samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 25 janvier 1961

Leçon du 25 janvier 1961

 

Nous en sommes la dernière fois arrivés au point où Socrate, parlant de l’amour, fait parler à sa place Diotime. J’ai marqué de l’accent du point d’interrogation cette substitution étonnante à l’acmé, au point d’intérêt maximum du dialogue, à savoir quand Socrate après avoir apporté le tournant décisif en produisant le manque au cœur de la question sur l’amour (l’amour ne peut être articulé qu’autour de ce manque du fait que ce qu’il désire il ne peut en avoir que manque), et après avoir apporté ce tournant dans le style toujours triomphant, magistral de cette interrogation en tant qu’il la porte sur cette cohérence du signifiant – je vous ai montré qu’elle était l’essentiel de la dialectique socratique – le point où il distingue de toute autre sorte de connaissance l’épistémè, la science, à ce point, singulièrement, il va laisser la parole de façon ambiguë à celle qui, à sa place, va s’exprimer par ce que nous appelons à proprement parler le mythe – le mythe dont en cette occasion je vous ai signalé que le terme n’est pas aussi spécifié qu’il peut l’être en notre langue – avec la distance que nous avons prise de ce qui distingue le mythe de la science : < en grec >, muthous legein, c’est à la fois une histoire précise et le discours, ce qu’on dit. Voilà à quoi Socrate va s’en remettre en laissant parler Diotime.

 

Et j’ai souligné, accentué d’un trait, la parenté qu’il y a de cette substitution avec le dioecisme dont Aristophane avait déjà indiqué la forme, l’essence, comme étant au cœur du problème de l’amour ; par une singulière division c’est la femme peut-être, la femme qui est en lui ai-je dit, que Socrate à partir d’un certain moment laisse parler.

 

Vous comprenez tous que cet ensemble, cette succession de formes, cette série de transformations – employez-le comme vous voudrez au sens que ce terme prend dans la combinatoire – s’expriment dans une démonstration géométrique ; cette transformation des figures à mesure que le dialogue avance, c’est là où nous essayons de retrouver ces repères de structure qui, pour nous et pour Platon qui nous y guide, nous donneront les coordonnées de ce qui s’appelle l’objet du dialogue : l’amour.

 

C’est pourquoi, rentrant dans le discours de Diotime, nous voyons que quelque chose se développe qui, en quelque sorte, va nous faire glisser de plus en plus loin de ce trait original que dans sa dialectique a introduit Socrate en posant le terme du manque sur quoi Diotime va nous interroger ; ce vers quoi elle va nous mener s’amorce déjà autour d’une interrogation, sur ce que vise le point où elle reprend le discours de Socrate : « De quoi manque-t-il celui qui aime ? ».

 

Et là, nous nous trouvons tout de suite portés à cette dialectique des biens pour laquelle je vous prie de vous reporter à notre discours de l’année < 204c > dernière sur l’Éthique. Ces biens pourquoi < les > aime-t-il, celui qui aime ? < 205a > et elle poursuit : « C’est pour en jouir </ktèsei > ». Et c’est ici que se fait l’arrêt, le retour : « Est-ce donc de tous les biens que va surgir cette dimension de l’amour ? ». Et c’est ici que Diotime, en faisant une référence aussi digne d’être notée avec ce que nous avons accentué être la fonction originelle de la création comme telle, de la poÛhsiw/poièsis/, va y prendre sa référence < 205b > pour dire : « Quand nous parlons de poièsis, nous parlons de création, mais ne vois-tu pas que l’usage que nous en faisons est tout de même plus limité, < 205c > < car > c’est à cette sorte de [créations] < créateurs > qu’on appelle poètes, cette sorte de création qui fait que c’est à la poésie et à la musique que nous nous référons, de même que dans tous les biens il y a quelque chose qui se spécifie pour que < 205d > nous parlions de l’amour… », c’est ainsi qu’elle introduit la thématique de l’amour du beau, du beau comme spécifiant la direction dans laquelle s’exerce < 206a > cet appel, cet attrait à la possession, à la jouissance de posséder, à la constitution d’un ktèma qui est le point où elle nous mène pour définir l’amour.

