samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 27 juin 1956

Leçon du 27 juin 1956

 

Je commencerai mon petit discours hebdomadaire en vous engueulant, mais somme toute quand je vous vois là, si gentiment rangés à une époque si avancée de l’année, c’est plutôt ce vers qui me revient à l’esprit: « C’est vous qui êtes les fidèles… ».

Je vais reprendre mon dessein qui se rapporte à la der­nière réunion de la société. Il est bien clair que les chemins où je vous emmène peuvent conduire quelque part, ils ne sont pas tellement frayés que vous n’ayez quelque embarras à montrer que vous reconnaissez le point où quelqu’un s’y déplace. Ce n’est tout de même pas une raison pour vous tenir cois, ne serait-ce que pour montrer que vous avez une idée de la question. Vous pourriez dans ces cas-là montrer quelque embarras, vous n’y gagnez rien à ne pas montrer que les choses ne vous sont pas encore entièrement claires. Vous me direz ce que vous gagnez, c’est que c’est en groupe que vous passez pour « bouchés », et que somme toute, sous cette forme, c’est beaucoup plus supportable.

Tout de même à propos de « bouchés, on ne peut pas être frappé que certains philosophes, qui sont précisément ceux du moment auquel je me rapporte de temps à autre discrè­tement, rencontrent un extrait de ce que l’homme entre tous les « étant », est un « étant » ouvert. On ne peut pas tout de même manquer de voir dans cette espèce d’affirmation panique qui spécifie notre époque, l’ouverture de l’être dans ce qui fascine tout un chacun, qui se met à penser; on ne peut pas manquer à certains moments d’y voir comme une sorte de balance et de compensation du fait précisément que le terme si familier de « bouché » exprime comme on le remarque de façon sentencieuse, un divorce entre les préju­gés de la science quand il s’agit de l’homme, à savoir qu’elle ne peut de plus en plus donner avec les propriétés qui sont là par-dessus le marché, à savoir qu’il parle, qu’il pense, qu’il sent, enfin qu’il est un animal raisonnable. D’autre part, ces gens qui s’efforcent de redécouvrir qu’assurément ce qui est au fond de la pensée n’est pas le privilège des penseurs, mais que dans le moindre acte de son existence, l’être humain, quels que soient ses égarements sur sa propre existence, quand précisément il veut articuler quelque chose, reste quand même entre tous les « étant » un être ouvert.

Soyez certains qu’en tout cas ce n’est pas à ce niveau-là, que je le souligne, parce que certains, pour être à une vue superficielle essaient de répandre la pensée contraire, ce n’est certainement pas à ce niveau auquel sont sensés se tenir ceux qui véritablement pensent qui le disent, tout au moins ce n’est pas à ce niveau que la réalité dont il s’agit quand nous explorons la matière analytique, se situe et se conçoit. Sans doute bien entendu, il est impossible d’en dire quelque chose de sensé, si ce n’est à le restituer dans ce milieu de ce que nous appellerons les béances de l’être, mais ces béances ont pris certaines formes, et c’est bien entendu là ce qu’il y a de précieux dans l’expérience analytique, c’est qu’assuré­ment elle n’est fermée en rien à ce côté radicalement ques­tionneur et questionnable de la position humaine, mais qu’elle y apporte quelques déterminants. Bien entendu, à prendre ces déterminants pour des déterminés, on précipite la psychanalyse dans cette voie des préjugés de la science, qui laisse échapper toute l’essence de la réalité humaine. Mais à simplement maintenir les choses à ce niveau, et à ne pas non plus les mettre trop haut, je crois que c’est là ce qui peut nous permettre de donner à notre expérience l’accent juste de ce que j’appelle raison médiocre.

L’année prochaine – la conférence de Perrier m’y a préci­pité, je ne savais pas ce que je ferai -, je prendrai cette ques­tion de la relation d’objet ou de la prétendue telle, et peut-être l’introduirai-je même par quelque chose qui consisterait à rapprocher les objets de la phobie et les fétiches. La comparaison de ces deux séries d’objets dont vous voyez déjà au premier abord combien ils différent dans leur catalogue, pourrait n’être qu’une bonne façon d’intro­duire la question de la relation d’objet.

Pour aujourd’hui, nous reprendrons les choses là ou nous les avons laissées la dernière fois. Et puisque aussi bien à pro­pos de la façon dont j’ai introduit ces leçons sur le signifiant, on m’a dit: « vous amenez ça de loin sans doute, c’est fati­gant, on ne sait pas très bien où vous voulez en venir, mais quand même rétroactivement on s’aperçoit que le point d’où vous êtes parti… enfin, on voit bien qu’il y avait quelque rapport entre ce dont vous êtes parti et ce à quoi vous êtes arrivé ». Cette façon d’exprimer les choses prouve quand même qu’on ne perdra rien à reparcourir une fois de plus le chemin.

La question limitée, je ne prétends pas couvrir tout le champ de ce qui est en outre le propos d’une chose aussi énorme que celle de seulement l’observation du président Schreber, à plus forte raison de la paranoïa dans son entier. Je prétends seulement éclairer un petit champ, une démarche qui consiste à s’attacher à certains phénomènes en ne les réduisant pas à une sorte de mécanisme qui lui serait purement étranger, c’est-à-dire, à essayer de l’insérer de toute force dans les catégories usitées, dans ce qu’on appelle le chapitre psychologique du programme de philo, mais d’essayer de rapporter cela à des notions simplement un peu plus élaborées concernant la réalité du langage. Je prétends que ceci est de nature peut-être à nous permettre de poser autrement la question de l’origine au sens très précis du déterminisme, au sens très précis de l’occasion de l’entrée dans la psychose, à savoir en fin de compte à des détermina­tions tout à fait étiologiques.

Posons la question: que faut-il pour que ça parle ?

C’est un des phénomènes les plus essentiels de la psy­chose, et le fait de l’exprimer ainsi est bien de nature déjà peut-être même à écarter de la direction dans laquelle s’engageraient de faux problèmes, à savoir celui qu’on sus­cite en remarquant que le « ça », le « id » est conscient. De plus en plus, nous nous passons de cette référence, et de cette catégorie de la conscience dont Freud lui-même a toujours dit que littéralement on ne savait plus où la mettre, écono­miquement que rien n’est plus incertain que son incidence, il semble qu’elle surgisse ou qu’elle ne surgisse pas, est du point de vue économique tout à fait contingent; c’est donc bien dans la tradition freudienne que nous nous plaçons en disant qu’après tout la seule chose que nous avons à penser, c’est que ça parle.

