samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 1er mars 1961

Leçon du 1er mars 1961

 

Comme je pense que pour la plupart d’entre vous la chose est encore en votre mémoire, nous sommes donc arrivés au terme du commentaire du Banquet, autrement dit du dialogue de Platon qui, comme je vous l’ai sinon expliqué au moins indiqué à plusieurs reprises, se trouve historiquement être au départ de ce qu’on peut appeler plus qu’une explication dans notre ère culturelle, de l’amour, au départ de ce qu’on peut appeler un développement de cette fonction en somme la plus profonde, la plus radicale, la plus mystérieuse des rapports entre les sujets. À l’horizon de ce que j’ai poursuivi devant vous comme commentaire, il y avait tout le développement de la philosophie antique (et la philosophie antique, vous le savez, n’est pas simplement une position spéculative, des zones entières de la société ont été orientées dans leur action pratique par la [spécialisation] < spéculation > de Socrate)… Il est important de voir que ça n’est pas du tout d’une façon artificielle, fictive en quelque sorte qu’un Hegel a fait de positions comme les positions stoïciennes, épicuriennes, les antécédents du christianisme.

 

Effectivement ces positions ont été vécues par un très large ensemble de sujets comme quelque chose qui a guidé leur vie d’une façon qu’on peut dire avoir été effectivement équivalente, antécédente, préparante par rapport à ce que leur a apporté par la suite la position chrétienne. S’apercevoir que le texte même du Banquet a continué à marquer profondément quelque chose qui dépasse aussi dans la position du christianisme la spéculation, puisqu’on ne peut pas dire que les positions théologiques fondamentales enseignées par le christianisme aient été sans retentissement, sans influencer profondément la problématique de chacun, et notamment de ceux qui se sont trouvés dans ce développement historique être en flèche par la position d’exemple qu’ils assumaient à divers titres (soit par leurs propos, soit par leur action directive) de ce qu’on appelle la sainteté, ceci bien sûr n’a pu être qu’indiqué à l’horizon et, pour tout dire, cela nous suffit.

 

Cela nous suffit, car si c’était de ce départ que nous avions voulu nous-mêmes activer ce que nous avons à dire, nous l’aurions pris à un niveau ultérieur. C’est justement dans la mesure où ce point initial qu’est Le Banquet peut receler en lui quelque chose de tout à fait radical dans ce ressort de l’amour dont il porte le titre, dont il s’indique comme étant le propos, c’est pour cela que nous avons fait ce commentaire du Banquet.

 

Nous l’avons conclu la dernière fois en montrant que quelque chose [qui] – je crois ne pas exagérer en le disant – a été négligé jusqu’ici par tous les commentateurs du Banquet, et qu’à ce titre notre commentaire constitue (dans la suite de l’histoire du développement des indications, des virtualités qu’il y a dans ce dialogue) une date. Si, pour autant que nous avons cru voir dans le scénario même de ce qui se passe entre Alcibiade et Socrate le dernier mot de ce que Platon veut nous dire concernant la nature de l’amour, il est certain que ceci suppose que Platon a délibérément, dans la présentation de ce qu’on peut appeler sa pensée, ménagé la place de l’énigme, en d’autres termes que sa pensée n’est pas entièrement patente, livrée, développée dans ce dialogue.

 

Or je crois qu’il n’y a rien d’excessif à vous demander d’admettre ceci pour la simple raison que, de l’avis de tous les commentateurs, anciens et tout spécialement modernes, de Platon – le cas n’est pas unique – un examen attentif des dialogues montre très évidemment que dans ce dialogue il y a un élément exotérique et ésotérique, un élément fermé, et que les modes les plus singuliers de cette fermeture touchent – jusques et y compris les pièges les plus caractérisés confinant jusqu’au leurre – à la difficulté produite comme telle de façon à ce que ne comprennent pas ceux qui n’ont pas à comprendre et c’est vraiment structurant, fondamental dans tout ce qui nous est laissé des exposés de Platon. Évidemment admettre une telle chose est aussi admettre ce qu’il peut y avoir toujours pour nous de scabreux à nous avancer, à aller plus loin, à essayer de percer, de deviner dans son dernier ressort ce que Platon nous indique.

 

Il semble que sur cette thématique de l’amour à laquelle nous nous sommes limités, telle qu’elle se développe dans Le Banquet, il nous soit difficile, à nous analystes, de ne pas reconnaître le pont, la main qui nous est tendue dans cette articulation du dernier scénario de la scène du Banquet, à savoir ce qui se passe entre Alcibiade et Socrate.

