samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 18 janvier 1961

Leçon du 18 janvier 1961

 

Nous sommes donc arrivés, dans le Banquet, au moment où Socrate va prendre la parole dans l’epainos ou l’encômion. Je vous l’ai dit en passant, ces deux termes ne sont pas tout à fait équivalents. Je n’ai pas voulu m’arrêter à leur différence qui nous aurait entraînés dans une discussion un peu excentrique. Dans la louange de l’amour, il nous est dit, affirmé par lui-même – et la parole de Socrate ne saurait dans Platon être contestée – que Socrate, s’il sait quelque chose, s’il est quelque chose en quoi il n’est pas ignorant, < 198d > c’est dans les choses de l’amour. Nous ne devons pas perdre ce point de vue dans tout ce qui va se passer.

 

Je vous ai souligné, je pense d’une façon suffisamment convaincante, la dernière fois, le caractère étrangement dérisoire du discours d’Agathon. Agathon, le tragédien, parle de l’amour d’une façon qui donne le sentiment qu’il bouffonne, < le sentiment > d’un discours macaronique. À tout instant, il semble que l’expression qu’il nous suggère, c’est qu’il < charrie > un peu. J’ai souligné, jusque dans le contenu, [encore] < dans le corps > des arguments, dans le style, dans le détail de l’élocution elle-même, le caractère excessivement provocant des versiculets où lui-même à un moment s’exprime. C’est quelque chose de déconcertant à voir le thème du Banquet culminer dans un tel discours. Ceci n’est pas nouveau, c’est la fonction, le rôle que nous lui donnons dans le développement du Banquet qui peut l’être, car ce caractère dérisoire du discours < d’Agathon > a arrêté depuis toujours ceux qui l’ont lu et commenté. C’est au point que, pour prendre par exemple ce qu’un personnage de la science allemande du début de ce siècle – dont le nom, le jour où je vous l’ai dit, vous a fait rire, je ne sais pourquoi – Wilamowitz Moellendorff, suivant en cela la tradition d’à peu près tous ceux qui l’ont précédé, exprime que le discours d’Agathon se caractérise par sa Nichtigkeit, sa nullité.

 

C’est bien étrange que Platon ait mis alors ce discours dans la bouche de celui qui va immédiatement précéder le discours de Socrate, dans la bouche de celui qui est, ne l’oublions pas, l’aimé de Socrate actuellement et dans cette occasion, au moment du Banquet.

 

Aussi bien ce par quoi Socrate va introduire son intervention, c’est en deux points. D’abord, avant même qu’Agathon parle, il y a une sorte d’intermède < 194a > où Socrate lui-même a dit quelque chose comme : « Après avoir entendu tout ce qui vient d’être entendu et, si maintenant Agathon ajoute son discours aux autres, comment vais-je, moi, pouvoir parler ? » Agathon de son côté, lui, s’excuse. Lui aussi annonce quelque hésitation, quelque crainte, < 194b > quelque intimidation à parler devant un public, disons, aussi éclairé, aussi intelligent, ¦mfronew/emphrones/. Et une espèce d’ébauche de discussion, de débat, se fait avec Socrate qui commence à ce moment-là à < 194b > l’interroger un peu à propos de la remarque qui a été faite que, si Agathon, le poète tragique, vient de triompher sur la scène tragique, c’est que sur la scène tragique il s’adresse à la foule, et qu’ici, il s’agit d’autre chose. Et nous commençons à nous engager sur une pente qui devrait être scabreuse. Nous ne savons pas où elle nous conduira < au moment > où Socrate commence à l’interroger. < 194c > C’est à peu près ceci : « Ne rougirais-tu de quelque chose où tu te montres éventuellement inférieur, que devant nous ? Devant les autres, devant la cohue, devant la foule, te sentirais-tu serein à avancer des thèmes qui seraient moins assurés… »

Et là, mon Dieu, nous ne savons pas très bien à quoi nous nous engageons : si c’est à une sorte d’aristocratisme, si on peut dire, du dialogue ou si, au contraire, la fin de Socrate est de montrer (comme il semble plus vraisemblable et comme toute sa pratique en témoigne) que même un esclave, que même un ignorant, est susceptible, convenablement interrogé, de montrer en lui-même les germes de la vérité, les germes d’un jugement sûr.

 

Mais sur cette pente quelqu’un intervient, Phèdre qui, interrompant < 194d > Agathon, ne laisse pas sur ce point Socrate l’entraîner. Il sait bien que Socrate n’a pas d’autre plaisir, est-il dit expressément, que de parler avec celui qu’il aime, et si nous nous engagions dans ce dialogue, on n’en finirait plus.

 

Donc Agathon prend là-dessus la parole, et Socrate se trouve en posture de le reprendre. Il le reprend. Pour le faire, il n’a, si l’on peut dire, que la partie trop belle et la méthode aussitôt se montre éclatante quant à sa supériorité, quant à l’aisance avec laquelle il fait apparaître au milieu du discours d’Agathon ce qui vient éclater dialectiquement, et le [préjugé] < procédé > est tel que ce ne peut être là qu’une réfutation, qu’un anéantissement du discours d’Agathon, à proprement parler, de façon à en dénoncer l’ineptie, la Nichtigkeit, la nullité. < Si bien > que les commentateurs et nommément celui que j’évoquais tout à l’heure, pensent que Socrate lui-même hésite à pousser trop loin l’humiliation de son interlocuteur et qu’il y a là un ressort de ce que nous allons voir. C’est que Socrate à un moment donné s’arrête et fait parler à sa place (prend le truchement de celle qui ne sera ensuite dans l’histoire qu’une figure prestigieuse) Diotime, l’étrangère de Mantinée ; que s’il fait parler Diotime et s’il se fait enseigner par Diotime, c’est pour ne pas rester plus longtemps, vis-à-vis de celui auquel il a porté le coup décisif, en posture de magister. Il se fait lui-même enseigner, il se fait relayer par ce personnage imaginaire dans le sens de ménager le désarroi qu’il a imposé à Agathon.

