samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 27 avril 1960

Leçon du 27 avril 1960

 

Vous n’allez pas entendre aujourd’hui la suite de mon discours. Vous n’allez pas l’entendre pour des raisons qui me sont personnelles. Je veux dire que cette interruption ayant été occupée par moi à la rédaction d’un travail qui paraîtra dans le prochain numéro de notre revue sur la struc­ture, c’est ce qui m’a reporté à une étape antérieure de mes développe­ments et, du même coup, cela a cassé mon élan. C’est évidemment sur un certain élan que se poursuit ce que cette année je déroule devant vous concernant cette dimension plus profonde du mouvement de la pensée, et du travail et de la technique analytiques que j’appelle éthique. J’ai relu ce que je vous ai donné la dernière fois. Croyez-moi, à la relecture cela ne se présente pas mal. C’est dans le dessein de retrouver ce niveau que j’en reporterai la suite à la prochaine fois.

Nous en sommes pour l’instant à cette barrière au-delà de laquelle est la Chose analytique. Cette Chose qui fait le centre de ce que je développe devant vous cette année, à cette barrière où se produisent les freinages, cette organisation de l’inaccessibilité de l’objet pour laquelle j’essaie de vous rappeler où se situe en somme le champ de bataille de notre expé­rience. L’inaccessibilité de l’objet en tant qu’objet de la puissance. Et com­bien ce point crucial de notre expérience est en même temps ce que l’ana­lyse amène de nouveau, aussi accessible que ce soit pourtant dans le champ de l’éthique. Au-delà de cette barrière se trouve, pour en com­penser, en somme, l’inaccessibilité, projetée toute sublimation indivi­duelle, mais aussi bien les sublimations des systèmes de la connaissance, et pourquoi pas, de la connaissance analytique elle-même.

C’est probablement là ce que je serai amené à articuler pour vous la prochaine fois. En quoi le dernier mot de la pensée de Freud, et spéciale­ment sur la pulsion de mort, se présente dans le champ de la pensée ana­lytique comme une sublimation dont les caractères, je crois, sont faits pour nous retenir. C’est dans cette perspective qu’il ne m’a pas semblé inutile, à la façon d’une parenthèse, je crois pour vous nécessaire, pour vous donner l’arrière plan sur lequel pourra se formuler cette notion concernant le sens de la dernière théorie de Freud sur la pulsion de mort, comme une parenthèse donc, de vous faire résumer selon l’esprit normal d’un séminaire, par Pierre Kaufmann, ce que les tenants, les représen­tants d’une génération qui était une bonne génération analytique, nom­mément Bernfeld et un collaborateur, Weinterberg, ont cogité, concer­nant le sens en général de la pulsion, pour essayer de lui donner son plein développement dans le contexte, disons, de l’épistémologie d’alors, dans le contexte scientifique où il leur semblait qu’il devait prendre place. À ce titre, c’est un moment de l’histoire de la pensée analytique qui va vous être présenté aujourd’hui. Vous savez quelle importance j’attache à ces moments de l’histoire de la pensée analytique, pour autant que dans ses apories même je prétends vous apprendre souvent à retrouver une arête authentique du terrain sur lequel nous nous déplaçons.

Vous verrez quelles difficultés rencontre la théorisation que Bernfeld donne de la notion de pulsion, et plus spécialement de la pulsion de mort, dans les rapports généraux où il essaie de l’insérer par rapport à une éner­gétique, sans doute, qui date déjà, car l’énergétique depuis a fait une évo­lution, mais une énergétique qui est bien celle du contexte dans lequel Freud lui-même parlait. A cet égard, Monsieur Kaufmann a fait toutes sortes de remarques pertinentes sur le fonds commun de notions scienti­fiques auxquelles Freud a emprunté certains de ses termes, que nous situons mal simplement à les reprendre tous nus, à nous contenter de la suite des énonciations de Freud pour les situer. Il y a une cohérence interne, certes, et évidente, qui leur donne leur portée, mais de savoir à quels discours de l’époque ils étaient empruntés n’est jamais inutile. À cet égard, Monsieur Kaufmann vous donnera des rappels de sa propre recherche qui me paraissent particulièrement qualifiés. Je lui laisse donc la parole.

