LXXIV L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre 1976 – 1977 Leçon du 21 décembre 1976
Leçon du 21 décembre 1976
Je me réjouis qu’en raison des vacances vous soyez moins nombreux, tout au moins je me réjouissais, je me réjouissais à l’avance. Mais je dois vous dire qu’aujourd’hui…
Si dans un découpage systématique d’un tore, un découpage qui a pour effet de produire une double bande de Moebius, ce découpage est ici présent. Le tore est là et pour le signifier, pour le distinguer de la double boucle, je vais de la même couleur que le tore en question, vous dessiner un petit rond (1) qui a pour effet de désigner ce qui est à l’intérieur du tore et ce qui est à l’extérieur.
Si nous découpons quelque chose de tel que, ici, nous coupions le tore selon quelque chose (2) qui, je vous l’ai dit, a pour résultat de fournir une double bande de Moebius, nous ne le pouvons qu’à penser ce qui est à l’intérieur du tore — ce qui est à l’intérieur du tore en raison de la coupure que nous y pratiquons — comme conjoignant les deux coupures d’une façon telle que le plan idéal qui joint ces deux coupures soit une bande de Moebius.
Vous voyez qu’ici j’ai coupé doublement par la ligne verte, j’ai coupé le tore. Si nous joignons ces deux coupures à l’aide d’un plan tendu, nous obtenons une bande de Moebius. C’est bien pour ça que ce qui est ici (1) et d’autre part ce qui est ici (2) constitue une double bande de Moebius. je dis double, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire une bande de Mœbius qui se redouble ; et une bande de Mœbius qui se redouble a pour propriété — comme la dernière fois je vous l’ai montré déjà — a pour propriété, non pas d’être deux bandes de Moebius, mais d’être une seule bande de Mœbius qui apparaît ainsi, — tâchons de faire mieux — qui apparaît ainsi comme résultat de la double coupure du tore.
La question est la suivante : cette bande de Moebius double, est-elle de cette forme ou de celle-ci. En d’autres termes, passe-t-elle — je parle de l’une des boucles — passe-t-elle devant la boucle suivante, ou passe-telle derrière ? C’est quelque chose qui n’est évidemment pas indifférent à partir du moment où nous procédons à cette double coupure, double coupure qui a pour résultat de déterminer cette double bande de Mœbius.
Je vous ai très mal dessiné cette figure. Grâce à Gloria, je vais pouvoir vous la dessiner mieux : voici comment elle devrait être dessinée. Je ne sais pas si vous la voyez tout à fait claire, mais il est certain que la bande de Moebius se redouble de la façon que vous voyez ici. C’est ici que je ne suis pas vraiment très satisfait de ce que je suis en train de vous montrer. Je veux dire que, comme j’ai passé la nuit à cogiter sur cette affaire de tore, je ne peux pas dire que ce que je vous donne là soit très satisfaisant.
Ce qui apparaît comme résultat de ce que j’ai appelé cette double bande de Moebius dont je vous prie de faire l’épreuve, l’épreuve qui s’expérimente de façon simple, à cette seule condition de prendre deux feuilles de papier, d’y dessiner un grand S, quelque chose de l’espèce suivante.
Méfiez-vous parce que ce grand S commande d’être dessiné avec d’abord une petite courbe et enfin une grande courbe. Ici de même la petite courbe et ensuite une grande courbe. Si vous en découpez deux sur une feuille de papier double, vous verrez qu’en pliant les deux choses que vous aurez coupées sur une seule feuille de papier, vous obtiendrez naturellement une jonction de la feuille de papier n° 1 avec la feuille de papier n° 2, et de la feuille de papier n° 2 avec la feuille de papier n° 1, c’est-à-dire que vous aurez ce que j’ai désigné à l’instant par une double bande de Moebius. Vous pourrez aisément constater que cette double bande de Moebius se recoupe — si je puis m’exprimer ainsi — indifféremment. Je veux dire que ce qui ici est en-dessus, puis passe en-dessous, puis ensuite étant passé en-dessous repasse en-dessus. II est indifférent de faire passer ce qui d’abord passe en-dessus, on peut le faire passer en-dessous. Vous constaterez avec aisance que cette double bande de Moebius fonctionne indifféremment.
