samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 17 mai 1961

Leçon du 17 mai 1961

Coûfontaine, je suis à vous ! Prends et fais de moi ce que tu veux.

Soit que je sois une épouse, soit que déjà plus loin que la vie, là où le corps ne sert plus,

Nos âmes l’une à l’autre se soudent sans aucun alliage !

 

Je voulais vous indiquer, tout au long du texte de la trilogie, la revenue d’un terme qui est celui où s’y articule l’amour. C’est à ces paroles de Sygne, dans L’otage, qu’aussitôt Coûfontaine va répondre :

 

Sygne retrouvée la dernière, ne me trompez pas comme le reste. Y aura-t-il donc à la fin pour moi

Quelque chose à moi de solide hors de ma propre volonté ?

 

Et tout est là en effet. Cet homme que tout a trahi, que tout a abandonné, qui mène, dit-il, cette vie de bête traquée, sans une cache qui soit sûre, se souvient de ce que disent les moines indiens, que toute cette vie mauvaise

Est une vaine apparence, et qu’elle ne reste avec nous que parce que nous bougeons avec elle,

Et qu’il nous suffirait seulement de nous asseoir et de demeurer

Pour qu’elle passe de nous.

Mais ce sont des tentations viles – moi du moins dans cette chute de tout

Je reste le même, l’honneur et le devoir le même.

Mais toi, Sygne, songe à ce que tu dis. Ne va pas faillir comme le reste, à cette heure où je touche à ma fin.

Ne me trompe point…

 

Tel est le départ qui donne son poids à la tragédie. Sygne se trouve trahir celui-là même à qui elle s’est engagée de toute son âme. Nous retrouverons ce thème de l’échange des âmes, et de l’échange des âmes concentré en un instant, plus loin, dans Le pain dur, dans le dialogue entre Louis et Lumîr – Loum-yir comme Claudel expressément nous indique qu’il faut prononcer le nom de la Polonaise – quand, le parricide achevé, le dialogue s’engage entre elle et lui, où elle lui dit qu’elle ne le suivra pas, qu’elle ne retournera pas avec lui en Algérie, mais qu’elle l’invite à venir consommer avec elle l’aventure mortelle qui l’attend. Louis, qui à ce moment vient justement de subir la métamorphose qui en lui se consomme dans le parricide, lui refuse. Il y a pourtant un moment encore d’oscillation au cours duquel il s’adresse à Lumîr passionnément, lui disant qu’il l’aime comme elle est, qu’il n’y a qu’une seule femme pour lui, à quoi Lumîr elle-même, captivée par cet appel de la mort qui donne la signification de son désir, lui répond :

 

C’est vrai qu’il n’y en a qu’une seule pour toi ? Ah, je sais que c’est vrai ! Ah, dis ce que tu veux ! Il y a tout de même en toi quelque chose qui me comprend et qui est mon frère !

Une rupture, une lassitude, un vide qui ne peut pas être comblé.

Tu n’es plus le même qu’aucun autre. Tu es seul.

A jamais tu ne peux plus cesser d’avoir fait ce que tu as fait, (doucement) parricide !

Nous sommes seuls tous les deux dans cet horrible désert.

Deux âmes humaines dans le néant qui sont capables de se donner l’une à l’autre,

Et en une seule seconde, pareille à la détonation de tout le temps qui s’anéantit, de remplacer toutes choses l’un par l’autre !

N’est-ce pas qu’il est bon d’être sans aucune perspective ? Ah, si la vie était longue,

Cela vaudrait la peine d’être. heureux. Mais elle est courte et il y a moyen de la rendre plus courte encore.

Si courte que l’éternité y tienne !

LOUIS

Je n’ai que faire de l’éternité.

LUMÎR-

Si courte que l’éternité y tienne ! Si courte que ce monde y tienne dont nous ne voulons pas et ce bonheur dont les gens font tant d’affaires !

Si petite, si serrée, si stricte, si raccourcie, que rien autre chose que nous deux y tienne !

 

Et elle reprend plus loin

 

Et moi, je serai la Patrie entre tes bras, la Douceur jadis quittée, la terre de Ur, l’antique Consolation !

Il n’y a que toi avec moi au monde, il n’y a que ce moment seul enfin où nous nous serons aperçus face à face

Accessibles à la fin jusqu’à ce mystère que nous renfermons.

Il y a moyen de se sortir l’âme du corps comme une épée, loyal, plein d’honneur, il y a moyen de rompre la paroi.

Il y a moyen défaire un serment et de se donner tout entier à cet autre qui seul existe.

Malgré l’horrible nuit et la pluie, malgré cela qui est autour de nous le néant,

Comme des braves !

De se donner soi-même et de croire à l’autre tout entier !

De se donner et de croire en un seul éclair !

– Chacun de nous à l’autre et à cela seul ! Tel est le désir exprimé par celle qui, après le parricide, est par Louis écartée de lui-même et pour épouser, comme il est dit, « la maîtresse de son père ». C’est là le tournant de la transformation de Louis, et c’est ce qui va, aujourd’hui, nous permettre de nous interroger sur le sens de ce qui va naître de lui, de cette Pensée de Coûfontaine, figure féminine qui à l’aube du troisième terme de la trilogie répond à la figure de Sygne et autour de laquelle nous allons nous interroger sur ce que là a voulu dire Claudel.

