dimanche, novembre 10, 2024
Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 20 juin 1956

Leçon du 20 juin 1956

 

Tu es celui qui me suis le mieux.

Tu es celui qui me suit comme un petit chien.

Tu es celui qui me … ce jour là.

Tu es celui qui me … à travers les épreuves.

Tu es celui qui… la loi le texte.

Tu es celui qui… la foule.

Tu es celui qui m’as suivi.

Tu es celui qui m’a suivi.

Tu es celui qui es.

Tu es celui qui est.

 

Je ne crois pas cela plus vain que d’énumérer par liste et catégorie les symptômes d’une psychose, c’est autre chose et je crois que c’en est le préalable peut-être indispensable, au moins pour le point de vue que nous avons choisi. Bref, votre métier de psychanalyste vaut bien que vous vous arrêtiez un moment sur ce que parler veut dire, car enfin c’est un exer­cice pas tout à fait de la même nature, encore qu’il puisse apparemment s’en rapprocher, de l’exercice voisin de celui des récréations mathématiques auxquelles on n’accorde jamais assez d’attention. Cela a toujours servi à former l’esprit. Là on sent toujours que ça va au-delà de la petite drôlerie, là vous êtes exactement au-delà de ce dont il s’agit, à savoir que bien entendu ce n’est pas là quelque chose qui puisse entièrement s’objectiver, se formaliser; vous êtes au niveau de ce qui se dérobe, et c’est justement bien entendu que vous vous arrêtez le moins volontiers, pourtant c’est tout de même là l’essentiel de ce qui se passe quand vous êtes en rapport avec le discours d’un autre, et le résultat a son sens le plus bas, ce n’est pas absolument certain que ce soit tou­jours la meilleure façon d’y répondre.

Nous reprenons alors où nous en étions la dernière fois, au niveau du temps futur du verbe suivre: « tu es celui qui me suivras » et « tu es celui qui me suivra ». Nous allons essayer d’indiquer dans quelle direction était la différence. Nous avons même commencé de ponctuer les véritables double sens qui s’établissent selon que, ou non, on ne passe pas à travers l’écran de « tu es celui qui m’a suivi » et « tu es celui qui m’as suivi ». À qui est le démonstratif ? Qui n’est pas autre chose que la fameuse troisième personne qui dans toutes les langues est faite avec des démonstratifs. C’est d’ailleurs bien pour cela que ce n’est pas une personne du verbe. Il s’agit de savoir ce que cela veut dire que le « tu » passe ou ne passe pas à travers cet écran des démonstratifs. Dans tous les cas, vous voyez que ce qui apparaît, c’est déjà au niveau du « tu es celui qui me suivras », et « tu es celui qui me suivra » et qui se définit par la présence plus ou moins accentuée en arrière de ce « tu » auquel je m’adresse, d’un ego qui est là plus ou moins présentifié, je dirai tout à l’heure invoqué, à condition que nous donnions son plein sens à ce sens d’invocation.

J’avais mis l’accent sur l’opposition qu’il y a entre le caractère immanquable de « tu es celui qui me suivra », à la troisième personne versant persécutif, de la constatation qu’il y a dans « tu es celui qui me suivras », opposé à ce qui est d’une toute autre nature à cette sorte de mandat ou de délégation, ou d’appel qui est dans « tu es celui qui me sui­vras ». Autre terme qui pourrait aussi bien servir à en mani­fester la diversité et l’opposition qu’il y a entre le terme de prédiction et le terme de prévision, qui serait aussi quelque chose qui mériterait de nous arrêter, et qui est en quelque sorte je dirais, seulement sensible précisément dans une phrase qui incarne le message. Si nous l’abstractifions, la prédiction est différente. Ce n’est pas pareil nous le voyons bien, quand il s’agit de faire accorder les verbes, ou plus exac­tement de les personnifier, de les empersonner. « Tu es celui qui m’a suivi » au passé, ou « tu es celui qui m’as suivi », est évidemment quelque chose qui présente une sorte de diver­sité analogue, je dirais que d’une certaine façon vous pouvez voir que le temps, cette sorte d’aspect du verbe qui ne se réduit pas à la seule considération du passé, du présent et du futur, le temps est intéressé d’une façon toute différente là où il y a la deuxième personne. Je dirais que c’est d’une action dans le temps qu’il s’agit dans le premier cas, le cas où le « m’as suivi » est à la deuxième personne, « tu m’as suivi » dans le temps qui était présent à ce moment, c’est une action qui était temporalisée, une action considérée dans l’acte de s’accomplir qui est exprimée par la première formule; dans l’autre, « tu es celui qui m’a suivi », c’est un parfait, une chose achevée, et même tellement définie qu’on peut même dire que ça confine à la définition parmi les autres « tu es celui qui m’a suivi ».

Vous sentez bien également que le « me » soit là ou qu’il ne le soit pas, c’est évidemment même du verbe et du sens pour autant que tout ce qui lui est opposé le précise et le défi­nit, que va dépendre cet accord. Il y a là une règle sans aucun doute, mais une règle dont il faut vous donner de nombreux exemples pour arriver à la saisir, et la différence qu’il y a entre « tu es celui qui me suis le mieux », et « tu es celui qui me suit comme un petit chien », est là pour vous permettre d’amorcer les exercices qui suivent, ce qu’il convient de mettre dans les blancs.

