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Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 16 décembre 1959

Leçon du 16 décembre 1959

 

Freud remarque quelque part que si la psychanalyse, aux yeux de cer­tains, a pu soulever l’inquiétude de promouvoir à l’excès le règne des ins­tincts, elle n’a pas moins promu l’importance, la présence de l’instance morale. Ceci est une vérité d’évidence, et naturellement combien plus sûre, quotidiennement assurée par notre expérience de praticien. Aussi bien, peut-être ne mesure-t-on pas encore assez, au dehors, le caractère exorbitant de l’instance du sentiment de culpabilité jouant à l’insu du sujet. Ce sentiment de culpabilité inconscient, ces choses qui se présentent ainsi sous cet aspect massif, c’est ce que cette année, j’ai cru qu’il était nécessaire de serrer de plus près, d’articuler d’une façon telle que soit bien mise en évidence l’originalité de la révolution de pensée que com­porte l’effet de l’expérience freudienne concernant le domaine de l’éthique.

La dernière fois, j’ai essayé de vous montrer l’importance, le sens dans la psychologie freudienne, dans le premier texte, l’Entwurf, celui autour de quoi Freud a essayé d’organiser sa première intuition, de ce dont il s’agit dans l’expérience du névrotique. J’ai essayé de vous montrer quelle fonction pivot nous devons donner à ce quelque chose qui se rencontre au détour d’un texte de Freud. Mais c’est un détour qu’il convient simple­ment de ne pas manquer, et d’autant moins que ce détour, je vous l’ai montré, il le reprend toujours, sous diverses formes, jusqu’à la fin, sous ce point essentiel de das Ding. Das Ding est absolument nécessaire à conce­voir ce qu’il dit jusque dans un texte comme celui de 1925 de la Verneinung si pleine et riche de ressources, si pleine aussi d’interroga­tions. Das Ding, donc, c’est ce qui, au point initial, logiquement et du même coup, chronologiquement, au point initial de l’organisation du monde dans le psychisme, se présente, s’isole comme le terme étranger autour de quoi va tourner tout le mouvement de la Vorstellung. Ce mou­vement de la Vorstellung, donc, que Freud nous montre comme étant dirigé, gouverné essentiellement par un principe régulateur qui est dit principe du plaisir, principe régulateur lié au fonctionnement d’un appa­reil, comme tel de l’appareil neuronique. Et c’est autour de quoi pivote tout ce progrès adaptatif, si particulier chez l’homme pour autant que le processus symbolique s’y montre inextricablement tramé. Ce das Ding, je vous l’ai dit, c’est ce même terme que nous retrouvons dans la formule que nous devons tenir pour essentielle, puisqu’elle est mise en centre, et si on peut dire, comme point d’énigme de la Verneinung. Ce das Ding doit être identifié avec ce terme du wiederzufinden, de la tendance à retrouver qui est, pour Freud, ce qui fonde l’orientation du sujet humain vers l’objet, vers cet objet, remarquons-le bien, qui ne nous est même pas dit, puisque aussi bien nous pouvons ici donner son poids à une certaine critique textuelle qui peut sembler quelquefois, dans son attachement au signifiant, prendre une tournure [talmudique]. Pourtant il est remar­quable que cet objet dont il s’agit, nulle part Freud ne l’articule.

Aussi bien, cet objet, puisqu’il s’agit de le retrouver, nous le qualifions d’objet perdu. Mais cet objet n’a, en somme, jamais été perdu, quoiqu’il s’agisse essentiellement de le retrouver. Et, dans cette orientation vers l’objet, la régulation de la trame des Vorstellungen en tant qu’elles s’or­ganisent, qu’elles s’appellent l’une l’autre selon les lois d’une organisation de mémoire, d’un complexe de mémoire, d’une Bahnung, d’un frayage, traduirions-nous en français, mais aussi bien d’une concaténation, dirions-nous plus fortement encore, dont l’appareil neuronique nous laisse entrevoir, sous une forme matérielle peut-être, le jeu, cette Bahnung étant elle-même, dans son fonctionnement, réglée par la loi du principe de plaisir, à savoir ce quelque chose qui lui impose ces détours qui conservent sa distance par rapport à sa fin. Car ce qui, par la loi du principe du plai­sir, la dirige, c’est que ce que le principe du plaisir gouverne, c’est la recherche. L’étymologie ici, même en français, qui a remplacé le terme désuet de quérir, c’est bien le circa, le détour. La fonction même du principe du plaisir, est que quelque chose s’oppose au transfert de la quantité de Vorstellung en Vorstellung, qui toujours la maintient dans une cer­taine périphérie, à une certaine distance de ce autour de quoi en somme elle tourne, de cet objet à retrouver qui lui donne son invisible loi, mais qui n’est pas, d’autre part, ce qui règle ses trajets, ce qui les installe, ce qui les fixe, ce qui sans doute en modèle le retour. Et ce retour est une sorte de retour maintenu à distance en raison même de cette loi ici qui la soumet à n’être, en fin de compte, que quelque chose qui n’a d’autre fin que de rencontrer la satisfaction du Not des Lebens, une série de satisfactions rencontrées en route, liées sans doute à cette relation à l’objet, polarisées par cette relation et qui, à chaque instant, en modèlent, en tempèrent, en étayent les démarches suivant la loi propre au principe du plaisir qui est que une certaine quantité Q ή – différente par elle-même de la quantité amenée, imminente, menaçante, de la rencontre avec le monde extérieur, de ce qu’apporte à l’organisme l’incitation, l’excitation de l’extérieur – une certaine quantité Q ή forme, en quelque sorte, le niveau qui ne saurait être dépassé sans provoquer quelque chose qui instaure, à ce principe du plai­sir, sa limite, quelque chose qui est différent de la polarisation Lust/Unlust, plaisir/déplaisir, qui ne sont justement que les deux formes sous lesquelles s’exprime cette seule et même régulation qui s’appelle principe du plaisir, qui en forme la limite.

