samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 23 mars 1960

Leçon du 23 mars 1960

 

Vous savez donc comment j’ai repris avec vous, la dernière fois, notre discours en le branchant à mon Discours aux catholiques. Ne croyez pas que ce soit là une façon aisée de m’en tirer. Je ne vous ai point simplement resservi ce que je leur avais raconté à Bruxelles et, à vrai dire, pour les meilleures raisons, que ce que j’ai dit à vous, je ne leur en avais pas dit la moitié.

Donc, ce que j’ai articulé la dernière fois concernant la mort de Dieu le Père est, aujourd’hui, ce qui va nous conduire à une autre question par où Freud se situe sans ambiguïté, sans ambages au centre de notre expérience véritable, celle qui ne cherche pas des échappatoires dans des généralités, dans des généralisations concernant le sentiment religieux, la fonction religieuse chez l’homme, mais qui articule le mode sous lequel pour nous il se présentifie, à savoir le commandement qui, dans notre civilisation, s’articule comme celui de l’amour du prochain. Il est très certain que Freud s’affronte pleinement au commandement qui s’articule ainsi, et que, si vous voulez bien lire le Malaise dans la civilisation, vous verrez que c’est de là qu’il part; c’est contre cela qu’il reste et c’est là-dessus qu’il ter­mine. Il ne parle que de cela et ce qu’il en dit est en somme bien remar­quable et, normalement, devrait même faire bruire les oreilles, faire grin­cer les dents. Mais non, chose curieuse, il suffit qu’un texte soit imprimé depuis un certain temps pour qu’il semble laisser s’évaporer cette sorte de vertige effectivement précaire qui s’appelle la vertu du sens.

Je vais donc, aujourd’hui, essayer de vous raviver le sens de ces lignes. Et comme après tout, vous le verrez, ceci me conduira à des choses peut­-être un peu fortes, il me reste ici qu’à demander au langage, au logos comme dirait Freud, de m’inspirer le ton tempéré. Dieu, donc, est mort Puisqu’il est mort, cela veut dire qu’il l’était depuis toujours. Et ce que je vous ai expliqué la dernière fois, la substance de la doctrine de Freud en cette matière, c’est ce mythe exprimé dans Totem et Tabou, que c’est jus­tement parce qu’il est mort, et mort depuis toujours, qu’un message a pu être véhiculé au travers, au-delà de toutes les croyances qui le faisaient, ce Dieu, apparaître toujours vivant, ressuscité, surgir du vide laissé par sa mort et ceci en des dieux pullulants, en des dieux vraiment non contra­dictoires dont Freud nous désigne dans la terre d’Égypte le lieu élu de cette pullulation. Ce message, c’est le message d’un seul Dieu qui est à la fois le maître du monde et le dispensateur de la lumière qui réchauffe la vie, qui répand la clarté de la conscience, dont les attributs sont ceux, en somme, d’une pensée qui règle l’ordre du réel. C’est le Dieu d’Akhena­ton, c’est le Dieu du message secret que le peuple juif véhicule, pour autant que sur Moïse il a reproduit la mort, le meurtre archaïque du père. Voilà ce que nous explique Freud, quel est le Dieu auquel est adressé ce sentiment rare, exceptionnel qui n’est point à la portée de tous, qui s’ap­pelle l’amor intellectualis Dei.

Freud en parle. Il sait aussi que cet amour-là de Dieu, s’il est venu à s’ar­ticuler de-ci de-là dans la pensée d’hommes exceptionnels, d’un certain polisseur de lunettes qui vivait en Hollande, de Spinoza, ce n’est pas ça qui est d’une grande importance. Aussi bien le fait qu’un tel amor intellec­tualis Dei soit venu chez tel ou tel, et chez certains dans son expression mûre, n’empêchait pas qu’à la même époque ne s’élevât le style, le pouvoir et l’architecture de ce Versailles qui nous prouvait que le colosse de Daniel, avec ses pieds d’argile, était toujours, comme il l’est encore, tou­jours debout quoi que cent fois écroulé. Sans doute, une science s’est éle­vée sur cette fragile croyance, celle même en somme qui s’exprime dans les termes toujours repris à un horizon de notre visée, le réel est rationnel, et que tout le rationnel est réel. Chose curieuse, si cette science, peut-on dire, en a fait quelque usage, elle n’en reste pas moins fort bien servie, fort bien vue aussi dans le service du colosse. Ce colosse dont je viens de par­ler, celui de Daniel, cent fois écroulé, toujours là. Le culte d’amour que tel solitaire, qu’il s’appelle Spinoza ou Freud, peut prendre à ce Dieu du message, n’a absolument rien à faire avec le Dieu des croyants. Ceci, per­sonne n’en doute, et tout spécialement parmi les croyants eux-mêmes qui n’ont jamais manqué l’occasion, là-dessus, de faire plus que leurs réserves, de faire, qu’ils soient juifs ou Chrétiens, ces croyants, quelques ennuis à Spinoza. Tout de même il est curieux de voir que depuis quelque temps, depuis que cela se sait que Dieu est mort, nous les voyons, les dits croyants, user de l’équivoque. Je veux dire, en se référant au Dieu de la dialectique, d’essayer de trouver l’alibi de leur culte ébranlé. Chose para­doxale, et que l’histoire ne nous avait encore point montré, le flambeau, comme vous le savez, dans l’histoire d’Akhenaton, sert facilement de nos jours d’alibi aux sectateurs d’Ammon.