 

Car enfin, s’il est facile et d’usage de se débarrasser de toute parole qui s’articule hors des voies de la routine en disant : « c’est du un tel » – et vous savez qu’on ne se fait pas faute de le dire à propos de quelqu’un qui pour l’instant vous parle – il semble que personne ne songe même à s’étonner à propos du poète que là on se contente d’accepter sa singularité ; et devant les étrangetés d’un théâtre comme celui de Claudel, personne ne songe plus à s’interroger devant les invraisemblances, les traits de scandale où il nous entraîne, sur ce qu’en fin de compte pouvait bien être sa < vie > < visée > et son dessein.

 

Pensée de Coûfontaine, dans la troisième pièce, Le père humilié, qu’est-ce qu’elle veut dire ? Nous allons nous interroger sur la signification de Pensée de Coûfontaine comme sur un personnage vivant. Il s’agit du désir de Pensée de Coûfontaine – désir de pensée – et le désir de Pensée nous allons y trouver bien sûr la pensée même du désir. Bien sûr n’allez pas croire que ce soit là, au niveau où se tient la tragédie claudélienne, interprétation allégorique. Ces personnages sont des symboles < que > pour autant qu’ils jouent au niveau même, au cœur de l’incidence du symbolique sur une personne. Et cette ambiguïté des noms, qui leur sont par le poète conférés, donnés est là pour nous indiquer la légitimité de les interpréter comme des moments de cette incidence du symbolique sur la chair même.

 

Il serait bien facile de nous amuser à lire dans l’orthographe même donnée par Claudel à ce nom singulier de Sygne, qui commence par un S qui est vraiment là comme une invite à bien y reconnaître un signe, avec en plus justement, dans ce changement imperceptible dans le mot, cette substitution de l’y à l’i, ce que cela veut dire cette surimposition de la marque, et d’y reconnaître, par je ne sais quelle convergence [une < lacune > matrie cabalistique] < une mater lectionis cabalistique > quelque chose qui vient rencontrer notre S par quoi je vous montrais que cette imposition du signifiant est à la fois sur l’homme ce qui le marque et ce qui le défigure.

 

A l’autre bout, Pensée. Ici le mot est laissé intact. Et pour voir ce que veut dire cette pensée du désir, il nous faut bien repartir sur ce que signifie, dans L’otage, la passion subie de Sygne. Ce sur quoi cette première pièce de la trilogie nous a laissés pantelants, cette figure de la sacrifiée qui fait signe « non », c’est bien la marque du signifiant portée à son degré suprême, un refus porté à une position radicale qu’il nous faut sonder.

 

En sondant cette position, nous retrouvons un terme [même] qui est celui qui nous appartient à nous par notre expérience au plus haut degré si nous savons l’interroger, puisque si vous vous souvenez de ce que je vous ai appris en son temps ici et ailleurs, au séminaire et à la Société et à plusieurs reprises, si je vous ai priés de réviser l’usage qui est fait aujourd’hui dans notre expérience du terme de frustration, c’est pour inciter à revenir à ce que veut dire, dans le texte de Freud où jamais ce terme de frustration n’est employé, le terme original de la Versagung, pour autant que son accent peut être mis bien au-delà, bien plus profondément que toute frustration concevable.

 

Le terme de Versagung, pour autant qu’il implique le défaut à la promesse, et le défaut à une promesse pour quoi déjà tout a été renoncé, c’est là la valeur exemplaire du personnage et du draine de Sygne, c’est que ce à quoi il lui est demandé de renoncer c’est ce à quoi elle a déjà engagé toutes ses forces, à quoi elle a déjà lié toute sa vie, à ce qui était déjà marqué du signe du sacrifice. Cette dimension au second degré, au plus profond du refus qui, par l’opération du verbe, peut être à la fois exigé, peut être ouverte à une réalisation abyssale, c’est là ce qui nous est posé à l’origine de la tragédie claudélienne, et c’est aussi bien quelque chose à quoi nous ne pouvons pas rester indifférents. C’est quelque chose que nous ne pouvons pas simplement considérer comme l’extrême, l’excessif, le paradoxe d’une sorte de folie religieuse, puisque bien au contraire, comme je vais vous le montrer, c’est là justement que nous sommes placés, nous, hommes de notre temps, dans la mesure où cette folie religieuse nous fait défaut.

 

Observons bien ce dont il s’agit pour Sygne de Coûfontaine. Ce qui lui est imposé n’est pas simplement de l’ordre de la force et de la contrainte. Il lui est imposé de s’engager, et librement, dans la loi du mariage avec celui qu’elle appelle le fils de sa servante et du sorcier Quiriace. À ce qui lui est imposé, rien ne peut être lié que de maudit pour elle. Ainsi la Versagung, le refus dont elle ne peut se délier, devient bien ce que la structure du mot implique : versagen, le refus concernant le dit ; et si je voulais équivoquer pour trouver la meilleure traduction : la per-dition ; [si] < ici > tout ce qui est condition devient perdition, et c’est pourquoi là « ne pas dire » devient le « dit-non ».

