Leçon du 3 mai 1961
Vous le savez, j’essaie cette année de replacer la question fondamentale qui nous est posée dans notre expérience par le transfert en orientant notre pensée vers ce que doit être, pour répondre à ce phénomène, la position de l’analyste en cette affaire. Je m’efforce de la pointer au niveau le plus essentiel, au point de ce que je désigne devant cet appel de l’être le plus profond du patient au moment où il vient nous demander notre aide et notre secours, ce que pour être rigoureux, correct, non partial, pour être aussi ouvert qu’il est indiqué par la nature de la question qui nous est posée : ce que doit être le désir de l’analyste. Il n’est certainement pas, d’aucune façon, adéquat de nous contenter de penser que l’analyste, de par son expérience et sa science, de par la doctrine qu’il représente, est quelque chose qui serait en quelque sorte l’équivalent moderne, le représentant autorisé par la force d’une recherche, d’une doctrine et d’une communauté, de ce qu’on pourrait appeler le droit de la nature – quelque chose qui nous redésignerait à nouveau la voie d’une harmonie naturelle, accessible dans les détours d’une expérience renouvelée.
Si cette année je suis reparti devant vous de l’expérience socratique, c’est essentiellement pour vous centrer, au départ, autour de ce point par quoi nous sommes interrogés en tant que « sachant », porteurs même d’un secret, qui n’est pas le secret de tout, qui est un secret unique et qui pourtant vaut mieux que tout ce que l’on ignore et qu’on pourra continuer d’ignorer. Cela est donné dès le départ, de la condition, de l’établissement de l’expérience analytique. Aussi obscurément que ce soit, ceux qui viennent nous trouver savent déjà, et s’ils ne le savent pas, ils seront rapidement par notre expérience orientés vers cette notion que ce secret, que nous sommes censés détenir, est justement comme je le dis plus précieux que tout ce que l’on ignore et que l’on continuera d’ignorer, en ceci justement que ce secret a à répondre de la partialité de ce que l’on sait. Est-ce vrai, n’est-ce pas vrai ? Ce n’est pas en ce point que j’ai à le trancher.
C’est ainsi que l’expérience analytique se propose, s’offre, qu’elle est abordée. C’est ainsi que peut, sous un certain aspect, se définir ce qu’elle introduit de nouveau dans l’horizon d’un homme qui est celui que nous sommes avec nos contemporains. Au fond de tout un chacun d’entre nous qui tente cette expérience, de quelque côté que nous l’abordions, l’analysé ou l’analyste, il y a cette supposition qu’au moins à un niveau qui est vraiment central, plus, essentiel pour notre conduite, il y a cette supposition – quand je dis supposition je peux même la laisser marquée d’un accent dubitatif, c’est comme une tentative que l’expérience peut être prise, qu’elle est prise le plus communément par ceux qui viennent à nous – supposition que les impasses dues à notre ignorance ne sont peut-être déterminées en fait que parce que nous nous trompons sur ce qu’on peut appeler les relations de force de notre savoir. Que nous nous posons en somme de faux problèmes. Et cette supposition, cet espoir – dirai-je, avec ce qu’il comporte d’optimisme – est favorisé par ceci qui est devenu de conscience commune que le désir ne se présente pas à visage découvert, qu’il n’est pas même seulement à la place où l’expérience séculaire de la philosophie, pour l’appeler par son nom, l’a désigné pour le contenir, pour l’exclure d’une certaine façon du droit à nous régenter.
Bien loin de là, les désirs sont partout et au cœur même de nos efforts pour nous en rendre maîtres ; bien loin de là, que même à les combattre nous ne faisons guère plus que d’y satisfaire – je dis y et non les car les satisfaire serait encore trop les tenir pour saisissables, pouvoir dire où ils sont – d’y satisfaire se dit ici comme on dit, dans le sens opposé, d’y couper ou de n’y pas couper, à < la > mesure même d’un [dessin] < dessein > fondamental, justement d’y couper. Eh bien on n’y coupe pas et si peu qu’il ne suffit pas de les éviter pour ne pas nous en sentir plus ou moins coupables. En tout cas, quelque puisse être ce dont nous pouvons rendre témoignage quant à notre projet, ce que l’expérience analytique nous enseigne au premier chef, c’est que l’homme est marqué, troublé et troublé par tout ce qui s’appelle symptôme pour autant que le symptôme c’est cela, c’est, à ces désirs dont nous ne pouvons définir ni la limite ni la place, d’y satisfaire toujours en quelque façon et, qui plus est, sans plaisir.
Il semble qu’une doctrine aussi amère impliquerait que l’analyste fût le détenteur, à quelque niveau, de la plus étrange mesure. Car, si l’accent est mis sur une extension aussi grande de la méconnaissance fondamentale (et non pas comme il fut fait jusque-là dans une forme [spéculaire] < spéculative > d’où elle surgirait en quelque sorte avec la question de connaître) et dans une forme – que je ne crois mieux faire que d’appeler au moins en l’instant comme cela me vient – textuelle au sens que c’est vraiment une méconnaissance tissée [de] < dans > la construction personnelle au sens le plus étendu, il est clair qu’à faire cette supposition l’analyste devrait < avoir surmonté >, et pour beaucoup est censé sinon avoir, du moins devoir surmonter le ressort de cette méconnaissance, avoir en lui fait sauter ce point d’arrêt que je vous désigne comme celui du Che vuoi ? Que veux-tu ? là où viendrait buter la limite de toute connaissance de soi.