Ceci non point pour médire du rôle historique de ce Dieu des croyants, du Dieu de la tradition judéo-chrétienne. Que ce fût dans sa tradition que se fut conservé le message du Dieu d’Akhenaton, cela valait bien la peine après tout que l’on confondît le Moïse égyptien avec le médianite, celui dont la Chose, celle qui parle dans le buisson ardent, celui qui sans se faire le seul Dieu, remarquez-le, s’affirme quand même comme un Dieu à part. Un Dieu, je l’ai déjà souligné, peut-être un peu vite au moment où, avec vous, je me suis rapporté au texte de la Bible, concernant les commande­ments, un Dieu devant qui les autres ne sauraient être pris en considéra­tion. Autrement dit, je n’insiste pas plus qu’il est nécessaire à la ligne qui se poursuit aujourd’hui, ce n’est pas à proprement parler qu’il soit inter­dit d’honorer les autres Dieux, mais pas en présence du Dieu d’Israël. C’est une nuance importante sans doute pour l’historien, mais pour nous qui essayons d’articuler la pensée, l’expérience de Freud pour lui donner son poids et sa conséquence, nous articulerons ce qu’il formule sous la forme suivante : ce Dieu-symptôme, ce Dieu totem autant que tabou mérite, certes, que nous nous arrêtions à cette prétention d’être un mythe pour autant qu’il fut le véhicule du Dieu de vérité, que par lui, par son biais, put venir au jour la vérité sur Dieu, c’est-à-dire que Dieu ait été réel­lement tué par les hommes, et de faire que la chose fut reproduite, par là-­même rachetant le meurtre primitif du père. La vérité trouva sa voie par celui que l’Écriture appelle sans doute le Verbe, mais aussi le Fils de l’Homme, avouant ainsi la nature humaine du Père.

Donc Freud ne néglige ni le Nom-du-père – il en parle fort bien, et dans Moise et le monothéisme, on pourrait dire à qui ne prendrait pas Totem et Tabou pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un mythe, d’une façon contradictoire, il s’exprime sur le Nom-du-père dans ces termes, c’est à savoir que dans l’histoire humaine la reconnaissance de la fonction du père est une sublimation, dit-il, laquelle est essentielle à l’ouverture d’une spiritualité qui, comme telle, représente une nouveauté, un pas essentiel pour l’homme dans l’appréhension d’une réalité, dit-il, mais, dans la spi­ritualité comme telle, au rang d’un niveau, d’un étage dans l’accès de la réalité comme telle – ni non plus, loin de là, le père réel. Pour lui, au cours de toute aventure du sujet, il peut, il est souhaitable qu’il y ait, sinon le père comme un Dieu, du moins comme un bon père. Et il en parle si bien que je vous lirai un jour le passage marqué par cet accent presque tendre avec lequel il parle de l’exquisité de cette identification virile qui découle de l’amour pour le père, et son rôle dans la normalisation du désir. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que cet effet ne se produit sous son mode favorable, privilégié, que pour autant que tout est en ordre du côté du Nom-du-père, c’est-à-dire, pour y revenir, du côté du Dieu qui n’existe pas. Il en résulte pour ce bon père une position singulièrement difficile, je dirai justement que, jusque à un certain point, il est un personnage boi­teux, et nous ne le savons que trop dans l’expérience, dans la pratique, comme dans le mythe d’Œdipe, quoique le mythe d’Œdipe nous montre que ces raisons, il vaudrait mieux qu’il les ignore lui-même. Mais mainte­nant il les sait, ces raisons, et c’est justement de les savoir qui comporte, dans ce que j’appelle l’éthique de notre temps, quelques conséquences qui bien sûr se tirent toutes seules, qui sont sensibles dans le discours com­mun, voire dans le discours de l’analyse. Il ne s’agit pas seulement qu’elles soient sensibles, il convient, si nous nous sommes proposés cette année ce sujet de l’éthique de la psychanalyse, qu’elles soient articulées.

