leur a paru absolument marrant, car les Français ont toujours été chatouilleux, jusqu’à une époque récente qui les a habitués à tout, à l’usage exact des mots. Ce ‘moment psychologique’ tout à fait nouveau, leur a paru l’occasion de bien rire. Ça voulait dire le facteur psychologique tout simplement.
Cette momentane Stoflkraft, ici, qui n’est peut-être pas à prendre tout à fait dans le sens de facteur, mais dans le sens de moment en cinématique, et cette Stoft kraft, force de choc, je crois que ce n’est pas autre chose qu’une référence à la force vive, à l’énergie cinétique. Il ne s’agit point d’énergie cinétique, en d’autres termes, il ne s’agit pas de quelque chose qui va se régler avec du mouvement, la décharge dont il s’agit est d’une toute autre nature et sur un tout autre plan.
Quoi qu’il en soit au niveau de la pensée, et chose plus singulière, de cette constance qui, elle, témoigne, va tellement contre toute assimilation possible à un autre, (c’est-à-dire à une fonction biologique, c’est-à-dire à quelque chose qui a toujours un rythme), la pulsion, la première chose qu’en dit Freud c’est, si je puis dire, qu’elle n’a pas de jour ou de nuit, qu’elle n’a pas de printemps ni d’automne, qu’elle n’a pas de montée, de descente, c’est une force «constante». Il faudrait tout de même tenir compte des textes, et aussi de l’expérience!
Parce que si, d’autre part, à l’autre bout de la chaîne, nous nous apercevons que ce dont il s’agit, et ce à quoi ça nous sert, le maniement de cette fonction de la pulsion, c’est toujours la référence à ce que Freud, ici aussi, écrit en toutes lettres, mais avec une paire de guillemets : La «Befriedigung», la «satisfaction.». C’est là que se pose pour nous la question de savoir ce que ça veut dire, la satisfaction de la pulsion.
Car vous allez me dire : « Bon, c’est assez simple, la satisfaction de la pulsion, c’est arriver à son but, à son Ziel». Le fauve sort de son trou et quand il a trouvé ce qu’il a à se mettre sous la dent, il est satisfait, il digère.
Le fait même qu’une image semblable puisse être évoquée, montre assez, en fin de compte, qu’on la laisse résonner en harmonique à cette mythologie, alors à proprement parler, de la pulsion.
Il n’y a qu’une chose qui y objecte tout de suite, (et c’est d’ailleurs assez remarquable que, depuis le temps que c’est là à nous proposer comme une énigme qui à la façon de toutes les énigmes de Freud est une énigme qui a été soutenue comme une gageure, enfin jusqu’au terme de la vie de Freud, et même sans que Freud ait daigné s’en expliquer plus — il laissait probablement le travail à ceux qui auraient pu le faire) c’est une des vicissitudes, des quatre vicissitudes fondamentales que Freud nous pose au départ (et il est curieux que ce soit aussi quatre vicissitudes, comme il y a quatre éléments de la pulsion). C’est la troisième, celle qui précède juste la quatrième dont Freud dans cet article ne traite pas, (il la rejette à l’article suivant) à savoir le refoulement. La troisième, c’est la sublimation. Or, dans cet article, et à mille reprises, Freud nous dit proprement que la sublimation aussi donne la satisfaction d’une pulsion alors qu’elle est « zielgehemmt », inhibée quant à son but, en d’autres termes, qu’elle ne l’atteint pas. Ça n’en est pas moins la satisfaction de la pulsion, et ceci, sans refoulement.
En d’autres termes, pour l’instant je ne baise pas, je vous parle! Eh bien! je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais! C’est ce que ça veut dire. C’est ce qui pose d’ailleurs la question de savoir si, effectivement, je baise. C’est entre ces deux termes que se pose, si on peut dire, l’extrême antinomie qui consiste tout d’abord en ceci : de nous rappeler que l’usage de la fonction de la pulsion n’a pour nous d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction.
