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Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 13 juin 1956

Leçon du 13 juin 1956

 

Grammaire de Damourette et Pichon, page 264 « je suis beaucoup plus moi

Avant j’étais un paramoi qui croyais (6) être le vrai, et qui était absolument faux.

En tout cas, je veux préciser que nous sommes nombreux ceux qui avons soutenu le Front Populaire… »

je finirai à la fin.

Ces phrases ont le sens d’être des phrases attestées. Elles ont été recueillies par moi, entre autres, dans la grammaire de Pichon et Damourette, ouvrage considérable et fort ins­tructif, ne serait-ce que par la quantité énorme de docu­ments qui est fort intelligemment classée, quelles qu’en soient les erreurs d’ensemble et de détail.

Ces deux phrases dont l’une d’elles est une phrase parlée et l’autre une phrase écrite, nous proposent, nous montrent que ce sur quoi je vais faire tourner aujourd’hui votre réflexion, n’est pas simplement quelque chose forgé de sub­tilité littéraire implantée à tort, c’est-à-dire pour ce que je veux vous faire pénétrer aujourd’hui.

La première phrase est manifestement recueillie, Pichon en donne l’indication par des initiales, d’une patiente en ana­lyse. Il le dit: c’est madame X…, telle date, « je suis beau­coup plus moi » dit-elle, sans doute fort satisfaite de quelque progrès accompli dans son traitement, « avant j’étais un paramoi qui croyais »… Et, Dieu merci, la langue française, souvent ambiguë dans le parlé, ici, grâce aux rencontres des silences consonantiques et d’une voyelle initiale, nous per­met de parfaitement bien distinguer ce dont il s’agit -« je croyais être le paramoi en question », première personne du singulier, c’est moi, « qui croyais ». A travers le relatif, la première personne du moi sujet s’est transmise dans la rela­tive. Vous me direz: ça va de soi; c’est ce que m’a répondu une femme charmante que j’essayais d’intéresser à ces sujets récemment en lui proposant le problème de la différence qu’il y a entre « Je suis la femme qui ne vous abandonnerais pas », et, « Je suis la femme qui ne vous abandonnera pas ».

Nous n’allons parler que de cela aujourd’hui. Je dois dire que je n’ai eu aucun succès. Elle a refusé de s’intéresser à cette nuance pourtant que vous sentez déjà importante.

L’usage le manifeste assez en ce sens que dans la même phrase la personne continue: «Je suis beaucoup plus moi. Avant j’étais un paramoi qui croyais être le vrai et qui était absolument faux. »

Je pense qu’il n’y a pas de phrase qui s’exprime plus juste; ça ne sonne nullement à côté, mais vous sentez bien ce que « l ‘absolument faux » n’est pas, -, l’absolument faux » ne colle pas. Il « était absolument faux » ce paramoi. Il est un « il » dans la deuxième partie, et il est un « je » dans la première.

Il y en a quelques unes comme ça dans Pichon. D’autres assez piquantes également et toujours d’actualité: « En tout cas, je veux préciser, écrit Albert Dubarry, que nous sommes nombreux ceux qui avons soutenu le Front Populaire, voté pour ses candidats, et qui croyaient à tout autre idéal pour­suivi, à une toute autre action et à une toute autre réa­lité… etc. ».

L’autre exemple s’inscrit dans un registre différent. Ceci dit, vous ferez attention et vous ramasserez perpétuellement à la pelle ces exemples de ce qui se passe dans une certaine forme de phrases, grâce à ce qu’on peut appeler à l’écran, la lentille, à cette entrée dans la relative, qui nous permet de voir si la personnaison qui est dans la principale franchit ou non cet écran. L’écran lui, est manifestement neutre, il ne variera pas… Il s’agit donc de savoir en quoi consiste le pouvoir de pénétration, si on peut dire, de la personnaison antécédente.

Nous y reviendrons tout à l’heure. Nous verrons que ce petit point de linguistique, qui se retrouve dans d’autres langues de façon très vivante, et qui ne l’est pas moins dans les autres. Mais évidemment il faudrait aller chercher ailleurs que dans cette forme de syntaxe. Nous reviendrons là-dessus.

Ce sur quoi je vous ai laissés la dernière fois était la ques­tion du rapport de l’éclairage que peut donner à ce pas que nous avons fait concernant la fonction du signifiant comme tel, à propos de ce qui est la grande question, la question brû­lante, en général, dans les rapports dans la relation analy­tique, la question enfin compte actualisée confusément par la fonction de la relation d’objet, la question particulière­ment présentifiée par la structure même et par la phénomé­nologie de la psychose qui est ce qu’il faut nous représenter de l’autre, cet autre dont je vous ai montré jusqu’ici la dupli­cité entre l’autre imaginaire et l’Autre (grand A). Cet Autre donc, dans ce menu propos dont je vous ai fait part dans la dernière séance, l’année dernière, sous le titre de « Retour à Freud dans la psychanalyse », et qui vient de sortir dans l’Évolution Psychiatrique sous le titre « La chose freudienne » en tête d’un des paragraphes qui s’appelle « le lieu de la parole ». Je m’excuse de me citer, mais à quoi bon polir ses formules, si ce n’est pas pour s’en servir.

L’Autre est donc le lieu où se constitue le «)e » qui parle avec celui qui entend. Je disais ceci à la suite de quelques remarques, dont la dernière était celle-ci, histoire de restituer aujourd’hui où est le problème: «pour l’ordinaire, chacun sait que les autres, tout comme lui, resteront inaccessibles aux contraintes de la raison. Or, d’une acceptation de principe d’une règle du débat qui ne va pas sans un accord, explicite ou implicite, sur ce qu’on appelle son fond, ce qui est qu’il faut presque toujours un accord anticipé sur son enjeu, ce qu’on appelle logique ou droit n’est jamais rien déplus qu’un corps de règles qui furent laborieusement ajustées à un moment de l’histoire, dûment datées et situées par un cachet d’origine (agora ou forum, église). N’espérez donc rien de ces règles hors de la bonne foi de l’Autre; et je ne m’en servirai que si je le juge bon, ou si on m’y oblige, que pour amuser la mauvaise foi. »

Cette remarque sur le fait qu’il y a toujours un Autre, au-delà de tout dialogue concret, de tout le jeu inter-psycholo­gique, est ce qui s’achève et se conclut dans la formule que je répète et qui doit être prise pour vous comme une donnée, comme un point de départ: « l’Autre est donc le lieu où se constitue le <Je » qui parle avec celui qui entend; ce que l’un dit étant déjà la réponse, et l’Autre décidant à l’entendre si l’un a ou non parlé. »

je voudrais que vous sentiez, tout au moins que vous vous rappeliez quelle différence il y a dans une telle pers­pective avec celle qui est toujours plus ou moins acceptée chaque fois qu’on se met à entrer, à parler d’une façon plus ou moins confuse de l’autre, dire que l’Autre est le lieu où se constitue celui qui parle avec celui qui écoute, c’est tout à fait autre chose que de partir de l’idée que l’Autre est un être.

