Leçon du 8 février 1961
Il y a donc des agalmata dans Socrate et c’est ce qui a provoqué l’amour d’Alcibiade. Nous allons maintenant revenir sur la scène en tant qu’elle met en scène précisément Alcibiade dans son discours adressé à Socrate et auquel Socrate – comme vous le savez – va répondre en en donnant à proprement parler une interprétation. Nous verrons en quoi cette appréciation peut être retouchée, mais on peut dire que structuralement, au premier aspect, l’intervention de Socrate va avoir tous les caractères d’une interprétation, à savoir : < 222cd >, « Tout ce que tu viens de dire de si extraordinaire, énorme, dans son impudence, tout ce que tu viens de dévoiler en parlant de moi, c’est pour Agathon que tu l’as dit ».
Pour comprendre le sens de la scène qui se déroule de l’un à l’autre de ces termes (de l’éloge qu’Alcibiade fait de Socrate à cette interprétation de Socrate et à ce qui suivra) il convient que nous reprenions les choses d’un peu plus haut et dans le détail, < à savoir > que nous voyions le sens de ce qui se passe à partir de l’entrée d’Alcibiade, entre Alcibiade et Socrate.
Je vous l’ai dit, à partir de ce moment il s’est passé ce changement que ce n’est plus de l’amour mais d’un autre désigné dans l’ordre qu’il va être question de faire l’éloge, et l’important est justement ceci, c’est qu’il va être question de faire l’éloge de l’autre, epainos. Et c’est précisément en cela, quant au dialogue, que réside le passage de la métaphore. L’éloge de l’autre se substitue non pas à l’éloge de l’amour mais à l’amour lui-même, et ceci dès < 213c > l’entrée. C’est à savoir que Socrate s’adressant à Agathon, lui dit : l’amour de cet homme-là – Alcibiade – n’est pas pour moi une mince affaire ! – Chacun sait < 213d > qu’Alcibiade a été le grand amour de Socrate – Depuis que je me suis énamouré de lui, – nous verrons le sens qu’il convient de donner à ces termes, il en a été l’erastès – il ne m’est plus permis, < ni > de porter les yeux sur un < seul > beau garçon, ni de m’entretenir avec aucun, sans qu’il me jalouse et m’envie, se livrant à d’incroyables excès < et m’injuriant > ; à peine s’il ne me tombe pas dessus de la façon la plus violente ! Prends garde donc et protège-moi, dit-il à Agathon… car aussi bien de celui-ci la manie et la rage d’aimer filerastÛan/philerastian/sont ce qui me fait peur !
C’est à la suite de cela que se place le dialogue avec Eryximaque d’où va résulter le nouvel ordre des choses. C’est à savoir qu’il est convenu qu’on fera l’éloge à tour de rôle de celui qui dans le rang succède vers la droite. Ceci est instauré au cours d’un dialogue entre Alcibiade et Eryximaque. L’epainos, l’éloge dont il va être alors question a – je vous l’ai dit – cette fonction métaphorique, symbolique d’exprimer quelque chose qui de l’un à l’autre (celui dont on parle) a une certaine fonction de métaphore de l’amour ; < 214d > epainein, louer a ici une fonction rituelle qui est quelque chose qui peut se traduire dans ces termes : parler bien de quelqu’un. Et quoi qu’on ne puisse faire valoir ce texte au moment du Banquet, puisqu’il est bien postérieur, Aristote dans sa Rhétorique, livre 1, chapitre 9, distingue l’epainos de l’encômion. Je vous ai dit que je ne voulais pas entrer jusqu’à présent sur cette différence de l’epainos et de l’encômion, nous y viendrons quand même pourtant entraînés par la force des choses.
La différence de l’epainos < est > très précisément dans la façon dont Agathon a introduit son discours. Il parle de l’objet en partant de sa nature, de son essence pour en développer ensuite les qualités, c’est un déploiement si l’on peut dire de l’objet dans son essence, alors que l’encômion – que nous avons peine à traduire, semble-t-il, et le terme de kÇmow/kômos/qui y est impliqué y est sans doute pour quelque chose – l’encômion – si cela doit se traduire par quelque chose d’équivalent dans notre langue – c’est quelque chose comme panégyrique et, si nous suivons Aristote, il s’agira alors de tresser la guirlande des actes, des hauts faits de l’objet, point de vue qui déborde, qui est excentrique par rapport à la visée de son essence qui est celle de l’epainos.
