samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 11 janvier 1961

Leçon du 11 janvier 1961

 

Un petit temps d’arrêt avant de vous faire entrer dans la grande énigme de l’amour de transfert. Un temps d’arrêt – j’ai mes raisons de marquer quelquefois un temps d’arrêt. Il s’agit en effet de nous entendre, de ne pas perdre notre orientation.

 

Depuis le début de cette année, donc, j’éprouve le besoin de vous rappeler que je pense, en tout ce que je vous enseigne, n’avoir fait que vous faire remarquer que la doctrine de Freud implique le désir dans une dialectique. Et là déjà il faut que je m’arrête pour vous faire noter que l’embranchement est déjà pris ; et déjà par-là, j’ai dit que le désir n’est pas une fonction vitale, au sens où le positivisme a donné son statut à la vie.

 

Donc il est pris dans une dialectique, le désir, parce qu’il est suspendu – ouvrez la parenthèse, j’ai dit sous quelle forme suspendue : sous forme de métonymie – suspendu à une chaîne signifiante, laquelle est comme telle constituante du sujet, ce par quoi le sujet est distinct de l’individualité prise simplement hic et nunc – car n’oubliez pas que cet hic et nunc est ce qui la définit.

 

Faisons l’effort pour pénétrer ce que ce serait que l’individuation, l’instinct de l’individualité donc, en tant que [celle-ci] < l’individuation > aurait pour chacune [d’elles] < des individualités > à reconquérir, comme on nous l’explique en psychologie, par l’expérience ou par l’enseignement, toute la structure réelle (ce qui n’est quand même pas une mince affaire) et aussi bien, ce qu’on n’arrive pas à concevoir sans la supposition qu’elle y serait au moins déjà préparée par une adaptation, une cumulation adaptative. Déjà l’individu humain, en tant que connaissance, serait fleur de conscience au bout d’une évolution, comme vous savez, de la pensée, ce que je mets profondément en doute ; non pas après tout que je considère que ce soit là une direction sans fécondité, ni non plus sans issue, mais seulement pour autant que l’idée d’évolution nous habitue mentalement à toutes sortes d’élisions qui sont en tout cas très dégradantes pour notre réflexion – et je dirai spécialement pour nous analystes, pour notre éthique. De toute façon, revenir sur ces élisions, montrer les béances que laisse ouvertes toute la théorie de l’évolution en tant qu’elle tend toujours à recouvrir, à faciliter la concevabilité de notre expérience, les rouvrir, ces béances, est quelque chose qui me paraît essentiel. Si l’évolution est vraie, en tout cas une chose est certaine, c’est qu’elle n’est pas, comme disait Voltaire en parlant d’autre chose, si naturelle que ça.

 

Pour ce qui est du désir, en tout cas, il est essentiel de nous reporter à ses conditions, qui sont celles qui nous sont données par notre expérience. < Notre expérience > bouleverse tout le problème des données qui consistent en ceci que le sujet conserve une chaîne articulée hors de la conscience, inaccessible à la conscience, une demande et non pas une poussée, un malaise, une empreinte ou quoi que ce soit que vous essayiez de caractériser dans cet ordre de primitivité tendanciellement définissable. Mais au contraire s’y trace une trace, si je puis dire, cernée d’un trait, isolée comme telle, portée à une puissance qu’on dirait idéographique, à condition que ce terme « d’idéographique » soit bien souligné comme n’étant d’aucune façon un indice portable sur quoi que ce soit d’isolé, mais toujours lié à la concaténation de l’idéogramme sur une ligne avec d’autres idéogrammes eux-mêmes cernés de cette fonction qui les fait signifiants. Cette demande constitue une revendication éternisée dans le sujet, quoique latente et à lui inaccessible un statut, un cahier des charges (non pas la modulation qui résulterait de quelque inscription phonétique du négatif inscrit sur un film, une bande), – une trace, mais qui prend date à jamais, – un enregistrement, oui, mais si vous mettez l’accent sur le terme registre, avec classement au dossier, – une mémoire, oui, mais au sens qu’a ce terme dans une machine électronique.

 

Eh bien, c’est le génie de Freud d’en avoir désigné le support de cette chaîne. Je crois vous l’avoir suffisamment montré et je le montrerai encore spécialement dans un article qui est celui que j’ai cru devoir refaire autour du congrès de Royaumont et qui va paraître. Freud en a désigné le support quand il parle du Ça dans la pulsion de mort elle-même, en tant qu’il a désigné le caractère mortiforme de l’automatisme de répétition. La mort (ceci est là articulé par Freud comme tendance vers la mort, comme désir où un impensable sujet se présente dans le vivant chez qui ça parle) [et irresponsable] < est responsable > précisément de ce dont il s’agit, à savoir de cette position excentrique du désir chez l’homme qui depuis toujours est le paradoxe de l’éthique, paradoxe, me semble-t-il, tout à fait insoluble dans la perspective de l’évolutionnisme. Dans ce qu’on peut appeler leur permanence transcendantale, à savoir le caractère transgressif qui leur est fondamental, pourquoi et comment les désirs ne seraient-ils pas l’effet ni la source de ce qu’ils constituent, c’est-à-dire après tout un désordre permanent dans un corps supposé soumis au statut de l’adaptation sous quelque incidence qu’on admette les effets de cette adaptation ?