Pour que ça parle, nous avons essayer de centrer l’inter­rogation sur: pourquoi est-ce que ça parle ? Pourquoi est-ce que pour le sujet lui-même, ça parle, c’est-à-dire que ça se présente comme une parole, et que cette parole, c’est ça ? Ce n’est pas lui. Nous avons essayé de centrer cette parole au niveau du « tu », ce point du « tu » éloigné comme on me l’a fait remarquer, du point auquel j’aboutissais en essayant de vous symboliser le signifiant par l’exemple de la grand route. Ce point « tu », encore une fois, nous allons y revenir puisque aussi bien c’est autour de cela que s’est centré aussi bien tout notre progrès de la dernière fois, et peut-être cer­taines des objections qui m’ont été faites.

Ce « tu » que nous employons constamment; arrêtons nous à ce « tu », si tant est comme je le prétends, que c’est autour d’un approfondissement de la fonction de ce « tu » que doit se situer l’appréhension originaire de ce à quoi je vous conduit, de ce à quoi je vous prie de prêter réflexion.

La dernière fois, quelqu’un me disait à propos de « tu es celui qui me suivras », me faisait l’objection grammaticale qu’assurément il y avait là quelque arbitraire à rapprocher « tu es celui qui me suivras », de « tu es celui qui me suivra » de la seconde phrase, que les éléments n’étaient pas homo­logues, que bien entendu ce n’était pas du même « celui » qu’il s’agissait dans les deux cas, puisque aussi bien celui-ci pouvait être élidé et que « tu es celui qui me suivra » est un commandement. Ça n’est pas la même chose du tout que « tu es celui qui me suivras » qui, si nous l’entendons dans son sens plein, n’est pas un commandement mais un man­dat, je veux dire que « tu es celui qui me suivras » implique la présence de l’Autre, quelque chose de développé qui sup­pose la présence, tout un univers institué par le discours. C’est à l’intérieur de cet univers « tu es celui qui me sui­vras ». Nous y reviendrons.

Commençons par nous arrêter d’abord à ce « tu », et fai­sons bien cette remarque qui a l’air d’aller de soi, mais qui n’est pas tellement usitée, que le dit « tu» n’a aucun sens propre. Ce n’est pas simplement parce que je l’adresse indif­féremment à n’importe qui, mais je l’adresse aussi bien à moi qu’à vous, et presque à toutes sortes de choses, je peux même tutoyer quelque chose qui m’est aussi étranger que possible, je peux même tutoyer un animal, un objet inanimé. La question d’ailleurs n’est pas là. Le « tu », si vous y regar­der bien, est de très près, du côté formel, grammatical des choses, qui est justement ce à quoi se réduit pour vous toute espèce d’usage du signifiant dans lequel vous mettez malgré vous des significations, et que vous y croyez à la grammaire! Tout votre passage à l’école se résume à peu près comme gain intellectuel à vous avoir fait croire à la grammaire, on ne vous a pas dit que c’était cela: le but n’aurait pas été atteint! Mais c’est à peu près ce que vous avez recueilli. Mais si vous vous arrêtez à des phrases comme celle-ci: « si tu risques un œil au dehors, on va te descendre » ; ou bien encore: « tu vois le pont, alors tu tournes à droite », vous vous apercevrez que le « tu » à y regarder de bien près n’a pas du tout la valeur subjective d’une réalité quelconque de l’autre et du partenaire, que le « tu » là, est tout à fait équi­valent à un site ou à un point, que le « tu » a tout à fait la valeur d’une conjonction, que ce « tu » introduit la condi­tion ou la temporalité. Je sais bien que ceci peut vous paraître tout à fait hasardé, mais je vous assure que si vous aviez une petite pratique de la langue chinoise, vous en seriez absolument convaincu: il y a ce fameux terme qui est le signe de la femme et le signe de la bouche. Mais on peut s’amuser beaucoup avec ces caractères chinois. Le « tu » est quelqu’un auquel on s’adresse en lui donnant un ordre, c’est-à-dire comme il convient de parler aux femmes! On peut aussi dire mille autres choses, donc ne nous attardons pas. Ce qui est beaucoup plus intéressant, ce sont des phrases que je m’attarderai pas à vous citer, parce que ce serait peut-être considéré comme abusif, mais enfin j’ai là l’occasion de vous montrer que le « tu » sous cette forme, exactement ce même « tu » est employé pour servir à formuler la locution « comme si », ou bien encore qu’une autre forme du « tu » est employé très exactement comme je vous le disais à l’instant, pour formuler à proprement parler, et d’une façon qui n’a aucune espèce d’ambiguïté, un « quand » ou un « si » intro­ductif d’une conditionnelle.

Cette référence montrera peut-être qu’il n’est pas exclu, que si la chose est moins évidente dans nos langues parce que si nous avons quelques résistances à le comprendre et à l’admettre dans les exemples que je viens de vous donner, c’est uniquement en fonction des préjugés de la grammaire qui vous forcent, parce que si tout d’un coup vous vous pen­chez sur une phrase au lieu de l’entendre, qui vous force dans les artifices de l’analyse étymologique et grammaticale à mettre à ce « tu » la deuxième personne du singulier, bien entendu c’est la deuxième personne du singulier, mais il s’agit de savoir à quoi elle sert. En d’autres termes, il s’agit de s’apercevoir que le « tu» a, comme un certain nombre d’autres éléments qu’on appelle dans les langues qui pour nous ont l’avantage de servir un peu à nous ouvrir l’esprit – je parle justement de ces langues sans flexion qu’on appelle des particules, qui sont ces curieux signifiants multiples, quelquefois d’une ampleur et d’une multiplicité qui va jusqu’à engendrer chez nous une grammaire raisonnée de ces langues, une certaine désorientation, mais qui sont quand même un apport linguistique qui bien entendu est universel. Il suffirait d’écrire d’une façon tant soit peu pho­nétique pour nous apercevoir que même des différences de tonalité ou d’accent soulignent cet usage d’un terme comme le signifiant « tu », a des incidences qui vont tout à fait au-delà et tout à ait différemment du point de vue de la signifi­cation de ce qu’une identification de la personne prétendait lui donner comme autonomie de signifié.