P KAUFMANN. – Les articles en question ont paru dans Imago, quinzième et seizième livraisons, en 1929 et 1930. En 1929, III et IV, il s’agit de l’article de Bernfeld et Weinterberg intitulé Das Prinzip von le Chatelier und der Selbsterhaltungstrieb, Le principe de le Chatelier et les pulsions tendant à la conservation de soi-même. En 1931, des mêmes auteurs, Über psychische Energie, Libido und deren Messbarkeit, Sur l’énergie psy­chique, la libido et sa mensuralité, et deux articles dont je négligerai le pre­mier, de 1932. Le premier, des mêmes auteurs, intitulé La différence de température entre le cerveau et le corps, je le négligerai parce qu’il n’a peut-être pas la rigueur des autres articles, et de même le second Der Entropiesatz und der Todestrieb, Le principe de l’entropie et la pulsion de mort, qui a été traduit en anglais dans l’International Journal. Ces articles forment un tout, et l’on peut dire qu’ils figurent une réflexion sur les rela­tions entre deux aspects du concept de Trieb, de pulsion, l’aspect énergé­tique d’une part, et d’autre part l’aspect historique. D’ailleurs, Bernfeld et son coéquipier s’occupent uniquement de l’aspect énergétique du concept de Trieb, et c’est précisément en ceci que consiste le principal intérêt de leur effort, que l’on peut envisager comme une expérience de pensée, c’est-à-dire comme une tentative pour voir jusqu’où l’on peut aller lorsqu’on dissocie dans la notion de Trieb, aspect énergétique et aspect historique.

En vue d’accomplir cette dissociation, Bernfeld élabore un modèle énergétique de la personne qui vise à définir certaines conditions d’appli­cation du principe de Le Chatelier et, peut-on dire, dans un langage moderne, du principe d’homéostasie ou de certaines interprétations de ce principe. Ce système étant défini, Bernfeld réalise certaines élaborations conceptuelles concernant la notion de pulsion, et spécialement concer­nant la pulsion de mort. Plus précisément, au moyen de ce système, Bernfeld tend à montrer que l’expression et la notion même de pulsion de mort ne sont pas justifiées. Il dissocie la notion de pulsion de mort de la notion de pulsion de destruction, et il propose d’exprimer l’ensemble des concepts que vise la notion de pulsion de mort, uniquement au moyen du principe de Nirvâna. Donc la notion freudienne de pulsion de mort devrait être rejetée ou plutôt, elle devrait être rendue à l’énergétique alors que les notions de pulsion de destruction et de pulsion sexuelle seraient au contraire caractérisées par la dimension historique qui appartient en propre à la notion de pulsion.

Donc, le propos de Bernfeld consistant à faire une dissociation entre les aspects énergétiques et les aspects historiques de la notion de pulsion aboutit à récuser la notion de pulsion de mort et à lui préférer une signi­fication purement énergétique. Cela ne signifiera pas, bien sûr, dans la pensée de Bernfeld, qu’on devra négliger les aspects historiques de la notion de pulsion mais, encore une fois, il recherche jusqu’où on peut aller dans la voie énergétique, et à son sens on peut aller jusqu’à absorber dans cette énergétique la notion de pulsion de mort.

Le problème ainsi posé par Bernfeld met en somme à nu deux des directions dans lesquelles s’est élaborée la notion de Trieb, puisque cette notion de Trieb, ou de pulsion, comporte des éléments qui ont sens dans une perspective énergétique, d’autres dans une perspective historique. Si nous prenons le premier point de vue, nous pouvons nous référer à Triebe und Triebschicksale, nous voyons que la notion de Trieb est définie en un langage qui est celui-là même de la thermodynamique. C’est le passage où Freud envisage successivement la poussée, le but, l’objet et la source de la pulsion. Eh bien, les concepts auxquels il recourt sont des concepts bien évidemment traditionnels en:thermodynamique, lorsqu’il nous dit que, sous l’expression de poussée d’une pulsion, on entend ce moment, moto­rische, dit-il, intéressant la motricité, la somme de force, ou la mesure de l’exigence de travail qu’il représente. D’ailleurs on est d’autant plus habi­lité à interpréter en un sens thermodynamique ce passage de Freud que lorsqu’on se réfère aux traités de thermodynamique ou d’histoire de l’énergétique, avec lesquels Freud a eu manifestement contact, c’est pré­cisément la notion du Trieb qui est employée en un sens proprement thermodynamique et dans les termes mêmes auxquels Freud recourt ici.

