samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 21 décembre 1960

Leçon du 21 décembre 1960

Notre propos, je l’espère va aujourd’hui devant la conjoncture céleste passer à son solstice d’hiver ; je veux dire qu’entraînés par l’orbe qu’il comporte, il a pu vous sembler que nous nous éloignions toujours plus de notre sujet du transfert. Soyez donc rassurés. Nous atteignons aujourd’hui le point le plus bas de cette ellipse et je crois qu’à partir du moment où nous avions entrevu — si cela doit s’avérer valable — quelque chose à apprendre du Banquet, il était nécessaire de pousser jusqu’au point où nous allons la pousser aujourd’hui l’analyse des parties importantes du texte qui peuvent sembler n’avoir pas de rapport direct avec ce que nous avons à dire. De toute façon qu’importe ! Nous voici maintenant dans l’entreprise et, quand on a commencé dans une certaine voie du discours, c’est justement une sorte de nécessité non physique qui se fait sentir quand nous voulons la mener jusqu’à son terme.

Ici nous suivons le guide d’un discours, le discours de Platon dans le Banquet, discours qui a autour de lui toute la charge des significations (à la façon d’un instrument de musique ou même d’une boîte à musique), toutes les significations qu’à travers les siècles il a fait résonner. Un certain côté de notre effort est de venir au plus près du sens de ce discours. Je crois que pour comprendre ce texte Platon, pour le juger, on ne peut pas ne pas évoquer dans quel contexte du discours il est, au sens du discours universel concret. Et là encore, que je me fasse en entendre ! Il ne s’agit pas à proprement parler de le replacer dans l’histoire. Vous savez bien que ce n’est point là notre méthode de commentaire et que c’est toujours pour ce qu’il nous fait entendre à nous qu’un discours (même prononcé une époque très lointaine où les choses que nous avons à entendre n’étaient point en vue) nous l’interrogeons. Mais il n’est pas possible, concernant le Banquet de ne pas nous référer à quelque chose qui est le rapport du discours et de l’histoire à savoir, non pas comment le discours se situe dans l’histoire, mais comment l’histoire elle-même surgit d’un certain mode d’entrée du discours dans le réel.

Et aussi bien il faut que je vous rappelle ici (au moment du Banquet où nous hommes, au IIe siècle de la naissance du discours concret sur l’univers)… je veux dire qu’il faut que nous n’oubliions pas cette efflorescence philosophique du le siècle, si étrange, si singulière d’ailleurs pour les échos ou les autres modes une sorte de chœur terrestre qui se font entendre à la même époque en d’autres civilisations, sans relation apparente.

Mais laissons cela de côté ; ce n’est pas l’histoire des philosophes du Vie siècle, Thalès à Pythagore ou à Héraclite et tant d’autres que je veux même esquisser que je veux vous faire sentir, c’est que c’est la première fois que dans cette tradition occidentale (celle à laquelle se rapporte le livre de Russell dont je vous ai commandé la lecture [Wisdom of the West)) ce discours s’y forme comme visant expressément l’univers pour la première fois, comme visant à rendre l’univers discursif. C’est-à-dire qu’au départ de ce premier pas de la science comme étant la sagesse, l’univers apparaît comme univers de discours. Et, en un sens, il n’y aura jamais d’univers que de discours. Tout ce que nous trouvons à cette époque jusqu’à la définition des éléments, qu’ils soient quatre ou plus, a quelque chose qui porte la marque, la frappe, l’estampille de cette requête, de ce postulat que l’univers doit se livrer à l’ordre du signifiant. Sans doute, bien sûr, il ne s’agit point de trouver dans l’univers des éléments de discours mais [des éléments] s’agençant à la manière du discours. Et tous les pas qui s’articulent à cette époque entre les tenants. les inventeurs de ce vaste mouvement interrogatoire montrent bien que si, sur l’un de ces univers qui se forgent, on ne peut discourir de façon cohérente aux lois du discours, l’objection est radicale. Souvenez-vous du mode d’opérer de Zénon. le dialecticien quand, pour défendre son maître Parménide, il propose les arguments sophistiques qui doivent jeter l’adversaire dans un embarras sans issue.

Donc à l’arrière-plan de ce Banquet, de ce discours de Platon, et dans le reste de son oeuvre, nous avons cette tentative grandiose dans son innocence, cet espoir qui habite les premiers philosophes dits physiciens de trouver sous la garantie du discours, qui est en somme toute leur instrumentation d’expérience, la prise dernière sur le réel.

Je vous demande pardon si je l’évite. Ce n’est pas ici un discours sur la philosophie grecque que je puisse devant vous soutenir. Je vous propose, pour interpréter un texte spécial, la thématique minimale qu’il est nécessaire que vous ayez dans l’esprit pour bien juger ce texte. Et c’est ainsi que je dois vous rappeler que ce réel, cette prise sur le réel n’a pas à être conçue à cette époque comme le corrélatif d’un sujet, fut-il universel, mais comme le terme que je vais emprunter à la Lettre VII de Platon, où dans une courte digression il est dit ce qui est cherché par toute l’opération de la dialectique : c’est tout simplement la même [chose] dont j’ai dû faire état l’année dernière dans notre propos sur l’Ethique et que j’ai appelé « la Chose », ici/to pragma/entendez justement dans le sens que ça n’est pas Sache, une affaire : entendez si vous voulez la grande affaire, la réalité dernière, celle d’où dépend la pensée même qui s’y affronte, qui la discute et qui n’en est, si je puis dire, qu’une des façons de la pratiquer. C’est to pragma, la chose, la/praxis/essentielle. Dites-vous bien que la théorie [/théôria/] dont le terme naît à la même époque (si contemplative qu’elle puisse s’affirmer et elle n’est pas seulement contemplative la praxis d’où elle sort, la pratique orphique, le montre assez) n’est pas, comme notre emploi du mot théorie l’implique, l’abstraction de cette praxis, ni sa référence générale, ni le modèle, de quelque façon qu’on puisse l’imaginer de ce qui serait son application, elle est à son apparition cette praxis même. La theôria est elle-même l’exercice du pouvoir de la to pragma, la grande affaire.

L’un des maîtres de cette époque que je choisis, le seul, pour le citer Empédocle, parce qu’il est grâce à Freud l’un des patrons de la spéculation, Empédocle, dans sa figure sans doute légendaire (puisque aussi bien c’est là ce qui importe que ce soit cette figure qui nous a été léguée), Empédocle est un tout puissant. Il s’avance comme maître des éléments, capable de ressusciter les morts, magicien, seigneur du royal secret sur les mêmes terres où les charlatans plus tard, devaient se présenter avec l’allure parallèle. On lui demande des miracles et il les produit. Comme Œdipe, il ne meurt pas, il rentre au cœur du monde dans le feu du volcan et la béance.