Tout au moins ce chemin de ce que j’appellerai le bien propre, pour autant qu’il est l’accord de soi à soi sur le plan de l’authentique, devrait être ouvert à l’analyste pour lui-même et, qu’au moins sur ce point de l’expérience particulière, quelque chose pourrait être saisi de cette nature, de ce naturel, de ce quelque chose qui se soutiendrait de sa propre naïveté – ce quelque chose dont vous savez qu’ailleurs que dans l’expérience analytique je ne sais quel scepticisme, pour ne pas dire quel dégoût, je ne sais quel nihilisme, pour employer le mot par lequel les moralistes de notre époque l’ont désigné, a saisi l’ensemble de notre culture dans ce qu’on peut désigner comme la mesure de l’homme. Rien de plus éloigné de la pensée moderne, contemporaine précisément, que cette idée naturelle si familière pendant tant de siècles à tous ceux, de quelque façon, [qu’ils] < qui > tendaient à se diriger vers une juste mesure de la conduite, à qui il ne semblait même pas que cette notion pût être discutée.
Ce qu’on suppose de l’analyste à ce niveau ne devrait même pas se limiter au champ de son action, avoir sa portée locale en tant qu’il exerce, qu’il est là hic et nunc comme on dit, mais lui être attribué comme habituel si vous donnez à ce mot son sens plein – celui qui se réfère plus à [l’habitude] < l’habitus > au sens scolastique, à cette intégration de soi-même à sa constance d’acte et de forme dans sa propre vie, à ce qui constitue le fondement de toute vertu – plus qu’à l’habitude pour autant qu’elle s’oriente vers la simple notion d’empreinte et de passivité.
Cet idéal, ai-je besoin de le discuter avant que nous fassions une croix dessus. Non pas certes qu’on ne puisse évoquer des exemples du style du cœur pur chez l’analyste. Pense-t-on qu’il soit donc pensable que cet idéal pourrait se requérir au départ chez l’analyste, pourrait être d’aucune façon esquissé < et >, si on l’attestait, disons que ce n’est ni l’ordinaire, ni la réputation de l’analyste. Aussi bien nous pourrions aisément désigner [à tout instant] nos raisons de déception quant à ces formules débiles qui à tout instant nous échappent chaque fois que nous essayons de formuler dans notre magistère [dans] quelque chose qui atteigne à la valeur d’une éthique.
Ce n’est pas par plaisir, croyez-le bien, que je m’arrête à telle ou telle formule d’une caractérologie prétendument analytique pour en montrer les faiblesses, le caractère de fausse fenêtre, de puérile opposition, quand j’essaie devant vous d’écheniller les efforts récents, méritoires toujours, de repérer les idéaux de notre doctrine. Je vois bien < que > telle ou telle formulation de caractère génital [d’] <comme > une fin, d’une identification de nos buts avec la pure et simple levée des impasses identifiées au prégénital < serait > suffisante à en résoudre toutes les antinomies, mais je vous prie de voir ce que suppose, ce que comporte de conséquences un tel étalage d’impuissance à penser la vérité de notre expérience.
C’est dans un bien autre relativisme que se situe le problème du désir humain. Et si nous devons être, dans la recherche du patient, quelque chose de plus que les simples compagnons de cette recherche, qu’à tout le moins nous ne perdions jamais de vue cette mesure qui fait du désir du sujet essentiellement, comme je vous l’enseigne, le désir de l’Autre avec un grand A.
Le désir < est > tel qu’il ne peut se situer, se placer et du même coup se comprendre que dans cette foncière aliénation qui n’est pas liée simplement à la lutte de l’homme avec l’homme, mais au rapport avec le langage. Ce désir de l’Autre, ce génitif [qui] est à la fois subjectif et objectif, désir à la place où est l’Autre, pour pouvoir être cette place, le désir de quelque altérité et, [que] pour satisfaire à cette recherche de l’objectif (à savoir qu’est-ce que désire cet autre qui nous vient trouver), il faut que nous nous prêtions là à cette fonction du subjectif, qu’en quelque manière nous puissions pour un temps représenter non point l’objet comme on le croit – comme il serait ma foi dérisoire, avouez-le, et combien simplet aussi que nous puissions l’être non point l’objet que vise le désir mais le signifiant. C’est à la fois bien moins mais aussi bien plus de penser qu’il faut que nous tenions cette place vide où est appelé ce signifiant qui ne peut être qu’à annuler tous les autres, ce F (grand phi) dont j’essaie, pour vous, de montrer la position, la condition centrale dans notre expérience.
<Dans> notre fonction, notre force, notre devoir est certain et toutes ces difficultés se résument à ceci : il faut savoir remplir sa place en tant que le sujet doit pouvoir y repérer le signifiant manquant. Et [que] donc par une antinomie, par un paradoxe qui est celui de notre fonction, c’est à la place même où nous sommes supposés savoir que nous sommes appelés à être et à n’être rien de plus, rien d’autre que la présence réelle et justement en tant qu’elle est inconsciente. Au dernier terme, je dis au dernier terme bien sûr, à l’horizon de ce qu’est notre fonction dans l’analyse, nous sommes là en tant que ça, ça justement qui se tait et qui se tait en ce qu’il manque à être. Nous sommes au dernier terme dans notre présence notre propre sujet au point où il s’évanouit, où il est barré. C’est pour cela que nous pouvons remplir la même place où le patient comme sujet lui-même s’efface, se subordonne et se subordonne à tous les signifiants de sa propre demande, S<>D.