En d’autres termes, le « tu » en grec a la valeur d’intro­duction dans ce qu’on appelle la linguistique, la protase, ce qui est posé avant. C’est la façon la plus générale d’articuler ce qui précède, l’énoncé à proprement parler de ce qui donne son importance à la phrase.

Il y aurait bien d’autres choses à en dire, et si nous entrions dans le détail en cherchant à préciser le signifiant du « tu », il faudrait faire un grand usage de formules comme celle de « tu n’as qu’à… » dont nous nous servons si souvent pour nous débarrasser de notre interlocuteur. C’est quelque chose qui a tellement peu à faire avec « qu’ », que très spon­tanément le lapsus glisse très rapidement à faire cela. On en fait quelque chose qui se décline, qui s’infléchit; le « tu n’as qu’à… » n’a pas la valeur de réflexion de ce quelque chose qui permettrait quelques remarques sémantiques très éclai­rantes. L’important est que vous saisissiez que ce « tu » est loin d’avoir une valeur univoque, loin d’être en quoi que ce soit quelque chose dont nous puissions hypostasier l’Autre, que ce « tu » est à proprement parler dans le signifiant, ce quelque chose que j’appellerais une façon de hameçonner cet Autre, et de hameçonner très exactement dans le dis­cours, d’accrocher à l’Autre la signification. Il n’est pas quelque chose qui se confonde donc essentiellement avec ce qu’on appelle l’allocutaire, à savoir celui à qui l’on parle, c’est trop évident, il est très souvent absent, et dans les impé­ratifs où l’allocutaire est impliqué de la façon la plus évi­dente puisque c’est autour de cela qu’on a défini un certain registre dit « locutoire simple » du langage. Dans l’impéra­tif, le « tu » n’est pas manifesté, il y ajuste une sorte de limite qui commence au signal, je veux dire au signal articulé; le « au feu » par exemple est incontestablement une phrase, il suffit de le prononcer pour s’apercevoir que c’est là quelque chose qui n’est pas sans provoquer quelque réaction. Puis l’impératif vient qui ne nécessite rien, il y a un stade de plus, il y a ce « tu » impliqué par exemple dans cet ordre au futur dont je parlais tout à l’heure, et ce « tu » qui est une sorte d’accrochage de l’Autre dans le discours, cette façon d’accro­cher l’Autre, de le situer dans cette courbe de la signification que nous représente de Saussure, qui est la parallèle de la courbe du signifiant. Ce « tu » est cet hameçonnage de l’Autre dans l’onde de la signification.

Ce terme qui sert à identifier l’Autre en un point de cette onde, est en fin de compte pour dire le mot, ce « tu » si nous le poursuivons, notre appréhension, voire notre métaphore jusqu’à son dernier terme radical est une ponctuation, si tant est que vous réfléchissiez à ceci qui est particulièrement mis en évidence dans les formes des langues non sectionnaires, que la ponctuation c’est ce qui joue ce rôle d’accrochage le plus décisif au point que lorsque nous avons un texte qui soit classique, le texte peut varier du tout au tout selon que vous mettiez la ponctuation en un point ou à un autre, et je dirais même que cette variabilité n’est pas sans être utilisée pour accroître la richesse d’interprétation, la variété de sens d’un texte. Toute l’intervention qu’on appelle à proprement parler commentaire dans ses formes au texte traditionnel, joue justement sur la façon d’appréhender, de fixer dans un cas déterminé où doit se mettre la ponctuation.

Le « tu », c’est un signifiant, une ponctuation, quelque chose par quoi l’Autre est fixé en un point de la signification. La question est celle-ci: que faut-il pour promouvoir ce « tu » à la subjectivité ? Ce « tu » qui est là d’une certaine façon non fixé dans le substrat du discours, dans son pur portement, dans son idée fondamentale, ce « tu » qui est par lui-même n’est pas tant ce qui désigne l’Autre que ce qui nous permet d’opérer sur lui, mais qui aussi bien est là tou­jours présent en nous, en l’état de suspension et en tout comparable à ces otolithes dont je vous parlais l’autre jour au même moment où le commençais à introduire ces for­mules qui avec un peu d’artifice nous permettent de conduire de petits crustacés avec un électroaimant là où nous voulons. Ce « tu » qui pour nous-mêmes, et en tant que nous le laissons libre et en suspension à l’intérieur de notre propre discours, est pour nous toujours susceptible d’exer­cer cet accrochage, cette conduction contre laquelle nous ne pouvons rien, sinon de la contrarier et de lui répondre.

Que faut-il pour promouvoir ce « tu » à la subjectivité ? Quand je dis pour promouvoir ce « tu » à la subjectivité, cela veut dire pour que ce « tu » lui-même sous sa forme de signi­fiant présent dans le discours, devienne pour nous quelque chose qui est sensé supporter quelque chose de comparable à notre ego, et quelque chose qui ne l’est pas, c’est-à-dire un mythe. Il est bien certain que c’est là la question qui nous intéresse puisque après tout il n’est pas tellement étonnant d’entendre des gens sonoriser leur discours intérieur à la façon des psychotiques, un tout petit peu plus que nous le faisons nous-mêmes. Depuis longtemps, on a remarqué que les phénomènes du mentisme, qu’ils soient provoqués par quelque chose, que ce soit quelque chose qui nous donne des phénomènes en tout comparables, à ce, qu’à tout prendre, nous recueillons comme un témoignage de la part d’un psychotique, pour autant que nous ne le croyons pas sous l’effet de quelque chose qui émette des parasites.

Nous dirons bêtement pour que ce « tu » suppose un Autre qui en somme est au-delà de lui, c’est bien en effet autour de l’analyse du verbe être que devrait se situer ici notre prochain pas. Nous ne pouvons pas là-dessus non plus épuiser tout ce qui nous est proposé autour de l’analyse du verbe « être ». Je fais ces allusions en me référant à des philosophes que main­tenant je nomme plus précisément, ceux qui ont centré leur méditation autour de la question du Dasein, toute cette ques­tion du verbe être a été reprise, et nous sommes bien forcés de l’évoquer comme ayant été poursuivie spécialement en alle­mand, puisque c’est en allemand que le Dasein a pris son identification. Là-dessus M. Heidegger a promu quelques réflexions dans son traité métaphysique à propos du « sein », il a commencé à l’envisager sous l’angle grammatical et éty­mologique. Je vous dirai tout de suite que] e ne suis pas telle­ment d’accord pour ceux d’entre vous qui connaissent ces textes, ou qui ont pu les trouver plus ou moins commentés, et je dois dire, assez fidèlement commentés dans quelque article que Jean Wahl a consacré récemment.