 

Ceci je vous l’ai articulé et fait sentir en deux temps en vous montrant l’importance qu’avait la déclaration d’Alcibiade, en vous montrant ce que nous ne pouvons pas faire < autrement > que de reconnaître dans ce qu’Alcibiade articule autour du thème de l’algama, le thème de l’objet caché à l’intérieur du sujet Socrate. [et j’ai montré qu’] Il est très difficile que nous ne prenions pas au sérieux [ceci] que dans la forme, dans l’articulation où ceci nous est présenté, ce ne sont pas là propos métaphoriques, jolies images pour dire qu’en gros il attend beaucoup de Socrate < mais > que se révèle là une structure dans laquelle nous pouvons retrouver ce que nous sommes, nous, capables d’articuler comme tout à fait fondamental dans ce que j’appellerai la position du désir.

 

Ici bien sûr – et je m’en excuse auprès de ceux qui sont ici nouveau-venus – je peux supposer connues par mon auditoire dans sa caractéristique générale les élaborations que j’ai déjà données de cette position du sujet, celles qui sont indiquées dans ce résumé topologique constitué par ce que nous appelons ici conventionnellement le graphe. [pour autant que] La forme générale en est donnée par le splitting, par le dédoublement foncier des deux chaînes signifiantes où se constitue le sujet, pour autant que nous admettons pour d’ores et déjà démontré que ce dédoublement de lui-même nécessité par le rapport logique, initial, inaugural du sujet au signifiant comme tel, de l’existence d’une chaîne signifiante inconsciente, découle de la seule position du terme de sujet comme étant déterminé comme sujet par le fait qu’il est le support du signifiant. Sans doute… que ceux pour qui ceci n’est qu’affirmation, proposition non encore démontrée se rassurent, nous aurons à y revenir. Mais il faut que nous annoncions ce matin que ceci a été antérieurement articulé. [que] Le désir comme tel se présente dans une position [qui est celle] (par rapport à la chaîne signifiante inconsciente comme constitutive du sujet qui parle), dans la position de ce qui ne peut se concevoir que sur la base de la métonymie, déterminé par l’existence de la chaîne signifiante par ce quelque chose, ce phénomène qui se produit dans le support du sujet de la chaîne signifiante qui s’appelle métonymie et qui veut dire que, du fait que le sujet subit la marque de la chaîne signifiante, quelque chose est possible, quelque chose est foncièrement institué en lui que nous appelons métonymie – qui n’est autre que la possibilité du glissement indéfini des [signifiants] < significations > sous la continuité de la chaîne signifiante.

 

Tout ce qui se trouve une fois associé par la chaîne signifiante (l’élément circonstanciel avec l’élément d’activité et avec l’élément de l’au-delà du terme sur quoi cette activité débouche), tout cela est en posture de se trouver dans des conditions appropriées pouvoir être pris comme équivalent les uns des autres – un élément circonstanciel pouvant prendre la valeur représentative de ce qui est le terme de l’énonciation subjective de l’objet vers quoi il se dirige ou, aussi bien, de l’action elle-même du sujet.

 

C’est dans la mesure où quelque chose se présente comme revalorisant la sorte de glissement infini, l’élément dissolutif qu’apporte par elle-même la fragmentation signifiante dans le sujet, que quelque chose prend valeur d’objet privilégié et arrête ce glissement infini. C’est dans cette mesure qu’un objet a prend par rapport au sujet cette valeur essentielle qui constitue le fantasme fondamental, S ◊ a, où le sujet lui-même se reconnaît comme arrêté, ce que nous appelons en analyse – pour vous rappeler ces notions plus familières – fixé par rapport à l’objet dans cette fonction privilégiée, et que nous appelons a.

 

C’est donc dans la mesure où le sujet s’identifie au fantasme fondamental que le désir comme tel prend consistance et peut être désigné, que le désir dont il s’agit pour nous est enraciné par sa position même dans l’inconscient, c’est-à-dire aussi, pour rejoindre notre terminologie, qu’il se pose dans le sujet comme désir de l’Autre, grand A – A étant défini pour nous comme le lieu de la parole, ce lieu toujours évoqué dès qu’il y a parole, ce lieu tiers qui existe toujours dans les rapports à l’autre, petit a, dès qu’il y a articulation signifiante. Ce grand A n’est pas un autre absolu, un autre qui serait l’autre de ce que nous appelons dans notre verbigération morale l’autre respecté en tant que sujet, en tant qu’il est moralement notre égal. Non, cet Autre, tel que je vous apprends ici à l’articuler, à la fois nécessité et nécessaire comme lieu mais en même temps perpétuellement soumis à la question de ce qui le garantit lui-même, c’est un Autre perpétuellement évanouissant et, de ce fait même, qui nous met nous-mêmes dans une position perpétuellement évanouissante.