 

C’est contre cette position que je m’inscrirai en faux. Car si nous regardons de plus près le texte, je crois que nous ne saurions dire que ce soit là tout à fait son sens. Je dirai que, là même où on veut nous montrer, dans le discours d’Agathon, < 201b > une sorte d’aveu de son fourvoiement : Je crains bien Socrate, de n’avoir absolument rien su des choses que j’étais en train de dire, cette impression qui nous reste à l’entendre est plutôt celle de quelqu’un qui répondrait : « Nous ne sommes pas sur le même plan, j’ai parlé d’une façon qui avait un sens, d’une façon qui avait un dessous, j’ai parlé disons, même à la limite, par énigme » ; n’oublions pas que •inow/ainos/avec •ÛnÛttomai/ainittomai/, nous mène tout droit à l’étymologie même de l’énigme : « ce que j’ai dit, je l’ai dit sur un certain ton ».

 

Et aussi bien nous lisons, dans le discours-réponse de Socrate, qu’il y a une certaine façon de concevoir la louange que pour un moment Socrate dévalorise, c’est à savoir de mettre, d’enrouler autour de l’objet de la louange tout ce qui peut être dit de meilleur. Mais est-ce bien cela qu’a fait Agathon ? Au contraire, il semble, dans l’excès même de ce discours, qu’il y avait quelque chose qui semblait < ne > demander qu’à être entendu. Pour tout dire pendant un instant nous pouvons, à entendre d’une certaine façon – et d’une façon qui je crois est la bonne – la réponse d’Agathon, nous avons l’impression à la limite qu’à introduire sa critique, sa dialectique, son mode d’interrogation, Socrate se trouve dans la position pédante.

 

Je veux dire qu’il est clair qu’Agathon fait < une réponse > quoique ce soit < 201b > < à mots couverts >, qui participe d’une sorte d’ironie et c’est Socrate qui, arrivé là avec ses gros sabots. change simplement la règle du jeu. Et à la vérité, < 201c > quand Agathon reprend : ƒEgÅ, f‹nai, Î SÅkratew, soÛ oæk n dunaÛmhn ‹ntil¡gein /ego, phanai, o Sourates, soi ouk an dunaimèn anti-legein/, Je ne me mettrai pas à antiloguer, à contester avec toi, mais je suis d’accord, vas-y selon ton mode, selon ta façon de faire, il y a là quelqu’un qui se dégage et qui dit à l’autre : « Maintenant passons à l’autre registre, à l’autre façon d’agir avec la parole ! »

 

Mais on ne saurait dire, comme les commentateurs et jusqu’à celui dont j’ai sous les yeux le texte, Léon Robin, que c’est de la part d’Agathon un signe d’impatience. Pour tout dire, si vraiment le discours d’Agathon peut se mettre entre les guillemets de ce jeu vraiment paradoxal, de cette sorte de tour de force sophistique, nous n’avons qu’à prendre au sérieux – c’est la bonne façon – ce que Socrate lui-même dit de ce discours qui, pour user du < 198c > terme français qui lui correspond le mieux, le sidère, le méduse comme il est expressément dit, puisque Socrate fait un jeu de mots sur le nom de Gorgias et la figure de la Gorgone. Un tel discours ferme la porte au jeu dialectique, méduse Socrate et le transforme, dit-il, en pierre.

 

Mais ce n’est pas là un effet à dédaigner. Socrate portait les choses sur le plan de sa méthode, de sa méthode interrogative, de sa façon de questionner, de sa façon aussi (soumise à nous par Platon), d’articuler, de diviser l’objet, d’opérer selon cette diaÛresiw/diairesis/, grâce à quoi l’objet se présente à l’examen être situé, articulé d’une certaine façon – dont nous pouvons repérer le registre avec le progrès < qu’a > constitué un développement du savoir suggéré à l’origine par la méthode socratique.

 

Mais la portée du discours agathonesque n’en est pas pour autant anéantie. Elle est d’un autre registre, mais elle reste exemplaire. Elle joue pour tout dire une fonction essentielle dans le progrès de ce qui se démontre à nous par la voie de la succession des éloges concernant l’amour. Sans doute est-il pour nous significatif, riche d’enseignement, que ce soit le tragique qui, sur l’amour ou de l’amour, ait fait, si l’on peut dire, le « romancero comique », et que ce soit le comique Aristophane qui ait parlé de l’amour avec un accent presque moderne, dans son sens de passion. Ceci est éminemment pour nous riche de suggestions, de questions. Mais l’intervention de Socrate intervient en manière de rupture, et non pas de quelque chose qui dévalorise, réduise à rien ce qui dans le discours d’Agathon vient de s’énoncer. Et après tout pouvons-nous tenir pour rien, et pour une simple antiphrase, le fait que < 198b > Socrate mette tout l’accent sur le fait que c’était – il le dit à proprement parler : kalòn…lñgon/kalon… logon/un beau discours, qu’il a très bellement parlé.