 

Là, comme dans l’histoire de la physique, on n’a fait jusqu’ici qu’essayer de « sauver les apparences » et je crois vous avoir fait sentir, vous avoir donné l’occasion de compléter l’accent de ce que veut dire « sauver les apparences » quand il s’agit des épicycles du système ptolémaïque. N’allez pas vous imaginer que les gens qui ont enseigné pendant des siècles ce système, avec la prolifération d’épicycles qu’il nécessitait (de la trentaine à la soixante quinzaine selon les exigences d’exactitude qu’on y mettait) y croyaient véritablement à ces épicycles ! Ils ne croyaient pas que le ciel était fait comme les petites sphères armillaires. Vous les voyez d’ailleurs, ils les ont fabriquées avec leurs épicycles. J’ai vu dans un couloir du Vatican dernièrement une jolie collection de ces épicycles réglant les mouvements de Mars, de Vénus, de Mercure. Ça en fait un certain nombre qu’il faut mettre au tour de la petite boule pour que ça réponde au mouvement ! Jamais personne n’y a cru sérieusement à ces épicycles. Et « sauver les apparences », ça voulait dire simplement rendre compte de ce qu’on voyait en fonction d’une exigence de principe, du préjugé de la perfection de cette forme circulaire.

 

Eh bien, c’est à peu près pareil quand on explique les désirs par le système des besoins, qu’ils soient individuels ou collectifs (et je soutiens que personne n’y croit plus dans la psychologie, j’entends une psychologie qui remonte dans toute la tradition moraliste) on n’a jamais cru, même au temps où on s’en occupait, aux épicycles. « Sauver les apparences », dans un cas comme dans l’autre, ne signifie rien d’autre que de vouloir réduire aux formes supposées parfaites, supposées exigibles au fondement de la déduction, ce qu’on ne peut d’aucune panière en tout bon sens y faire entrer.

 

C’est donc de ce désir, de son interprétation et pour tout dire, d’une éthique rationnelle, que j’essaie de fonder avec vous la topologie, la topologie de base. Dans cette topologie, vous avez vu se dégager au cours de l’année dernière ce rapport dit de l’entre-deux-morts qui n’est, si je puis dire, tout de même pas en soi la mer à boire, parce qu’il ne veut rien dire d’autre que ceci qu’il n’y a pas pour l’homme coïncidence des deux frontières se rapportant à cette mort. Je veux dire la première frontière (qu’elle soit liée à une échéance foncière qu’on appelle de vieillesse, vieillissement, dégradation, ou à un accident qui rompt le fil de la vie), la première frontière, celle en effet où la vie s’achève et se dénoue… Eh bien, la situation de l’homme s’inscrit en ceci que cette frontière – c’est évident et cela depuis toujours, c’est pour cela que je dis que ce n’est pas la mer à boire – ne se confond pas avec celle qu’on peut définir sous sa formule la plus générale en disant que l’homme aspire à s’y anéantir pour s’y inscrire dans les termes de l’être ; si l’homme aspire, c’est là évidemment la contradiction cachée, la petite goutte à boire, si l’homme aspire à se détruire en ceci même qu’il s’éternise.

 

Ceci, vous le retrouverez partout inscrit dans ce discours aussi bien que dans les autres. Dans Le Banquet vous en trouverez des traces. En fin de compte, cet espace, j’ai pris soin de vous l’illustrer l’année dernière en vous montrant les quatre coins où s’inscrit l’espace où se joue la tragédie. [Je pense qu’à partir de cet éclaircissement, il n’y en a pas une des tragédies qui n’en sont pas, parce que] Quelque chose de l’espace tragique (pour dire le mot) avait été dérobé historiquement aux poètes dans la tragédie du xviie siècle, par exemple la tragédie de Racine (et prenez n’importe laquelle de ses tragédies), vous le verrez il faut, pour qu’il y ait semblant de tragédie, que par quelque côté s’inscrive cet espace de l’entre-deux-morts. Andromaque, Iphigénie, Bajazet – ai-je besoin de vous en rappeler l’intrigue ? – si vous montrez que quelque chose y subsiste qui ressemble à une tragédie, c’est bien parce que, de quelque façon qu’elles soient symbolisées, ces deux morts y sont là toujours. Andromaque se situe entre la mort d’Hector et celle suspendue sur le front d’Astyanax, ça n’est bien entendu que le signe d’une autre duplicité. Pour tout dire, que toujours la mort du héros soit entre cette menace imminente portée à sa vie et le fait qu’il l’affronte pour « passer à la mémoire », ce n’est là qu’une forme dérisoire du problème de la postérité. Voilà ce que signifient les deux termes toujours retrouvés de cette duplicité de la [fonction] < pulsion > mortifère.

 

Oui, mais il est clair qu’encore que ceci soit nécessaire pour maintenir le cadre de l’espace tragique, il s’agit de savoir comment cet espace est habité. Et je ne veux faire au passage que cette opération de déchirer des toiles d’araignée qui nous séparent d’une vision directe pour vous inciter – si riches de résonances poétiques qu’ils restent pour vous par toutes leurs vibrations lyriques – à vous référer aux sommets de la tragédie chrétienne, à la tragédie de Racine, pour vous apercevoir – prenez Iphigénie par exemple – de tout ce qui se passe ; tout ce qui s’y passe est irrésistiblement comique. Faites-en l’épreuve : Agamemnon y est en somme fondamentalement caractérisé par sa terreur de la scène conjugale : « Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre », Achille y apparaît dans une position incroyablement superficielle concernant tout ce qui s’y passe. Et pourquoi ? J’essayerai de vous le pointer tout à l’heure, justement en fonction de son rapport avec la mort, ce rapport traditionnel pour lequel toujours il est ramené, cité au premier plan par un des moralistes du cercle le plus intime autour de Socrate. Cette histoire d’Achille, qui délibérément préfère la mort qui le rendra immortel au refus de combattre qui lui laissera la vie, est là réévoquée partout ; dans l’Apologie de Socrate elle-même, Socrate en fait état pour définir ce qui va être sa propre conduite devant ses juges ; et nous en trouvons l’écho jusque dans le texte de la tragédie racinienne – je vous le citerai tout à l’heure – sous un autre éclairage beaucoup plus important. Mais cela fait partie des lieux communs qui, au cours des siècles, ne cessent de retentir, de rebondir toujours croissants dans cette résonance toujours plus creuse et boursouflée.