Mais l’epainos n’est pas quelque chose qui dès l’abord se présente sans ambiguïté. D’abord c’est au moment où il est décidé que c’est d’epainos qu’il s’agira, qu’Alcibiade commence de rétorquer que la remarque qu’a faite Socrate concernant sa jalousie, disons féroce, ne comporte pas un traître mot de vrai. C’est tout le contraire… c’est lui, le bonhomme, qui, s’il m’arrive de louer < 214d > quelqu’un en sa présence, soit un dieu soit un homme, du moment que c’est un autre que lui, va tomber sur moi – et il reprend la même métaphore que tout à l’heure – tv xeÝre/tô cheire/, à bras raccourcis ! Il y a là un ton, un style, une sorte de malaise, d’embrouille, une sorte de réponse gênée, de « tais-toi » presque panique de Socrate. Tais-toi : est-ce que tu ne tiendras pas ta langue ? – traduit-on avec assez de justesse – Foi de Poseidôn ! répond Alcibiade – ce qui n’est pas rien – tu ne saurais protester, je te l’interdis ! Tu sais bien que je ne ferais pas de qui que ce fût d’autre l’éloge en ta présence ! – Eh bien, dit Eryximaque, vas-y prononce l’éloge de Socrate. Et ce < 214e > qui se passe alors c’est que, à Socrate, faisant son éloge, dois-je lui infliger devant vous le châtiment public que je lui ai promis… faisant son éloge dois-je le démasquer ? C’est ainsi ensuite qu’il en sera de son développement. Et en effet ce n’est pas sans inquiétude non plus, comme si c’était là à la fois une nécessité de la situation et aussi une implication du genre, que l’éloge puisse en [ces] < ses > termes aller si loin que de faire rire de celui dont il va s’agir. Aussi bien Alcibiade propose un gentleman’s agreement : « Dois-je dire < 214e > la vérité ? », ce à quoi Socrate ne se refuse pas : Je t’invite à la dire. Eh bien, dit Alcibiade, « je te laisse la liberté, si je franchis les limites de la vérité en < 215a > mes termes, de dire : Tu mens »… certes, s’il m’arrive d’errer, de m’égarer dans mon discours, tu ne dois point t’en étonner […] étant donné le personnage – nous retrouvons là le terme de l’atopia, inclassable – si déroutant que tu es […] comment ne pas s’embrouiller, au moment de mettre les choses en ordre katariymein/katarithmein/, d’en faire l’énumération et le compte. Et voici l’éloge qui commence.
L’éloge, la dernière fois, je vous en ai indiqué la structure et le thème. < 215a > Alcibiade en effet dit que sans doute il va entrer dans le g¡lvw/gelôs/geloÛow/geloios/plus exactement, dans le risible et < y entre > assurément en commençant de présenter les choses par la comparaison qui – je vous le note – reviendra en somme trois fois dans son discours, chaque fois avec une insistance quasi répétitive, où Socrate est comparé à cette enveloppe rude et dérisoire que constitue le satyre. Il faut en quelque sorte l’ouvrir pour voir à < 215b > l’intérieur ce qu’il appelle la première fois agalmata theôn, les statues des dieux. Et puis ensuite il reprend dans les termes que je vous ai dits la dernière < 216e > fois, en les appelant encore une fois agalmata theia, divines, yaumast/thaumasta/admirables. La troisième fois, nous le verrons employer plus loin a le terme ret°w/aretès/agalmata aretès, la merveille de la vertu, la mer veille des merveilles.
En route, ce que nous voyons, c’est cette comparaison qui, au moment où elle est instaurée, est poussée à ce moment-là fort loin, où il est comparé avec le satyre Marsyas… et malgré sa protestation – eh, assurément il n’est pas flûtiste ! – Alcibiade revient, appuie et compare ici Socrate à un satyre pas simplement de la forme d’une boîte, d’un objet plus ou moins dérisoire mais au satyre Marsyas nommément, en tant que quand il entre en action chacun sait par la légende que le charme de son chant se dégage. Le charme est tel qu’il a encouru la jalousie d’Apollon, ce Marsyas. Apollon le fait écorcher pour avoir osé rivaliser avec la musique suprême, la musique divine. La seule différence, dit-il, entre Socrate et lui, c’est qu’en effet Socrate n’est pas flûtiste ; ce n’est pas par la musique qu’il opère et pourtant le résultat est exactement du même ordre. Et ici il convient de nous référer à ce que Platon explique dans le Phèdre concernant les états, si l’on peut dire, supérieurs de l’inspiration tels qu’ils sont produits au-delà du franchissement de la beauté. Parmi les diverses formes de ce franchissement que je ne reprends pas ici, il y a celles < par lesquelles se révèlent les hommes > qui sont deom¡nouw/deomenous/<215c > qui ont besoin des dieux et des initiations ; pour ceux-là, le cheminement, la voie consiste en moyens parmi lesquels celui de l’ivresse produite par une certaine musique produisant chez eux cet état qu’on appelle de possession. Ce n’est ni plus ni moins à cet état qu’Alcibiade se réfère quand il dit < 215c > que c’est ce que Socrate produit, lui, par des paroles, par des paroles qui sont, elles, sans accompagnement, sans instruments ; il produit exactement le même effet par ses paroles. Quand il nous arrive d’entendre un orateur, dit-il, parler de tels sujets, fût-ce un orateur de premier ordre, ça nous fait que peu d’effet. Au contraire, quand c’est toi qu’on entend, ou bien tes paroles rapportées par un autre, celui qui les rapporte fût-il pnu faèlow/panu phaulos/, tout à fait homme de rien, que l’auditeur soit femme, homme ou adolescent, le coup dont il est frappé, troublé – et à proprement parler – katexñmeya/katechometha/nous en sommes possédés ! Voilà la détermination du point d’expérience pour lequel Alcibiade considère qu’en Socrate est ce trésor, cet objet tout à fait indéfinissable et précieux qui est celui qui va fixer, si l’on peut dire, sa détermination après avoir déchaîné son désir. Il est au principe de tout ce qui va être ensuite développé dans ses termes, sa résolution, puis ses entreprises auprès de Socrate. Et c’est sur ce point que nous devons nous arrêter.