 

Souvent l’évocation du ridicule, de ce qui peut provoquer le rire, a été faite dans le texte qui précède. Il ne semble pas nous dire que ce soit d’aucune façon de ridicule dont il s’agisse au moment de ce changement de registre. Et au moment où Socrate amène le coin que sa dialectique a enfoncé dans le sujet pour y apporter ce qu’on attend de la lumière socratique, c’est d’un discord que nous avons le sentiment, non pas d’une mise en balance qui soit tout entière pour annuler ce qui, dans le discours d’Agathon, a été formulé.

 

Ici nous ne pouvons pas manquer de remarquer que, dans le discours de Socrate, <avec> ce qui s’articule comme étant proprement méthode, sa méthode interrogative (ce qui fait que, si vous me permettez ce jeu de mot en grec, l’erômenos, l’aimé, va devenir l’¡rvtÅmenow/erôtomenos/, l’interroge), avec cette interrogation proprement socratique, Socrate ne fait jaillir qu’un thème qui est celui que depuis le début de mon commentaire j’ai plusieurs fois annoncé c’est à savoir : la fonction du manque.

 

Tout ce qu’Agathon dit plus spécialement <de l’amour>, que le beau par exemple lui appartient, est un de ses attributs, dire tout cela succombe <199d> – <199e> devant l’interrogation, cette remarque de Socrate : Cet Amour dont tu parles, est-il ou non amour de quelque chose ? « Aimer et désirer quelque chose, <200a> est-ce l’avoir ou ne pas l’avoir ? Peut-on désirer ce qu’on a déjà ? » Je passe le détail de l’articulation de cette question proprement dite. Il la tourne, la retourne, avec une acuité qui comme d’ordinaire fait de son interlocuteur quelqu’un qu’il manie, qu’il manœuvre. C’est bien là l’ambiguïté du questionnaire de Socrate : c’est qu’il est toujours le maître, même là où, pour nous qui lisons, dans bien des cas <cela> pourrait paraître être l’échappatoire. Peu importe d’ailleurs aussi bien de savoir ce qui dans cette occasion doit ou peut se développer en toute rigueur. C’est le témoignage que constitue l’essence de l’interrogation socratique qui ici nous importe, et aussi ce que Socrate introduit, veut expressément produire, <ce> dont conventionnellement il parle pour nous.

 

Il nous est attesté que l’adversaire ne saurait refuser la conclusion, c’est <200e> à savoir, comme il s’exprime expressément : Dans ce cas comme dans tout autre – conclut-il – <où> l’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir est quelque chose,toè m® ¡toÛmou/tou mè hetoimou/qui n’est point à sa disposition, kaÜ toè m® parñntow/kai tou mè parontos/ et qui n’est pas présent, kaÜ ÷ m® ¦xei/kai ho mè echei/ bref, quelque chose kaÜ ÷ m® ¦stin aætow/kai ho mè estin/qu’il ne possède pas, /autos/ quelque chose qu’il n’est pas lui-même – traduit-on, kaÜ oð ¡nde®w ¡sti/kai hou endeès esti/ quelque chose dont il est dépourvu.

 

toiaètƒtta ¡stin Ïn ® ¡piyumÛa te kaÜ ò ¦rvw ¡stÛn/toiaut’ atta estin ôn hè epithumia te kai ho erôs estin/ c’est de cette sorte d’objets qu’il a désir <tout comme amour>Le texte est assurément traduit de façon faible – ¡piyumeÝ/epithumei/ il désire tou mè hetoimou – c’est à proprement parler – ce qui n’est pas du prêt-à-porter, tou me parontos, ce qui n’est pas là, ce qu’il n’a pas, ho mè echei kai ho mè estin autos, qu’il n’est pas lui-même, ce dont il est manquant, ce dont il manque essentiellement <ou endeès> au superlatif. C’est là ce qui est par Socrate articulé dans ce qu’il introduit à ce discours nouveau, ce quelque chose dont il a dit qu’il <199b> ne se place pas sur le plan du jeu verbal – par quoi nous dirions que le sujet est capté, captivé, est figé, fasciné.

 

Ce en quoi il se distingue de la méthode sophistique, c’est qu’il fait résider le progrès d’un discours que, nous dit-il, il poursuit sans recherche d’élégance avec les mots de tous dans cet échange, ce dialogue, ce consentement obtenu de celui à qui il s’adresse, et dans ce consentement présenté comme le surgissement, l’évocation nécessaire chez celui à qui il s’adresse des connaissances qu’il a déjà. C’est là, vous le savez, le point d’articulation essentiel sur quoi toute la théorie platonicienne, aussi bien de l’âme que de sa nature, de sa consistance, de son origine, repose. Dans l’âme déjà sont toutes ces connaissances qu’il suffit de questions justes pour réévoquer, pour révéler. Ces connaissances sont là depuis toujours et attestent en quelque sorte la précédence, l’antécédence de connaissance ; du fait qu’elle est non seulement depuis toujours, mais qu’à cause d’elle nous pouvons supposer que l’âme participe d’une antériorité infinie, elle n’est pas seulement immortelle, elle est de toujours existante. Et c’est là ce qui offre champ et prête au mythe de la métempsycose, de la réincarnation, qui sans doute sur le plan du mythe, sur un autre plan que celui de la dialectique, est tout de même ce qui accompagne en marge le développement de la pensée platonicienne.