Freud, lui-même, je le dis en passant, ne pouvait pas, à être le premier à avoir complètement démystifié cette fonction du père, ne pouvait pas être tout à fait un bon père. Je ne veux pas m’appesantir aujourd’hui là-­dessus. Cela pourrait faire l’objet d’un chapitre spécial sur ce que nous sentons à travers sa biographie. Qu’il nous suffise de le cataloguer pour ce qu’il était, un bourgeois que son admirateur, son biographe Jones, appelle un bourgeois uxorieux. Ce n’est pas là, comme chacun sait, le modèle des pères. Aussi bien, là où il est vraiment le père, notre père à tous, le père de la psychanalyse, que dirons-nous, sinon qu’il l’a laissée aux mains des femmes, et peut-être aussi des maîtres-sots ? Pour les femmes, réservons notre jugement, ce sont des êtres pleins de promesses, tout au moins en ceci qu’elles ne les ont point encore tenues. Pour les maîtres-sots, c’est une autre affaire et, à vrai dire, je voudrais là-dessus exprimer quelque chose destiné à une matière délicate comme celle où nous nous avançons de l’éthique qui de nos jours n’est point séparable de ce qu’on appelle une idéologie, et donner quelques précisions sur ce qu’on peut appeler le sens politique de ce tournant de l’éthique, pour autant qu’il s’agit de le cerner, de le désigner en tant que c’est celui dont nous sommes, nous, les héritiers de Freud, responsables.

Donc, j’ai parlé de maîtres-sots. Ceci peut paraître impertinent, voire touché de quelque démesure. Je voudrais tout de même ici faire entendre ce dont, à mes yeux, il s’agit. Il fut un temps, déjà lointain, déjà passé, tout à fait au début de notre Société, souvenez-vous en, où l’on parla, à propos du Ménon de Platon, des intellectuels. On s’est aperçu que la question ne date pas d’hier sur ce que signifie la position de l’intellectuel. Je voudrais dire des choses grosses, massives comme tout, et même si elles sont un peu grosses et un peu massives, je crois, devoir être éclairantes. Il y a, on l’a fait remarquer alors, et depuis bien longtemps, l’intellectuel de gauche et l’in­tellectuel de droite. Je voudrais vous donner des formules qui, pour tran­chantes qu’elles puissent paraître au premier abord, peuvent tout de même nous servir à éclairer le chemin. Le terme de sot, de demeuré, qui est un terme assez joli pour lequel j’ai quelques penchants, tout ceci n’ex­prime qu’approximativement un certain quelque chose pour lequel, je dois dire – je reprendrai cela plus tard – assurément la langue et la tradi­tion, l’élaboration de la littérature anglaise me parait nous fournir un signifiant infiniment plus précieux. Une tradition qui commence à Chaucer, mais qui s’épanouit pleinement dans le théâtre du temps d’Elizabeth, qu’une tradition, dis- je, nous permette de centrer autour du terme du fool – le fool est effectivement un innocent, un demeuré, mais par sa bouche, sortent des vérités qui ne sont pas seulement tolérées, de par ce que ce fool est quelquefois revêtu, désigné, imparti, des fonctions du bouffon – cette sorte d’ombre heureuse, de foolerie fondamentale, voilà ce qui fait à mes yeux le prix de l’intellectuel de gauche.

À quoi j’opposerai, et je dois dire la qualification de ce pour quoi la même tradition nous fournit un terme de tradition strictement contemporain, et terme employé d’une façon conjuguée – je vous montrerai, si nous en avons le temps, ces textes, ils sont multiples, abondants, sans ambiguïté – c’est le terme dehnave. Le knave, c’est-à-dire quelque chose qui se traduit à un certain niveau de son emploi par valet, est quelque chose qui va plus loin. Ce n’est pas non plus le cynique, avec ce que cette position comporte d’héroïque. C’est à proprement parler ce que Stendhal appelle le coquin fieffé, c’est-à-dire après tout Monsieur Tout-le-monde, mais Monsieur Tout-le-monde avec plus ou moins de décision. Et chacun sait qu’une certaine façon même de se présenter, qui fait partie de l’idéo­logie de l’intellectuel de droite, est très précisément de se poser pour ce qu’il est effectivement, un knave. Autrement dit, à ne pas reculer devant les conséquences de ce qu’on appelle le réalisme, c’est-à-dire quand il le faut, de s’avouer être une canaille. Le résultat de ceci n’a d’intérêt que si l’on considère les choses au résultat. Après tout, une canaille vaut bien un sot, au moins pour l’amusement, si le résultat de la constitution des canailles en troupe n’aboutissait infailliblement à une sottise collective. C’est ce qui rend si désespérante, en politique, l’idéologie de droite.

Observons que nous sommes sur le plan de l’analyse de l’intellectuel, et des groupes articulés comme tels. Mais ce qu’on ne voit pas assez, c’est que par un curieux effet de chiasme, la foolerie, autrement dit ce côté d’ombre heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, aboutit, elle, fort bien à une knaverie de groupe, autrement dit, à une canaillerie collective. Ceci que je propose à vos méditations, je ne vous le dissimule pas, a le caractère d’un aveu. Ceux d’entre vous qui me connais­sent entrevoient mes lectures, savent quels hebdomadaires traînent sur mon bureau. Ce qui me fait le plus jouir, je l’avoue, c’est la face de la canaillerie collective. Autrement dit, cette rouerie innocente, voire cette tranquille impudence qui leur fait exprimer tant de vérités héroïques sans vouloir en payer le prix. Grâce à quoi ce qui est affirmé comme l’horreur de Mammon, à la première page, se finit à la dernière dans les ronronne­ments de la tendresse pour le même Mammon.