 

Qu’est-ce qu’il manque donc à la tragédie, quand elle se poursuit au-delà du champ de ses limites, limites qui lui donnaient sa place dans la respiration de la communauté antique ? Toute la différence repose sur quelques ombres, obscurités, occultations qui portent sur les commandements de la seconde mort. Dans Racine, ces commandements n’ont plus aucune ombre pour la raison que nous ne sommes plus dans le texte où l’oracle delphique peut même se faire entendre. Ce n’est que cruauté, contradiction vaine, absurdité. Les personnages épiloguent, dialoguent, monologuent pour dire qu’il y a sûrement maldonne en fin de compte.

 

Il n’en est point ainsi dans la tragédie antique. Le commandement de la seconde mort, pour y être sous cette forme voilée, peut s’y formuler et y être reçu comme relevant de cette dette qui s’accumule sans coupable et se décharge sur une victime sans que cette victime ait mérité la punition ; cet « il ne savait pas », pour tout dire, que je vous ai inscrit au haut du graphe sur la ligne dite de l’énonciation fondamentale de la topologie de l’inconscient, voilà ce qui est déjà atteint, préfiguré – dirais-je, si ce n’était pas un mot anachronique dans la tragédie antique – préfiguré par rapport à Freud qui le reconnaît d’emblée comme se rapportant à la raison d’être qu’il vient de découvrir dans l’inconscient. Il reconnaît sa découverte et son domaine dans la tragédie d’Œdipe, non pas parce qu’Œdipe a tué son père, pas plus qu’il n’a envie de coucher avec sa mère. Un mythologue très amusant (je veux dire qui a fait une vaste collection, un vaste rassemblement des mythes qui est bien utile… c’est un ouvrage qui n’a aucune renommée, mais d’un bon usage pratique) qui a réuni dans deux petits volumes parus aux Penguin Books toute la mythologie antique, croit pouvoir faire le malin en ce qui concerne le mythe de l’Œdipe dans Freud. Il dit : Pourquoi Freud ne va-t-il pas chercher son mythe dans la mythologie égyptienne où l’hippopotame est réputé pour coucher avec sa mère et écraser son père ? Et il dit : Pourquoi ne l’a-t-il pas appelé le complexe de l’hippopotame ? Et là, il croit avoir porté une fort bonne botte dans la bedouille de la mythologie freudienne

 

Mais ce n’est pas pour cela qu’il l’a choisi. Il y a bien d’autres héros qu’Œdipe qui sont le lieu de cette conjonction fondamentale. L’important, et ce pourquoi Freud retrouve sa figure fondamentale dans la tragédie d’Œdipe, c’est le « il ne le savait pas… » qu’il avait tué son père et qu’il couchait avec sa mère.

 

Voici donc rappelés ces termes fondamentaux de notre topologie parce que c’est nécessaire pour que nous continuions l’analyse du Banquet, à savoir pour que vous perceviez l’intérêt <qu’il y a> à ce que ce soit maintenant Agathon, le poète tragique, qui vienne à faire son discours sur l’amour.

 

Il faut encore que je prolonge ce petit temps d’arrêt pour éclairer mon propos, au sujet de ce que peu à peu je promeus devant vous à travers ce Banquet, sur le mystère de Socrate, mystère dont je vous disais l’autre jour que, pendant un moment, j’ai eu ce sentiment de m’y tuer. Il ne me parait pas insituable, non seulement il ne me paraît pas insituable, mais c’est parce que je crois que nous pouvons parfaitement le situer qu’il est justifié que nous partions de lui pour notre recherche de cette année. Je rappelle donc ceci dans les mêmes termes annotés qui sont ceux que je viens de réarticuler devant vous, je le rappelle, pour que vous alliez le confronter avec les textes de Platon dont (pour autant qu’ils sont notre document de première main) depuis quelque temps je remarque que ce n’est plus en vain que je vous renvoie à des lectures. Je n’hésiterai pas à vous dire que vous devez redoubler la lecture du Banquet, que vous avez presque tous faite, de celle du Phédon qui vous donnera un bon exemple de ce qu’est la méthode socratique et <de> ce pourquoi elle nous intéresse.

 

Nous dirons donc que le mystère de Socrate, et il faut aller à ce document de première main pour le faire rebriller dans son originalité, c’est l’installation de ce qu’il appelle, lui, la science, épistémè, et dont vous pourrez contrôler sur texte ce que ça veut dire. Il est bien évident que ça n’a pas le même son, le même accent que pour nous. <Il est bien évident> qu’il n’y avait pas le plus petit commencement de ce qui s’est articulé pour nous sous la rubrique de science. La meilleure formule que vous puissiez en donner de cette installation de la science dans quoi ? dans la conscience, dans une position… dans une dignité d’absolu ou plus exactement dans une position d’absolue dignité, <c’est qu’>il ne s’agit de rien d’autre que de ce que nous pouvons, dans notre vocabulaire, exprimer comme la promotion à cette position d’absolue dignité [d’un] <du> signifiant comme tel. Ce que Socrate appelle science, c’est ce qui s’impose nécessairement à toute interlocution en fonction d’une certaine manipulation, d’une certaine cohérence interne liée, ou qu’il croit liée, à la seule pure et simple référence au signifiant.