 

Ce fait est sensible dans la suite du discours, quelque chose y est suffisamment souligné comme une surprise et comme un saut : ce bien, en quoi se rapporte-t-il à ce qui s’appelle et se spécifie spécialement comme le beau ? Assurément, nous avons à ce détour du discours à souligner ce trait de surprise qui fait que c’est à ce passage même que Socrate témoigne d’une de ces répliques d’émerveillement, de cette même sidération qui a été évoquée pour le discours sophistique, et dont il nous dit que Diotime ici fait preuve de la même impayable autorité qui est celle avec laquelle ils < les sophistes > exercent leur fascination ; < 206b – 208b > et Platon nous avertit qu’à ce niveau Diotime s’exprime tout à fait comme le sophiste et avec la même autorité.

 

Ce qu’elle introduit est ceci, que ce beau a rapport avec ceci qui concerne non pas l’avoir, non pas quoi que ce soit qui puisse être possédé, mais l’être, et l’être à proprement parler en tant qu’il est celui de l’être mortel. Le propre de ce qui est de l’être mortel < 207d > est qu’il se perpétue par la génération. Génération et destruction, telle est l’alternance qui régit le domaine du périssable, telle est aussi la marque qui en fait un ordre de réalité inférieur, du moins est-ce ainsi que cela s’ordonne dans toute la perspective qui se déroule dans la lignée socratique, aussi bien chez Socrate que chez Platon.

 

Cette alternance génération et corruption est là ce qui frappe dans le domaine même de l’humain, c’est ce qui fait qu’il trouve sa règle éminente ailleurs, plus haut, là où justement ni la génération ni la corruption ne frappent les essences, < dans > les formes éternelles auxquelles seulement la participation assure ce qui existe dans son fondement d’être.

 

Le beau donc, dit Diotime, c’est ce qui en somme dans ce mouvement de la génération (en tant, dit-elle, que c’est le mode sous lequel le mortel se reproduit, que c’est seulement par là qu’il approche du permanent, de l’éternel, que c’est son mode de participation fragile à l’éternel), le beau est à proprement parler ce qui dans ce passage, dans cette participation éloignée est ce qui l’aide, si l’on peut dire, à franchir les caps difficiles. Le beau, c’est le mode d’une sorte d’accouchement, non pas sans douleur mais avec la moindre douleur possible, cette pénible menée de tout ce qui est mortel vers ce à quoi il aspire, c’est-à-dire l’immortalité.

 

Tout le discours de Diotime articule proprement cette fonction de la beauté comme étant d’abord – c’est proprement ainsi qu’elle l’introduit une illusion, < un > mirage fondamental par quoi l’être périssable, fragile, est soutenu dans sa relation, dans sa quête de cette pérennité qui est son aspiration essentielle. Bien sûr, il y a là-dedans presque sans pudeur l’occasion de toute une série de glissements qui sont autant d’escamotages. Et à ce propos, elle introduit comme étant du même ordre cette [conscience] < constance > où le sujet se reconnaît comme étant dans sa vie, sa courte vie d’individu, toujours le même, malgré – elle en souligne la remarque – en fin de compte qu’il n’y < 207de > ait pas un point ni un détail de sa réalité charnelle, de ses cheveux jusqu’à ses os, qui ne soit le lieu d’un perpétuel renouvellement. Rien n’est jamais le même, tout [court] < coule >, tout change (le discours d’Héraclite est là sous-jacent), rien n’est jamais le même et pourtant quelque chose se reconnaît, s’affirme, se dit être toujours soi-même. Et c’est < à cela > qu’elle se réfère significativement pour nous dire que c’est analogue, que c’est en fin de compte – de la même nature que ce qui se passe dans le renouvellement des êtres par la voie de la génération : le fait que les uns après les autres ces êtres se succèdent en reproduisant le même type. Le mystère de la morphogenèse est le même que celui qui soutient dans sa constance la forme individuelle.