Dès que je l’introduis, que je la promeus, tous ceux qui sont psychanalystes doivent sentir à quel point j’apporte là le niveau d’accommodation le plus essentiel. C’est à savoir qu’il est clair que ceux à qui nous avons affaire, les patients, ne se satisfont pas, comme on dit, de ce qu’ils ont. Et pourtant, nous savons que tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils vivent, leurs symptômes mêmes, relèvent de la satisfaction. Ils satisfont quelque chose qui va sans doute à l’encontre de ce dont ils pourraient se satisfaire, ou peut-être mieux encore pourrait-on dire, ils satisfont à quelque chose. Ils ne se contentent pas de leur état mais quand même, en étant dans cet état si peu contentatif, ils se contentent et toute la question est justement de savoir qu’est-ce que c’est que ce « se » qui est là, contenté.
Dans l’ensemble, et à une première approximation, nous irons même à dire que ce à quoi ils satisfont par les voies du déplaisir, c’est, nous le savons, (aussi bien d’ailleurs est-ce communément reçu) c’est quand même la loi du plaisir.
Leur activité, si l’on peut dire, à un certain niveau, évident pour cette sorte de satisfaction, disons qu’ils se donnent beaucoup de mal et que, jusqu’à un certain point, c’est justement ce ‘trop de mal’ qui est la seule justification de notre intervention.
On ne peut pas dire que, quant à la satisfaction, le but ne soit pas atteint. Il ne s’agit pas là d’une prise de position éthique définitive. Il s’agit de savoir qu’à un certain niveau c’est ainsi que, nous analystes, abordons le problème. Que pour autant que nous en savons un peu plus long que les autres sur tout ce qui est du normal et de l’anormal, nous savons que les formes d’arrangement qu’il y a de ce qui marche bien à ce qui marche mal, forment une série continue et que ce que nous avons là devant nous, c’est un système où tout s’arrange et qui a atteint sa sorte, à lui propre, de satisfaction.
Si nous nous en mêlons, c’est dans la mesure où nous pensons qu’il y a des voies courtes, par exemple. En tout cas, quand nous nous référons à la pulsion, c’est dans la mesure où nous entendons que c’est à ce niveau de la pulsion que l’état de satisfaction, à rectifier sans doute, auquel nous avons affaire, prend son sens, sa portée et sa stase.
Cette satisfaction est paradoxale parce que quand on y regarde de près, on s’aperçoit… Et cela, ce que j’ai voulu indiquer comme point d’insertion dans notre discours de cette année, quelque chose qui va prendre dans la suite tout son développement, quelque chose de nouveau, c’est la catégorie de l’impossible.
Elle est, dans les fondements des conceptions freudiennes, absolument radicale. Le chemin du sujet, pour prononcer ici ce terme, par rapport auquel seul peut se situer ce terme de satisfaction, le chemin du sujet passe entre, si je puis dire, deux murailles de l’impossible.
Cette fonction de l’impossible n’est pas à aborder sans prudence comme toute fonction qui se présente sous une forme négative. Je voudrais simplement vous suggérer que, comme toutes les autres notions qui se présentent sous une forme négative, la meilleure façon de les aborder n’est pas de les prendre par la négation, parce que ça va nous porter à la question sur le possible. Et l’impossible ça n’est pas forcément le contraire du possible, ou bien alors comme ce qui est l’opposé du possible, c’est assurément le réel, nous serons amenés à définir le réel comme l’impossible. Je n’y vois pas, quant à moi, d’obstacle, et ceci d’autant moins que, dans Freud, c’est sous cette forme qu’apparaît, en apparence, le réel, à savoir l’obstacle au principe du plaisir. Le réel, c’est le heurt, le fait que ça ne s’arrange pas tout de suite, comme le veut la main qui se tend vers les objets extérieurs. Je pense que c’est là une conception tout à fait illusoire et réduite de la pensée de Freud sur ce point.
Le réel s’y distingue, comme je l’ai dit la dernière fois, par sa séparation du champ du principe du plaisir, par sa désexualisation, par le fait que son économie, de ce fait, admet quelque chose de nouveau, justement. Ce quelque chose de nouveau, c’est l’impossible. Et ceci veut dire que l’impossible est présent dans l’autre champ comme essentiel; le principe du plaisir se caractérise par ceci que l’impossible y est si présent qu’il n’y est jamais reconnu comme tel.