Ceci ne se produit pas seulement au niveau de la régression, au niveau des trésors signifiants de l’inconscient, au niveau du vocabulaire du Wunsch pour autant que nous le déchiffrons au cours de l’expérience analytique, mais au dernier terme au niveau du fantasme. Je dis au dernier terme pour autant que le fantasme est le seul équivalent de la découverte [personnelle] <pulsionnelle> par où il soit possible que le sujet désigne la place de la réponse…[le S (A) qu’il <lacune> du transfert, que Phi, sans ce S (A), le fantasme en tant que le sujet s’y saisit comme défaillant devant un objet privilégié, dégradation imaginaire de cet autre en ce point de défaillance…] Il s’agit de savoir si, pour que dans le transfert nous entrions nous-mêmes pour le sujet passif dans ce fantasme au niveau de S, cela suppose que d’une certaine façon nous soyons vraiment cet S, que nous soyons au dernier terme celui qui voit petit a, l’objet du fantasme, que nous soyons capables dans quelque expérience que ce soit, et l’expérience à nous-mêmes la plus étrangère, d’être en fin de compte ce voyant, celui qui peut voir l’objet du désir de l’autre, à quelque distance que cet autre soit de lui-même.
C’est bien parce qu’il en est ainsi que vous me voyez, tout au long de cet enseignement, interroger, faire le tour par tous les aspects où non seulement l’expérience mais la tradition peut nous servir, de cette question de ce que c’est que le désir de l’homme. Et <vous me voyez> au cours du chemin que nous avons parcouru ensemble, alterner de la définition scientifique – j’entends au sens le plus large de ce terme de science – qui en a été tentée depuis Socrate, à quelque chose de tout opposé (pour autant qu’il soit saisissable dans des monuments de la mémoire humaine), à son expérience tragique, qu’il s’agisse comme il y a deux ans du parcours que je vous ai fait faire du drame originel de l’homme moderne, d’Hamlet ou, comme l’année dernière, cet aperçu que j’ai essayé de vous donner de ce que veut dire à cet endroit la tragédie antique.
Il m’a semblé pour une rencontre que j’ai faite, c’est bien le cas de le dire, par hasard, d’une des formulations ni plus ni moins bonnes que celles que nous voyons couramment dans notre cercle de ce que c’est que le fantasme, pour avoir rencontré dans le dernier Bulletin de Psychologie une articulation, dont je puis dire qu’une fois de plus elle m’a fait sursauter par sa médiocrité, de cette fonction du fantasme… Mais après tout l’auteur, puisque c’est celui-là même qui souhaitait, dans un temps, former un grand nombre de psychanalystes médiocres, ne se formalisera pas trop je pense de cette appréciation. C’est bien là ce qui m’a redonné – je ne puis pas dire le courage, il y faut un peu plus – une espèce de fureur, pour repasser une fois de plus par un de ces détours dont j’espère que vous aurez la patience de suivre le circuit, et chercher s’il n’y a pas dans notre expérience contemporaine quelque chose où puisse s’accrocher ce que j’essaie de vous montrer, qui doit toujours bien être là et je dirai plus que jamais au temps de l’expérience analytique qui n’est après tout pas concevable pour avoir été seulement un miracle surgi de je ne sais quel accident individuel qui se serait appelé le petit bourgeois viennois Freud.
Assurément et bien sûr par tout un ensemble, il y a à notre époque tous les éléments de cette dramaturgie qui doit nous permettre de mettre à son niveau le drame de ceux à qui nous avons affaire quand il s’agit du désir et non pas de se contenter d’une histoire véritable, histoire de carabin en somme. On peut là cueillir au passage ce thème que je vous citais tout à l’heure du fantasme identifié avec le fait, certainement mensonger par-dessus le marché, parce qu’on le voit bien dans le texte, ça n’est pas même un cas qui a été analysé. C’est l’histoire d’un marchand forain qui, tout d’un coup, à partir du jour où on lui aurait dit qu’il n’avait plus que douze mois à vivre, aurait été libéré de ce qu’on appelle dans ce texte son fantasme, à savoir de la crainte des maladies vénériennes et qui, à partir de ce moment-là – comme s’exprime l’auteur dont on se demande où il a recueilli ce vocabulaire car on l’imagine même mal sur la bouche du sujet cité – à partir de ce moment-là celui dont on raconte l’histoire s’en serait payé. Tel est le niveau incritiqué, à un degré qui suffit à vous le rendre plus que suspect, où est porté le niveau du désir humain et de ses obstacles.
Est-ce là autre chose qui me décide à vous faire faire un tour, de nouveau du côté de la tragédie pour autant qu’elle nous touche et je vais tout de suite vous dire laquelle, puisque je vous dirai aussi par quel hasard c’est à celle-là que je me rapporte. À la vérité la tragédie moderne, je veux dire contemporaine cette fois, il n’en existe pas qu’un seul exemplaire, elle ne court pas les rues pourtant. Et si j’ai l’intention de vous faire faire le tour d’une trilogie de Claudel, je vous dirai <le critère> qui m’y a décidé.