Voici en effet ce qu’il va nous décrire. Il lui est arrivé avec Socrate une aventure qui n’est pas banale. C’est qu’ayant pris cette détermination, sachant qu’il marchait sur un terrain en quelque sorte [peu sûr] <un peu sûr> (il sait <217a> l’attention que dès longtemps Socrate fait à ce qu’il appelle son [aura] <hora> – on traduit comme on peut – enfin son sex-appeal), il lui semble qu’il lui suffirait que Socrate se déclare pour obtenir de lui justement tout ce qui est <217a> en cause. à savoir ce qu’il définit lui-même comme : tout ce qu’il sait pnt’koèsai ÷saper oðtow ¿dei/pan t’akousai hosaper hou tos èdei/ Et c’est alors le récit des démarches.
Mais après tout est-ce qu’ici nous ne pouvons pas déjà nous arrêter ? Puisque Alcibiade sait déjà que de Socrate il a le désir, que ne présume-t-il mieux et plus aisément de sa complaisance ? Que veut dire ce fait qu’en quelque sorte sur ce que lui, Alcibiade sait déjà, à savoir que pour Socrate il est un aimé, un erômenos, qu’a-t-il besoin sur ce sujet de se faire donner par Socrate le signe d’un désir ? Puisque ce désir est en quelque sorte reconnu (Socrate n’en a jamais fait mystère dans les moments passés) reconnu et de ce fait connu et donc pourrait-on penser déjà avoué, que veulent dire ces manœuvres de séduction développées avec un détail, un art et en même temps une impudence, un défi aux auditeurs ? – d’ailleurs tellement nettement senti comme quelque chose qui dépasse les limites que ce qui l’introduit n’est rien de moins que la phrase qui sert à l’origine des mystères : <218b> « Vous autres qui êtes là, bouchez vos oreilles ! ». Il s’agit de ceux qui n’ont pas le droit d’entendre, moins encore de répéter, les valets, les non-initiés, ceux qui ne peuvent pas entendre ce qui va être dit comme ceci va être dit ; il vaut mieux pour eux qu’ils n’entendent rien.
Et en effet, au mystère de cette exigence d’Alcibiade, à ce mystère répond, correspond après tout la conduite de Socrate. Car si Socrate s’est montré depuis toujours l’erastès d’Alcibiade, sans doute nous paraîtra-t-il (dans une perspective postsocratique nous dirions : dans un autre registre) que c’est un grand mérite que ce qu’il montre et que le traducteur du Banquet pointe en marge sous le terme de « sa tempérance ». Mais cette tempérance n’est pas non plus dans le contexte quelque chose qui soit indiqué comme nécessaire. Que Socrate montre là sa vertu… peut-être ! mais quel rapport avec le sujet dont il s’agit, s’il est vrai que ce qu’on nous montre à ce niveau c’est quelque chose concernant le mystère d’amour.
En d’autres termes, vous voyez de quoi j’essaie de faire le tour (de cette situation, de ce jeu de ce qui se développe devant nous dans l’actualité du Banquet) pour en saisir à proprement parler la structure. Disons tout de suite que tout dans la conduite de Socrate indique que le fait que Socrate en somme se refuse à entrer lui-même dans le jeu de l’amour est étroitement lié à ceci, qui est posé à l’origine comme [le terme du débat] <le terme de départ>, c’est que lui sait, c’est même, dit-il, la seule chose qu’il sache ; il sait ce dont il s’agit dans les choses de l’amour. Et nous dirons que c’est parce que Socrate sait, qu’il n’aime pas.
Et aussi bien avec cette clé donnons-nous leur plein sens aux paroles dont, dans le récit d’Alcibiade, il l’accueille, après trois ou quatre scènes dans lesquelles la montée des attaques d’Alcibiade nous est produite selon un rythme ascendant. L’ambiguïté de la situation confine toujours à ce qui est à proprement parler le geloios, le risible, le comique. En effet, c’est une scène bouffonne que ces invitations à dîner qui se terminent par un monsieur qui s’en va très tôt, très poliment, après s’être fait attendre, qui revient une deuxième fois et qui s’échappe encore, et avec lequel c’est sous les draps que <218c> se produit le dialogue : Socrate, tu dors ? – Pas du tout !
Il y a là quelque chose qui, pour arriver à ses derniers termes, nous fait passer par des cheminements bien faits pour nous mettre à un certain niveau. Quand Socrate à la fin lui répond, après qu’Alcibiade se soit vraiment expliqué, <218d> ait été jusqu’à lui dire : « Voilà ce que je désire et j’en serais certainement honteux devant les gens qui ne comprendraient pas ; je t’explique à toi <218e> ce que je veux », Socrate lui répond : en somme, tu n’es pas le dernier des petits idiots, s’il est bien vrai que justement tout ce que tu dis de moi je le possède, et si en moi il existe ce pouvoir grâce auquel tu deviendrais, toi, meilleur ! Oui, c’est cela, tu as dû apercevoir en moi une invraisemblable beauté qui diffère de toutes les autres – une beauté d’une autre qualité, quelque chose d’autre – et l’ayant découverte tu te mets dès lors en posture de la partager avec moi ou plus exactement de faire un échange, beauté contre beauté, et en même temps – ici dans la perspective socratique de la science contre l’illusion – à la place d’une opinion de beauté – la doxa qui ne sait pas sa fonction, la tromperie de la beauté – tu veux échanger la vérité. et en fait, mon Dieu, ça ne veut rien dire d’autre que d’échanger du cuivre contre de l’or. Mais ! dit Socrate – et là il convient de prendre les choses comme, <219a> elles sont dites – détrompe-toi, examine les choses avec plus de soin. meinon skñpei/ameinon skopei/ de façon à ne pas le tromper, ce <je> n’étant – à proprement parler – rien. Car évidemment, dit-il, l’œil de la pensée va en s’ouvrant à mesure que la portée de la vue de l’œil réel va en baissant. Tu n’en est certes pas là ! Mais attention, là où tu vois quelque chose, je ne suis rien.