L’idée de la fonction du principe du plaisir de se satisfaire par l’hallucination est là pour l’illustrer. Mais ce n’est qu’une illustration, une illustration de ceci que, supposée dans ce champ, ce champ de la pulsion, la pulsion saisissant son objet apprend en quelque sorte… Eh bien, que ce n’est justement pas par là qu’elle est satisfaite! Car si on ne distingue, au départ de cette dialectique de la pulsion, le Not du Bedürfniss (dont nous allons voir tout à l’heure ce qu’il en est), le ‘besoin’ de ‘l’exigence pulsionnelle’, c’est justement parce que aucun objet d’aucun Not, ‘besoin’, ne peut satisfaire la pulsion.
Parce que, quand même vous gaveriez la bouche, cette bouche qui s’ouvre dans le registre de la pulsion, de la pulsion orale, ce n’est pas de la nourriture qu’elle se satisfait, c’est, comme on dit, du plaisir de la bouche. Et c’est bien pour cela qu’elle se reconnaîtra, qu’elle se rencontrera, au dernier terme et dans l’expérience analytique, comme pulsion orale, justement dans une situation où elle ne fait rien d’autre que de commander le menu. Ce qui se fait sans doute avec la bouche, qui est au principe de la satisfaction, ce qui va à la bouche retourne à la bouche et s’épuise dans ce plaisir que je viens d’appeler, pour me référer à des termes d’usage, plaisir de la bouche.
Et aussi bien, c’est ce que nous dira Freud. Prenez le texte « pour ce qui est de l’objet dans la pulsion, qu’on sache bien, nous dit-il, qu’il n’a, à proprement parler, aucune importance. Il est totalement indifférent». Il ne faut jamais lire Freud en n’ayant pas les oreilles bien dressées! Quand on lit tant de choses pareilles, ça doit tout de même les faire bouger un peu!
L’objet, comment faut-il le concevoir? L’objet de la pulsion, comment faut-il le concevoir pour qu’on puisse dire que dans la pulsion et quelle qu’elle soit, il soit indifférent? Ça nous désigne ainsi que, pour prendre par exemple ce que je viens d’annoncer concernant la pulsion orale, il est bien clair et bien évident que ce n’est point de nourriture ni de souvenir de nourriture ni d’écho de la nourriture ni de soin de la mère qu’il s’agit quoi qu’on en pense, mais de quelque chose qui s’appelle le sein et qui a l’air d’aller tout seul parce qu’étant de la même série. Si on nous fait cette remarque que l’objet dans la pulsion n’a aucune importance, c’est probablement parce que le sein, puisque c’est ainsi dans la pulsion orale que nous le désignons, c’est que le sein est tout entier à réviser quant à sa fonction d’objet.
C’est que justement dans sa fonction d’objet, l’objet a tel que, sans doute, dans un temps d’élaboration qui est celui proprement que moi-même j’apporte, c’est que le sein, objet a, comme cause du désir, est quelque chose auquel nous devons donner la fonction que Freud lui a assigné primitivement, une fonction telle, que nous puissions dire sa place dans la satisfaction de la pulsion. Nous dirons que la meilleure formule nous semble être celle-ci, que la pulsion en fait le tour. Nous trouverons à l’appliquer à propos d’autres objets. ‘Tour’ étant à prendre ici dans les deux sens, ambiguïté que lui donne la langue française, qui est à la fois de turn, ‘borne’ autour de quoi on tourne, et de tour, de trick, ‘tour d’escamotage’.
Sur le sujet de la source que j’ai fait venir en dernier, parce qu’assurément chacun des quatre termes est tel qu’il peut nous donner la prise, disons, d’un point d’origine auquel, au moins à titre heuristique, nous puissions d’abord nous accrocher. Il est certain que du point de vue de ce qu’on pourrait appeler la régulation vitale, que nous voudrions à tout prix faire rentrer dans cette fonction de la pulsion, ça se dirait au premier abord que c’est là que nous devons la trouver.
Et pourquoi? Et pourquoi les zones dites érogènes ne sont-elles reconnues qu’en ces points qui [ne] se différencient pour nous dans la fonction qu’ils représentent que par leur structure de bord? Pourquoi parle-t-on de la bouche, et non pas de l’œsophage, de l’estomac? Ils participent tout autant dans ce qui est de la fonction orale. Mais au niveau érogène, nous parlons, et non pas en vain, pas au hasard, de la bouche et pas seulement de la bouche, plus spécialement des lèvres et des dents, de ce qu’Homère appelle l’enclos des dents.