Ce que j’ai voulu ici souligner, c’est que Freud n’est peut-être point un bon père, mais en tout cas il n’était ni une canaille, ni un imbécile. C’est pourquoi nous nous trouvons devant lui devant cette position décon­certante qu’on puisse en dire également ces deux choses déconcertantes dans leur lien et leur opposition, il était humanitaire. Qui le contestera à pointer ses écrits ? Il l’était et il le reste, et nous devons en tenir compte, si discrédité que soit par la canaille de droite ce terme. Mais d’un autre côté, il n’était point un demeuré, de sorte qu’on peut dire également, et ici nous avons les textes, qu’il n’était pas progressiste. Je regrette, mais c’est un fait, Freud n’était progressiste à aucun degré, et il y a même des choses en ce sens chez lui extraordinairement scandaleuses. Le peu d’optimisme manifesté – je ne veux pas insister lourdement sur les perspectives ouvertes par les masses – est quelque chose qui, sous la plume d’un de nos guides, a quelque chose sûrement de bien fait pour heurter. Mais il est indispensable de le pointer pour savoir où on est. Vous verrez dans la suite la portée et l’utilité de ces remarques que j’avance ici et qui peuvent paraître grossières.

Je dis donc ceci. Un de mes amis et patients, un jour, a fait un rêve qui, sans aucun doute, portait en lui la trace de je ne sais quelle soif laissée en lui par les formulations du séminaire, rêve où quelqu’un me concernant s’écriait: « Mais que ne dit-il le vrai sur le vrai ? » Je le cite parce que c’est une impatience qu’effectivement j’ai sentie s’exprimer chez beaucoup, par beaucoup d’autres voies que les rêves. Je voudrais à cette occasion vous faire remarquer que cette formule est vraie à certains points. Je ne dis pas le vrai sur le vrai peut-être, mais n’avez-vous pas remarqué qu’à vou­loir dire le vrai sur le vrai, ce qui est l’occupation principale de ce qu’on appelle les métaphysiciens, il arrive que du vrai il ne reste plus grand chose. Et c’est bien là ce qu’il y a de scabreux dans une telle prétention. Je dirai que c’est ce qui nous fait volontiers verser au registre d’une certaine canaillerie, aussi d’une certaine knaverie, elle métaphysique, quand tel ou tel de nos modernes traités de métaphysique, à l’abri de ce style du vrai sur le vrai, voit passer beaucoup de choses qui vraiment ne devraient en fait ne point passer. Je me contente de dire le vrai au premier stade, d’al­ler pas à pas. Et quand je dis que Freud est un humanitaire, mais n’est pas un progressiste, je dis quelque chose de vrai. Essayons, au pas suivant d’enchaîner, de faire un autre pas vrai. Et ce vrai dont nous sommes par­tis, ce vrai qu’il faut bien prendre pour vrai si nous suivons effectivement l’analyse de Freud, c’est qu’on sait que Dieu est mort. Seulement, voilà le pas suivant, lui, il ne le sait pas. Et, par supposition, il ne pourra jamais le savoir puisqu’il est mort depuis toujours. Ce que cette formule incite, c’est justement le sens de la chose que nous avons ici à résoudre, de ce qui nous reste dans la main de cette aventure, et qui pour nous change les bases du problème éthique. Autrement dit, que la jouissance nous reste interdite comme devant, devant que nous le sachions, que Dieu est mort. Voilà ce que Freud dit. Et ceci est la vérité, sinon la vérité sur le vrai, mais la vérité sur ce que dit Freud, assurément.

Il en résulte que nous devons formuler ceci, si nous continuons de suivre Freud – et j e parle ici d’un texte comme le Malaise dans la civilisa­tion – que la jouissance est un mal. Et Freud là-dessus nous guide par la main, elle est un mal parce qu’elle comporte le mal du prochain. Ceci peut choquer, peut heurter, peut surprendre, peut déranger vos habi­tudes, peut faire du bruit chez les ombres heureuses, on n’y peut rien. C’est ce que dit Freud. Et s’il le dit au principe même de notre expérience, s’il écrit le Malaise dans la civilisation pour nous dire que – à mesure que s’avançait l’expérience de l’analyse, c’était quelque chose qui s’annon­çait, qui s’avérait, qui surgissait, qui s’étalait et qu’on appelle l’au-delà du principe du plaisir – ça a quand même un nom et des effets qui ne sont pas métaphysiques, et à balancer entre un sûrement pas et un peut-être. Il me suffit d’ouvrir Freud au passage où il s’en exprime. Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté. Je pense qu’il n’y a pas besoin d’aller plus loin, et quand même continuer après la virgule, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté. On ne fait après tout qu’atténuer l’effet à le commenter dans ces termes. Et ce n’est pas tout, page 47 du texte français, Denoël : « L’homme essaie de satisfaire son besoin d’agression aux dépend de son prochain – il faut quand même donner aux mots un sens – d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. » Si je ne vous avais pas dit d’abord la page et l’ouvrage d’où j’ex­trais ce texte, j’aurais pu, je pense, au moins un instant, vous le faire pas­ser pour un texte de Sade. Aussi bien nous y viendrons, c’est bien mon but, le pas suivant, ma leçon juste à venir, qui portera effectivement sur l’élucidation sadiste du problème moral.