 

Mais une chose est là faite pour nous frapper, c’est qu’ayant introduit ce que j’ai appelé tout à l’heure ce coin de la notion, de la fonction du manque comme essentielle, constitutive de la relation d’amour, Socrate parlant en son nom s’en tient là. Et c’est sans doute poser une question juste que de se demander pourquoi il se substitue l’autorité de Diotime.

 

Mais il nous semble aussi que c’est, cette question, la résoudre à bien peu de frais que de dire que c’est pour ménager l’amour-propre d’Agathon. Les choses sont comme on nous le dit : à savoir que Platon n’a qu’à faire un tour <201b> tout à fait élémentaire de judo ou de jiu-jitsu : « Je t’en prie, je ne savais même pas ce que je te disais, mon discours est ailleurs, comme il le dit expressément. – Ça n’est pas tellement Agathon qui est en difficulté que Socrate lui-même. Et comme nous ne pouvons pas supposer, d’aucune façon, que ce soit là ce qui a été conçu par Platon, de nous montrer Socrate comme un pédant au pied assez lourd, après le discours assurément aérien, ne serait-ce que dans son style amusant, qu’est celui d’Agathon, nous devons bien penser que si Socrate passe la main dans son discours, c’est pour une autre raison que le fait qu’il ne saurait lui-même continuer, et cette raison nous pouvons tout de suite la situer : c’est en raison de la nature de l’affaire, de la chose, du to pragma, dont il s’agit.

 

Nous pouvons soupçonner – et vous verrez que la suite le confirme que c’est parce qu’on parle de l’amour qu’il faut passer par là, qu’il est amené à procéder ainsi. Notons en effet le point sur lequel a porté sa question. L’efficace qu’il a promu, produit, [comme] étant la fonction du manque, et d’une façon très patente, le retour à la fonction désirante de l’amour, la substitution d’epithumei, il désire, à era, il aime. Et dans le texte, on voit le <199d-199e> moment où, interrogeant Agathon sur le fait : « s’il pense ou non que l’amour soit amour de quelque chose » …, se substitue le terme : amour ou désir de quelque chose.

 

C’est bien évidemment pour autant que l’amour s’articule dans le désir, s’articule d’une façon qui ici n’est pas à proprement parler articulée comme substitution, que la substitution n’est pas – on peut légitimement l’objecter – la fonction même de la méthode qui est celle du savoir socratique, <c’est> justement parce que la substitution est là un peu rapide que nous sommes en droit de la pointer, de la remarquer.

 

Ce n’est pas dire qu’il y ait faute pour autant, puisque c’est bien autour de l’articulation de l’Erôs, Amour et de l’erôs, désir, que va tourner effectivement toute la dialectique telle qu’elle se développe dans l’ensemble du dialogue. Encore convient-il que la chose soit pointée au passage. Là, remarquons encore que ce qui est à proprement parler l’intervention socratique, ça n’est pas pour rien que nous le trouvons ainsi isolé. Socrate va très précisément jusqu’au point où ce que j’ai appelé la dernière fois sa méthode, qui est de faire porter l’effet de son questionnement sur ce que j’ai appelé la cohérence du signifiant, est à proprement parler manifeste, visible dans le débit même, dans la façon dont il introduit sa question à Agathon :<199d> eånai tinow ô …Ervw ¦rvw, ³ oædenow ?/einai tinos ho Erôs erôs, è oudenos/ ? « Oui ou non, l’Amour est-il amour de quelque chose ou de rien ? » Et ici il précise, car le génitif grec tinos <de quelque chose> comme le génitif français a ses ambiguïtés : quelque chose peut avoir deux sens, et ces sens sont en quelque sorte accentués d’une façon presque massive, caricaturale dans la distinction que fait Socrate : tinos peut <199d> vouloir dire : être de quelqu’un, être le descendant de quelqu’un, ce que je te demande ce n’est pas si c’est à l’égard, dit-il, de tel père ou de telle mère, mais ce qu’il y a derrière.

 

Cela, c’est justement toute la théogonie dont il a été question au début du dialogue. Il ne s’agit pas de savoir de quoi l’amour descend, de qui il est comme on dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » – de quel dieu est l’amour pour tout dire ? Il s’agit de savoir, sur le plan de l’interrogation du signifiant, de quoi, comme signifiant, l’amour est-il le corrélatif. Et c’est pour ça qu’on trouve marqué… nous ne pouvons pas, nous, me semble-t-il, ne pas remarquer que ce qu’oppose Socrate à cette façon de poser la question : de qui est-il cet amour ? que ce dont il s’agit c’est de la même chose, dit-il, que de ce nom du Père – nous le retrouvons là parce que ce que nous retrouvons c’est le même père, c’est la même chose de demander : quand vous dites Père, qu’est-ce que cela implique, non pas du père réel, à savoir ce qu’il a comme enfant, mais quand on parle d’un père on parle obligatoirement d’un fils. Le Père est père du fils par définition, en tant que père. <199d> Tu me dirais sans nul doute, si tu souhaitais faire une bonne réponse – traduit Léon Robin – que c’est précisément d’un fils <ou d’une fille> que le Père est père.