De même pour ce qui est de la pulsion anale, ce n’est pas tout de dire qu’ici certaine fonction vivante prend sa fonction, intégrée à une fonction d’échange avec le monde qui serait là l’excrément. Il y a d’autres fonctions excrémentielles. Il y a d’autres éléments à y participer que la marge de l’anus qui est pourtant spécifiquement ce qui pour nous, également se définit comme la source et le départ d’une certaine pulsion.
Je ne me serai peut-être pas aujourd’hui avancé bien loin, mais uniquement à ceci de vous suggérer que, s’il y a quelque chose à quoi d’abord, pour nous, ressemble la pulsion, ce quelque chose par quoi elle se présentifie, c’est un montage. Mais pas un montage au sens où, dans une perspective qui, même pour vouloir y réduire la fonction du finalisme, se développe tout de même en référence à la finalité, celle qui s’instaure dans les théories modernes de l’instinct. Là aussi l’apparition, le jeu, seulement la présentification d’une image de montage est tout à fait saisissante [Voyez le] mécanisme, la forme spécifique qui fera que la poule dans la basse-cour se planque sur le sol si vous faites passer à quelques mètres au-dessus un papier découpé en forme de faucon. Quelque chose qui déclenche une réaction qui est en somme plus ou moins appropriée et dont l’astuce est de nous faire remarquer bien sûr, puisque on peut user [de leurres], qu’elle ne l’est pas forcément appropriée.
Est-ce de cette sorte de montage, où je veux mettre l’accent quand je parle de montage à propos de la pulsion? Non, ça va bien plus loin. Je dirai que le montage de la pulsion c’est un montage qui d’abord en apparence se présente pour nous comme n’ayant ni queue ni tête. Comme un montage au sens où l’on parle de montage dans un collage surréaliste. Si nous rapprochons les paradoxes que nous venons de définir au niveau du Drang de l’objet, du but de la pulsion, je crois que l’image qui nous viendrait c’est je ne sais quoi qui montrerait la marche d’une dynamo qui serait branchée sur la prise du gaz avec quelque part une plume de paon qui en sort et dont [l’œil?] vient chatouiller le ventre d’une jolie femme qui est là à demeure pour la beauté de la chose. La chose commençant d’ailleurs à devenir intéressante de ceci c’est que ce que Freud nous définit par la pulsion, c’est toutes les formes dont on peut inverser un pareil mécanisme. Je ne veux pas dire qu’on retourne la dynamo, on déroule ses fils, c’est eux qui deviennent la plume de paon, la prise du gaz passe dans la bouche de la dame et un croupion sort au milieu…
Voilà ce qu’il montre comme exemple développé. Lisez ce texte de Freud d’ici la prochaine fois que je le reprenne, vous y verrez à tout instant le saut, sans transition, des images les plus hétérogènes les unes aux autres. Et tout ceci ne passant que par des références grammaticales
dont il vous sera aisé, la prochaine fois, de saisir l’artifice. A savoir qu’à moins de savoir de quoi l’on parle, quel est, si l’on peut dire, (et je le mets entre guillemets, parce que je pense que le mot n’est pas valable) le «sujet» de la pulsion. Comment on peut dire, purement et simplement, comme il va nous le dire, que l’exhibition est le contraire du voyeurisme, ou que le masochisme est le contraire du sadisme, ce qu’il avance pour des raisons simplement purement grammaticales d’inversion du sujet et de l’objet comme si l’objet et le sujet grammaticaux étaient des fonctions réelles, alors qu’il est facile de démontrer qu’il n’en est rien et qu’il suffit de se reporter à notre structure du langage pour que la déduction devienne impossible. Mais ce qu’autour de ce jeu, il nous fait parvenir, concernant ce qui est l’essence de la pulsion, le point nécessaire, le point topologique où quelque chose se réalise qui est sans doute satisfaction, satisfaction qui est à placer à un niveau du sujet, à un niveau du sujet où assurément nous sommes requis d’y voir autre chose que sa détermination, une autre façon de s’atteindre, de se réaliser, de se satisfaire, ce que la prochaine fois je vous définirai comme le tracé de l’acte, voilà ce qui maintenant comme devoir se propose devant vous.