Nous sommes, dans l’analyse, -et ceci sans aucune raison justifiable, motivable-intoxiqués depuis quelque temps par quelque chose qui nous est venu incontestablement du dis­cours dit « existentialiste » où l’autre est le « tu », ou l’autre est celui qui peut répondre, mais qui peut répondre dans un mode qui est celui d’une symétrie et d’une correspondance complète, l’alter ego, le frère, une idée fondamentalement réciproque de l’intersubjectivité; ajoutez-y les quelques confusions sentimentales qui s’inscrivent sous la rubrique du personnalisme et la lecture du livre de Martin Buber sur le « je » et le « tu », la confusion sera définitive et, pendant un certain temps, irrémédiable, sauf à revenir à l’expérience.

Il est clair que, loin d’avoir apporté quoi que ce soit à l’éclaircissement du fondement de l’existence de l’autre, toute cette expérience existentialiste n’a fait que la suspendre toujours plus radicalement à l’hypothèse fondamentale dite de la projection, sur laquelle bien entendu vous vivez tous, à savoir en fin de compte sur l’idée que l’autre – et il ne peut guère être autre chose – n’est guère qu’une certaine sem­blance humaine, animée par un « je » reflet du mien. Tout ce qui est impliqué dans l’usage qu’on fait et dans les termes eux-mêmes d’animisme et d’anthropomorphisme est là tou­jours prêt à surgir et à la vérité impossible à réfuter, aussi bien d’ailleurs que des références tout à fait sommaires, à l’expé­rience, à une expérience du langage prise lors de ses premiers balbutiements, nous fera voir ce « tu » et ce «je » dans l’expé­rience de l’enfant comme quelque chose dont la maîtrise n’est pas tout de suite acquise, mais dont en fin de compte l’acquisition se résume pour l’enfant à pouvoir dire « je » quand vous lui avez dit « tu », à savoir comprendre que quand vous lui avez dit: « tu vas faire cela », il n’a pas à faire « tu vas faire cela », mais « je vais faire cela ». « Tu es père », c’est «Je suis père» dans son registre. Donc, les choses sont aussi simples et aussi symétriques, enfin de compte, tout ceci aboutit au niveau analytique, je veux dire au niveau du dis­cours des analystes, à quelques vérités premières, à l’affirma­tion sensationnelle et tranchante du genre de celle-ci, qui est par exemple « il n’y a pas d’analyse possible auprès de celui pour qui… ». je l’ai entendu textuellement de quelqu’un qui appartient à ce qu’on appelle « l’autre groupe »… «On ne peut pas faire l’analyse de quelqu’un pour qui l’Autre n’existe pas.»

je me demande ce que ça veut dire que « l’Autre n’existe pas ». je me demande si cette formule comporte en elle-même une valeur d’approximation, si mince soit-elle. De quoi s’agit-­il ? D’une sorte de vécu, d’un sentiment irréductible ? Qu’est-­ce que c’est ? Il est véritablement impossible de le savoir, car, par exemple, prenons notre ça Schreber, pour qui évidem­ment toute l’humanité est passée pour un temps à l’éclat d’ombres bâclées à la « 6-4-2 », de semblants d’hommes, il y a pourtant un Autre qui a une structure, qui est un Autre sin­gulièrement même accentué, un Autre absolu, un Autre tout à fait radical, un Autre qui n’est pas du tout une place, ni un schéma, un Autre dont il nous affirme que c’est un être vivant à sa façon et dont il nous souligne bien que, dans la mesure où il est un être vivant, il est capable d’égoïsme, comme tous les autres vivants quand il est menacé.

Dieu lui-même, par] e ne sais quel désordre dont il est le premier responsable, se trouve en posture d’être menacé dans son indépendance. Et à partir de ce moment, il est capable, il manifeste des relations plus ou moins spasmo­diques de défense, d’égoïsme. Néanmoins, cet Autre garde une altérité telle qu’il est étranger aux choses vivantes et plus spécialement incompréhensive de tous les besoins vitaux de notre Schreber.

Dire que cet Autre a vraiment tout l’accent en la matière, ceci est suffisamment indiqué par le début singulièrement piquant et humoristique d’un des chapitres de Schreber qui est celui où Schreber nous dit: «Je ne suis pas un paranoïaque. On nous le dit assez, le paranoïaque, c’est quelqu’un qui rap­porte tout à lui, c’est quelqu’un dont l’égocentrisme est par­ticulièrement envahissant» -car il a lu en particulier Kraepelin. «Mais, moi, c’est complètement différent, c’est l’Autre qui rapporte tout à moi: tout ce qui se passe, il le rap­porte à moi». Il faut tout de même bien reconnaître qu’il n’a pas l’air fin en disant (la voilà bien cette méconnaissance foncière) que la structure est différente car il y a un Autre et que ceci est décisif, structurel, dans la structuration du cas.

Alors, il s’agirait de savoir, avant de parler de l’Autre comme de ce quelque chose qui se place ou ne se place pas à une certaine distance, nous sommes capables ou non d’embrasser, d’éteindre, voire de consommer, à doses plus ou moins rapides, comme il se fait de plus en plus couram­ment dans l’analyse, il s’agit de savoir si la phénoménologie même des choses, telles qu’elles se présentent à nous dans notre expérience et ailleurs, ne mérite pas de poser la ques­tion tout différemment. C’est bien cela que je suis en train de vous dire quand je dis que l’Autre doit être d’abord – avant de voir comment il va être plus ou moins réalisé – comme un lieu, comme un lieu où la parole se constitue. Et pourquoi pas ? Puisque aujourd’hui nous nous intéressons aux personnes, elles doivent venir quelque part. Mais elles viendront d’abord d’une façon signifiante, entendez bien, formelle, où la parole se constitue pour nous et d’un « je », et d’un « tu », ces deux semblables dont il peut ou dont il ne peut pas s’agir, qu’elle transforme en leur donnant une cer­taine justice, sans aucun doute, un certain juste rapport.