 

Déjà nous avons rencontré ce point extrême, et ce que je veux vous montrer, c’est qu’il est ici dépassé. Nous l’avons rencontré au terme de la tragédie œdipienne, dans le m¯ fènai/mè phunai/ d’Œdipe à Colone, ce puissé-je n’être pas, qui veut tout de même dire n’être pas né, où, je vous le rappelle en passant, nous trouvons la véritable place du sujet en tant qu’il est le sujet de l’inconscient. Cette place c’est le , ou ce « ne » très particulier [que] <dont> nous <ne> saisissons dans le langage que les vestiges au moment de son apparition paradoxale dans des termes comme ce « je crains qu’il ne vienne » ou « avant qu’il n’apparaisse », où il paraît aux grammairiens comme explétif alors que c’est là justement que se montre la pointe [de ce désir] <où se désigne> non point le sujet de l’énoncé qui est le je, celui qui parle actuellement, mais le sujet où s’origine l’énonciation. Mè phunai, ce ne sois-je, ou ce ne fus-je, pour être plus près ce n’y être qui équivoque si curieusement en français avec le verbe de la naissance, voilà où nous en sommes avec Œdipe. Et qu’est-ce qui est désigné là sinon que, de par l’imposition à l’homme d’un destin, d’une charge des structures parentales, quelque chose est là recouvert qui fait déjà de son entrée dans le monde l’entrée dans le jeu implacable d’une dette. En fin de compte c’est simplement de cette charge, qu’il reçoit de la dette de l’Atè qui le précède, qu’il est coupable.

 

Il s’est passé depuis quelque chose d’autre, le Verbe s’est pour nous incarné, il est venu au monde et, contre la parole de l’Évangile, il n’est pas vrai que nous ne l’ayons pas reconnu. Nous [ne] l’avons reconnu et nous vivons les suites de cette reconnaissance. Nous sommes à l’un des termes de l’une des phases des conséquences de cette reconnaissance. C’est là ce que je voudrais articuler pour vous. C’est que pour nous le Verbe n’est point simplement la [loi]<voie> où nous nous insérons pour porter chacun notre charge de cette dette qui fait notre destin, mais qu’il ouvre pour nous [une] <la> possibilité <d’>une tentation d’où il nous est possible de nous maudire non pas seulement comme destinée particulière, comme vie, mais comme la voie même où le Verbe nous engage et comme rencontre avec la heure vérité, comme [heure] <heurt> de la vérité.

 

Nous ne sommes plus seulement à portée d’être coupables par la dette symbolique, c’est d’avoir la dette à notre charge qui peut nous être – au sens le plus proche que ce mot indique – reproché. Bref, c’est que la dette elle-même où nous avions notre place peut nous être ravie, où nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. L’atè antique sans doute nous rendait coupables de cette dette, d’y céder, mais à y renoncer comme nous pouvons maintenant le faire, nous sommes chargés d’un malheur qui est plus grand encore de ce que ce destin ne soit plus rien. Bref, ce que nous savons, ce que nous touchons par notre expérience de tous les jours, c’est la culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez le névrosé. C’est elle qui est à payer justement pour ceci que le Dieu du destin soit mort. Que ce Dieu soit mort est au cœur de ce qui nous est présenté dans Claudel. Ce Dieu mort est ici représenté par ce prêtre proscrit qui n’est plus pour nous produit présent que sous la forme de ce qui est appelé L’otage, qui donne son titre à la première pièce de la trilogie, figure, ombre de ce qui fut la foi antique – et l’otage aux mains de la politique, de ceux qui veulent l’utiliser pour des fins de Restauration.

 

Mais l’envers de cette réduction du Dieu mort est ceci que c’est l’âme fidèle qui devient l’otage, l’otage de cette situation où renaît proprement au delà de la fin de la vérité chrétienne le tragique, à savoir que tout se dérobe à elle si le signifiant peut être captif. Ne peut être otage, bien sûr, que celle qui croit, Sygne, et parce qu’elle croit, doit témoigner de ce qu’elle croit, et justement est par là prise, captivée dans cette situation dont il suffit de l’imaginer, de la forger pour qu’elle existe [c’est] <que> d’être appelée à [sacrifier] <se river> à la négation de ce qu’elle croit, elle est retenue comme otage dans la négation même, soufferte, de ce qu’elle a de meilleur. Quelque chose nous est proposé qui va plus loin que le malheur de Job et que sa résignation. À Job est réservé tout le poids du malheur qu’il n’a pas mérité, mais à l’héroïne de la tragédie moderne il est demandé d’assumer comme une jouissance l’injustice même qui lui fait horreur.