Tout ceci, vous allez le voir, reste très proche de Platon, aussi bien ce n’est pas par hasard que ce soit, prise à lui, à une époque beaucoup plus rationaliste, que tout naturellement nous empruntions la référence du to pragma.

Mais Socrate ? Il serait bien singulier que toute la tradition historique se soit trompée en disant qu’il apporte sur ce fond quelque chose d’original, une rupture, une opposition. Socrate s’en explique, pour autant que nous puissions faire foi à Platon là où il nous le présente plus manifestement dans le contexte d’un témoignage historique le visant. C’est un mouvement de recul, de lassitude, de dégoût par rapport aux contradictions manifestées par ces premières tentatives telles que je viens de vous les caractériser. C’est de Socrate que procède cette idée nouvelle, essentielle : il faut d’abord garantir le savoir et la voie de leur montrer à tous qu’ils ne savent rien est par elle-même une voie révélatrice — révélatrice d’une vertu qui, dans ses succès privilégiés, ne réussit pas toujours. Et ce que Socrate appelle, lui, épistémè, la science, ce qu’il découvre en somme, ce qu’il dégage, ce qu’il détache. c’est que le discours engendre la dimension de la vérité. Le discours qui s’assure d’une certitude interne à son action même assure, là où il le peut, la vérité comme telle. Il n’est rien d’autre que cette pratique du discours.

Quand Socrate dit que c’est la vérité, et non pas lui-même qui réfute son interlocuteur, il montre quelque chose dont le plus solide est sa référence à une combinatoire primitive qui est toujours la même à la base de notre discours. D’où il résulte, par exemple, que le père n’est pas la mère et que c’est au même titre, et à ce seul titre, qu’on peut déclarer que le mortel doit être distingué de l’immortel. Socrate renvoie en somme au domaine du pur discours toute l’ambition du discours n’est pas, comme on le croit, comme on le dit, plus spécialement celui qui ramène l’homme à l’homme, ni même à l’homme toutes choses (c’est Protagoras qui a donné ce mot d’ordre : l’homme mesure de toute chose), Socrate ramène la vérité au discours. Il est en somme, si l’on peut dire le supersophiste, et c’est en quoi gît son mystère — car s’il n’était que le supersophiste il n’aurait rien engendré de plus que les sophistes, à savoir ce qu’il en reste, c’est-à-dire une réputation douteuse.

C’est justement quelque chose d’autre qu’un sujet temporel qui avait inspiré son action. Et là nous en venons à l’atopia, à ce côté insituable de Socrate qui est justement la question qui nous intéresse quand nous y flairons quelque chose qui peut nous éclairer sur l’atopia qui est exigible de nous. C’est [de] cette atopia, de ce nulle part de son être qu’il a provoqué certainement, car l’histoire nous l’atteste, toute cette lignée de recherches dont le sort est lié de façon très ambiguë à toute une histoire qu’on peut fragmenter, l’histoire de la conscience, comme on dit en termes modernes : l’histoire de la religion… morale, politique à la limite certes, et moindrement l’art. Toute cette ligne ambiguë, dis-je diffusée et vivante, pour la désigner je n’aurais qu’à vous l’indiquer (par la question la plus récemment renouvelée par le plus récent imbécile : Pourquoi des philosophes) si nous ne la sentions cette lignée, solidaire d’une flamme transmise en fait, elle, étrangère à tout ce qu’elle éclaire, fût-ce le bien, le beau, le vrai, le même, dont elle se targue de s’occuper.

Si on essaye de lire, à travers les témoignages proches comme à travers les effets éloignés – proches, je veux dire dans l’histoire – comme à travers ses effets encore là la descendance socratique, il peut nous venir en effet la formule d’une sorte de perversion sans objet. Et à la vérité, quand on s’efforce d’accommoder d’approcher, d’imaginer, de se fixer sur ce que pouvait être effectivement ce personnage, croyez-moi, c’est fatigant et l’effet de cette fatigue, je crois que je ne pourrais mieux le formuler que sous les mots qui me sont venus un de ces dimanches soir : ce Socrate me tue ! Chose curieuse, je me suis réveillé le lendemain matin infiniment plus gaillard.

Il semble tout de même (pour essayer là-dessus de dire des choses) impossible de ne pas partir en prenant au pied de la lettre ce qui nous est attesté de la part de l’entourage de Socrate, et ceci encore à la veille de sa mort, qu’il est celui qui a dit que somme toute nous ne saurions rien craindre d’une mort dont nous ne savons rien. Et nommément nous ne savons pas ajoute-t-il, si ce n’est pas une bonne chose. Évidemment, quand on lit ça… on est tellement habitué à ne lire dans les textes classiques que bonnes paroles qu’on n’y fait plus attention. Mais c’est frappant quand nous faisons résonner cela dans le contexte des derniers jours de Socrate entouré de ses derniers fidèles, qu’il leur jette ce dernier regard un peu en dessous que Platon photographie sur document (il n’y était pas) et qu’il appelle ce regard de taureau… et toute son attitude à son procès. Si l’Apologie de Socrate nous reproduit exactement ce qu’il a dit devant ses juges il est difficile de penser, à entendre sa défense, qu’il ne voulait pas expressément mourir. En tout cas il répudia expressément et comme tel tout pathétique de la situation, provoquant ainsi ses juges habitués aux supplications des accusés, rituelles, classiques.

Donc ce que je vise là en première approche de la nature énigmatique d’un désir de mort qui sans doute peut être retenu pour ambigu (c’est un homme qui aura mis, somme toute, soixante-dix ans à obtenir la satisfaction de ce désir), il est bien sûr qu’il ne saurait être pris au sens de la tendance au suicide, ni à l’échec, ni à aucun masochisme moral ou autre ; mais il est difficile de ne pas formuler ce minimum tragique lié au maintien d’un homme dans une zone de no man’s land, d’une entre-deux-morts en quelque sorte gratuite .

Socrate, vous le savez, quand Nietzsche en a fait la découverte, ça lui a monté à la tète. La Naissance de la tragédie et toute l’œuvre de Nietzsche à la suite est sortie de là. Le ton dont je vous en parle doit bien marquer quelque personnelle impatience. On ne peut pas tout de même ne pas voir qu’incontestablement (Nietzsche là a mis le doigt dessus… il suffisait d’ouvrir à peu près un dialogue de Platon au hasard) la profonde incompétence de Socrate chaque fois qu’il touche à ce sujet de la tragédie est quelque chose qui est tangible.