 

Nous sommes là à proprement parler sur le terrain qui est celui propre où se développe la dialectique socratique d’interroger le signifiant sur sa cohérence de signifiant. Là, il est fort. Là, il est sûr. Et même ce qui permet cette substitution un peu rapide dont j’ai parlé entre l’erôs et le désir, c’est cela. C’est néanmoins un procès, un progrès qui est marqué, dit-il, de sa méthode.

 

S’il passe la parole à Diotime, pourquoi ne serait-ce pas que, concernant <201d> l’amour, les choses ne sauraient, avec la méthode proprement socratique aller plus loin ? Je pense que tout va le démontrer et le discours de Diotime lui-même. Pourquoi aurions-nous [nous] à nous en étonner, dirai-je déjà : S’il y a un pas qui constitue par rapport à la contemporanéité des sophistes l’initium, de la démarche socratique, c’est qu’un savoir (le seul sûr nous dit Socrate dans le Phédon), peut s’affirmer de la seule cohérence de ce discours qui est dialogue qui se poursuit autour de l’appréhension nécessaire, de l’appréhension comme nécessaire de la loi du signifiant.

 

Quand on parle du pair et de l’impair, <à propos> desquels, ai-je besoin de vous le rappeler dans mon enseignement ici, je pense avoir pris assez de peine, vous avoir exercés assez longtemps pour vous montrer qu’il s’agit là du domaine entièrement clos sur son propre registre, que le pair et l’impair ne doivent rien à aucune autre expérience que celle du jeu des signifiants eux-mêmes, qu’il n’y a de pair et d’impair, autrement dit de comptable, que ce qui est déjà porté à la fonction d’élément du signifiant, de grain de la chaîne signifiante. On peut compter les mots ou les syllabes, mais on ne peut compter les choses qu’à partir de ceci que les mots et les syllabes sont déjà comptés.

 

Nous sommes sur ce plan, quand Socrate prend <la parole>, hors du monde confus de la discussion, du débat des physiciens qui le précèdent comme des sophistes qui, à divers niveaux, à divers titres, organisent ce que nous appellerions de façon abrégée – vous savez que je ne m’y résous qu’avec toutes les réserves – le pouvoir magique des mots. Comment Socrate affirme ce savoir interne au jeu du signifiant : il pose, en même temps que ce savoir entièrement transparent à lui-même, que c’est cela qui en constitue la vérité.

 

Or n’est-ce pas sur ce point que nous avons fait le pas par quoi nous sommes en discord avec Socrate ; dans ce pas sans doute essentiel qui assure l’autonomie de la loi du signifiant, Socrate, pour nous, prépare ce champ du verbe justement, à proprement parler, qui, lui, aura permis toute la critique du savoir humain comme tel.

 

Mais la nouveauté, si tant est que ce que je vous enseigne concernant la révolution freudienne soit correct, c’est justement ceci que quelque chose peut se sustenter dans la loi du signifiant, non seulement sans que cela comporte un savoir mais en l’excluant expressément, c’est-à-dire en se constituant comme inconscient, c’est-à-dire comme nécessitant à son niveau l’éclipse du sujet pour subsister comme chaîne inconsciente, comme constituant ce qu’il y a d’irréductible dans son fond dans le rapport du sujet au signifiant. Ceci pour dire que c’est pour ça que nous sommes les premiers, sinon les seuls, à ne pas être forcément étonnés que le discours proprement socratique, le discours de l’épistémè, du savoir transparent à lui-même, ne puisse pas se poursuivre au-delà d’une certaine limite concernant tel objet, quand cet objet, si tant est que ce soit celui sur lequel la pensée freudienne a pu apporter des lumières nouvelles, cet objet est l’amour.

 

Quoi qu’il en soit, que vous me suiviez ici ou que vous ne me suiviez pas, concernant un dialogue dont l’effet, à travers les âges, s’est maintenu avec la force et la constance, la puissance interrogative et la perplexité qui se développent autour, le Banquet de Platon, il est clair que nous ne pouvons pas nous contenter de raisons aussi misérables que <de dire que> si Socrate fait parler Diotime, c’est simplement pour éviter de chatouiller à l’excès l’amour-propre d’Agathon.

 

Si vous permettez une comparaison qui garde toute sa valeur ironique, supposez que j’aie à vous développer l’ensemble de ma doctrine sur l’analyse verbalement et que – verbalement ou par écrit peu importe – le faisant, à un tournant, je passe la parole à Françoise Dolto, vous diriez : « Quand même il y a quelque chose… pourquoi, pourquoi est-ce qu’il fait ça ? » Ceci, bien sûr supposant que si je passais la parole à Françoise Dolto ce ne serait pas pour lui faire dire des bêtises ! Ce ne serait pas ma méthode et, par ailleurs, j’aurais peine à en mettre dans sa bouche. Ça gêne beaucoup moins Socrate, comme vous allez le voir, car le discours de Diotime se caractérise justement par quelque chose qui à tout instant laisse devant des béances dont assurément nous comprenons pourquoi ce n’est pas Socrate qui les assume. Bien plus, Socrate ponctue ces béances de toute une série de répliques qui sont en quelque sorte – c’est sensible, il suffit de lire le texte – de plus en plus amusées. Je veux dire que ce sont des répliques d’abord fort respectueuses, puis de plus en plus du style : «Tu crois ? », puis ensuite : « Soit, allons encore jusque là où tu m’entraînes… », et puis, à la fin, cela devient nettement : « Amuse-toi, ma fille, je t’écoute, cause toujours ! » Il faut que vous lisiez ce discours pour vous rendre compte que c’est de cela qu’il s’agit.