 

Or, c’est à la question posée à l’Autre de ce qu’il peut nous donner, de ce qu’il a à nous répondre, c’est à cette question que se rattache l’amour comme tel ; non pas que l’amour soit identique à chacune des demandes dont nous l’assaillons, mais que l’amour se situe dans l’au-delà de cette demande en tant que l’Autre peut ou non nous répondre comme dernière présence. Et toute la question est de s’apercevoir du rapport qui lie cet Autre auquel est adressée la demande d’amour avec l’apparition de ce terme du désir en tant qu’il n’est plus du tout cet Autre, notre égal, cet Autre auquel nous aspirons, cet Autre de l’amour, mais qu’il est quelque chose qui, par rapport à cela, en représente à proprement parler une déchéance – je veux dire quelque chose qui est de la nature de l’objet.

 

Ce dont il s’agit dans le désir c’est d’un objet, non d’un sujet. C’est justement ici que gît ce qu’on peut appeler ce commandement épouvantable du dieu de l’amour qui est justement de faire de l’objet qu’il nous désigne quelque chose qui, premièrement est un objet et deuxièmement ce devant quoi nous défaillons, nous vacillons, nous disparaissons comme sujet. Car cette déchéance, cette dépréciation dont il s’agit, c’est nous comme sujet qui l’encaissons. Et ce qui arrive à l’objet est justement le contraire, c’est-à-dire j’emploie là des termes pour me faire entendre, ce ne sont pas les plus appropriés, mais qu’importe, il s’agit que ça passe et que je me fasse entendre – <que> cet objet, lui, est survalorisé et c’est en tant qu’il est survalorisé qu’il a cette fonction de sauver notre dignité de sujet, c’est-à-dire de faire de nous autre chose que ce sujet soumis au glissement infini du signifiant, faire de nous autre chose que les sujets de la parole, ce quelque chose d’unique, d’inappréciable, d’irremplaçable en fin de compte qui est le véritable point où nous pouvons désigner ce que j’ai appelé la dignité du sujet.

 

L’équivoque, si vous voulez, qu’il y a dans le terme d’individualité, ce n’est pas que nous soyons quelque chose d’unique comme corps qui est celui là et pas un autre, l’individualité consiste tout entière dans ce rapport privilégié où nous culminons comme sujet dans le désir.

 

Je ne fais là après tout que de rapporter une fois de plus ce manège de vérité dans lequel nous tournons depuis l’origine de ce séminaire. Il s’agit cette année, avec le transfert, de montrer quelles en sont les conséquences au plus intime de notre pratique. Comment se fait-il que nous y arrivions, à ce transfert, si tard me direz-vous alors… Bien sûr, c’est que le propre des vérités est de ne jamais se montrer tout entières, pour tout dire, que les vérités sont des solides d’une opacité assez perfide. Elles n’ont même pas, semble-t-il, cette propriété que nous sommes capables de réaliser dans les solides, d’être transparentes, et de nous montrer à la fois leurs arêtes antérieures et postérieures ; il faut en faire le tour et même, je dirai, le tour de passe-passe.

 

Alors pour le transfert, tel que nous l’abordons cette année, vous avez vu que sous quelque charme que j’aie pu réussir à vous mener un certain temps en vous faisant avec moi vous occuper de l’amour, vous avez dû quand même vous apercevoir que je l’abordais par un biais, une pente qui non seulement n’est pas le biais, la pente classique, mais en plus qui n’est pas celui par lequel jusqu’à présent même j’avais devant vous abordé cette question de transfert. Je veux dire que, jusqu’à présent, j’ai toujours réservé ce que j’ai avancé sur ce thème en vous disant qu’il fallait terriblement se méfier de ce qui est l’apparence, le phénomène le plus habituellement connoté sous les termes par exemple de transfert positif ou négatif, de l’ordre de la collection des termes dans lesquels non seulement un public plus ou moins informé, mais même nous-mêmes, dans ce discours quotidien, connotons le transfert.

 

Je vous ai toujours rappelé qu’il faut partir du fait que le transfert, au dernier terme, c’est l’automatisme de répétition. Or il est clair que si depuis le début de l’année je ne fais que vous faire poursuivre les détails, le mouvement du Banquet de Platon, De l’Amour, il ne s’agit que de l’amour, c’est bien évidemment pour vous introduire dans le transfert par un autre bout. Il s’agit donc de joindre ces deux voies d’abord.