Est-ce que c’est-à-dire qu’ici ce soit la même chose, je veux dire que d’un même point de vue on puisse mettre ce qui est en-dessous en-dessus et inversement ? C’est bien en effet ce que réalise la double bande de Moebius. Je m’excuse de m’aventurer dans quelque chose qui n’a pas été sans me donner de mal à moi-même, mais il est certain qu’il en est ainsi. Si vous fonctionnez en produisant de la même façon que le vous l’ai présentée cette double bande de Moebius, à savoir en pliant deux pages, deux pages découpées ainsi de façon telle que la une aille se conjoindre à la deuxième page et qu’inversement la deuxième page vienne se conjoindre à la page 1, vous aurez exactement ce résultat, ce résultat à propos duquel vous pouvez constater qu’on peut faire passer indifféremment l’un si je puis dire devant l’autre, la page 1 devant la page 2, et inversement la page 2 devant la page 1.
Quelle est la suspension qui résulte de cette mise en évidence, cette mise en évidence de ceci que dans la double bande de Moebius ce qui est en avant d’un même point de vue peut passer en arrière du point de vue qui reste le même. Ceci nous conduit à quelque chose qui, je vous y incite, est de l’ordre d’un savoir-faire, un savoir-faire qui est démonstratif en ce sens qu’il ne va pas sans possibilité de l’une-bévue. Pour que cette possibilité s’éteigne, il faut qu’elle cesse de s’écrire, c’est-à-dire que nous trouvions un moyen, et un moyen, dans ce cas, dominant, un moyen de distinguer ces deux cas.
Quel est le moyen de distinguer ces deux cas ?
Ceci nous intéresse parce que l’une-bévue est quelque chose qui substitue à ce qui se fonde comme savoir qu’on sait, le principe de savoir qu’on sait sans le savoir. Le « le » là porte sur quelque chose, le « le » est un pronom en l’occasion qui porte sur le savoir lui-même en tant, non pas que savoir, mais que fait de savoir. C’est bien en quoi l’inconscient prête à ce que j’ai cru devoir suspendre sous le titre de l’une-bévue.
L’intérieur et l’extérieur dans l’occasion, à savoir concernant le tore, sont-elles des notions de structure ou de forme ? Tout dépend de la conception qu’on a de l’espace et je dirai jusqu’à un certain point de ce que nous pointerons comme la vérité de l’espace. II y a certainement une vérité de l’espace qui est celle du corps. Le corps dans l’occasion est quelque chose qui ne se fonde que sur la vérité de l’espace, c’est bien en quoi la sorte de dissymétrie que je mets en évidence a son fondement. Cette dissymétrie tient au fait que j’ai désigné du même point de vue. Et c’est bien en quoi ce que je voulais cette année introduire est quelque chose qui m’importe. Il y a une même dissymétrie non seulement concernant le corps, mais concernant ce que j’ai désigné du Symbolique. Il y a une dissymétrie du signifiant et du signifié qui reste énigmatique. La question que je voudrais avancer cette année est exactement celle-ci est-ce que la dissymétrie du signifiant et du signifié est de même nature que celle du contenant et du contenu qui est tout de même quelque chose qui a sa fonction pour le corps ?
Ici importe la distinction de la forme et de la structure. Ce n’est pas pour rien que j’ai marqué ici ceci qui est un tore, est un tore quoique sa forme ne le laisse pas apparaître. Est-ce que la forme est quelque chose qui prête à la suggestion ? Voilà la question que je pose, et que je pose en avançant la primauté de la structure.