 

< 208ab > [il n’est pas possible de ne pas] Dans cette référence première au problème de la mort, dans cette fonction qui est accusée de ce mirage du beau comme étant ce qui guide le sujet dans son rapport avec la mort (en tant qu’il est à la fois distancé et dirigé par l’immortel), il est impossible que vous ne fassiez pas le rapproche ment avec ce que l’année dernière, j’ai essayé de définir, d’approcher, concernant cette fonction du beau dans cet effet de défense dans lequel il intervient, de barrière à l’extrême de cette zone que j’ai définie comme celle de l’entre-deux-morts. Ce que le beau en somme nous parait dans le discours même de Diotime destiné à couvrir c’est, s’il y a deux désirs chez l’homme qui le captent dans ce rapport à l’éternité avec [les générations par] < la génération d’une part >, la corruption et la destruction de l’autre, c’est le désir de mort en tant qu’inapprochable que le beau est destiné à voiler. La chose est claire dans le début du discours de Diotime.

 

On trouve ce phénomène que nous avons fait surgir à propos de la tragédie en tant que la tragédie est à la fois l’évocation, l’approche qui, du désir de mort comme tel, se cache derrière l’évocation de l’Atè, de la calamité fondamentale autour de quoi tourne le destin du héros tragique et de ceci que, pour nous, en tant que nous sommes appelés à y participer, c’est à ce moment maximum que le mirage de la beauté tragique apparaît.

 

Désir de beau, désir du beau, c’est cette ambiguïté autour de laquelle la dernière fois je vous ai dit qu’allait s’opérer le glissement de tout le discours de Diotime. Je vous laisse là le suivre vous-mêmes dans le développement de ce discours.

 

Désir de beau, désir en tant qu’il s’attache, qu’il est pris dans ce mirage, c’est cela qui répond à ce que nous avons articulé comme correspondant à la présence cachée du désir de mort. Le désir du beau, c’est ce qui, en quelque sorte, renversant la fonction, fait que le sujet choisit les traces, les appels de [celui qui lui offre cet objet] < ce que lui offrent ses objets >, certains entre ses objets.

 

C’est ici que nous voyons dans le discours de Diotime ce glissement s’opérer qui, de ce beau qui était là, <non> pas médium mais transition, mode de passage, le fait devenir, ce beau, le but même qui va être cherché. À force, si l’on peut dire, de rester le guide, c’est le guide qui devient l’objet, ou plutôt qui se substitue aux objets qui peuvent en être le support, et non sans aussi que la transition n’en soit extrêmement marquée dans le discours même. La transition est faussée. Nous voyons Diotime, après avoir été aussi loin que possible dans le développement du beau fonctionnel, du beau dans ce rapport à la fin de l’immortalité, y avoir été jusqu’au paradoxe puisqu’elle va (évoquant précisément la réalité tragique à laquelle nous nous référions l’année dernière) jusqu’à dire cet énoncé qui n’est pas sans provoquer <208d> quelque sourire dérisoire : « Crois-tu même que ceux qui se sont montrés capables des plus belles actions, Alceste » – dont j’ai parlé l’année dernière à propos de l’entre-deux-morts de la tragédie – « en tant qu’à la place d’Admète elle a accepté de mourir ne l’a pas fait pour qu’on en parle, pour qu’à jamais le discours la fasse immortelle ? ».