 

C’est tellement légitime cette distinction qu’on lit des choses très singulières chez les auteurs, et que justement faute d’avoir les lignes, les guides qui sont celles qu’ici je vous fournis, on arrive à des choses tout à fait étonnantes. Je ne serais pas fâché que quelqu’un d’un peu vif nous fit ici un bref rapport afin que nous puissions vraiment le discuter – et même je le souhaite pour des raisons tout à fait locales, précises à ce détour de notre séminaire de cette année, sur lesquelles je ne veux pas m’étendre et sur lesquelles je reviendrai – il est certainement nécessaire que certains puissent faire la [méditation] <médiation> entre cette assemblée assez hétérogène que vous composez et ce que je suis en train d’essayer d’articuler devant vous, puissent faire la <médiation> pour autant qu’il est évidemment très difficile que je m’avance sans cette <médiation> assez loin, dans un propos qui ne va à rien de moins que mettre tout à fait à la pointe de ce que nous articulons cette année la fonction comme telle du désir non pas seulement chez l’analysé, mais essentiellement chez l’analyste. On se demande pour qui cela comporte le plus de risques : chez ceux qui en savent pour quelque raison quelque chose ou chez ceux qui ne peuvent encore rien en savoir. Quoi qu’il en soit, il doit y avoir tout de même moyen d’aborder ce sujet devant un auditoire suffisamment préparé, même s’il n’a pas l’expérience de l’analyse.

 

Ceci étant dit, en 1951, un article d’Herman Nunberg qui s’appelle « Transference of reality » (« Transfert de la réalité ») [qui] est quelque chose de tout à fait exemplaire (comme d’ailleurs tout ce qui a été écrit sur le transfert) des difficultés, des escamotages qui se produisent faute d’un abord suffisamment éclairé, suffisamment repéré, suffisamment méthodique du phénomène du transfert, car il n’est pas très difficile de trouver dans ce court article qui a très exactement neuf pages, que l’auteur va jusqu’à distinguer comme essentiellement différents le transfert et l’automatisme de répétition. Ce sont, dit-il, deux choses différentes. C’est tout de même aller loin. Et ce n’est certes pas ce que moi je vous dis. Je demanderai donc à quelqu’un pour la prochaine fois de faire un rapport en dix minutes de ce qui lui semble se dégager de la structure de l’énoncé de cet article et de la façon dont on peut le corriger.

 

Pour l’instant marquons bien ce dont il s’agit. À l’origine le transfert est découvert par Freud comme un processus, je le souligne, spontané, un processus spontané certes assez inquiétant (comme nous sommes dans l’histoire au début de l’apparition de ce phénomène) pour écarter de la première investigation analytique un pionnier des plus éminents : Breuer. Et très vite il est repéré, lié au plus essentiel de cette présence du passé en tant qu’elle est découverte par l’analyse. Ces termes sont tous très pesés. Je vous prie d’enregistrer ce que je retiens pour fixer les points principaux de la dialectique dont il s’agit. Très vite aussi il est admis au départ au titre de tentative, puis confirmé par l’expérience, que ce phénomène, en tant que lié au plus essentiel de la présence du passé découverte par l’analyse, est maniable par l’interprétation.

 

L’interprétation existe déjà à ce moment, pour autant qu’elle s’est manifestée comme un des ressorts nécessaires à la réalisation, à l’accomplissement de la remémoration dans le sujet. On s’aperçoit qu’il y a autre chose que cette tendance à la remémoration, on ne sait pas encore bien quoi, de toute façon, c’est la même chose. Et ce transfert on l’admet tout de suite comme maniable par l’interprétation donc, si vous voulez, perméable à l’action de la parole, ce qui tout de suite introduit la question qui restera, qui reste encore ouverte pour nous, qui est celle-ci : ce phénomène du transfert est lui-même placé en position de soutien de cette action de la parole. En même temps qu’on découvre le transfert on découvre que, si la parole porte comme elle a porté jusque-là avant qu’on s’en aperçoive, c’est parce qu’il y a là le transfert.