 

Ici je ne puis manquer de faire une remarque dont il ne semble pas qu’elle ait frappé les commentateurs : Aristophane, à propos de l’Amour, <193a> a introduit un terme qui est transcrit tout simplement en français sous le nom de dioecisme. Il ne s’agit de rien d’autre que de cette Spaltung, de cette division de l’être primitif tout rond, cette espèce de sphère dérisoire de l’image aristophanesque dont je vous ai dit la valeur. Et ce dioecisme, il l’appelle ainsi par comparaison avec une pratique qui, dans le contexte des relations communautaires, des relations de la cité, était le ressort sur lequel jouait toute la politique dans la société grecque, <cette pratique> consistait <en ceci>, quand on voulait en finir avec une cité ennemie – cela se fait encore de nos jours – à disperser les habitants et à les mettre dans ce qu’on appelle des camps de regroupements. Ça s’était fait il n’y avait pas longtemps, au moment où était paru le Banquet et c’est même un des repères autour de quoi tourne la date que nous pouvons faire attribuer au Banquet, Il y a là, paraît-il, quelque anachronisme, la chose à laquelle Platon ferait allusion, à savoir une initiative de Sparte, s’étant passée postérieurement au texte, à la rencontre présumée du Banquet et de son déroulement autour de la louange de l’amour. Ce dioecisme est pour nous très évocateur.

 

Ce n’est pas pour rien que j’ai employé tout à l’heure le terme de Spaltung, terme évocateur de la refente subjective, et ce, au moment où – ce que je suis en train d’exposer devant vous – dans la mesure où quelque chose qui, (quand il s’agit du discours de l’amour) échappe au savoir de Socrate, fait que Socrate s’efface, se dioecise et fasse à sa place parler une femme. Pourquoi pas la femme qui est en lui ?

 

Quoi qu’il en soit, personne ne conteste et certains, Wilamowitz Moellendorff en particulier, ont accentué, souligné qu’il y a en tout cas une différence de nature, de registre, dans ce que Socrate développe sur le plan de sa méthode dialectique et ce qu’il nous présente au titre du mythe à travers tout ce que nous en transmet, nous restitue le témoignage platonicien. Nous devons toujours… (et dans le texte c’est toujours tout à fait nettement séparé) quand on arrive (et dans bien d’autres champs que celui de l’amour) à un certain terme de ce qui peut être obtenu sur le plan de l’épistémè, du savoir, pour aller au-delà (il nous est bien concevable qu’il y ait une limite si tant est que le plan du savoir est uniquement ce qui est accessible à faire jouer purement et simplement la loi du signifiant). En l’absence de conquêtes expérimentales bien avancées, il est clair qu’en beaucoup de domaines – et dans des domaines sur lesquels nous pouvons nous, nous en passer – il sera urgent de passer au mythe la parole.

 

Ce qu’il y a de remarquable, c’est justement cette rigueur qui fait que quand on enclenche, on embraye sur le plan du mythe, Platon sait toujours parfaitement ce qu’il fait ou ce qu’il fait faire à Socrate et qu’on sait qu’on est dans le mythe. Mythe, je ne veux pas dire dans son usage commun, mæyonw l¡gein/muthous legein/ <faire des contes> ça ne veut pas dire cela, muthous legein, c’est le discours commun, ce qu’on dit, c’est ça. Et à travers toute l’œuvre platonicienne nous voyons dans le Phédon, dans le Timée, dans la République, surgir des mythes, au moment qu’il en est besoin, pour suppléer à la béance de ce qui ne peut être assuré dialectiquement.

 

A partir de là, nous allons mieux voir ce que constitue ce qu’on peut appeler le progrès du discours de Diotime. Quelqu’un ici, un jour, a écrit un article qu’il a appelé, si mon souvenir est bon : « Un désir d’enfant ». Cet article était tout entier construit sur l’ambiguïté qu’a ce terme : désir de l’enfant, au sens où c’est l’enfant qui désire ; désir d’enfant dans le sens où on désire avoir un enfant. Ce n’est pas un simple accident du signifiant si les choses en sont ainsi. Et la preuve, c’est que vous avez tout de même pu remarquer que c’est autour de cette ambiguïté que vient justement pivoter l’attaque en coin du problème par Socrate.

 

Qu’est-ce que nous disait en fin de compte Agathon ? c’est que l’éros était l’erôs du beau, le désir du Beau, je dirais au sens où l’on dirait que le dieu Beau désire. Et ce que Socrate lui a rétorqué, c’est qu’un désir de beau implique que le beau, on ne le possède pas. Ces arguties verbales n’ont pas le caractère de vanité, de pointe d’aiguille, de confusion, à partir desquels on pourrait être tenté de s’en détourner. La preuve, c’est que c’est autour de ces deux termes que va se développer tout le discours de Diotime.