 

Vous le verrez poussé à son dernier terme par l’incrédulité de ses interlocuteurs qui, si contraignants que soient ses arguments, n’arrivent pas – non plus que personne – à tout à fait céder à l’affirmation par Socrate de l’immortalité de l’âme. Ce à quoi au dernier terme Socrate va se référer (et bien entendu d’une façon pour tout le monde, <du> moins pour nous, de moins en moins convaincante) c’est à des propriétés comme celle du pair et de l’impair. C’est du fait que le nombre trois ne saurait d’aucune façon recevoir la qualification de la [imparité] <parité>, c’est sur des pointes comme celle-là que repose la démonstration que l’âme ne saurait recevoir, de par ce qu’elle est au principe même de la vie, la qualification du destructible. Vous pouvez voir à quel point ce que j’appelle cette référence privilégiée, promue comme une sorte de culte, de rite essentiel, la référence au signifiant, est tout ce dont il s’agit quant à ce qu’apporte de nouveau, d’original, de tranchant, de fascinant, de séduisant – nous en avons le témoignage historique – le surgissement de Socrate au milieu des sophistes.

 

Deuxième terme à dégager de ce que nous avons de ce témoignage, c’est le suivant, c’est que, de par Socrate et de par la présence cette fois totale de Socrate, de par sa destinée, de par sa mort et ce qu’il affirme avant de mourir, il apparaît que cette promotion est cohérente de cet effet que je vous ai montré dans un homme, d’abolir en lui, semble-t-il de façon totale, ce que j’appellerai d’un terme kierkegaardien « la crainte et le tremblement » devant quoi ? précisément non pas devant la première, mais devant la seconde mort. Il n’y a pas pour Socrate là-dessus d’hésitation. Il nous affirme que cette seconde mort incarnée (dans sa dialectique) dans le fait qu’il porte à la puissance absolue, à la puissance de seul fondement de la certitude cette cohérence du signifiant, c’est là que lui, Socrate, trouvera sans aucune espèce de doute sa vie éternelle.

 

Je me permettrai presque en marge de dessiner comme une sorte de parodie – à condition bien entendu que vous ne lui donniez pas plus de portée que ce que je vais dire – la figure du syndrome de Cotard : cet infatigable questionneur me semble méconnaître que sa bouche est de chair. Et c’est en cela qu’est cohérente cette affirmation, on ne peut pas dire cette certitude. Nous sommes là presque devant une sorte d’apparition qui nous est étrangère, quand Socrate (n’en doutez pas, d’une façon très exceptionnelle, d’une façon que – pour employer notre langage et pour me faire comprendre et pour aller vite – j’appellerai une façon qui est de l’ordre du noyau psychotique) déroule implacablement ses arguments qui n’en sont pas, mais aussi cette affirmation, plus affirmante que peut-être on n’en a entendue aucune, à ses disciples le jour même de sa mort concernant le fait que lui, Socrate, sereinement quitte cette vie pour une vie plus vraie, pour une vie immortelle. Il ne doute pas de rejoindre ceux qui, ne l’oublions pas, existent, pour lui encore, les Immortels. Car la notion des Immortels n’est pas pour sa pensée éliminable, réductible ; c’est en fonction de l’antinomie (les Immortels et les mortels) absolument fondamentale dans la pensée antique – et non moins, croyez-moi, pour la nôtre – que son témoignage vivant, vécu, prend sa valeur.

 

Je résume donc : cet infatigable questionneur, qui n’est pas un parleur, qui repousse la rhétorique, la métrique, la poétique, qui réduit la métaphore, qui vit tout entier dans le jeu non pas de la carte forcée mais de la question forcée et qui y voit toute sa subsistance, engendre devant vous, développe pendant tout le temps de sa vie ce que j’appellerai une formidable métonymie dont le résultat également attesté – nous partons de l’attestation historique – est ce désir qui s’incarne dans cette affirmation d’immortalité, dirais-je, figée, triste, « immortalité noire et laurée » écrit quelque part Valéry, ce désir de discours infinis. Car dans l’au-delà, s’il est sûr de rejoindre les Immortels, il est aussi dit-il à peu près sûr de pouvoir continuer pendant l’éternité avec des interlocuteurs dignes de lui (ceux qui l’ont précédé et tous les autres qui viendront le rejoindre), ses petits exercices, ce qui, avouez-le, est une conception qui, pour satisfaisante qu’elle soit pour les gens qui aiment l’allégorie ou le tableau allégorique, est tout de même une imagination qui sent quand même singulièrement le délire. Discuter du pair et de l’impair, du juste et de l’injuste, du mortel et de l’Immortel, du chaud et du froid et du fait que le chaud ne saurait admettre en lui le froid sans l’affaiblir, sans se retirer dans son essence de chaud à l’écart (comme il nous est longuement expliqué dans le Phédon comme principe des raisons de l’immortalité de l’âme), discuter de ceci pendant l’éternité est véritablement une très singulière conception du bonheur !

 

Il faut mettre ces choses dans leur relief : un homme a vécu comme cela la question de l’immortalité de l’âme, je dirai plus, l’âme telle qu’encore nous la manipulons et je dirai telle qu’encore nous en sommes encombrés. La notion de l’âme, la figure de l’âme que nous avons, qui n’est pas celle qui s’est fomentée au cours de toutes les vagues de l’héritage traditionnel (j’ai dit l’âme à laquelle nous avons à faire dans la tradition chrétienne), l’âme a comme appareil, comme armature, comme tige métallique dans son intérieur, le sous-produit de ce délire d’immortalité de Socrate. Nous en vivons encore. Et ce que je veux simplement produire ici devant vous, c’est le relief, l’énergie de cette affirmation socratique concernant l’âme comme immortelle. Pourquoi ? ça n’est évidemment pas pour la portée que nous pouvons lui donner couramment. Car si nous nous référons à cette portée, il est bien évident qu’après quelques siècles d’exercices, et même d’exercices spirituels, le taux si je puis dire, ce qu’on appelle le niveau de la croyance à l’immortalité de l’âme chez tous ceux que j’ai devant moi – j’ose le dire – croyants ou incroyants, est des plus tempérés, comme on dit que la gamme est tempérée. Ce n’est pas de cela dont il s’agit, ce n’est pas cela l’intéressant, de vous reporter à l’énergie, à l’affirmation, au relief, à la promotion de cette affirmation de l’immortalité de l’âme à une date et sur certaines bases (par un homme qui, dans son sillage, stupéfie en somme ses contemporains par son discours), c’est pour que vous vous interrogiez, que vous vous référiez à ceci qui a toute son importance : pour que ce phénomène ait pu se produire, pour qu’un homme ait pu… comme on dit : « Ainsi parla… » (ce personnage a sur Zarathoustra <l’avantage> d’avoir existé)… qu’est-ce qu’il fallait que fût, à Socrate, son désir ?