Ici il m’est difficile de ne pas avancer ceci que la bouteille de Klein, cette vieille bouteille de Klein dont j’ai fait état, si je me souviens bien, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, cette vieille bouteille de Klein a en réalité cette forme-là. Elle n’est strictement pas autre chose que ceci, à ceci près que pour que ça fasse bouteille on la corrige ainsi (en rouge), à savoir qu’on la fait rentrer sous la forme suivante, qu’on la fait rentrer ici d’une façon telle qu’on ne comprend plus rien à sa nature essentielle. Est-ce que effectivement dans le fait de l’appeler bouteille, il n’y a pas là une falsification, une falsification par rapport à ceci que seule sa présentation ici en vert est le quelque chose qui précisément permet de saisir immédiatement ce en quoi la jonction de l’endroit se fait avec l’envers, c’est-à-dire tout ce qui se découpe dans cette surface, à condition de le faire complet, et c’est là encore une question ; qu’est-ce à dire que de faire une découpure qui intéresse toute la surface ?
Voilà les questions que je me pose et que j’espère pouvoir résoudre cette année, je veux dire que ceci nous porte à quelque chose de fondamental pour ce qui est de la structure du corps, ou plus exactement du corps considéré comme structure. Que le corps puisse présenter toutes sortes d’aspects qui sont de pure forme, que j’ai tout à l’heure mis sous la dépendance de la suggestion, voilà ce qui m’importe. La différence de la forme, de la forme en tant qu’elle est toujours plus ou moins suggérée avec la structure, voilà ce que je voudrais cette année mettre en évidence pour vous.
Je m’excuse. Ceci, je dois dire, n’est pas assurément ce que j’aurais voulu vous apporter ce matin de meilleur. J’ai eu, vous le voyez, j’ai eu le grand souci, je m’empêtre — c’est le cas de le dire, ce n’est pas la première fois — je m’empêtre dans ce que j’ai à proférer devant vous, et c’est pour ça que je m’en vais vous donner l’occasion d’avoir quelqu’un qui sera ce matin un meilleur orateur que moi, je veux dire Alain Didier qui est ici présent, et que j’invite à venir vous énoncer de ce qu’il a tiré de certaines données qui sont les miennes, qui sont des dessins d’écriture et dont il voudra bien vous faire part.
Alain Didier Weil
Bon ! Je dois dire d’abord que le Dr LACAN me prend tout à fait au dépourvu, que je n’étais pas prévenu qu’il me proposerait de me passer la parole pour essayer de reprendre un point dont je lui ai parlé ces jours-ci, dont je dois vous dire tout de suite que, personnellement je n’en fais pas l’articulation du tout avec ce dont il nous est parlé présentement. Je la sens peut-être confusément, mais c’est pas… N’attendez donc pas que j’essaie d’articuler ce que je vais essayer de dire avec les problèmes de topologie dont le Dr LACAN parle en ce moment. Le problème que j’ai essayé d’articuler, c’est d’essayer d’articuler de façon un peu conséquente avec ce que le Dr LACAN a apporté sur le montage de la pulsion, d’articuler à partir du problème du circuit de la pulsion, d’essayer d’articuler différentes torsions qui m’apparaissent repérables entre le sujet et l’Autre, différents temps dans lesquels s’articulent deux ou trois torsions. Ca reste pour moi assez hypothétique, mais enfin je vais essayer de vous retracer comment les choses peuvent, comme ça, se mettre en place. Alors la pulsion, le circuit pulsionnel d’où je partirai, pour essayer d’avancer, serait quelque chose d’assez énigmatique, serait quelque chose de l’ordre de « la pulsion invocante » et de son retournement en pulsion d’écoute. Je veux dire que le mot de pulsion d’écoute, n’existe — je ne crois pas — n’existe nulle part comme tel, ça reste tout à fait problématique. Et plus précisément quand j’ai parlé de ces idées au Dr LACAN, je dois dire que c’est plus précisément au sujet du problème de la musique, et d’essayer de repérer… de repérer pour un auditeur qui écoute une musique qui le toucherait, disons qui lui ferait de l’effet… de repérer les différents temps par lesquels se produisent des effets dans l’auditeur et dans différents parcours que je vais essayer donc de vous livrer maintenant assez succinctement parce que je n’ai pas préparé de texte, ni de notes. Alors excusez-moi si c’est un peu improvisé.