Pour l’instant, nous sommes au niveau de Freud, et ce qu’il y a à remar­quer, c’est que ce dont il s’agit dans le Malaise dans la Civilisation, c’est de repenser un peu sérieusement le problème du mal en s’apercevant qu’il est radicalement modifié en l’absence de Dieu. Et alors c’est ici que je vou­drais introduire aujourd’hui quelques remarques que je crois fondamen­tales. C’est que ce problème est éludé, ceci depuis toujours, par les mora­listes, d’une façon qui, à vrai dire, une fois que l’oreille est ouverte aux termes de l’expérience, est quelque chose de littéralement fait pour nous inspirer le dégoût. Le moraliste traditionnel, et quel qu’il soit, retombe invinciblement dans cette ornière, est là pour nous persuader que le plai­sir est un bien, que la voie du bien nous est tracée, indiquée par le plaisir. Le leurre est à vrai dire saisissant. Car il a lui-même un aspect de paradoxe qui lui donne aussi son air d’audace. Et c’est bien là par quoi on est floué à une sorte de second degré. On croit qu’il n’y a qu’un double fond, et on est tout heureux de l’avoir trouvé, mais on est encore plus couillonné quand on l’a trouvé que quand on ne le soupçonne pas. Ce qui est peu commun. Car tout un chacun sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche.

Le fait est le suivant, qu’à dénuder dès le départ, et avant les formula­tions extrêmes de l’Au-delà du principe du plaisir, la formulation dans Freud du principe du plaisir lui-même bien sûr a un au-delà, et à partir de ce moment on peut tout à fait clairement s’apercevoir qu’il est justement fait pour nous tenir en deçà. Dès le départ, dès sa première formulation dans Freud sous le terme de principe de déplaisir, ou encore de moindre­ pâtir, il était clair que la fonction du plaisir, de ce bien, que son usage de bien tient en ceci qu’en somme il nous tient éloignés de notre jouissance. Et qu’est-ce qui est plus évident pour nous que cela dans notre expé­rience clinique ? Quel est celui qui au nom du plaisir ne mollit pas dès le premier pas un peu sérieux vers sa jouissance ? Est-ce que ce n’est pas cela que nous touchons du doigt tous les jours ? Alors, bien sûr, on comprend la dominance du principe de l’hédonisme dans une certaine morale, morale d’une tradition philosophique, dont dès lors les motifs ne nous paraissent plus si absolument sûrs dans leur face désintéressée. À la vérité, ce n’est pas d’avoir souligné les effets bénéfiques du plaisir que nous ferons ici grief à ladite tradition hédoniste, c’est de ne pas dire en quoi consistait ce bien. C’est là qu’est, si l’on peut dire, l’escroquerie.

Ceci nous permet de comprendre dès lors ce que j’appellerai la réaction de Freud. Freud, si vous lisez le Malaise dans la civilisation, est littérale­ment horrifié devant l’amour du prochain. Observons ses motifs, ses arguments. Le prochain en allemand cela se dit der Nächste. Du sollst den Nächsten lieben wie dich selbst, voilà comment s’articule en allemand le commandement: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’argument de Freud, soulignant le côté exorbitant de ce commande­ment, part de plusieurs points qui, en fait, n’en sont tous qu’un seul et même. Le premier est que le prochain est cet être méchant dont vous avez vu sous sa plume déployée, dévoilée la nature foncière. Mais ce n’est pas là tout ce que Freud exprime. C’est quelque chose dont il n’y a pas lieu de sourire sous prétexte que cela s’exprime sous le mode d’une certaine parcimonie, il le dit, mon amour est quelque chose de précieux et je ne vais pas comme cela le donner tout entier, comme moi-même, à tout un cha­cun qui se présente comme étant ce qu’il est. Il suffit qu’il s’approche celui qui se trouve là à l’instant, quel qu’il soit, le plus proche. Et ici il fait remarquer toutes sortes de choses très justes concernant ce qui vaut la peine d’être aimé. Il y a des choses plus que justes, des choses qui ont un accent émouvant. Il précise, il s’ouvre, il dévoile comment il faut aimer le fils d’un ami, parce que si de ce fils l’ami reçoit quelque souffrance, si de ce fils il est privé, cette souffrance de l’ami sera intolérable. Toute la conception aristotélicienne des biens est là vivante dans cet homme vrai­ment homme.