C’est le moment où, d’une façon quelconque, soit de l’intérieur, soit aussi bien de l’extérieur, la quantité vient à dépasser ce qui, si l’on peut dire, est la chose, en tout cas, métaphoriquement dite, articulée par Freud presque, à nous donnée comme à prendre au pied de la lettre ; ce qui, métaphoriquement, peut s’exprimer et ce qu’il exprime par ce que peut admettre la largeur des voies de conduction, le diamètre individuel de ce que peut supporter l’organisme. C’est le diamètre qui, en quelque sorte, règle cette admission de la quantité qui lui impose ceci qu’au-delà de la limite elle se transforme en complexité. En quelque sorte, c’est dans la mesure où une forte impulsion psychique augmente, dépasse un certain niveau, qu’elle n’est pas pour autant rendue capable d’aller plus loin, d’al­ler plus droit, vers ce qui serait son but et son terme, mais que bien plutôt elle se complexifie, elle s’éparpille, elle diffuse dans l’organisme psychique ce quelque chose qui va d’une façon toujours croissante, dans une sorte d’expansion de la zone illuminée de l’organisme neuronique, elle va allumer au loin, de ci de là, selon les lois d’un frayage qui est précisément celui du frayage associatif, des constellations représentatives, constellations de Vorstellungen qui règlent l’association des idées, l’association des Gedanken inconscientes, selon les lois du principe du plaisir.

La limite, elle, a un nom. Cette limite est autre chose que la polarité Lust/Unlust dont parle Freud. Elle représente l’invasion de la quantité pour autant que rien ne peut, dans certaines conditions, procéder à ce qui normalement, primitivement, avant même l’entrée dans cette fonction du système Ψ, intervient normalement pour régler l’invasion de la quan­tité selon les lois du principe du plaisir, c’est à savoir l’évitement, la fuite, le mouvement. C’est à la motricité qu’au dernier terme est donnée, est conférée et déléguée cette fonction pour l’organisme de laisser au-dessous d’un certain niveau homéostatique ce qui règle le niveau de tension sup­portable, est donnée la structuration de la relation de l’organisme humain par le système Ψ. L’appareil nerveux est conçu essentiellement comme centre ou lieu d’une régulation autonome. Il faut bien considérer comme tel, comme isolé, distinct, avec tout ce que ceci peut comporter de dis­cordance par rapport à la vie, de l’homéostase générale, celle qui met en jeu, par exemple, tout l’équilibre des humeurs. L’équilibre des humeurs intervient, mais elle-même comme ordre de stimulations venant de l’in­térieur. C’est bien ainsi que s’exprime Freud. Il y a, par rapport à cet organisme nerveux, des stimulations qui viennent de l’intérieur. Elles sont comparées par lui aux stimulations extérieures.

Cette limite de la douleur, j’aimerais que nous nous y arrêtions un ins­tant.

J’ai dit un jour qu’il ne me semblait pas sûr que le terme de motorisch, de moteur qui, quelque part, est donné par Freud, nous disent les com­mentateurs qui ont recueilli les lettres à Fliess, sous la forme d’un simple lapsus, à la place de cellule, noyau, organe, secretorisch, qu’il ne me sem­blait pas sûr que ce fût tellement un lapsus. Effectivement, si Freud nous dit que la réaction de la douleur survient dans la majorité des cas, pour autant que la réaction motrice, la réaction de fuite est impossible, se dérobe – et là tout spécialement – devant les faits où elle est impossible pour autant que la stimulation et l’excitation vient de l’intérieur, il me semble que ce lapsus – ce prétendu lapsus – n’est là que pour nous indi­quer la foncière homologie devant un certain registre de la relation de la douleur avec cette réaction motrice et nous indiquer ce quelque chose qui, j’espère, ne vous paraîtra pas absurde – la chose m’avait frappé très anciennement – que dans l’organisation de la moelle épinière on trouve des neurones et des axones de la douleur au même niveau, à la même place, à certains étages qui est celle où, à d’autres étages, certains neu­rones, certains axones, liés essentiellement à la motricité tonique, se ren­contrent. Aussi bien, la douleur ne doit-elle pas être purement et simple­ment prise dans le registre des réactions sensorielles. Je dirai que ce que nous ont montré les incidences physiologiques, ce que la chirurgie de la douleur nous montre, c’est qu’il n’y a pas là quelque chose de simple qui puisse être considéré simplement comme une qualité de la réaction sen­sorielle, et que le caractère complexe, si l’on peut dire, intermédiaire entre l’afférent et l’efférent de la douleur, est quelque chose qui nous est suggéré par les résultats, il faut bien le dire, surprenants de telle ou telle section qui permet la conservation de la notion de douleur dans certaines affections internes, spécialement dans les affections cancéreuses avec, en même temps, la suppression, la levée, si l’on peut dire, d’une certaine qualité subjective qui en fait à proprement parler le caractère insupportable. Bref, est-ce aussi bien ceci, qui est encore de l’ordre d’une exploration physio­logique moderne qui ne nous permet pas encore de bien pleinement les articuler, ceci n’est que quelque chose où je vous prie de voir la suggestion que peut-être nous devons concevoir la douleur comme quelque chose qui, dans l’ordre d’existence, est peut-être comme un champ qui s’ouvre, précisément, à la limite où il n’y a pas la possibilité pour l’être de se mou­voir.