 

Tel est ce [que couvre] <qu’ouvre> comme possibilité devant l’être qui parle le fait d’être le support du Verbe au moment où il lui est demandé, ce Verbe, de le garantir. L’homme est devenu l’otage du Verbe parce qu’il s’est dit ou aussi bien pour qu’il se soit dit que Dieu est mort. À ce moment s’ouvre cette béance où rien de plus, <rien> d’autre ne peut être articulé que ce qui n’est que le commencement même de ne fus-je qui ne serait plus même être, qu’un refus, un non, un ne, ce tic, cette grimace, bref, ce fléchissement du corps, cette psychosomatique qui est le terme où nous avons à rencontrer la marque du signifiant.

 

[Le] <Ce> drame, tel qu’il se poursuit à travers les trois temps de la tragédie, est de savoir comment de cette position radicale peut renaître un désir, et lequel.

 

C’est ici que nous sommes portés à l’autre bout de la trilogie, à Pensée de Coûfontaine, à cette figure incontestablement séduisante, manifestement proposée à nous comme spectateurs – et quels spectateurs nous allons tenter de le dire – comme l’objet du désir à proprement parler. Et il n’est que de lire Le père humilié, il n’est que d’entendre ceux là mêmes que rebute (car quoi de plus rebutant) cette histoire. Quel pain plus dur pourrait nous être offert que celui de cet enjeu, de ce père qui est promu comme une figure de vieillard obscène et dont seul le meurtre devant nous figuré amène la possibilité d’une poursuite de quelque chose qui se transmet et qui n’est qu’une figure, celle de Louis de Coûfontaine, la plus dégradée, dégénérée de la figure du père.

 

Il n’est que d’entendre ce qui à chacun a pu être sensible, l’ingratitude que représente l’apparition dans une fête de nuit à Rome au début du père humilié de la figure de Pensée de Coûfontaine, pour comprendre qu’elle nous est présentée là comme un objet de séduction. Et pourquoi et comment ? Qu’est-ce qu’elle équilibre ? Qu’est-ce qu’elle compense ? Est-ce que quelque chose va revenir sur elle du sacrifice de Sygne ? Est-ce que c’est au nom du sacrifice de sa grand-mère qu’elle va mériter quelque égard pour tout dire ? Certes pas. <Si> à un moment il y est fait allusion, c’est dans le dialogue des deux hommes (qui vont représenter pour elle l’approche de l’amour) avec le Pape, et il est fait allusion à cette vieille tradition de famille comme à une ancienne histoire qui se raconte. C’est dans la bouche du Pape lui-même, s’adressant à Orian [dont il s’agit] qui est l’enjeu de cet amour, que va paraître à ce propos le mot superstition : « Vas-tu céder mon fils à cette superstition ! » Est-ce que Pensée même va représenter quelque chose comme une figure exemplaire, une renaissance de la foi un instant éclipsée ? bien loin de là.

 

[Sygne] <Pensée> est « libre penseuse », si l’on peut s’exprimer ainsi d’un terme qui n’est pas ici le terme claudélien, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. [Sygne] <Pensée> n’est animée que d’une passion celle, dit-elle, d’une justice qui pour elle va au-delà de toutes les exigences, de la beauté même. Ce qu’elle veut, c’est la justice, et non pas n’importe laquelle, non pas la justice ancienne, celle de quelque droit naturel à une distribution ou à une rétribution. Cette justice dont il s’agit, justice absolue, justice qui anime le mouvement, le bruit, le train secret de la Révolution qui fait le bruit de fond du troisième drame, du père humilié, cette justice est bien justement l’envers de tout ce qui, du réel, de tout ce qui, de la vie, est de par le Verbe senti comme offensant la justice, senti comme horreur de la justice. C’est d’une justice absolue dans tout son pouvoir d’ébranler le monde qu’il s’agit dans le discours de Pensée de Coûfontaine.

 

Vous le voyez, c’est bien la chose qui peut nous paraître la plus loin de la prêcherie que nous pourrions attendre de Claudel, homme de foi. C’est bien ce qui va nous permettre de donner son sens à la figure vers quoi converge tout le drame du père humilié. Pour le comprendre, il faut nous arrêter un instant à ce que Claudel a fait de Pensée de Coûfontaine, représentée comme fruit du mariage de Louis de Coûfontaine avec celle en somme que lui a donnée son père comme femme, par cela seul que cette femme était déjà sa femme, pointe extrême si l’on peut dire, paradoxale, caricaturale du complexe d’Œdipe.

 

Le vieillard obscène qui nous est présenté force ce fils… tel est le point limite, le point frontière du mythe freudien qui nous est proposé, <il> force ses fils à épouser ses femmes, et dans la mesure même où il veut leur ravir les leurs, autre façon plus poussée et ici plus expressive d’accentuer ce qui vient au jour dans le mythe freudien. Ça ne donne pas un père d’une meilleure qualité, ça donne une autre canaille et c’est bien ainsi que Louis de Coûfontaine, tout au long du drame nous est représenté. Il épouse celle qui le veut, lui, comme objet de sa jouissance. Il épouse cette figure singulière de la femme, Sichel, qui rejette tous ces fardeaux de la loi, et nommément de [la sienne] <l’Ancienne>, de l’Ancienne Loi, de l’épouse sainte, figure de la femme, pour autant qu’elle est celle de la patience, celle enfin qui amène au jour sa volonté d’étreindre le monde.