J’imagine, si vous voulez, que si vous écoutez une musique… je parle d’une musique qui vous parle ou qui vous « musique »…je pars de l’idée que si vous l’écoutez, la façon dont vous la prenez cette musique, je partirai de l’idée que c’est en tant qu’auditeur d’abord que vous fonctionnez. Ça paraît évident, mais enfin c’est pas tellement simple. C’est-à-dire que je dirai que si la musique, dans un tout premier temps… les temps que je vais essayer de décortiquer pour la commodité de l’exposé ne sont bien sûr pas à prendre comme des temps chronologiques, mais comme des temps qui seraient logiques, et que je désarticule nécessairement pour la commodité de l’exposé… si donc la musique vous fait de l’effet comme auditeur, je pense qu’on peut dire que c’est que quelque part, comme auditeur, tout se passe comme si elle vous apportait une réponse. Maintenant le problème commence avec le fait que cette réponse fait donc surgir en vous l’antécédence d’une question qui vous habitait en tant qu’Autre… en tant qu’Autre, en tant qu’auditeur… qui vous habitait sans que vous le sachiez. Vous découvrez donc qu’il y a là un sujet quelque part qui aurait entendu une question qui est en vous, et qui non seulement l’aurait entendue, mais qui en aurait été inspiré, puisque la musique, la production du « sujet musicant », si vous voulez, serait la réponse à cette question qui vous habiterait.
Vous voyez donc déjà que si on voulait articuler ça au désir de l’Autre : s’il y a en moi, en tant qu’Autre, un désir, un manque inconscient, j’ai le témoignage que le sujet qui reçoit ce manque n’en est pas paralysé, n’en est pas en fading, dessous, comme le sujet qui est sous l’injonction du « che vuoi », mais au contraire en est inspiré et son inspiration, la musique en est le témoignage. Bon, ceci est le point de départ de cette constatation. L’autre point, c’est de considérer qu’en tant qu’Autre, je ne sais pas quel est ce manque qui m’habite, mais que le sujet lui-même ne me dit rien sur ce manque puisqu’il dit directement ce manque. Le sujet lui-même de ce manque ne sait rien, et n’en dit rien puisqu’il est dit par ce manque, mais en tant qu’Autre je dirais que je suis dans une perspective topologique où m’apparaît le point où le sujet est divisé puisqu’il est dit par ce manque, c’est-à-dire que ce manque qui m’habite, je découvre que c’est le sien propre, lui-même ne sait rien de ce qu’il dit, mais moi je sais qu’il sait sans savoir.
Je vais donc… vous voyez que ce que je vous ai dit là pourrait s’écrire un peu comme ce que LACAN articule du procès de la séparation… et je vais donc articuler les différents temps de la pulsion avec différentes articulations de la séparation.
Bon ! En bas à droite, j’ai mis le procès de la séparation avec une flèche qui va du grand A barré [A] à ce manque mis en commun entre le A et le sujet : l’objet petit (a), et cette flèche voudrait signifier qu’en tant qu’Autre, je ne sais rien de ce manque en tant qu’Autre, mais quelque chose m’en revient du sujet qui – lui – en dit quelque chose. C’est pour ça que je l’articule avec la pulsion, parce que tout se passe comme si je voudrais arriver à articuler ce manque, ce rien, en accrocher quelque chose, en savoir quelque chose. Je fais confiance au sujet, disons que je me laisse pousser par lui — c’est d’ailleurs la « pulsion » — je me laisse, pousser par lui et j’attends de lui qu’il me donne cet objet petit (a). Mais au fur et à mesure que j’avance, que « j’attends » du sujet si je puis dire, ce que je découvre c’est qu’en suivant le sujet, le petit (a), nous ne faisons tous les deux que le contourner. Il est effectivement à l’intérieur de la boucle et je m’assure effectivement que ce petit (a), il est inatteignable. Je pourrais dire là que c’est un premier parcours, et que, quand je me suis assuré en tant qu’Autre qu’il a ce caractère effectivement d’objet perdu, l’idée que je propose, c’est qu’on peut comprendre à ce moment-là le retournement pulsionnel dont parle Freud et que reprend LACAN… le retournement pulsionnel que je vais mettre en haut du graphe… comme le passage à un deuxième mode de séparation, et ce retournement pulsionnel, si on peut dire, comme une deuxième tentative d’approcher de l’objet perdu, mais cette fois d’une autre perspective : de la perspective du sujet. Je m’explique.
