LEÇON du 25 JUIN 1969
Tâchez de ne pas perdre la corde sur ce qu’on est comme effet du savoir. On est éclaté dans le fantasme ($ a). On est, si étrange que cela paraisse, cause de soi. Seulement il n’y a pas de soi. Plutôt il y a un soi divisé. Entrer dans cette voie, voilà d’où peut découler la seule vraie révolution politique. Le savoir sert le maître. J’y reviens aujourd’hui pour souligner qu’il naît de l’esclave, le savoir. Si vous vous souvenez des formules que j’ai alignées la dernière fois, vous comprendrez que, parallèlement, j’énonce : le savoir sert la femme, parce qu’il la fait cause du désir. Voilà ce que je vous ai indiqué la dernière fois, dans un commentaire du schème que je récris. Je crois devoir le reprendre, même pour ceux qui pouvaient être occupés ailleurs par des soucis qui leur paraissaient prévalents.
Voici ce schème. Ce schème sort de la définition logique que j’ai donnée à notre avant-dernière rencontre de l’Autre comme ensemble vide et de son indispensable absorption d’un trait unaire, celui de droite, pour que le sujet puisse y être représenté auprès de ce trait unaire, sous l’espèce d’un signifiant. D’où vient ce signifiant, celui qui représente le sujet auprès d’un autre signifiant ? De nulle part, parce qu’il n’apparaît à cette place qu’en vertu de la rétroefficience de la répétition. C’est parce que le trait unaire vise à la répétition d’une jouissance qu’un autre trait
unaire surgit après coup, nachträglich, comme écrit Freud, — terme que j’ai été le premier à extraire de son texte et à mettre en valeur comme tel, ceci pour quiconque ayant à s’amuser à traduire un certain “Vocabulaire”, pourra voir qu’à cette rubrique de l’après-coup, qui n’existerait même pas sans mon discours, je ne suis pas mentionné ; que le trait unaire surgit après coup, à la place donc du Si, du signifiant, en tant qu’il représente un sujet auprès d’un autre signifiant. Là-dessus, je dis : tout ce qui va surgir de cette répétition qui se répète de la reproduction de l’en-forme de a, ici le signe de l’ensemble vide, c’est d’abord cet en-forme lui-même, et ceci, c’est l’objet a.
Là-dessus, on s’alarme : on me dit : “vous donnez donc une définition purement formelle de l’objet a. Non, car tout ceci ne se produit que de ce qu’à la place du 1 de gauche, du Si, il y ait ce qu’il y a, à savoir cette jouissance énigmatique attestée de ce qu’on ne sait rien d’elle que ceci, à tous les étages que je vais reproduire où elle se distingue, que l’on ne sait rien d’elle que ceci qu’elle en veut une autre, jouissance. C’est vrai partout. 4, 2, 3, la petite fable à laquelle on donne la réponse ridicule que l’on sait ; à la réponse, en avoir une autre. Dans cet Oedipe, l’hystérique qui a répondu, répondu en tant qu’il faut bien qu’il y ait dit la vérité sur la femme pour que la sphynge en disparaisse. C’est pourquoi, conformément à la destinée de l’hystérique, il a fait l’homme par la suite.
L’hystérique, je vous le dirai… puisqu’il va y avoir un petit temps avant qu’on ne se rencontre, l’hystérique fait ma joie ; elle m’assure mieux qu’à Freud qui n’a pas su l’entendre que la jouissance de la femme se suffit parfaitement à elle-même. Elle érige cette femme mythique qu’est la sphynge, elle articule que le jeu d’origine est celui-ci, c’est qu’il lui faut quelque chose d’autre, à savoir jouir de l’homme, qui n’est pour elle que le pénis érigé moyennant quoi elle se sait elle-même comme autre, c’est-à-dire comme phallus, dont elle est privée, autrement dit comme châtrée. Voilà la vérité qui permet de dissiper quelques leurres et de se rappeler que le a, c’est cette année que je l’ai posé comme plus-de-jouir, autrement dit l’enjeu qui constitue le pari pour le gain de l’autre jouissance.