Mais c’est là ce sur quoi je veux insister, une distance, qui n’est pas symétrique et un rapport qui n’est pas réciproque. Le « je », vous allez le voir n’est jamais là où il apparaît, sous la forme d’un signifiant particulier. Le « je » est toujours là, au titre de présence soutenant l’ensemble du discours, au style direct et au style indirect. Le « je » est le « je » de celui qui pro­nonce le discours. Tout ce qui se dit a sous soi un « je » qui le prononce. C’est à l’intérieur de cette énonciation que le « tu » apparaît. Ce sont des vérités premières, je dirais presque qu’elles sont tellement premières que vous risquez de les chercher plus loin que le bout de votre nez. Il n’y a rien de plus à entendre que ce que je viens de faire remarquer. Que déjà le « tu » soit à l’intérieur du discours, c’est une chose tout à fait évidente. Il n’y a jamais eu de « tu » ailleurs que là où on dit « tu ». Pour commencer, c’est là que nous avons à le trou­ver, vraiment comme une chose qui est cette vocalise « tu ». Partons de là. Quant au «Je », il peut ne pas vous paraître évi­dent tout de suite, il n’a pas lui aussi une monnaie, élément fiduciaire circulant dans le discours. Mais cela, j’espère juste­ment vous le montrer tout à l’heure. Je l’affirme et je le pose dès à présent pour simplement que vous ne le perdiez pas de vue, que vous sachiez où je veux en venir. Ce « tu», loin de s’adresser à une personne ineffable, à cette espèce d’au-delà dont les tendances existentialistes, à la mode de l’existentia­lisme, voudraient nous montrer l’accent premier, c’est tout à fait autre chose dans l’usage.

C’est sur de simples remarques de cette espèce que je vou­drais vous arrêter un instant.

Loin que le « tu » soit toujours cette espèce de « tu » plein, dont on fait si grand état, et dont vous savez qu’à l’occasion Moi-même, dans des exemples majeurs -vous savez il s’agit de savoir s’il y a tellement de « tu » dans le « tu es mon maître », « tu es ma femme », dont vous savez que je fais grand cas pour faire comprendre quelque chose de la fonction de la parole -c’est de remettre au point, de recentrer la portée donnée à ce « tu » qu’il s’agit bien aujourd’hui. Loin que le « tu « ait tou­jours cet emploi plein et cet emploi fondateur, comme si c’était lui qui était en quoi que ce soit fondateur en la matière.

C’est ce que nous allons justement essayer de voir aujourd’hui.

je vais vous ramener à quelque observation linguistique première, qui est que la deuxième personne du singulier est loin d’être employée toujours avec cet accent. Il s’agit là d’un usage le plus courant, celui qui fait dire: « on ne peut pas se promener dans cet endroit sans qu’on vous aborde ». Il ne s’agit d’aucun « tu », ni d’aucun « vous », ce n’est en réa­lité ni un « tu », ni un « vous ». Il est presque le réfléchi de « on ». Il est son correspondant.

je prends quelque chose de plus significatif encore « quand on en vient à ce degré de sagesse, il ne vous reste plus qu’à mourir ».

Là aussi, de quel « vous » ou de quel « tu » s’agit-il ? Ce n’est certainement pas à qui que ce soit que je m’adresse dans cette parole. Ce n’est pas à qui que ce soit d’autre, même le « vous » dont il s’agit là-je vous prie de prendre la phrase parce qu’il n’y a pas de phrase qui puisse se détacher de la plénitude de sa signification-ce que ce « vous » vise, ça n’est tellement peu un autre, que je dirais presque que c’est un reste de ceux qui s’obstineraient à vivre comme indépen­dants de ceux qui resteraient après ce discours qui dit de la sagesse, qu’il n’y a d’autre fin à tout que la mort, qu’il ne vous reste plus qu’à mourir. C’est quelque chose qui vous montre assez cette fonction de la deuxième personne dans cette occasion, qui est justement de viser l’intérieur de ce qui est personne, ce qui réside, ce qui se dépersonnalise.

En fait nous le connaissons bien ce « tu » qu’on tue là, dans l’occasion, c’est le même que nous connaissons parfaitement dans l’analyse et dans la phénoménologie de la psychose, c’est ce qui nous en dit « tu », ce « tu » qui se fait toujours dis­crètement ou indiscrètement entendre, ce « tu » qui parle tout seul, ce « tu » qui nous dit: « tu vols », qui nous dit: « tu es toujours le même », ce « tu » qui, comme dans l’expérience de Schreber, n’a pas besoin de dire « tu » pour être bien le « tu » qui nous parle; car il suffit d’un tout petit peu de désa­grégation – et Schreber en a eu largement sa part -, pour qu’il sorte toute une série de choses du type de celle-ci: ne pas céder à la première invite. Il s’agit de quelque chose qui comme tout ce qui arrive de plus ou moins focalisé dans l’expérience intérieure de Schreber, vise ce quelque chose qui n’est pas dénommé, ce quelque chose que nous sommes capables de reconstruire comme là, cette tendance homo­sexuelle, mais comme peut être autre chose, puisque les invi­tations, les sommations ne sont pas rares. Elles sont constantes. Et cette phrase qui est en effet la règle de conduite de beaucoup ne s’éteint pas à votre premier mouvement, ce pourrait être le bon, comme on dit toujours; et qu’est-ce qu’on vous apprend, si ce n’est justement de ne jamais céder à quoi que ce soit à la première invite, si d’ailleurs nous reconnaissons notre bon vieil ami, le surmoi, qui nous appa­raît tout d’un coup sous un jour, sous sa forme phénoménale, plutôt que sous ses aimables hypothèses génétiques. Ce sur­moi, c’est bien en effet quelque chose comme la loi, c’est une loi sans dialectique. Ce n’est pas pour rien qu’on le reconnaît

plus ou moins justement comme l’impératif catégorique comme nous en parle l’ennemi intérieur dans ce que J’appel­lerai sa neutralité malfaisante, qu’un certain auteur appelle le « saboteur interne ». Ce « tu » nous aurions tort de le méconnaître dans sa fonction de « tu » et de le méconnaître dans ses diverses propriétés qui, nous le savons par expérience, font qu’il est là comme ce que nous appellerons un observateur; il voit tout, entend tout, note tout. C’est bien ce qui se passe chez Schreber. Et c’est son mode de relation avec ce quelque chose qui en lui s’exprime par ce « tu », par un « tu » inlas­sable, incessant, qui le provoque à une série de réponses sans aucune espèce de sens: il voit tout, entend tout, note tout. J’ai presque envie de finir par la vieille expression « nul ne s’en doute », qui s’étalait autrefois sur les annuaires de téléphone à propos d’une police privée.