 

C’est à ce point que Diotime mène son discours et qu’elle s’arrête, disant : <210a> « Si tu as pu en venir jusque-là, je ne sais si tu pourras arriver jusqu’à ¡popteÛa/epopteia/ ». Évoquant proprement la dimension des mystères, <à ce point>, elle reprend son discours sur cet autre registre (ce qui n’était que transition devient but) où, développant la thématique de ce que nous <211abcd> pourrions appeler une sorte de donjuanisme platonicien, elle nous montre l’échelle qui se propose à cette nouvelle phase qui se développe en tant qu’initiatrice, qui fait les objets se résoudre en une progressive montée sur ce <211e> qui est le beau pur, le beau en soi, le beau sans mélange. Et elle passe brusquement à ce quelque chose qui semble bien n’avoir plus rien à faire avec la thématique de la génération, c’est à savoir ce qui va de l’amour (non pas seulement d’un beau jeune homme, mais de cette beauté qu’il y a dans tous les beaux jeunes gens) à l’essence de la beauté, de l’essence de la beauté à la beauté éternelle et, à prendre les choses de très haut, à saisir le jeu dans l’ordre du monde de cette réalité qui tourne sur le plan fixe des astres qui nous l’avons déjà indiqué – est ce par quoi la connaissance, dans la perspective platonicienne, rejoint à proprement parler celle des Immortels.

 

Je pense vous avoir suffisamment fait sentir cette sorte d’escamotage par quoi le beau, en tant qu’il se trouve d’abord défini, rencontré comme [pris] <prime> sur le chemin de l’être, devient le but du pèlerinage, comment l’objet qui nous était d’abord présenté comme le support du beau devient la transition vers le beau, comment vraiment – pour être ramenés à nos propres termes – on peut dire que cette définition dialectique de l’amour, telle qu’elle est développée par Diotime, rencontre ce que nous avons essayé de définir comme la fonction métonymique dans le désir.

 

C’est quelque chose qui est au-delà de tous ces objets, qui est dans ce passage d’une certaine visée, d’un certain rapport, celui du désir à travers tous les objets vers une perspective sans limite ; c’est de cela qu’il est question dans le discours de Diotime. On pourrait croire, à des indices qui sont nombreux, que c’est là en fin de compte la réalité du discours. Et pour un peu, c’est bien ce que toujours nous sommes habitués à considérer comme étant la perspective de l’erôs, dans la doctrine platonicienne. L’erastès, l’erôn, l’amant, en quête d’un lointain erômenos est conduit par tous les erômenon, <par> tout ce qui est aimable, digne d’être aimé (un lointain erômenos ou erômenon, c’est aussi bien un but neutre) et le problème est de ce que signifie, de ce que peut continuer à signifier au-delà de ce franchissement, de ce saut [manqué] <marqué> ce qui, au départ de la dialectique, se présentait comme ktèma, comme but de possession.

 

Sans doute le pas que nous avons fait marque assez que ce n’est plus au niveau de l’avoir comme terme de la visée que nous sommes, mais à celui de l’être et qu’aussi bien dans ce progrès, dans cette ascèse, c’est d’une transformation, d’un devenir du sujet qu’il s’agit, que c’est d’une identification dernière avec ce suprême aimable qu’il s’agit (l’erastès devient l’erômenos). Pour tout dire, plus le sujet porte loin sa visée, plus il est en droit de s’aimer dans son Moi Idéal comme nous dirions – plus il désire, plus il devient lui-même désirable. Et c’est aussi bien là encore que l’articulation théologique pointe le doigt pour nous dire que l’erôs platonicien est irréductible à ce que nous a révélé l’agapè chrétienne à savoir, que dans l’erôs platonicien, l’aimant, l’amour, ne vise qu’à sa propre perfection.

 

Or le commentaire que nous sommes en train de faire du Banquet me semble justement de nature à montrer qu’il n’en est rien, c’est à savoir que ce n’est pas là qu’en reste Platon, à condition que nous voulions bien voir après ce relief ce que signifie que d’abord il ait fait à la place <de Socrate> justement parler Diotime et puis voir ensuite ce qui se passe <du fait> de l’arrivée d’Alcibiade dans l’affaire.