C’est pourquoi, la dernière fois, j’ai récrit autrement la dialectique du maître et de l’esclave, en bien marquant que l’esclave, c’est l’idéal du maître, que c’est aussi le signifiant auprès duquel le sujet-maître est représenté par un autre signifiant, puisqu’il s’agit du troisième terme de données représentations autres que formelles ; le voici donc sous la forme de l’enjeu qu’est ici le a. Dans cette dialectique, comme s’en est aperçu un philosophe nommé Hegel, l’enjeu est bien ce qui peut se tenir dans un enforme signifiant comme 1, une vie. C’est vrai qu’on n’en a qu’une. Egalement, c’est sa formulation idiote parce qu’on ne peut le formuler, qu’on rien a qu’une, que sur le principe qu’on pourrait en avoir d’autres, ce qui est manifestement hors de jeu. Une vie, c’est bien ce qu’a dit Hegel, mais il s’est trompé sur laquelle. L’enjeu n’est pas la vie du maître, c’est celle de l’esclave. Son autre jouissance, c’est celle de la vie de l’esclave. Voilà ce qu’enveloppe cette formule de la lutte à mort, si complètement fermée, ce qu’on trouve dans la boîte ; la lutte à mort, un signifiant, voilà ce que c’est.
C’est d’autant plus sûr que ce n’est très probablement rien d’autre que le signifiant lui-même. Chacun sait que la mort est hors de jeu. On ne sait pas ce que c’est, mais le verdict de la mort, voilà ce qu’est le maître comme sujet, verdict signifiant ; peut-être le seul véritable. Ce dont il vit, c’est d’une vie, mais pas de la sienne, de la vie de l’esclave. C’est pourquoi, chaque fois qu’il s’agit de pari sur la vie, c’est le maître qui parle. Pascal est un maître et, comme chacun sait, un pionnier du capitalisme. Référence, la machine à calculer, et puis les autobus. Vous avez entendu parler de ça dans un coin, je ne vais pas vous faire de la bibliographie.
Ça a l’air dramatique ; jusqu’à un certain point ça l’est devenu. Au début, ça ne l’était pas, pour la raison que le premier maître ne sait rien de ce qu’il fait. Et le sujet-maître, c’est l’inconscient. Dans la comédie antique, dont on ne saurait exagérer pour nous la valeur d’indication, c’est l’esclave qui apporte au maître ou au fils du maître — c’est encore mieux que le fils de l’Homme, cet imbécile — qui lui apporte ce qu’on dit dans la ville par exemple où il vient d’arriver comme un hurluberlu. Il lui dit aussi ce qu’il faut dire, les mots de passe. L’esclave antique, lisez Plaute mieux encore que Térence, c’est un juriste, c’est aussi un public-relations. L’esclave n’était pas le dernier venu dans l’antiquité. Est-ce que j’ai besoin d’épingler au passage deux ou trois petites notes qui seront peut-être entendues par une oreille ou deux ici, à savoir que, bien sûr, il y a des maîtres qui se sont essayés au savoir, mais pourquoi après tout le savoir de Platon, ce ne serait pas une philosophie inconsciente ? C’est peut-être bien pour ça qu’elle nous profite tellement. Avec Aristote, nous passons sur un autre plan. Lui, il sert un maître, Alexandre, qui lui, assurément, ne savait absolument pas ce qu’il faisait. Il l’a fait quand même, très bien. Comme Aristote était à son service, il a fait après tout la meilleure histoire naturelle qu’il y ait jamais eu, et il a commencé la logique, ce qui n’est pas rien.