 

Voilà ce point crucial que je crois pouvoir pointer devant vous, et d’autant plus aisément, en précisant d’autant mieux son sens, que j’ai longuement décrit devant vous la topologie qui donne son sens à cette question.

 

Si Socrate introduit cette position à propos de laquelle je vous prie d’ouvrir après tout n’importe quel passage, n’importe lequel des dialogues de Platon (qui se rapporte directement à la personne de Socrate) pour en vérifier le bien-fondé, à savoir la position tranchante, paradoxale de son affirmation de l’immortalité et ce sur quoi est fondée cette idée qui est la sienne de la science, en tant que je la déduis comme cette pure et simple promotion à la valeur absolue de la fonction du signifiant dans la conscience à quoi ceci répond-il… à quelle atopie, dirai-je – le mot, vous le savez, n’est pas de moi concernant Socrate – à quelle atopia du désir ? Le terme d’atopia, d’ topow/atopos/, pour le désigner, atopos, un cas inclassable, insituable… atopia on ne peut le foutre nulle part, le gars ! Voilà ce dont il s’agit, voilà ce dont le discours de ses contemporains bruissait concernant Socrate. Pour moi, pour nous, cette atopie du désir sur lequel je porte le point d’interrogation, est-ce que d’une certaine façon elle ne coïncide pas avec ce que je pourrais appeler une certaine pureté topique, justement en ce qu’elle désigne le point central où, dans notre topologie, cet espace de l’entre-deux-morts est comme tel à l’état pur et vide la place du désir comme tel, le désir n’y étant plus que sa place – en tant qu’il n’est plus pour Socrate que désir de discours, de discours révélé, révélant à jamais ? D’où résulte bien sûr l’atopia du sujet socratique lui-même, si tant est que jamais avant lui n’a été occupée par un aucun homme, aussi purifiée, cette place du désir.

 

Je n’y réponds pas, à cette question. Je la pose, parce qu’elle est vraisemblable, qu’à tout le moins elle nous donne un premier repère pour situer ce qui est notre question, qui est une question que nous ne pouvons pas éliminer à partir du moment où nous l’avons une première fois introduite. Et ce n’est pas moi après tout qui l’ai introduite. Elle est, d’ores et déjà, introduite à partir du moment où nous nous sommes aperçus que la complexité de la question du transfert n’était aucunement limitable à ce qui se passe chez le sujet dit patient, à savoir l’analysé. Et par conséquent la question se pose d’articuler d’une façon un petit peu plus poussée qu’il n’avait été fait jusqu’à présent ce que doit être le désir de l’analyste.

 

Il ne suffit pas maintenant de parler de la catharsis, la purification didactique, si je puis dire, du plus gros de l’inconscient chez l’analyste, tout ceci reste très vague. Il faut rendre cette justice aux analystes que depuis quelque temps ils ne s’en contentent pas. Il faut aussi s’apercevoir, non pas pour les critiquer, mais pour comprendre à quel obstacle nous avons affaire, que nous ne sommes même pas au <plus> petit commencement de ce que l’on pourrait articuler tellement facilement sous forme de questions concernant ce qui doit être obtenu chez quelqu’un pour qu’il puisse être un analyste : il en saurait maintenant un tout petit peu plus de la dialectique de son inconscient… ? Qu’est-ce qu’il en sait en fin de compte exactement ? Et surtout, jusqu’où ce qu’il sait a-t-il dû aller concernant les effets du savoir ? Et simplement je vous pose cette question : que doit-il rester de ses fantasmes ? – vous savez que je suis capable d’aller plus loin, de dire « son » fantasme, si tant est qu’il y ait un fantasme fondamental. Si la castration est ce qui doit être accepté au dernier terme de l’analyse, quel doit être le rôle de sa cicatrice à la castration dans l’éros de l’analyste ?

 

Ce sont des questions dont je dirai qu’il est plus facile de les poser que de les résoudre. C’est bien pour cela qu’on ne les pose pas. Et, croyez-moi, je ne les poserais pas non plus dans le vide, comme cela histoire simplement de vous chatouiller l’imagination, si je ne pensais pas qu’il doit y avoir une méthode, une méthode de biais, voire oblique, voire de détour, pour apporter quelque lumière dans ces questions auxquelles il nous est évidemment impossible pour l’instant de répondre de plein fouet. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il ne me semble pas que ce qu’on appelle la relation médecin-malade (avec ce qu’elle comporte de présupposés, de préjugés, de mélasse fourmillante, d’aspect de vers de fromage), soit quelque chose qui nous permette dans ce sens d’avancer beaucoup.