 

N’oublions pas que Diotime a introduit l’amour d’abord comme n’étant point de la nature des dieux, mais de celle des démons en tant qu’elle est, <202e> entre les immortels et les mortels, intermédiaire. N’oublions pas que pour l’illustrer, faire sentir ce dont il s’agit, ce n’est rien moins que <de> la comparaison avec cet intermédiaire entre l’épistémè, la science au sens socratique, et l’amathia, l’ignorance, qu’elle s’est servie, cet intermédiaire qui, dans le discours platonicien, s’appelle la doxa, l’opinion vraie en tant sans doute qu’elle est vraie, <mais> telle que le sujet est [capable] <incapable> d’en rendre compte, qu’il ne sait pas en quoi c’est vrai. Et j’ai souligné ces deux formules si frappantes : <202a> celle de l’aneu tou echein logon dounai qui caractérise la doxa, de donner la formule, le logos sans l’avoir, de l’écho que cette formule fait avec ce que nous donnons ici même pour celle de l’amour qui est justement de « donner ce qu’on n’a pas », et l’autre formule, celle qui fait face à la première, non moins digne d’être soulignée – sur la cour si je puis dire – à savoir regardant du côté de amathia, à savoir que cette doxa n’est pas non plus ignorance, oute amathia, car ce qui par chance atteint le réel, tò gŒr toè öntow tugx‹non/to gar tou ontos tugchanon/, ce qui rencontre ce qui est, comment serait-ce aussi absolument une ignorance ?

 

C’est bien cela qu’il faut que nous sentions, nous, dans ce que je pourrais appeler la mise en scène platonicienne du dialogue. C’est que Socrate, même posée la seule chose dans laquelle il se dit lui-même être capable (c’est concernant les choses de l’amour), même s’il est posé au départ qu’il s’y connaît, justement il ne peut en parler qu’à rester dans la zone du « il ne savait pas ».

 

Même sachant, il parle, et ne pouvant parler lui-même qui sait, il doit faire parler quelqu’un en somme qui parle sans savoir. Et c’est bien ce qui nous permet de remettre à sa place l’intangibilité de la réponse d’Agathon quand il échappe à la dialectique de Socrate tout simplement en lui disant : <201b> « Mettons que je ne savais pas ce que je voulais dire » mais c’est justement pour ça ! c’est justement là ce qui fait l’accent que j’ai développé sur ce mode si extraordinairement dérisoire que nous avons souligné, ce qui fait la portée du discours d’Agathon et sa portée spéciale, d’avoir justement été porté dans la bouche du poète tragique. Le poète tragique, vous ai-je montré, n’en peut parler que sur le mode bouffon, de même il a été donné à Aristophane le poète comique d’en accentuer ces traits passionnels que nous confondons avec le relief tragique.

 

« Il ne savait pas… ». N’oublions pas qu’ici prend son sens le mythe qu’a <203bc> introduit Diotime de la naissance de l’Amour, que cet Amour naît d’Aporia et de Poros. Il est conçu pendant le sommeil de Poros, le-tout-sachant, fils de Mètis, l’invention par excellence, le tout-sachant-et-tout-puissant, la ressource par excellence. C’est pendant qu’il dort, au moment où il ne sait plus rien, que va se produire la rencontre d’où va s’engendrer l’Amour. Et celle qui à ce moment-là s’insinue par son désir pour produire cette naissance, l’Aporia, la féminine Aporia, ici l’erastès, la désirante originelle dans sa position véritablement féminine que j’ai soulignée à plusieurs reprises, elle est bien définie dans son essence, dans sa nature tout de même d’avant la naissance de l’Amour et très précisément en ceci qui manque, c’est qu’elle n’a rien d’erômenon. L’Aporia, la Pauvreté absolue, est posée dans le mythe comme n’étant en rien reconnue par le banquet qui se tient à ce moment-là, celui des dieux au jour de la naissance d’Aphrodite, elle est à la porte, elle n’est en rien reconnue, elle n’a en elle-même Pauvreté absolue, aucun bien qui lui donne droit à la table des étants. C’est bien en cela qu’elle est d’avant l’amour. C’est que la métaphore où je vous ai dit que nous reconnaîtrions toujours que d’amour il s’agit, fût-il en ombre, la métaphore qui substitue l’erôn, l’erastès à l’erômenon ici manque par défaut de l’erômenon au départ. L’étape, le stade, le temps logique d’avant la naissance de l’amour est ainsi décrit.