 

De sorte que jusqu’à présent, au dernier terme – et le sujet a été longuement traité et retraité par les auteurs les plus qualifiés dans l’analyse – je signale tout particulièrement l’article de Jones, dans ses Papers on psychoanalysis : « La fonction de la suggestion », mais il y en a d’innombrables. La question est restée à l’ordre du jour celle de l’ambiguïté qui reste toujours, que dans l’état actuel rien ne peut réduire. Ceci c’est que le transfert, si interprété soit-il, garde en lui-même comme une espèce de limite irréductible, ceci c’est que dans les conditions centrales normales de l’analyse, dans les névroses, il sera interprété sur la base et avec l’instrument du transfert lui-même, qui ne pourra se faire qu’à un accent <près> ; c’est de la position que lui donne le transfert que l’analyste analyse, interprète et intervient sur le transfert lui-même.

 

Une marge pour tout dire irréductible de suggestion reste du dehors comme un élément toujours suspect non de ce qui se passe du dehors – on ne peut le savoir – mais de ce que la théorie est capable de produire. En fait, comme on dit, ce ne sont pas ces difficultés qui empêchent d’avancer. Il n’en reste pas moins qu’il faut en fixer les limites, l’aporie théorique et que peut-être ceci nous introduit-il à une certaine possibilité de passer outre ultérieurement.

 

Observons bien tout de même ce qu’il en est, je veux dire concernant ce qui se passe, et peut-être pourrons-nous d’ores et déjà nous apercevoir par quelles voies on peut passer outre.

 

La présence du passé donc, telle est la réalité du transfert. Est-ce qu’il n’y a pas d’ores et déjà quelque chose qui s’impose, qui nous permet de la formuler d’une façon plus complète ? c’est une présence, un peu plus qu’une présence, c’est une présence en acte et, comme les termes allemand et français l’indiquent, une reproduction. Je veux dire que ce qui n’est pas assez articulé, pas assez mis en évidence dans ce qu’on dit ordinairement, c’est en quoi cette reproduction se distingue d’une simple passivation du sujet.

 

Si c’est une reproduction, si c’est quelque chose en acte, il y a dans la manifestation du transfert quelque chose de créateur. Cet élément me parait tout à fait essentiel à articuler et, comme toujours, si je le mets en valeur, ça n’est pas que le repérage n’en soit déjà décelable d’une façon plus ou moins obscure dans ce qu’ont déjà articulé les auteurs.

 

Car si vous vous reportez au rapport qui fait date de Daniel Lagache, vous verrez que c’est là ce qui fait le nerf, la pointe de cette distinction qu’il a introduite – <mais> qui à mon sens reste un peu vacillante et trouble de ne pas voir cette dernière pointe… – de la distinction qu’il a introduite de l’opposition autour de laquelle il a voulu faire tourner sa distinction du transfert entre répétition du besoin et besoin de répétition. Car si didactique que soit cette opposition qui en réalité n’est pas incluse, n’est même pas un seul instant véritablement en question dans ce que nous expérimentons du transfert – il n’y a pas de doute il s’agit du besoin de répétition – nous ne pouvons pas formuler autrement les phénomènes du transfert que sous cette forme énigmatique : pourquoi faut-il que le sujet répète à perpétuité cette signification, au sens positif du terme, ce qu’il nous signifie par sa conduite. Appeler ça besoin, c’est déjà infléchir dans un certain sens ce dont il s’agit et à cet égard on conçoit en effet que la référence à une donnée psychologique opaque comme celle que connote purement et simplement Daniel Lagache dans son rapport, l’effet de Zeigarnik, après tout respecte mieux ce qui est à préserver dans ce qui fait la stricte originalité de ce dont il s’agit dans le transfert.

 

Car il est clair que tout d’autre part nous indique que si ce que nous faisons en tant que <le> transfert est la répétition d’un besoin (d’un besoin qui peut se manifester à tel ou tel moment pour manifester le transfert) [et] <est> quelque chose qui pourrait se manifester là comme besoin, nous arrivons à une impasse – puisque nous passons par ailleurs notre temps à dire que c’est une ombre de besoin, un besoin déjà depuis longtemps dépassé, et que c’est pour cela que sa [disparition] <répétition> est possible.

 

Et aussi bien ici nous arrivons au point où le transfert apparaît comme à proprement parler une source de fiction. Le sujet dans le transfert feint, fabrique, construit quelque chose et alors il semble qu’il n’est pas possible de ne pas tout de suite intégrer à la fonction du transfert ce terme qui est d’abord : quelle est la nature de cette fiction, quelle en est la source d’une part, l’objet d’autre part ? Et s’il s’agit de fiction, qu’est-ce qu’on feint et, puisqu’il s’agit de feindre, pour qui ? Il est bien clair que si on ne répond pas tout de suite : « Pour la personne à qui on s’adresse », c’est parce qu’on ne peut pas ajouter « … le sachant ». C’est parce que d’ores et déjà on est très éloigné par ce phénomène de toute hypothèse même de ce qu’on peut appeler massivement par son nom : simulation.