Lisez dans le Gorgias. La tragédie passe là exécutée en trois lignes parmi les arts de la flatterie, une rhétorique comme une autre, rien de plus à en dire. Nul tragique, nul sentiment-tragique, comme on s’exprime de nos jours, ne soutient cette atopia de, Socrate, seulement un démon, le /daimôn/ – ne l’oublions pas, car il nous en parle sans cesse – qui l’hallucine semble-t-il pour lui permettre de survivre dans cet espace; il l’avertit des trous où il pourrait tomber : ne fais pas cela. Et puis, en plus, un message d’un dieu dont lui-même nous témoigne de la fonction qu’il a eue dans ce qu’on peut appeler une vocation, le dieu de Delphes, Apollon, qu’un disciple à lui a eu l’idée saugrenue il faut bien le dire, d’aller consulter. Et le dieu a répondu « Il y a quelque sages, il y en a un qui n’est pas mal, c’est Euripide, mais le sage des sages, le fin du fin, le sacré, c’est Socrate. » Et depuis ce jour-là, Socrate a dit: « Il faut que je réalise l’oracle du dieu je ne savais pas que j’étais le plus sage, mais puisqu’il l’a dit, il faut que je le sois. » C’est exactement dans ces termes que Socrate nous présente le virage de ce qu’on peut appeler son passage à la vie publique. C’est en somme un fou qui se croit au service commandé d’un dieu, un messie, et dans une société de bavards par-dessus le marché. Nul autre garant de la parole de l’Autre (avec le A) que cette parole même, il n’y a pas d’autre source de tragique que ce destin qui peut bien nous apparaître par un certain côté être du néant.

Avec tout ça, il est amené à rendre le terrain dont je vous parlais l’autre jour, le terrain de la reconquête du réel, de la conquête philosophique, c’est-à-dire scientifique, à rendre une bonne part du terrain aux dieux. Ce n’est pas pour faire du paradoxe comme certains me l’ont confié : « Vous vous êtes bien amusé à nous surprendre quand vous avez interrogé : qu’est-ce que sont les dieux? » Eh bien, vous ai-je dit, les dieux c’est du réel! – Tout le monde s’attendait à ce que je dise : du symbolique. Pas du tout! – « Vous avez fait une bonne farce, vous avez dit : c’est du réel. » Eh bien, pas du tout! Croyez-moi, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Ils ne sont manifestement, pour Socrate, que du réel. Et ce réel, sa part faite n’est rien du tout quant au principe de sa conduite à lui, Socrate, qui ne vise qu’à la vérité. Il en est quitte avec les dieux d’obéir à l’occasion, pourvu que, lui, définisse cette obéissance. Est-ce que c’est bien là leur obéir ou plutôt s’acquitter ironiquement vis-à-vis d’êtres qui ont eux aussi leur nécessité? Et en fait nous ne sentons aucune nécessité qui ne reconnaisse la suprématie de la nécessité interne au déploiement du vrai, c’est-à-dire à la science.

Un discours aussi sévère peut nous surprendre par la séduction qu’il exerce. Quoi qu’il en soit cette séduction nous est attestée au détour de l’un ou de l’autre des dialogues. Nous savons que le discours de Socrate, même répété par des enfants, par des femmes, exerce un charme si l’on peut dire, sidérant. C’est bien le cas de le dire: ainsi parlait Socrate. Une force s’en transmet « qui soulève ceux qui l’approchent », disent toujours les textes platoniciens, bref, au seul bruissement de sa parole, certains disent « à son contact ». Remarquez-le encore, il n’a pas de disciples, mais plutôt des familiers, des curieux aussi, et puis des ravis (frappés de je ne sais quel secret), [des santons] comme on dit dans les contes provençaux et puis, les disciples des autres aussi viennent, qui frappent [à la porte].

Platon n’est d’aucun de ceux-là, c’est un tard-venu, beaucoup trop jeune pour n’avoir pu voir que la fin du phénomène, Il n’est pas parmi les [proches] qui étaient là au dernier [instant], Et c’est bien là la raison dernière – il faut le dire en passant très vite – de cette cascade obsessionnelle de témoignages où il s’accroche chaque fois qu’il veut parler de son étrange héros: « Un tel l’a recueilli d’un tel qui était là, à partir de telle ou telle visite où ils ont mené tel ou tel débat. L’enregistrement sur cervelle là je l’ai en première, là en seconde édition. » Platon est un témoin très particulier, On peut dire qu’il ment et d’autre part qu’il est véridique même s’il ment car à interroger Socrate, c’est sa question à lui. Platon qui se fraye son chemin, Platon est tout autre chose, Il n’est pas un va-nu-pieds ce n’est pas un errant, nul dieu ne lui parle, ni ne l’a appelé et, à la vérité, je crois qu’à lui, les dieux ne sont pas grand-chose, Platon est un maître un vrai; un maître [témoin] du temps où la cité se décompose, emportée par la rafale démocratique, prélude au temps des grandes confluences impériales, C’est une sorte de Sade en plus drôle, On ne peut même pas, naturellement, comme personne,,, on ne peut jamais imaginer la nature des pouvoirs que l’avenir réserve. Les grands bateleurs de la tribu mondiale : Alexandre, Séleucide. Ptolémée, tout cela est encore à proprement parler impensable. Les militaires mystiques, on n’imagine encore pas ça. Ce que Platon voit à l’horizon, c’est une cité communautaire tout à fait révoltante à ses yeux comme aux nôtres, Le haras [en ordre], voilà ce qu’il nous promet dans un pamphlet qui a toujours été le mauvais rêve de tous ceux qui ne peuvent pas se remettre du discord toujours plus accentué de l’ordre de la cité avec leur sentiment du bien. Autrement dit, ça s’appelle La République et tout le monde a pris cela au sérieux. On croit que c’est vraiment ce que voulait Platon !

Passons sur quelques autres malentendus et sur quelques autres élucubrations mythiques. [Si] je vous disais que le mythe de l’Atlantide me semble bien plutôt être l’écho de l’échec des rêves politiques de Platon (il n’est pas sans rapports avec l’aventure de l’Académie) peut-être trouveriez-vous que mon paradoxe aurait besoin d’être plus nourri, c’est pourquoi je passe.