 

Et d’abord, pour bien marquer la continuité, Socrate va dire que c’est sur <201e> le même plan, que c’est avec les mêmes arguments dont il s’est servi à l’égard d’Agathon que Diotime introduit son dialogue avec lui. L’étrangère de Mantinée qui nous est présentée comme un personnage de prêtresse, de magicienne (n’oublions pas qu’au tournant de ce Banquet, il nous est beaucoup parlé de ces arts de la divination, de la façon d’opérer, de se faire exaucer par les dieux pour déplacer les forces naturelles), c’est une savante en ces matières de sorcellerie, de mantique comme dirait le comte de Cabanis, de toute <203a> goétie. Le terme est grec – gohteÛa/goèteia/ et est dans le texte. Aussi bien, nous dit-on d’elle quelque chose dont je m’étonne qu’on n’en fasse pas <201d> tellement grand cas à lire ce texte, c’est qu’elle aurait réussi par ses artifices à reculer de dix ans la peste, et à Athènes par-dessus le marché ! Il faut avouer que cette familiarité avec les pouvoirs de la peste est tout de même de nature à nous faire réfléchir, à nous faire situer la stature et la démarche de la figure d’une personne qui va vous parler de l’amour.

 

C’est sur ce plan que les choses s’introduisent et c’est sur ce plan qu’elle enchaîne concernant ce que Socrate qui, à ce moment fait le naïf ou feint <201e> de perdre son grec, lui pose la question : « Alors si l’Amour n’est pas beau, c’est qu’il est laid ? » Voici en effet où aboutit la suite de la méthode dite par plus ou moins, de oui ou non, de présence ou d’absence, propre de la loi du signifiant (ce qui n’est pas beau est laid), voici tout au moins ce qu’implique en toute rigueur une poursuite du mode ordinaire d’interrogation de Socrate. À quoi la prêtresse est en posture de lui répondre : « Mon fils » <201e> – dirais-je – ne blasphème pas ! et pourquoi tout ce qui n’est pas beau serait-il laid ?

 

Pour le dire, elle nous introduit le mythe de la naissance de l’Amour qui vaut tout de même bien la peine que nous nous y arrêtions. Je vous ferai remarquer que ce mythe n’existe que dans Platon que, parmi les innombrables mythes, je veux dire les innombrables exposés mythiques de la naissance de l’Amour dans la littérature antique – je me suis donné la peine d’en dépouiller une partie – il n’y a pas trace de ce quelque chose qui va nous être énoncé là. C’est pourtant le mythe qui est resté, si je puis dire, le plus populaire. Il apparaît donc, semble-t-il, tout à fait clair qu’un personnage qui ne doit rien à la tradition en la matière, pour tout dire un écrivain de l’époque de l’Aufklärung comme Platon, est tout à fait susceptible de forger un mythe, et un mythe qui se véhicule à travers les siècles d’une façon tout à fait vivante pour fonctionner comme mythe, car qui ne sait que depuis que Platon nous l’a dit, l’Amour est fils de Pôrow/Poros/, et de PenÛa/Penia/.

 

Poros, l’auteur dont j’ai la traduction devant moi – simplement parce que c’est la traduction qui est en face du texte grec – le traduit d’une façon <203b> qui n’est pas à proprement parler sans pertinence, par Expédient. Si expédient veut dire ressource, assurément c’est une traduction valable, astuce aussi bien, si vous voulez, puisque Poros est fils de M®tiw/Mètis/, qui est encore plus l’Invention que la sagesse. En face de lui nous avons la personne féminine en la matière, celle qui va être la mère d’Amour, qui est Penia, à savoir la Pauvreté, voire la misère, et d’une façon articulée dans le texte qui se caractérise par ce qu’elle connaît bien d’elle-même, c’est l’‹porÛa/aporia/ à savoir qu’elle est sans ressources, c’est cela ce qu’elle sait d’elle-même, c’est que pour les ressources elle n’en a pas ! Et le mot d’aporia, vous le reconnaissez, c’est le même mot qui nous sert concernant le procès philosophique, c’est une impasse, c’est quelque chose devant quoi nous donnons notre langue au chat, nous sommes à bout de ressources.

 

Voilà donc l’Aporia femelle en face du Poros mâle, de l’Expédient, ce qui nous semble assez éclairant. Mais il y a quelque chose qui est bien joli dans ce mythe, c’est que pour que l’Aporia engendre l’Amour avec Poros, il faut une condition qu’il exprime, c’est qu’au moment où ça s’est passé, c’était l’Aporia qui veillait, qui avait l’œil bien ouvert et était, nous dit-on, venue aux fêtes de la naissance d’Aphrodite et, comme toute bonne Aporia qui se respecte dans cette époque hiérarchique, elle était restée sur les marches, près de la porte, elle n’était pas entrée, bien entendu, pour être aporia, c’est-à-dire n’avoir rien à offrir, elle n’était pas entrée dans la salle du festin.

 

Mais le bonheur des fêtes est justement qu’il y arrive des choses qui renversent l’ordre ordinaire et que Poros s’endort. Il s’endort parce qu’il est ivre, c’est ce qui permet à l’Aporia de se faire engrosser par lui, c’est-à-dire d’avoir ce rejeton qui s’appelle l’Amour et dont la date de conception coïncidera donc avec la date de la naissance d’Aphrodite. C’est bien pour ça nous <203c> explique-t-on que l’Amour aura toujours quelque rapport obscur avec le beau, ce dont il va s’agir dans tout le développement de Diotime, et c’est parce qu’Aphrodite est une déesse belle.