On sent là combien il s’agit d’un idéal.

Car bien entendu, on voit bien aussi la fonction publici­taire de la chose, comme tout le monde serait heureux si, en effet « nul ne s’en doutait ». C’est bien de cela qu’il va s’agir justement, c’est qu’on a beau être derrière un rideau, il y a toujours de gros souliers qui dépassent. Pour le surmoi, c’est pareil. Mais, assurément, lui ne se doute de rien. C’est bien également ce qu’exprime cette phrase: il n’y a rien de moins douteux que tout ce qui nous apparaît par l’intermé­diaire de ce « tu ».

En d’autres termes, au moment de partir dans cette explo­ration, il faut quand même que nous nous apercevions de ceci, c’est que toute espèce d’élaboration du « tu » oubliera cette arête première, qui est celle que justement notre expé­rience analytique manifeste. Mais il semble même que c’est incroyable que nous puissions l’oublier que le « tu » est là, essentiellement comme un étranger qu’un des analystes de temps en temps a été jusqu’à le comparer avec ce qui se passe dans un petit crustacé genre crevette qui a une priorité par­ticulière qui est celle d’avoir sa chambre vestibulaire ouverte sur le milieu marin au début de son existence. Il s’agit du vestibule pour autant qu’il est l’organe régulateur de l’équi­libration. Normalement cette chambre vestibulaire est fer­mée et elle comprend un certain nombre de petites particules répandues dans ces espèces animales; autrement dit quelque chose qui est dans le milieu inscrira les diffé­rentes positions du sujet par le fait qu’il les portera diffé­remment dans la chambre, selon que le sujet sera dans la position verticale ou horizontale. Chez ces petits animaux, c’est eux-mêmes qui, à un moment de l’existence, s’envoient doucement dans le coquillage quelques petits grains de sable. Et la chambre se referme par un processus physiolo­gique et se trouve donc être approvisionné lui-même dans ses menus appareils de très jolies choses. Car il suffit de sub­stituer aux grains de sable de petites particules… pour que nous puissions ensuite emmener ces charmants petits ani­maux au bout du monde avec un électroaimant et les faire nager les pattes en l’air.

Eh bien, voilà la fonction du « tu » chez l’homme. C’est ça, c’est ce que dit M. Isakower. Mais manifestement, le fait que je vous le rapporte en cet endroit du discours vous montre que j’y prendrai assez volontiers une référence apo­logétique exemplaire pour vous faire comprendre avant tout de quoi il s’agit dans l’expérience du « tu », disons, si vous voulez, à son plus bas niveau, mais dont bien évidemment, à méconnaître qu’elle aboutit très précisément à cela, c’est absolument méconnaître tout de la fonction et de l’existence du « tu », autrement dit, comme signifiant.

Remarquez que les choses là vont assez loin, et que les analystes – je ne suis pas là à tenir une voix qui soit solitaire ­les analystes ont insisté là aussi. Je ne peux pas m’étendre longuement sur la relation qui existe entre cette fonction du signifiant « surmoi », qui n’est pas autre chose que cette fonction du « tu », et le sentiment de réalité. Je n’ai pas besoin d’insister, pour la simple raison qu’à toutes les pages de l’observation du président Schreber, celui-ci est accentué. Si le sujet ne doute pas de la réalité de ce qu’il entend, c’est en fonction de ce caractère de corps étranger de l’intimation du « tu » délirant, en fin de compte. Est-ce que j’ai besoin à l’autre terme, de vous rappeler que quant à ce qui est de la réalité, la philosophie de Kant aboutit à ce qu’il n’y a de réa­lité fixe, si ce n’est le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la voix de la conscience au-dedans. En fin de compte, cet étranger, comme le personnage de Tartuffe, ce sera tout de même celui qui sera le véritable possesseur de la maison et qui dira au moi: « C’est à vous d’en sortir » au moment où il y aura le moindre conflit, quand le sentiment d’étrangeté

porte quelque part, ce n’est jamais du côté du surmoi, c’est le moi qui ne se retrouve plus, c’est le moi qui entre dans l’état « tu ». C’est le moi qui se croit lui-même à l’état de double, c’est-à-dire à cet état inquiétant de voir que lui, le moi est expulsé de la maison. Et c’est toujours le « tu» en question qui restera possesseur des choses.

Ceci c’est l’expérience bien entendu; cela ne veut pas dire que nous devons nous en tenir là. Mais enfin il faut rappeler ces vérités d’expérience pour comprendre où est le pro­blème et où est le problème de structure.

Alors bien entendu, comme nous sommes au niveau du discours et de la parole, et que, peut-être après tout, il vous semble étrange que je mécanise ainsi les choses, et que peut-­être vous vous imaginiez que j’en suis à une notion aussi élé­mentaire du discours que j’imagine ou que j’enseigne, que tout est contenu dans cette relation du « je » au « tu », du moi à l’autre, qui est ce sur quoi les linguistes, pour ne pas par­ler des psychanalystes, s’arrêtent et commencent à balbutier chaque fois qu’ils abordent la question du discours. Et je dirais même qu’on a regret, dans un livre très remarquable comme celui de Pichon, dont je viens de parler, de voir qu’on doit rappeler ou on croit devoir rappeler comme principe, comme base d’une grande définition des réparti­toires -comme il s’exprime -verbaux, il faut partir de l’idée que le discours, s’adressant toujours à un autre, c’est en fonc­tion de ces relations du moi à l’autre, ou plus exactement de celui qui parle, du locuteur à l’allocutaire, celui à qui on parle, que nous allons classer ces grands répartitoires, et com­mencer par parler d’un plan locutoire simple que nous trou­vons dans l’impératif « viens ». Il n’y a pas besoin d’en dire beaucoup. « Viens », ça suppose un « je », ça suppose un « toi », qu’il y a d’autre part un narratif qui sera un délocu­toire, c’est-à-dire qu’on part de quelque chose d’autre.

Il y aura toujours aussi le moi et le « tu », mais avec visée sur quelque chose d’autre. Il faut croire qu’on n’est pas tout à fait pleinement satisfait par une telle répartition puisque, si vous voulez vous reporter à Pichon – ça peut, peut-être, vous donner envie d’aller le regarder à propos de l’inter­rogation – il se posera quelques problèmes nouveaux, et nous l’introduirons avec une dissymétrie qui fera symétrie à la condition que nous considérions que le chiffre « 3 » est le meilleur.