Ce qu’il veut en tout cas, lui, c’est tout de même la chose, to pragma. Il a pris le relais des mages du siècle précédent à un niveau littéraire, L’Académie c’est une sorte de cité réservée, de refuge des meilleurs. Et c’est dans le contexte de cette entreprise, dont certainement l’horizon allait très loin, ce que nous savons de ce qu’il a rêvé dans son voyage de Sicile (curieusement sur les mêmes lieux où son aventure fait en quelque sorte écho au rêve d’Alcibiade qui, lui, a nettement rêvé d’un empire méditerranéen à centre sicilien) portait un signe de sublimation plus élevé: c’est comme une sorte d’utopie dont il a pensé pouvoir être le directeur, De la hauteur d’Alcibiade, évidemment tout ceci se réduit à un niveau certainement moins élevé.

Peut-être ça n’irait-il pas plus haut qu’un sommet d’élégance masculine. Mais ce serait tout de même déprécier ce dandysme métaphysique que de ne pas voir de quelle portée il était en quelque sorte capable. Je crois qu’on a raison de lire le texte de Platon sous l’angle de ce que j’appelle le dandysme : ce sont des écrits pour l’extérieur, j’irai jusqu’à dire qu’il jette aux chiens que nous sommes les menus bons ou mauvais morceaux, débris d’un humour souvent assez infernal, Mais il est un fait, c’est qu’il a été entendu autrement.

C’est que le désir chrétien, qui a si peu à faire avec toutes ces aventures, ce désir chrétien dont l’os, dont l’essence est dans la résurrection des corps (il faut lire saint Augustin pour s’apercevoir de la place que ça tient)… que ce désir chrétien se soit reconnu dans Platon pour qui le corps doit se dissoudre dans une beauté supraterrestre et réduite à une forme, dont nous allons parler tout à l’heure extraordinairement décorporalisée, c’est le signe évidemment qu’on est en plein malentendu.

Mais c’est justement cela qui nous ramène à la question du transfert et à ce caractère délirant d’une telle reprise du discours dans un autre contexte qui lui est à proprement parler contradictoire. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, si ce n’est que le fantasme platonicien, dont nous allons nous approcher d’aussi près que possible — ne croyez pas que ce soit là des considérations simplement générales – s’affirme déjà comme un phénomène de transfert, Comment les chrétiens à qui un Dieu réduit au symbole du Fils avait donné sa vie en signe d’amour se sont-ils laissé fasciner par l’inanité – vous vous rappelez mon terme de tout à l’heure – spéculative offerte en pâture par le plus désintéressé des hommes : Socrate? Est-ce qu’il ne faut pas là reconnaître l’effet de la seule convergence touchable entre les deux thématiques qui est` le Verbe présenté comme objet d’adoration” C’est pourquoi il est si important (face à la mystique chrétienne où l’on ne peut nier que l’amour n’ait produit d’assez extraordinaires fruits, folies selon la tradition chrétienne elle-même) de délinéer quelle est la portée de l’amour dans le transfert qui se produit autour de cet autre, Socrate qui, lui, n’est qu’un homme qui prétend sa v connaître en amour  mais qui n’en laisse que la preuve la plus simplement naturelle, à savoir que ses disciples le taquinaient de perdre la tête de temps en temps devant un beau jeune homme et, comme nous en témoigne Xénophon, d’avoir un jour – ça ne va pas loin – touché de son épaule l’épaule nue du jeune Critobule ; Xénophon, lui, nous en dit le résultat : ça lui laisse une courbature, rien de plus, rien de moins non plus – ça n’est pas rien, chez un cynique aussi éprouvé ! Car déjà dans Socrate il y a toutes les figures du cynique. Cela prouve en tout cas une certaine violence du désir, mais cela laisse, il faut bien le dire, l’amour en position un peu instantanée,

Ceci nous explique, nous fait comprendre nous permet de situer qu’en tous les cas pour Platon ces histoires d’amour c’est simplement bouffon, que le mode d’union dernière avec to pragma, la chose, n’est certainement pas à chercher dans le sens de l’effusion d’amour au sens chrétien du terme. Et ce n’est pas ailleurs qu’il faut chercher la raison de ceci que dans le Banquet, le seul qui parle comme il convient de l’amour, c’est un pitre – vous allez voir ce que j’entends par ce terme.

Car Aristophane pour Platon n’est pas autre chose un poète comique pour lui c’est un pitre. Et on voit très bien comment ce monsieur très distant – croyez-moi – de la foule cet homme, cet obscène Aristophane dont je n’ai pas à vous rappeler ce que vous pouvez trouver à ouvrir la moindre de ses comédies… la moindre des choses que vous puissiez voir surgir sur la scène, c’est celle par exemple où le parent d’Euripide qui va se déguiser en femme pour s’exposer au sort d’Orphée, c’est-à-dire être déchiqueté par l’assemblée des femmes à la place d’Euripide dans ce déguisement… on nous fait assister sur la scène au brûlage des poils du cul parce que les femmes, comme encore aujourd’hui en Orient, s’épilent. Et je vous passe tous les autres détails. Tout ce que je peux vous dire c’est que ceci passe tout ce qu’on ne peut voir de nos jours que sur la scène d’un music-hall de Londres, ce n’est pas peu dire! Les mots simplement sont meilleurs, mais ils ne sont pas plus distingués pour ça. Le terme de « cul béant » est celui qui est répété dix répliques de suite pour désigner ceux parmi lesquels il convient de choisir ceux que nous appellerions aujourd’hui dans nos langages les candidats les plus aptes à tous les rôles progressistes, car c’est à ceux-là qu’Aristophane en veut tout particulièrement.

Alors, que ce soit un personnage de cette espèce (et qui plus est – l’ai-je déjà dit – a eu le rôle que vous savez dans la diffamation de Socrate) que Platon choisisse pour lui faire dire les choses les meilleures sur l’amour, ça doit quand même nous éveiller un peu la comprenoire !

Pour bien faire comprendre ce que je veux dire en disant que c’est à lui qu’il fait dire les choses les meilleures sur l’amour, je vais tout de suite vous l’illustrer, D’ailleurs même quelqu’un d’aussi compassé, mesuré dans ses jugements, prudent, que peut l’être le savant universitaire qui a fait l’édition que j’ai là sous les yeux, M. Léon Robin, même lui, ne peut pas ne pas en être frappé. Ça lui tire les larmes.