« Tu es celui » -il s’agit d’un imparfait – « qui me suivait ce jour-là. » « Tu es celui qui » dans un temps, me suivais à tra­vers les épreuves. Toute la différence qu’il y a entre la constance et la fidélité me semble être là entre ces deux for­mules: disons même si le mot constance peut faire ambiguïté, toute la différence qu’il y a entre la permanence et la fidélité donne cette différence entre les accords. De même le « me » n’a pas besoin d’être là. « Tu es celui qui suis la loi », « tu es celui qui suis le texte », me semble être d’une autre nature et s’inscrire autrement que « tu es celui qui suit la foule » : dans le premier cas « suis » et dans le second « suit ». Ces deux for­mules sont strictement du point de vue du signifiant, c’est-à­-dire groupe organique dont la valeur significative s’ordonne depuis le commencement jusqu’à la conclusion – ce sont des phrases parfaitement valables.

M. Pujol : – Elles ne sont pas identifiées phonétiquement, mais seulement orthographiquement.

Dr. Lacan : – Ces exemples là sont groupés, ils ne me sem­blent pas trop inventés pour pouvoir être valables, mais enfin j’ai signalé la dernière fois qu’au bout de cette règle de l’accord du verbe dans la relative, quand il y a un antécédent dans la principale qui est empersonné à la première ou à la deuxième personne, c’est dans ces deux cas-là que nous avons la possibilité de mettre au niveau « tu », «Je », parce que « Je suis celui qui te suivra », est une différence avec «Je suis celui qui te suivrait”. Ceci n’est pas sans raison.

M. Pujol : Quand on dit « tu es celui qui m’as suivi », ou quand on l’entend, c’est l’autre qui met le « s », ce n’est pas celui qui parle qui le met.

Dr. Lacan: Là, c’est autre chose; vous entrez dans le vif du sujet, ce dans quoi je voudrais vous mener aujourd’hui. C’est en effet à la considération de ce qui se passe chez d’autres, ou plus exactement de ce que votre discours sup­pose. Et vous venez en effet d’aller au cœur de ce problème en indiquant ce qu’à l’instant même j’ai indiqué: que der­rière ce « tu » auquel je m’adresse de la place où je suis comme Autre moi-même avec un grand A, ce « tu » auquel je m’adresse n’est pas du tout quelque chose qu’il faille purement et simplement considérer comme corrélatif, ce « tu » justement dans ces exemples, démontre qu’il y a autre chose au-delà de lui qui est justement cet ego dont vous par­lez, cet ego qui soutient le discours de celui qui me suit quand il suit ma parole par exemple, qui est ici invoqué, et dont c’est précisément le plus ou moins de présence, le plus ou moins d’intensité qui fait que nous donnons la première forme, moi qui parle, et non pas lui. Bien entendu, c’est lui qui sanctionne, et c’est même parce que la sanction dépend de lui que nous sommes là, que nous nous attachons à la dif­férence de ces exemples. C’est cet ego qui est au-delà de ce « tu es celui »… ; c’est le mode sous lequel cet ego est appelé à se repérer qui définit le cas: dans un cas c’est « lui » qui va en effet suivre, et qui fait qu’en effet, le « celui » devient caduc; il suivra, il suivra « lui », c’est « lui » qui suivra; dans le second cas, ce n’est pas « lui » qui est en cause, c’est « moi » qui est la gravitation d’un objet qui ne peut manquer de me suivre ou ne peut non plus actuellement être considéré comme autrement que m’ayant suivi ».

Il s’agit pour tout dire de vous montrer que ce qui est le support de ce « tu » sous quelque forme qu’il apparaisse dans mon expérience, ce qui est le support de ce « tu » c’est un ego qui le formule et qui ne peut jamais être tenu pour complètement le soutenir. En d’autres termes, chaque fois que je fais appel par cette sorte de message, de délégation de l’autre, que je le désigne nommément comme étant celui qui doit celui qui va faire, celui auquel je fais appel comme ego, mais plus encore celui auquel j’annonce ce qu’il va être, il y a toujours supposé dans cette annonce même le fait qu’il la soutienne, et en même temps quelque chose de complète­ment incertain, problématique au sens propre du mot, dans cette sorte de communication qui est la communication fon­damentale, l’annonce pour ne pas dire comme je l’ai fait l’autre jour l’annonciation.

Remarquez que ce qui en résulte, c’est que par sa nature essentiellement fuyante qui ne soutient jamais totalement le « tu », le «Je » dont il s’agit est donc chaque fois qu’il est ainsi appelé ou provoqué, mis enfin de compte – chaque fois que c’est nous qui recevons ce « tu » – en posture de se justifier comme étant comme ego. Et je dirais peut-être – nous allons y revenir tout à l’heure et aborder cela par un autre biais – que c’est bien une des caractéristiques tout à fait des plus profondes de ce qu’on appelle le fondement mental de la tra­dition Judéo-chrétienne, que la parole y profile assez nette­ment toujours comme son fond dernier, l’être de ce « je » qui fait que dans toutes les questions essentielles, le sujet se trouve toujours plus ou moins en posture de cette somma­tion de se justifier comme «je ».