Il y a longtemps que je n’avais pas relu cette trilogie, celle qui est composée par L’otage, Le pain dur, et Le père humilié. J’y ai été ramené il y a quelques semaines par un hasard dont je vous livre le côté accidentel – parce que après tout il est amusant pour l’usage au moins personnel que je fais de mes propre critères. Et puisque aussi bien je vous l’ai dit dans une formule, l’intérêt des formules c’est qu’on peut les prendre au pied de la lettre, c’est à savoir aussi bêtement que possible et qu’elles doivent vous mener quelque part, ceci est vrai pour la mienne aussi bien que pour les autres ; ce que l’on appelle le côté opérationnel des formules, c’est cela et c’est aussi vrai pour les miennes, je ne prétends pas <n’>être opérationnel que pour les autres. De telle sorte qu’en lisant la correspondance d’André Gide et de Paul Claudel, qui est une correspondance entre nous pas piquée des hannetons, je vous la recommande, mais ce que je vais vous dire n’a aucun rapport avec l’objet de cette correspondance d’où Claudel ne sort pas grandi, ce qui n’empêche pas que je vais mettre ici Claudel au tout premier plan qu’il mérite, à savoir l’un des plus grands poètes qui aient existé… Il arrive que dans cette correspondance où André Gide joue son rôle de directeur de la Nouvelle Revue Française – j’entends non seulement de la Revue mais des livres qu’elle édite à cette époque, à une époque qui est d’avant 1914 – il s’agit justement de l’édition de L’otage. Et tenez-vous bien, non pas quant au contenu mais quant au rôle et à la fonction que je lui ai donnés – car c’est bien là la cause efficiente du fait que vous entendrez pendant une ou deux séances parler de cette trilogie comme il n’y en a pas d’autre – c’est qu’un des problèmes dont il s’agit pendant deux ou trois lettres (et ceci pour imprimer L’otage) <c’est qu’>il va falloir faire fondre un caractère qui n’existe pas, non pas seulement à l’imprimerie de la Nouvelle Revue Française, mais dans aucune autre : [qui est celui-ci] le U accent circonflexe. Car jamais en aucun point de la langue française n’a eu besoin d’un U accent circonflexe. C’est Paul Claudel qui, en appelant son héroïne Sygne de Coûfontaine et en même temps au nom de son pouvoir poétique discrétionnaire, avec un accent sur le û de Coûfontaine, propose cette petite difficulté aux typographes pour introduire les répliques dans une édition correcte, lisible de ce qui est une pièce de théâtre. Comme les noms des personnages sont écrits en lettres majuscules, ce qui à la rigueur ne ferait pas de problèmes au niveau du û minuscule, en fait un au niveau de la majuscule.
A ce signe du signifiant manquant je me suis dit qu’il devait là y avoir anguille sous roche et qu’à relire L’otage tout au moins ça m’amènerait bien plus loin.
Ça m’a amené à relire une part considérable du théâtre de Claudel. J’en ai été, comme bien sûr vous vous y attendez, récompensé. Je voudrais attirer votre attention sur ceci. L’otage, pour commencer par cette pièce est une œuvre dont Claudel lui-même, à l’époque où il l’a écrite et où il était comme vous le savez fonctionnaire aux Affaires étrangères, représentant de la France à je ne sais quel titre, disons quelque chose comme conseiller, probablement plus qu’ [arraché] <attaché> – enfin qu’importe il était fonctionnaire de la République au temps où ça avait encore un sens – écrit à André Gide : il vaudrait tout de même, vu l’allure par trop réactionnaire – c’est lui-même qui s’exprime ainsi – de la chose, qu’on ne signe pas Claudel. Ne sourions pas de cette prudence, la prudence a toujours été considérée comme une vertu morale. Et croyez-moi nous aurions tort de croire que parce qu’elle n’est peut-être plus de saison, nous devions pour autant mépriser les derniers qui en aient fait preuve.
Il est certain qu’à lire L’otage je dirai que les valeurs qui y sont agitées, que nous appellerons valeurs de la foi… Je vous rappelle qu’il s’agit d’une sombre histoire qui est censée se passer au temps de l’empereur Napoléon Ier. Une dame qui commence à être un tant soit peu vieille fille sur les bords, ne l’oubliez pas, depuis le temps qu’elle s’emploie à une œuvre héroïque qui est celle… Disons que ça dure depuis dix ans puisque l’histoire est censée se passer à [l’année] <l’acmé> de la puissance napoléonienne, que ce dont il s’agit c’est naturellement arrangé, transformé pour les besoins du drame – c’est l’histoire de la contrainte exercée par l’Empereur sur la personne du Pape, ceci nous met donc à un peu plus d’une dizaine d’années de l’époque d’où partent les épreuves de Sygne de Coûfontaine. Vous avez déjà perçu, à la résonance de son nom qu’elle fait partie des ci-devant, de ceux qui ont été, entre autres choses, dépossédés de leurs privilèges et de leurs biens par la Révolution. Et donc depuis ce temps, Sygne de Coûfontaine restée en France, alors que son cousin a émigré, s’est employée à la tâche patiente de remembrer les éléments du domaine de Coûfontaine. Ceci dans le texte n’est pas simplement le fait d’une ténacité avare, ceci nous est représenté comme consubstantiel, codimensionnel à ce pacte avec la terre qui, pour les deux personnages, pour l’auteur également qui les fait parler, est identique à la constance, à la valeur de la noblesse elle-même. Je vous prie de vous reporter au texte, nous continuerons d’en parler. Vous verrez les termes, d’ailleurs admirables, dans lesquels est exprimé ce lien à la terre comme telle, qui n’est pas simplement lien de fait, mais lien mystique, qui est également celui autour duquel se définit tout un ordre d’allégeance qui est l’ordre à proprement parler féodal, qui unit en un seul faisceau ce lien qu’on peut appeler lien de la parenté avec un lien local autour de quoi s’ordonne tout ce qui définit seigneurs et vassaux, droit de naissance, lien de clientèle. Je ne puis que vous indiquer en quelques mots tous ces thèmes. Ce n’est pas là l’objet propre de notre recherche. Je pense d’ailleurs que vous en aurez à votre suffisance à vous reporter au texte.