Par quelle voie donc le maître est-il parvenu à savoir ce qu’il faisait ? Selon le schéma que je vous ai donné tout à l’heure, par la voie hystérique, en faisant l’esclave, le damné de la terre. Il a bien travaillé. Il a substitué à l’esclave la plus-value, qui n’était pas une chose facile à trouver, mais qui est l’éveil du maître à sa propre essence. Naturellement, le sujet-maître ne pouvait s’articuler qu’au niveau du signifiant esclave. Seulement cette élévation du maître au savoir a permis la réalisation des maîtres les plus absolus qu’on riait jamais connus depuis les débuts de l’histoire.
A l’esclave, il reste la conscience de classe. Ça veut dire qu’il n’a qu’à la boucler. Chacun sait que je dis vrai et que le problème des rapports de la conscience de classe avec le parti sont des rapports d’éduqué à éducateur, que si quelque chose donne un sens à ce qu’on appelle le maoïsme, c’est d’une reprise de ces rapports entre l’esclave et le savoir. Mais attendons pour y voir plus clair. Jusque-là, le prolétaire, comme cette philosophie de maître, la première, a eu le front de l’appeler, a droit à ce que vous savez, à l’abstention. Vous voyez que si l’on ose dire dans des endroits de fourvoiement forgés tout exprès à cette fin que la psychanalyse ne fait qu’ignorer la lutte des classes ce n’est peut-être pas tout à fait sûr, et qu’elle peut même lui redonner son véritable sens.
Vous ne vous imaginez pas que la prise de parole où l’on s’exprime vous libère en quoi que ce soit, sous prétexte que le maître, lui, parle, et même beaucoup. Mais ce fantasme, il suffit de le prendre à sa place pour que l’affaire soit résolue ; c’est une puérilité. Ai-je besoin de dire que j’ai
commencé cette année mon discours sur la psychanalyse en disant que la psychanalyse, c’est un discours sans parole. Le savoir déplace les choses, pas forcément au profit de celui pour qui il prétend travailler. Il prétend d’ailleurs car, je vous l’ai dit, le savoir n’a rien d’un travail. La seule solution, c’est d’entrer dans le défilé sans perdre la corde, c’est de travailler à être la vérité du savoir.
Si donc, pour reprendre aux deux niveaux du maître et de l’esclave ce qu’il en est de ces trois termes, je récris ici Si, S2, a, je pense suffisamment commentés, et je vous rappelle, en même temps que je le complète, ceci que j’ai écrit la dernière fois sous une autre forme, ce qui ‘ concerne ce rapport de la femme à son Autre jouissance, tel que tout à l’heure je l’ai articulé. La femme qui se fait cause du désir est le sujet dont il faut dire — relisez un tout petit peu la Bible — qui dirait jamais (…?….) à cette histoire si on ne lui offrait pas d’abord la pomme, à savoir l’objet a. C’est pourquoi, quel est le signifiant qui est au bout, ce (D, le signe de ce qui manque assurément à la femme dans l’affaire, et ce pourquoi il faut qu’il le fournisse.
C’est amusant qu’après soixante-dix ans de psychanalyse, on riait encore rien formulé sur ce que c’est que l’homme. Je parle du vir, du sexe masculin. Il ne s’agit pas ici de l’humain et des autres balivernes sur l’antihumanisme et tout ce foirage structuraliste, il s’agit de ce que c’est qu’un homme. Il est actif, nous dit Freud. En effet, il y a de quoi. Il faut même qu’il en foute un coup pour ne pas disparaître dans le trou. Enfin, grâce à l’analyse, maintenant, à la fin il sait qu’il est châtré ; enfin il le sait enfin, il l’était depuis toujours. Maintenant, il peut l’apprendre, modification introduite par le savoir.
Vous avez vu, là il y a quelque chose de drôle, c’est cette espèce de décalage; les choses se sont décrochées de 2, on a sauté de S1 à a.