Derrière tout le dialogue le plus essentiel, il y a cette oppo­sition de « tu es celui qui es » et de « tu es ce lui qui est », sur laquelle il convient de s’arrêter, car en effet seul le « je » qui est absolument seul, le «Je » qui dit « je suis celui qui suis », est celui qui soutient absolument radicalement le « tu » dans son appel. C’est bien toute la différence qu’il y a entre le Dieu de la tradition dont nous sortons, et le Dieu de la tra­dition grecque. Si le Dieu de la tradition grecque est capable de se proférer sous le mode d’un « je » quelconque, il est assurément celui qui doit dire « je suis celui qui est ». Il n’en est d’ailleurs absolument pas question, car s’il est quelque part quelque chose qui à la rigueur pourrait prendre cette forme ni chair ni poisson, de ce qui pourrait dire « je suis celui qui est », c’est cette forme archi-atténuée du Dieu grec qui n’est pas du tout non plus quelque chose dont il y ait lieu de sourire, ni non plus de croire que c’est une espèce d’ache­minement à l’évanouissement athéistique du Dieu. Le Dieu auquel Voltaire s’intéressait beaucoup, au point de considé­rer Diderot comme un « crétin », est bien évidemment quelque chose de cet ordre du «je suis celui qui est ».

Mais celui d’Aristote est bien une des choses auxquelles votre esprit ne s’apprêtera pas volontiers parce que c’est devenu pour nous à proprement impensable. Pour essayer de situer correctement la question des rapports du sujet à l’Autre absolu, essayez de vous mettre pendant un certain temps, par une sorte d’application, de méditation mentale qui est le mode de ce meteor dont je vous parlais la dernière fois, c’est le verbe original de votre fonction médicale, met­tez-vous un instant à méditer sur ce que peut-être le rapport au monde d’un homme disciple d’Aristote pour lequel Dieu c’est la sphère la plus immuable du ciel. Qu’est cette sphère exactement ? Ce n’est pas quelque chose qui s’annonce d’aucune façon verbale, de l’ordre de ce que nous évoquions à l’instant en parlant de cet Autre absolu, c’est quelque chose qui est cela, la partie de la sphère étoilée, et qui com­porte les étoiles fixes. C’est exactement cette sphère qui dans le monde ne bouge pas, c’est cela qui est Dieu. Ce que cela comporte comme situation du sujet au milieu du monde est quelque chose dont je dois dire que sauf à s’appliquer à bien partir de là, de ce que ça comporte comme rapport à l’Autre qui nous est absolument étranger et impensable, et même beaucoup plus lointain que ce sur quoi nous pouvons nous amuser à plus ou moins juste titre, autour de la fantaisie punitive, simplement personne ne s’y arrête, personne non plus ne s’arrête à ceci, c’est qu’au fond de la pensée religieuse qui nous a formés, à celle – je le répète parce que je l’ai indi­qué tout à l’heure, et que c’est par là que ça se raccorde à notre expérience qui nous est la plus commune – qui nous fait vivre dans la crainte et le tremblement, et qui fait que, au fond de toute notre expérience psychologique des névroses, sans qu’on puisse pour autant préjuger de ce qu’elles deviennent dans une autre sphère culturelle, la coloration de la culpabilité est tellement fondamentale que c’est par là que nous l’avons abordée, et que nous nous sommes rendus compte que les névroses étaient structurées sous un mode subjectif et intersubjectif. Ce n’est pas par hasard que cette coloration de la culpabilité en forme absolument le fond, et que par conséquent il y a tout lieu de nous interroger si ça n’est pas notre rapport à l’autre absolument en temps qu’il est intéressé fondamentalement par une certaine tradition, celle justement qui s’annonce à un moment donné de l’his­toire dans cette formule flanquée d’un petit arbre, nous dit­on, en train de flamber. « je suis celui qui suis », à ceci correspond, précisément un mode d’accord et de relation cor­rélatif divin. Nous ne sommes pas tellement non plus éloi­gnés de notre sujet, parce qu’il s’agit de cela dans le président Schreber: il s’agit d’un mode de construire l’Autre, Dieu.

C’est à cela que correspond un mode de relation à ce Dieu dont vous verrez d’une façon tout à fait compréhensible et facile, à quel point pour nous le mot athéisme a un autre sens que celui qu’il pourrait avoir dans une référence par exemple à la divinité aristotélicienne.

Dans une référence à la divinité aristotélicienne, il s’agit d’un certain rapport accepté ou non à un « étant » supérieur, à un « étant » qui est le suprême, l’absolu de tous les « étant » de la dite sphère étoilée, et je vous le répète, cela suffit à situer en un éclairage complètement différent de tout ce que nous pouvons penser, tout ce qui est abordé à partir de là dans le monde.