 

Donc ce n’est pas pour la personne à qui on s’adresse en tant qu’on le sait. Mais ça n’est pas parce que c’est le contraire, à savoir que c’est en tant qu’on ne le sait pas, qu’il faut croire que pour autant la personne à qui on s’adresse est là tout d’un coup volatilisée, évanouie. Car tout ce que nous savons de l’inconscient à partir du départ, à partir du rêve nous indique et l’expérience nous montre qu’il y a des phénomènes psychiques qui se produisent, se développent, se construisent pour être entendus, donc justement pour cet autre qui est là même si on ne le sait pas, même si on ne sait pas qu’ils sont là pour être entendus ; ils sont là pour être entendus, et pour être entendus par un autre.

 

En d’autres termes, il me parait impossible d’éliminer du phénomène du transfert [ce qui se manifeste] <le fait qu’il se manifeste> dans le rapport à quelqu’un à qui l’on parle. Ceci en est constitutif, constitue une frontière et nous indique du même coup de ne pas noyer son phénomène dans la possibilité générale de répétition que constitue l’existence de l’inconscient. Hors de l’analyse il y a des répétitions liées bien sûr à la constante de la chaîne signifiante inconsciente dans le sujet. Ces répétitions, même si elles peuvent dans certains cas avoir des effets homologues, sont strictement à distinguer de ce que nous appelons le transfert et, en ce sens, justifient la distinction où se laisse – vous le verrez – glisser par un tout autre bout, mais par un bout d’erreur, le personnage pourtant fort remarquable qu’est Herman Nunberg.

 

Ici je vais un instant reglisser, pour vous en montrer le caractère vivifiant, un morceau, un segment de notre exploration du Banquet. Rappelez-vous la scène extraordinaire – et tâchez de la situer dans nos termes – que constitue la confession publique d’Alcibiade. Vous devez bien sentir le poids tout à fait remarquable qui s’attache à cette action. Vous devez bien sentir qu’il y a là quelque chose qui va bien au-delà d’un pur et simple compte rendu de ce qui s’est passé entre lui et Socrate, ça n’est pas neutre, et la preuve, c’est que, même avant de commencer, lui-même se met à l’abri de je ne sais quelle invocation du secret qui ne vise pas simplement à <218b> le protéger lui-même. Il dit : « Que ceux qui ne sont pas capables ni dignes d’entendre, les esclaves qui sont là, se bouchent les oreilles ! » car il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas entendre quand on n’est pas à portée de les entendre.

 

Il se confesse devant qui ? Les autres, tous les autres, ceux qui, par leur concert, leur corps, leur concile, leur pluralité, semblent constituer, donner le plus de poids possible à ce qu’on peut appeler le tribunal de l’Autre. Et ce qui fait la valeur de la confession d’Alcibiade devant ce tribunal c’est un rapport où justement il a tenté de faire de Socrate quelque chose de complètement subordonné, soumis à une autre valeur que celle du rapport de sujet à sujet, où il a, vis-à-vis de Socrate, manifesté une tentative de séduction, où ce qu’il a voulu faire de Socrate, et de la façon la plus avouée, c’est quelqu’un d’instrumental, de subordonné à quoi ? à l’objet de son désir, à lui Alcibiade, qui est agalma, le bon objet. Et je dirai plus, comment ne pas reconnaître nous analystes, ce dont il s’agit parce que c’est dit en clair : c’est le bon objet qu’il a dans le ventre.

 

Socrate n’est plus là que l’enveloppe de ce qui est l’objet du désir. Et <c’est> pour bien marquer qu’il n’est que cette enveloppe, c’est pour cela qu’il a voulu manifester que Socrate est par rapport à lui le serf du désir, que Socrate lui est asservi par le désir, et que le désir de Socrate, encore qu’il le connût, il a voulu le voir se manifester dans son signe pour savoir que l’autre objet, agalma, était à sa merci.