Pourquoi est-ce que ce ne serait pas fait 1 par 1, que d’abord il y aurait eu ça, S2, a, puis S1. On devrait pouvoir se repérer sur ce que ça veut dire. Je vais tout de suite vous dire le mot, surtout que vous devez être préparés. Tout à l’heure, je vous ai montré le passage du maître au maître d’école, puis le S2, partout où il est, c’est le repérage du savoir. Alors c’est peut-être bien de ça qu’il s’agit dans la ligne du milieu. L’hystérique marque ce qui est resté au S2 du haut, de la première ligne. Mais enfin là où le S2 est à sa place, à savoir le savoir, à une place de maître, enfin voyons, reconnaissez la place de l’énonciation.
Je vous ai parlé de l’hommelle ; est-ce que tout ne converge pas vers elle, l’hommelle, celle qui est à la fois le maître et le savoir ? Elle parle, elle profère. Si vous voulez avoir une image d’elle, allez voir un truc, mais entrez au bon moment, comme j’ai fait. C’est un film détestable, qui s’appelle If, ma parole, Dieu sait pourquoi. C’est l’Université anglaise étalée sous ses formes les plus séductrices, celles qui conviennent bien à tout ce qu’a su, en effet, rien de plus, articuler la psychanalyse sur ce qu’il en est de la société des hommes, une société au sens de tout à l’heure, société d’homosexuels. Là, vous la verrez, l’hommelle, c’est la femme du recteur, elle est d’une ignominie ravissante, vraiment exemplaire. Mais la trouvaille, c’est le moment -je dois dire que c’est le seul trait de génie qu’a eu l’auteur de ce film – de la faire venir se promener toute seule, et nue, et Dieu sait s’il y en a, parmi les bassines du savoir, à la cuisine, bien sure qu’elle est d’être la reine chez elle, pendant que tout le petit bordel homosexuel est dans la cour en train de défiler pour la préparation militaire. Alors vous commencez peut-être à voir ce que je veux dire. L’hommelle, l’alma mater, l’Université autrement dit, l’endroit où d’avoir pratiqué un certain nombre de manigances autour du savoir vous donne une institution stable, sous la houlette d’une épouse. Voilà la vraie figure de l’Université. Alors nous pourrons peut-être identifier assez aisément ce qu’ici représente le a , les pupilles, les chers mignons pris en charge, eux-mêmes création des désirs des parents. Enfin c’est ce qu’on leur demande de mettre en jeu, la façon dont ils sont sortis des désirs des parents. Et la mise, c’est ce Si qu’il conviendrait d’identifier à ce quelque chose qui arrive autour de ce qu’on appelle l’insurrection étudiante. Il semblerait que c’est très important qu’ils acceptent d’entrer dans le jeu, à la façon dont ils disputent sur le sujet de ce qui se débite à la fin, à savoir un parchemin, disons, ça a peut-être bien quelque rapport avec ce Si ; si vous ne rentrez pas dans le jeu, vous n’aurez pas de diplôme cette année. Voilà, mon Dieu, un petit système qui permet en tout cas une approximation du sens de ces choses où on ne se retrouve guère, concernant ce qui se passe maintenant dans certains lieux. je ne prétends en apporter nulle clé historique. Ce que j’énonce, c’est ceci, c’est que le refus du jeu, ça n’a de sens que si la question est centrée autour des rapports qui sont ceux-là justement autour de quoi l’analyse porte la question, c’est à savoir ce qui s’appelle rapport du savoir et du sujet.