C’est dans le cours de cette entreprise donc, fondée sur l’exaltation dramatique, poétique, recréée devant nous de certaines valeurs qui sont valeurs ordonnées selon une certaine forme de la parole, que vient interférer la péripétie constituée par ceci que le cousin émigré, absent, qui d’ailleurs au cours des années précédentes a fait plusieurs fois son apparition auprès de Sygne de Coûfontaine, clandestinement, une fois de plus réapparaît accompagné d’un personnage dont l’identité ne nous est pas dévoilée et qui n’est autre que le Père Suprême, le Pape, dont toute la présence dans le drame sera pour nous définie comme celle à prendre littéralement du représentant sur la terre du Père Céleste. C’est autour de cette personne fugitive, évadée, car c’est à l’aide du cousin de Sygne de Coûfontaine qu’il se trouve là ainsi soustrait au pouvoir de l’oppresseur, c’est autour de cette personne que va se jouer le drame, puisque surgit ici un troisième personnage, celui dit du baron Turelure, Toussaint Turelure, dont l’image va dominer toute la trilogie.
De ce Toussaint, toute la figure est dessinée de façon à nous le faire prendre en horreur, comme si ce n’était pas déjà suffisamment vilain et méchant de venir tourmenter une aussi charmante femme, mais en plus de venir lui faire le chantage : « Mademoiselle, depuis longtemps je vous désire et je vous aime mais aujourd’hui que vous avez ce vieux papa éternel chez vous, je le coince et je lui tords le cou si vous ne cédez pas à ma demande… » Ce n’est pas sans intention, vous le voyez bien, que je connote d’une ombre de guignol ce nœud du drame. Comme si ce n’était pas assez vilain, assez méchant, le vieux Turelure nous est présenté avec tous les attributs non seulement du cynisme mais de la laideur. Ce ne suffit pas qu’il soit méchant, on nous le montre en plus boiteux, un peu tordu, hideux. En plus c’est lui qui a fait couper la tête à toutes les personnes de la famille de Sygne de Coûfontaine au bon temps de Quatre-vingt-treize, et de la façon la plus ouverte, de sorte qu’il a encore à faire passer la dame par là-dessus. En plus il est le fils du sorcier et d’une femme qui été la nourrice, et donc la servante de Sygne de Coûfontaine qui donc, lorsqu’elle l’épousera, épousera le fils du sorcier et de sa servante.
Est-ce que vous n’allez pas dire <qu’>il y a là tout de même quelque chose qui va un peu fort dans un certain sens pour toucher le cœur d’un auditoire pour qui ces vieilles histoires ont pris quand même un relief un peu différent, c’est à savoir que la Révolution française s’est montrée tout de même par ses suites quelque chose qui n’est pas uniquement à juger à l’aune des martyrs subis par l’aristocratie. Il est bien clair que ça n’est pas en effet par ce côté qu’elle peut d’aucune façon être reçue comme est reçu je crois L’otage par un auditoire. Je ne puis dire encore que cet auditoire s’étend très loin dans notre nation mais on ne peut [rien] <pas> dire non plus que ceux qui ont assisté à la représentation, d’ailleurs tardive dans l’histoire de cette pièce, aient été uniquement composés par – je ne peux pas dire les partisans du comte de Paris, car comme chacun sait le comte de Paris est très progressiste disons ceux qui regrettent le temps du comte de Chambord. C’est plutôt un auditoire avancé, cultivé, formé qui, devant L’otage de Claudel, ressent le choc, appelons-le tragique pour l’occasion, que comporte la suite des choses. Mais pour comprendre ce que veut dire cette émotion (à savoir que non seulement le public marche, mais qu’aussi bien, je vous le promets, à la lecture vous n’aurez aucun doute qu’il s’agit là d’une œuvre ayant dans la tradition du théâtre tous les droits et tous les mérites afférents à ce qui vous est présenté de plus grand), où peut bien être le secret de ce qui nous <la> fait <ressentir> à travers une histoire qui se présente avec cet aspect de gageure poussée, j’insiste, jusqu’à une sorte de caricature, allons plus loin. Ne vous arrêtez pas à la pensée qu’il s’agit là de ce qu’évoque toujours en nous la suggestion des valeurs religieuses, car aussi bien c’est là qu’il faut nous arrêter maintenant.