 

De l’autre côté, le « il ne savait pas… » est absolument essentiel à l’autre pas. Et là laissez-moi faire état de ce qui m’est venu à la tête tandis que j’essayais hier soir de pointer, de scander pour vous ce temps articulaire de la structure, ce n’est rien moins que l’écho de cette poésie, de ce poème admirable – dans lequel vous ne vous étonnerez pas car c’est avec intention que j’y ai choisi l’exemple dans lequel j’ai essayé de démontrer la nature fondamentale de la métaphore – ce poème qui à lui tout seul suffirait, malgré toutes les objections que notre snobisme peut avoir contre lui, à faire de Victor Hugo un poète digne d’Homère, le Booz endormi et l’écho qui m’en est venu soudain à l’avoir depuis toujours, de ces deux vers :

 

Booz ne savait pas qu’une femme était là,

Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle,

 

Relisez tout ce poème pour vous apercevoir que toutes les données du drame fondamental, que tout ce qui donne à l’Œdipe son sens et son poids éternels, qu’aucune de ces données ne manque, et jusqu’à l’entre-deux-morts évoquée quelques strophes plus haut à propos de l’âge et du veuvage de Booz :

 

Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,

0 Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;

Et nous sommes encore tout mêlés l’un à l’autre,

Elle a demi vivante et moi mort à demi.

 

Le rapport de cet entre-deux-morts avec la dimension tragique qui est bien celle ici évoquée en tant que constitutive de toute la transmission paternelle, rien n’y manque ; rien n’y manque, et c’est pourquoi c’est le lieu même de la présence de la fonction métaphorique que ce poème où vous la retrouvez sans cesse. Tout, jusque si on peut dire dans les aberrations du poète y est poussé jusqu’à l’extrême, jusqu’à dire ce qu’il a à dire en forçant les termes dont il se sert :

 

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,

 

Judith n’a jamais dormi, c’est Holopherne, peu importe, c’est quand même lui qui a raison car ce qui se profile au terme de ce poème, c’est ce qu’exprime la formidable image par laquelle il se termine :

 

(… ) et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,

Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été

Avait, en s’en allant, négligemment jeté

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

 

La serpe dont Cronos a été châtré ne pouvait pas manquer d’être évoquée au terme de cette constellation complète composant le complexe de la paternité.

 

Je vous demande pardon de cette digression sur le « il ne [le] savait pas ». Mais elle me semble essentielle pour faire comprendre ce dont il s’agit dans la position du discours de Diotime en tant que Socrate ne peut ici se poser dans son savoir qu’à montrer que, de l’amour, il n’est de discours que du point où il ne savait pas, qui, ici, me paraît fonction, ressort, naissance de ce que signifie ce choix par Socrate de son mode à ce moment d’enseigner ce qu’il prouve du même coup. Ce n’est pas là non plus ce qui permet de saisir ce qui se passe concernant ce qu’est la relation d’amour ; mais c’est précisément ce qui va suivre, à savoir l’entrée d’Alcibiade.