Il nous dit donc que ce qui vaut la peine que nous partagions avec lui, c’est ce bien qu’est notre amour. Il dit là-dessus les choses les plus sen­sibles et les plus sensées. Mais ce qu’il manque, c’est que peut-être c’est justement à prendre cette voie que nous manquons l’accès à la jouissance. Il est de la nature du bien en somme d’être altruiste. Mais ce que Freud ici nous fait sentir, c’est que ce n’est pas là l’amour du prochain. Il ne l’arti­cule pas pleinement, mais nous allons essayer, sans rien forcer, de le faire à sa place, et uniquement sur ce fondement qui fait qu’à chaque fois qu’il s’arrête, comme horrifié devant la conséquence du commandement de l’amour du prochain, ce qui surgit, c’est la présence de cette méchanceté foncière qui habite en ce prochain, mais dès lors aussi en moi-même, car qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose pas approcher ? Car dès que j’en approche, c’est là le sens du Malaise dans la civilisation, surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, c’est-à-dire, nous dit Freud, que je retourne contre moi, et qui vient donner son poids, à la place de la loi même évanouie, à ce qui arrête, à ce qui m’empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose. Tant qu’il s’agit du bien il n’y a pas de problème, parce que ce qu’on appelle le bien, le nôtre, et celui de l’autre, ils sont de la même étoffe. Saint Martin partage son manteau et on en a fait une grande affaire, mais enfin tout de même c’est une simple question d’approvisionnement. L’étoffe est faite pour être écoulée de sa nature, elle appartient à l’autre autant qu’à moi. Sans doute, nous tou­chons là un terme primitif de besoin qu’il y a à satisfaire. Le mendiant est nu, mais peut-être au-delà de ce besoin de se vêtir mendiait-il autre chose, que saint Martin le tue, ou le baise. C’est une tout autre question de savoir ce que signifie, dans une rencontre, la réponse, non pas de la bienfaisance, mais de l’amour.

Il est de la nature de l’utile, d’être utilisé. Si je puis faire quelque chose en moins de temps et de peine que quelqu’un qui est à ma portée, par ten­dance je serai porté à le faire à sa place, moyennant quoi je me damne de ce que j’ai à faire pour ce plus prochain des prochains qui est en moi. Je me damne pour assurer à celui à qui cela coûterait plus de temps et de peine qu’à moi, quoi ? Un confort qui ne vaut que pour autant que j’imagine que, si moi, j’avais ce confort, c’est-à-dire pas trop de travail, je ferais de ce loisir le meilleur usage. Mais ça n’est pas du tout prouvé que je saurais le faire ce meilleur usage si j’avais tout pouvoir pour me satisfaire. Je ne saurais peut-être que m’ennuyer. Dès lors, en procurant aux autres ce pouvoir, peut-être simplement que je les égare. J’imagine leurs difficultés, leur douleur au miroir des miennes; ça n’est certes pas l’imagination qui me manque, c’est plutôt le sentiment, à savoir ce qu’on pourrait appeler cette voie difficile, l’amour du prochain. Et là encore vous pouvez remar­quer combien le piège du même paradoxe se représente à nous concernant le discours dit de l’utilitarisme.

Les utilitaires, pensum par qui j’ai commencé mon discours cette année, ont tout à fait raison. Il n’y a, contrairement à ce qu’on leur oppose, si on n’avait pas cela à leur opposer, on les réfuterait bien plus facilement « Mais mon bien ne se confond pas avec celui de l’autre, et votre principe monsieur Bentham, du maximum de bonheur pour le plus grand nombre, est quelque chose qui se heurte aux exigences de mon égoïsme ». Ce n’est pas vrai. Mon égoïsme se satisfait fort bien d’un certain altruisme, de celui qui se place au niveau de l’utile, et c’est précisément le prétexte par quoi j’évite d’aborder le problème du mal que j e désire et que désire mon prochain. C’est ainsi que je dispense ma vie en monnayant mon temps dans une zone dollar, rouble ou autre, du temps de mon prochain, où je les maintiens, tous, également au niveau du peu de réalité de mon existence. Pas étonnant, dans ces conditions, que tout le monde en soit malade, qu’il y ait malaise dans la civilisation. C’est un fait d’expérience que ce que je veux, c’est le bien des autres à l’image du mien. Ça ne vaut pas si cher. Ce que je veux, c’est le bien des autres, pourvu qu’il reste à l’image du mien. Et je dirai plus, ça se dégrade si vite que ça vient en ceci, pourvu qu’il dépende de mon effort. Je n’ai pas besoin, je pense, de vous demander de vous porter loin dans l’expérience de vos malades ; c’est à savoir qu’en voulant le bonheur de ma conjointe, sans doute je fais le sacrifice du mien, mais qui me dit que le sien ne s’y évapore pas aussi totalement ?