Est-ce que quelque chose ne nous est pas là ouvert, dans je ne sais quelle aperception des poètes, dans le mythe de Daphné ce changeant en arbre sous la pression à laquelle elle ne peut plus échapper, que quelque chose dans l’être vivant, qui n’a pas la possibilité de se mouvoir, nous suggère, jusque dans leur forme, la présence de ce qu’on pourrait appeler une douleur pétrifiée ? Est-ce qu’il n’y a pas dans ce que nous faisons nous-mêmes du règne de la pierre, pour autant que nous ne la laissons plus rouler, pour autant que nous la dressons, que nous en faisons ce quelque chose d’arrêté qui est une architecture, est-ce qu’il n’y a pas dans l’architecture elle-même quelque chose, pour nous, comme la présentifi­cation de la douleur ? Quelque chose irait dans ce sens. C’est ce qui se passe, à la limite, quand, à un moment de l’histoire de l’architecture, celui du baroque, sous l’influence d’un moment de l’histoire qui est aussi bien celui auquel nous allons nous retrouver tout à l’heure, quelque chose est tenté pour faire de l’architecture elle-même, je ne sais quel effort vers le plaisir, pour lui donner je ne sais quelle libération qui la fait en effet flam­ber dans ce qui pour nous apparaît comme un tel paradoxe dans toute l’histoire de la bâtisse et du bâtiment. Cet effort vers le plaisir, aussi bien qu’est-ce qu’il donne, si ce n’est ce que nous appelons dans notre langage, ici, métaphorique et qui va loin comme tel, des formes torturées. Vous me pardonnerez, je pense, cette excursion, puisque aussi bien, autant que je vous l’ai annoncé, elle n’est pas sans lancer à l’avance je ne sais quelle pointe vers quelque chose que nous nous trouverons amenés à reprendre tout à l’heure à propos de ce que j’ai appelé, pour vous, l’époque de l’homme du plaisir, le XVIIIe siècle, et le style très spécial qu’il a introduit dans l’investigation de l’érotisme.

Revenons à nos Vorstellungen et tâchons maintenant de les com­prendre, de les surprendre, de les arrêter dans leur fonctionnement pour nous apercevoir de quoi il s’agit dans la psychologie freudienne, c’est à savoir de ce caractère de composition imaginaire, d’élément imaginaire de l’objet qui en fait, en quelque sorte, ce qu’on pourrait appeler la sub­stance de l’apparence, ce qui est le matériel d’un leurre vital, ce qui en fait essentiellement une apparition ouverte à la déception d’une Erscheinung, dirais-je, si je me permettais de parler allemand, ce en quoi l’apparence se soutient, mais qui est aussi bien l’apparition du tout-venant, l’apparition courante, ce qui forge ce Vor, ce tiers, ce qui se promeut, ce qui se produit à partir de la Chose, ce quelque chose d’essentiellement décomposé, la Vorstellung. C’est ce autour de quoi tourne depuis toujours la philoso­phie de l’Occident depuis Aristote. Dans Aristote ceci commence par la phantasia très exactement.

La Vorstellung est prise dans Freud dans son caractère radical, sous la forme où elle est introduite dans une philosophie qui est essentiellement tracée par la théorie de la connaissance. Freud l’arrache à cette tradition pour l’isoler dans sa fonction. Et c’est là ce qui est remarquable. C’est ce qu’il lui assigne jusqu’à l’extrême, ce caractère, auquel précisément ces philosophes n’ont pas pu se résoudre à la réduire, de corps vide, de fan­tôme, de pâle incube de la relation au monde, de jouissance exténuée qui en fait à travers toute l’interrogation du philosophe le caractère essentiel. Et cette sphère, cet ordre, cette gravitation des Vorstellungen, les place­t-il ? Là je vous ai dit la dernière fois qu’il fallait, à bien lire Freud, les placer, entre perception et conscience, comme je vous l’ai dit, entre cuir et chair. W c’est Wahrnehmung, perception. Ici principe de réalité. Et ici, nous l’avons dit, Bewußtsein, donc conscience. C’est ici entre percep­tion et conscience que vient s’insérer ce qui, au niveau du principe du plaisir, fonctionne, c’est-à-dire les processus de pensée pour autant qu’ils règlent, par le principe du plaisir, l’investissement des Vorstellungen et la structure dans laquelle l’inconscient s’organise, la structure dans laquelle la sous-jacence des mécanismes inconscients se floculent, ce qui fait le grumeau de la représentation, à savoir quelque chose qui a la même struc­ture, c’est là le point essentiel sur lequel j’insiste, la même structure que le signifiant. Ce qui n’est pas simplement Vorstellung, mais comme Freud l’écrit, plus tard, dans son article sur le Unbewußt, Vorstellungsrepräsen­tanz, ce qui fait de la Vorstellung un élément associatif, un élément com­binatoire, qui en fait quelque chose qui, d’ores et déjà, met à notre dispo­sition un monde de la Vorstellung déjà organisé selon les possibilités du signifiant comme tel, quelque chose qui, déjà au niveau de l’inconscient, s’organise selon des lois qui, Freud l’a bien dit, ne sont pas forcément les lois de la contradiction, les lois de la grammaire, mais qui sont d’ores et déjà les lois de la condensation, les lois du déplacement, celles que j’ap­pelle pour vous les lois de la métaphore, les lois de la métonymie. Quoi donc d’étonnant qu’ici, je veux dire entre perception et conscience, là se passent ces processus de la pensée qui ne seraient rien, jamais, pour la conscience, nous dit Freud, si elles ne pouvaient lui être apportés par l’in­termédiaire d’un discours, de ce qui peut s’expliciter, s’articuler dans la Vorbewußtsein, dans le préconscient. Qu’est-ce à dire ? Ici Freud ne nous laisse aucun doute. Il s’agit de mots. Et, bien entendu, ces Wortvorstel­lungen dont il s’agit, il faut aussi que nous les situions par rapport à ce que nous articulons ici.