Le ressort, la scène majeure, le centre accentué du drame [est ceci] c’est que celui qui est le véhicule de la requête à quoi va céder Sygne de Coûfontaine [ça] n’est pas l’horrible et vous allez le voir pas seulement horrible personnage, capital pour toute la suite de la trilogie [qu’est] Toussaint Turelure <mais> c’est son confesseur, à savoir une sorte de saint, le curé Badilon.
C’est au moment où Sygne de Coûfontaine n’est pas seulement comme celle qui est là, ayant [semé] <mené> à travers vents et marées son œuvre de maintien mais qui bien plus, au moment où son cousin est venu la retrouver, vient d’apprendre en même temps de celui-ci qu’il vient d’éprouver <dans> sa propre vie, dans sa personne, la plus amère trahison. Il s’est aperçu après bien des années que la femme qu’il aimait n’avait été pour lui que l’occasion d’être dindonné pendant de longues années, lui seul à ne point le savoir ; qu’elle était, autrement dit, la maîtresse de celui qu’on appelle dans le texte de Paul Claudel, le Dauphin – il n’y a jamais eu de Dauphin émigré mais nous n’en sommes pas à ça près.
Ce dont il s’agit, c’est de montrer dans leur déception, leur isolement vraiment tragique, les personnages majeurs, Sygne de Coûfontaine et son cousin. Les choses ne s’en sont pas tenu là. Quelque rougeole ou quelque coqueluche a balayé non seulement l’intéressant personnage de la femme du cousin, mais de jeunes enfants, sa descendance. Et il arrive donc là, privé de tout par le destin, privé de tout si ce n’est de sa constance à la cause royale. Et, dans un dialogue qui est en somme le point de départ tragique de ce qui va se passer, Sygne et son cousin se sont l’un à l’autre et devant Dieu engagés. Rien, ni dans le présent, ni dans l’avenir, ne leur permet de faire passer à l’acte cet engagement. Mais ils se sont engagés au-delà de tout ce qui est possible et impossible. Ils sont voués l’un à l’autre.
Quand le curé Badilon vient requérir de Sygne de Coûfontaine non pas en somme ceci ou cela mais qu’elle considère ceci, [c’est] qu’[en somme] à refuser ce que déjà le vilain Turelure lui a proposé, elle se trouve en somme être elle-même la clé de ce moment historique où le Père de tous les fidèles sera ou non à ses ennemis livré, assurément le saint Badilon ne lui impose à proprement parler aucun devoir. Il va plus loin, ce n’est même point à sa force qu’il fait appel – dit-il et écrit Claudel – mais à sa faiblesse. Il lui montre, ouvert devant elle, l’abîme de cette acceptation par quoi elle se fera l’agent d’un acte de délivrance sublime, mais où, remarquez-le bien, tout est fait pour nous montrer que ce faisant elle doit renoncer en elle-même à quelque chose qui va plus loin bien sûr que tout attrait, que tout plaisir possible, tout devoir même, mais à ce qui est son être même, au pacte qui la lie depuis toujours à sa fidélité à sa propre famille. Elle doit épouser l’exterminateur de sa famille, <renoncer> à l’engagement sacré qu’elle vient de prendre à l’endroit de celui qu’elle aime, à quelque chose qui la porte à proprement parler, non pas sur les limites de la vie car nous savons que c’est une femme qui ferait volontiers, comme elle l’a montré dans son passé, sacrifice de sa vie, mais ce qui pour elle comme pour tout être vaut plus que sa vie, non pas seulement ses raisons de vivre mais ce qui est ce en quoi elle reconnaît son être même.
Et nous voici, par ce que j’appelle provisoirement [cette] tragédie contemporaine, portés à proprement parler sur les limites qui sont celles dont je vous ai appris l’année dernière l’approche avec Antigone, sur les limites de la seconde mort, à ceci près qu’il est ici demandé au héros, à l’héroïne de les franchir.
Car si je vous ai montré l’année dernière ce que signifie le destin tragique ; si j’ai pu arriver je crois à vous le faire repérer dans une topologie que nous avons appelée sadienne, à savoir dans ce lieu qui a été baptisé ici, j’entends par mes auditeurs, de l’entre-deux-morts ; si j’ai montré que ce [jeu] <lieu> se franchit à passer non pas comme on le dit en une espèce de ritournelle par delà le bien et le mal (ce qui est une belle formule pour obscurcir ce dont il s’agit), mais par delà [le bien] <le Beau> à proprement parler ; si la seconde mort est cette limite qui se désigne et qui se [voit] <voile> aussi de ce que j’ai appelé le phénomène de la beauté, celui qui éclate dans le texte sophocléen au moment où Antigone ayant franchi la limite de sa condamnation non seulement acceptée mais provoquée par Créon, le chœur éclate dans le chant Ervw nÛkate mxan/Erôs anikate machan/, Éros invincible au combat… je vous rappelle ces termes pour vous montrer qu’ici, après vingt siècles d’ère chrétienne, c’est au-delà de cette limite que nous porte le drame de Sygne de Coûfontaine. Là où l’héroïne antique est identique à son destin, Atè, à cette loi pour elle loi divine qui la porte dans l’épreuve, c’est contre sa volonté, contre tout ce qui la détermine, non pas dans sa vie mais dans son être, que l’autre héroïne par un acte de liberté doit aller contre tout ce qui tient à son être jusqu’en ses plus intimes racines.