Quels sont les effets de sujet ou de sujétion du savoir ? L’étudiant n’a aucune vocation pour la révolte; vous pouvez en croire quelqu’un qui, pour être entré pour des raisons historiques dans le champ de l’Université, très précisément pour ceci qu’avec les psychanalystes il n’y avait rien à faire pour leur faire savoir quoi que ce soit ; alors petit espoir que par effet de réflexion, le champ de l’Université aurait pu les faire raisonner autrement. En somme une caisse de résonance pour le tambour quand lui-même il ne résonne pas, c’est le cas de le dire. Alors des étudiants, vous comprenez, moi j’en ai vu pendant des années ; les étudiants, c’est une position tout à fait normalement servile. Et puis ne vous imaginez pas que parce que vous avez pris la parole dans des petits coins, l’affaire est résolue. Les étudiants, pour tout dire, continuent de croire aux professeurs sur ce qu’il faut penser dans tel ou tel cas de ce qu’ils disent. Il n’y a aucun doute, au niveau de l’étudiant, l’opinion est établie dans tel ou tel cas que ça ne vaut pas cher, mais c’est quand même le professeur, c’est-à-dire qu’on attend de lui quand même ce qui est au niveau de Si, ce qui va faire de vous un maître sur le papier, un tigre de papier! Moi, des étudiants, j’en ai vus qui sont venus me dire “vous savez, Untel, c’est scandaleux, son bouquin, c’est copié sur votre séminaire”. Ça, c’est les étudiants. Moi, je vais vous le dire, ce bouquin-là, je ne l’ai même pas ouvert, parce que je savais d’avance qu’il y avait dedans que ça ! Ils sont venus me le dire, à moi. Mais de l’écrire, c’est une autre affaire. Ça, c’est parce qu’ils étaient étudiants.
Bon, alors qu’est-ce qui a bien pu arriver pour que tout d’un coup il y ait ce mouvement d’insurrection. Qu’est-ce qu’on appelle une révolte, Sire ? Pour que ça devienne une révolution, qu’est-ce qu’il faudrait ? Il faudrait que la question soit attaquée non pas au niveau de quelques chatouillages faits aux professeurs mais au niveau des rapports de l’étudiant comme sujet au savoir. C’est parce que la psychanalyse, ce point longtemps conjoint, tout savoir implique sujet, moyennant quoi se glisse tout doucement par-dessus le marché la substance. Eh bien! non, ça ne peut pas marcher comme ça. Même l’upokeimenon peut être disjoint du savoir; un savoir à l’insu du sujet, voilà non pas un concept comme j’ai eu la tristesse de le lire dans un compte rendu de ce qui, dans un certain lieu, où on met la psychanalyse à l’épreuve, naturellement ça n’est pas pour rien, la psychanalyse dans des conditions semblables ferait mieux de ne pas faire du charme et de ne pas dire qu’il n’y a en somme qu’un seul concept freudien, et de l’appeler l’inconscient, même pas ce que je viens de dire, un savoir à l’insu du sujet. Ce n’est pas un concept, à aucun des deux niveaux, c’est un paradigme. C’est à partir de là que les concepts qui, Dieu merci, existent pour baliser le champ freudien, et Freud en a sorti d’autres qui, recevables ou non, sont des concepts, à partir de ce premier temps d’expérience, de cet exemple qu’était l’inconscient par lui découvert. Le névrosé, c’est s (A) ; ceci veut dire qu’il nous enseigne que le sujet est toujours un autre, mais qu’en plus, cet autre n’est pas le bon; il n’est pas le bon pour savoir ce qu’il en est de ce qui le cause, de ce qui le, lui, le sujet, cause. Alors on essaie tant qu’on peut de réunifier cet Mans la mesure de ce qu’il en est de tout énoncé significatif, c’est-à-dire de le récrire s (A), ce qu’il y a à gauche et dans la ligne du bas de mon graphe. Il faudrait l’énoncer, autrement dit, où l’on sait ce qu’on dit. C’est là que s’arrête la psychanalyse, alors que ce qu’il faudrait faire, c’est rejoindre ce qui est en haut et à gauche, le grand S, signifiant du … C’est la même chose pour le pervers qui, lui, est justement le signifiant du A intact, comme je vous l’ai dit, et on s’efforce de le réduire au s du même A. Toujours le même truc, pour que ça veuille dire quelque chose. Voilà. Est-ce que vous croyez que je vais continuer longtemps comme ça, hein ? Et sous prétexte que c’est aujourd’hui ma dernière classe, continuer à vous raconter ces trucs pour qu’à la fin vous applaudissiez, pour une fois, parce que vous savez qu’après ça, là, gare, hein, je m’en vais!
