samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 10 mai 1961

Leçon du 10 mai 1961

Je m’excuse si, en ce lieu ouvert à tous, je demande à ceux qu’unit la même amitié de porter leur pensée un instant vers un homme qui a été leur ami, mon ami, Maurice Merleau-Ponty, qui nous a été ravi mercredi dernier, le soir de [son] <mon> dernier séminaire, en un instant, dont la mort nous a été apprise quelques heures après cet instant. Nous l’avons reçue en plein cœur. Maurice Merleau-Ponty suivait son chemin, poursuivait sa recherche qui n’était pas la même que la nôtre. Nous étions partis de points différents, nous avions des visées différentes et je dirai même que c’est de visées [différentes] <tout opposées> que nous nous trouvions l’un et l’autre en posture d’enseigner. Il avait toujours voulu et désiré – et je puis dire que c’est bien malgré moi – que j’occupe cette chaire. Je puis dire aussi que le temps nous aura manqué, en raison de cette fatalité mortelle, pour rapprocher plus nos formules et nos énoncés. Sa place, par rapport à ce que je vous enseigne aura été de sympathie. Et je crois après ces huit jours, où, croyez-le bien, l’effet de ce deuil profond que j’en aurai ressenti m’a fait m’interroger sur le niveau où je puis remplir cette place et, d’une façon telle que je puis me mettre devant moi même en question, du moins, me semble-t-il que de lui, par sa réponse, par son attitude, par ses propos amicaux chaque fois qu’il est venu ici, je recueille cette aide, ce confort que je crois que nous avions en commun, de l’enseignement, cette idée qui écarte au plus loin toute infatuation de principe, et pour tout dire, tout pédantisme.

 

Vous m’excuserez donc aussi si aujourd’hui ce que j’aurai à vous dire et où je comptais en finir avec ce détour dont je vous ai dit la dernière fois les raisons, ce détour par une tragédie contemporaine de Claudel, vous m’excuserez donc si aujourd’hui je ne pousse pas les choses plus loin que j’arriverai à les pousser. En effet, vous me le pardonnerez en raison de ce que sans doute j’ai dû soustraire moi-même à la préparation que d’habitude je vous consacre.

 

Nous avons laissé les choses, la dernière fois, à la fin de L’otage et au surgissement d’une image : l’image de Sygne de Coûfontaine qui dit « non ». Ceci dit, ce « non » à la place même où une tragédie, que j’appellerai provisoirement une « tragédie chrétienne », pousse son héroïne…il y a à s’arrêter sur chacun de ces mots.

 

J’ai assez parlé devant vous de la tragédie pour que vous sachiez que pour Hegel, quand il la situait dans La phénoménologie de l’esprit, il est pensable que ces mots de tragédie chrétienne soient en quelque sorte liés à la réconciliation, la Versöhnung qu’implique la rédemption étant aux yeux de Hegel ce qui du même coup résout le conflit de la tragédie ou l’impasse fondamentale de la tragédie grecque et, par conséquent, ne lui permet pas de s’instituer sur son plan propre, tout au plus elle instaure le niveau qui est celui de ce qu’on peut appeler une « divine comédie », celle dont les fils sont au dernier terme tous tenus par Celui en qui tout [lien] <Bien>, fût-ce au-delà de notre connaissance, se réconcilie. Sans doute, l’expérience va-t-elle contre cette saisie noétique où vient sans doute échouer en quelque partialité la perspective hégélienne, puisque aussi bien renaît après cette voix humaine, celle de Kierkegaard, qui lui apporte une contradiction.

 

Et aussi bien le témoignage de l’Hamlet de Shakespeare, auquel vous savez qu’il y a deux ans nous nous sommes longtemps arrêtés, est là pour nous montrer autre chose, une autre dimension qui subsiste qui, à tout le moins, ne nous permet pas de dire que l’ère chrétienne clôt la dimension de la tragédie. Hamlet est-il une tragédie ? Sûrement. Je crois vous l’avoir montré. Est-il une tragédie chrétienne ? C’est bien là où l’interrogation de Hegel nous retrouverait car, à la vérité, vous le savez, dans cet Hamlet n’apparaît pas la moindre trace d’une réconciliation. Malgré la présence à l’horizon du dogme de la foi chrétienne, il n’y a dans Hamlet, à aucun moment, un recours à la médiation d’une quelconque rédemption. Le sacrifice du fils dans Hamlet reste de la pure tragédie. Néanmoins, nous ne pouvons absolument éliminer ceci qui n’est pas moins présent dans cette étrange tragédie, ceci que j’ai appelé tout à l’heure la dimension du dogme de la foi chrétienne à savoir que le père, le ghost, celui qui au-delà de la mort révèle au fils et qu’il a été tué et comment et par qui, est un père damné. Étrange, ai-je dit de cette tragédie dont assurément je n’ai pas devant vous pu épuiser dans mon commentaire toutes les ressources, étrange donc cette contradiction de plus sur laquelle nous ne nous sommes pas arrêtés, qui est qu’il n’est pas mis en doute que ce soit des flammes de l’enfer, de la damnation éternelle, que ce père témoigne. Néanmoins, c’est en sceptique, en élève de Montaigne, a-t-on dit que cet Hamlet s’interroge : to be or not to be, dormir, rêver peut-être, cet au-delà de la vie nous délivre-t-il de cette vie maudite, de cet océan d’humiliation et de servitude qu’est la vie ?