Ce que Socrate refuse à ce moment, si c’est définissable dans les termes que je vous ai dits concernant la métaphore de l’amour, ce que Socrate refuse (pour se montrer ce qu’il s’est déjà montré être, je dirai, presque officiellement dans toutes les sorties d’Alcibiade, pour que tout le monde sache qu’Alcibiade autrement dit a été son premier amour) ce que Socrate refuse de montrer à Alcibiade c’est quelque chose qui prend un autre sens, qui serait proprement la métaphore de l’amour en tant que Socrate s’admettrait comme aimé et je dirai plus, s’admettrait comme aimé, inconsciemment. C’est justement parce que Socrate sait, qu’il se refuse à avoir été, à quelque titre justifié ou justifiable que ce soit, erômenos, le désirable, ce qui est digne d’être aimé.
Ce qui fait qu’il n’aime pas, que la métaphore de l’amour ne peut pas se produire, c’est que la substitution de l’erastès à l’erômenos (le fait qu’il se manifeste comme erastès à la place où il y avait l’erômenos) est ce à quoi il ne peut que se refuser, parce que, pour lui, il n’y a rien en lui qui soit aimable, parce que son essence est cet ôud¡n/ouden/, ce vide, ce creux (pour employer un terme qui a été utilisé ultérieurement dans la méditation néo-platonicienne et augustinienne) cette kenôsis qui représente la position centrale de Socrate. C’est si vrai que ce terme de kenôsis, de vide opposé au plein – de qui ? Mais d’Agathon justement ! – est tout à fait à l’origine du dialogue quand Socrate, après sa longue méditation dans le vestibule de la maison voisine, s’amène enfin au banquet et s’assoit auprès d’Agathon. Il commence à parler, on croit qu’il badine, qu’il plaisante, mais dans un dialogue aussi rigoureux et aussi austère à la fois dans son déroulement pouvons <175d> nous croire que rien soit là à l’état de remplissable. Il dit : « Agathon, toi, tu es plein et, comme on fait passer d’un vase plein à un vase vide quelque chose, un liquide, à l’aide d’une mèche le long de laquelle le liquide s’écoule, de même je vais <m’emplir de beau savoir ! ». Ironie sans doute mais qui vise quelque chose, qui veut exprimer quelque chose, qui est précisément aussi ce que Socrate – je vous l’ai répété maintes fois et c’est dans la bouche d’Alcibiade – présente comme constitutif de sa position qui est ceci : le principal c’est qu’il ne sait rien, sauf concernant les choses de l’amour, amathia, inscientia, comme a traduit Cicéron en forçant un peu la langue latine. Inscitia, c’est l’ignorance brute, tandis que inscientia, c’est ce non-savoir constitué comme tel, comme vide, comme appel du vide au centre du savoir.
Vous saisissez donc bien, je pense, ce qu’ici j’entends dire ; c’est que la structure constituée par la substitution, la métaphore réalisée constituant ce que j’ai appelé le miracle de l’apparition de l’erastès à la place même où était l’erômenos, c’est ici ce dont le défaut fait que Socrate ne peut que se refuser à en donner, si l’on peut dire, le simulacre. C’est-à-dire qu’il se pose devant Alcibiade comme ne pouvant alors lui montrer les signes de son désir pour autant qu’il récuse d’avoir été lui-même, d’aucune façon, un objet digne du désir d’Alcibiade, ni non plus du désir de personne.
Aussi bien observez que le message socratique, s’il comporte quelque chose qui a référence à l’amour, n’est certainement pas en lui-même fondamentalement quelque chose qui parte, si l’on peut dire, d’un centre d’amour.
Socrate nous est représenté comme un erastès, comme un désirant, mais rien n’est plus éloigné de l’image de Socrate que le rayonnement d’amour qui part, par exemple, du message christique. Ni effusion, ni don, ni mystique, ni extase, ni simplement commandement n’en découlent. Rien n’est plus éloigné du message de Socrate que « tu aimeras ton prochain comme toi-même », formule qui est remarquablement absente dans la dimension de ce que dit Socrate. Et c’est bien ce qui a frappé depuis toujours les exégètes qui, en fin de compte, dans leurs objections à l’ascèse proprement de l’erôs, disent que ce qui est commandé c’est : « tu aimeras avant tout dans ton âme ce qui t’est le plus essentiel ».
Bien sûr il n’y a là qu’une apparence, je veux dire que le message socratique tel qu’il nous est transmis par Platon ne fait pas là une erreur puisque la structure, vous allez le voir, est conservée. Et c’est même parce qu’elle est conservée qu’elle nous permet aussi d’entrevoir de façon plus juste le mystère caché sous le commandement chrétien. Et aussi bien, s’il est possible de donner une théorie générale de l’amour sous toute manifestation qui soit manifestation de l’amour [ceci] <même> si cela peut au premier abord vous paraître surprenant, dites-vous bien qu’une fois que vous en avez la clé – je parle de ce que j’appelle la métaphore de l’amour – vous la retrouvez absolument partout.