Le discours dont je parle n’a pas besoin de ces sortes de terminaisons glorieuses. Ce n’est pas une oratio classique. Et en effet, il déplaît, ce discours à l’oraison classique. Un monsieur, qui est ici le directeur administratif de cet établissement privilégié à l’endroit de l’Université, il semblerait que de ce fait le dit établissement devrait répondre à quelque contrôle sur ce qui se passe à l’intérieur, il ne semble pas qu’il en soit rien, puisqu’il est paraît-il en droit, après m’avoir accueilli sur la demande d’un des endroits de l’école, comme ça, à titre hospitalier, il est en droit de me dire que … ça suffit comme ça! Moi, je suis d’accord, je suis tout à fait d’accord, parce que d’abord c’est vrai, je ne suis ici qu’à titre hospitalier, et qu’en plus, il a de très bonnes raisons, que je connais depuis longtemps, c’est que mon enseignement lui paraît très exactement ce qu’il est, à savoir anti-universitaire, au sens où je viens de le définir. Il a pourtant mis très longtemps à me le dire ; il ne me l’a dit que tout récemment, à l’occasion d’un dernier petit coup de téléphone que j’ai cru devoir lui donner, parce qu’il y avait, je pense, une espèce de malentendu que je voulais absolument dissiper avant de lui dire : “bien sûr, il n’est pas question que …” etc… C’est très curieux que là il ait lâché le morceau, autrement dit qu’il m’ait dit que c’était pour ça. “Vous avez, vous, me dit-il, en enseignement très dans le vent”. Vous voyez ça, le vent … J’aurais cru que j’allais contre le vent ici, mais qu’importe !
Bon, alors qu’il soit en droit, je n’ai absolument pas, moi, à en douter, vis-à-vis de moi. Vis-à-vis de vous, cela pourrait être autre chose. Mais vous, ça, ça vous regarde. Que depuis six ans il y en ait un certain nombre qui aient l’habitude de venir justement ici, voilà, ça ne compte pas, on vous évacue ! C’est même très expressément de cela dont il s’agit. A cet égard, vous comprenez, moi, j’ai des excuses à vous faire, non pas parce qu’on vous évacue, je n’y suis pour rien ; j’aurais pu vous avertir plus tôt. J’ai un petit papier, là, que j’ai reçu, exprès, depuis le 19 mars. Le 19 mars, c’est absolument marrant, parce que le 19 mars, je ne vous ai pas fait de séminaire. J’ai essayé par tous les moyens depuis, parce que j’avais la flemme, et puis vous comprenez, moi ça ne m’émeut pas de vous faire un discours pour la dernière fois, parce que chaque fois que je viens ici, je vous le dis, je me dis que peut-être enfin ça va être la dernière fois.
Alors un jour où je m’interrogeai, où je vous interrogeai sur cette affluence qui est la vôtre, je ne peux même pas dire que c’est en rentrant chez moi, c’est le lendemain matin que j’ai reçu le petit papier que je vais vous lire. Je ne vous en ai pas fait part parce que je me suis dit , si par hasard, ça les agitait, alors quelle complication ! Moi, vous comprenez, j’ai déjà été une fois dans un état pareil pendant deux ans. Il y avait des gens qui s’employaient à me liquider ; je les laissai continuer leur petit travail pour que mon séminaire continue, je veux dire que je sois entendu au niveau où j’avais à dire certaines choses. C’est la même chose pour cette année, moyennant quoi donc j’ai reçu ça le 20 mars, et il est daté du 18 mars. Il n’y a donc pas de rapport. J’ai même conservé l’enveloppe. Je l’avais d’abord déchirée, je l’ai ramassée, et elle est bien tamponnée du 18. Vous voyez, la confiance règne!