 

Et aussi bien, nous ne pouvons pas ne pas tracer l’échelle qui s’établit de cette gamme qui, de la tragédie antique au drame claudélien, pourrait se formuler ainsi : au niveau d’Œdipe, le père déjà tué sans même que le héros le sache, « il ne savait pas » non seulement que ce fût par lui que le père fût mort mais même qu’il le fût et pourtant le fond, la trame de la tragédie implique qu’il l’est déjà, au niveau d’Hamlet, ce père damné, qu’est-ce que cela pour nous au-delà du fantasme de la damnation éternelle peut vouloir dire ? Est-ce que cette damnation n’est pas liée, pour nous, à l’émergence de ceci qu’ici le père commence de savoir ? Assurément il ne sait pas tout le ressort, mais il en sait plus qu’on ne croit, il sait en tout cas qui l’a tué et comment il est mort. J’ai laissé pour vous, dans mon commentaire, ouvert ce mystère laissé béant par Shakespeare, par le dramaturge, de ce que signifie cet orchard dans lequel la mort l’a surpris, nous dit le texte, dans la fleur de ses péchés et cette autre énigme, que c’est par l’oreille que le poison lui fut versé. Qu’est-ce qui entre par l’oreille sinon une parole et quel est, derrière cette parole, ce mystère de volupté ?

 

Est-ce que, répondant à l’étrange iniquité de la jouissance maternelle, quelque hubris ici ne répond pas, que trahit la forme qu’a aux yeux d’Hamlet l’idéal du père, ce père à propos duquel, dans Hamlet, rien n’est dit d’autre sinon qu’il était ce que nous pourrons appeler l’idéal du chevalier de l’Amour Courtois – cet homme qui tapissait de fleurs le chemin de la marche de la reine, cet homme qui « écartait de son visage », nous dit le texte, « le moindre souffle de vent ». Telle est cette étrange dimension où reste, et uniquement pour Hamlet, l’éminente dignité, la source toujours [bourgeonnante] <bouillonnante> d’indignation dans le cœur d’Hamlet. D’une part, nulle part il n’est évoqué comme roi, nulle part il n’est discuté, dirai-je, comme autorité. Le père est là une sorte d’idéal de l’homme et ceci ne mérite pas moins de rester pour nous à l’état de question, car à chacune de ces étapes nous ne pouvons espérer la vérité que d’une révélation ultérieure. Et aussi bien – à la lumière de ce qu’il nous parait, à nous analystes, naturel de projeter à travers l’histoire comme la question répétée d’âge en âge sur le père – arrêtez-vous un instant pour observer à quel point, avant nous, ce ne fut jamais en quelque sorte en son cœur que cette fonction du père fut interrogée.

 

La figure même du père antique, pour autant que nous l’avons appelée dans notre imagerie, est une figure de roi. La figure du père divin pose, à travers les textes bibliques, la question de toute une recherche : à partir de quand le Dieu des Juifs devient-il un père, à partir de quand dans l’histoire, à partir de quand dans l’élaboration prophétique ? Toutes ces choses remuent des questions thématiques, historiques, exégétiques si profondes que ce n’est même pas les poser que de les évoquer ainsi. C’est simplement faire remarquer qu’il faut bien qu’à quelque moment la thématique du problème du père, du « qu’est-ce qu’un père ?» de Freud, se soit singulièrement rétrécie pour qu’elle ait pris pour nous la forme obscure du nœud non seulement mortel mais meurtrier, sous lequel pour nous elle est fixée sous la forme du complexe d’Œdipe. Dieu, Créateur, Providence, ce n’est pas là ce dont il s’agit pour nous dans la question du père, encore que tous ces harmoniques lui forment son fond. S’ils lui forment son fond, ce que nous avons interrogé c’est de savoir si ce fond, par ce que nous avons articulé, va être éclairé après-coup.

 

Dès lors est-ce qu’il n’est pas opportun, nécessaire, quels que puissent être nos goûts, nos préférences et ce que pour chacun peut représenter cette œuvre de Claudel, est-ce qu’il ne nous est pas imposé de nous demander ce que peut être dans une tragédie la thématique du père, quand c’est une tragédie qui est apparue à l’époque où, de par Freud, la question du père a profondément changé ?

 

Et aussi bien nous ne pouvons croire que ce soit un hasard que dans la tragédie claudélienne il ne s’agisse que du père. La dernière partie de cette trilogie s’appelle Le père humilié, complétant notre série, tout à l’heure le père déjà tué, le père dans la damnation de sa mort <et maintenant> le père humilié, qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que veut dire Claudel sous ce terme du père humilié ? Et d’abord la question pourrait se poser dans la thématique claudélienne : ce père humilié, où est-il ? « Cherchez le père humilié », comme on dit dans les cartes postales devinettes « cherchez le voleur » ou bien le gendarme. Qui est le père humilié ? Est-ce que c’est le Pape pour autant, toujours Pie qu’il est, qu’il y en a deux dans la pièce, dans l’espace de la trilogie. Le premier, fugitif, moins que fugitif encore, enlevé, au point que là aussi l’ambiguïté portant toujours sur les termes des titres on peut se demander si ce n’est pas lui L’otage, et puis le Pie de la fin, du troisième drame, le Pie qui se confesse, scène éminemment touchante et bien faite pour exploiter toute la thématique d’un certain sentiment proprement chrétien et catholique, celui <qui est> Serviteur des serviteurs, celui qui se fait plus petit que les petits, bref cette scène que je vous lirai dans Le père humilié, où il va se confesser à un petit moine qui n’est lui-même qu’un gardeur d’oies, ou de cochons peu importe et, bien entendu, qui porte en lui le ministère de la plus profonde et de la plus simple sagesse.

 

Ne nous arrêtons pas trop à ces trop belles images où il semble que Claudel sacrifie plutôt à ce qui est exploité infiniment plus loin dans tout un dandysme anglais où catholicité et catholicisme sont pour les auteurs anglais, à partir d’une certaine date qui remonte à peu près maintenant à deux cents ans, le comble de la distinction. C’est bien ailleurs qu’est le problème. Le père humilié, je ne crois pas qu’il soit ce Pape, il y a bien d’autres [bruits de] pères, il ne s’agit que de cela tout au long de ces trois drames. Et aussi bien, le père qu’on voit le plus, le père dans une stature qui confine à une sorte d’obscénité, le père dans une stature à proprement parler impudente, le père à propos duquel nous ne pouvons pas ne pas noter précisément quelques échos de la forme gorillesque où tout à l’horizon le mythe de Freud nous le fait apparaître, le père est bien là, Toussaint Turelure, dont le drame et dont le meurtre va faire non seulement le pivot mais l’objet, à proprement parler, de la pièce centrale Le pain dur.