C’est le premier qui parle de l’amour, mon dieu, comme nous en parlons, c’est-à-dire qu’il dit des choses qui vous prennent à la gorge et qui sont les suivantes. D’abord cette remarque assez fine (on peut dire que ce n’est pas ce qu’on attend d’un bouffon, mais c’est justement pour ça que c’est dans la bouche du bouffon), c’est lui, qui fait la remarque : Personne dit-il, ne peut croire que c’est  /hè tôn aphrôdisiôn sunousia/, on traduit: la communauté de la jouissance amoureuse, je dois dire que cette traduction me parait détestable; je crois d’ailleurs que M, Léon Robin en a fait une autre pour « La Pléiade» qui est bien meilleure, car vraiment ça veut dire : ce n’est pas pour le plaisir d’être ensemble au lit , qui est en définitive l’objet en vue duquel chacun d’eux se complaît à vivre en commun avec l’autre et dans une pensée à ce point débordante de sollicitude, en grec /outôs epi megalès spoudès/ c’est ce même spoudè que vous trouviez l’année dernière dans la définition aristotélicienne de la tragédie, bien sûr, spoudè veut dire sollicitude, soin, empressement, cela veut dire aussi sérieux; ils ont, pour tout dire, ces gens qui s’aiment, un drôle d’air sérieux.

Et passons cette note psychologique pour montrer tout de même, désigner où est le mystère, Voilà ce que nous dit Aristophane: c’est bien plutôt une tout autre chose que manifestement souhaite leur cime, une chose qu’elle est incapable d’exprimer, elle la devine cependant et elle la propose sur le mode de l’énigme. Supposez même que, tandis qu’ils reposent sur la même couche, Héphaïstos (c’est-à-dire Vulcain, le personnage avec l’enclume et le marteau) se dresse devant eux muni de ses outils et qu’il poursuive ainsi, «N’est-ce pas ceci (l’objet de vos vœux) dont vous avez envie: vous identifier le plus possible l’un avec l ‘autre de façon que, ni nuit, ni jour, vous ne vous délaissiez l’un l’autre? Si c’est vraiment de cela que vous avez envie, je peux bien vous fondre ensemble, vous réunir au souffle de ma forge, de telle sorte que de deux comme vous êtes, vous deveniez un, et que, tant que durera votre vie vous viviez l’un et l’autre en communauté comme ne faisant qu’un; et qu’après votre mort, là-bas. Chez Hadès le lieu d’être deux, vous soyez un, pris tous deux d’une commune mort, Eh bien ! Voyez si c’est à cela que vous aspirez » En entendant ces paroles, il n’y en aurait pas un seul, nous le savons bien, pour dire non, ni évidemment pour souhaiter autre chose; mais chacun d’eux penserait au contraire qu’il vient tout bonnement, d’entendre formuler ce que depuis longtemps en somme il convoitait: que, par sa réunion, par sa fusion avec l’aimé, leur deux êtres n’en fissent enfin qu’un seul.

Voilà ce que Platon fait dire par Aristophane. Aristophane ne dit pas que cela, Aristophane raconte des choses qui font rire des choses d’ailleurs que lui-même a annoncées comme devant jouer justement entre le risible et le ridicule, si tant est qu’entre ces deux termes se répartisse le fait que le rire retombe sur ce que le comique vise, ou sur le comédien lui-même.

Mais de quoi Aristophane fait-il rire ? Car il est clair qu’il fait rire et qu’il passe la barre du ridicule. Est-ce que Platon va le faire nous faire rire de l’amour? il est bien évident que déjà ceci vous témoigne du contraire. Nous dirons même que, nulle part, à aucun moment de ces discours, on ne prend autant l’amour au sérieux, ni aussi au tragique. Nous sommes exactement au niveau que nous lui imputons à cet amour nous, modernes, après la sublimation courtoise et après ce que je pourrais appeler le contresens romantique sur cette sublimation, à savoir la surestimation narcissique du sujet, je veux dire du sujet supposé dans l’objet aimé. Car c’est cela le contresens romantique par rapport à ce que je vous ai enseigné l’année dernière sur la sublimation courtoise. Dieu merci, au temps de Platon, nous n’en sommes pas encore là, à cet étrange Aristophane près, mais c’est un bouffon.

Nous en sommes bien plutôt à une observation en quelque sorte zoologique d’êtres imaginaires, qui prend sa valeur de ce qu’ils évoquent de ce qui peut être pris assurément au sens dérisoire dans les êtres réels. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ces êtres coupés en deux tels un œuf dur, un de ces êtres bizarres comme nous en trouvons sur les fonds de sable, une plie, une sole, un carrelet là évoqués, qui ont l’air d’avoir tout ce qu’il faut, deux yeux, tous les organes pairs, mais qui sont aplatis d’une telle manière qu’ils semblent être la moitié d’un être complet. Il est clair que dans le premier comportement qui suit la naissance de ces êtres qui sont nés d’une telle bipartition, ce qu’Aristophane nous montre d’abord et ce qui est le soubassement de ce qui tout d’un coup vient là dans une lumière pour nous si romantique, c’est cette espèce de fatalité panique qui va faire à chacun de ces êtres chercher d’abord et avant tout sa moitié, et là, s’accolant à elle avec une ténacité, si l’on peut dire sans issue, les faire effectivement dépérir l’un à côté de l’autre par impuissance de se rejoindre, Voilà ce qu’il nous dépeint dans ses longs développements, qui est donné avec tous les détails, qui est extrêmement imagé, qui naturellement est projeté sur le plan du mythe, mais qui est la voie dans laquelle, par le sculpteur qu’est ici le poète, est forgée son image du rapport amoureux.

Mais est-ce là où gît ce que nous devons supposer, ce que nous touchons du doigt, qu’il y a ici de risible ? bien évidemment pas. Ceci est inséré dans quelque chose qui irrésistiblement nous évoque ce que nous pourrions voir encore de nos jours sur le tapis d’un cirque si les clowns entraient, comme il se fait quelquefois, embrassés ou accrochés de façon quelconque deux à deux, couplés ventre à ventre et dans un grand tournoiement de quatre bras, de quatre jambes et de leurs deux têtes faisaient un ou plusieurs tours de piste en culbutant. En soi c’est quelque chose que nous voyons aller très bien avec le mode de fabrication de ce type de chœur qui donnait, dans un autre genre, les Guêpes les Oiseaux, ou encore les Nuées dont nous ne saurons jamais sous quel écran ces pièces paraissaient sur la scène antique.

Mais ici de quelle espèce de ridicule s’agit-il ? Est-ce simplement le caractère à soi tout seul assez réjouissant de l’image ? C’est là que je vais engager un petit développement dont je vous demande pardon s’il doit nous faire faire un assez long détour, car il est essentiel.