 

Or pour Alcibiade c’est justement d’avoir échoué dans cette entreprise qui le couvre de honte et fait de sa confession quelque chose d’aussi chargé. C’est que le démon de l’ AÛdÅw/Aidôs/, de la Pudeur dont j’ai fait état devant vous en son temps à ce propos est ici ce qui intervient, c’est cela qui est violé. C’est que devant tous est dévoilé dans son trait, dans son secret, le plus choquant, le dernier ressort du désir, ce quelque chose qui oblige toujours plus ou moins dans l’amour à le dissimuler, c’est que sa [vie] <visée> c’est cette chute de l’Autre, grand A, en autre, petit a, et que, par dessus le marché dans cette occasion, il apparaît qu’Alcibiade a échoué dans son entreprise, en tant que cette entreprise nommément était de faire, de cet échelon, déchoir Socrate.

 

Que peut-on voir de plus proche en apparence de ce qu’on peut appeler, de ce qu’on pourrait croire être le dernier terme d’une recherche de la vérité, non pas dans sa fonction d’épure, d’abstraction, de neutralisation de tous les éléments, mais bien au contraire dans ce qu’elle apporte de valeur de résolution, d’absolution dans ce dont il s’agit et dont vous voyez bien que c’est quelque chose de bien différent du simple phénomène d’une tâche non achevée, comme on dit <Zeigarnik>, c’est autre chose.

 

La confession publique avec toute la charge religieuse que nous y attachons, à tort ou à raison, est bien là ce dont il semble qu’il s’agit. Comme elle est faite jusqu’à son dernier terme, est-ce qu’il ne semble pas aussi bien que sur ce témoignage éclatant rendu sur la supériorité de Socrate devrait s’achever l’hommage rendu au maître, et peut-être ce que de certains ont désigné comme la valeur apologétique du Banquet ? Vu les accusations dont Socrate même après sa mort restait chargé, puisque le pamphlet d’un nommé Polycrate l’accuse encore à l’époque – et chacun sait que Le Banquet a été fait en partie en relation à ce libelle, nous avons quelques citations d’autres auteurs – d’avoir si l’on peut dire dévoyé Alcibiade et bien d’autres encore, de leur avoir indiqué que la voie était libre pour la satisfaction de tous leurs désirs, or qu’est-ce que nous voyons ? C’est que, paradoxalement, devant cette mise au jour d’une vérité qui semble en quelque sorte se suffire à elle-même, mais dont tout un chacun sent que la question reste… Pourquoi tout ceci, à qui ça s’adresse, qui s’agit-il d’instruire au moment où la confession se produit (ça n’est certainement pas les accusateurs de Socrate), quel est le désir qui pousse Alcibiade à se déshabiller ainsi en public ? Est-ce qu’il n’y a pas là un paradoxe qui vaut d’être relevé et dont vous le verrez à y regarder de près qu’il n’est pas si simple.

 

C’est que ce que tout le monde perçoit comme une interprétation de Socrate l’est en effet. Socrate lui rétorque : « Tout ce que tu viens de faire là, et Dieu sait que ça n’est pas évident, c’est pour Agathon. Ton désir est plus secret que tout le dévoilement auquel tu viens de te livrer et vise maintenant encore un autre – petit a – et cet autre, je te le désigne, c’est Agathon ».

 

Paradoxalement, dans cette situation, ainsi ça n’est pas quelque chose de fantasmatique, quelque chose qui vient du fond du passé et qui n’a plus d’existence qui est ici par cette interprétation de Socrate mis à la place de ce qui se manifeste, ici, c’est la réalité bel et bien – à entendre Socrate – qui ferait office de ce que nous appellerions un transfert dans le procès de la recherche de la vérité.

 

En d’autres termes, pour bien que vous m’entendiez, c’est comme si quelqu’un venait dire pendant le procès d’Œdipe : « Œdipe ne poursuit d’une façon si haletante cette recherche de la vérité qui doit le mener à sa perte que parce qu’il n’a qu’une fin, c’est partir, s’envoler, s’échapper avec Antigone… ». Telle est la situation paradoxale devant quoi nous met l’interprétation de Socrate. Il est bien clair que tout le chatoiement de détails, le biais par lequel ça peut servir à éblouir les moineaux de faire un acte si brillant, de montrer de quoi on est capable, <de> tout cela, en fin de compte, rien ne tient. Il s’agit bel et bien de quelque chose dont on se demande alors jusqu’où Socrate sait ce qu’il fait. Car Socrate répondant à Alcibiade semble tomber sous le coup des accusations de Polycrate car lui, Socrate, savant dans les matières de l’amour, lui désigne où est son désir et fait bien plus que le désigner puisqu’il va en quelque sorte jouer le jeu de ce désir par procuration et lui Socrate, tout de suite après s’apprêtera à faire l’éloge d’Agathon qui tout d’un coup par un arrêt de la caméra est escamoté – nous n’y voyons que du feu – par une nouvelle entrée de fêtards. Grâce à cela la question reste énigmatique.