 

Est-ce que c’est là l’humiliation du père qui nous est montrée sous cette figure qui n’est pas simplement impulsive ou simplement dépréciée – je vais y revenir et vous le montrer – <mais> qui ira jusqu’à la forme de la plus extrême dérision, d’une dérision même qui confine à l’abject ? Est-ce que c’est là ce que nous pouvons attendre d’un auteur professant d’être catholique et de faire revivre, de réincarner devant nous des valeurs traditionnelles ? Est-ce qu’il n’est même pas étrange qu’on n’ait pas plus crié au scandale d’une pièce qui, quand elle sort toute seule trois ou quatre ans après L’otage, prétend retenir, captiver notre attention de cet épisode dont je trouvais qu’une sorte de [morbidité] <sordidité> aux échos balzaciens ne se relève que d’un extrême, d’un paroxysme, d’un dépassement là aussi de toutes les limites ?

 

Je ne sais pas si je dois faire lever le doigt à ceux qui n’ont pas lu depuis la dernière fois Le pain dur. Je pense qu’il ne suffit pas que je vous mette sur une piste pour que tous vous vous y précipitiez aussitôt. Je me crois obligé, brièvement. de résumer, de vous rappeler ce dont il s’agit. Le pain dur s’ouvre sur le dialogue de deux femmes. Sûrement plus de vingt années ont passé depuis la mort de Sygne, le jour du baptême du fils qu’elle a donné à Toussaint Turelure. L’homme, qui n’était déjà plus très frais à cette époque, est devenu un assez sinistre vieillard. Nous ne le voyons pas, il est dissimulé dans la coulisse mais ce que nous voyons c’est deux femmes dont l’une, Sichel, fut sa maîtresse et l’autre Lumîr, la maîtresse de son fils. Cette dernière revient d’une terre qui a pris depuis quelque actualité, l’Algérie où elle a laissé Louis de Coûfontaine – car il s’appelle Louis, bien sûr, en l’honneur du souverain restauré.

 

Que l’occasion ne soit pas perdue de vous glisser ici une petite amusette, une petite remarque dont je ne sais pas s’il y a ici quelqu’un à se l’être déjà faite. L’origine du mot Louis, c’est Ludovicus, Ludovic, Lodovic, Clodovic des Mérovingiens et ce n’est rien d’autre – une fois qu’on l’écrit on le voit mieux – que Clovis au C enlevé, ce qui fait de Clovis le premier Louis. On peut se demander si tout ne serait pas changé si Louis XIV avait su qu’il était Louis XV ! Peut-être son règne aurait-il changé de style, et indéfiniment… Enfin, sur cette amusette, destinée à vous dérider, passons.

 

Louis de Coûfontaine est encore, du moins le croit-on, sur la terre d’Algérie, et <Lumîr> la personne qui revient à la maison de Toussaint, son père, vient lui réclamer quelque argent qui a été prêté par elle. C’est cette histoire qui a fait si joliment s’esbaudir les deux auteurs de livres de pastiches célèbres ; [que] pastichant Claudel, c’est cette scène de la réclamation auprès du vieux Toussaint qui a servi de thème au célèbre À la manière de….C’est à ce propos qu’est commentée pour la suite des générations la fameuse réplique bien digne, plus vraie que Claudel lui-même, imputée au personnage parodique alors qu’on lui réclame de rendre cette somme dont il aurait spolié une malheureuse : il n’y a pas de petites économies. Les économies dont il s’agit, ce ne sont point les économies de la fille qui vient les réclamer au Toussaint Turelure, elles ne sont rien moins que le fruit des sacrifices des émigrés polonais.

 

La somme de dix mille francs (c’est plus que dix mille francs même) qui a été prêtée par la jeune femme – dont vous allez voir à la suite quel rôle et quelle fonction il convient de lui donner – c’est ce qui est l’objet de sa requête. Lumîr vient réclamer au vieux Toussaint, non que ce soit au vieux Toussaint qu’elle en ait fait l’abandon ni le prêt mais à son fils – le fils est maintenant insolvable non seulement pour ces dix mille francs mais pour dix mille autres. Il s’agit d’obtenir du père la somme de vingt mille de ces francs du milieu du siècle dernier, c’est-à-dire d’un temps où un franc était un franc, je vous prie de le croire, et ça ne se gagnait pas en un instant.

 

La jeune femme qui est là en rencontre une autre, Sichel. Sichel est la maîtresse en titre du vieux Toussaint et la maîtresse en titre du vieux Toussaint n’est pas sans présenter quelques épines. C’est une position qui présente quelque rudesse, mais la personne qui l’occupe est de taille. Bref, ce dont il s’agit très vite entre ces deux femmes, c’est de savoir comment avoir la peau du vieux. S’il ne s’agissait pas, avant d’avoir sa peau, d’avoir autre chose, il semble que la question serait plus vite résolue encore. C’est dire en somme que le style n’est pas absolument celui de la tendresse, ni du plus haut idéalisme. Ces deux femmes, chacune à leur manière comme vous le verrez, j’y reviendrai, peuvent bien être qualifiées d’ « idéales » ; pour nous, spectateurs, elles ne manquent pas d’imager une des formes singulières de la séduction.