En d’autres termes, le narratif sera « il vient », et l’inter­rogatif sera quelque chose comme « vient-il » ? Ce n’est pas si simple. Tout n’est pas si simple dans cette fonction du « vient-il » ? La preuve c’est qu’on dit: « le roi vient-il ? », ce qui montre bien que « t-il » n’est pas tout à fait le même sujet dans l’interrogation que dans la narration. « Le roi vient-il » ? peut vouloir dire: qu’il vient, qu’il y a un roi qui vienne, ou si le roi vient. La question est beaucoup plus complexe dès qu’on s’approche de l’usage concret du lan­gage. Car l’impératif « viens » en effet nous laisse l’illusion d’une présence symétrique et bipolaire d’un « je » et d’un « tu », qu’est-ce que vous direz, est-ce que le « je » et le « tu » sont aussi présents dans cet impératif, dans les narratifs qui constituent l’essentiel d’un locutoire : « si il vient » et la réfé­rence à un tiers objet qu’on appelle une troisième personne ?

La dite troisième personne n’existe pas. Il n’y a pas de troisième personne. je vous dis cela au passage pour com­mencer déjà d’ébranler quelques bases certaines très tenaces dans vos esprits, grâce à l’enseignement primaire de la gram­maire. Il n’y a pas de troisième personne. M. Benveniste l’a parfaitement démontré.

En tout cas, au niveau des narratifs, je demande ce qu’a d’élocutoire le narratif…

C’est bien là que nous allons nous arrêter un instant et nous demander dans quelle sorte d’interrogation peut se situer ce qui à nous, au point où nous en sommes arrivés de nos énoncés ou de notre développement s’appelle ce que j’appelle la question, la question que le sujet se pose, ou plus exactement la question que je me pose sur ce que je suis ou peux espérer être.

Peut-être à partir de cette position radicale, toujours mas­quée, bien entendu, et si bien masquée qu’après tout nous, dans notre expérience nous ne la trouvons jamais qu’expri­mée par le sujet hors de lui-même et à son insu. Mais néan­moins fondamentale, puisque c’est là que nous l’avons attrapée par les oreilles, la question, comme étant la question fondement de la névrose; cette question quand elle affleure, nous la voyons déjà se décomposer singulièrement, et quand elle affleure sous des formes qui n’ont rien d’interrogatif, qui sont – sous la forme du « puissé-je y arriver! » – entre l’excla­mation, le souhait, la formule dubitative. Si nous voulons lui donner un tout petit peu plus de consistance, l’exprimer dans le registre qui est celui du délocutoire et des narratifs, à savoir à l’indicatif. Remarquez comment nous l’exprimons, tout naturellement, nous dirons: « penses-tu réussir ? ».

Bref, je voudrais vous ramener à une autre répartition des fonctions du langage, à leur niveau plein et distinct, de cet ânonnement autour de la locution, de la délocution, de l’allo­cution, qui serait celle-ci: la question qui, elle, est toujours latente mais jamais posée. Mais le fait que si elle vient au jour, que si elle surgit, c’est en raison précisément d’un mode d’apparition de la parole que nous appellerons de différentes façons, je ne tiens pas spécialement à l’une ou à l’autre, que nous appellerons la mission, le mandat, que nous appellerons la délégation, la dévolution par référence à Heidegger qui est bien entendu le fondement ou la parole fondatrice, le « tu es ceci », que tu sois ma femme ou que tu sois mon maître, ou mille autre choses, ce « tu es ceci » que je reçois et qui me fait dans la parole autre chose que je ne suis.

C’est la question. Qui est-ce qui la prononce ? Comment est-ce qu’il le reçoit dans cette parole pleine ? Est­-ce qu’il s’agit de la même chose que de ce « tu » en train de naviguer en liberté dans les exemples que je vous ai donnés ? Est-ce que cette mission est primitive ou secondaire par rap­port à la question, phénoménalement ?

Assurément c’est bien là que la question tente à surgir. C’est quand nous avons à répondre à cette mission. Et là le tiers dont il s’agit, je vous le fait remarquer au passage, n’est jamais et en aucun cas quoi que ce soit qui ressemble à un objet. Le tiers dont il s’agit, le « l » qui va surgir, est tou­jours le discours lui-même auquel le sujet se réfère. Autre­ment dit, au « tu es mon maître », répond un certain « que suis-je » ? « Que suis-je pour l’être, si tant est que je le sois ? » Et ce « 1 » apostrophe dont il s’agit, ça n’est pas le maître pris comme un tiers, comme un objet, c’est l’énonciation totale, la phrase qui dit: « je suis ton maître», comme si « ton maître » avait un sens par le seul hommage que j’en reçois. Mais on dit « que suis-j e, pour être ce que tu viens de dire ? ».

Il y a une très jolie prière dans la pratique chrétienne qui s’appelle l’Ave Maria. Personne ne se doute que ça com­mence par les trois premières lettres que les moines boud­dhistes marmonnent toute la journée: « AUM ». Mais c’est curieux que ça doit être justement les mêmes, ça doit nous indiquer qu’il y a là quelque chose de tout à fait radical dans l’ordre du signifiant. Qu’importe! «Je vous salue Marie ». Et pour ne pas le répéter, selon une autre formule populaire, « Je vous salue Marie », dit la chansonnette, « vous aurez un fils sans mari ». Ceci n’est d’ailleurs pas du tout sans rapport avec le sujet du président Schreber. La réponse n’est pas du tout « Je suis quoi ? » La réponse c’est: « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole ». La ser­vante, ce n’est pas tout à fait là même chose, en principe, « je suis la servante », ça veut simplement dire: « je m’abolis, que suis-je pour être celle que vous dites ? ». Mais, « qu’il me soit fait selon votre parole ». Tel est l’ordre de répliques dont il s’agit dans la parole la plus claire.

A partir de là, nous allons peut-être nous apercevoir et pouvoir bien situer ce dont il s’agit quand cette phrase dite de la dévolution se présente d’une façon assez développée pour que nous puissions voir les rapports réciproques du « tu » comme corps étranger avec l’assomption ou non par le sujet, l’épinglage, le capitonnage, le poids, la prise du sujet par un signifiant.