Peut-être est-ce ici le sens de l’amour du prochain qui pourrait me redonner la direction véritable. Et pour ceci il faudrait savoir affronter ceci, que la jouissance de mon prochain, sa jouissance nocive, sa jouis­sance maligne, c’est elle qui se propose comme le véritable problème pour mon amour. Là-dessus, il est bien clair qu’il ne serait pas difficile de faire le saut tout de suite vers les extrêmes des mystiques. Malheureusement j e dois dire que beaucoup de leurs traits les plus saillants me paraissent tou­jours marqués d’un quelque chose d’un peu puéril.

C’est bien sûr de cet au-delà du principe du plaisir, de ce lieu de la Chose innommable, et de ce qui s’y passe, qu’il s’agit dans tel exploit dont on provoque notre jugement par des images, quand on nous dit qu’une Angèle de Foligno buvait avec délices l’eau dans laquelle elle venait de laver les pieds des lépreux; et je vous passe les détails, il y avait une peau qui s’arrêtait en travers de sa gorge et ainsi de suite; ou que la bienheureuse Marie Allacoque mangeait, avec non moins de récompense d’effusions spirituelles, des excréments d’un malade. Ce qui me paraît dans ces faits, assurément édifiants, manquer un peu, c’est que semble-t-­il leur portée convaincante vacillerait un peu si les excréments dont il s’agit étaient ceux par exemple d’une belle jeune fille ou encore s’il s’agis­sait de manger le foutre d’un avant de votre équipe de rugby. Dès lors, faute de mettre l’accent complet sur les dimensions de ce dont il s’agit, et pour tout dire voiler ce qui est de l’ordre de l’érotisme, je crois qu’il faut prendre les choses d’un peu plus loin.

Pour tout dire, nous voici à la porte de l’examen de quelque chose qui, tout de même, a essayé de forcer les portes de l’enfer intérieur, et qui se pose plus manifestement, pour en avoir la prétention, que nous-mêmes le méritions effectivement. C’est bien, il me semble, notre affaire, et c’est bien pourquoi, pour vous en montrer le pas à pas, à savoir les modes sous lesquels se propose l’accès au problème de la jouissance, j’essaierai avec vous de suivre ce que quelqu’un qui s’appelle Sade a, là-dessus, articulé. Il faudrait assurément deux mois maintenant pour parler du sadisme. Ce n’est pas en tant qu’éroticien que je vous parlerai de Sade ; on peut même dire que sur ce point c’est un éroticien bien pauvre. La voie d’accéder à la jouissance avec une femme, ce n’est pas forcément de lui faire subir tous les traitements que subit la pauvre Justine. Par contre, dans l’ordre de l’articulation du problème éthique, il me paraît que Sade assurément a dit les choses les plus fermes au moins concernant ce problème qui se pro­pose maintenant à nous. Mais avant d’y entrer la prochaine fois, je vou­drais aujourd’hui vous faire sentir autour d’un exemple précisément contemporain, et dont ce n’est pas pour rien qu’il l’est, celui de Kant, auquel j’ai fait allusion, sur lequel j’ai fait porter un de mes pas au moment où je vous ai fait progresser dans le sens de la position du problème de l’éthique.

Nous allons prendre l’exemple déjà cité devant vous, par lequel Kant prétend démontrer la valeur et le poids de la Loi comme telle, à savoir for­mulée par lui comme raison pratique, comme s’imposant en termes purs de raison, c’est-à-dire au delà de tout affect de pathique, ou comme il s’exprime, pathologique. Ceci veut dire sans aucun motif qui intéresse le sujet. Ce sera un exercice critique où vous allez voir que nous allons être ramenés à ce qui fait aujourd’hui le centre de notre problème. Voici son exemple. Il est composé, je vous le rappelle, de deux historiettes. L’histoire du personnage qui est mis en posture de, s’il veut aller trouver la femme qu’il désire illégalement-ce n’est pas inutile de le souligner car vous allez voir que sous l’aspect apparemment simple tous les détails ici jouent le rôle de pièges – à la sortie il sera exécuté. L’autre cas est le suivant, quelqu’un qui vit à la cour d’un despote est mis dans la posture suivante, ou de porter contre quelqu’un qui y perdra sa vie un faux témoignage ou, s’il ne le fait pas, d’être exécuté. Et là-dessus Kant, le cher Kant, dans toute son innocence, sa rouerie innocente, nous dit qu’assurément tout un chacun, tout homme de bon sens dira non, que personne n’aura la folie, pour passer une nuit avec sa belle, de s’attendre à une issue assurément fatale puisqu’il s’agit non pas seulement d’une lutte, mais d’une exécution, du gibet. La question pour Kant est tranchée. Elle ne fait pas un pli. Dans l’autre cas, tout de même, quel que soit le poids des plaisirs ajoutés d’un côté au faux témoignage, quelle que soit la cruauté de la peine qui est promise au refus de porter le faux témoignage, on peut tout au moins là concevoir, c’est tout ce qu’il nous dit, que le sujet s’arrête, qu’il y ait débat, un problème. On peut même parfaitement concevoir que plutôt que de porter un faux témoignage, le sujet pourra envisager d’accepter la mort, au nom de quoi ? Au nom de ceci qu’il y a là un cas où se propose pour lui la question de la règle de l’acte en tant qu’elle peut ou ne peut pas être por­tée au rang de maxime universelle, et que d’attenter ainsi aux biens, bien plus à la vie, à l’honneur d’un autre, est quelque chose devant quoi il doit s’arrêter devant ce fait que cette règle universellement appliquée, et d’abord à lui-même, risquerait de le mettre dans le plus grand danger, que son application universelle, jetterait l’univers entier de l’homme dans le désordre, et pour tout dire le mal.