La vie est là laissée loin derrière car, ne l’oubliez pas, il y a quelque chose d’autre, et qui est accentué par le dramaturge dans toute sa force, c’est qu’étant donné ce qu’elle est (son rapport de foi avec les choses humaines), accepter d’épouser Turelure ne saurait être seulement céder à une contrainte. Le mariage, même le plus exécrable, est mariage indissoluble, ce qui n’est encore rien… comporte l’adhésion au devoir du mariage en tant qu’il est devoir d’amour. Quand je dis, la vie est laissée loin derrière, nous en aurons la preuve [en ceci c’est qu’] au point de dénouement où nous mène la pièce. Les choses consistent en ceci, Sygne donc a cédé, elle est devenue la baronne de Turelure. C’est le jour de la naissance du petit Turelure – dont vous le verrez le destin nous occupera la prochaine fois – que va se passer la péripétie, acmé et terminaison du drame. C’est dans Paris investi que le baron Turelure, qui vient là occuper le centre, la figure historique de tout ce grand guignol de Maréchaux dont nous savons par l’histoire quelles furent les oscillations, fidèles et infidèles, autour du grand désastre, c’est ce jour-là que Turelure doit à certaines conditions remettre les clés de la grande ville au roi Louis XVIII.
Celui qui est l’ambassadeur pour cette tractation ne sera, comme vous l’attendez, et comme il le faut pour la beauté du drame, que le cousin de Sygne en personne. Bien sûr, tout ce qu’il peut y avoir de plus odieux dans les circonstances de la rencontre ne manque pas d’y être ajouté. C’est à savoir que dans les conditions par exemple que Turelure met à sa bonne et profitable trahison – la chose ne nous est pas présentée d’une autre façon il y aura en particulier que l’apanage de Coûfontaine [c’est à dire le dernier de ce qui reste], je veux dire l’ombre des choses mais aussi bien ce qui est l’essentiel, à savoir le nom de Coûfontaine passera à cette descendance mésalliée.
Les choses bien sûr portées à ce degré, vous ne vous étonnerez point qu’elles se terminent par un petit attentat au pistolet. À savoir qu’une fois les conditions acceptées le cousin (qui lui d’ailleurs est loin de ne pas avoir [les beautés] <de beauté>) ne s’apprête et ne soit décidé à faire son affaire, comme on dit, au nommé Turelure ; lequel bien entendu, étant pourvu de tous les traits de la ruse et de la malignité, a prévu le coup et lui aussi a son petit revolver dans sa poche ; le temps que la pendule sonne trois coups, les deux revolvers sont partis, et c’est naturellement pas le méchant qui reste sur le carreau. Mais l’essentiel [est ceci c’] est que Sygne de Coûfontaine se porte au-devant de la balle qui va atteindre son mari et qu’elle va mourir, dans les instants qui vont suivre, de lui avoir en somme évité la mort.
Suicide, dirons-nous et non sans justesse, puisque aussi bien tout dans son attitude nous montre qu’elle a bu le calice sans rien y rencontrer d’autre que ce qu’il est, la déréliction absolue, l’abandon même éprouvé des puissances divines, la délibération de pousser jusqu’à son terme ce qui, à ce degré, ne mérite plus qu’à peine le nom de sacrifice. Bref, dans la dernière scène, avant le geste où elle recueille la mort, elle nous est présentée comme agitée d’un tic du visage et, en quelque sorte, signant ainsi le [destin du beau] <dessein du poète> [c’est] de nous montrer que ce terme, que l’année dernière je vous désignais comme respecté par Sade lui-même (que la beauté est insensible aux outrages), ici se trouve en quelque sorte dépassé, et que cette grimace de la vie qui souffre est en quelque sorte plus attentatoire au statut de la beauté que la grimace de la mort et de la langue tirée que nous pouvons évoquer sur la figure d’Antigone pendue quand Hémon la découvre.
Or que se passe-t-il tout à la fin ? Sur quoi le poète nous laisse-t-il au terme de sa tragédie en suspens ? Il y a deux fins et c’est ceci que je vous prie de retenir.
L’une de ces fins consiste dans l’entrée du Roi. Entrée bouffonne où Toussaint Turelure bien sûr reçoit la juste récompense de ses services et où l’ordre restauré prend les aspects de cette sorte de foire caricaturale, trop facile à faire admettre au public des Français après ce que l’histoire nous a appris des effets de la Restauration. Bref en une sorte d’image d’Épinal, véritablement dérisoire, qui ne nous laisse d’ailleurs aucun doute sur le jugement que peut porter le poète à l’endroit de tout retour à ce qu’on appelle l’Ancien Régime…
L’intérêt est justement celui de cette seconde fin, c’est, liée par une intime équivalence avec ce sur quoi le poète est capable de nous laisser dans cette image, [c’est celle de] la mort de Sygne de Coûfontaine – non pas bien sûr qu’elle soit éludée dans la première fin.