Le « Sein » avec les accents que dégage par son seul apport au niveau du signifiant, au niveau de l’analyse du mot et de la conjugaison comme on dit couramment, disons plus exac­tement de la déclinaison, car il donne beaucoup d’impor­tance dans cette notion de déclinaison au sens propre et physique du terme, du verbe « Sein », mène M. Heidegger à promouvoir dans les différentes formes radicales qui, comme vous le savez, composent en allemand comme en français ce fameux verbe être qui est loin d’être un verbe simple, et même d’être un seul verbe dont il trop évident que la forme « suis » n’est pas de la même racine que « es », « est », que « fut », et il n’y a pas non plus stricte équivalence avec ces formes incluses dans la fonction du verbe « être », « été », qui est quelque chose qui se retrouve d’une langue à l’autre. Cet « été », si le « fut » a son équivalent en latin, ainsi que le « suis » et la série de « est », il vient de « stare », il vient d’une autre source que ce qui est à l’origine des autres formes, il vient de « stare ». La variété, voire la répartition, est égale­ment différente en allemand où vous le voyez bien, le « sind » se groupe avec le « bist », alors qu’en français la deuxième personne est groupée avec la troisième. L’impor­tant est qu’on a dégagé à peu près pour les langues euro­péennes trois racines, celles qui correspondent à peu près à peu près au « sommes », à l’« est » et au « fut » que l’on rap­proche de la racine « phusis » en grec qui se rapporte à l’idée de vie et de croissance. Sur les autres, M. Heidegger insiste sur les deux faces du sens « sten » qui se rapprocherait de « stare », qui se tient debout, qui se tient tout seul, et « ver­bahen », durer, – ce sens étant tout de même rattaché à la face ou à la source « phusis ». L’idée de se tenir droit, l’idée de vie et l’idée de durer serait pour Heidegger ce que nous livrerait une analyse étymologique plus ou moins complétée par l’analyse grammaticale, et nous permettrait de comprendre que c’est d’une espèce de réduction et d’indétermination jetée sur l’ensemble de ces sens que surgirait la notion d’être.

Je résume pour vous donner simplement l’idée de la chose, pour dire que dans son ensemble une analyse de cette sorte est de nature plutôt à élider, à masquer ce qui est sin­gulier quand il s’agit d’un progrès auquel essaie de nous ini­tier Heidegger, ce qui est absolument irréductible dans la fonction du verbe « être », ce à quoi il a fini par servir, mais ce dont on aurait tort de croire que c’est par une espèce de virage progressif de ces différents termes, que cette fonction se dégage. C’est la fonction purement et simplement copu­laire, et en tant que dans le registre où nous nous posons la question, à savoir à quel moment et par quel mécanisme ce « tu » tel que nous l’avons défini comme ponctuation, comme mode d’accrochage signifiant indéterminé, com­ment ce « tu » arrive à la subjectivité. Je crois que c’est très essentiellement quand il est pris, et c’est pour cela que j’ai choisi les phrases exemplaires dont nous sommes partis: « tu es celui qui… »; quand il est pris dans cette fonction copu­laire à l’état pur, et dans cette forme de son état pur qui consiste à proprement parler dans sa fonction ostensive.

Nous devons trouver l’élément, qui, exhaussant ce « tu », fait de ce « tu » quelque chose qui déjà dépasse d’un degré cette fonction indéterminée d’assommage, qui commence à en faire, sinon une subjectivité, du moins quelque chose qui est le premier pas vers le « tu es celui qui me suivras » ; c’est le « c’est toi qui me suivra ». Remarquez que ce n’est pas la même chose. « C’est toi qui me suivras » est une ostension, et à la vérité qui suppose l’assemblée présente de tous ceux qui unis ou non dans une communauté, sont supposés en faire le corps, être le support du discours dans lequel s’inscrit cette ostension de « c’est toi qui me suivra » ; et quand nous y regardons de près, nous voyons que ce à quoi correspond ce « c’est toi », c’est justement la deuxième formule, à savoir « tu es celui qui me suivra ».

Le «tu es celui qui me suivras» suppose, dis-je, cette assemblée imaginaire de ceux qui sont les supports du dis­cours, cette présence de témoins, voire de tribunal devant lequel le sujet reçoit l’avertissement ou l’avis auquel en somme il est sommé de répondre «je te suis », c’est-à-dire à obtempérer à l’ordre. Il n’y a pas d’autre réponse pour le sujet à ce niveau que de garder le message dans l’état même où il lui est envoyé, tout au plus en modifiant la personne, c’est-à-­dire en inscrivant pour lui le « tu es celui qui me suivras » qui dès lors devient un élément de son discours intérieur auquel il a, quoiqu’il en veuille, à répondre pour ne pas le suivre. Cette indication sur le terrain où elle le somme de répondre, il faudrait que justement il ne le suive pas du tout sur ce ter­rain, c’est-à-dire qu’il se refuse à entendre. Dès lors qu’il entend il y est conduit. Ce refus d’entendre est à proprement parler une force qu’aucun sujet, sauf préparation gymnas­tique spéciale, ne dispose véritablement, et c’est bien là dans ce registre que gît et se manifeste la force propre du discours.