Notre athéisme à nous précisément, vous voyez bien à quel point il se situe dans une autre perspective, sur une autre route, dans une autre ambiguïté si je puis dire, et com­bien il est justement lié à ce côté toujours se dérobant de ce «je» de l’Autre. Le fait qu’un Autre puisse s’annoncer comme «je suis celui qui suis », est très précisément d’ores et déjà l’annonce qu’un Dieu qui en lui-même et par lui-même, et par seule forme de s’annoncer, est un Dieu au-delà et un Dieu caché, un Dieu qui ne dévoile en aucun cas son visage. On peut dire que d’une certaine façon dans la pers­pective aristotélicienne, notre départ à nous est un départ athée. C’est une erreur, mais dans leur perspective, c’est strictement vrai, dans notre expérience ça ne l’est pas moins pour la raison que le caractère problématique de quoique ce soit qui s’annonce comme « je suis celui qui suis » est très précisément le cœur même de la façon dont la question est posée pour nous, c’est-à-dire d’une façon qui est essentielle­ment non soutenue, et on peut presque dire non soutenable, qui n’est soutenable que par un sot.

Réfléchissez à ce « j’e suis » de «je suis celui qui suis ». C’est là ce qui constitue la portée problématique de cette relation à l’Autre dans la tradition qui est la nôtre et à laquelle se rattache un tout autre développement des sciences, une toute autre façon de se mettre dans un certain rapport avec les « étant », avec les objets qui est ce qui distingue très proprement notre science à nous beaucoup plus profondé­ment que son caractère dit expérimental. Les anciens n’expérimentaient pas moins que nous, ils expérimentaient sur ce qui les intéressait. La question n’est évidemment pas là, c’est dans la façon de poser les autres, les petits autres dans une certaine lumière de l’Autre dernier, de l’Autre absolu, que se distingue complètement notre façon de consi­dérer le monde et de la morceler, et de le mettre en petites miettes, par rapport à la façon dont les anciens l’abordaient avec des références à une sorte de pôle dernier de « l’étant », par rapport à quoi ? Par rapport à quelque chose qui nor­malement se hiérarchise et se situe dans une certaine échelle de consistance de « l’étant ».

Notre position à nous est complètement différente puisqu’elle met d’ores et déjà radicalement en cause l’être même de ce qui s’annonce comme étant être et non pas « étant ».

« Je suis celui qui suis », réfléchissez à ceci que nous sommes hors d’état de répondre selon la première formule, car si la seconde est la formule du déisme, et qui n’est donc pas une réponse à ce « je suis celui qui suis », la première est impossible à donner parce que qui sommes-nous pour pou­voir répondre à « celui qui est », « celui qui suis » ? Or, nous ne le savons que trop, et c’est évidemment que quelques étourneaux -on en rencontre encore, à la vérité il nous en vient beaucoup de vols d’étourneaux de l’autre côté de l’Atlantique; j’en ai encore rencontré un récemment, et après plusieurs disciples m’affirmaient: mais enfin, je suis moi! Çà lui semblait la certitude dernière. Je vous assure que je ne l’avais pas provoqué et que je n’étais pas du tout là pour faire de la propagande psychanalytique ou anti-psy­chologique, c’est venu comme cela.

À la vérité, s’il y a quelque chose qui est vraiment mini­mal dans l’expérience, qui n’a pas besoin d’être celle du psy­chanalyste, mais celle de quiconque, simplement le moindre apport de l’expérience intérieure c’est qu’assurément comme je le disais la dernière fois, nous sommes d’autant moins ceux qui sommes, qu’à l’intérieur nous savons bien quel vacarme, quel chaos épouvantable à travers les diverses objurations nous pouvons expérimenter en nous à tout pro­pos, à tout bout de champ, à propos de toute impression.

Nous touchons donc du doigt que dans la cohérence de cette forme essentielle de la parole qui s’annonce, ou que nous annonçons nous-mêmes, comme un « tu », nous nous trouvons dans un monde complexe dans la relation de sujet à sujet, en temps qu’il est structuré par les propriétés du lan­gage, par une distinction essentielle dans laquelle le terme signifiant doit être considéré produit. je vous ai tenus en mains assez longtemps pour que nous puissions concevoir, repérer son propre rôle. je voudrais vous ramener à des pro­priétés tout à fait simples du signifiant et de ce que je veux dire quand je vous dis qu’il y a là une série de termes qu’après vous avoir manifesté, si vous voulez, un radica­lisme aussi total de la relation du sujet au sujet, que je doive le faire aller à une sorte de rapport dernier qui est celui si je puis dire, d’une sorte d’interrogation en marge de l’Autre comme tel et comme sachant que cet Autre est à proprement parler insaisissable, qu’il ne soutient, qu’il ne peut jamais soutenir totalement la gageure que nous lui proposons. Inversement l’autre phase de cet abord, de ce point de vue, de ce que j’essaie de soutenir devant vous, comporte je dirais même un certain matérialisme des éléments qui sont en cause, en ce sens que quand je vous parle de la fonction et du rôle du signifiant, ce sont des signifiants, bel et bien, je ne dirais pas même incarnés, matérialisés, ce sont des mots qui se promènent, mais c’est comme tels qu’ils jouent leur rôle d’agrafage sur lequel j’ai déjà introduit toute mon avant-dernière causerie.