 

Il faut bien que je vous indique tout ce qui se trame de calculs et de calculs extrêmes dans la position de ces deux femmes, devant l’avarice, « cette avarice qui n’a d’égale que son désordre, lequel n’est dépassé que par son improbité », comme s’exprime textuellement la nommée Sichel parlant du vieux Turelure. [Son avarice] La personne de la Polonaise Lumir – prononcez Loumyir comme expressément Claudel nous dit qu’il faut prononcer son nom est prête à aller, pour reconquérir ce qu’elle considère comme un bien, comme une loi sacrée dont elle est responsable, qu’elle a aliéné mais qu’elle doit absolument restituer à ceux dont elle se sent féale et d’unique allégeance (tous les émigrés, tous les martyrs, des morts même de cette cause éminemment passionnée, passionnelle, passionnante qu’est la cause de la Pologne divisée, de la Pologne partagée)… la jeune femme est décidée à aller aussi loin qu’on peut aller, jusqu’à s’offrir, jusqu’à céder à ce qu’elle connaît du désir du vieux Turelure. Le vieux Turelure, <elle> sait d’avance ce qu’on peut attendre de lui, il suffit qu’une femme soit la femme de son fils pour qu’elle soit sûre déjà qu’elle n’est pas, loin de là, pour lui, un objet interdit.

 

Nous retrouvons encore un autre trait qui ne se trouve que depuis un temps fort récent introduit dans ce que je pourrais appeler la thématique commune de certaines fonctions du père. L’autre, la partenaire du dialogue, Sichel – je l’ai nommée tout à l’heure – fine mouche, n’est pas sans connaître ces composantes de la situation. Aussi bien c’est [à] <là> une nouveauté, je veux dire quelque chose qui, au jeu de cette singulière partie que nous appelons complexe d’Œdipe, en rajoute dans Claudel. Sichel n’est pas la mère, observez-le. La mère est morte, hors du jeu, et sans doute cette disposion du drame claudélien est ici quelque chose peut-être de nature à favoriser, à faire apparaître les éléments susceptibles de nous intéresser dans cette traîne, dans cette topologie, dans cette dramaturgie fondamentale, pour autant que quelque chose de commun à une même époque la relie d’un créateur à l’autre : une pensée réfléchie à une pensée créatrice. Elle n’est pas la mère, ce n’est même pas la femme du père, c’est l’objet d’un désir tyrannique, ambigu. Il est assez souligné par Sichel que s’il y a quelque chose qui attache le père à elle, c’est quelque chose qui est un désir bien près du désir de la détruire, puisque aussi bien il a fait d’elle son esclave et qu’il est capable de parler de l’attachement qu’il lui porte d’avoir pris son principe dans quelque charme qui se dégageait de son talent de pianiste et d’un petit doigt qui allait si bien taper la note sur le clavier. Ce piano, aussi bien, depuis qu’elle tient les comptes du vieux Toussaint, elle n’a pu l’ouvrir.

 

Cette Sichel a donc son idée. Cette idée, nous la verrons fleurir sous la forme de l’arrivée brusque du nommé Louis de Coûfontaine au point où se nouera le drame. Car cette arrivée qui n’est pas sans provoquer une véritable prise aux tripes, un véritable fléchissement de peur abjecte chez le vieux père : c’est-i qu’il vient ? s’écrie-t-il soudain,lâchant le beau langage dont, une minute avant, il vient de se servir pour décrire les sentiments poétiques qui l’unissent à Sichel, à la jeune femme dont je viens de parler, c’est-i qu’il vient ? Il vient bien en effet, et il vient ramené par une opération de coulisse, par une petite lettre d’avertissement de la nommée Sichel.

 

Il vient au centre et la pièce culminera dans une sorte de singulière partie carrée, pourrait-on dire, si ne s’y surajoutait pas le personnage du père de Sichel, le viel Ali Habenichts (nicht, habenicht [qui n’est rien] <qu’il n’ait rien>, c’est un jeu de mots), le vieil usurier qui est une sorte de doublure de Toussaint Turelure, qui est celui à travers lequel il trafique cette opération compliquée qui consiste à reprendre pièce à pièce et morceau par morceau à son propre fils, les biens de Coûfontaine dont Louis a eu le tort de lui réclamer à coup de papier timbré l’héritage, dès sa majorité. Vous voyez comment tout se boucle. Ce n’est pas pour rien que j’ai évoqué la thématique balzacienne. La circulation, le métabolisme, le conflit sur le plan de l’argent [était bien double de] <doublait bien> la rivalité affective. Le vieux Toussaint Turelure voit dans son fils ce quelque chose précisément sur quoi l’expérience freudienne a porté notre attention, cet autre lui-même, cette répétition de lui-même, cette figure [née] <renée> de lui-même, dans lequel il ne peut voir qu’un rival. Et quand son fils tendrement tente à un moment de lui dire : « est-ce que je ne suis pas un vrai Turelure ? » il lui répond rudement : « oui sans doute, mais il y en a déjà un, ça suffit. Pour ce qui est de Turelure je suffis bien à remplir son rôle ».

 

Autre thématique où nous pouvons reconnaître ce quelque chose d’introduit par la découverte freudienne. Aussi bien n’est-ce pas là tout, et je dirai dans ce qui vient à culminer après un dialogue où il a fallu que Lumîr, la maîtresse de Louis de Coûfontaine, dresse celui-ci par tous les coups de fouets de l’injure directement adressée à son amour-propre, à sa virilité narcissique comme nous dirons, dévoile envers le fils de quelles propositions elle est l’objet de la part du père, de ce père qui, par ses trames, veut le pousser à ce terme de faillite où il se trouve acculé quand commence le drame et qui non seulement va lui ravir sa terre qu’il va racheter à bon marché grâce à ses intermédiaires d’usure mais aussi bien va lui ravir sa femme, bref, <Lumîr> arme la main de Louis de Coûfontaine contre son père. Et nous assistons sur la scène à ce meurtre si bien préparé par la stimulation de la femme elle-même, qui se trouve ici non pas seulement la tentatrice mais celle qui combine, qui fait tout l’artifice du crime autour de quoi va se faire l’avènement de Louis de Coûfontaine lui-même à la fonction de père.