En d’autres termes, cet « Autre » ou ce « tu » à ce niveau où nous parvenons, c’est l’Autre tel que je le fais voir par mon discours, je le désigne, voire je le dénonce, c’est l’Autre en tant qu’il est pris dans cette ostension par rapport à ce tout qui est supposé par l’univers du discours, mais du même coup je ne le sors pas de cet univers, je l’y objective, je lui désigne à l’occasion aussi ses relations d’objets dans ce discours, et pour peu qu’il ne demande que ça, comme cha­cun sait c’est la propriété justement du névrosé, c’est avec cela qu’on lui désigne. Alors ça peut aller assez loin. Remarquez que ça n’est pas une chose complètement inutile que de donner aux gens ce qu’ils demandent, il s’agit sim­plement de savoir si c’est bienfaisant. En fait, si ça a inci­demment quel qu’effet, c’est précisément dans la mesure, où cela sert à lui compléter son vocabulaire. Il n’est bien entendu pas ce que croient ceux qui usent de cette forme d’opérer avec la relation d’objet, puisqu’ils croient désigner effectivement ces relations d’objet. En fait c’est rarement et par pur hasard que cette façon de procéder produit un effet bienfaisant, car cette façon en effet de compléter son voca­bulaire peut permettre au sujet de s’extraire lui-même de cette sorte d’implication signifiante qui constitue la symp­tomatologie de sa névrose. C’est pour cela que les choses ont toujours marché d’autant mieux que cette sorte d’adjonc­tion de vocabulaire de notre délirant, est quelque chose qui avait encore gardé quelque fraîcheur; mais depuis que ce dont nous disposons dans nos petits cahiers comme « Nervenanhang » pour les névrosés, c’est pour les rusés de beaucoup tombé de valeur, et ça ne remplit plus tout à fait la fonction qu’on pourrait espérer quant à la resubjectivation du sujet. Je veux dire par là, l’opération de s’extraire de cette implication signifiante dans laquelle nous avons cerné l’essence, les formes mêmes du phénomène névrotique. En d’autres termes, la question est qu’on voulait manier cor­rectement cette relation d’objet, et que pour la manier cor­rectement, il faudrait faire comprendre que dans cette relation, c’est lui l’objet en fin de compte, c’est même parce qu’il se cherche comme objet qu’il s’est perdu comme sujet.

Simplement, disons qu’au point où nous en sommes arri­vés, il n’y a nulle commune mesure entre nous-mêmes et ce « tu » tel que nous l’avons fait surgir, que cette espèce de rap­port, d’extension forcément suivie de résorption, que ce rap­port d’injonction plus ou moins obligatoirement suivi d’un rapport de disjonction, et qu’en fin de compte pour avoir sur ce plan et à ce niveau un rapport qui soit authentique avec cet Autre, il n’y a pas moyen de le trouver ailleurs que dans la direction suivante. À celui à qui nous disons: « tu es celui qui me suivra », il faut que nous rapprochions l’objectif. Que celui-là qui devient « tu es celui qui me suit », réponde « tu es celui que je suis » prête aux jeux de mots, à l’ambiguïté, que c’est du rapport d’identification à l’autre qu’il s’agit, mais que si en effet l’un l’autre, nous nous guidons dans notre identification réciproque vers notre désir, forcément nous nous y rencontrons et nous nous y rencontrerons d’une façon incomparable, que c’est l’un ou l’autre, que c’est toi ou moi qui le possède en somme, puisque c’est en tant que je suis toi que je suis, et ici l’ambiguïté est totale. «Je suis », ce n’est pas seulement suivre, c’est aussi « je suis », « toi tu es », et aussi « toi, celui qui, au point de rencontre, me tueras », c’est-­à-dire que la relation qui est mise en évidence à ce niveau où l’autre est pris comme objet dans la relation d’ostension, le seul point sur lequel nous le rencontrions comme subjecti­vité équivalente à la nôtre, c’est sur le plan imaginaire, c’est sur le plan du moi ou toi, l’un ou l’autre et jamais ensemble, c’est sur le plan où notre moi c’est l’autre, c’est justement sui ce plan où toutes les confusions sont possibles quant à la rela­tion d’objet, et l’objet de notre amour n’est que nous-mêmes, c’est le « tu es celui qui me tues ».

On peut remarquer l’opportunité heureuse que nous offre la forme française qui n’est pas autre chose que le signi­fiant même dans lequel se trouvent les différentes façons dé comprendre la forme du « tu es », et comment dans le sens de « tu » lui-même, nous avons le bonheur en France d’avoir ci Signifiant radical du « tu », et à la deuxième personne du sin­gulier reproduit jusque dans sa forme alphabétique l’inscrip­tion du «tu », et qui passe de l’autre côté de « celui qui »

On peut user de cela indéfiniment; si je vous disais que nous le faisons toute la journée: au lieu de dire « to be or not to be, to be or… », « tu es celui qui me tue », etc. C’est cela qui est le fondement de la relation de rapport à l’autre. Ceci veut dire que dans toute l’identification imaginaire le « tu es » aboutit à la destruction de l’autre, et qu’inversement parce que cette destruction est là simplement en forme de transfert, se dérobe dans ce que nous appellerons la tutoité

Je pourrais peut-être vous montrer un passage pouf essayer de faire cette sorte d’analyse particulièrement déses­pérante et stupide du type de ce qui s’inscrit dans un volume célèbre de la même école, qu’on appelle cette « Meaning oi Meaning ». Ceci aboutit à des choses tout à fait vertigineuses dans le genre du bourdonnement. De même pour aboutir à traduire un passage de (……… ) effectivement célèbre, il s’agit d’inciter les personnes qui ont un petit commence­ment de vertu à avoir au moins la cohérence d’en compléter tout le champ, et quelque part même, dit le « tu », tue-moi. Ça signifie quelque chose de ne pas pouvoir le supporter, et il applique cela au champ de la justice, c’est-à-dire partir éga­lement de cette conception raisonnable: « tu ne peux pas supporter la vérité du « tu », en quoi tu peux toujours être désigné pour ce que tu es, à savoir un vaurien. Si tu veux le respect de tes voisins, élève-toi jusqu’à cette notion des dis­tances normales, c’est-à-dire une notion générale de l’Autre, de l’ordre du monde et de la loi ».

Ce « tu » a semblé absolument déconcerter les commen­tateurs, et à la vérité je pense que notre tutoité d’aujourd’hui vous rendra assez familiers avec le registre dont il s’agit.

Faisons le pas suivant: il s’agit donc que l’autre soit reconnu comme tel. Que faut-il donc pour que l’autre soit reconnu comme tel ? Quel est le pas suivant ? Bien entendu en fin de compte c’est l’Autre pour autant qu’il est là dans la phrase de mandat dont j’ai voulu vous indiquer le registre. C’est là qu’il faut nous arrêter un instant. Après tout, ce franchissement n’est pas tellement quelque chose qui soit inaccessible, puisque aussi bien nous avons vu que cette alté­rité évanouissante de l’identification imaginaire du moi en tant qu’elle ne rencontre le « toi » que dans un moment limite où chacun des deux ne pourra subsister ensemble avec l’autre, c’est que l’Autre, lui, avec un grand A, il faut bien qu’il soit reconnu au-delà de ce rapport, même réciproque exclusion, c’est-à-dire qu’il faut qu’il soit reconnu comme aussi insaisissable que moi dans cette relation évanouissante. En d’autres termes, il faut qu’il soit évoqué comme ce que de lui-même il ne reconnaît pas, et c’est bien cela le sens de « tu es celui qui me suivras ».