 

Qu’est-ce qui va naître de là ? Ce qui va naître de là singulièrement, c’est la renaissance de cela même dont le drame du pain dur nous a montré qu’il était écarté, à savoir ce même désir dans son absolu qui était représenté par la figure de Lumîr – cette Lumîr, nom singulier, il faut s’arrêter au fait que Claudel dans une petite note nous indique qu’il faut le prononcer Loum-yir. Il faut la rapporter à ce que Claudel nous dit des fantaisies du vieux Turelure d’apporter toujours à chaque nom cette petite modification dérisoire qui fait qu’il appelle Rachel : Sichel, ce qui veut dire, nous dit le texte, en allemand, la faucille, ce nom étant celui que figure dans le ciel le croissant de la lune. Écho singulier de la figure qui termine le Ruth et Booz de Hugo. Claudel le fait sans cesse ce même jeu d’altération des noms, comme si lui-même ici assumait la fonction du vieux Turelure.

 

Lumîr, c’est ce que nous retrouverons plus tard dans le dialogue entre le Pape et les deux personnages d’Orso et d’Orian, comme la lumière – la cruelle lumière ! Cette cruelle lumière nous éclaire sur ce que représente la figure d’Orian, car tout fidèle qu’il soit au Pape, cette cruelle lumière qui est dans sa bouche le fait, le Pape, sursauter. La lumière, lui dit le Pape, n’est point cruelle. Mais il n’est point douteux que c’est Orian qui est dans le vrai quand il le dit. Le poète est avec lui. Or celle qui va venir incarner la lumière cherchée obscurément sans le savoir par sa mère elle même, cette lumière cherchée à travers une patience, se prête à tout servir et à tout accepter. C’est Pensée, Pensée sa fille, Pensée qui va devenir l’objet incarné du désir de cette lumière. Et cette Pensée en chair et en os, cette Pensée vivante, le poète ne peut faire que d’imaginer qu’elle est aveugle, et de nous la représenter comme telle.

 

Je crois devoir m’arrêter un instant. Que peut vouloir le poète avec cette incarnation de l’objet, de l’objet partiel, de l’objet pour autant qu’il est ici le resurgissement, l’effet de la constellation parentale ? une aveugle. Cette aveugle va être promenée devant nos yeux tout au long de cette troisième pièce, et de la façon la plus émouvante. Elle apparaît dans le bal masqué, où se figure la fin d’un moment de cette Rome qui est à la veille de sa prise par les garibaldiens. C’est aussi une sorte de fin qui se célèbre dans cette fête de nuit, celle d’un noble polonais qui, poussé au terme de sa solvabilité, doit voir le lendemain entrer dans sa propriété les huissiers. Ce noble polonais est ici aussi bien pour à un moment nous rappeler, sous la forme d’une figure sur un camée, une personne dont on a entendu parler tant de fois et qui est morte bien tristement. Faisons une croix sur elle, n’en parlons plus. Tous les spectateurs entendent bien qu’il s’agit de la nommée Lumîr, et aussi ce noble, tout chargé de la noblesse et du romantisme de la Pologne martyre, est tout de même ce type de noble qui se trouve inexplicablement avoir toujours une villa à liquider.

 

C’est dans ce contexte que nous voyons se promener l’aveugle Pensée comme si elle voyait clair. Car sa surprenante sensibilité lui permet en un instant de visite préliminaire d’avoir par sa fine perception des échos, des approches, des mouvements, dès quelques marches franchies… de repérer toute la structure d’un lieu. Si nous, spectateurs, savons qu’elle est aveugle, pendant tout un acte ceux qui sont avec elle, les invités de cette fête, pourront l’ignorer, et spécialement celui sur lequel s’est porté son désir. Ce personnage, Orian, vaut un mot de présentation pour ceux qui n’ont pas lu la pièce.

 

Orian, redoublé de son frère Orso, porte ce nom bien claudélien qui semble, par son bruit et cette même construction légèrement déformée, accentué quant au signifiant par une bizarrerie qui est la même que nous retrouvons dans tellement de personnages de la tragédie claudélienne – rappelez-vous de Sir Thomas Pollock Nageoire – de Homodarmes. Cela a un aussi joli bruit que celui qu’il y a dans le texte sur les armures d’André Breton dans « le peu de réalité ». Ces deux personnages Orian et Orso sont en jeu. Orso est le brave gars qui aime Pensée. Orian qui n’est pas tout à fait un jumeau, qui est le grand frère, c’est celui vers quoi Pensée a porté son désir. Pourquoi vers lui, si ce n’est parce qu’il est inaccessible. Car à vrai dire, pour cette aveugle, le texte et le mythe claudéliens nous indiquent qu’il lui est à peine possible de les distinguer par la voix, au point qu’à la fin du drame, Orso, pendant un moment, pourra soutenir l’illusion d’être Orian mort. C’est bien qu’elle voit autre chose pour que ce soit la voix d’Orian, même quand c’est Orso qui parle, qui puisse la faire défaillir.