Je vous prie alors aujourd’hui de vous arrêter avec moi sur quelques exemples, et quelques exemples dont la portée linguistique pour nous français… «Je suis celui qui toujours veux le bien et toujours fait le mal».

J’ai été rechercher les choses au passage, hier soir, de façon à vous dire comment j’ai résolu la question. J’ai été… parce qu’il dit: «Je suis une partie de cette force gui toujours veut le bien et toujours fait le mal», de sorte qu’il n’y a rien à en faire, tel que c’est écrit. Mais je vous pose la question de la façon dont vous écrirez les choses. Car en allemand, le pas­sage à travers l’écran de la formule relative existe aussi, à savoir que la question peut se poser si je suis « celui qui veux» à la première personne, et « chante » à la troisième. Je vous fais remarquer d’ailleurs, que la première personne fait ambiguïté avec la troisième dans l’occasion, ce qui n’est pas non plus un hasard.

Mais prenons les choses en français, quelle est la diffé­rence ? Nous reprenons l’exemple de tout à l’heure: «Je suis la femme quine vous abandonnerai pas», < je suis la femme qui ne t’abandonnera pas ». Mais ceci peut évoquer chez vous des échos un peu trop significatifs. Je vous choisirai un autre exemple pour que votre lucidité s’exerce plus à l’aise.

Quelle est la différence entre ce « tu es celui qui me sui­vras partout », et « tu es celui qui me suivra partout » ? Nous avons donc une principale à la deuxième personne « tu es celui ». « Qui » est justement cet écran, dit à la troi­sième personne qui va ou non laisser passer de l’un à l’autre membre de la phrase l’unité du « tu ». Vous voyez immédia­tement qu’il est absolument impossible de séparer cette idée du « tu », du sens du signifiant « suivras ». Autrement dit, que ce n’est absolument pas du « tu » que dépend de savoir si le < celui qui,> va lui être ou non perméable, mais c’est du sens de « suivras », et du sens aussi de ce que, moi qui parle, et ce moi qui parle, ce n’est pas forcément moi, c’est peut­-être qui entend ça de l’écho qui est sous toute la phrase, du sens qu’il met à ce « tu es celui qui me suivra » – ou suivras -. Car il est bien clair que « tu es celui qui me suivras partout », est à tout le moins une élection, une élection peut-être unique; en tout cas mandat dont je vous parlais tout à l’heure, cette dévolution, cette délégation, cet investisse­ment qui se distingue à tout le moins de « tu es celui qui me suivra partout », de ce fait que celui-là, le moins qu’on puisse en dire, c’est que c’est une constatation.

Nous avons très vite tendance à l’entendre, à la sentir comme une constatation qui va plutôt du côté de la consta­tation navrée. Car enfin « tu es celui qui me suivra partout », si ça a vraiment là un caractère déterminatif que le sujet soit celui-là, nous pouvons dire que nous en aurons rapidement plein le dos; que pour tout dire, ce qui, d’un côté, verse vers le sacrement et la délégation, de l’autre côté irait assez volontiers et vite du côté de la persécution, qui inclut dans ce terme même ce registre du suivre.

Bref, vous voyez bien là, à propos de cet exemple, la rela­tion qui existe entre ce « tu » et le signifiant.

Vous me direz une fois de plus que le signifiant dont il s’agit est justement une signification. Je vous rétorquerai que au niveau de ce que j’appellerai « t-il », je ne peux même pas l’appeler plus intensif que l’autre, ce qui vous suit partout comme votre ombre, ça peut passer pour être, que ça a beau être quelque chose de particulièrement intensif, c’est assez incommode pour cela.

C’est autre chose, la sécution dont il s’agit quand je dis « tu es celui qui me suivras partout » à celui dans lequel je recon­nais mon compagnon, en un certain sens, qui peut être la réponse au « tu es mon maître », dont nous parlons depuis toujours. C’est quelque chose dont la signification implique l’existence d’un certain mode de signifiant. Et nous allons immédiatement le matérialiser.

C’est ce qui en français peut faire ambiguïté, je veux dire, ne pas porter assez vite en soi la marque de l’originalité signi­fiante de cette dimension du suivre, du vrais suivre, suivre, quoi c’est ce qui reste ouvert. C’est ton être, c’est ton message, c’est ta parole, c’est ton groupe, c’est ce que tu représentes. Qu’est-ce que c’est ? C’est quelque chose qui représente un nœud, un point de serrage dans un faisceau de significations qui est ou non acquis par le sujet. Car précisément si le sujet ne l’a pas acquis, il entendra le « tu es celui qui me suivra par­tout », dans ce deuxième sens, à savoir qu’il l’entendra dans un autre sens que celui qui est dit dans le « suivras » (as), c’est­-à-dire que tout changera, y compris la portée du « tu ».

Cette présence dans ce qui base « tu » dans le « suivras », est quelque chose qui justement intéresse la personnaison du sujet auquel on s’adresse; car il est clair également que quand je dis, je vais revenir à mon exemple sensible maintenant: « tu es la femme qui ne m’abandonnera pas », je manifeste en un certain sens, une beaucoup plus grande certitude concernant le comportement de ma partenaire que quand elle me dit: « je suis la femme qui ne t’abandonnerais pas », ou quand elle dit: « J e suis la femme qui ne t’abandonnerait pas ». C’est la réfé­rence à la première personne; pour lui faire sentir la différence qui ne s’entend pas, je manifeste, dans le premier cas, une beaucoup plus grande certitude, et dans le second cas une beaucoup plus grande confiance. Cette confiance implique précisément un moindre lien entre la personne qui apparaît dans le « tu » de la première partie de la phrase, et la personne qui apparaît dans la relative. Le lien, si l’on peut dire, est plus lâche. C’est justement parce qu’il est lâche qu’il apparaît dans une originalité spéciale à l’endroit du signifiant qu’il suppose que la personne sait de quelle sorte de signifiant il s’agit dans ce « suivre » qu’elle l’assume, que c’est elle qui va suivre; ce qui veut dire aussi qu’elle peut ne pas suivre.

Je reprends et je vais prendre une référence qui a son inté­rêt qui n’est rien d’autre que quelque chose qui touche au caractère tout à fait le plus radical des relations du « je » avec le signifiant. Dans les langues indo-européennes anciennes et dans certaines survivances des langues vivantes, il y a ce qu’on appelle, et que vous avez tous appris à l’école: la voix moyenne. La voix moyenne se distingue de la voix positive et de la voix passive en ceci que nous disons, dans une approximation qui vaut ce que valent d’autres approxi­mations qu’on apprend à l’école, que le sujet fait l’action dont il s’agit. Il y a des formes verbales qui disent un certain nombre de choses. Il y a deux formes différentes pour dire: je sacrifie (comme sacrificateur), ou je sacrifie (comme celui qui offre le sacrifice à son bénéfice).