Ce n’est pas, bien sûr, Freud nous le dit, la même chose que les Vorstel­lungen dont nous suivons à travers le mécanisme inconscient le processus de superposition, de métaphore et de métonymie comme je vous le disais à l’instant. C’est bien autre chose. Ce sont les Wortvorstellungen qui ins­taurent un discours qui s’articule sur les processus de la pensée. En d’autres termes, nous ne connaîtrions rien – et en effet nous n’en connaissons rien, des processus de notre pensée – si, jusqu’à un certain point, laissez-moi le dire pour accentuer ma pensée, si nous ne faisions pas de psychologie. En d’autres termes, c’est parce que nous parlons de ce qui se passe en nous, que nous en parlons dans des termes à la fois inévitables et, d’autre part, dont nous savons à proprement parler l’indignité, le vide, la vanité, c’est à partir du moment où nous parlons obligatoirement de notre volonté comme d’une faculté distincte de notre entendement, comme de quelque chose qui aussi serait une faculté, c’est à partir de ce moment que nous avons une préconscience, et que nous sommes capables, en effet, d’articuler en un discours quelque chose de ce chemi­nement par lequel nous nous articulons en nous-mêmes, nous nous jus­tifions, nous rationalisons pour nous-mêmes, dans telle ou telle circons­tance, le cheminement de notre désir. C’est bien d’un discours, en effet, qu’il s’agit. Et ce que Freud ici accentue, articule, c’est – après tout nous n’en savons rien d’autre – que ce discours, ce qui vient à la Bewußtsein c’est la Wahrnrehmung, la perception de ce discours, et rien d’autre. C’est là exactement sa pensée. C’est là aussi ce qui fait qu’il a tendance à rejeter au néant des représentations superficielles pour employer ce quelque chose qui est du courant, ce qu’un Silberer appelle le phénomène fonc­tionnel. Il nous dit, c’est fort juste qu’il y a dans telle ou telle phase du rêve des choses qui nous représentent, en quelque sorte d’une façon imagée, le fonctionnement psychique, qui nous représentent par exemple les couches du psychisme sous la forme du jeu de l’oie. Dans l’occasion, c’est là l’exemple que Silberer a rendu notoire. Que dit Freud ? Qu’il ne s’agit là que de la production de rêve d’un esprit porté à la métaphysique, enten­dez par là à la psychologie, porté à représenter, à magnifier ce que le dis­cours nous impose comme nécessaire lorsqu’il s’agit pour nous de dis­tinguer ce quelque chose qui ne représente pas autre chose qu’une certaine scansion de notre expérience intime, mais qui, nous dit Freud, en laisse échapper la structure, la gravitation la plus profonde qui, elle, se fonde au niveau de Vorstellungen. Mais ces Vorstellungen, d’un autre côté, il nous affirme que leur gravitation, leur mode d’échange, leur éco­nomie, la façon dont elles se modulent, c’est, et il l’articule, selon les mêmes lois où nous pouvons reconnaître celles qui, si vous suivez mon enseignement, sont les lois les plus fondamentales du fonctionnement de la chaîne signifiante. Est-ce que je suis arrivé à me faire bien entendre ? Je pense qu’il est difficile, il me semble, sur ce point essentiel, d’être plus clair et plus accentué.

Ici, nous voilà amenés à distinguer, donc, ce qui est l’articulation effec­tive d’un discours, d’une gravitation des Vorstellungen sous la forme de Vorstellungsrepräsentanz de ces articulations inconscientes. Il s’agit de voir que ce que, dans telles circonstances, nous appelons Sachvorstellun­gen, est quelque chose qui se passe comme une opposition polaire aux jeux de mots, aux Wortvorstellungen, mais qui ne va pas, à ce niveau, sans les Wortvorstellungen, que la fonction du Ding, de la Chose en tant qu’elle est une fonction primordiale, qu’elle se situe au niveau initial d’ins­tauration de la gravitation des Vorstellungen inconscientes, a une autre fonction.

La dernière fois, le temps m’a manqué pour essayer de vous trouver, dans l’usage courant du langage, dans leurs emplois comme je vous ai dit, de vous faire sentir la différence linguistique qu’il y a entre Ding et Sache. Il est bien clair qu’on ne l’emploiera pas dans chaque cas indiffé­remment. Et même que, s’il y a des cas où l’on peut employer l’une et l’autre, assurément choisir l’une ou l’autre nous donne, en allemand, une accentuation préférentielle au discours. Je prie seulement ceux qui savent l’allemand de vous référer aux exemples du dictionnaire. Vous verrez dans quels cas on emploie Ding et dans quels cas on emploie Sache. On dira Sache, les affaires de la religion, et on dira quand même que la foi n’est pas Jedermanding, la chose de tout le monde, on pourra employer Ding, comme Maître Eckhart, pour parler de l’âge, et Dieu sait si dans Maître Eckhart l’âme est une Großding, la plus grande des Choses. Il n’em­ploierait certainement pas le terme de Sache. Et même si je voulais vous faire sentir la différence dans quelque chose qui vous permettrait de voir du même coup une sorte de référence globale à ce qui se répartit dans l’emploi du signifiant d’une façon différente, en allemand et en français, je vous dirais cette phrase que j’avais sur les lèvres la dernière fois, que j’ai retenue parce qu’après tout, je ne suis pas germanogène, et que j’ai dû en faire l’épreuve dans l’intervalle aux oreilles de certains dont c’est la langue maternelle, c’est la phrase suivante: « Die Sache, pourrait-on dire, ist das Wort des Dinges. » On peut dire cela, et pour le traduire en français cela voudrait dire que « Die Sache, l’affaire, ist das Wort des Dinges », est le mot de la Chose. Cela peut se dire. C’est justement en tant que nous pas­sons au discours que la Ding, la Chose, se résout dans une série d’effets ; je dirai d’effets même au sens où l’on peut dire meine Sache. Et c’est tout mon saint-frusquin, mais bien autre chose que das Ding, que la Chose à laquelle il nous faut maintenant revenir, mais dont vous ne serez pas éton­nés, je pense, qu’à ce niveau, au niveau des Vorstellungen, la Chose, je ne dirai pas ne soit rien, mais que littéralement elle ne soit pas, qu’elle se dis­tingue comme absente, comme étrangère, que tout ce qui d’elle s’articule comme bon et mauvais définisse, divise le sujet à son endroit, je dirai irré­pressiblement, irrémédiablement, et sans aucun doute, par rapport à la même Chose. Il n’y a pas de bon et de mauvais objet. Il y a du bon et du mauvais. Et puis il y a la Chose. Le bon et le mauvais, vous le faites entrer dans l’ordre déjà de la Vorstellung. Le bon et le mauvais sont là comme indices de ce qui déjà oriente, selon le principe du plaisir, la position du sujet par rapport à ce qui ne sera jamais que représentation, que recherche d’un état élu, d’un état de souhait, d’un état d’attente de quelque chose qui est toujours à une certaine distance de la Chose, encore qu’il soit réglé par cette Chose qui est là, au-delà.