Si vous voulez, dans le premier temps j’ai posé que j’étais auditeur : j’entends la musique, dans ce deuxième temps que je postule, je dirais qu’alors que je me reconnaissais comme auditeur, le point de bascule qui arrive, qui fait que maintenant je vais passer de l’autre côté, on peut l’articuler ainsi, c’est-à-dire avancer qu’alors que je me reconnaissais comme auditeur, on pourrait dire que cette fois c’est moi : je suis reconnu comme auditeur par la musique qui m’arrive, c’est-à-dire que la musique… ce qui était une réponse et qui avait fait surgir une question en moi, les choses s’inversent… c’est-à-dire que la musique devient une question qui m’assigne, en tant que sujet, à répondre moi-même à cette question, c’est-à-dire que vous voyez que la musique se constitue comme m’entendant, comme sujet finalement — appelons-le par son nom — comme sujet supposé entendre et la musique, la production, ce qui était la réponse inaugurale devient la question, la production donc du sujet musicien se constituant comme sujet supposé entendre, m’assigne dans cette position de sujet et je vais y répondre par un amour de transfert. Par là on ne peut pas ne pas articuler le fait que la musique produit tout le temps effectivement des effets d’amour, si on peut dire. Je reviens encore à cette notion d’objet perdu par le biais suivant : c’est que vous n’êtes pas sans avoir remarqué que le propre de l’effet de la musique sur vous, c’est qu’elle a ce pouvoir, si on peut dire de métamorphose, de transmutation, qu’on pourrait résumer rapidement ainsi, dire par exemple, qu’elle transmute la tristesse qu’il y a en vous, en nostalgie. Je veux dire par là que si vous êtes triste, c’est que vous pouvez désigner… si vous êtes triste ou déprimé… vous pouvez désigner l’objet qui vous manque, dont le manque vous fait défaut, vous fait souffrir, et d’être triste c’est triste, je veux dire, ce n’est pas la source d’aucune jouissance. Le paradoxe de la nostalgie… comme Victor HUGO le disait : « la nostalgie, c’est le bonheur d’être triste »… le paradoxe de la nostalgie, c’est que précisément dans la nostalgie ce qui se passe, c’est que ce qui vous manque est d’une nature que vous ne pouvez pas désigner et que vous aimez ce manque. Vous voyez que dans cette transmutation, tout se passe comme si l’objet qui manquait s’est véritablement évaporé, s’est évaporé. Et que ce que je vous propose, c’est de comprendre effectivement la jouissance, une des articulations de la jouissance musicale, comme ayant le pouvoir d’évaporer l’objet. Je vois que le mot « évaporer », nous pouvons le prendre presque au sens physique du terme, dont la physique a repéré la sublimation… la sublimation, il s’agit effectivement de faire passer un solide à l’état de vapeur, de gaz… et la sublimation, c’est cette voie paradoxale par laquelle FREUD nous enseigne… et LACAN l’a articulé de façon beaucoup plus soutenue… c’est précisément la voie par laquelle nous pouvons accéder, justement par la voie de la désexualisation, à la jouissance.