Je vous ai parlé à travers Victor Hugo. Il y a aussi le livre original de l’histoire de Ruth et de Booz. Si cette histoire se tient devant nous d’une façon qui nous inspire autrement (sauf mauvais esprit faisant de cette histoire une histoire de vieillard libidineux et de boniche) c’est qu’aussi bien nous supposons là cette inscience :
Booz ne savait pas qu’une femme était là
déjà inconsciemment Ruth est pour Booz l’objet qu’il aime. Et nous supposons aussi, et là d’une façon formelle :
Et Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d’elle,
que ce tiers, ce lieu divin de l’Autre en tant que c’est là que s’inscrit la fatalité du désir de Ruth est ce qui donne à sa vigilance nocturne aux pieds de Booz son caractère sacré. La sous-jacence de cette inscience où déjà se situe, dans une antériorité voilée comme telle, la dignité de l’erômenos pour chacun des partenaires est là ce qui fait [qu’est] tout le mystère de la signification de l’amour <au sens> propre que prend la révélation de leur désir.
Voici donc comment les choses se passent. Alcibiade ne comprend pas. <219a> Après avoir entendu Socrate il lui dit : « Écoute-moi, j’ai dit tout ce que j’avais à dire, à toi maintenant de savoir ce que tu dois faire ». Il le met, comme on dit, en présence de ses responsabilités. À quoi Socrate lui dit : « On parlera de tout ça… à demain, nous avons encore beaucoup de choses à en dire ! » Bref, il place les choses dans la continuation d’un dialogue, il l’engage dans ses propres voies.
C’est pour autant que Socrate se fait absent au point où se marque la convoitise d’Alcibiade… et cette convoitise, ne pouvons-nous dire que c’est justement la convoitise du meilleur ? Mais c’est justement qu’elle soit exprimée en ces termes d’objet – c’est à savoir qu’Alcibiade ne dit pas : « C’est à titre de mon bien ou de mon mal que je veux ceci qui n’est comparable à rien et qui est en toi agalma », mais : « Je le veux parce que je le veux, que ce soit mon bien ou que ce soit mon mal » – c’est justement en cela qu’Alcibiade révèle la fonction centrale <de l’objet> dans l’articulation du rapport de l’amour, et c’est justement en cela aussi que Socrate se refuse à lui répondre sur ce plan-là lui-même.
Je veux dire que par son attitude de refus, par sa sévérité, par son austérité, par son noli me tangere il implique Alcibiade dans le chemin de son bien. Le commandement de Socrate, c’est : « Occupe-toi de ton âme, cherche ta perfection ». Mais est-il même sûr que nous ne devions pas, sur ce « son bien », laisser quelque ambiguïté ? Car après tout, justement ce qui est mis en cause depuis que ce dialogue de Platon a retenti, c’est l’identité de cet objet du désir avec « son bien » [qu’il est question]. Est-ce que « son bien », nous ne devons pas le traduire par le bien tel que Socrate en conçoit, en trace la voie pour ceux qui le suivent, lui qui apporte dans le monde un discours nouveau ?
Observons que dans l’attitude d’Alcibiade il y a quelque chose, j’allais dire de sublime, en tout cas d’absolu et de passionné qui confine à une nature tout autre, d’un autre message, celui où dans l’Évangile il nous est dit que pour celui qui sait qu’il y a un trésor dans un champ – il n’est pas dit ce qu’est ce trésor – il est capable de vendre tout ce qu’il a pour acheter ce champ et pour jouir de ce trésor. C’est là que se situe la marge de la position de Socrate à celle d’Alcibiade. Alcibiade est l’homme du désir. Mais vous me direz alors : pourquoi veut-il être aimé ? À la vérité, il l’est, lui, déjà, et il le sait. Le miracle de l’amour chez lui est réalisé en tant qu’il devient le désirant. Et quand Alcibiade se manifeste comme amoureux, comme qui dirait ce n’est pas de la [nénette] <gnognote> ! C’est à savoir que justement parce qu’il est Alcibiade, celui dont les désirs ne connaissent pas de limites, ce champ [référentiel] <préférentiel> dans lequel il s’engage qui est à proprement parler pour lui le champ de l’amour est quelque chose où il démontre ce que j’appellerai un cas très remarquable d’absence de la crainte de castration – autrement dit de manque total de cette fameuse Ablehnung der Weiblichkeit. Chacun sait que les types les plus extrêmes de la virilité dans les modèles antiques sont toujours accompagnés d’un parfait dédain du risque éventuel de se faire traiter, fût-ce par leurs soldats, de femme, comme cela est arrivé, vous le savez, à César.
Alcibiade fait ici à Socrate une scène féminine. Il n’en reste pas moins Alcibiade à son niveau. C’est pourquoi nous devons attacher toute son importance en franchissant le complément qu’il a donné à l’éloge de Socrate, à savoir cet étonnant portrait destiné à compléter la figure impassible de Socrate – et impassibilité veut dire qu’il ne peut même pas supporter d’être pris au passif, aimé, erômenos. L’attitude de Socrate (ou ce qu’on déroule devant nous comme son courage à la guerre) est faite d’une profonde indifférence à tout ce qui se passe, fût-il le plus dramatique, autour de lui.
Ainsi, une fois franchie toute la fin de ce développement où en somme culmine la démonstration de Socrate comme être sans pareil, voici comment <222c> Socrate en vient à répondre à Alcibiade : Tu me fais l’effet d’avoir toute ta tête !… Et en effet, c’est à l’abri d’un « Je ne sais pas ce que je dis » qu’Alcibiade s’est exprimé. Socrate, qui sait, lui dit : Tu me fais l’effet d’avoir toute ta tête ! n®fein moi dokeÝw/nèphein moi dokeis/, c’est-à-dire que tout en étant ivre je lis en toi quelque chose, et quoi ? c’est Socrate qui le sait, ce n’est pas Alcibiade.