Donc nous le voyons, au niveau de ce que l’autre jour nous avons noté comme étant les étapes du système Ψ, ici Wahrnehmungszeichen, et ici Vorbewußtsein, nous nous trouvons avec, ici, les Wortvorstellungen, pour autant que les Wortvorstellungen reflètent en un discours ce qui se passe au niveau des processus de la pensée, lesquels sont eux-mêmes réglés par les lois de l’Unbewusst, c’est-à-dire par le principe du plaisir. Les Wortvorstellungen, ici, s’opposent comme le reflet de discours à ce qui, ici, s’ordonne selon une économie de paroles dans les Vorstellungsreprä­sentanzen que Freud appelle aussi, au niveau de l’Entwurf, les souvenirs conceptuels. Ce n’est qu’une première approximation de la même notion. Observez que ce que nous avons ici au niveau du système φ, c’est-à-dire au niveau de ce qui se passe avant l’entrée dans le système Ψ et le passage dans l’étendue de la Bahnung, de l’organisation des Vorstellungen, ce qui se passe comme réaction typique de l’organisme, en tant qu’il est réglé par l’appareil neuronique, c’est l’élidement. Les choses sont vermeidet, éli­dées. Ici, au niveau des Vorstellungsrepräsentanzen, c’est le lieu élu de la Verdrängung. Ici, c’est le lieu de la Verneinung. je m’arrête un instant ici pour vous montrer la signification d’un point qui fait encore problème pour certains d’entre vous. Je m’arrête pour ceci un instant à la Verneinung. Comme Freud le fait remarquer, c’est le mode tout à fait privilégié de connotation, au niveau du discours, de ce qui ailleurs, précisément dans l’inconscient, est verdrängt ou refoulé. C’est une façon par où se situe, dans le discours prononcé, énoncé, dans le dis­cours du Lautwerden, ce qui est caché, ce qui est verborgen dans l’in­conscient. Ce qui est verneint, c’est la façon paradoxale sous laquelle s’avoue ce qui, pour le sujet, se trouve à la fois là présentifié et renié. Il fau­drait, en réalité, étendre cette étude de la Verneinung, de la négation, comme j’ai déjà devant vous commencé d’amorcer de le faire, la prolon­ger par une étude de la particule négative, et se demander si ce n’est pas là que se trouve, dans cette particule, dans ce petit ne dont je vous ai mon­tré, indiqué, appris dans la trace de Pichon, que dans la langue française il se montre dans un usage si subtilement différencié au niveau de ce ne dis­cordantiel, dont je vous ai montré la place entre l’énonciation et l’énoncé, cette place qui le fait apparaître si paradoxalement dans les cas où, par exemple, le sujet énonce sa propre crainte. Je crains, non pas comme la logique semble l’indiquer, qu’il vienne – c’est bien là ce que le sujet veut dire -, mais je crains qu’il ne vienne, en français. Et ce ne si bien dit de cette façon nous montre sa place flottante entre les deux niveaux dont je vous ai appris à distinguer, dont je vous ai appris à faire usage du graphe pour en retrouver la distinction, celui de l’énonciation du sujet pour autant que le sujet dit : « Je crains quelque chose qu’en énonçant je fais surgir dans mon existence et, du même coup, dans son existence de vœu qu’il vienne ». C’est là que s’introduit ce petit ne qui le distingue, qui montre la discordance de l’énonciation à l’énoncé, et qui montre la véritable fonc­tion de la particule. La particule négative ne peut surgir, ne peut être, ne vient au jour qu’à partir du moment où je parle vraiment, et non pas au moment où je suis parlé, si je suis au niveau de l’inconscient. C’est sans doute là ce que veut dire Freud. Et je crois que c’est bon d’interpréter ainsi ce que dit Freud quand il dit qu’il n’y a pas de négation au niveau de l’in­conscient; car aussitôt après il nous montre que, bien sûr, il y en a une. C’est-à-dire que, dans l’inconscient, il y a toutes sortes de façons de la représenter métaphoriquement. Il y a toutes sortes de façons, dans un rêve, de représenter la négation, sauf bien sûr la petite particule ne, parce que la petite particule ne fait partie du discours.

Et ceci commence à nous montrer, dans des exemples concrets, la dis­tinction qu’il y a entre ceci que je commence, pour vous, à distinguer sur un point topologique précis, à savoir la fonction du discours et celle de la parole.

Ainsi, la Verneinung, loin d’être ce pur et simple paradoxe de ce qui se présente sous la forme du non, n’est pas n’importe quel non. Car il y a bien sûr tout un monde du non-dit, de l’interdit, puisque c’est même là la forme sous laquelle se présente essentiellement la Verdrängt qui est l’in­conscience. Mais, si on peut dire, la Verneinung n’est que la pointe la plus affirmée de ce que je pourrais appeler l’entredit, comme on dit l’entrevu. Et aussi bien, si on cherchait un peu dans l’usage courant de l’éventail sen­timental tout ce qui peut se dire en disant seulement: « Je ne dis pas ». Ou simplement, comme on s’exprime dans Racine: « Non, je ne vous hais point. » Eh bien, pour concevoir dans ce jeu de l’oie, où vous voyez la Verneinung représenter la forme inversée d’un certain point de vue de la Verdrängung, la différence d’organisation qu’il y a entre l’une et l’autre par rapport à une fonction qui est celle de l’aveu, je veux simplement vous indiquer ici, pour ceux pour qui ceci fait encore problème, que de même vous aurez une correspondance entre ce qui ici s’articule pleine­ment au niveau de l’inconscient, c’est-à-dire la Verurteilung, et ce qui se passe à ce niveau distingué par Freud dans la lettre 52, dans la première signification signifiante de la Verneinung, celle de la Verwerfung. Et l’un d’entre vous, Laplanche, dans sa thèse sur Hölderlin, dont nous aurons j’espère un jour à nous entretenir ici, s’interroge sur ce que peut être cette Verwerfung, et m’interroge en disant, s’agit-il du Nom-de-Père, comme il s’agit dans la paranoïa, ou s’agit-il du Nom-du-Père ? S’il s’agit de cela, il y a peu d’exemples pathologiques qui nous mettent en présence de son absence, de son refus effectif. Si c’est le Nom-du-Père, est-ce que nous n’entrons pas là dans une suite de difficultés concernant le fait qu’il y a toujours quelque chose de signifié pour le sujet, qui est attaché à l’expé­rience, qu’elle soit présente ou absente, de ce quelque chose qui, je le dis, à quelque titre, à quelque degré est venu pour lui occuper cette place ?