Donc vous voyez, en ce deuxième temps… ce que je marque en haut du circuit : renversement de la pulsion…une première torsion… c’est peut-être à partir de cette notion de torsion que le Dr LACAN a pensé à insérer ce petit topo au point où il en est de son avancée…deuxième temps donc, une première torsion apparaît où il y a apparition d’un nouveau sujet et d’un nouvel objet. Le nouveau sujet précisément, c’est moi qui d’auditeur devient, je dirais – je ne peux pas dire parleur – parlant, musicant, il faudrait dire que c’est le point dans la musique où, les notes qui vous traversent, tout se passe comme si… paradoxalement, c’est pas tant que vous les entendiez…tout se passe comme si… j’insiste sur le « si »…tout se passe comme si vous les produisiez vous-même. J’insiste sur le « si » et sur le conditionnel qui est lié à ce « si »… vous n’êtes pas délirant…mais tout se passe néanmoins comme si… vous ne les produisez pas…mais comme si vous les produisiez vous-même c’est vous l’auteur de cette musique. J’ai mis une flèche qui va là du sujet au petit (a) séparateur, voulant indiquer par là que dans cette deuxième perspective de la séparation, cette fois c’est du point de vue du sujet que j’ai une perspective sur le manque dans l’Autre.
Alors quel est ce manque ?Et comment le repérer par rapport à l’amour de transfert ? Eh bien, quand nous écoutons une musique qui nous émeut, la première impression, c’est tout le temps d’entendre que cette musique a tout le temps affaire avec l’amour, on dirait que le musicien chante l’amour. Mais si on prend au sérieux ce petit schéma et si même on essaie de comprendre comment fonctionne l’amour, de ce mouvement de torsion dans la musique, vous sentirez que ce n’est pas tant le sujet…disons le sujet qui parle de son amour à l’Autre…mais bien plutôt qu’il réponde à l’Autre, que son message est cette réponse où il est assigné par ce sujet supposé entendre et que sa musique d’amour impossible est en fait une réponse qu’il fait à l’Autre, et c’est à l’Autre qu’il suppose le fait de l’aimer et de l’aimer d’un amour impossible. Le problème, si vous voulez, on pourrait sommairement faire le parallèle avec certaines positions mystiques, où le mystique est celui qui ne vous dit pas qu’il aime l’Autre, mais qu’il ne fait que répondre à l’Autre qui l’aime, qu’il est mis dans cette position, qu’il n’a pas le choix, qu’il ne fait qu’y répondre.
Dans ce deuxième temps de la musique, on peut faire ce parallèle dans la mesure où le sujet effectivement postule l’amour de l’Autre pour lui, mais l’amour de l’Autre en tant que radicalement impossible. C’est en ceci que j’ai mis cette flèche : c’est que le sujet a, par ce deuxième point de vuea une perspective sur le manque qui habite l’Autre. C’est-à-dire que, vous voyez, après ces deux temps, on pourrait dire que se confirme par ce deuxième temps que l’objet évaporé, dans la deuxième position il reste tout aussi évaporé que dans la première position. On se rapproche, comme vous voyez, on se rapproche de la fin de la boucle. Le transfert, on peut remarquer, correspond très précisément à la façon dont LACAN introduit l’amour de transfert dans le séminaire du Transfert, c’est-à-dire qu’il y a là : le sujet postule que c’est l’Autre qui l’aime, il pose donc un aimé et un aimant. Il y a donc passage – dans cet amour de transfert – de l’aimé à l’aimant. Ce que je vous ai dit là, de toute façon n’est pas exact, parce que ce deuxième temps ne peut pas s’articuler comme tel, il s’articule synchroniquement avec un troisième temps, qui existe je dirais synchroniquement avec lui de la façon suivante : le sujet, cette fois si vous voulez, étant lui-même musicien, étant producteur de la musique donc, s’adresse à un nouvel Autre, que j’ai appelé sujet supposé entendre qui n’est plus tout à fait l’Autre du point de départ, c’est un nouvel Autre.
Ce nouvel Autre, précisément ça n’est plus le « vel » ce n’est plus « ou l’un ou l’autre ». À ce nouvel Autre, il va également s’identifier, c’est-à-dire qu’il y a à partir du haut de la boucle, une double disposition où le sujet est à la fois celui qui est parlant et celui qui est entendant.