Si vous lisez ce texte vous verrez à quel point, au point que ça frappe aussi M, Léon Robin – c’est toujours la même chose, je ne suis pas seul à savoir lire un texte – extraordinairement il insiste sur le caractère sphérique de ce personnage. Il est difficile de ne pas le voir, parce que ce sphérique ce circulaire, ce /sphaira/ est répété avec une telle insistance, on nous dit que les flancs, le dos, /pleuras kuklô echon/, tout ça se continue d’une façon bien ronde. Et il faut que nous voyions cela, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, comme les deux roues branchées l’une sur l’autre et tout de même plates, alors qu’ici c’est rond. Et cela embête M. Léon Robin qui change une virgule que personne n’a jamais changée en disant: « Je le fais comme cela parce que je ne veux pas qu’on insiste tellement sur la sphère c’est sur la coupure que c’est plus important.»  Et ce n’est pas moi qui vais vous diminuer l’importance de cette coupure, nous allons y revenir tout à l’heure. Mais il est quand même difficile de ne pas voir que nous sommes devant quelque chose de très singulier et dont je vais tout de suite vous dire le terme le fin mot, c’est que la dérision dont il s’agit, ce qui est mis sous cette forme ridicule, c’est justement la sphère.

Naturellement cela ne vous fait pas rire, parce que la sphère, ça ne vous fait ni chaud ni froid à vous! Seulement dites-vous bien que, pendant des siècles, il n’en a pas été ainsi. Vous vous ne la connaissez que sous la forme de ce fait d’inertie psychologique qu’on appelle la bonne forme. Un certain nombre de gens, M. Ehrenfels et d’autres, se sont aperçus qu’il y avait une certaine tendance des formes à la perfection, [tendance] à rejoindre dans l’état douteux la sphère, qu’en somme c’était cela qui faisait plaisir au nerf optique. Cela bien sûr naturellement est fort intéressant et ne fait qu’amorcer le problème, car je vous signale en passant que ces notions de Gestalt sur lesquelles on marche aussi allègrement ne font que relancer le problème de la perception.

Car s’il y a de si bonnes formes, c’est que la perception doit consister, si l’on peut dire à les rectifier dans le sens des mauvaises que sont les vraies. Mais laissons la dialectique de cette bonne forme en cette occasion.

Cette forme a un tout autre sens que cette objectivation d’intérêt limité proprement psychologique. Au temps et au niveau de Platon, et non seulement au niveau de Platon, mais bien avant lui cette forme /Sphairos/ comme dit encore Empédocle, dont le temps m’empêche de vous lire les vers, Sphairos au masculin, c’est un être qui, de tous les entés semblable à lui-même, est de tous côtés sans limites. Sphairos  /kukloterès/, Sphairos qui a la forme d’un boulet, ce Sphairos règne dans sa solitude royale rempli par son propre contentement, sa propre suffisance. Ce Sphairos hante la pensée antique. Il est la forme que prend, au centre du monde d’Empédocle, la phase de rassemblement de ce qu’il appelle, lui, dans sa métaphysique /Philiè/ ou /Philotès/, l’Amour. Cette Philotès qu’il appelle ailleurs /schedunè Philotès/, l’Amour qui rassemble, qui agglomère, qui assimile, qui agglutine: exactement agglutiné c’est la            /krèsis /, c’est de la krèsis d’amour .

Il est très singulier que nous ayons vu réémerger sous la plume de Freud cette idée de l’amour comme puissance unifiante pure et simple et, si l’on peut dire, à l’attraction sans limites pour l’opposer à Thanatos; alors que nous avons corrélativement et – vous le sentez bien – d’une façon discordante, une notion tellement différente et tellement plus féconde dans l’ambivalence amour-haine.

Cette sphère nous la retrouvons partout. Je vous parlais l’autre jour de Philolaos, il admet la même sphère au centre d’un monde où la terre a une position excentrique, déjà au temps de Pythagore on le soupçonnait depuis très longtemps que la terre était excentrique, mais ce n’est pas le soleil qui occupe le centre, c’est un feu central sphérique à quoi, nous, la face de la terre habitée, nous tournons toujours le dos. Nous sommes par rapport à ce feu comme la lune est par rapport à notre terre et c’est pour cela que nous ne le sentons pas. Et il semble que ce soit pour que nous ne soyons pas malgré tout brûlés par le rayonnement central que le dénommé Philolaos a inventé cette élucubration qui a fait casser la tête déjà aux gens de l’Antiquité, à Aristote lui-même : l’/antichtôn/ l’antiterre, Quelle pouvait bien être, à part ça, la nécessité de cette invention de ce corps strictement invisible (qui était censé receler tous les pouvoirs contraires à ceux de la terre, qui jouait en même temps ce rôle, semblait-il, de pare-feu), c’est là quelque chose – comme on dit – qu’il faudrait analyser.

Mais ceci n’est fait que pour vous introduire à cette dimension (dont vous savez que je lui accorde une très grande importance) de ce qu’on peut appeler la révolution astronomique, copernicienne encore; et pour mettre là-dessus  définitivement le point sur l’i, à savoir – ce que je vous ai indiqué – que ce n’est pas le géocentrisme soi-disant démantelé par le nommé chanoine Koppernigk (Copernic ) qui est le plus important, et c’est même en ça que c’est assez faux, assez vain, de l’appeler une révolution copernicienne. Parce que, si dans son livre Sur les révolutions des orbes célestes [1543], il nous montre une figure du système solaire qui ressemble à la nôtre (à celle qu’il y a sur les manuels aussi dans la classe de sixième) où l’on voit le soleil au milieu et tous les astres qui tournent autour dans l’orbe il faut dire que ce n’était pas du tout un schéma nouveau, en ceci que tout le monde savait au temps de Copernic (ce n’est pas nous qui l’avons découvert) que dans l’Antiquité, il y avait un nommé Héraclide puis Aristarque de Samos, [lui] assurément d’une façon tout à fait attestée qui avaient fait le même schéma.

La seule chose qui aurait pu faire de Copernic autre chose qu’un fantasme historique car ce n’était pas autre chose c’est si son système avait été non pas plus près de l’image que nous avons du système solaire réel, mais plus vrai, Et plus vrai, ça voudrait dire plus désencombré d’éléments imaginaires qui n’ont rien à faire avec la symbolisation moderne des astres, plus désencombré que le système de Ptolémée. Or il n’en est rien. Son système est aussi bourré d’épicycles.