 

Et ce meurtre que nous voyons se dérouler sur la scène, autre scène du meurtre du père, nous allons le voir s’opérer de la façon suivante où les deux femmes se trouvent en somme avoir collaboré. Car comme le dit quelque part Lumir, « c’est Sichel qui m’a donné cette idée ». Et en effet, c’est lors de leur premier entretien que Sichel a fait surgir dans l’imagination de Lumîr cette dimension, à savoir que le vieux qui est là animé d’un désir qui, pour le personnage que dresse devant nous Claudel de ce père bafoué – si je puis dire de ce père – joué ; ce père joué qui est le thème fondamental de la comédie classique, mais il faut ici entendre joué dans un sens qui va plus loin encore que le leurre et que la dérision, il est joué, si l’on peut dire, aux dés, il est joué parce qu’il est dans la partie en fin de compte un élément passif. Comme il est expressément évoqué dans le texte à propos des répliques qui terminent le dialogue des deux femmes, après s’être ouvertes mutuellement et jusqu’au fond leurs pensées, l’une dit à l’autre : « allez chacune de nous joue maintenant son jeu contre le mort ». C’est précisément à ce moment que Toussaint Turelure fait sa rentrée : « De quoi parlez-vous ? – Nous parlons de la partie de whist d’hier soir, de cette partie où nous discutions la forte et la faible ». Et là-dessus le vieux Toussaint, qui d’ailleurs ne doute pas de ce dont il s’agit réplique, avec cette élégance bien française à laquelle il est fait tout le temps allusion (c’est un vrai Français a dit Sichel à Lumir, oh ! il est incapable de rien refuser à une femme, c’est un Français authentique, sauf l’argent, l’argent poah !) en faisant quelques plaisanteries sur ce qu’on lui a laissé dans cette partie, à savoir naturellement les honneurs.

 

Cette image de la partie carrée, en un autre sens, qui est celle du whist, celle à laquelle j’ai fait allusion à plusieurs reprises moi-même pour désigner la structure de la position analytique, est-ce qu’il n’est pas frappant de la voir resurgir ? Le père, avant que la scène du drame se passe, est déjà mort, ou presque. Il n’y a plus qu’à souffler dessus. Et c’est bien en effet ce que nous allons voir [A savoir qu’] après un dialogue dont la codimensionnalité du tragique et du bouffon mériterait que nous en fassions ensemble la lecture. Car, à la vérité, c’est une scène qui mérite dans la littérature universelle d’être retenue comme assez unique dans ce genre à la fin des fins, et les péripéties aussi mériteraient qu’on s’y arrête, si nous avions ici seulement à faire de l’analyse littéraire, malheureusement il faut que j’aille un peu plus vite que je ne désirerais si je devais vous faire savourer tous ces détours.

 

Quoi qu’il en soit, c’est bien beau de voir [à] l’un de ces détours. [alors que] Le fils adjure le père de lui donner ces fameux vingt mille francs dont il sait (et pour cause puisque toute l’affaire il l’a tramée depuis longtemps par l’intermédiaire de Sichel) qu’il les a dans sa poche, qu’ils font une bosse sur lui, de les lui laisser, de les lui céder pour lui permettre en somme, pas seulement de tenir ses engagements, pas seulement de restituer une dette sacrée : <il envisage> pas seulement de perdre ce qu’il possède lui, le fils, mais de se voir réduit à n’être plus qu’un serf sur la terre même où il a engagé toute sa passion. Car cette terre près d’Alger dont il s’agit, c’est là que Louis de Coûfontaine a été chercher le rejet – au sens de quelque chose qui a rejailli et qui rejette – du rejeton de son être, le rejet de sa solitude, de cette déréliction où il s’est toujours senti, lui dont il sait que sa mère ne l’a pas voulu, que son père ne l’a jamais, dit-il, observé grandir qu’avec inquiétude ; c’est à la passion d’une terre, c’est au retour vers ce quelque chose dont il se sent chassé de tout recours à la nature, c’est de cela qu’il s’agit.

 

Et à la vérité, il y a là un thème qui vaudrait bien qu’on y recoure dans la genèse même historique de ce qu’on appelle le colonialisme. Il prend [la] source dans une émigration qui n’a pas seulement ouvert des pays colonisés mais aussi des pays vierges ; la source donnée par tous les enfants perdus de la culture chrétienne est bien quelque chose qui vaudrait qu’on l’isole comme un ressort éthique qu’on aurait tort de négliger au moment où on en mesure les conséquences. C’est au moment donc où ce Louis se voit au point où cette épreuve de force entre son père et [Louis] <lui> <le réduit au désespoir> qu’il sort les pistolets, les pistolets dont on a armé sa main, et sa main en a été armée par Lumîr. Ces pistolets sont deux. Je vous prie aussi de vous arrêter un instant à ce raffinement. C’est l’artifice dramaturgique à proprement parler, c’est l’astuce ce raffinement grâce à quoi ce dont on l’a armé c’est de deux pistolets. Deux pistolets, je vous le dis tout de suite, qui ne vont pas partir bien qu’ils soient chargés.

 

C’est le contraire de ce qui se passe dans un passage célèbre du sapeur Camember. On donne au soldat Pidou une lettre du général. Regarde, dit-il, c’te lettre elle n’est pas chargée… ce n’est pas que le général n’en ait pas les moyens, mais elle n’est pas chargée, eh bien ça n’va pas l’empêcher de partir tout de même !

 

Là c’est le contraire. Malgré qu’ils soient chargés tous les deux par les soins de Lumîr, les pistolets ne partent pas. Et ça n’empêche pas le père de mourir. Il meurt de peur, le pauvre homme, et c’est bien ce à quoi on s’attendait depuis toujours, puisque aussi bien c’est expressément à ce titre que Lumir avait remis au héros, Louis de Coûfontaine, un des pistolets, le petit, en lui disant : « celui-là il est chargé mais à blanc, il fera du bruit simplement et il est possible que ça suffise à ce que l’autre fasse couic ; si ça ne suffit pas alors, tu te serviras du grand qui, celui-là a une balle ».