Si vous y regardez de près, si ce « tu es celui qui me sui­vras » est délégation, voire consécration, c’est pour autant que la réponse à ce « tu es celui qui me suivras » n’est pas jeu. En d’autres termes, il faut qu’il soit invoqué…

de mots, mais le « je te suis », et le « je suis », « je suis ce que tu viens de dire », c’est là cet usage de la troisième personne absolument essentiel au discours en tant qu’il désigne ce qui est le sujet même du discours, c’est-à-dire ce que le discours a dit: « je le suis ce que tu viens de dire », ce qui dans l’occa­sion veut dire exactement: « Je suis très précisément ce que j’ignore, car ce que tu viens de dire est absolument indéter­miné, parce que je ne sais pas où tu mèneras. » Si la réponse est pleine, à ce « tu es celui qui me suivras » c’est « je le suis » qu’elle doit dire, exactement le même « je le suis ». Vous vous trouvez dans la fable de la tortue et des deux canards: elle arrive à ce point crucial quand enfin les canards lui ont pro­posé de l’emmener aux Amériques, et que tout le monde attend de voir cette petite tortue accrochée au bâton de voyageuse. « La reine? dit la tortue, oui, vraiment, je la suis. » Là dessus Pichon se pose d’énormes questions pour savoir s’il s’agit d’une reine à l’état abstrait, ou d’une reine concrète, et spécule de façon déconcertante pour quelqu’un qui avait quelque finesse en matière grammaticale et lin­guistique, de savoir si elle n’aurait pas dû dire: «je suis elle ». Si elle avait parlé d’une reine véritablement existante, elle dirait peut-être beaucoup de choses; « je suis la reine » ; mais si elle dit quelque chose comme cela, « je la suis », c’est-à-­dire ce dont vous venez de parler, il n’y a aucune autre dis­tinction à introduire que de savoir que « la » concerne ce qui est impliqué dans le discours. Ce qui est impliqué dans le discours, c’est bien cela dont il s’agit, c’est-à-dire qu’il faut nous arrêter un instant à cette parole inaugurale du dialogue, quand il s’agit de « tu es celui qui me suivras », il faut que nous en mesurions un instant l’énormité, que ce soit au « tu », lui-même, que nous adressions en tant qu’inconnu. C’est là ce qui fait son aisance, c’est là aussi ce qui fait sa force, c’est là aussi ce qui fait qu’il passe de « tu es » dans le « suivras » de la seconde partie en y persistant. Il y persiste précisément parce que dans l’intervalle il peut y défaillir. Ce n’est donc pas dans cette formule, à un moi en tant que je le fais voir, que je m’adresse, mais à tous les signifiants qui

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Leçon du 27 juin 1956

composent le sujet auquel nous sommes opposés. Je dis à tous les signifiants qu’il possède jusque y compris ses symp­tômes. C’est à ses dieux comme à ses démons que nous nous adressons, et c’est pour cela que cette forme de la phrase, cette façon d’énoncer la sentence que j’ai appelée jusqu’à présent celle du mandat, je l’appellerai à partir de maintenant l’invo­cation, avec les connotations religieuses qu’a ce terme; c’est-­à-dire que je fais passer en lui cette foi qui est la mienne, et non pas simplement cette formule inerte, cette invocation. Je vous indique au passage que dans les bons auteurs, et peut-être dans Cicéron, l’invocation est à proprement parler la désignation dans sa forme religieuse originelle, précisément de ce que je viens de vous dire. C’est quelque chose, une for­mule verbale par quoi on essaie avant le combat de se rendre les dieux – ce que j’appelais tout à l’heure les signifiants, les dieux et les démons, les dieux de l’ennemi – favorables. C’est à eux que l’invocation s’adresse, et c’est bien pourquoi je pense que le terme d’invocation désigne à proprement parler cette forme la plus élevée de la phrase, grâce à quoi tous les mots que je prononce dans cette invocation sont de vrais mots, des voix évocatrices auxquelles chacune de ces phrases doit répondre, l’enseigne de l’Autre véritable.

Vous le voyez donc, vous venez de le voir avec ces deux étages en quoi le « tu » dépend du signifiant comme tel, en quoi c’est du niveau du signifiant qui est vociféré que dépen­dent la nature et la qualité du « tu » qui est appelé à vous répondre. Dès lors quand ce signifiant qui porte la phrase fait défaut à l’autre, le «)e le suis », qui vous répond ne peut faire figure que d’une interrogation éternelle: « tu es celui qui me… », quoi ? À la limite de ce qui sort, c’est la réduc­tion au niveau précédent, « tu es celui qui me… tu es celui qui… etc. tu es celui qui me tues ». Le « tu » réapparaît chaque fois que dans l’appel à l’Autre, proféré comme tel, le signifiant tombe dans ce champ du signifiant de l’Autre, qui est pour l’Autre exclu, Verworfen, inaccessible. Je dis donc que le signifiant à ce moment là produit la réduction, mais intensifiée à la pure relation imaginaire.

À ce moment là se produit ce phénomène si singulier qui a donné à se gratter la tête à tous les commentateurs du cas du président Schreber, ce perplexifiant « assassinat d’âmes », comme il s’exprime, qui est pour lui le signal de l’entrée dans la psychose, ce quelque chose bien entendu qui peut avoir toutes sortes de significations pour nous autres, commenta­teurs analystes, à savoir toujours d’ailleurs quelque chose que nous plaçons dans le champ imaginaire, à savoir ce quelque chose qui a rapport avec le court-circuit de la rela­tion affective qui fait de l’Autre cet être de pur désir qui ne peut être dans le registre de l’imaginaire humain, aussi qu’un être de pure interdestruction.