L’intérêt n’est pas d’entrer dans cette nuance de la voix moyenne à propos des verbes qui ont les deux voix parce que précisément nous n’en usons pas, nous la sentirons toujours mal, mais ce qui est instructif c’est de s’apercevoir qu’il y a des verbes qui n’ont que l’une ou l’autre voix, et que c’est précisément ce que les linguistes -sauf dans les cas où ils sont particulièrement astucieux -laissent tomber. Alors là vous vous apercevez des choses très drôles; c’est, pour le recueillir dans un article, ce que M. Benveniste a fait, sur ce sujet (et dont je vous donne la référence: Journal de Psychologie normale et pathologique – Janvier-Mars 1950, entièrement consacré au langage), nous nous apercevrons que sont les moyens verbes: naître, mourir, suivre et pousser au mouve­ment, être maître, être couché, et revenir à un état familier, jouer, avoir profit, souffrir, patienter, éprouver une agitation mentale, prendre des mesures, qui est le météore dont vous êtes tous investis comme médecins, car tout ce qui se rap­porte à la médecine est dérivé de ce météore ; parler, enfin, c’est très précisément du registre de ce dont il s’agit dans ce qui est en jeu dans notre expérience analytique; dans le cas où les verbes n’existent et ne fonctionnent dans un certain nombre de langues qu’à la voix moyenne, et seulement à cette voix; et d’après l’étude, c’est très précisément à cette notion que le sujet se constitue dans le procès ou l’état, que le verbe exprime n’attacher aucune importance au terme, procès ou état, la fonction verbale comme telle n’est pas du tout si facilement saisie dans aucune catégorie. Le verbe est une fonction dans la phrase, et rien d’autre, car, procès ou état, les substantifs l’expriment aussi bien. Le fait que le sujet soit plus ou moins impliqué n’est absolument pas changé par le fait que le procès dont il s’agit soit employé à la forme ver­bale. Le fait qu’il soit employé à la forme verbale dans la phrase, n’a aucune espèce de sens, c’est qu’il sera le support d’un certain nombre d’accents signifiants qui situeront l’ensemble de la phrase sous un aspect ou sous un mode tem­porel. Il n’y a aucune autre différence entre le nom et le verbe de cette fonction à l’intérieur de la phrase; mais l’existence, dans les formes verbales, de formes qui sont différentes, dis­tinctes pour les verbes dans lesquels le sujet se constitue comme tel, comme « je », que le sequor latin implique, en rai­son du sens plein du verbe suivre, cette présence du « je » dans la séduction, c’est quelque chose qui pour nous est illus­tratif et nous met sur la voie de ce dont il s’agit dans le fait que le « suivra » de la deuxième phrase s’accorde ou ne s’accorde pas avec le « tu » de la principale, ici purement pré­sentatif « tu es celui qui me suivra »… le « vra » s’accordera ou ne s’accordera pas avec le « tu », selon ce qui se passe au niveau du « je», de celui dont il s’agit. C’est-à-dire selon la façon dont le « je » est intéressé, captivé, épinglé, pris dans le capitonnage dont je parlais l’autre jour dans la façon dont le signifiant s’accroche pour le sujet dans son rapport total au discours. Tout le contexte de « tu es celui qui me suivra » changera suivant le mode et l’accent donné au signifiant, selon les implications du « suivra », selon le mode d’être qui est en arrière de ce « suivra », selon les significations accolées par le sujet à un certain registre signifiant, selon ce quelque chose qui dans cette indétermination du « que suis-je », fait que le sujet part ou non avec un bagage; peu importe qu’il soit primordial, acquis, secondaire, de défense, fondamental, peu importe son origine!

Il est certain que nous vivons avec un certain nombre de ces réponses au « Que suis-je ? » en général des plus suspectes. Inutile de dire que si « Je suis un père » a un sens tout à fait fondamental, K je suis un père concret » a un sens tout à fait problématique.

Il est inutile de dire que s’il est extrêmement commode, et vraiment d’usage commun de se dire: «Je suis un profes­seur», chacun sait que ça laisse complètement ouverte la question: professeur de quoi ? Que si l’on se dit mille autres identifications: « je suis un français », par exemple, que ceci suppose la mise entre parenthèses totale de ce que peut représenter la notion d’appartenance à la France; que si vous dites « je suis un cartésien », c’est dans la plupart des cas que vous n’entravez absolument rien à ce qu’a dit M. Descartes, parce que vous ne l’avez probablement jamais ouvert. Quand vous dites: «Je suis celui qui a des idées claires », il s’agit de savoir pourquoi; quand vous dites « je suis celui qui a du caractère » tout le monde peut vous demander à juste titre lequel, et quand vous dites « je dis toujours la vérité », eh bien, vous n’avez pas peur!

C’est très précisément de cette relation au signifiant qu’il s’agit pour que nous comprenions quel accent va prendre dans la relation du sujet au discours cette première partie du « tu es celui qui me », selon que, oui ou non, la partie signi­fiante aura été par lui conquise et assumée, ou au contraire verworfen, rejetée.

je veux encore, pour vous laisser sur la question dans son plein sens, vous donner quelques autres exemples.

Ceci n’est pas lié au verbe suivre. Si je dis à quelqu’un « tu es celui qui dois venir», vous devez tout de suite com­prendre ce que cela suppose comme arrière plan de signi­fiants. Mais si je dis à quelqu’un « tu es celui qui dois arriver », c’est quelque chose qui consiste à dire « tu arrive­ras ». On voit ce que cela laisse supposer. Oui! Mais dans quel état. Il importe d’insister sur ces exemples.

« Tu es celui qui veux ce qu’il veut », cela veut dire « tu es un petit obstiné. Cela veut dire « tu es celui qui sais vou­loir », il ne s’agit pas d’ailleurs forcément que tu sois celui qui me suivras ou qui ne me suivras pas, tu es celui qui sui­vra sa voie jusqu’au bout ».

« Tu es celui qui sait ce qu’il dit », de même que « tu n’es pas celui qui suivra sa voie jusqu’au bout ».

L’importance de ces distinctions est celle-ci: le change­ment d’accent, c’est-à-dire le « tu » qui donne à l’autre, qui lui confère sa plénitude et qui est aussi bien celle dont le sujet reçoit la sienne, est essentiellement liée au signifiant.