 

Louis a fait ses écoles sur le terrain d’une terre qu’on défriche mais aussi qu’on n’acquiert pas – ceci est très bien indiqué dans le texte – sans quelques manœuvres de dépossession un peu rudes et assurément, au second coup, il n’y a pas à craindre que la main de celui qui appuiera sur la gâchette tremble plus que sur le premier. Comme dira plus tard Louis de Coûfontaine, il n’aime pas les atermoiements. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il ira jusque-là, « mais puisqu’on y est », dit-il, les deux pistolets seront tirés en même temps. Or, comme je vous le dis, chargés ou pas l’un comme l’autre, aucun ne part. Il n’y a que du bruit mais ce bruit suffit comme le décrit très joliment l’indication du scénario dans le texte : le vieux s’arrête les yeux exorbités, la mâchoire avalée. C’est très joli. Nous avons parlé de quelque grimace de la vie, la dernière fois, ici la grimace de la mort n’est pas élégante et, ma foi, l’affaire est faite.

 

Je vous ai dit, et vous le voyez, que tous les raffinements y sont, quant à la dimension imaginaire du père, fort bien articulés en ce sens que même dans l’ordre de l’efficacité l’imaginaire peut suffire. On nous le démontre par l’image. Mais pour que les choses soient encore plus belles, la nommée Lumir fait à ce moment-là sa rentrée.

 

Bien sûr le garçon n’est pas absolument calme. Il n’a aucune espèce de doute qu’il est bien parricide, parce que d’abord il a parfaitement voulu tuer son père et que, somme toute, il l’a fait. Les termes et le style des propos conclusifs qui s’échangent à ce niveau valent la peine qu’on s’y arrête – je vous prie de vous y reporter – ils ne manquent pas d’une grande rudesse, d’une grande saveur. J’ai pu observer qu’à certaines oreilles et pas des moindres, et qui ne sont pas sans mérites, Le pain dur, comme L’otage peuvent paraître des pièces un peu ennuyeuses. J’avoue que moi je ne trouve pas, pas du tout ennuyeux tous ces détours. C’est assez sombre, ce qui nous déroute, c’est que ce sombre joue exactement en même temps qu’une sorte de comique dont il faut bien dire que la qualité peut nous paraître un peu trop acide. Mais néanmoins ce ne sont pas moindres mérites. La seule question, c’est tout de même où l’on entend nous mener. Qu’est-ce qui nous passionne là-dedans ? Je suis bien sûr qu’en fin de compte cette espèce de démolition du guignol de père massacré dans le genre bouffon n’est pas quelque chose qui soit de nature à susciter en nous des sentiments bien nettement localisés, localisables.

 

Ce qui est tout de même assez joli, c’est de voir sur quoi se termine cette scène, à savoir que Louis de Coûfontaine dit stop, arrêt. Une fois la croix faite sur l’acte, pendant que la fille escamote le portefeuille dans la poche du père : « une minute, un détail, permets-moi de vérifier quelque chose ». Il renverse le petit pistolet, il trifouille dedans avec ces choses dont on se servait à l’époque pour charger ces armes et il voit que le petit pistolet était chargé aussi, ce dont il fait la remarque à la passionnante personne qui s’est trouvée armer son bras. Elle le regarde et elle n’a d’autre réponse qu’un gentil rire.

 

Est-ce que ceci aussi n’est pas de nature pour nous à soulever quelques problèmes ? Qu’est-ce que veut dire le poète ? Nous le saurons assurément au troisième acte, quand nous verrons s’avouer la véritable nature de cette Lumîr que nous n’avons vue ici après tout que dans des traits ni sombres ni fanatiques. Nous verrons quelle est la nature du désir de cette Lumîr. Que ce désir puisse aller pour elle (qui se considère comme destinée et de façon certaine) au suprême sacrifice (à la pendaison par laquelle elle finira certainement et par laquelle la suite de l’histoire nous indique qu’elle finit en effet) n’exclut pas que sa passion pour son amant, celui qui est véritablement pour elle son amant, Louis de Coûfontaine, n’aille jusqu’à vouloir pour lui la fin tragique, par exemple de l’échafaud.

 

Cette thématique de l’amour lié à la mort [est] <et> à proprement parler, de l’amant sacrifié, est quelque chose [dont] <qui>, à l’horizon de l’histoire des de La Mole, du de La Mole décapité dont une femme est censée avoir recueilli la tête et celle de Julien Sorel dont une Mademoiselle de La Mole imaginaire celle-là va également rejoindre la dépouille, est là pour nous éclairer littérairement cette thématique.

 

La nature extrême du désir de Lumîr est bien là ce qu’il convient de retenir. C’est dans la voie de ce désir, de cet amour qui ne vise à rien qu’à se [consommer] <consumer> en un instant extrême, c’est vers cet horizon que Lumîr appelle Louis de Coûfontaine.

 

Et Louis de Coûfontaine, parricide pour autant qu’il est rentré dans son héritage par le meurtre de son père, dans une autre dimension que celle qu’il a jusque-là connue, va devenir dès lors un autre Turelure, un autre personnage sinistre dont Claudel ne nous épargnera pas non plus, dans la suite, la caricature – et faites bien attention qu’il devient ambassadeur. Vous auriez tort de croire que tous ces reflets soient prodigués par Claudel sans qu’on puisse le dire intéressé au fond de lui-même dans je ne sais quelle ambivalence. Louis refuse donc de suivre Lumir et c’est parce qu’il ne suit pas Lumîr qu’il épousera la maîtresse de son père, Sichel.