je vais maintenant pour vous reposer, essayer de vous amener par une espèce de métaphore, de comparaison, -bien entendu comparaison n’est pas raison, et c’est bien parce que je l’ai illustré par des exemples d’une qualité un tant soit peu plus rigoureuse – que ce que je vais vous dire maintenant va pouvoir vous apporter autre chose. Rappelez-vous que c’est à propos de Racine et de la première scène d’Athalie que je vous ai abordé cette fonction du signifiant en vous montrant combien tout le progrès de la scène consiste dans la substi­tution de l’interlocuteur, d’Abner, par la crainte de Dieu, il n’a évidemment pas plus de rapport avec les craintes d’Abner, avec la voix d’Abner que le « tu as suivi » du pre­mier terme, ou « tu as suivi » de la seconde phrase.

Ouvrons une parenthèse. J’ai pu lire dans le n°7 du 16 mai un article sur Racine dans lequel on définit l’originalité de cette tragédie en ce sens que Racine a su y avoir l’art, l’adresse d’introduire dans les cadres de la tragédie, c’est-à-dire presque à l’insu de son public, des personnages d’une sorte de haute putacée. Vous voyez pour ce qui est de la distance entre la culture anglo-saxonne et la nôtre, ce que devient dans une certaine perspective cette chose. La note fondamentale telle qu’elle apparaît dans Andromaque, Iphigénie, etc., c’est l’exemple d’une haute putacée. Ceci tout de même ne rendra pas inutile notre référence à Athalie; il est ponctué au passage que les freudiens ont fait une découverte extraordinaire dans les tragédies de Racine. Je ne m’en suis pas jusqu’à présent aperçu, c’est ce que le déplore, c’est qu’avec tout l’accent et la complaisance qu’à partir de Freud nous avons mis à recher­cher dans les pièces shakespeariennes l’illustration, l’exempli­fication d’un certain nombre de relations analytiques fondamentales, par contre il nous semble qu’il serait temps de faire venir au jour quelques références de notre propre cul­ture, et y trouver peut-être autre chose, et aussi peut-être des choses qui ne seraient pas moins illustratives comme j’ai essayé de le faire la dernière fois, des problèmes qui se posent à nous concernant l’usage du signifiant.

Venons-en à l’exemple que je veux vous donner pour vous expliquer ce qu’on peut comprendre, ce qu’on peut vouloir dire quand on parle de l’instauration dans ce champ des rela­tions de l’Autre, du signifiant dans sa gravité, dans son iner­tie propre, et dans sa fonction proprement signifiante.

Cherchez un exemple qui matérialise bien, qui accentue le sens de la matérialisation; je veux dire qu’il n’y a pas de raison à aller chercher très loin une illustration du signifiant qui mérite à plein titre d’être prise comme telle, je dirais que c’est la route, la grand-route sur laquelle vous roulez avec vos ustensiles de locomotion divers, la route en tant qu’on l’appelle la route, c’est la route qui va par exemple de Mantes à Rouen. Je ne parle pas de Paris parce que c’est un cas très particulier.

L’existence d’une grand-route de Mantes à Rouen est quelque chose qui à soi tout seul s’offre à la méditation du chercheur pour lui fournir tout de suite des matérialisations tout à fait évidentes de ce que nous pouvons dire à propos du signifiant, car supposez comme il arrive dans le Sud de l’Angleterre où vous n’avez ces grand-routes que d’une façon parcimonieuse, que vous voudriez aller de Mantes à Rouen et que vous devriez passer une série de petites routes qui sont celles qui vont de Mantes à Vernon, puis de Vernon à ce que vous voudrez. Il suffit d’avoir fait cette expérience pour s’apercevoir que ce n’est pas du tout pareil qu’une suc­cession de petites routes et une grand-route, c’est quelque chose d’absolument différent, dans la pratique c’est ce qui suffit à soi tout seul à ralentir et à changer complètement la signification de vos comportements vis-à-vis de ce qui se passe entre le point de départ et le point d’arrivée. À fortiori, si vous envisagez par exemple que tout un paysage, tout un pays, toute une contrée est simplement recouverte de tout un réseau de petits chemins et que nulle part n’existe ce quelque chose qui existe en soi, qui est reconnu tout de suite quand vous sortez de n’importe quoi, d’un sentier, d’un fourré, d’un bas-côté, d’un petit chemin vicinal, vous savez tout de suite que là c’est la grand-route. La grand-route n’est pas quelque chose qui s’étend d’un point à un autre, c’est quelque chose qui a là une existence comme telle, qui est une dimension développée dans l’espace, une présentification de quelque chose d’original.