Cette sorte de relation purement duelle qui est le registre même de l’agressivité dans sa source la plus radicale, sans doute dans le cas du président Schreber la relation de ce sur­gissement purement duel de notre agressivité est commen­tée par Freud dans le registre de la relation homosexuelle comme telle. Sans doute en avons nous mille preuves, ceci va de la façon la plus cohérente avec tout ce que nous entre­voyons comme définition de la source de l’agressivité, du surgissement de l’agressivité dans le court-circuitage de la simplification duelle de la relation triangulaire, autrement dit de la relation œdipienne. Mais étant donné qu’il nous manque dans le texte, où prétendument nous manquent les éléments qui nous permettraient de serrer de plus près, à savoir quelles ont été véritablement ses relations avec son père, avec tel frère supposé dont Freud aussi fait état, nous n’avons pas besoin de tellement de choses pour comprendre que c’est obligatoirement par cette relation purement ima­ginaire au « tu » que doit passer le registre du « tu » au moment où il sort si on peut dire des limites de (…) où il devient un « tu » invoqué et évoqué comme tel, c’est-à-dire un « tu » appelé de l’Autre », du champ de l’Autre par le sur­gissement d’un signifiant primordial, mais qui ne peut en aucun cas être reçu par l’autre, parce que ce signifiant comme tel, ce « tu es celui qui est père », que j’ai nommé la dernière fois, ou « tu es celui qui seras père », il ne peut en aucun cas être reçu parce que c’est du signifiant comme tel, en tant que le signifiant représente ce support indéterminé, ce quelque chose autour de quoi se condense et se groupe un certain nombre, non pas même de significations, mais de séries de significations qui viennent converger par et à par­tir de l’existence de ce signifiant.

Avant qu’il y ait le « Nom du Père », il n’y avait pas de père, il y avait toutes sortes d’autres choses, et Freud même entrevoit – c’est bien pour cela qu’il a écrit Totem et Tabou – quelle direction il peut entrevoir, ce qu’il pourrait y avoir, mais assurément avant que le terme de père se soit institué dans un certain registre, historiquement il n’y avait pas de père. Cette sorte de perspective historique je vous la donne là à titre de pure concession, car elle ne m’intéresse à aucun degré, je ne m’intéresse pas à la préhistoire, si ce n’est pour rendre le registre indicatif qu’il est assez probable qu’un cer­tain nombre de signifiants essentiels manquaient à l’homme de Neandertal. Mais il est complètement inutile d’aller chercher si loin, il manque également aux psychotiques et par conséquent nous pouvons également l’observer sur les objets qui sont à notre portée.

Nous pourrons nous arrêter là, en vous faisant remarquer que quand nous nous introduisons après ce moment crucial, ce franchissement absolument essentiel que vous retrouve­rez toujours, si vous l’observez avec attention, si vous savez le cerner dans toute entrée dans les psychoses, moment où de l’Autre comme tel, et du champ de l’Autre vient l’appel d’un signifiant essentiel qui ne peut pas être reçu. J’ai montré dans une de mes présentations de malades, un antillais qui mon­trait dans son histoire familiale la problématique de l’ancêtre originel, c’était le français qui était venu s’introduire là-bas, qui avait eu une vie extraordinairement héroïque, une sorte de pionnier, mêlée de hauts et de bas extraordinaires de la fortune, qui était devenu l’idéal de toute la famille. Ce per­sonnage lui-même très déraciné du côté de Détroit où il menait une vie d’artisan assez aisée, se voit littéralement un jour en possession d’une femme qui lui annonce qu’elle va avoir un enfant; on ne sait pas s’il est de lui, mais on sait très exactement que c’est dans les détails de quelques jours qu’éclatent à ce moment là les premières hallucinations de ce personnage. C’est dans la mesure où on lui annonce: « tu vas être père », que quelque chose se produit, qu’un personnage apparaît qui lui dit : « tu es St. Thomas » -je crois que c’est de St. Thomas le douteur qu’il devait s’agir, et non de St.Thomas d’Aquin. Les annonciations qui suivent ne laissent aucun doute, elles viennent d’Élizabeth, celle qui a annoncé fort tard dans sa vie qu’elle allait être porteuse d’un enfant. Bref, la connexion de ce registre de la paternité avec l’éclosion d’un certain nombre de phénomènes qui se présentent comme des révélations d’annonciation concernant tout ce qui peut bien faire concevoir à quelqu’un, qui de par ailleurs ne peut litté­ralement pas, et ce n’est pas par hasard que j’emploie le terme de concevoir. Ce que peut être une génération qui serait en somme une génération, équivaut à ce terme de spéculation alchimique de « qu’est-ce que la génération ? » quand nous n’en touchons pas du doigt à proprement parler les corréla­tions sexuelles, est là toujours prêt à surgir comme une sorte de réponse en détour de tentatives de réponses, de tentatives de reconstituer ce qui est à proprement parler non recevable pour le sujet psychotique.

À partir de ce moment là, justement parce que l’ego est évoqué pour un moment, quelque en soit le mode d’abord, et je vous prie d’en rechercher dans chaque cas et évoquer au-delà de tout signifiant qui puisse être significatif pour le sujet, la réponse ne peut être que l’usage permanent, je dirais constamment sensibilisé du signifiant dans son ensemble. Et ce que nous observons, c’est que c’est sous ses formes les plus vides, les plus neutres, les plus égo-isées, que le carac­tère mémorisant qui accompagne tous les actes humains, est aussitôt vivifié, sonorisé, et devient le mode de relation ordi­naire d’un ego qui là est évoqué et ne peut pas trouver son répondant dans le signifiant au niveau duquel il est appelé; son pouvoir d’ego est invoqué sans qu’il puisse répondre. Dès lors nous voyons se dérouler tous les phénomènes qui dans le cas du président Schreber, font un caractère excessi­vement riche de ce cas; toute l’actualité des gestes et des actes est perpétuellement commentée. Ceci n’est pas une telle particularité puisque c’est même la définition de ce qu’on appelle l’automatisme mental. Et pourquoi ? C’est parce que précisément dans la mesure où il est appelé sur le terrain, où il ne peut pas répondre, dès lors c’est la seule façon de réagir qui puisse le rattacher à l’humanisation qu’il tend à perdre; c’est de perpétuellement se présentifier dans ce menu commentaire du courant de la vie qui fait ce qu’on appelle le texte de l’automatisme mental. Il n’y a plus pour le sujet qui a franchi cette limite, la sécurité significative cou­tumière, sinon dans cet accompagnement parlé.