Est-ce que nous ne pouvons pas ici nous arrêter et porter la critique jus­tement en ceci que toute la portée apparemment saisissante de ces exemples repose en ceci paradoxalement que la nuit passée avec la dame nous est présentée comme un plaisir, comme quelque chose qui est mis en balance avec la peine à subir, dans une opposition qui les homogénéise. Il y a un plus et un moins dans les termes du plaisir. Et c’est parce que Kant – et il n’est pas le seul, je ne vous cite pas les exemples les pires, il y a un endroit où il nous parle des sentiments de la mère spartiate qui apprend la mort de son fils, c’est dans l’Essai sur les grandeurs négatives, à l’ennemi, et la petite numérotation mathématique à laquelle il se livre concernant le plaisir de la gloire de la famille, dont il convient de soustraire la peine éprouvée de la mort du gosse, est quelque chose d’assez croquignolet-ici il s’agit de quelque chose du même ordre. Mais remarquez ceci, qu’il suf­fit que par un effort de conception nous fassions passer la nuit avec la dame à la rubrique non pas du plaisir, mais de la jouissance, en tant que la jouissance – et il n’y a aucun besoin de sublimation pour cela- implique l’acceptation précisément de la mort, pour que l’exemple soit anéanti. Autrement dit, il suffit que la jouissance soit un mal pour que la chose change complètement de face, et que donc le sens de la loi morale dans l’occasion soit également complètement changé. Tout un chacun s’aper­cevra en effet que, si la loi morale ici est susceptible de jouer quelque rôle, c’est précisément à servir d’appui à cette jouissance, à faire que ce que nous pouvons appeler le péché, en l’occasion, devienne ce que saint Paul appelle démesurément pécheur. Voilà ce que Kant en cette occasion ignore tout simplement.

Mais ça n’est pas tout, car dans l’autre exemple, qui d’ailleurs, entre nous soit dit – il ne faut pas méconnaître ces menues erreurs de logique – se pré­sente quand même dans des conditions un tant soit peu différentes du pre­mier, car dans le premier il y a plaisir et peine qui nous sont présentés comme un seul paquet à prendre ou à laisser, moyennant quoi on ne s’expose pas au risque, et on renonce à la jouissance. Alors qu’ici il y a plaisir ou peine. Ça n’est pas peu que d’avoir à le souligner. Ceci est destiné à produire devant vous un certain effet d’a fortiori qui a pour résultat de nous leurrer sur la véritable portée de la question. Car dans ce dont il s’agit, à savoir que vous y regarderez à deux fois, de quoi s’agit-il ? Que j’attente aux droits de l’autre en tant qu’il est mon semblable dans l’énoncé de la règle universelle, ou s’agit-il en soi du faux témoignage ? Et si par hasard je changeais un peu l’exemple, et que je parle d’un vrai témoignage, à savoir de ce cas de conscience qui se pose pour moi si je suis mis en demeure de dénoncer mon prochain, mon frère, pour des activités qui portent atteinte à la sûreté de l’É­tat ? Ici nous voyons surgir une question bien de nature à déporter pour nous l’accent mis sur la règle universelle. Et moi pour l’instant, qui suis en train de témoigner devant vous qu’il n’y a de loi du bien que dans le mal et par le mal, est-ce que je dois porter ce témoignage ? Cette loi qui en somme fait de la jouissance de mon prochain comme telle le point pivot autour duquel oscille à cette occasion du témoignage le sens de mon devoir, est-ce que je dois aller vers mon devoir de vérité en tant qu’il préserve la place authentique de ma jouissance, même si elle reste vide ? Ou est-ce que je dois me résigner à ce mensonge qui, en me faisant substituer à toute force le bien au principe de ma jouissance, me commande de souffler alternative­ment le chaud et le froid, soit que je recule à trahir mon prochain pour épar­gner mon semblable, soit que je m’abrite derrière mon semblable pour renoncer à ma propre jouissance ?

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