La grand-route, ce quelque chose, je le choisis pourquoi ? Parce que comme dirait M. de la Palice, c’est une voie de communication, et que vous pouvez avoir le sentiment qu’il y a là une métaphore excessivement banale que rien n’attein­drait sur cette grand-route, sinon ce qui y passe, et que la grand-route est un moyen d’aller d’un point à un autre. C’est tout à fait une erreur. Ce qui distingue une grand route de par exemple ces sentiers que tracent paraît-il par leurs mouvements les éléphants dans la forêt équatoriale, c’est très précisément que ce n’est pas pareil: c’est que les sentiers, tout importants paraît-il qu’ils soient, sont très exactement ce quelque chose qui est frayé par le passage, qui n’est rien d’autre que le passage des éléphants, c’est quelque chose qui n’est pas rien, qui est soutenu par la réalité phy­sique de la migration des éléphants et de ce qui est quelque chose qui est tout à fait en effet orienté. je ne sais pas si ces routes conduisent comme on dit quelquefois à des cime­tières, mais enfin ces cimetières paraissent bien rester encore mythiques, il semble que ce soient plutôt des dépôts d’osse­ments que des cimetières.

Mais laissons les cimetières de côté. Assurément les élé­phants ne stagnent pas sur les routes. La différence qu’il y a entre la grand-route et le sentier des éléphants, c’est que nous, nous nous y arrêtons, mais au point où vous le voulez – et là l’expérience parisienne revient au premier plan – nous nous y arrêtons au point de nous y agglomérer, et au point de rendre ce lieu de passage assez visqueux pour confiner précisément à l’impasse. Ne nous arrêtons pas d’ailleurs uniquement à ce phénomène, il est bien clair qu’il se passe ailleurs encore bien d’autres choses qui sont par exemple que nous allons nous promener sur la grand-route, tout à fait exprès et intentionnellement, pour faire le même chemin dans un certain temps et en sens contraire, c’est-à-dire vers quelque chose qui nous a littéralement menés nulle part. Ce mouvement d’aller et retour est quelque chose qui est aussi tout à fait essentiel, qui nous mène sur le chemin de cette évi­dence qui est ceci: c’est que la grand-route est un site, c’est quelque chose autour de quoi s’agglomèrent toutes sortes d’habitations, de lieux de séjour, quelque chose qui pola­rise en tant que signifiant les significations qui viennent s’agglomérer autour de la grand-route comme telle. On fait construire sa maison sur la grand-route, la maison est sur la grand-route, elle s’étage et s’éparpille sans autre fonction que d’être à regarder la grand-route. Et pour tout dire dans l’expérience humaine, c’est justement parce que la grand route est un signifiant incontestable qu’elle marque une étape de l’histoire, et tout spécialement pour autant qu’elle marque les empreintes romaines, quelque chose qui a le rap­port le plus profond avec le signifiant, qui distingue tout ce qui s’est créé à partir du moment où la route a été prise comme telle. La route romaine a fait quelque chose qui dans l’expérience humaine a une consistance absolument diffé­rentes de ces chemins, de ces pistes, même à relais, à com­munications rapides qui ont pu faire tenir un certain temps dans l’Est des empires. Tout ce qui est marqué de la route romaine en a pris un style qui va beaucoup plus loin que ce qui est immédiatement accessible comme les effets de la grand-route, quelque chose qui marque précisément juste­ment partout où elle a été, et d’une façon quasiment ineffa­çable ces empreintes romaines avec tout ce qu’elle a développé autour d’elle, aussi bien d’ailleurs les rapports inter-humains de droit, de mode de transmettre la chose écrite, le mode de promouvoir l’apparence humaine et les statues. M. Malraux peut dire à juste titre, qu’il n’y a vérita­blement pas du point de vue du musée éternel de l’art, de véritable lien à retenir de la sculpture romaine, il n’en reste pas moins que la notion même de l’être humain représenté dans la sculpture comme tel, est absolument liée à cette vaste diffusion dans les sites romains, des statues. Il y a tout un mode de développement des rapports du signifiant qui est essentiellement lié, qui fait de la grand-route un exemple absolument pas négligeable, un exemple particulièrement sensible et éclairé de ce que je veux dire quand je parle de la fonction du signifiant en tant qu’il polarise, qu’il accroche, qu’il groupe en faisceau des significations, et que pour tout dire il y a une véritable antinomie ici entre la fonction du signifiant et l’induction qu’elle exerce dans le groupement des significations; c’est le signifiant qui est polarisant, c’est le signifiant qui crée le champ des significations. Comparez trois espèces de cartes sur un grand atlas, la carte du monde physique: vous y aurez en effet des choses inscrites dans la nature où déjà les choses sont disposées à jouer ce rôle, mais où elles sont en quelque sorte à l’état naturel. Voyez en face de cela une carte politique, vous y aurez quelque chose qui se marque sous ses formes de traces d’alluvions, de sédiments, quelque chose qui est toute l’his­toire des significations humaines, avec un point où elles se maintiennent dans une sorte d’équilibre faisant des figures plus ou moins énigmatiques qui s’appellent les limites poli­tiques ou autres, entre des terres déterminées. Prenez une carte des grandes voies de communication, voyez comment s’est tracée du sud au nord la route qui traverse par tels seg­ments de pays pour lier un bassin à un autre, une plaine à une autre plaine, franchir une chaîne, s’organiser passant sur des ponts. Vous voyez nettement que c’est là à proprement parler ce qui exprime le mieux dans ce rapport de l’homme à la terre, ce que nous appelons le rôle du signifiant, car il est bien vrai historiquement, non pas comme le pensait cette personne qui s’émerveillait que les cours d’eau passent pré­cisément par les villes, ce serait faire preuve d’une niaiserie tout à fait analogue que de ne pas voir que les villes se sont précisément formées, cristallisées, installées au nœud des routes, c’est-à-dire en un point où un certain méridien se coupe avec un certain parallèle, lié à de certaines fonctions de routes, et que c’est au croisement des routes, d’ailleurs historiquement avec une petite oscillation, que se produisait ce quelque chose qui devient un centre de signification, qui devient une ville, une agglomération humaine avec tout ce qui lui impose cette dominance du signifiant.