 

Il s’agit donc d’essayer d’articuler, selon des repères qui sont, qui peuvent être désignés pour nous à partir d’une topologie déjà esquissée comme les coordonnées du désir, ce que doit être, ce qu’est fondamentalement le désir de l’analyste. Et s’il s’agit de le situer, je crois que ce n’est, ni en se référant aux articulations de la situation pour le thérapeute ou observateur <ni> à aucune des notions de situation telles qu’une phénoménologie les élabore autour de nous, que nous pouvons trouver nos repères idoines. Le désir de l’analyste n’est pas tel qu’il peut se contenter, se suffire, d’une référence dyadique. Ce n’est pas la relation avec son patient par une série d’éliminations, d’exclusives, qui peut nous en donner la clé. Il s’agit de quelque chose de plus intrapersonnel. Et, bien sûr, ce n’est pas non plus pour vous dire que l’analyste doit être un Socrate, ni un pur, ni un saint. Sans doute ces explorateurs, que sont Socrate ou les purs ou les saints, peuvent nous donner quelques indications concernant le champ dont il s’agit, et non seulement quelques indications, mais justement c’est pour cela qu’à la réflexion nous y référons, nous, toute notre science, j’entends expérimentale, sur le champ dont il s’agit. Mais, c’est justement à partir de ceci que c’est par eux qu’est faite l’exploration, que nous pouvons peut-être articuler, définir en termes de longitude et de latitude les coordonnées que l’analyste doit être capable d’atteindre simplement pour occuper la place qui est la sienne – laquelle se définit comme la place qu’il doit offrir vacante au désir du patient pour qu’il se réalise comme désir de l’Autre. C’est en ceci que Le Banquet nous intéresse, en ceci que par cette place tout à fait privilégiée qu’il occupe concernant les témoignages sur Socrate (pour autant qu’il est censé mettre aux prises devant nous Socrate avec le problème de l’amour), Le Banquet est pour nous un texte utile à explorer.

 

Je crois en avoir dit assez pour justifier que nous abordions le problème du transfert, à commencer par le commentaire du Banquet. Je crois aussi qu’il a été nécessaire que je rappelle ces coordonnées au moment où nous allons entrer dans ce qui occupe la place centrale ou quasi-centrale de ces célèbres dialogues, à savoir le discours d’Agathon.

 

Est-ce Aristophane, est-ce Agathon qui occupe la place centrale ? Peu importe de trancher. À eux deux, en tout cas, sûrement ils occupent la place centrale, puisque tout ce qui est avant selon toute apparence démontré est par eux tenu comme d’ores et déjà reculé, dévalorisé, puisque ce qui va suivre ne va être rien d’autre que le discours de Socrate.

 

Sur ce discours d’Agathon, c’est-à-dire du poète tragique, il y aurait à dire un monde de choses non seulement érudites, mais qui nous entraîneraient dans un détail, voire dans une histoire de la tragédie dont vous avez vu que je vous ai d’ailleurs donné tout à l’heure certain relief, l’important n’est pas cela. L’important est de vous faire percevoir la place du discours d’Agathon dans l’économie du Banquet. Vous l’avez lu, il y a cinq ou six pages dans la traduction française de Guillaume Budé par Robin. Je vais le prendre vers son acmé, vous verrez pourquoi : je suis moins ici pour vous faire un commentaire plus ou moins élégant du Banquet que pour vous amener à ce à quoi il peut ou doit nous servir.

 

Après avoir fait un discours dont le moins qu’on puisse dire est qu’il a frappé tous les lecteurs depuis toujours par son extraordinaire « sophistique »,au sens le plus moderne, le plus commun, péjoratif du mot. Le type par exemple de ce qu’on peut appeler cette sophistique, c’est de dire que : <196b> l’Amour, ni ne commet d’injustice ni n’en subit, ni de la part d’un dieu ni à l’égard d’un dieu, ni de la part d’un homme ni à l’égard d’un hommePourquoi ? Parce qu’il n’y a ni violence dont il pâtisse, s’il pâtit en quelque chose : car – chacun sait que – <la violence> ne met pas la main sur l’amour ; – donc – aucune violence non plus en ce qu’il fait et qui soit de son fait ; car c’est de bon gré – [nous dit-on] <nous dit Agathon> – que tous en tout se <196c> mettent aux ordres de l’amour. Or les choses sur lesquelles le bon gré s’accorde au bon gré, ce sont celles-là que proclament justes « les Lois, reines de la Cité ». Moralité : L’amour est donc ce qui est au principe des lois de la cité, et ainsi de suite… comme l’amour est le plus fort de tous les désirs, l’irrésistible volupté, il sera confondu avec la tempérance, puisque la tempérance étant ce qui règle les désirs et les voluptés en droit, l’amour doit donc se confondre avec cette position de tempérance.

 

<196c> Manifestement on s’amuse. Qui s’amuse ? Est-ce seulement nous, les lecteurs ? Je crois que nous aurions tout à fait tort de croire que nous soyons les seuls. Agathon est ici en une posture qui n’est certes pas secondaire ne serait-ce que, parce que, au moins dans le principe, dans les termes, dans la position de la situation, il est l’aimé de Socrate. <Je crois> que Platon – nous lui faisons ce crédit – s’amuse aussi de ce que j’appellerai d’ores et déjà – et vous verrez que je vais le justifier encore plus – le discours macaronique du tragédien sur l’amour. Mais je crois, je suis sûr et vous en serez sûrs dès que vous l’aurez lu vous aussi, que nous aurions tout à fait tort de ne pas comprendre que ça n’est pas nous, ni Platon seulement qui nous amusons ici de ce discours.

 

Il est tout à fait clair… (contrairement à ce que les commentateurs ont dit) il est tout à fait hors de question que celui qui parle, à savoir Agathon, ne sache pas lui-même très bien ce qu’il fait.