Je crois que c’est là profondément le ressort de l’automa­tisme mental, et ce qui permet par un détour de justifier cet usage même du mot automatisme, car singulièrement après tout, nous pourrons le remarquer à ce propos, la force du signifiant est telle, qu’en fin de compte il semble que les mots soient plus intelligents que les personnes, et que si on a fait tellement usage dans la pathologie mentale de ce terme d’automatisme, en ne sachant pas très bien ce qu’on disait. Car réfléchissez bien; quelle est l’extension de l’usage qu’on lui a donné ? Si ceci a un sens assez précis en neurologie où on appelle certains phénomènes de libération « automa­tisme », le fait que ç’ait été repris en psychiatrie pour dési­gner ce phénomène d’automatisme mental, cela reste pour le moins problématique. Mais dans la théorie de Clérambault, ce terme d’automatisme ne peut être repris analogiquement. Néanmoins, c’est le terme le plus juste; car si vous y regar­dez de près sur cet « automaton » dont Aristote prend le sens pour l’opposer à celui de la fortune, distinction aujourd’hui complètement oubliée, si nous allons droit au signifiant, c’est-à-dire dans cette occasion avec toutes les réserves que comporte une telle référence à l’étymologie, nous voyons que l’« automaton » ne veut rien dire d’autre que quelque chose comme mythe, ce qui veut dire justement penser. L’automatisme c’est ce qui pense vraiment par soi-même, c’est ce qui n’a justement aucun lien de cet au-delà, l’ego, qui donne son sujet à la pensée et qui aussi pour le coup nous fait penser à quelque chose de toujours très visible et probléma­tique. Si le langage parle tout seul, c’est bien là l’occasion ou jamais d’utiliser le terme d’automatisme, et c’est ce qui donne sa résonance authentique, c’est probablement aussi son côté satisfaisant pour nous, au terme d’automatisme mentale dont usait Clérambault.

Cette introduction du sujet Schreber dans la psychose, à la lumière de ce que nous venons là de mettre en évidence, nous les comparerons la prochaine fois pour les rapprocher, et voir ce qui manque à chacun des deux points de vue; l’introduction à la vérité qui ne change en rien dans sa plan­tation, dans son décor, dans l’équilibre d’ensemble de ses bords, tant de celle de Freud qui est celle d’une homosexua­lité latente impliquant une position féminine, et c’est là qu’est le saut. Freud nous dit: fantasme d’imprégnation fécondante, comme si la chose allait de soi; c’est-à-dire que toute acceptation de la position féminine impliquait comme par surcroît ce registre qui est tellement développé par le délire de Schreber, et qui fait de lui ultérieurement la femme de Dieu. La théorie de Freud là-dessus, c’est que c’est la seule façon pour lui d’éluder ce qui résulte de la crainte de la castration; il subira; mais ça peut être autre chose que l’éviration, ça peut être simplement la démasculinisation, ou la transformation en femme; mais après coup, comme quelque part Schreber le fait lui-même remarquer, ne vaut-­il pas mieux être une femme spirituelle qu’un pauvre homme absolument opprimé, malheureux, voire castré ? Bref, que c’est dans cet agrandissement à la taille du sujet même de l’univers du Dieu Schrebérien que se trouve la solution du conflit introduit par l’homosexualité latente.

En gros, nous verrons que c’est cette théorie qui respecte le mieux l’équilibre du progrès de la psychose chez Freud. Néanmoins il est certain que les objections que madame Ida Macalpine qui mérite dans cette occasion de donner la réplique, voire de s’opposer ou de compléter une partie de la théorie freudienne, elle qui met en évidence tout à l’opposé comme déterminant dans le procès de la psychose, ce qu’elle situe dans la direction du fantasme de grossesse, le fantasme de grossesse pour autant qu’il reposait implicite­ment sur quelque chose qui montrerait une symétrie tout à fait rigoureuse entre les deux grands manques qui peuvent se manifester à titre névrosant dans chaque sexe. Elle va fort loin là-dedans, et il y a des choses très amusantes. Il est cer­tain qu’il y a infiniment de choses dans le texte qui permet­tent de le soutenir; et que même l’évocation de l’arrière plan d’une sorte de civilisation héliolythique où le soleil pris comme féminin et incarné dans la pierre, serait le symbole fondamental, sorte de pendant féminin de la promotion du phallus dans la théorie classique, est quelque chose qui trouve le répondant le plus amusant dans le terme du nom même de la ville où est hospitalisé Schreber, qui se trouvait être Sonnenstein.

Je vous signale ceci simplement pour vous montrer que nous rencontrons à tout instant, et qu’il n’y a pas lieu de ne pas y attacher toute son importance, ces sortes de diableries du signifiant, ces sortes de niques que nous rencontrons constamment dans les analyses concrètes des gens les moins névrosés, où nous voyons se faire ce recoupement singulier venu de tous les coins de l’horizon, d’homonymies étranges qui semblent donner une unité par ailleurs insaisissable quelquefois à l’ensemble du destin comme aux symptômes du sujet.

Assurément moins qu’ailleurs il convient de reculer devant cette investigation quand il s’agit du moment d’entrée dans la psychose par exemple. Notez au passage que lors de sa seconde rechute, alors que Schreber arrive extrêmement perturbé à la consultation de Flechsig, et que Flechsig a déjà été pour lui haussé à valeur certainement d’un personnage paternel éminent, que d’autre part nous avons toutes les antécédences connotées dans l’observation, que je pourrais dire cette mise en alerte ou en suspension de la fonction de la paternité; nous savons par son propre témoignage qu’il a espéré devenir père, nous savons d’ailleurs que sa femme dans l’intervalle de huit ans qui a séparé la première crise de la seconde, a éprouvé plusieurs avortements spontanés. Une parole semble particulièrement significative, voire malheureuse; ce que lui dit Flechsig, ce personnage qui a déjà manifesté dans ses rêves et par l’intru­sion de cette image « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement», Flechsig dont nous savons par ailleurs par toutes sortes de recoupements, lui dit que depuis la dernière fois on a fait d’énormes progrès en psychiatrie, qu’on allait lui coller un de ces petits sommeils qui va être bien fécond. Peut-être était-ce justement la chose qu’il ne fallait pas dire, car à partir de ce moment-là, notre Schreber ne dort absolument plus, et il préfère essayer de se pendre cette nuit-là.

Enfin nous entrons là dans le registre de la relation de pro­création impliquée avec le rapport fondamental du sujet à la mort. C’est ce que j’espère réserver pour la prochaine fois.

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