Que se passe-t-il quand nous ne l’avons pas cette grand route et quand nous sommes forcés pour aller d’un point à un autre d’additionner les uns aux autres de petits chemins, autrement dits des modes plus ou moins divisés de groupe­ments de signification ? C’est cela qui nous donnera le mot «père » auquel je veux en venir. C’est à partir du moment où entre deux points quelconques nous devons passer par tous les éléments possibles d’un réseau; il n’y a pas de grand route, qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que pour aller de ce point à ce point nous aurons le choix entre différents élé­ments du réseau: nous pourrons faire notre route comme cela, ou nous pourrons la faire comme ceci pour diverses raisons de commodité, de vagabondage ou simplement d’erreur au carrefour. Alors d’abord il se déduit de cela plu­sieurs choses: il se déduit que si le signifiant par exemple dont il s’agit – et c’est là que nous en venons au président Schreber – est quelque chose qui a rapport avec ce que nous avons déjà amorcé, ce que je développerai la prochaine fois comme étant la signification «procréation », et vous verrez que cela nous mènera très très loin ce signifiant fondamental. Mais pour l’instant il faut admettre que c’est le signifiant dont il s’agit dans ce qui va être mis en suspens par la crise inaugurale; le signifiant « procréation » dans sa forme la plus problématique, précisément dans sa forme dont Freud lui-même nous annonce à propos des malades obsessionnels que ce qui concerne la paternité comme ce qui concerne la mort, ce sont là les deux signifiants. Le mot y est tiré d’un texte que, si on savait le chercher intéresse au plus haut degré l’obsessionnel, et que cette forme là, plus problématique que la procréation, ce n’est pas la forme « être mère », c’est la forme « être père », pour une simple raison qu’il convient ici de vous arrêter un instant simplement pour méditer sur ceci: à quel point la fonction « être père » est quelque chose qui n’est absolument pas pensable dans l’expérience humaine si nous n’introduisons pas la catégorie du signi­fiant comme étant un fondement essentiel de toute espèce de construction, d’élaboration des rapports humains, car enfin, « être père », je vous demande de réfléchir à ce que peut vou­loir dire « être père ». Vous entrerez dans de savantes dis­cussions ethnologiques ou autres pour savoir si les sauvages qui disent que les femmes conçoivent quand elles sont pla­cées à tel endroit, ou si les esprits ont bien ou non l’idée de la réalité scientifique, c’est-à-dire de savoir que les femmes deviennent fécondes quand elles ont dûment copulé.

Ces sortes d’interrogations sont tout de même apparues à plusieurs comme participant d’une niaiserie parfaite, car il est difficile de concevoir des animaux humains assez abrutis pour ne pas s’apercevoir que quand on veut avoir des gosses il faut copuler. La question n’est absolument pas là, la ques­tion est qu’entre copuler avec une femme, que la femme porte ensuite quelque chose pendant un certain temps dans son ventre qui finit ensuite par être éjecté, est quelque chose qui va se juxtaposer, sa sommation n’aboutira jamais à constituer ce quelque chose qui fera de l’homme, le sujet mâle aura pour autant la notion de ce que c’est qu’être père. Je ne parle même pas de tout le faisceau culturel que repré­sente le terme « être père », je parle simplement de ce que c’est qu’être père, au sens de procréer.

En d’autres termes, pour que la notion élaborée culturel­lement d’une façon signifiante, « être père », pour que se produise cette sorte d’effet de retour qui fasse que pour l’homme le fait de copuler reçoive le sens qu’il a effective­ment, réellement, mais pour lequel il n’y aura aucune espèce d’accès imaginaire possible, que ce soit lui qui ait procrée, que cet enfant soit l’enfant de lui autant que de la mère, pour que cet effet d’action en retour se produise, il faut que la notion, que l’élaboration de la notion « être père » ait été d’une façon quelconque, portée à l’état de signifiant premier par un plan de travail qui s’est produit ailleurs, que ce tra­vail soit défini par tout un jeu d’échanges culturels qui a donné un certain sens, par exemple verbal, nominal, le même au terme « être père », ou que ce soit par toute autre voir, peu importe, il faut que ce signifiant ait en lui-même sa consis­tance et son statut pour qu’à partir de là, le fait de copuler qui est vraiment et réellement procréer, et que le sujet bien entendu peut très bien savoir être réellement dans la chaîne nécessaire des causes pour qu’il y ait un enfant, devienne quelque chose qui instaure la fonction de procréer en tant que signifiant.