 

Les choses vont si loin, les choses vont si fort, que vous allez simplement <197c> voir qu’au sommet de ce discours Agathon va nous dire : « Et d’ailleurs je vais vous improviser là-dessus deux petits vers de ma façon »,et il s’exprime : eÞr®nhn m¢n ¤n ŽnyrÅpoiw pelŽgei d¢ gal®nhn/eirènèn men en anthrôpois pelagei de galènèn/… eirènen men en anthrôpois, Paix parmi les humains, dit M. Léon Robin ; ce qui veut dire : l’amour c’est la fin du rififi ; singulière conception, il faut bien le dire car jusqu’à cette modulation idyllique on ne s’en était guère douté ; mais pour mettre les points sur les i, il en remet, pelagei de galènèn, cela veut absolument dire : tout est en panne, calme plat sur la mer. Autrement dit, il faut se souvenir de ce que ça veut dire calme plat sur la mer pour les anciens, cela veut dire : plus rien ne marche, les vaisseaux restent bloqués à Aulis et, quand ça vous arrive en pleine mer, on est excessivement embêté, tout aussi embêté que quand ça vous arrive au lit. De sorte qu’à propos de l’amour évoquer pelagei de galènèn, il est bien clair qu’on est en train de rigoler un peu. L’amour, c’est ce qui vous met en panne, c’est ce qui vous fait faire fiasco.

 

Et puis ce n’est pas tout. Après il dit, il n’y a plus de vent chez les vents on en remet, l’amour… il n’y a plus d’amour nhnemÛan ‹n¡mvn/nènemian anemôn/, cela sonne d’ailleurs comme les vers à jamais comiques d’une certaine tradition. Cela ressemble à deux vers de Paul-Jean Toulet :

 

« Sous le double ornement d’un nom mol ou sonore,

« Non, il n’est rien que Nanine et Nonore ».

 

Nous sommes dans ce registre-là. Et koÛthn/koitèn/ en plus, ce qui veut dire à la couche, coucouche panier, rien au lit, plus de vent dans les vents, tous les vents sont couchés <et puis> ëpnon t€¡ni k®dei/hupnon t’eni kèdei/ chose singulière, l’amour nous apporte le sommeil au sein des soucis pourrait-on traduire au premier abord. Mais si vous regardez, [le sens de ces cadences] <le sens des occurrences> de ce k®dow/kèdos/, le terme grec, toujours bien riche de dessous (qui nous permettraient de revaloriser singulièrement ce qu’un jour avec sans doute de grandes bienveillances pour nous, mais peut-être manquant malgré tout à ne pas suivre Freud dans quelque chose d’essentiel – M. Benveniste, pour notre premier numéro, a articulé sur les ambivalences des signifiants) <vous vous apercevrez que> le kèdos n’est pas simplement le souci, c’est aussi la parenté. L’hupnon t’enikèdei nous l’ébauche le kèdos comme « parent par alliance d’une cuisse d’éléphant » quelque part chez Lévi-Strauss et cet hupnos, le sommeil tranquille, t’eni kèdei dans les rapports avec la belle-famille me parait quelque chose de digne de couronner des vers qui sont incontestablement faits pour nous secouer, si nous n’avons pas encore compris qu’Agathon raille.

 

D’ailleurs à partir de ce moment-là littéralement il se déchaîne et nous dit que l’amour, c’est ce qui littéralement nous libère, nous débarrasse de <197d> la croyance que nous sommes les uns pour les autres des étrangers. « Naturellement quand on est possédé par l’amour, on se rend compte qu’on fait tous partie d’une grande famille, c’est véritablement à partir de ce moment-là qu’on est au chaud et à la maison ». Et ainsi de suite… ça continue pendant des lignes… Je laisse au plaisir de vos soirées le soin de vous en pourlécher les babines.

 

Quoi qu’il en soit, si vous êtes d’accord que l’amour est bien l’artisan de l’humeur facile, qu’il bannit toute mauvaise humeur, qu’il est libéral, qu’il est incapable d’être mal intentionné… – il y a là une énumération sur laquelle j’aimerais avec vous longuement m’attarder, – c’est qu’il est dit être le père de quoi ? le père de truf®/Truphè/, d’ Abrñthw/Habrotès/, de Xlid®/Chlidè/, de X‹ritew/Charites/, d’ Imerow/Himeros/ et de Pñyow/Pothos/. Il nous faudrait plus de temps que nous n’en disposons ici pour faire le parallèle de ces termes qu’on peut traduire au premier abord comme Bien-être, Délicatesse, Langueur, Gracieusetés, Ardeurs, Passion, et pour faire le double travail qui consisterait à les confronter avec le registre des bienfaits, de l’honnêteté dans l’amour courtois tel que je l’avais rappelé devant vous l’année dernière.

 

Il vous serait facile alors de voir la distance, et <de voir> qu’il est tout à fait impossible de se contenter du rapprochement que fait en note M. Léon Robin avec la Carte du Tendre ou avec les vertus du chevalier dans La Minne il ne l’évoque d’ailleurs pas, il ne parle que de la Carte du Tendre.

 

Car ce que je vous montrerais texte en main, c’est qu’il n’y a pas un de ces termes (Truphè par exemple, qu’on se contente de connoter comme étant le Bien-être) qui n’ait été chez la plupart des auteurs, pas simplement des auteurs comiques, utilisé avec les connotations les plus désagréables. Truphè par exemple dans Aristophane, désigne ce qui chez une femme, chez une épouse, est introduit tout d’un coup dans la vie, dans la paix d’un homme, de ses insupportables prétentions. La femme qui est dite truferñw/trupheros/ ou truphera <au féminin>, est une insupportable snobinette : c’est celle qui ne cesse un seul instant de faire valoir devant son mari les supériorités de son rang et la qualité de sa famille et ainsi de suite.