Socrate pointe ce dont il s’agit, il va parler d’Agathon. À la fin du discours d’Alcibiade en effet, Alcibiade s’est retourné vers Agathon pour lui dire, <222b> « tu vois, ne va pas te laisser prendre à celui-là. Tu vois comme il a été capable de me traiter.<222c> N’y va pas ! ». Et c’est accessoirement …<dit Socrate> car à la vérité l’intervention de Socrate n’aurait pas de sens si ça n’était pas sur cet accessoirement que portait l’intervention en tant que je l’ai appelée interprétation – <que tu lui as fait une place dans la fin de ton discours>. Ce qu’il nous dit, c’est que la visée d’Agathon était présente à toutes les circonlocutions du discours, que c’était autour de lui que s’enroulait tout son discours…comme si tout ton discours – faut-il traduire et non pas langage – n’avait que ce but de quoi ? d’énoncer que je suis obligé de t’aimer toi et personne d’autre, et que, de son côté,<222d> Agathon l’est de se laisser aimer par toi, et pas par un seul autre ! Et ceci, dit-il, est tout à fait transparent, katdhlom/katadèlon/, dans ton discours. Socrate dit bien qu’il le lit à travers le discours apparent. Et très précisément, c’est cette affaire de ce drame de ton invention comme il l’appelle, cette métaphore, c’est là que c’est tout à fait transparent. to saturikñn sou drma toèto kai silhnikon/to saturikon sou drama touto kai silènikon/, cette histoire de satyre et de silène, c’est là qu’on voit les choses.
Eh bien tâchons en effet d’en reconnaître la structure. Socrate dit à Alcibiade : « Si ce que tu veux en fin de compte c’est, toi, d’être aimé de moi et qu’Agathon soit ton objet… car autrement il n’y a pas d’autre sens à donner à ce discours si ce n’est les sens psychologiques les plus superficiels, le vague éveil d’une jalousie chez l’autre – il n’en est pas question ! ». C’est qu’effectivement c’est ce dont il s’agit. Alcibiade, Socrate l’admet, manifestant son désir à Agathon et demandant en somme à Agathon ce que d’abord Alcibiade lui a demandé à lui Socrate. La preuve c’est que, si nous considérons toutes ces parties du dialogue comme un long épithalame et si ce à quoi aboutit toute cette dialectique a un sens, c’est ce qui se passe à la fin, c’est que Socrate fait l’éloge d’Agathon.
Que Socrate fasse l’éloge d’Agathon est la réponse à la demande non pas passée mais présente d’Alcibiade. Quand Socrate va faire l’éloge d’Agathon, il donne satisfaction à Alcibiade. Il <lui> donne satisfaction pour son acte actuel de déclaration publique, de mise sur le plan de l’Autre universel de ce qui s’est passé entre eux derrière les voiles de la pudeur. La réponse de Socrate c’est : « Tu peux aimer celui que je vais louer parce que, le louant, je saurai faire passer, moi Socrate, l’image de toi aimant en tant que l’image de toi aimant ; c’est par là que tu vas entrer dans la voie des identifications supérieures que trace le chemin de la beauté ».
Mais il convient de ne pas méconnaître qu’ici Socrate, justement parce qu’il sait, substitue quelque chose à autre chose. Car ce n’est pas la beauté, ni l’ascèse, ni l’identification à Dieu que désire Alcibiade, mais cet objet unique, ce quelque chose qu’il a vu dans Socrate et dont Socrate le détourne parce que Socrate sait qu’il ne l’a pas. Mais Alcibiade, lui, désire toujours la même chose et, ce qu’Alcibiade cherche dans Agathon, n’en doutez pas, c’est ce même point suprême où le sujet s’abolit dans le fantasme, ses agalmata. Ici Socrate, en substituant son leurre à ce que j’appellerai le leurre clés dieux, le fait en toute authenticité dans la mesure où justement il sait ce que c’est l’amour et que c’est justement parce qu’il le sait qu’il est destiné à s’y tromper, à savoir à méconnaître la fonction essentielle de l’objet de visée constitué par l’agalma.
On nous a parlé hier soir de modèle, et de modèle théorique. Je dirai qu’il n’est pas possible de ne pas évoquer à ce propos, ne serait-ce que comme support de notre pensée, la dialectique intrasubjective de l’Idéal du Moi, du Moi Idéal, et justement de l’objet partiel. <Je vous rappelle> le petit schéma que je vous ai donné autrefois du miroir sphérique, pour autant que c’est devant lui que se crée ce fantasme clé l’image réelle du vase telle qu’elle surgit cachée dans l’appareil et que cette image illusoire peut être par l’œil supportée, aperçue comme réelle en tant que l’œil s’accommode par rapport à ce autour de quoi elle vient se réaliser, à savoir la fleur que nous avons posée.
Je vous ai appris à noter dans ces trois termes (l’Idéal du Moi, le Moi Idéal, et petit a, l’agalma de l’objet partiel) le quelque chose dénotant les supports, les rapports réciproques des trois termes dont il s’agit chaque fois que se constitue quoi ? justement ce dont il s’agit au terme de la dialectique socratique, quelque chose qui est destiné à donner consistance à ce que Freud – et c’est à ce propos que j’ai introduit ce schéma – nous a énoncé comme étant l’essentiel de [élaboration] l’<énamoration>, la Verliebtheit, à savoir la reconnaissance du fondement de l’image narcissique en tant que c’est elle qui fait la substance du Moi Idéal.