Que va-t-il se passer quand le signifiant dont il s’agit est évoqué mais fait défaut ? Que va-t-il se passer ?

Il y a quelque chose que nous pouvons à la fois déduire de cette approche et voir confirmer par l’expérience.

Il suffit maintenant de faire notre formule se recouvrir avec le schéma que nous avons donné autrefois pour être celui de la parole dans ce sens qu’elle va du S au A. « Tu es  celui qui me suivras partout. » Naturellement le S et le A sont toujours réciproques, et dans la mesure même où c’est le message qui nous fonde, que nous recevons de l’Autre, qui est au niveau du « tu » ; le A au niveau du « tu », le petit « a », au niveau de « qui me », et le S au niveau de « suivras ».

Dans toute la mesure où le signifiant qui donne à la phrase son poids, et du même coup donne son accent au « tu », dans toute la mesure où ce signifiant va manquer, dans toute la mesure où ce signifiant est entendu, mais où rien, chez le sujet, ne peut y répondre, dans toute cette mesure, la fonction de la phrase va se réduire à la portée du reste signi­fiant, du signifiant libre, du signifiant qui n’est jamais, lui, épinglé nulle part, donc bien entendu la fonction est absolu­ment libre. Il n’y aucun « tu » électif. Le « tu » est exactement celui auquel je m’adresse, et rien d’autre. Il n’y a pas de « tu 7 fixé d’aucune façon. Le « tu » est tout ce qui suit, celui qui meurt. C’est exactement là le début des phrases qui sont focalisées et qui s’arrêtent précisément à ce point où va sur­gir un signifiant qui reste lui-même entièrement probléma­tique, chargé d’une signification certaine, mais on ne sait pas laquelle, d’une signification à proprement parler man­quante, dérisoire, qui indique la béance, le trou, l’endroit où justement rien ne peut chez le sujet, répondre de signifiant,

C’est précisément dans la mesure où c’est le signifiant qui est appelé, qui est évoqué, qui est intéressé, que surgit autour de lui l’appareil pur et simple de relation à l’Autre, le bre­douillage vide du « tu es celui qui me… », qui est le type même de la phrase qu’entend le président Schreber, et qui est celui qui bien entendu nous produit cette présence de l’Autre d’une façon en effet d’autant plus radicalement présente, et d’autant plus radicalement Autre, d’autant plus absolument l’Autre, qu’il n’y a rien qui permette de le situer à un niveau de signifiant auquel le sujet d’une façon quelconque s’accorde cette déproposition. Et le texte est dans Schreber Il le dit dans cette relation qu’il a désormais à l’Autre, s l’Autre un instant l’abandonne, le laisse tomber, il se produit une véritable Zersetzung, il sera laissé à sa décomposition .

Cette décomposition du signifiant est quelque chose qui dans le phénomène se produit au niveau et autour d’un point d’appel qui est constitué par un manque, une disparition, une absence d’un certain signifiant, pour autant que, à un moment donné il est appelé comme tel.

Supposez que ce soit le « me suivras » dont il s’agit. Tout sera évoqué autour des significations qui pour le sujet en approchent. Il y aura le « je suis prêt », « je serai soumis », « je serai dominé », « je serai frustré », « je serai dérobé », et « je serai aliéné », et « je serai influencé ». Mais le « suivras » au sens plein n’y sera pas.

Quelle est la signification qui dans le cas du président Schreber a été à un moment donné approchée ? C’est ce dont il s’agit, qui tout d’un coup chez cet homme sain jusque-là, s’était parfaitement accommodé de l’appareil du langage, pour autant qu’il établit la relation courante avec ses sem­blables, quel est ce quelque chose qui a pu être appelé -qui l’a été d’une façon telle -à produire un tel bouleversement ? Qu’il n’y ait plus que le repassage de la parole comme telle, sous cette forme demi-aliénée qui devient pour lui le mode de relation essentiel, électif à un Autre, qui en quelque sorte s’unifie à partir de ce moment-là, qui devient le registre de l’altérité unique et absolue, et qui brise, qui dissipe la caté­gorie de l’altérité au niveau de tous les autres êtres qui entourent à ce moment Schreber.

C’est là la question sur laquelle nous nous arrêtons aujourd’hui. je vous donne, d’ores et déjà, la direction dans laquelle nous allons le voir. Nous allons voir les mot-clé, les mots signifiants, ce que Schreber, depuis l’assomption des nerfs, la volupté, la béatitude, et mille autres termes tournés autour d’une sorte de signifiant central qui n’est jamais dit, et dont la présence commande, est là déterminante, comme il le dit lui-même. Il emploie le mot essentiel de tout ce qui se passe dans son délire, à titre indicatif, et pour vous rassu­rer en terminant, pour vous montrer que nous sommes sur un terrain qui est nôtre, je vous dirai que dans toute l’œuvre de Schreber son père n’est nommé qu’une fois, à propos de l’œuvre qui est la plus connue sinon la plus importante de ce bizarre personnage qu’était le père de Schreber, qui s’appelle « le manuel de gymnastique de chambre de mon père », c’est-à-dire un manuel que j’ai tout fait pour me pro­curer. C’est plein de petits schémas. Et il le cite pour dire qu’il a été se référer à l’œuvre de son père. C’est la seule fois où il le nomme, son père, pour aller voir si c’est bien vrai ce que lui disent les voix quant à l’attitude typique, celle qui doit être prise par l’homme et la femme au moment où ils font l’amour.

Avouez que c’est une drôle d’idée d’aller chercher dans le « manuel de gymnastique de chambre ». Chacun sait que l’amour est un sport idéal, mais tout de même ce n’est juste­ment pas là que l’on va chercher les règles.

Ceci doit tout de même – si humoristique soit le mode d’abord – vous mettre sur la voie de ce que je veux dire. Et nous sommes aussi dans un terrain familier, quand nous posons dans un autre langage, mais qui comporte des struc­turations absolument décisives et essentielles dans tout notre registre de ce qu’il s’agit de définir quand nous abordons par la voie de la relation propre à l’intérieur du signifiant, de la cohérence de la phrase à la phrase, quand nous abordons ce problème de ce qui résulte d’un certain manque au niveau du signifiant; dans la façon dont le sujet ressent, perçoit, entre en rapport effectif fondamental qui est ce au niveau de quoi le «Je », le sujet cause, dit « tu » comme tel.

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