Juste avant la figure du Roi, c’est Badilon qui reparaît pour exhorter Sygne, et qui ne peut jusqu’au terme obtenir d’elle qu’un « non », un refus absolu de la paix, de l’abandon, de l’offrande de soi-même à Dieu qui va recueillir son âme. Toutes les exhortations du saint, lui-même déchiré par l’ultime conséquence de ce dont il a été l’ouvrier, échouent devant une négation dernière [A] <de> celle qui ne peut trouver, par aucun biais, quoi que ce soit [et] qui la réconcilie avec une fatalité dont je vous prie de remarquer qu’elle dépasse tout ce qu’on peut appeler l’Anankè dans la tragédie antique, [l’indice de] ce que M. Ricœur, dont je me suis aperçu qu’il étudiait les mêmes choses que moi dans Antigone à peu près vers le même moment, appelle la fonction du dieu méchant. Le dieu méchant de la tragédie antique est encore quelque chose qui se relie à l’homme par l’intermédiaire de [Atè] <l’Anankè>, de cette aberration nommée, articulée, dont il est l’ordonnateur, qui se relie à quelque chose, à cette Atè de l’autre comme dit à proprement parler Antigone, et comme dit Créon dans la tragédie sophocléenne sans que ni l’un ni l’autre ne soient venus au séminaire. Cette Atè de l’autre a un sens où la destinée d’Antigone s’inscrit.
Ici nous sommes au-delà de tout sens. Le sacrifice de Sygne de Coûfontaine n’aboutit qu’à la dérision absolue de ses fins. Le vieillard qu’il s’est agi de dérober aux griffes de Turelure, jusqu’à la fin de la trilogie ne nous sera représenté, tout Père Suprême des fidèles qu’il est, que comme un père impuissant qui, au regard des idéaux qui montent, n’a rien à leur offrir que la vaine répétition de mots traditionnels mais sans force. La légitimité soi-disant restaurée n’est que leurre, fiction, caricature et, en réalité, prolongation de l’ordre subverti.
Ce que le poète y ajoute dans la seconde fin est cette trouvaille où se recroise si l’on peut dire son défi de faire exhorter Sygne de Coûfontaine avec les mots mêmes de ses armes, de sa devise, qui est pour elle la signification de sa vie : Coûfontaine Adsum, Coûfontaine me voilà, par Turelure lui-même qui, devant sa femme incapable de parler ou refusant de parler, essaie au moins d’obtenir un signe quel qu’il soit, ne serait-ce que le consentement à la venue du nouvel être, <un signe> de reconnaissance du fait que le geste qu’elle a fait était pour le protéger lui, Turelure. À tout ceci la martyre ne répond, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, que par un « non ».
Que veut dire que le poète nous porte à cet extrême du défaut, de la dérision du signifiant lui-même comme tel ? Qu’est-ce que cela veut dire qu’une chose pareille nous soit présentée ? Car il me semble que je vous ai fait assez parcourir les degrés de ce que j’appellerai cette énormité. Vous me direz que nous sommes des durs à cuire, à savoir qu’après tout on vous en fait voir assez de toutes les couleurs pour que rien ne vous épate, mais quand même… Je sais bien qu’il y a quelque chose de commun dans la mesure de la poésie de Claudel avec celle des surréalistes <mais> ce dont nous ne pouvons douter en tout cas, c’est que Claudel, au moins, s’imaginait qu’il savait ce qu’il écrivait. Quoi qu’il en soit c’est écrit, une chose pareille a pu venir au jour de l’imagination humaine. Pour nous, auditeurs, nous savons bien que s’il ne s’agissait là que de nous représenter d’une façon imagée une thématique dont aussi bien on nous a rebattu les oreilles sur les conflits sentimentaux du xixe siècle français… Nous savons bien qu’il s’agit d’autre chose, que ce n’est pas cela qui nous touche, qui nous retient, qui nous suspend, qui nous attache, qui nous projette de L’otage vers la séquence ultérieure de la trilogie. Il y a quelque chose d’autre dans cette image devant laquelle les termes nous manquent. [Que] Ce qui là nous est présenté selon la formule que je vous donnais l’année dernière di ¤l¡ou kaß fñbou/ di eleou kai phobou/ pour employer les termes d’Aristote, c’est-à-dire, non pas par la terreur et par la pitié mais à travers toute terreur et toute pitié franchies nous met ici plus loin encore. C’est une image d’un désir auprès de quoi seule la référence sadienne semble-t-il vaut encore.
Cette substitution de l’image de la femme au signe de la croix chrétienne, est-ce qu’il ne vous semble pas qu’il l’ait non seulement là désignée – vous le verrez, dans le texte de la façon la plus expresse car l’image du crucifix est à l’horizon depuis le début de la pièce et nous la retrouverons dans la pièce suivante – mais encore est-ce que ne vous frappe pas la coïncidence de ce thème en tant que proprement [héroïque] <érotique> avec ce qui ici est nommément (et sans qu’il y ait autre chose, un autre fil) un autre point de repère qui nous permette de transfixer toute l’intrigue et tout le scénario, [qui est] celui du dépassement, de la trouée faite au-delà de toute valeur de la foi… Cette pièce en apparence de croyant et dont les croyants – et des plus éminents, Bernanos lui-même – se détournent comme d’un blasphème, est-ce qu’elle n’est pas pour nous l’indice d’un sens nouveau donné au tragique humain ? C’est ce que la prochaine fois avec les deux autres termes de la trilogie, j’essaierai de vous montrer.