Dr. Lacan, 5, rue de Lille – comme certains savent! -Paris (7è). “Docteur,
“A la demande de la 6è section de l’École Pratique des Hautes Etudes, l’École Normale a mis une salle à votre disposition pour y faire cours pendant plus de cinq ans.
“La réorganisation des études de l’École, qui est une conséquence de la réforme générale des Universités … (Rires)… et de la récente loi d’orientation de l’enseignement supérieur ainsi que le développement des enseignements dans plusieurs disciplines, vont nous rendre impossible à partir d’octobre 1969 le prêt de la salle Dussane ou de toute autre salle de l’École … (Rires)… pour votre cours. Je vous préviens suffisamment à temps … (ça c’est vrai !) pour que vous puissiez envisager dès maintenant le transfert de votre cours dans un autre établissement à la rentrée de la prochaine année scolaire 1969-70”.
Moi, ça me plaît beaucoup, ce truc-là ! Ça me plaît beaucoup; tout ça est correct historiquement, tout à fait vrai. C’était en effet ici à la demande de la 6e section de l’École Pratique des Hautes Etudes, comme ça, à la suite d’une transmission de dette personnelle qu’on avait … enfin il y avait un homme éminent qui s’appelait Lucien Fèbvre qui a eu, on ne peut pas dire l’idée, il n’y est pour rien, fâcheuse de mourir avant d’avoir pu me donner ce qu’il m’avait, à moi, promis, à savoir une place dans cette Ecole. D’autres avaient recueilli cette dette, comme ça, personnelle. C’est très féodal, l’Université. Ça se passe encore comme ça, dans … On est bien, vous savez, dans l’Université, du côté comme ça homme lige. L’homme lige, l’hommelle, tout ça, ça se tient!
Donc c’est à ce titre, c’est à la demande, comme on dit, que j’étais là. Bon. Alors ça me plaît bien que ce soit pointé là. Ça ne me déplait pas, vous comprenez, que la réforme (rires) soit là la raison mise en avant. Vous comprenez, je ne suis pas complètement un bébé, je sais bien qu’à midi et demi le mercredi, la salle Dussane, qui est-ce qui en voudrait ? On s’est donné une peine pour faire fonctionner l’acoustique dans cette salle. A propos, il y a des personnes, là, je vais vous dire, quand même, ce que vous venez d’entendre, j’ai trouvé que ça valait la peine de le photocopier en un nombre d’exemplaires j’espère suffisant pour mes auditeurs d’aujourd’hui. Les personnes à qui j’ai confié ces dossiers vont vous les distribuer ; je vous en prie, rien prenez chacun qu’un. En plus, ça sera on ne sait pas quoi. C’est Si vous comprenez. Vous serez tous liés par quelque chose, vous saurez que vous avez été là le 25 juin1969 et qu’il y avait même une chance pour que le fait que vous soyez là ce jour-là témoigne que vous y étiez toute cette année-là. C’est un diplôme! (Applaudissements)
On ne sait pas, ça peut nous servir à nous retrouver parce que qui sait, si moi je disparais dans la nature, et un jour je revienne, ce sera un signe de reconnaissance, un symbole ! (Rires) Je peux très bien dire un jour que toute personne pourra entrer dans telle salle pour une communication confidentielle sur le sujet des fonctions de la psychanalyse dans le registre politique, car on s’interroge là-dessus vous n’imaginez pas à quel point ! C’est vrai dans le fond qu’il y a là une véritable question dont un jour, qui sait, les psychanalystes, voire l’Université, pourraient avoir avantage à prendre quelque idée ! Je serais assez porté à dire que si jamais c’était à moi qu’on demande d’en avancer quelque chose, je vous donnerai rendez-vous dans cette salle (Rires), pour que vous ayez un dernier cours de cette année, celui que vous n’avez pas, en somme, parce que tout à l’heure je me suis arrêté ; je me suis arrêté pour ne pas faire une dernière classe. Ça ne m’amuse pas. Alors vous avez donc ce petit objet en main. Ça fait 300 quand même, 300 évacués!