Bien sûr, cette notion de la substance signifiante comme telle est là quelque chose qui ne peut pas manquer, pour tout bon esprit, de faire problème. Mais n’oubliez pas ceci, c’est dans le système premier des signi­fiants, dans le système au niveau des Wahrnehmungszeichen, des signes de la perception, ce à quoi nous avons affaire, c’est à quelque chose qui se propose comme la synchronie primitive du système signifiant. C’est dans la Gleichzeitigkeit, c’est pour autant que c’est en même temps que peut se présenter au sujet plusieurs signifiants que tout commence, c’est à ce niveau que le Fort est corrélatif du Da et que le Fort encore ne puisse s’exprimer que dans l’alternance, que quelque chose qui ne peut s’expri­mer qu’à partir d’une synchronie fondamentale, c’est à partir de là que quelque chose s’organise dont, ici, il nous apparaît que le simple jeu du Fort et du Da ne saurait suffire à la constituer.

Déjà j’ai, devant vous, posé le problème, quel est le minimum initial d’une batterie signifiante concevable pour que puissent commencer à jouer, à s’organiser le domaine, l’ordre et le registre du signifiant ? C’est bien pour autant que quelque chose qui fait qu’il ne saurait y avoir de deux sans trois, qui, sûrement, je le pense, doit comporter même le quatre, la quadripartite, le Geviert, comme dit quelque part Heidegger, pour autant que quelque chose, qu’un terme est constitué qui tient le système des mots, leur base, dans une certaine distance, une certaine dimension relationnelle, c’est pour autant que ce terme dont il s’agit peut être refusé, qu’il y a quelque chose qui manque et vers quoi tendra désespérément le véritable effort de suppléance, de la significantisation, que nous verrons se développer toute la psychologie du psychotique. Et ce quelque chose dont, après l’avoir ici simplement indiqué, je vous laisse seulement espé­rer que peut-être nous aurons à y revenir avec aussi l’explicitation remar­quable qu’en a faite Laplanche au niveau du cas d’une expérience poé­tique qui le déploie, qui le dévoile, qui le rend sensible d’une façon toute spécialement éclairante, le cas d’Hölderlin. La fonction, le point de cet endroit, de cette place où il y a là quelque chose qui contient les mots, qui les contient au sens où contenir veut dire retenir, une articulation, une dis­tance primitive est concevable, est possible et introduit la synchronie sur laquelle ensuite peut s’étager la dialectique dont il s’agit, la dialectique essentielle, celle où l’autre peut se trouver comme autre de l’autre. Cet autre de l’autre qui n’est là que par sa place, peut trouver sa place même si nulle part nous ne pouvons le trouver dans le réel, même si tout ce que nous pouvons trouver dans le réel pour occuper cette place ne vaut que pour autant qu’il occupe cette place mais ne peut lui apporter aucune autre garantie que d’être cette place.

Ainsi, voici située une autre topologie, une topologie qui est celle qu’institue le rapport au réel. Le rapport au réel, nous allons maintenant pouvoir le définir, l’articuler, et nous apercevoir de ce que signifie en fait ce qu’on appelle le principe de réalité. Et comment c’est à ce principe qu’est liée toute la fonction qui vient, dans Freud, s’articuler dans ce terme de surmoi, Über-Ich ; ce qui, avouez-le, serait un bien piètre jeu de mots si ce n’était qu’une façon substitutive d’appeler ce qu’on a toujours appelé la conscience morale ou quelque chose d’analogue.

Si Freud nous apporte une articulation vraiment nouvelle, s’il nous montre la racine, le fonctionnement psychologique de ce qui, dans la constitution humaine, pèse, et pèse mon Dieu combien lourd, dessus toutes ces formes dont il n’y a pas lieu de méconnaître aucune jusqu’à celle, la plus simple, de ce qu’on appelle les commandements, et même dirai-je les dix commandements. Et je dirai que je ne reculerai pas, car j’ai là-dessus amorcé quelque chose, à mettre en question une chose sur ce plan; ces dix commandements dont nous pouvions penser que, jusqu’à un certain degré, nous en avions fait le tour, il est bien clair que nous ne les voyons fonctionner, sinon en nous, en tout cas dans les choses, d’une façon singulièrement vivace, et qu’il conviendrait peut-être de revoir ce que Freud, ici, articule, je l’énoncerai en ces termes, dont il semble que tous les commentaires à l’avance ne soient promus que pour nous les faire oublier. Freud, ne l’oublions pas, apporte aux fondements de la morale la découverte, diront les uns, l’affirmation diront les autres, l’af­firmation de la découverte, je le crois, que la loi fondamentale, la loi pri­mordiale, celle où commence ce qui est la culture en tant que la culture s’oppose à la nature – car on peut dire que les deux choses sont fonda­mentalement, parfaitement, dans Freud, individualisées en un sens moderne, je veux dire au sens où Lévi-Strauss de nos jours peut l’articu­ler que la loi fondamentale, c’est la loi de l’interdiction de l’inceste.