 

Mais arrêtons-nous un instant à cette fille aveugle. Qu’est-ce qu’elle veut dire ? Est-ce qu’il ne semble pas, pour voir d’abord ce qu’elle projette devant nous, qu’elle est ainsi protégée par une sorte de figure sublime de la pudeur qui s’appuie sur ceci que, de ne pouvoir se voir être vue, elle semble à l’abri du seul regard qui dévoile.

 

Et je ne crois pas ici d’un propos excentrique que de ramener cette dialectique que je vous fis entendre autrefois autour du thème des perversions dites exhibitionniste et [voyantes] <voyeuriste>. Quand je vous faisais remarquer qu’elles ne pouvaient être seulement saisies du rapport de celui qui voit et qui se montre à un partenaire simplement autre, objet ou sujet ; que ce qui est intéressé dans le fantasme de l’exhibitionniste comme du voyeur, c’est un élément tiers qui implique que chez le partenaire peut éclore une conscience complice qui reçoit ce qui lui est donné à voir ; que ce qui l’épanouit dans sa solitude en apparence innocente s’offre à un regard caché ; qu’ainsi c’est le désir même qui soutient sa fonction dans le fantasme qui voile au sujet son rôle dans l’acte ; que l’exhibitionniste et le voyeur en quelque sorte se jouissent eux-mêmes comme de voir et de montrer, mais sans savoir ce qu’ils voient et ce qu’ils montrent.

 

Pour Pensée, la voici donc, elle qui ne peut être surprise si je puis dire de ce qu’on ne peut rien lui montrer qui la soumette au petit autre, ni non plus qu’on ne puisse la voir sans que celui qui serait l’épieur soit, comme Actéon, frappé de cécité, qu’il commence à s’en aller en lambeaux aux morsures de la meute de ses propres désirs.

 

Le mystérieux pouvoir du dialogue qui se passe entre Pensée et Orian, Orian qui n’est à une lettre près justement que le nom d’un des chasseurs que Diane a métamorphosés en constellation, ce mystérieux aveu par lequel se termine ce dialogue : je suis aveugle a à lui seul la force d’un « je t’aime » de ce qu’il évite toute conscience chez l’autre de ce que « je t’aime » soit dit, pour aller droit à se placer en lui comme parole. Qui saurait dire : « je suis aveugle », sinon d’où la parole crée la nuit, qui, à l’entendre, ne sentirait en lui naître cette profondeur de la nuit ?

 

Car c’est là où je veux vous mener. C’est à la distinction, à la différence qu’il y a du rapport du se voir avec le rapport du s’entendre. Bien sûr, on remarque et on a remarqué depuis longtemps que c’est le propre de la phonation que de retentir immédiatement à l’oreille propre du sujet à mesure de son émission mais ce n’est pas pour autant que l’autre, à qui cette parole s’adresse, a la même place ni la même structure que celui du dévoilement visuel justement parce que la parole, elle, ne suscite pas le [le voir] <voile> et parce qu’elle est, elle même, [aveuglément] <aveuglement>. On se voit être vu, c’est pour cela qu’on s’y dérobe mais on ne s’entend pas être entendu. C’est-à-dire qu’on ne s’entend pas là où l’on s’entend, c’est-à-dire dans sa tête, ou plus exactement ceux qui sont dans ce cas – il y en a en effet qui s’entendent être entendus et ce sont les fous, les hallucinés, c’est la structure de l’hallucination verbale – ils ne sauraient s’entendre être entendus qu’à la place de l’Autre, là où l’on entend l’Autre renvoyer votre propre message sous sa forme inversée. Ce que veut dire Claudel avec Pensée aveugle c’est qu’il suffit que l’âme, puisque c’est de l’âme qu’il s’agit, ferme les yeux au monde (et ceci est indiqué à travers tout le dialogue de la troisième pièce) pour pouvoir être ce dont le monde manque, et l’objet le plus désirable du monde. Psyché qui ne peut plus allumer la lampe, pompe, si je puis dire, aspire à elle l’être d’Éros qui est manque.

 

Le mythe de Poros et de Penia renaît ici sous la forme de l’aveuglement spirituel, car il nous est dit que Pensée incarne ici la figure de la Synagogue même, telle qu’elle est représentée au porche de la cathédrale de Reims, les yeux bandés.

 

D’autre part, Orian qui est en face d’elle est bien celui dont le don ne peut être reçu justement parce qu’il est surabondance. Orian est une autre forme du refus. S’il ne donne pas à Pensée son amour c’est, dit-il, parce que ses dons il les doit ailleurs, à tous, à l’œuvre divine. Ce qu’il méconnaît, c’est justement ce qui lui est demandé dans l’amour, ce n’est pas sa Poros, sa ressource, sa richesse spirituelle, sa surabondance, ni même comme il s’exprime sa joie, c’est justement ce qu’il n’a pas. Qu’il soit un saint, bien sûr, mais il est assez frappant que Claudel nous montre ici les limites de la sainteté. Car c’est un fait que le désir est ici plus fort que la sainteté elle-même, car c’est un fait qu’Orian, le saint, dans le dialogue avec Pensée fléchit et cède et perd la partie et, pour tout dire, pour appeler les choses par leur nom, qu’il baise bel et bien la petite Pensée. Et c’est ce qu’elle veut.