 

Le dialogue peut revenir indéfiniment sur lui-même et nous ne saurons pas ce que Socrate sait de ce qu’il fait ou bien si c’est Platon qui à ce moment-là se substitue à lui (sans doute, puisque c’est lui qui a écrit le dialogue, lui le sachant un peu plus) à savoir permettant aux siècles de s’égarer sur ce que lui, Platon, nous désigne comme la vraie raison de l’amour qui est de mener le sujet sur quoi ? les échelons que lui indique l’ascension vers un beau de plus en plus confondu avec le Beau suprême… ça, c’est du Platon.

 

Ceci dit ce n’est pas du tout ce à quoi, à suivre le texte, nous nous sentons obligés. Tout au plus, comme analystes, pourrions-nous dire que si le désir de Socrate. comme il semble être indiqué dans ses propos. n’est autre chose que d’amener ses interlocuteurs au gnÇyi seautñn/gnôthi seauton/ (ce qui se traduit dans un autre registre par occupe-toi de ton [âne] <âme> à l’extrême, nous pouvons penser que tout ceci est à prendre au sérieux. Que, pour une part, et je vous expliquerai par quel mécanisme, Socrate est un de ceux à qui nous devons d’avoir une âme, je veux dire, d’avoir donné consistance à un certain point désigné par l’interrogation socratique avec, vous le verrez, tout ce qu’elle engendre de transfert et de qualités. Mais s’il est vrai que ce que Socrate désigne ainsi c’est, sans le savoir, le désir du sujet tel que je le définis et tel qu’effectivement il se manifeste devant nous… s’en faire ce qu’il faut bien appeler le complice, si c’est cela et qu’il le fasse sans le savoir, voici Socrate à une place que nous pouvons tout à fait comprendre et comprendre en même temps comment en fin de compte il a enflammé Alcibiade.

 

Car si le désir dans sa racine, dans son essence c’est le désir de l’Autre, c’est ici à proprement parler qu’est le ressort de la naissance de l’amour, si l’amour c’est ce qui se passe chez cet objet vers lequel nous tendons la main par notre propre désir et qui, au moment où il fait éclater son incendie, nous laisse apparaître un instant cette réponse, cette autre main, celle qui se tend vers vous comme son désir. Si ce désir se manifeste toujours pour autant que nous ne savons pas – Et Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d’elle… pour ne pas savoir ce que Dieu voulait d’elle, il fallait tout de même qu’il fût question que Dieu voulût d’elle quelque chose et si elle n’en sait rien ça n’est pas parce qu’on ne sait pas ce que Dieu voulait d’elle mais parce qu’à cause de ce mystère Dieu est éclipsé mais toujours là.

 

C’est dans la mesure où ce que Socrate désire il ne le sait pas et que c’est le désir de l’Autre, c’est dans cette mesure qu’Alcibiade est possédé par quoi ? par un amour dont on peut dire que le seul mérite de Socrate c’est de le désigner comme amour de transfert, de le renvoyer à son véritable désir.

 

Tels sont les points que je voulais refixer, replacer aujourd’hui pour poursuivre la prochaine fois sur ce que je pense pouvoir montrer avec évidence, c’est combien cet apologue, cette articulation dernière, ce scénario qui confine au mythe du dernier terme du Banquet nous permet de structurer, d’articuler autour de la position des deux désirs cette situation. [que] Nous pourrons alors vraiment restituer à son véritable sens de situation à deux, à deux réels », [qu’est] la situation de l’analysé en présence de l’analyste et du même coup mettre exactement à leur place les phénomènes d’amour quelquefois ultra-précoces, si déroutants pour ceux qui abordent ces phénomènes, précoces puis progressivement plus complexes à mesure qu’ils se font dans l’analyse plus tardifs, bref, tout le contenu de ce qui se passe sur le plan qu’on appelle imaginaire pour lequel tout le développement des théories modernes de l’analyse a cru devoir construire, et non sans fondement, toute la théorie de la relation d’objet, toute la théorie de la projection en tant que ce terme est bien loin effectivement de se suffire, toute la théorie en fin de compte de ce qu’est l’analyste pendant l’analyse pour l’analysé – lequel <plan imaginaire> ne peut se concevoir sans une correcte position de ce que l’analyste lui-même occupe la position qu’il occupe par rapport au désir constitutif de l’analyse et ce avec quoi le sujet part dans l’analyse : qu’est-ce qu’il veut ?

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