 

Il n’y a pas un seul de ces termes qui ne soit habituellement et en grande majorité, par les auteurs (qu’il s’agisse cette fois des tragiques, voire même de poètes comme Hésiode) conjoint, juxtaposé (Chlidè, langueur par exemple) avec l’emploi de /authadia/, signifiant cette fois une des formes les plus insupportables de l’hubris et de l’infatuation. Je ne veux que vous indiquer ces choses en passant. On continue : l’amour <197d> est aux petits soins pour les bons, par contre jamais il ne lui arrive de s’occuper des vilains ; dans la lassitude et dans l’inquiétude, dans le feu de la passion <¡n pñyÄ/en pothô/>et dans le jeu de l’expression… ce sont de ces traductions qui ne signifient absolument rien, car en grec vous avez ¡n pñyÄ/en ponô/,¡n fñbÄ/en phobô/,¡n lñgÄ /en logô/ ; en ponô, ça veut dire dans le pétrin ; en phobô, dans la crainte ; en logô, dans le discours, <197e> kubern®thw, ¡pib‹thw/kubernètès, epibatès/, c’est celui qui tient le gouvernail, c’est celui aussi qui est toujours prêt à diriger, Autrement dit, on s’amuse beaucoup. Ponô, phobô, logô sont dans le plus grand désordre. Ce dont il s’agit, c’est toujours de produire le même effet d’ironie, voire de désorientation qui, chez un poète tragique, n’a vraiment pas d’autre sens que de souligner que l’amour est vraiment ce qui est inclassable, ce qui vient se mettre en travers de toutes les situations significatives, ce qui n’est jamais à sa place, ce qui est toujours hors [de ses gonds] <de saison>.

 

Que cette position soit quelque chose qui soit défendable ou pas, en toute rigueur, ce n’est bien entendu pas là le sommet du discours, concernant l’amour dans ce dialogue ; ce n’est pas cela dont il s’agit. L’important est que ce soit dans la perspective du poète tragique que nous soit fait sur l’amour justement le seul discours qui soit ouvertement, complètement dérisoire. Et d’ailleurs, pour souligner ce que je vous dis, pour cacheter le bien <197e> fondé de cette interprétation il n’y a qu’à lire quand Agathon conclut : Que ce discours, mon œuvre, soit, dit-il, ô Phèdre, mon offrande au dieu : mélange aussi parfaitement mesuré que j’en suis capable, – plus simplement il dit – composant pour autant que j’en suis capable le jeu et le sérieux. Le discours lui-même s’affecte, si l’on peut dire, de sa connotation, discours amusant, discours d’amuseur. Et ce n’est rien d’autre qu’Agathon comme tel, c’est-à-dire comme celui dont on est en train de fêter – ne l’oublions pas le triomphe au concours tragique – nous sommes au lendemain de son succès – qui a droit de parler de l’amour.

 

Il est bien certain qu’il n’y a rien là qui doive de toute façon désorienter. Dans toute tragédie située dans son contexte plein, dans le contexte antique, l’amour fait toujours figure d’incident en marge et, si l’on peut dire, à la traîne. L’amour, bien loin d’être celui qui dirige et qui court en avant, ne fait là que se traîner, pour reprendre les termes mêmes que vous trouverez dans le discours d’Agathon, à la traîne de celui auquel assez curieusement en <195d> un passage il le compare, c’est-à-dire le terme que je vous ai promu l’année dernière sous la fonction d’ …Ath/Atè/, dans la tragédie.

 

Atè, le malheur, la chose qui s’est mise en croix et qui jamais ne peut s’épuiser, la calamité qui est derrière toute l’aventure tragique et qui, comme nous dit le poète – car c’est à Homère qu’à l’occasion on se réfère – ne se déplace qu’en courant, de ses pieds trop tendres pour reposer sur le sol, sur la tête des hommes, ainsi passe Atè, rapide, indifférente, et frappant et dominant à jamais et courbant les têtes, les rendant fous ; telle est Atè. Chose singulière, que dans ce discours ce soit sous la référence de nous dire que, comme Atè, l’Amour doit avoir la plante des pieds bien fragile pour ne pouvoir lui aussi que se déplacer sur la tête des hommes ! Et là-dessus, une fois de plus, pour confirmer le caractère fantaisiste du discours, on fait quelques plaisanteries sur le fait qu’après tout les crânes, c’est peut-être pas si tendre que ça ! <195e>

 

Revenons une fois de plus à la confirmation du style de ce discours. Toute notre expérience de la tragédie et vous le verrez plus spécialement à mesure que, du fait du contexte chrétien, le vide (qui se produit dans la fatalité foncière antique, dans le fermé, l’incompréhensible de l’oracle fatal, l’inexprimable du commandement au niveau de la seconde mort) ne peut plus être soutenu puisque nous nous trouvons devant un dieu qui ne saurait donner des ordres insensés ni cruels ; vous verrez que l’amour vient remplir ce vide. Iphigénie de Racine en est la plus belle illustration, en quelque sorte incarnée. Il fallait que nous fussions arrivés au contexte chrétien pour qu’Iphigénie ne suffît pas comme tragique. Il faut la doubler d’ériphile, et à juste titre, non pas simplement pour qu’ériphile puisse être sacrifiée à sa place, mais parce qu’ériphile est la seule véritable amoureuse. (Amoureuse> d’un amour qu’on nous fait terrible, horrible, mauvais, tragique pour restituer une certaine profondeur à l’espace tragique et dont nous voyons bien aussi que c’est parce que l’amour qui, par ailleurs occupe assez la pièce (avec Achille principalement), chaque fois qu’il se manifeste comme amour pur et simple, et non pas comme amour noir, amour de jalousie, est irrésistiblement comique.

 

Bref, nous voici au carrefour où, comme il sera rappelé à la fin dans les dernières conclusions du Banquet, il ne suffit pas pour parler de l’amour d’être poète tragique, il faut être aussi un poète comique. C’est en ce point précis que Socrate reçoit le discours d’Agathon et, pour apprécier comment il l’accueille, il était nécessaire, je crois – vous le verrez par la suite – de l’articuler avec autant d’accent que j’ai cru aujourd’hui devoir le faire.

 

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