Et des épicycles, qu’est-ce que c’est? C’est quelque chose d’inventé et d’ailleurs personne ne pouvait croire à la réalité des épicycles, ne vous imaginez pas qu’ils étaient assez bêtes pour penser qu’ils verraient, comme ce que vous voyez quand vous ouvrez votre montre une série de petites roues. Mais il y avait cette idée que le seul mouvement parfait qu’on pouvait imaginer concevable était le mouvement circulaire. Tout ce qu’on voyait dans le ciel était vachement dur à interpréter, car – comme vous le savez – ces petites planètes errantes se livraient à toutes sortes d’entourloupettes irrégulières entre elles, dont il s’agissait d’expliquer les zigzags. On n’était satisfait que quand chacun des éléments de leur circuit pouvait être ramené à un mouvement circulaire. La chose singulière est qu’on n’y soit pas mieux parvenu car, à force de combiner des mouvements tournants sur des mouvements tournants on pourrait en principe penser qu’on pourrait arriver à rendre compte de tout. En réalité c’était bel et bien impossible pour la raison qu’à mesure qu’on les observait mieux on s’apercevait qu’il y avait plus de choses à expliquer, ne serait-ce que, lorsque le télescope apparut, leur variation de grandeur. Mais qu’importe. Le système de Copernic était tout aussi chargé de cette espèce de superfétation imaginaire qui l’encombrait, l’alourdissait, que le système de Ptolémée.

Ce qu’il faudrait que vous lisiez pendant ces vacances et – vous allez voir que c’est possible – pour votre plaisir, c’est à savoir comment Kepler [arrive à donner la première saisie qu’on ait eue de quelque chose qui est ce en quoi consiste véritablement la date de naissance de la physique moderne. Il y arrive] en partant des éléments dans Platon du même Timée dont je vais vous parler, c’est à savoir d’une conception purement imaginaire – avec l’accent qu’a ce terme dans le vocabulaire dont je me sers avec vous – de l’univers entièrement réglé sur les propriétés de la sphère articulée comme telle, comme étant la forme qui porte en soi les vertus de suffisance qui font qu’elle peut essentiellement combiner en elle l’éternité de la même place avec le mouvement éternel; c’est autour de spéculations d’ailleurs raffinées de cette espèce [qu’il y arrive], puisqu’il y fait entrer à notre stupeur les cinq solides (comme vous savez il n’y en a que cinq) parfaits inscriptibles dans la sphère. En partant de cette vieille spéculation platonicienne (déjà trente fois déplacée, mais qui déjà revenait au jour à ce tournant de la Renaissance) et de la réintégration dans la tradition occidentale des manuscrits platoniciens, littéralement à la tête de ce personnage (dont la vie personnelle, croyez-moi, dans ce contexte de la révolution des paysans, puis de la guerre de Trente Ans, est quelque chose de gratiné et auquel vous allez voir je vais vous donner le moyen de vous reporter) ledit Kepler, à la recherche de ces harmonies célestes, et par un prodige de ténacité – on voit vraiment le jeu de cache-cache de la formation inconsciente – arrive à donner la première saisie qu’on ait eue de quelque chose qui est ce en quoi consiste véritablement la date de naissance de la science physique moderne. En cherchant un rapport harmonique, il arrive à ce rapport de la vitesse de la planète sur son orbe à l’aire de la surface couverte par la ligne qui relie la planète au soleil. C’est-à-dire qu’il s’aperçoit du même coup que les orbites planétaires sont des ellipses.

Et – croyez-moi parce qu’on en parle partout – il y a Koestler qui a écrit un livre très beau qui s’appelle Les Somnambules, paru [sous le titre The Sleepwalkers] chez John’s Hopkins [University Press], qui a été traduit récemment. Et je me suis demandé ce qu’a bien pu en faire Arthur Koestler qui n’est pas ce qu’on considère toujours comme un auteur de l’inspiration la plus sûre. Je vous assure que c’est son meilleur livre. C’est phénoménal, merveilleux ! Vous n’avez même pas besoin de savoir les mathématiques élémentaires, vous comprendrez tout à travers la biographie de Copernic, de Kepler et de Galilée – avec un peu de partialité du côté de Galilée, il faut dire que Galilée est communiste, il l’avoue lui-même.

Tout ceci pour vous dire que, communiste ou pas, il est absolument vrai que Galilée n’a jamais fait la moindre attention à ce qu’avait découvert Kepler (si génial que fût [Galilée] dans son invention de ce qu’on peut vraiment appeler la dynamique moderne, à savoir d’avoir trouvé la loi exacte de la chute des corps, ce qui était un pas essentiel) et bien entendu malgré que ce soit sur cette affaire de géocentrisme qu’il ait eu tous ses embêtements, il n’en reste pas moins que Galilée était là, aussi retardataire, aussi réactionnaire, aussi collant à l’idée du mouvement circulaire parfait donc seul possible pour les corps célestes, que les autres. Pour tout dire, Galilée n’avait même pas franchi ce que nous appelons la révolution copernicienne dont nous savons qu’elle n’est pas de Copernic. Vous voyez donc le temps que mettent les vérités à se frayer le chemin en présence d’un préjugé aussi solide que la perfection du mouvement circulaire.

J’aurais à vous en dire là-dessus pendant des heures, parce que c’est quand même très amusant de considérer effectivement pourquoi il en est ainsi, à savoir quelles sont vraiment les propriétés du mouvement circulaire et pourquoi les Grecs en avaient fait le symbole de la limite, /peirar/ en tant qu’opposé à l’ /apeirôn/  Chose curieuse, c’est justement parce que c’est une des choses les plus faites pour verser dans l’apeirôn, c’est pour ça qu’il faudrait que je fasse un petit peu devant vous grossir; décroître, réduire à un point, s’infinitiser cette sphère. Vous savez d’ailleurs qu’elle a servi de symbole courant à cette fameuse infinitude. Il y a beaucoup à dire. Pourquoi cette forme a-t-elle des vertus privilégiées? Bien sûr ceci nous plongerait au cœur des problèmes concernant la valeur et la fonction de l’intuition dans la construction mathématique,

Je veux simplement vous dire qu’avant tous ces exercices qui nous ont fait désexorciser la sphère, pour que son charme ait continué à s’exercer sur des dupes, c’est que c’était quelque chose quand même à quoi, si je puis dire, la philia de l’esprit elle aussi collait et salement comme un drôle d’adhésif. Et en tout cas, pour Platon, c’est là que je voudrais vous renvoyer au Timée, et au long développement sur la sphère; cette sphère qu’il nous dépeint dans tous les détails curieusement répond comme une strophe alternée avec tout ce qu’Aristophane dit de ces êtres sphériques dans le Banquet, Aristophane nous dit qu’ils ont des pattes, des petits membres qui pointent, qui tournoient.