Je vous accorde qu’ici je n’ai pas encore complètement ouvert le voile, mais c’est parce que je le laisse pour la pro­chaine fois. C’est qu’à chaque fois vous sentez bien la rela­tion de cette notion de procréer avec la perception ou l’appréhension de la relation à l’expérience de la mort qui donne son plein sens au terme «procréer», et dans l’un comme dans l’autre sexe. De toute façon, le signifiant « être père » est là quelque chose qui oui ou non fait la grand-route entre les relations sexuelles avec la femme, et le fait que pour le sujet, pour l’être, ce dont il s’agit est dans la relation de pro­création considérée comme signifiant fondamental. Supposez que la grand-route n’existe pas, nous nous trouverons devant un certain nombre de petits chemins élémentaires, ceux par exemple dont je viens de parler, à savoir copuler et ensuite qu’une femme porte dans son ventre, ce qui devient à partir de ce moment-là, une source de difficultés, de problèmes.

Vous le voyez assez puisque pour le président Schreber qui selon toute apparence manque de ce signifiant fonda­mental qui s’appelle « être père », il a fallu qu’il fasse cette espèce d’erreur où il embrouille d’une façon plus serrée et en partant des exemples que je vous donne aujourd’hui, com­ment nous pouvons concevoir le mécanisme, la seconde par­tie du chemin, porter lui-même comme une femme quelque chose. Il est tout de même assez curieux que le président Schreber pour une raison quelconque, imagine, ne peut pas faire autrement que de s’imaginer lui-même femme et por­tant dans son ventre, réalisant dans une grossesse la deuxième partie du chemin nécessaire pour que s’addition­nant l’un à l’autre, la fonction « être père » soit réalisée.

Si vous voulez, pour pousser un peu plus loin les analogies, je m’arrêterai un instant pour vous dire que tout ceci n’a rien de surprenant, c’est tellement peu surprenant que c’est attesté par toutes sortes d’expériences, et que de toutes façons l’expé­rience de la couvade si problématique qu’elle nous paraisse, peut très simplement dans ce cas général, être située comme quelque chose qui en effet dans une assimilation incertaine, incomplète de la fonction « être père », répond bien pour le sujet à un besoin de réaliser imaginairement ou rituellement ou autrement la seconde partie du chemin d’une façon qui ne laisse pas « être père », à mi-chemin de ce qu’il est important pour lui de réaliser de la relation de procréation.

Pour pousser un peu plus loin ma métaphore et son uti­lité, je vous dirai qu’en fin de compte comment usez-vous des choses pour ce qu’on appelle des usagers de la route quand il n’y a pas de grand-route, quand il s’agit de passer par des petites pour aller d’un point à un autre ? On met au bord de la route des écriteaux, c’est-à-dire que là où le signi­fiant ne fonctionne pas tout seul, ça se met à parler tout seul au bord de la grand-route; là où il n’y a pas la route, il y a des mots qui apparaissent sur des écriteaux. C’est peut-être cela la fonction des petites hallucinations auditives verbales de nos hallucinés, ce sont les écriteaux au bord de leur petit chemin, il faut bien qu’ils soient là puisqu’ils n’ont pas le signifiant général.

Si nous supposons que le signifiant est là à poursuivre son chemin toujours tout seul, que nous y faisions attention ou non, il y a au fond de nous plus ou moins éludé précisément par le maintien de significations qui nous intéressent, cette espèce de bourdonnement, de véritable tohu-bohu de (…) divers qui sont avec lesquels nous avons été abasourdis depuis notre enfance. Pourquoi ne pas concevoir que si au moment précis où quelque part ces accrochages de ce que Saussure appelle la masse amorphe du signifiant, ce capi­tonnage de la masse amorphe du signifiant avec la masse amorphe des significations, des intérêts, se met à sauter ou à se révéler déficient, pourquoi ne pas voir qu’à ce moment là le signifiant et son courant continu reprend son indépen­dance, et qu’alors dans cette espèce de bourdonnement que si souvent nous décrivent les hallucinés dans cette occasion, ou de murmure continu de ces espèces de phrases, com­mentaires, qui ne sont rien d’autre que des infinités de petits chemins, ils se mettent à parler, à chanter tout seuls.

C’est encore une chance qu’ils indiquent vaguement la direction. Nous essaierons la prochaine fois de montrer tout ce qui dans le cas du président Schreber se met à diffé­rents niveaux à s’orchestrer, à s’organiser dans différents registres parlés; comment tout cela sans répartition, dans son étagement comme aussi bien dans sa texture, révèle cette polarisation fondamentale du manque soudain rencontré, soudain aperçu d’un signifiant.

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