vendredi, décembre 6, 2024
Recherches Lacan

LI LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD 1953 – 1954 Leçon du 18 Novembre 1953

Leçon du 18 Novembre 1953

La recherche du sens a déjà été pratiquée, par exemple par certains maîtres bouddhistes, avec la technique zen. Le maître interrompt le silence par n’im­porte quoi, un sarcasme, un coup de pied.

Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions dans l’étude des textes; le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite mais il apporte cette réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver.

Cet enseignement est un refus de tout système, il découvre une pensée en cours de mouvement, mais néanmoins prête au système, car elle est obligée de présenter une certaine face dogmatique. La pensée de Freud est la plus perpé­tuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés inconscient, super ego… Chaque notion y possède sa vie propre, ce qu’on appelle précisément la dialectique : elle a un contraire, etc. Or, certaines de ces notions étaient, pour Freud, à un moment donné, nécessaires : elles apportaient une réponse à une question formulée en termes antérieurs. Il ne suffit pas de faire de l’histoire au sens d’histoire de la pensée et de dire que Freud est apparu en un siècle scientiste. Avec la Science des rêves, quelque chose d’une essence différente, d’une densité psychologique concrète, est réintroduit, à savoir le sens; du point de vue scientiste, Freud parut rejoindre là la pensée la plus archaïque, lire quelque chose dans les rêves. Ensuite, Freud revient à l’explica­tion causale. Mais quand on interprète un rêve, on est en plein dans le sens, dans quelque chose de fondamental du sujet, dans sa subjectivité, ses désirs, son rap­port à son milieu, aux autres, à la vie même.

 

Notre tâche est la réintroduction au registre du sens, registre qu’il faut lui-même réintégrer à son niveau propre.

Brücke, Ludwig, Helmholtz, Du Bois-Reymond avaient constitué une sorte de foi jurée : tout se ramène à des forces physiques, celles de l’attraction et de la répulsion. Quand on se donne ces prémisses, il n’y a aucune raison d’en sortir. Si Freud en est sorti, c’est qu’il s’en est donné d’autres : il a osé attacher de l’im­portance à ce qui lui arrivait, par exemple aux antinomies de son enfance, à ses troubles névrotiques, à ses propres rêves. C’est là où Freud est, et est pour nous tous, un homme placé au milieu de toutes les contingences les plus humaines

la mort, la femme, le père.

Ceci constitue un retour aux sources et mérite à peine le titre de science. Il en va comme du bon cuisinier, qui sait bien découper l’animal, détacher l’arti­culation avec la moindre résistance. Pour chaque structure, on admet un mode de conceptualisation qui lui est propre. On entre toutefois par là dans la voie des complications et l’on préfère revenir à la notion moniste plus simple de déduction du monde. Néanmoins, il faut bien s’apercevoir que ce n’est pas avec le couteau que nous disséquons mais avec des concepts : le concept a son ordre de réalité original. Les concepts ne surgissent pas de l’expérience humaine, sinon ils seraient bien faits. Les premières dénominations sont faites à partir des mots; ce sont des instruments pour délinéer les choses. Ainsi, toute science reste longtemps dans la nuit, empêtrée dans le langage. Lavoisier, par exemple, en même temps que son phlogistique, apporte le bon concept, l’oxygène. Il y a d’abord un langage humain tout formé pour nous, dont nous nous servons comme d’un très mauvais instrument. De temps en temps s’effectuent des ren­versements, du phlogistique à l’oxygène. Il faut toujours introduire des sym­boles, mathématiques ou autres, avec du langage courant; il faut expliquer ce qu’on va faire. On est alors au niveau d’un certain échange humain, à celui du thérapeute, où Freud se trouve malgré sa dénégation. Comme Jones l’a montré, Freud s’est imposé au début l’ascèse de ne pas s’épancher dans le domaine spé­culatif où sa nature le portait fortement, il s’est soumis à la discipline des faits, du laboratoire; il s’est éloigné du mauvais langage.

Mais considérons la notion du sujet: quand on l’introduit, on s’introduit soi6­même; l’homme qui vous parle est un homme comme les autres; il se sert du mauvais langage.

Dès l’origine, Freud sait qu’il ne fera de progrès dans l’analyse des névroses que s’il s’analyse lui-même.

L’importance croissante attribuée au contre-transfert signifie la reconnaissance du fait que l’on est deux dans l’analyse, pas que deux, phénoméno­logiquement, c’est une structure : par elle seulement certains phénomènes sont isolables, séparables. C’est la structure de la subjectivité qui donne aux hommes cette idée qu’ils sont à eux-mêmes compréhensibles.

Être névrosé peut servir à devenir bon psychanalyste : au départ cela a servi à Freud. Comme Monsieur Jourdain avec sa prose, nous faisons du sens, du contresens, du non-sens. Encore fallait-il y trouver des lignes de structure. Jung lui aussi redécouvre en s’émerveillant, dans les symboles des rêves et les sym­boles religieux, certains archétypes propres à l’espèce humaine : cela aussi est une structure.

Freud a introduit autre chose, le déterminisme propre à ce niveau-là de structure. De là l’ambiguïté que l’on retrouve partout dans son Oeuvre; par exemple, le rêve est-il désir ou reconnaissance du désir? ou encore, l’ego est à la fois comme un neuf vide, différencié à sa surface au contact du monde de la perception et aussi, chaque fois que nous le rencontrons, celui qui dit non, ou moi je; c’est le même qui dit on, qui parle des autres, qui s’exprime sous ces différents registres : nous allons suivre les techniques d’un art du dia­logue; comme le bon cuisinier, nous savons quels joints, quelles résistances nous rencontrons.

Le super ego est aussi une loi dépourvue de sens mais en rapport avec des problèmes de langage. Si je parle, je dis « tu prendras à droite », pour lui per­mettre d’accorder son langage au mien, je pense à ce qui se passe dans sa tête au moment où je lui parle; cet effort d’accord est la communication propre au langage. Ce tu est tellement fondamental qu’il intervient avant la conscience. La censure, par exemple, est intentionnelle, elle joue avant la conscience, elle fonctionne avec vigilance. Tu n’est pas un signal mais une référence à l’autre, il est ordre et amour.

De même l’idéal du Moi est un organisme de défense perpétué par le Moi pour prolonger la satisfaction du sujet; il est aussi la fonction la plus dépri­mante, au sens psychiatrique du terme.

L’id n’est pas réductible à un pur donné objectif, aux pulsions du sujet; jamais une analyse n’a abouti à tel taux d’agressivité ou d’érotisme; c’est un cer­tain point dans la dialectique du progrès de l’analyse, le point extrême de la reconnaissance existentielle : tu es ceci, idéal jamais atteint de la fin de l’analyse. Ce n’est pas non plus la maîtrise de soi complète, l’absence de passion; l’idéal est de rendre le sujet capable de soutenir le dialogue analytique, de parler ni trop tôt, ni trop tard; c’est cela que vise une analyse didactique.

L’introduction d’un ordre de déterminations dans l’existence humaine, dans le domaine du sens, s’appelle la raison. La découverte de Freud, c’est la redé­couverte, sur un terrain en friche, de la raison.

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