 

Vous le savez, <cette entrée> est après (sans qu’en somme Socrate ait fait mine d’y résister) ce merveilleux, splendide développement océanique du discours de Diotime et, significativement, après qu’Aristophane ait quand <212c> même levé l’index pour dire : « Quand même laissez-moi placer un mot ». Car dans ce discours on vient de faire allusion à une certaine théorie et en <205de> effet c’est la sienne que la bonne Diotime a repoussée négligemment du pied, dans un anachronisme remarquez-le tout à fait significatif (car Socrate dit que Diotime lui a raconté cela autrefois, mais cela ne l’empêche pas de faire parler Diotime sur le discours que tient Aristophane). Aristophane, et pour cause, a son mot à dire et c’est là que Platon met un index, montre qu’il y a quelqu’un qui n’est pas content… Alors la méthode qui est de tenir au texte va nous faire voir si justement ce qui va se développer par la suite n’a pas avec cet index quelque rapport, même si, cet index levé, c’est tout dire, on lui a coupé la parole par quoi ? par l’entrée d’Alcibiade.

 

Ici changement à vue dont il faut bien planter dans quel monde tout d’un coup, après ce grand mirage fascinatoire, tout d’un coup il nous replonge. Je dis replonge parce que ce monde ça n’est pas l’ultra-monde, justement, c’est le monde tout court où, après tout, nous savons comment l’amour se vit et que, toutes ces belles histoires pour fascinantes qu’elles paraissent, il suffit d’un tumulte, d’un cri, d’un hoquet, d’une entrée d’homme saoul, pour nous y ramener comme au réel.

 

Cette transcendance où nous avons vu jouer comme en fantôme la substitution de l’autre à l’autre, nous allons la voir maintenant incarnée. Et si, comme je vous l’enseigne, il faut être trois et non pas deux seulement pour aimer, eh bien là, nous allons le voir.

 

<212de> Alcibiade entre et il n’est pas mauvais que vous le voyiez surgir sous la figure où il apparaît, à savoir sous la formidable trogne que lui fait non seulement son état officiellement aviné, mais le tas de guirlandes qu’il porte et qui, manifestement a une signification exhibitoire éminente, dans l’état divin où il se tient, de chef humain. N’oubliez jamais ce que nous perdons à n’avoir plus de perruques ! Imaginez bien ce que pouvaient être les doctes et aussi bien les frivoles agitations de la conversation au xviie siècle, lorsque chacun de ces personnages secouait à chacun de ses mots cette sorte d’attifage léonin qui était en plus un réceptacle à crasse et à vermine, imaginez donc la perruque du Grand Siècle, au point de vue de l’effet mantique ! Si ceci nous manque, ceci ne manque pas à Alcibiade qui va tout droit au seul personnage dont il est capable, dans son état, de discerner l’identité <212e> – <213a> à savoir (dieu merci, c’est le maître de maison !) Agathon. Il va se coucher près de lui, sans savoir où ceci le met, c’est-à-dire dans la position metaxu, entre les deux, entre Socrate et Agathon, c’est-à-dire précisément au point où nous en sommes, au point où se balance le débat entre le jeu de celui qui sait et, sachant, montre qu’il doit parler sans savoir et celui qui, ne sachant pas, a parlé sans doute comme un sansonnet, mais qui n’en a pas moins fort <198b> bien parlé comme Socrate l’a souligné : « Tu as dit de fort belles choses », <kalon… logon>. C’est là que vient se situer Alcibiade, non sans bondir en arrière à s’apercevoir que ce damné Socrate est encore là.

 

<213b> Ce n’est pas pour des raisons personnelles si aujourd’hui je ne vous pousserai pas jusqu’au bout de l’analyse de ce qu’apporte toute cette scène, à savoir celle qui tourne à partir de cette entrée d’Alcibiade ; néanmoins, il faut bien que je vous annonce les premiers reliefs de ce qu’introduit cette présence d’Alcibiade : eh bien, disons une atmosphère de [scène] <Cène>. Naturellement, je n’irai pas accentuer le côté caricatural des choses. Incidemment, j’ai parlé à propos de ce Banquet, d’assemblée de vieilles tantes, étant donné qu’ils ne sont pas tous de la première fraîcheur, mais quand même, ils ne sont pas sans être d’un certain format, Alcibiade c’est quand même quelqu’un ! <213d> Et quand Socrate demande qu’on le protège contre ce personnage qui ne lui permet pas de regarder quelqu’un d’autre, ce n’est pas parce que le commentaire de ce Banquet au cours des siècles s’est fait dans des chaires respectables au niveau des universités avec tout ce que cela comporte à la fois de noble et de noyant le poisson universel, ce n’est tout de même pas pour ça que nous n’allons pas nous apercevoir que ce qui se passe là est à proprement parler – je l’ai déjà souligné – du style scandaleux.