Quelque chose peut-être pourra vous illustrer cette division, c’est celle que met en évidence, à mon avis, le mythe d’ULYSSE et des SIRÈNES. Vous savez qu’ULYSSE pour écouter le chant des SIRÈNES, avait bouché de cire les oreilles de ses matelots. Comment est-ce que nous devons comprendre ça ? Ulysse s’expose à entendre, à entendre la pulsion invocante – enfin – à entendre le chant des SIRÈNES. Mais ce à quoi il s’expose, puisque quand il va entendre le chant des SIRÈNES, vous savez que l’histoire nous raconte qu’il hurle aux matelots, qu’il leur dit : « Mais arrêtez, restons ». Mais il a pris ses précautions : il sait qu’il ne sera pas entendu. C’est-à-dire que ce que ce mythe à mon avis illustre, c’est mon deuxième temps :
C’est-à-dire qu’Ulysse s’est mis en position de pouvoir entendre dans la mesure où il s’était assuré qu’il ne pourrait pas parler, – c’est-à-dire où il s’était assuré qu’il n’y aurait pas ce retournement de la pulsion, – c’est-à-dire le deuxième et le troisième temps, – c’est-à-dire où il s’était assuré qu’il n’y aurait pas un sujet supposé entendre, à cause des bouchons de cire.
Vous voyez que le premier temps, « entendre » c’est une chose, mais ça nous pose même le problème de l’éthique de l’analyste. Est-ce que précisément un analyste…qui est quelqu’un dont on peut attendre de lui qu’il entende certaines choses…est-ce qu’il n’est pas, un moment donné, nécessairement, de par la structure même du circuit pulsionnel, en position d’avoir à se faire parlant ? De ne pas faire comme ULYSSE, disons qui avait déjà pris un premier risque d’entendre certaines choses.
J’imagine qu’après ce deuxième et troisième temps où le sujet et l’Autre continuent leurs chemins côte à côte toujours séparés par le petit (a) séparateur, quelle est la position par rapport à notre point de départ, où en sommes-nous ? Eh bien, le point, on pourrait dire sur lequel le sujet débouche, c’est qu’après ce deuxième et troisième temps, il a trouvé l’assurance que ce petit (a) séparateur, il a trouvé l’assurance que c’était effectivement impossible de le rencontrer, puisqu’il n’est arrivé à n’en faire que le tour. Mais il lui a fallu plusieurs mouvements dialectiques pour en avoir, je dirais, comme – je sais pas si le mot est bon – pour en avoir comme une forme de certitude qui va peut-être lui permettre là de faire un nouveau saut, qui sera mon quatrième temps, un nouveau saut qui va lui permettre à ce moment-là de passer à une nouvelle forme de jouissance, de s’y risquer. J’ai dit « de s’y risquer », parce que ça n’est pas donné d’arriver à ce que j’appelle ce quatrième temps que je vais quand même marquer. Je vous dis qu’on peut imaginer un dernier temps qui serait le point terminal, le point non pas de retour, puisque la pulsion ne revient pas au point de départ, mais le point possible, ultime de la pulsion :j’ai marqué la jouissance de l’Autre, et le petit schéma, le nouveau schéma de séparation, le troisième que j’inscris, représente le schéma de la séparation, non plus avec l’objet petit(a) dans la lunule, mais avec le signifiant S de grand A barré S(A), et le signifiant S2, signifiant que LACAN nous apprend à repérer comme étant celui de l’Urverdrängung.