Tout le développement, je l’indique tout de suite, de la psychanalyse, va à le confirmer de façon de plus en plus lourde, tout en le soulignant de moins en moins. Je veux dire que tout ce qui se développe au niveau de l’inter-psychologie enfant-mère, et qu’on exprime si mal dans les catégo­ries dites de la frustration, de la gratification, et de la dépendance, de tout ce que vous voudrez, n’est qu’un immense développement du caractère essentiel, fondamental, de la Chose maternelle, de la mère, en tant qu’elle occupe la place de cette Chose, de das Ding. Tout le monde sait que le cor­rélatif en est ce désir de l’inceste qui est la grande trouvaille de Freud, la nouveauté dont on a beau nous dire qu’épisodiquement, quelque part, on le voit dans Platon, ou que Diderot l’a dit dans Le neveu de Rameau ou dans le Supplément au voyage de Bougainville, ceci m’est indifférent. Il est important qu’il y ait un homme qui, à un moment donné de l’histoire, se soit levé pour dire, c’est là le désir essentiel. En d’autres termes, c’est ceci qu’il s’agit de tenir fermement dans notre main, que Freud désigne à la fois dans l’inceste et dans le désir de l’inceste, le principe de la loi fonda­mentale, de la loi primordiale, autour de laquelle tous les autres dévelop­pements culturels se développent, ils ne sont que les conséquents et les rameaux, et en même temps l’identifie au désir le plus fondamental.

Ceci est toujours par quelque côté éludé, même quand Claude Lévi-strauss, confirmant en quelque sorte dans son étude magistrale des Structures élémentaires de la parenté, le caractère primordial de la loi comme telle, à savoir l’introduction du signifiant et de sa combinatoire dans la nature humaine par l’intermédiaire des lois préférentielles du mariage réglé par une organisation des échanges qu’il qualifie comme structure élémentaire, pour autant que des indications positives, préfé­rentielles, sont données au choix du conjoint, c’est-à-dire qu’un ordre est introduit dans l’alliance, produisant une dimension nouvelle à côté de celui de l’hérédité en somme, même quand Claude Lévi-Strauss fait cela et tourne longuement autour de la question de l’inceste pour nous expli­quer ce qui rend en quelque sorte nécessaire qu’il soit interdit, il ne va tout de même pas plus loin qu’à nous indiquer pourquoi le père n’épouse pas sa fille, c’est-à-dire qu’il faut que les filles soient échangées, pour ainsi dire. Mais pourquoi le fils ne couche pas avec sa mère ? C’est tout de même là qu’il reste quelque chose de voilé. Bien entendu, il fait justice de toutes les soi-disant justifications par les effets biologiques, soi-disant redoutables, de tous ces croisements trop proches. Il démontre qu’à bref délai toutes leurs conséquences sont rejetées. Je veux dire que, loin qu’il se produise ces effets de résurgence du récessif dont on peut craindre qu’il introduise des éléments de dégénérescence, des éléments redoutables, tout prouve au contraire qu’une telle endogamie est ce qui est couramment employé dans toutes les branches de la domestication pour améliorer une race, qu’il s’agisse d’une race végétale ou animale. C’est bien dans l’ordre de la culture que joue la loi et que la loi a pour conséquence, sans aucun doute bien entendu, toujours d’exclure cet inceste fondamental, l’inceste fils­-mère qui est le point central sur lequel Freud met l’accent. Il n’en reste pas moins vrai que tout, si l’on peut dire, est justifié autour, mais que ce point central demeure, et on le voit très bien, à lire de près le texte de Lévi-strauss, le point le plus énigmatique, le plus irréductible, que là se trouve quelque chose qui est entre nature et culture, et quelque chose qui, ni d’un point de vue ni de l’autre, ne trouve pleinement sa justification.

C’est là aussi que je veux vous arrêter, vous montrant qu’en quelque sorte, ce que nous trouvons dans la loi de l’inceste, c’est quelque chose qui se situe fondamentalement, et comme tel, au niveau du rapport incons­cient avec das Ding, la Chose. C’est pour autant que le désir pour la mère, disons, ne saurait être satisfait, parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande qui est justement celui qui structure le plus profondément, et comme tel, l’inconscient de l’homme, c’est justement dans la mesure même où la fonction du principe du plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais ce qu’il ne saurait atteindre, c’est là que gît l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste. Et après tout ceci ne mérite même d’être retenu, à ce degré d’inspection métaphysique, que si nous pouvons le confirmer, par le rapport avec ce qui, de la loi morale, si nous sommes dans le vrai, est ce qui vient à s’articuler au niveau du discours effectif, du discours qui peut venir pour l’homme au niveau de son savoir, du dis­cours, je dirai pré-conscient ou conscient, c’est-à-dire de la loi effective, c’est-à-dire de ces fameux dix commandements dont je parlais tout à l’heure.

Ces commandements sont-ils dix ? Ma foi, peut-être bien. J’ai essayé d’en refaire le compte en allant aux sources. J’ai été prendre ici mon exem­plaire, celui de Silvestre de Sacy, ce que nous avons en France de plus proche de ce qui a exercé une influence si décisive dans la pensée, dans l’histoire d’autres peuples, la Bible, qui est à l’inauguration de la culture slave avec Saint Cyrille, et la version autorisée des anglais dont on peut dire que, si on ne la connaît pas par cœur, on est totalement exclu. Nous, nous n’avons pas cela, mais quand même je vous conseille néanmoins de vous reporter à cette version du XVIIe siècle, malgré ses impropriétés, ses inexactitudes, qui ont ce point d’avoir été la version que les gens lisaient, et pour qui cela faisait problème, et pour qui des générations de pasteurs ont écrit et bataillé sur l’interprétation de telle ou telle interdiction pré­sente ou passée inscrite dans les textes. J’ai donc été en prendre le texte de ce Décalogue que Dieu, au troisième jour du troisième mois après leur sortie d’Égypte, dans la nuée sombre du Sinaï, avec éclairs et interdiction au peuple d’approcher, articule devant Moïse. Et je dois dire que sur ce point, à l’occasion, un jour, j’aimerais bien tout de même laisser la parole à quelqu’un ici de plus qualifié que moi pour traiter, à savoir pour analy­ser la série des avatars que l’articulation précise, signifiante, de ces dix commandements a subi à travers les âges, à savoir pour les reprendre depuis les textes hébreux jusqu’à celui où il se présente dans le petit ron­ron des versiculets hémistichés du catéchisme. Ce serait là quelque chose d’intéressant. Ce que je voudrais dire, c’est que ces dix commandements, tout négatifs qu’ils soient, qu’ils apparaissent-et on nous fait toujours la remarque qu’il n’y a pas que le côté négatif de la morale, mais aussi le côté positif – je ne m’arrêterai pas tellement à leur caractère interdictif. Je dirai qu’il y a quelque chose que j’ai déjà indiqué, c’est que ces dix comman­dements ne sont peut-être que les commandements de la parole. Je veux dire les commandements qui explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole, je n’ai pas dit de discours, possible. Je n’ai donné là qu’une indi­cation, et c’est que je ne pouvais pas à ce moment-là aller plus loin. Et ici je reprends ce sillon. Je m’arrête et je vous interroge. Je veux vous faire remarquer une chose, c’est qu’en tout cas, ces dix commandements qui constituent à peu près tout de ce qui contre vents et marées constitue ce qui est reçu comme commandements par l’ensemble de l’humanité civi­lisée ou pas, ou presque – mais celle qui ne l’est pas nous ne la connaissons qu’à travers un certain nombre de scriptogrammes, tenons-nous en à la civilisée – dans ces dix commandements, nulle part il n’est signalé qu’il ne faut pas coucher avec sa mère. Je ne pense pas que le commandement de l’honorer puisse être considéré comme la moindre indication, dans ce sens, positive ou négative; serait-ce ce qu’on appelle dans les histoires de Marius et d’Olive, de lui faire une bonne manière ?