 

Je vous passe la fin de la pièce. C’est à savoir comment opère cette sorte de reprise, de transmutation qui le fait non pas seulement chausser les bottes du mort, mais aussi entrer dans le même lit que lui. Il s’agit de sombres histoires de reconnaissance de dettes, de tout un traficotage, de toute une assurance que le père, toujours malin, avait fait ou pris avant sa mort pour faire que ceux qui se lieraient à lui, et nommément si c’était Lumir, n’aient pas trop d’intérêt à sa disparition. Il avait arrangé les choses de façon à ce que son bien paraisse être dû, être inscrit au livre des dettes de son associé obscur, Ali Habenichts. C’est dans la mesure où Sichel lui rendra cette créance qu’elle s’acquerra auprès de lui ce titre véritablement abnégant ; il abnègue (comme disait Paul Valéry) son titre en ce qu’il l’épouse. Et c’est là-dessus que se termine la pièce : l’engagement de Louis de Coûfontaine et de Sichel Habenichts, la fille du compagnon d’usure de son père.

 

On peut s’interroger encore plus après cette fin, sur ce que veut dire le poète – et nommément au point où il en est de lui-même, de sa pensée quand il forge pour nous ce qu’on peut bien appeler, à proprement parler, maintenant que je vous l’ai racontée comme je vous la raconte, cette étrange comédie. Au cœur de la trilogie claudélienne, [ce qu’il y a, c’est] de même qu’au début il y avait une tragédie qui crevait la toile, qui dépassait tout comme possibilité, comme exigence imposée à l’héroïne(et à la place qu’occupe au terme de la première pièce son image) à la fin de la seconde, il ne peut y avoir que l’obscurité totale d’une dérision radicale – allant jusqu’à quelque chose dont certains échos en fin de compte peuvent nous paraître assez antipathiques pour autant que par exemple la position juive se trouve y être, on ne sait vraiment pourquoi, intéressée.

 

Car l’accent y est mis sur les sentiments de Sichel. Sichel articule quelle est sa position dans la vie. Il nous faut nous avancer sans plus de réluctance dans cet élément de la thématique claudélienne, car aussi bien je ne sache pas que quiconque ait jamais là-dessus imputé à Claudel des sentiments que nous pourrions qualifier à quelque titre de suspects. Je veux dire que la grandeur, par lui plus que respectée, exaltée de l’Ancienne Loi, n’a jamais cessé d’habiter les moindres personnages qui peuvent dans sa dramaturgie s’y rattacher. Et tout Juif, par essence, pour lui s’y rattache, même si c’est un Juif qui précisément se trouve, cette Ancienne Loi, la rejeter et dire que c’est la fin de toutes ces vieilles lois qu’il souhaite et à laquelle il aspire, que ce vers quoi il va, c’est au partage par tous de ce quelque chose qui seul est réel et qui est la jouissance. C’est bien en effet le langage de Sichel et c’est ainsi qu’elle se présente à nous avant le meurtre, bien plus encore après, quand elle offre à Louis de Coûfontaine l’amour dont il se révèle qu’elle a toujours été pour lui animée.

 

Voilà t-il pas encore un problème de plus qui nous est proposé dans cet étrange arrangement ? Je vois qu’à m’être laissé entraîner, et il fallait bien que je le fasse, à vous raconter l’histoire centrale du Pain dur (je ne ferai guère aujourd’hui qu’en somme vous proposer ceci) une pièce que peut-être on rejouera, qu’on a jouée quelquefois, et dont on ne peut dire ni qu’elle soit mal construite, ni qu’elle ne nous attache pas… Est-ce qu’il ne vous semble pas qu’à la voir se clore après cette étrange péripétie vous ne vous trouviez là devant une figure – comme on dit une figure de ballet, de scénario – d’un chiffre qui essentiellement se propose à vous sous une forme vraiment inédite par son opacité, par le fait qu’elle n’appelle votre intérêt que sur le plan de la plus totale énigme.

 

Le temps ne me permet pas, d’aucune façon, même d’aborder ce qui nous permettra de la résoudre, mais comprenez que si je vous la propose, ou si simplement je remarque qu’il n’est pas possible de ne pas faire état d’une construction semblable dans – je ne dirai pas le siècle – dans la décade de la mise au jour de notre pensée sur le complexe d’Œdipe… comprenez pourquoi je l’amène ici et ce qui, avec la solution que je pense que je vais y apporter, justifie que je la soutienne si longtemps, d’une façon si détaillée, devant votre attention : le père.

 

Si le père est venu au début de la pensée analytique sous cette forme dont justement la comédie est bien faite pour nous faire ressortir tous les traits scandaleux ; si Freud a dû articuler comme à l’origine de la loi un drame et une figure dont il suffit que vous le voyiez porté sur une scène contemporaine pour mesurer, non pas simplement le caractère criminel mais la possibilité de décomposition caricaturale, voire abjecte comme je l’ai dit tout à l’heure, le problème, c’est en quoi ceci a-t-il été nécessité par la seule chose qui nous justifie, nous, dans notre recherche, et qui est aussi bien notre objet. Qu’est-ce qui rend nécessaire que cette image soit sortie à l’horizon de l’humanité si ce n’est sa consubstantialité avec la mise en valeur, la mise en œuvre de la dimension du désir, en d’autres termes, ceci que nous tendons à repousser de notre horizon toujours plus, voire à dénier dans notre expérience, paradoxalement de plus en plus, nous autres analystes, la place du père. Pourquoi ? mais simplement parce qu’elle s’efface dans toute la mesure où nous perdons le sens et la direction du désir, où notre action auprès de ceux qui se confient à nous tendrait à lui passer, à ce désir, je ne sais quel doux licol, je ne sais quel soporifique, je ne sais quelle façon de suggérer [qu’il le ramène] <qui le ramène> au besoin.