Puisqu’on est maintenant comme ça, il faut que je vous quitte quand même, pour vous laisser un petit temps entre vous ; ça ne serait pas mal ; parce que quand je suis là, malgré tout, rien ne sort. Qui sait, vous pourriez bien avoir des choses à vous dire. Mais enfin, on croirait à peine que … vos habitudes de fumer par exemple, on sait bien, vous voyez, ça joue un rôle, tout ça! Et puis il y a les agents de l’intendance aussi, parce que vous savez, dans une affaire comme ça, personne n’y manque ; les agents de l’intendance ont dit que je recevais ici un drôle de monde (Rires) tel quel ! Il paraît même qu’on aurait dû réparer des fauteuils. Il est arrivé quelque chose ! Jean-Jacques Lebel, ce n’est pas vous qui étiez ici avec une soie à ruban ? De temps en temps, on entend un petit bruit, vous devez scie les bras du fauteuil!
On en apprend tous les jours ! Avec ce truc-là, quand je vais vous dire bonsoir, à l’instant, vous allez pouvoir vous éventer ! L’odeur de ce qu’il y a dessus se substituera à celle de la fumée.
Ce qui serait bien, voyez-vous, c’est que vous donniez à ça le seul sort que ça puisse avoir véritablement digne de ce que c’est, un sort signifiant. Vous allez trouver un sens à ce mot, la Flacelière. Moi, je mets ça au féminin, comme ça; je ne dirai pas que c’est un penchant, mais enfin ça sonne plutôt féminin, la cordelière, ou la flatulencelière ! Si ça passait dans l’usage courant, “est-ce que tu me prends pour une flacelière ?” (Rires).
Ça peut servir par les temps qui courent ! Ne tire pas trop sur la flacelière ! Je vous laisse à trouver ça. Moi, je vous ai toujours enseigné que c’est les signifiants qui créent les signifiés. Ça m’a fait un peu rêver. Je me suis aperçu d’un tas de choses, en particulier de la complète ignorance d’un certain usage du papier, qui évidemment n’a pu se produire qu’à partir du moment où il y en avait, du papier. Avant, on ne faisait pas ça avec un parchemin ni avec un papyrus ! On ne sait pas à quelle date, j’ai téléphoné aux maisons-mères si j’ose dire, on ne sait pas, cet usage du papier, quand il a commencé ; en moins de deux, puisque c’est une question que je ne me suis posée qu’à propos du chapitre XIII de Gargantua. Quelqu’un pourra peut-être m’informer sur ce sujet. Enfin, ne vous en servez pas pour ça ; je vous en donne pas un paquet, je ne vous en donne qu’un à chacun.
Mes chers amis, là-dessus je vais vous laisser. Je vous fais remarquer que ces papiers sont signés, signés, actuellement je n’allais pas mettre ma signature sur le dos de ce papier, mais j’ai anis la date. Sur 191 exemplaires, cette date est de ma main. Sur les 150 autres, elle est de la main de ma fidèle secrétaire, Gloria, qui a bien voulu se substituer à moi dans ce – vous savez, ça donne une crampe. Ecrire 151 fois 25.6.69, ça a beau être très graphique, j’en ai quand même pris la peine.
Là-dessus, si vous avez quelques réflexions à vous faire entre vous ou quelque message à me faire parvenir, je vous laisse aux mains de la fidèle Gloria qui va recueillir à l’occasion ces messages. Toute personne qui voudra opiner de quelque façon qui pourra lui paraître opportune, a encore très largement vingt minutes pour le faire.
Quant à moi, je vous dis adieu en vous remerciant de votre fidélité. (Vifs applaudissements).