L’Incarnation imaginaire du sujet, voilà ce dont il s’agit dans cette référence triple. Et vous me permettrez d’en venir enfin à ce que je veux dire : le démon de Socrate c’est Alcibiade. C’est Alcibiade, exactement comme il nous est dit dans le discours de Diotime que l’amour n’est pas un dieu, mais un démon, c’est à savoir celui qui envoie au mortel le message que les dieux ont à lui donner et c’est pourquoi nous n’avons pas pu manquer à propos de ce dialogue d’évoquer la nature des dieux.
Je vais vous quitter quinze jours et je vais vous donner une lecture : De natura deorum de Cicéron. C’est une lecture qui m’a fait bien du tort dans un temps très ancien auprès d’un célèbre cuistre qui, m’ayant vu plongé dans ceci, en augura fort mal quant au centrage de mes préoccupations professionnelles. Ce De natura deorum lisez-le, histoire de vous mettre au point. Vous y verrez d’abord toutes sortes de choses excessivement drôles et vous verrez que ce M. Cicéron, qui n’est pas le peigne-cul qu’on tente de vous dépeindre en vous disant que les Romains étaient des gens qui étaient simplement à la suite, est un type qui articule des choses qui vous vont droit au cœur. Vous y verrez aussi des choses amusantes. C’est à savoir que, de son temps, on allait chercher à Athènes en quelque sorte l’ombre des grandes pin-up du temps de Socrate. On y allait là-bas en se disant : je vais y rencontrer des Charmides à tous les coins de rue. Les Charmides, vous verrez que notre Brigitte Bardot, auprès des effets des Charmides, elle peut s’aligner ! Même que les petits poulbots ils en avaient les mirettes comme ça ! Et dans Cicéron on en voit de drôles. Et notamment un passage que je ne peux pas vous donner, dans le genre de ceci : « Il faut bien le dire, les beaux gars, ceux dont tout de même les philosophes nous ont appris que c’est très bien de les aimer, on peut en chercher ! il y en a bien un par ci par là de beau ».Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que la perte de l’indépendance politique a pour effet irrémédiable quelque décadence raciale, ou simplement la disparition de ce mystérieux éclat, cet ámerow ¤narg®w/himeros enargès/, de ce brillant du désir dont nous parle Platon dans le Phèdre ? Nous n’en saurons jamais rien… Mais vous y apprendrez bien d’autres choses encore. Vous y apprendrez que c’est une question sérieuse de savoir où ça se localise les dieux. Et <c’est> une question qui n’a pas perdu pour nous, croyez-moi, son importance. Si ce que je vous dis ici peut un jour où, d’un sensible glissement des certitudes, vous vous trouverez entre deux chaises… si ça peut vous servir à quelque chose, une de ces choses aura été de vous rappeler l’existence réelle des dieux.
Adoncques pourquoi nous aussi ne pas nous arrêter à cet objet de scandale qu’étaient les dieux de la mythologie antique et, sans chercher à les réduire à des paquets de fiches ni à des groupements de thèmes, mais en nous demandant ce que ça pouvait bien vouloir dire qu’après tout ces dieux se comportassent de la façon que vous savez, et dont le vol, l’escroquerie, l’adultère – je ne parle pas de l’impiété, ça c’était leur affaire – étaient tout de même le mode le plus caractéristique. En d’autres termes, la question de ce que c’est un amour de dieu est quelque chose qui est franchement actualisé par le caractère scandaleux de la mythologie antique. Et je dois vous dire que tout de même le sommet est là à l’origine, au niveau d’Homère. Il n’y a pas moyen de se conduire de façon plus arbitraire, plus injustifiable, plus incohérente, plus dérisoire que ces dieux ! Et lisez quand même l’Iliade : ils sont là tout le temps, mêlés, intervenant sans cesse dans les affaires des hommes. Et on ne peut tout de même pas penser que les histoires qui, en fin de compte pourraient dans une certaine perspective… mais nous ne la prenons pas – personne ne peut la prendre, même le Homais le plus épais – et dire que c’est des histoires à dormir debout. Non, ils sont là et bien là ! Qu’est-ce que ça peut vouloir dire que les dieux en somme ne se manifestent aux hommes qu’ainsi ?
Il faut voir quand même ce qui se passe quand ça leur prend d’aimer une mortelle par exemple. Il n’y a rien qui tienne jusqu’à ce que la mortelle, de désespoir, se transforme en laurier ou en grenouille. Il n’y a pas moyen de les arrêter. Il n’y a tout de même rien de plus éloigné de ces sortes de tremblements de l’être devant l’amour qu’un désir de dieu – ou de déesse d’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je ne les mets pas aussi dans le coup.
Il a fallu Giraudoux pour nous restituer les dimensions, la résonance de ce prodigieux mythe d’Amphitryon. Il n’a pas pu se faire chez ce grand poète qu’il ne fasse un peu rayonner sur Jupiter lui-même quelque chose qui pourrait ressembler à une sorte de respect des sentiments d’Alcmène, mais c’est bien pour nous rendre la chose possible. Il est bien clair qu’à celui qui sait entendre, ce mythe reste en quelque sorte une sorte de comble du blasphème, pourrait-on dire, et pourtant ce n’était point ainsi que l’entendaient les Anciens. Car là les choses vont plus loin que tout. C’est le stupre divin qui se [désigne] <déguise> en l’humaine vertu. En d’autres termes, quand je dis que rien ne les arrête, ils vont à faire tromperie jusque dans ce qui est le meilleur et c’est bien là qu’est toute la clé de l’affaire. C’est que les meilleurs, des dieux réels, poussent l’impassibilité jusqu’à ce point dont je vous parlais tout à l’heure de ne même pas supporter la qualification passive.