 

Et c’est bien pourquoi nous voyons toujours plus, et de plus en plus, au fond de cet Autre que nous évoquons chez nos patients, que la mère, il y a quelque chose qui résiste malheureusement, c’est que cette mère nous l’appelons castratrice. Et pourquoi, grâce à quoi l’est-elle ? Nous le savons bien dans l’expérience et c’est ça qui est le cordon qui nous garde au contact de cette dimension qu’il ne faut pas perdre. C’est ceci, du point où nous sommes et du point de la perspective réduite du même coup qui est la nôtre, c’est que la mère est d’autant plus castratrice qu’elle n’est pas occupée à castrer le père. C’est dans la mesure – et je vous prie de vous reporter à votre expérience clinique – <où> la mère occupée tout entière à castrer le père, ça existe mais nous le voyons ou pas ou bien il n’y en a pas à castrer, mais à partir de ce moment-là il n’y aurait pas à faire entrer en fonction la mère comme castratrice s’il n’y avait pas cette possibilité négligée ou absente, le maintien de la dimension du père, du drame du père, de cette fonction du père autour de quoi vous voyez bien que s’agite pour nous, pour l’instant, ce qui nous intéresse dans la position du transfert.

 

Nous savons bien que nous ne pouvons pas non plus opérer dans notre position d’analyste comme opère Freud qui prenait dans l’analyse la position du père – et c’est ce qui nous stupéfie dans sa façon d’intervenir. Et c’est pour ça que nous ne savons plus où nous fourrer parce que nous n’avons pas appris à réarticuler, à partir de là, quelle doit être notre position à nous. Le résultat, c’est que nous passons notre temps à dire à nos patients : « vous nous prenez pour une mauvaise mère » ce qui n’est tout de même pas non plus la position que nous devons adopter.

 

Ce que je recherche devant vous et [ce sur quoi] le chemin sur lequel (à l’aide du drame claudélien vous le verrez) j’essaye de vous remettre, c’est de remettre au cœur du problème la castration, parce que la castration et son problème sont identiques à ce que j’appellerai la constitution du sujet du désir comme tel – non pas du sujet du besoin, non pas du sujet frustré <mais> du sujet du désir. Parce que, comme je l’ai déjà assez poussé devant vous, la castration est identique à ce phénomène qui fait que l’objet de son manque, au désir, puisque le désir est manque, est dans notre expérience identique à l’instrument même du désir, le phallus. Je dis bien que l’objet de son manque, au désir, quel qu’il soit, même sur un autre plan que le plan génital, pour être caractérisé comme objet du désir et non pas de tel ou tel besoin frustré, il faut qu’il vienne à la même place symbolique que vient remplir l’instrument même du désir, le phallus, c’est-à-dire cet instrument en tant qu’il est porté à la fonction de signifiant.

 

C’est ce que je vous montrerai la prochaine fois avoir été articulé par le poète, par Claudel quoi qu’il en ait, quoique bien entendu il ne soupçonnât absolument pas dans quelle formulation sa création un jour pourrait venir. Elle n’en est que plus convaincante. De même qu’il est tout à fait convaincant de voir Freud, dans La science des rêves, énoncer par avance les lois de la métaphore et de la métonymie.

 

Et pourquoi cet instrument est-il porté à la fonction du signifiant ? Justement pour remplir cette place dont je viens de parler, symbolique. Quelle est-elle cette place ? Eh bien ! Justement elle est la place du point mort occupé par le père en tant que déjà mort, je veux dire en tant que du seul fait qu’il est celui qui articule la loi, [la voie] <sa voix> ne peut que défaillir derrière. Car aussi bien ou il fait défaut comme présence, ou comme présence il n’est que trop là. C’est ce point où tout ce qui s’énonce repasse par zéro entre le oui et le non. Ce n’est pas moi qui l’ait inventée cette ambivalence radicale entre « le zist et le zest », pour ne pas parler chinois, entre l’amour et la haine, entre la complicité et l’aliénation.

 

La loi, pour tout dire, pour s’instaurer comme loi nécessite comme antécédent la mort de celui qui la supporte ; qu’il se produise à ce niveau le phénomène du désir, c’est ce qu’il ne suffit pas simplement de dire. [ce qu’il nous faut et] C’est pour cela que je m’efforce devant vous de fomenter ces schémas topologiques < graphe > qui nous permettent de [nous] repérer cette béance radicale. Elle se développe et le désir achevé n’est pas simplement ce point, c’est ce qu’on peut appeler un ensemble dans le sujet, cet ensemble dont j’essaie de vous marquer non seulement la topologie dans un sens paraspatial (la chose qui s’illustre) mais aussi les trois temps de cette explosion au bout de quoi se réalise la configuration du désir, < temps d’>appel au premier, et vous pouvez le voir marqué dans les générations. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas besoin, pour situer la composition du désir chez un sujet de remonter dans une récurrence à perpète jusqu’au père Adam. Trois générations suffisent.

 

à la première, la marque du signifiant, c’est ce qu’illustre à l’extrême et tragiquement dans la composition claudélienne l’image de Sygne de Coûfontaine, portée jusqu’à la destruction de son être d’avoir été totalement arrachée à tous ses attachements de parole et de foi.

 

Au deuxième temps ce qui en résulte, car même sur le plan poétique les choses ne s’arrêtent pas à la poésie, même des personnages créés par l’imagination de Claudel, ça aboutit à l’apparition d’un enfant. Ceux qui parlent et qui sont marqués par la parole engendrent, il se glisse dans l’intervalle quelque chose qui est d’abord infans. Et ceci, c’est Louis de Coûfontaine, à la deuxième génération l’objet totalement rejeté, l’objet non désiré, l’objet en tant que non désiré.

 

Comment se compose, se configure à nos yeux, dans cette création poétique, ce qui va en résulter à la troisième génération, c’est-à-dire à la seule vraie, je veux dire qu’elle est là aussi au niveau de toutes les autres, les autres en sont des décompositions artificielles bien sûr, ce sont des antécédents de la seule dont il s’agit. Comment le désir se compose entre la marque du signifiant et la passion de l’objet partiel, c’est là ce que j’espère vous articuler la prochaine fois.

 

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