 

La dimension de l’amour est en train de montrer devant nous ce quelque chose où il faut bien que nous reconnaissions tout de même que doit se dessiner une de ses caractéristiques, et tout d’abord qu’elle ne tend pas, là où elle se manifeste dans le réel, à l’harmonie. Ce beau vers lequel nous semblait monter le cortège des âmes désirantes, il ne semble pas, après tout, que ce soit quelque chose qui soit ce qui structure tout dans cette forme de convergence. Chose singulière, il n’est pas donné dans les modes, dans les manifestations de l’amour, qu’on appelle tous <les autres> à aimer <ce que l’on aime>, ce que vous aimez, à se fondre avec vous dans la montée vers l’erômenon.

 

Socrate, cet homme éminemment aimable, puisqu’on nous le produit dès les premiers mots comme un personnage divin, après tout, la première chose dont il s’agit, c’est qu’Alcibiade veut se le garder. Vous direz que vous n’y croyiez pas et que toutes sortes de choses le montraient, la question n’est pas là, nous suivons le texte et c’est de cela qu’il s’agit. Non seulement c’est de cela qu’il s’agit, mais c’est à proprement parler cette dimension qui est ici introduite.

 

Si le mot concurrence est à prendre dans le sens et la fonction que je lui ai donnés (dans l’articulation de ces transitivismes où se constitue l’objet en tant qu’il instaure entre les sujets la communication), quelque chose s’introduit bien là, d’un autre ordre. Au cœur de l’action d’amour s’introduit l’objet, si l’on peut dire, de convoitise unique, qui se constitue comme tel : un objet précisément dont on veut écarter la concurrence, un objet qui <répugne> même à ce qu’on le montre. Et rappelez-vous que c’est comme cela que je l’ai introduit il y a maintenant trois ans dans mon discours, rappelez-vous que pour vous définir l’objet a du fantasme je vous ai pris l’exemple, dans La Grande Illusion de Renoir, de Dalio montrant son petit automate et de ce rougissement de femme avec lequel il s’efface après avoir <dirigé son phénomène>. C’est là même dimension dans laquelle se déroule cette confession publique connotée avec je ne sais quelle gêne dont lui-même, Alcibiade, a conscience qu’il la développe en parlant.

 

Sans doute nous sommes dans la vérité du vin et ceci est articulé In vino veritas que reprendra Kierkegaard lorsqu’il refera lui aussi son banquet. Sans doute, nous sommes dans la vérité du vin, mais il faut vraiment avoir franchi toutes les bornes de la pudeur pour parler vraiment de l’amour comme Alcibiade en parle quand il exhibe ce qui lui est arrivé avec Socrate.

 

Qu’y a-t-il là derrière comme objet qui introduise dans le sujet lui-même cette vacillation ? C’est ici, c’est à la fonction de l’objet en tant qu’elle est proprement indiquée dans tout ce texte que je vous laisse aujourd’hui pour vous y introduire la prochaine fois, c’est autour d’un mot qui est dans le texte. Je crois avoir retrouvé l’histoire et la fonction de cet objet dans ce que nous pouvons entrevoir de son usage en grec autour d’un mot :galma/agalma/, qui nous est dit là être ce que Socrate, cette espèce de silène hirsute, recèle. C’est autour du mot agalma, dont je vous laisse aujourd’hui, dans le discours même, fermée l’énigme, que je ferai tourner ce que je vous dirai la prochaine fois.

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