Cet emploi du terme de Trieb est traditionnel depuis Helmholtz. Il est chez tous les physiciens allemands de l’époque. Trieb, c’est en particulier le terme qui sert à traduire l’expression anglaise de motivity, ce qui cor­respond à ce motorisches Moment, ce moment moteur, au sens propre. Ce terme de Trieb est celui par lequel on traduit le terme de motivity qu’on trouve en thermodynamique chez Thomson. Il s’agit donc là de quelque chose de traditionnel au moment où Freud écrit. À ce propos, je voudrais faire une petite suggestion. Je ne veux pas dire que c’est une interprétation que je propose, car c’est plutôt un rêve d’interprétation. Il s’agit de cette énigmatique lettre A qui figure dans l’Esquisse, la première Entwurf de Freud dans les expressions ή et Q ή. On note que certains se sont attachés à présenter différentes interprétations de cette lettre ή. Seulement, lors­qu’on s’amuse à parcourir les traités de thermodynamique avec lesquels Freud a eu contact, on voit qu’A désigne, à titre de notation très constante, le rapport économique ή égale r sur Q,  ή =  r / Q , r étant le travail qui peut être fourni par un système. Nous avons donc dans Q ‘, ή  étant pris comme une certaine capacité énergétique, et A comme ce rapport écono­mique, l’expression d’une certaine possibilité de travail. Et l’on peut évi­demment concevoir que, Freud travaillant en contact avec certaines nota­tions, ait tout simplement retenu l’expression Q ή  qui d’ailleurs répond parfaitement à sa pensée.

J. LACAN. – Les éditeurs se contentent d’une interprétation assez pauvre.

P KAUFMANN. – Je tiens la mienne pour plus riche, mais elle est gra­tuite. Il y a une autre dimension. À savoir, donc, dans la constitution de ce concept de Trieb, une dimension historique. D’ailleurs on peut remarquer que la thermodynamique assure une sorte de transition entre ce point de vue physique et le point de vue historique, avec la notion des trans­formations d’énergie. Bien entendu la notion de transformation d’éner­gie n’est pas en elle-même une notion historique, mais cet aspect de l’éner­gie nous permet de voir à quels problèmes va précisément correspondre l’interprétation historique de la notion. En ce qui concerne ces aspects, je voudrais signaler -je pense d’ailleurs que cela est connu – que Freud a très certainement étudié les ouvrages de Groos, sur les Je de l’homme et le Je des animaux. Sur le Je des animaux, nous trouvons tout un historique de la notion de Trieb, qui est traduite ici comme instinct, mais c’est bien de Trieb dont il s’agit. Cet exposé historique de Groos a pour intérêt de faire remonter la notion de Trieb dans les sources auxquelles on peut légiti­mement penser que Freud se réfère, jusqu’au XVIIIe siècle et jusqu’à la philosophie des lumières, et au problème du progrès depuis l’ère animale jusqu’à l’ère de la culture.

Pour présenter la pensée de Bernfeld, je suivrai un ordre inverse de celui qu’il s’est donné dans ses articles. Je reviendrai donc sur trois des quatre articles. Le premier article part du rappel de certaines notions de thermodynamique et de physique tournant autour du principe de Le Chatelier, c’est-à-dire du principe qui règle le fonctionnement général des systèmes de la nature. À cet égard, d’ailleurs, c’est une indication qu’on peut donner en passant parce qu’elle ne se lie pas à Bernfeld, Bernfeld cite incidemment le traité de physique de Thomson qui était un professeur ordinaire à l’université impériale de Saint-Pétersbourg, et dont le manuel a fait autorité en Allemagne où il a été traduit. Et, très souvent, les auteurs allemands, notamment Köhler, s’y réfèrent. Donc, ceci entre parenthèses, et seulement pour signaler que tout ce que Bernfeld nous dit dans le premier article en question, est à peu près littéralement tiré de Thomson. D’ailleurs il se réfère à Thomson, et c’est la pensée tradition­nelle condensée par Thomson qui soutient toute sa construction.

Donc, dans le premier article se trouve posé le concept de système et le principe de Le Chatelier comme régissant le fonctionnement des sys­tèmes qu’il formule en ces termes: « Tout système en équilibre chimique stable soumis à l’influence d’une cause extérieure qui tend à faire varier soit la température, soit la condensation […] dans sa totalité ou seulement dans quelques unes de ses parties, ne peut éprouver que des modifications intérieures qui, si elles se produisaient seules, amèneraient un change­ment de température ou de condensation de signe contraire à celui résul­tant de la cause extérieure ». Et ce que Bernfeld entreprend, c’est de rechercher dans quelle mesure le principe de Le Chatelier permettra de comprendre le phénomène psychique. Le second article vise à enrichir le concept de système, tel qu’il se présente dans le premier article. Et Bernfeld propose un modèle de la personne destiné à nous représenter le fonctionnement énergétique qui permettra de déterminer d’un point de vue énergétique un certain nombre de notions, et même de processus psychanalytiques. C’est ainsi qu’il montrera comment son modèle éner­gétique permet de comprendre comment s’effectue l’apport d’énergie du milieu dans la personne. Il permet, d’autre part, de définir en termes éner­gétiques la notion de libido. Et ce modèle permet de prêter un sens per­sonnel à la notion d’une entropie psychique. Autrement dit l’entropie dont la notion va s’introduire dans ce second article ne sera pas une entro­pie réductible pleinement à son expression physique, mais ce sera en fonc­tion de certaines conditions régnant dans le système personnel que l’on devra comprendre l’application du principe de l’entropie au processus psychique.