 

Et tout au long du drame et de la pièce elle n’a pas perdu une demi seconde, un quart de ligne pour opérer dans ce sens par les voies que nous n’appellerons pas les plus courtes, mais assurément les plus droites, les plus sûres. Pensée de Coûfontaine est vraiment la renaissance de toutes ces fatalités qui commencent par le stupre, continuent par la traite tirée sur l’honneur, par la mésalliance, l’abjuration, le louis-philippisme que je ne sais qui appelait le second tempire – pour renaître là comme avant le péché, comme l’innocence mais pas pour autant la nature.

 

C’est pourquoi il importe de voir sur quelle scène culmine tout le drame, cette [reine] <scène>, la dernière, celle où Pensée se confine avec sa mère qui étend sur elle son aile protectrice et le fait parce qu’elle est restée enceinte des œuvres du nommé Orian. Pensée reçoit la visite du frère, Orso, qui vient ici lui porter de celui qui est mort le dernier message mais que la logique de la pièce et toute la situation antérieure ont créé, puisque tout l’effort d’Orian a été de faire accepter à Pensée comme à Orso une chose énorme : qu’ils s’épousent ; [Orso] <Orian> le saint ne voit pas d’obstacles à ce que son bon et brave petit frère, lui, trouve son bonheur, c’est à son niveau.

 

C’est un brave et un courageux. Et d’ailleurs la déclaration du gars ne laisse aucun doute, il est capable d’assurer le mariage avec une femme qui ne l’aime pas, on en viendra toujours à bout. C’est un courageux, c’est son affaire. Il a d’abord combattu à gauche, on lui a dit qu’il s’est trompé, il combat à droite ; il était chez les garibaldiens, il a rejoint les zouaves du Pape ; il est toujours là, bon pied bon œil, c’est un gars sûr. Ne riez pas trop de ce connard, c’est un piège. Et nous allons voir tout à l’heure pourquoi, et en quoi, car à la vérité dans son dialogue avec Pensée nous ne songeons plus à en rire.

 

Qu’est Pensée dans cette dernière scène ? l’objet sublime sûrement. L’objet sublime en tant que déjà nous avons indiqué sa position l’année dernière comme substitut de la Chose, vous l’avez entendu au passage, la nature de la Chose n’est pas si loin de celle de la femme, s’il n’était vrai qu’à toute façon que nous avons de nous approcher de cette Chose, la femme s’avère être encore bien autre chose. Je dis la moindre femme, et à la vérité Claudel pas plus qu’un autre ne nous montre qu’il en ait la dernière idée, bien loin de là. Cette héroïne de Claudel, cette femme qu’il nous fomente, c’est la femme d’un certain désir. Tout de même rendons lui cette justice qu’ailleurs, dans le Partage de Midi, Claudel nous a fait une femme, Ysé, qui n’est pas si mal, ça y ressemble fort à ce que c’est, la femme.

 

Ici nous sommes en présence de l’objet d’un désir. Et ce que je veux vous montrer, qui est inscrit dans son image, c’est que c’est un désir qui n’a plus à ce niveau de dépouillement que la castration pour le séparer mais le séparer radicalement d’aucun désir naturel. À la vérité, si vous regardez ce qui se passe sur la scène, c’est assez beau mais pour le situer exactement je vous prierai de vous rappeler le cylindre anamorphique que je vous ai présenté en réalité, bel et bien – le tube sur cette table – à savoir ce cylindre sur lequel venait se projeter une figure de Rubens, celle de la mise en croix, par l’artifice d’une sorte de dessin informe qui était astucieusement inscrit à la base de ce cylindre. De cela je vous ai fait l’image de ce mécanisme du reflet de cette figure fascinante, de cette beauté érigée telle qu’elle se projette à la limite pour nous empêcher d’aller plus loin au cœur de la Chose.

 

Si tant est qu’ici la figure de Pensée et toute la ligne de ce drame soit faite pour nous porter à cette limite un peu plus reculée, que voyons-nous, sinon une figure de femme divinisée pour être encore ici, cette femme, crucifiée. Le geste est indiqué dans le texte comme il revient avec insistance dans tellement d’autres points de l’œuvre claudélienne, depuis la princesse de Tête d’Or jusqu’à Sygne elle-même, jusqu’à Ysé, jusqu’à la figure de Doña Prouhèze.

 

Cette figure porte en elle quoi ? un enfant sans doute, mais n’oublions pas ce qui nous est dit, c’est que pour la première fois cet enfant vient en elle de s’animer, de bouger, et ce moment est le moment où elle est venue à prendre en elle l’âme, dit-elle, de celui qui est mort.