Les dix commandements, est-ce que nous ne pourrions pas, la pro­chaine fois, essayer de les interpréter comme quelque chose qui est fort proche de ce qui fonctionne effectivement dans le refoulement de l’in­conscient ? Les dix commandements destinés à tenir, au sens le plus profond du terme, le sujet à distance de toute réalisation de l’inceste, c’est un mode sous lequel ils sont interprétables, à une condition et à une seule, c’est si nous nous apercevons en même temps que cette interdiction de l’inceste comme je vous l’ai indiqué, n’est autre chose que la condition pour que subsiste la parole. En d’autres termes je crois que ceci nous ramène à interroger le sens des dix commandements pour autant qu’ils sont liés, de la façon la plus profonde, à ce qui règle, à ce qui gouverne cette distance du sujet au das Ding, pour autant que cette distance est justement la condition de la parole, pour autant que la parole, alors, s’abo­lit, ou s’efface, pour autant que ces dix commandements sont la condition de la subsistance de la parole comme telle.

Je ne fais qu’aborder à cette rive. Mais dès maintenant, je vous en prie, que personne ne s’arrête à cette idée que les dix commandements sont la condition, comme on veut bien le dire, de toute vie sociale, car, à la vérité, comment, sous un autre angle, saurions-nous ne pas nous apercevoir qu’à les énoncer tout simplement ils apparaissent comme, en quelque sorte, le catalogue et le chapitre de nos transactions à chaque instant ? Ils sont, en quelque sorte, si l’on peut dire, la loi et la dimension de nos actions en tant que proprement humaines. Nous passons notre temps, en d’autres termes, à violer les dix commandements, et c’est bien pour cela, dirai-je, qu’une société est possible. Je n’ai pas besoin, pour cela, d’aller à l’extrême des paradoxes d’un Bernard de Mandeville qui montre, dans La fable des abeilles que les vices privés forment la fortune publique. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de voir que, si ces dix commandements sont là avec leur caractère d’immanence préconsciente, ils répondent à quelque chose.

Eh bien, c’est là, la prochaine fois, que je reprendrai les choses. Je ne les reprendrai pas pourtant là sans faire encore un détour, et celui-ci, qui fera encore appel à une référence essentielle, celle que j’ai prise quand, pour la première fois, j’ai parlé devant vous de ce qu’on peut appeler le réel. Le réel, vous ai-je dit, c’est ce qui se retrouve toujours à la même place. Vous le verrez dans l’histoire de la science et des pensées. Et ce détour est indis­pensable pour nous amener à ce qu’on peut appeler la grande crise révo­lutionnaire de la morale. À savoir la mise en question des principes là où ils doivent être remis en question, c’est-à-dire au niveau de l’impératif comme tel, le point, le culmen à la fois kantien et sadiste de la chose, nous verrons la prochaine fois ce que je veux dire par là, ce en quoi la morale devient pure et simple application de la maxime universelle, d’une part, devient pur et simple objet, d’autre part. Ce point est essentiel à com­prendre pour voir le pas qui est franchi par Freud.

Ce que je veux aujourd’hui simplement indiquer en conclusion, c’est ceci que, quelque part, un poète, qui est de mes amis, a écrit: « Le pro­blème du mal ne vaut d’être soulevé que tant qu’on ne sera pas quitte avec l’idée de la transcendance d’un bien quelconque qui pourrait dicter à l’homme des devoirs. Jusque là, la représentation exaltée du mal gardera sa plus grande valeur révolutionnaire. » Eh bien, on peut dire que le pas fait, au niveau du principe du plaisir, par Freud, est celui-ci, c’est de nous montrer qu’il n’y a pas de Souverain Bien, que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, qui est l’objet de l’inceste, est un bien interdit. Et qu’il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, renversé chez Freud, de la loi morale. Il s’agit de concevoir d’où vient la loi morale restée bien intacte, tout à fait positive et telle que nous pouvons littéralement, pour employer un terme rendu célèbre au cinéma, nous casser la tête contre les murs plutôt que de la voir renversée.

Que signifie-t-il ? Il signifie, c’est la direction dans laquelle je vous engage, que ce que l’on a cherché à la place de cet objet irretrouvable, c’est justement cet objet qu’on retrouve toujours dans la réalité. C’est en tant qu’il est arrivé à la place de cet objet impossible à retrouver au niveau du principe du plaisir, à retrouver quelque chose qui n’est rien que ceci qui se retrouve toujours, mais qui se présente sous la forme complètement fer­mée, complètement aveugle, complètement énigmatique qui est celui du monde de la physique moderne. Et autour de cela, vous le verrez, s’est joué effectivement à la fin du XVIIIe siècle, au niveau précis de la Révolution Française, la crise de la morale. C’est à ceci que la doctrine et le développement freudiens apportent une réponse, introduisent une lumière dont j’espère vous montrer qu’elle n’a pas encore dégagé toutes ses suites.

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