 

Voilà donc les choses dites clairement. C’est que d’une part c’est le masculin qui est désirable et que, c’est le féminin qui est actif, c’est tout au moins comme ça que les choses se passent au moment de la naissance de l’Amour et, quand on formule que « l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas », croyez-moi, ce n’est pas moi qui vous dis ça à propos de ce texte histoire de vous sortir un de mes <dadas>, il est bien évident que c’est de ça qu’il s’agit puisque la pauvre Penia, par définition, par structure n’a à proprement parler rien à donner, que son manque, aporia constitutif. Et ce qui me permet de vous dire que je n’amène rien là de forcé, c’est que l’expression « donner ce qu’on n’a pas » si vous voulez bien vous reporter à l’indice <202a> du texte du Banquet, vous la trouverez écrite en toutes lettres sous la forme du développement qu’à partir de là Diotime va donner à la fonction de l’amour, à savoir : neu toè ¦xein lñgon doènai/aneu tou echein logon dounai/ – c’est exactement calquée, à propos du discours, la formule « donner ce qu’on n’a pas » <202a> – il s’agit là de donner un discours, une explication valable, sans l’avoir. Il s’agit du moment où, dans son développement, Diotime va être amenée à dire à quoi appartient l’amour. Eh bien, l’amour appartient à une zone, à une forme d’affaire, de chose, de pragma, de praxis qui est du même niveau, de la même qualité que la doxa, à savoir ceci qui existe, à savoir qu’il y a des discours, des comportements, des opinions c’est la traduction que nous donnons du terme de doxa – qui sont vrais sans que le sujet puisse le savoir.

 

La doxa en temps qu’elle est vraie, mais qu’elle n’est pas épistémè, c’est un des bateaux de la doctrine platonicienne que d’en distinguer le champ, <202a> l’amour comme tel est quelque chose qui fait partie de ce champ. Il est entre l’épistémè et l’‹mayÛa/amathia/ <ignorance>, de même qu’il est entre le beau et le vrai. Il n’est ni l’un ni l’autre. Pour rappeler à Socrate que son objection (objection feinte sans doute, naïve, que si l’amour manque de beau donc c’est qu’il serait laid, or il n’est pas laid)… il y a tout un domaine qui est, par exemple, exemplifié par la doxa à laquelle nous nous reportons sans cesse dans le discours platonicien et qui peut montrer que l’amour, selon le terme platonicien, est metajæ/metaxu/ entre les deux.

 

Ce n’est pas tout. Nous ne saurions nous contenter d’une définition aussi abstraite, voire négative, de l’intermédiaire. C’est ici que notre locutrice, <202e>Diotime, fait intervenir la notion du démonique : la notion du démonique comme intermédiaire entre les immortels et les mortels, entre les dieux et les hommes, est essentielle ici à évoquer en ce qu’elle confirme ce que je vous ai dit que nous devions penser de ce que sont les dieux, à savoir qu’ils appartiennent au champ du réel. On nous le dit, ces dieux existent, leur existence n’est point ici contestée et le démonique, le démon to daimñnion/to daimonion/ il y en a bien d’autres que l’amour est ce par quoi les dieux font <203a> entendre leur message aux mortels, soit qu’ils dorment, soit qu’ils soient éveillés. Chose étrange qui ne semble pas non plus avoir beaucoup retenu l’attention c’est que : soit qu’ils dorment, soit qu’ils soient éveillés, si vous avez entendu ma phrase, à qui cela se rapporte-t-il aux dieux ou aux hommes ? Eh bien, je vous assure que dans le texte grec on peut en douter. Tout le monde traduit, selon le bon sens, que cela se rapporte aux hommes, mais c’est au datif qui est précisément le cas où sont les theios dans la phrase, de sorte que c’est une petite énigme de plus à laquelle nous ne nous arrêterons pas longtemps.

 

Simplement, disons que le mythe situe l’ordre du démonique au point où notre psychologie parle du monde de l’animisme. C’est bien fait en quelque sorte aussi pour nous inciter à rectifier ce qu’a de sommaire cette notion que le primitif aurait un monde animiste. Ce qui nous est dit là, au passage, c’est que c’est le monde des messages que nous dirons énigmatiques, ce qui veut dire seulement pour nous des messages où le sujet ne reconnaît pas le sien propre. La découverte de l’inconscient est essentielle en ceci qu’il nous a permis d’étendre le champ des messages que nous pouvons authentifier – les seuls que nous puissions authentifier comme messages, au sens propre de ce terme en tant qu’il est fondé dans le domaine du symbolique – à savoir que beaucoup de ceux que nous croyions être des messages [soupapes] <opaques> du réel ne sont que les nôtres propres, c’est cela qui est conquis sur le monde des dieux, c’est cela aussi qui, au point où nous en sommes, n’est pas encore conquis.

 

C’est autour de cela que ce qui va se développer dans le mythe de Diotime, nous le continuerons de bout en bout la prochaine fois ; et, en en ayant fait le tour nous verrons pourquoi il est condamné à laisser opaque ce qui est l’objet des louanges qui constituent la suite du Banquet, condamné à le laisser opaque et à laisser comme champ où peut se développer l’élucidation de sa vérité seulement ce qui va suivre à partir de l’entrée d’Alcibiade.

 

Loin d’être une rallonge, une partie caduque voire à rejeter, cette entrée d’Alcibiade est essentielle, car c’est d’elle, c’est dans l’action qui se développe à partir de l’entrée d’Alcibiade, entre Alcibiade Agathon et Socrate, que seulement peut être donnée d’une façon efficace la relation structurale. C’est là même que nous pourrons reconnaître ce que la découverte de l’inconscient et l’expérience de la psychanalyse (nommément l’expérience transférentielle), nous permettent à nous, enfin, de pouvoir exprimer d’une façon dialectique.

 

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