 

Comment cette capture de l’âme nous est-elle représentée, figurée ? C’est un vrai acte de vampirisme, elle se referme, si je puis dire, avec les ailes de son manteau sur la corbeille de fleurs qu’avait envoyées le frère Orso, ces fleurs qui montent d’un terreau dont le dialogue vient nous révéler, détail macabre, qu’il contient le cœur éviscéré de son amant, Orian. C’est là ce dont, quand elle se relève, elle est censée avoir fait repasser en elle l’essence symbolique, c’est cette âme qu’elle impose, avec la sienne propre, dit-elle, sur les lèvres de ce frère qui vient de s’engager à elle pour donner un père à l’enfant, tout en disant qu’il ne sera jamais son époux. Et cette transmission, cette réalisation singulière de cette fusion des âmes qui est celle dont les deux premières citations que je vous ai faites au début de ce discours, de L’otage d’une part, du pain dur de l’autre, nous est indiquée comme étant l’aspiration suprême de l’amour. C’est de cette fusion des âmes qu’en somme Orso, dont on sait qu’il va aller rejoindre son frère dans la mort, est là le porteur désigné, le véhicule, le messager.

 

Qu’est-ce à dire ? Je vous l’ai dit tout à l’heure, ce pauvre Orso qui nous fait sourire jusque dans cette fonction où il s’achève, de mari postiche, ne nous y trompons pas, ne nous laissons pas prendre à son ridicule, car la place qu’il occupe est celle-là même en fin de compte dans laquelle nous sommes appelés à être ici captivés. C’est à notre désir, et comme révélation de sa structure, qu’est proposé ce fantasme qui nous révèle quelle est cette puissance [magnifique] <Maléfique>qui nous attire dans la femme, et pas forcément, comme <on> le dit, en haut, que cette puissance est tierce, et que c’est celle qui ne saurait être la nôtre qu’à représenter notre perte.

 

Il y a toujours dans le désir quelque délice de la mort, mais d’une mort que nous ne pouvons nous-mêmes nous infliger. Nous retrouvons ici les quatre termes qui sont représentés si je puis dire en nous comme dans les deux frères, a – a’, et à nous le sujet, S, pour autant que nous n’y comprenons rien, et cette figure de l’Autre incarnée en cette femme. Entre ces quatre éléments, toutes sortes de variétés sont possibles de cette [infixion] <infliction> de la mort parmi lesquelles il est possible d’énumérer toutes les formes les plus perverses du désir.

 

Ici c’est seulement le cas le plus éthique pour autant que c’est l’homme vrai, l’homme achevé et qui s’affirme et se maintient dans sa virilité, Orian, qui en fait les frais par sa mort. Ceci nous rappelle que [c’est vrai] ces frais il les fait toujours et dans tous les cas, même si du point de vue de la morale c’est de façon plus coûteuse pour son humanité, s’il les ravale, ces frais, au niveau du plaisir. Ainsi se termine le dessein du poète. Ce qu’il nous montre, c’est enfin, après le drame de sujets en tant que pures victimes du logos, du langage, ce qu’y devient le désir, et pour cela, ce désir, il nous le rend visible. La figure de la femme, de ce terrible sujet qu’est Pensée de Coûfontaine, c’est l’objet du désir. Elle mérite son nom, Pensée, elle est pensée sur le désir. L’amour de l’autre, cet amour qu’elle exprime, c’est là même où en se figeant elle devient l’objet du désir.

 

Telle est la topologie où s’achève un long cheminement de la tragédie. Comme tout procès, comme tout progrès de l’articulation humaine, c’est après-coup seulement que se perçoit ce qui converge dans les lignes tracées dans le passé traditionnel, annonce ce qui un jour vient au jour quand tout au long de la tragédie d’Euripide nous trouvons comme une sorte de bât qui le blesse [comme une <lacune> qui l’exaspère] le rapport au désir et plus spécialement au désir de la femme. Ce qu’on appelle la misogynie d’Euripide, c’est cette sorte d’aberration, de folie qui semble frapper toute sa poésie. Nous ne pouvons la saisir et la comprendre que de ce qu’elle est devenue, de ce qu’elle s’est élaborée à travers toute la sublimation de la tradition chrétienne.

 

Ces perspectives, ces extrêmes, ces points d’écartèlement des termes dont la croisée pour nous nécessite des effets auxquels nous avons affaire, ceux de la névrose en tant que dans la pensée freudienne ils s’affirment comme plus originels que ceux du juste milieu, que ceux de la normale, il est nécessaire que nous les touchions, que nous les explorions, que nous en connaissions les extrêmes, si nous voulons que notre action se situe d’une façon orientée, non pas captive de tels mirages toujours à notre portée, du bien, de l’entr’aide mais de ce qu’il peut y avoir [mais de ce qu’il peut y avoir, même sous les formes les plus obscures, dans l’autre où nous avons l’audace de l’accompagner dans le transfert, peut exiger.] à exiger d’audace, même sous les formes les plus obscures dans l’autre, à l’accompagner dans le transfert.

 

« Les extrêmes se touchent » disait je ne sais plus qui. Il faut au moins un instant que nous les touchions pour pouvoir voir ce qui est ici ma fin, repérer exactement quelle doit être notre place au moment où le sujet est sur le seul chemin où nous devions le conduire, celui où il doit articuler son désir.

 

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