Pourquoi est-ce que je marque ça ? Je dirai que tout le parcours ayant été fait, que ce soit du point de vue du sujet, de l’Autre et du deuxième autre, il est confirmé que l’objet est vraiment volatilisé. On peut imaginer qu’à ce moment le sujet va faire un saut, ne va plus se contenter d’être séparé de l’Autre par l’objet petit(a), mais va procéder véritablement à une tentative de traversée du fantasme. Il y a un passage dans le séminaire 11…bien avant que LACAN parle du problème de la jouissance de l’Autre…où LACAN au sujet de la pulsion et de la sublimation, pose la question et se demande comment la pulsion peut-elle être vécue après ce que serait la traversée du fantasme. Et LACAN ajoute : « Ceci n’est plus du domaine de l’analyse, mais est de l’au-delà de l’analyse ». Alors, si nous nous rappelons que l’objet petit(a) n’est pas uniquement, comme on l’entend si souvent dire, essentiellement caractérisé par le fait qu’il est l’objet manquant, il est certes l’objet manquant…mais sa fonction d’être l’objet manquant est pointée très spécialement, disons dans le phénomène de l’angoisse…mais, outre cette fonction, on pourrait dire que sa fonction fondamentale est bien plutôt de colmater cette béance radicale qui rend si impérieuse la nécessité de la demande. S’il y a vraiment quelque chose de manquant dans l’être parlant, ce n’est pas l’objet petit(a), c’est cette béance dans l’Autre qui s’articule avec le grand S de grand A barré. C’est pourquoi à la fin de ce circuit pulsionnel, pour rendre compte de l’expérience de l’auditeur, j’émets cette idée que la nature de la jouissance à laquelle on peut accéder en fin de parcours n’est pas du tout du côté d’un « plus-de-jouir », mais précisément du côté de cette expérience de cette jouissance, peut-être qu’on pourrait dire « extatique », jouissance de l’existence elle-même. D’ailleurs au sujet du terme « jouissance extatique », j’ai été frappé de repérer sous la plume de LÉVI-STRAUSS d’une part, dans un numéro de « Musique en jeu » où LÉVI-STRAUSS met très précisément en perspective la nature, non pas de la jouissance, enfin l’expérience de la musique et de celle qui lui apparaît être celle de l’expérience mystique. FREUD lui-même, dans une lettre à Romain ROLLAND, se trouve répondre, articuler spontanément qu’il se refusait à la jouissance musicale et que cette jouissance musicale lui paraissait aussi étrangère que ce que Romain ROLLAND lui disait sur les jouissances d’ordre mystique. Enfin c’est lui-même qui articulait les deux, qui a eu l’idée d’introduire la musique là-dedans.
Dernier temps donc, où le sujet fera le saut, je ne sais pas si on peut dire « au-delà » ou « derrière » l’objet petit(a), mais arrivera à franchir et à advenir à ce lieu, on pourrait dire de commémoration de l’être inconscient comme tel. C’est-à-dire de la mise en commun des manques les plus radicaux qui sont ceux qui font la béance du sujet de l’inconscient et celle de l’inconscient. C’est-à-dire de mettre l’expérience de cet… on pourrait dire qu’au dernier temps, si vous voulez, on pourrait dire que le Réel comme impossible est chauffé à blanc, est porté à incandescence. À ce moment-là, je veux dire, j’indiquerai, moi, que la pulsion s’arrête, dans le sens où les musiciens, les auditeurs de musique savent que dans certains moments de bouleversement par la musique, comme on dit, le temps s’arrête. Effectivement il y a une suspension du temps à ce niveau-là. Et dans cette suspension du temps, on peut faire l’hypothèse que ce qui se passe, c’est une sorte de commémoration de l’acte fondateur de l’inconscient dans la séparation la plus primordiale, la béance la plus primordiale qui a été arrachée au Réel et qui a été introduite dans le sujet, qui est celle du S de grand A barré du signifiant S2. Je crois que le dernier point que l’on peut avancer, c’est de faire remarquer que ce point de jouissance qui me paraît être ce que LACAN articule être de la jouissance de l’Autre, est précisément le point de désexualisation maximum… je dirais total, supérieur, sublime, sublime au sens de sublimation…et c’est bien par ce point-là que la sublimation a affaire à la désexualisation et à la jouissance.
Alors, donc les deux torsions ou trois torsions, dont je vous parlais au départ, c’est donc celles qui sont repérables entre le passage du premier au deuxième temps, du deuxième au troisième, et je ne sais pas si on peut parler de torsion à vrai dire pour la topologie de ce que j’appellerais le quatrième temps.
J. Lacan : je vous remercie beaucoup.