Être aimé c’est entrer nécessairement dans cette échelle du désirable dont on sait quelle peine ont eue les théologiens du christianisme à se dépêtrer. Car si Dieu est désirable, il peut l’être plus ou moins, il y a dès lors toute une échelle du désir et, qu’est-ce que nous désirons dans Dieu sinon le désirable mais… plus Dieu – de sorte que c’est au moment où l’on essayait de donner à Dieu sa valeur la plus absolue qu’on se trouvait pris dans un vertige d’où l’on ne ressortait que difficilement pour préserver la dignité du suprême objet.
Les dieux de l’Antiquité n’y allaient pas par quatre chemins ; ils savaient qu’ils ne pouvaient se révéler aux hommes que dans la pierre de scandale, dans l’agalma de quelque chose qui viole toutes les règles comme pure manifestation d’une essence qui, elle, restait complètement cachée, dont l’énigme était tout entière derrière, d’où l’incarnation démonique de leurs exploits scandaleux. Et c’est en ce sens que je dis qu’Alcibiade est le démon de Socrate.
Alcibiade donne la représentation vraie, sans le savoir, de ce qu’il y a d’impliqué dans l’ascèse socratique. Il montre ce qu’il y a là qui n’est pas absent, croyez-le, de la dialectique de l’amour telle qu’elle a été élaborée ultérieurement dans le christianisme. C’est bien là autour que vient achopper cette crise, qui, au xvie siècle, fait basculer toute la longue synthèse qui a été soutenue et, je dirai, la longue équivoque concernant la nature de l’amour qui l’a fait se dérouler, se développer dans tout le Moyen Âge dans une perspective si postsocratique. Je veux dire que par exemple le Dieu de Scot Erigène ne diffère pas du Dieu d’Aristote, en tant qu’il meurt comme erômenon, ils sont cohérents : c’est par sa beauté que Dieu fait tourner le monde. Quelle distance entre cette perspective et celle qu’on lui oppose ! Mais elle n’y est pas opposée – c’est là le sens de ce que j’essaie d’articuler – on articule <celle-ci> à l’opposé comme l’agapè en tant que l’agapè nous enseigne expressément que Dieu nous aime en tant que pécheurs : il nous aime aussi bien pour notre mal que pour notre bien. C’est là le sens de la bascule qui s’est faite dans l’histoire des sentiments de l’amour et, curieusement, au moment précis où réapparaît pour nous, dans ses textes authentiques, le message platonicien : l’agapè divine en tant que s’adressant au pécheur comme tel, voilà le centre, le cœur de la position luthérienne.
Mais ne croyez pas que ce soit ici quelque chose qui était réservé à une hérésie, à une insurrection locale dans la catholicité, car il suffit de jeter un coup d’œil même superficiel à ce qui a suivi la Contre-Réforme, à savoir l’irruption de ce qu’on a appelé l’art du baroque, pour s’apercevoir que cela ne signifie exactement pas autre chose que la mise en évidence, l’érection comme telle du pouvoir de l’image à proprement parler dans ce qu’elle a de séduisant. Et, après le long malentendu qui avait fait soutenir le rapport trinitaire dans la divinité, du connaissant au connu et remontant [au] <du> connu [dans le] <au> connaissant par la connaissance, nous voyons là l’approche de cette révélation qui est la nôtre, qui est que les choses vont de l’inconscient vers le sujet qui se constitue dans sa dépendance, et remontent jusqu’à cet objet noyau que nous appelons ici agalma.
Telle est la structure qui règle la danse entre Alcibiade et Socrate. Alcibiade montre la présence de l’amour mais ne la montre qu’en tant que Socrate qui sait, peut s’y tromper et ne l’accompagne qu’en s’y trompant. Le leurre est réciproque. Il est aussi vrai pour Socrate, si c’est un leurre et s’il est vrai qu’il se leurre, qu’il est vrai pour Alcibiade qu’il est pris dans le leurre. Mais quel est le leurré le plus authentique sinon celui qui suit, ferme et sans se laisser dériver, ce que lui trace un amour que j’appellerai épouvantable.
Ne croyez pas que celle qui est mise à l’origine de ce discours, Aphrodite, soit une déesse qui sourit. Un présocratique, qui est je crois Démocrite, dit qu’elle était là toute seule à l’origine. Et c’est même à ce propos que pour la première fois apparaît dans les textes grecs le terme d’agalma. Vénus, pour l’appeler par son nom, naît tous les jours. C’est tous les jours la naissance d’Aphrodite et, pour reprendre à Platon lui-même une équivoque qui, je crois, est une véritable étymologie. je conclurai ce discours par ces mots : kalim¡ra/kalèmera/, bonjour, kalim¡row/kalimeros/ bonjour et beau désir. ! De la réflexion sur ce que je vous ai apporté ici du rapport de l’amour à quelque chose qui de toujours s’est appelé l’éternel amour… qu’il ne vous soit pas trop lourd à penser, si vous vous souvenez que ce terme de l’éternel amour est mis par Dante expressément aux portes de l’Enfer.