Mais il y a un rapport tel, que d’un autre côté (dans le Timée] ce que Platon (avec une espèce d’accentuation qui est très frappante quant au développement géométrique) éprouve le besoin de nous faire remarquer au passage, c’est que cette sua tout ce qu’il lui faut à l’intérieur: elle est ronde, elle est pleine, elle ‘est contente, elle s’aime elle-même et puis surtout elle n’a pas besoin d’œil ni d’oreille puisque par définition c’est l’enveloppe de tout ce qui peut être vivant – mais de ce fait c’est le Vivant par excellence. Et ce qui est le Vivant, tout cela, est absolument essentiel à connaître pour nous donner la dimension mentale dans laquelle pouvait se développer la biologie. La notion de la forme [sphérique] comme étant essentiellement ce qui constituait le Vivant était quelque chose que nous devons prendre dans un épellement imaginaire extrêmement strict. Alors elle n’a ni yeux, ni oreilles, elle n’a pas de pieds, pas de bras et on ne lui a conservé qu’un seul mouvement, le mouvement parfait, celui sur elle-même ; il y en a six : vers le haut, vers le bas, vers la gauche, vers la droite, en avant et en arrière.

Ce que je veux dire, c’est que de la comparaison de ces textes, il résulte que par cette espèce de mécanisme à double détente, faire bouffonner un personnage qui, pour lui, est le seul digne de parler de quelque chose comme l’amour, ce à quoi nous arrivons c’est que Platon a l’air de s’amuser dans le discours d’Aristophane à faire une bouffonnerie, un exercice comique sur sa propre conception du monde et de l’âme du monde. Le discours d’Aristo-phane, c’est la dérision du Sphairos platonicien, du Sphairos propre articulé dans le Timée. Le temps me limite et, bien entendu, il y aurait bien d’autres choses à en dire. Que la référence astronomique soit sûre et certaine, je vais vous en donner tout de même – car il peut vous sembler que je m’amuse – la preuve : Aristophane dit que ces trois types de sphères qu’il a imaginées, celle tout mâle, celle tout femelle, celle mâle et femelle (ils ont quand même chacun une paire de génitoires), les androgynes comme il les appelle, ont des origines et que ces origines sont stellaires. Les unes, les mâles, viennent du soleil; les autres, les tout femme, viennent de la terre, et de la lune les androgynes. Ainsi se confirme l’origine lunaire de ceux, nous dit Aristophane (car ce n’est pas autre chose que d’avoir une origine composite) qui ont la tendance à l’adultère.

Est-ce que quelque chose ici ne pointe pas, et d’une façon je crois suffisamment claire, dans ce rapport, cette fascination illustrée par ce contraste de cette forme sphérique comme étant la forme à laquelle il ne s’agit même pas de toucher, il ne s’agit même pas de la contester. Elle a laissé l’esprit humain pendant des siècles dans cette erreur qu’on s’est refusé à penser qu’en dehors de toute action, de toute impulsion étrangère, le corps est soit au repos, soit en mouvement rectiligne uniforme; le corps au repos était supposé ne pouvoir avoir, en dehors du repos, qu’un mouvement circulaire. Toute la dynamique a été barrée par cela.

Est-ce que nous ne voyons pas, dans cette espèce d’illustration incidente qui nous est donnée sous la plume de ce quelqu’un qu’on peut aussi appeler un poète. Platon, ce dont il s’agit dans ces formes où rien ne dépasse où rien ne se laisse accrocher : rien d’autre que sans aucun doute quelque chose qui a ses fondements dans la structure imaginaire – et je vous ai dit tout à l’heure qu’on pourrait la commenter – mais à laquelle l’adhésion en ce qu’elle est affective tient à quoi,.. à rien d’autre sinon qu’à la Verwerfung de la castration.

Et c’est si vrai que nous l’avons aussi à l’intérieur du discours d’Aristophane, Car ces êtres séparés en deux comme des hémipoires, qui vont, pendant un temps qu’on ne nous précise pas aussi bien puisque c’est un temps mythique, mourir dans une vaine étreinte à se rejoindre et voués à de vains efforts de procréation dans la terre (je vous passe aussi toute cette mythique de la procréation de la terre, des êtres nés de la terre, qui nous entraînerait trop loin). Comment est-ce que la question va se résoudre ? Aristophane nous parle là exactement comme le petit Hans : on va leur dévisser la génitoire qu’ils ont à la mauvaise place (parce que évidemment c’était à la place où c’était quand ils étaient ronds à l’extérieur) et on va leur revisser sur le ventre, exactement comme pour le robinet du rêve que vous connaissez de l’observation à laquelle je fais allusion.

‘La possibilité de l’apaisement amoureux se trouve référée (ce qui est unique et stupéfiant sous la plume de Platon) à quelque chose qui a rapport avec incontestablement, pour être minimum, une opération sur le sujet des génitoires. Mettons ça ou non sous la rubrique du complexe de castration, il est clair que ce sur quoi ici le détour du texte insiste c’est sur le passage des génitoires à la face antérieure, ce qui ne veut pas simplement dire qu’il vient là comme possibilité de copuler, de se conjoindre avec l’objet aimé, mais que littéralement le passage des génitoires [sur le devant]  vient avec l’objet aimé dans cette espèce de rapport en surimpression, de surimposition presque. C’est le seul point où se trahit, où se traduit… comment ne pas être frappé, chez un personnage comme Platon dont manifestement (concernant la tragédie, il nous en donne mille preuves) les appréhensions n’allaient pas beaucoup plus loin que celles de Socrate, comment ne pas être frappé du fait que là, pour la première fois, pour la fois unique fait entrer enjeu dans un discours, et un discours concernant une affaire qui est une affaire grave, celle de l’amour, l’organe génital comme tel. Et ceci confirme ce que je vous ai dit être l’essentiel du ressort du comique, qui est toujours dans son fond de cette référence au phallus, ce n’est pas p hasard que c’est Aristophane [qui le dit]. Seul Aristophane en peut parler de ça. Et Platon ne s’aperçoit pas qu’en le faisant parler de ça il le fait parler de ce qui se trouve nous apporter ici la bascule, la cheville, le quelque chose qui va faire passer toute la suite du discours d’un autre côté. C’est à ce point que nous reprendrons les choses la prochaine fois.

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