Donc, déjà, le second article montre que nous pouvons nous en tenir, pour comprendre les phénomènes psychanalytiques, à une représentation simplement conforme au principe de Le Chatelier. Et la discussion qui est ici ouverte touche évidemment à un débat qui est aujourd’hui central, puisque nous voyons par là que Bernfeld, dès 1930, non seulement par expérience de pensée fait l’essai d’une interprétation homéostatique des phénomènes psychanalytiques, mais encore récuse, à la suite de cette expérience de pensée, fondamentalement, une telle interprétation. Même dans l’énergétique, nous expliquera-t-il, on ne saurait considérer l’ho­méostasisme conformément au principe de Le Chatelier que comme un cas limite dans certains états de repos de la personne. Mais dans la mesure en tout cas où la personne est engagée, il ne saurait pas être question d’une telle réduction.

Le principe de plaisir, dans ce second article, recevra également une interprétation qui le dissociera de toute conception de type homéosta­tique. L’un des aspects du système qui est ainsi conçu comme modèle de la personne consiste à fixer un sens au processus psychique. Et en parti­culier s’introduit ici, dès la conception de ce système, la notion de struc­ture, et la notion de structuration; notions qui sont prises par Bernfeld en un sens très particulier, en liaison avec spécifiquement la théorie de la forme, de la Gestalt. Il apparaît dans cet article qu’il y a correspondance entre ce que Freud, à partir de Helmholtz, appelle énergie liée, liaison de l’énergie, et ce que d’autre part la théorie de la forme désigne comme structure et comme structuration. Autrement dit, ce que Helmholtz appelait liaison, ce que Freud appelle encore liaison, il conviendra, dans la perspective où se place Bernfeld, de l’élaboration de la notion de Trieb, au livre du Je des animaux. C’est qu’il me paraît qu’il y a certaines affinités, tout au moins suggestives, même si la pensée de Freud dépasse de beau­coup celle de Groos, entre la notion de répétition et celles que l’on trouve présentes dans l’ouvrage sur les Je de l’homme, tout au moins certaines.

Donc, nous avons ici un aspect historique de la notion de pulsion, le problème étant de savoir jusqu’où peut nous conduire la notion de pul­sion dans la voie de l’historicité. En somme le problème, si l’on part de la conception thermodynamique, serait le suivant. Quelles traces peuvent laisser les transformations de l’énergie ? On peut dire qu’il y a historicité dans la mesure où l’énergie n’est pas simplement tenue pour transfor­mable, mais où ses traces elles-mêmes peuvent laisser une marque. C’est cela même qui peut caractériser l’historicité. C’est ainsi qu’on pourrait articuler les deux dimensions thermodynamique et historique. Et ici, j’ai eu l’occasion de suggérer que l’influence de Zimmer était décisive dans l’élaboration de la pensée de Freud. Donc, on voit que le problème que va poser Bernfeld, à savoir thermodynamique et historicité, dans la consti­tution de la notion de pulsion, a ses racines dans toute l’élaboration de la pensée Freudienne.

La liaison, donc, ne doit pas être considérée comme intervenant entre des quantités d’énergie représentables dans une vue mécaniste, comme le fait par exemple la théorie mécaniste des phénomènes dynamiques, mais la liaison est structurale, c’est-à-dire, comme le veut la notion, que les rapports entre les charges se définissent à l’intérieur d’une certaine tota­lité. Mais ce qui est essentiel, c’est que la structuration joue ici comme processus énergétique par des voies que nous préciserons tout à l’heure.

Dans le troisième article, Bernfeld reprend, au niveau d’une discus­sion générale des concepts, les notions qu’il a introduites dans les articles précédents, et c’est ici qu’il discute la notion de pulsion de mort, et de la relation entre la notion de pulsion de mort et de pulsion de destruction. Si je commence, au risque de ne pas finir, par ce troisième article, c’est qu’il présente en somme les vues les plus générales, et qu’il suffit à donner pour la discussion d’ensemble, une indication sur l’orientation qui est celle des auteurs.

Les articles de Bernfeld ont été publiés en 1930 et je disais qu’explici­tement Bernfeld se réfère aux travaux de Köhler. Je crois qu’il doit citer le livre bien connu sur les formes physiques au repos et en état stationnaire, et qui est de 1920. C’est dans ce livre que Köhler montre que la notion de structure permet une transposition isomorphique des concepts physiques au niveau de la psychologie, puisque le concept de structure permet de recouvrir les qualités de forme qui avaient été introduites en 1892 dans l’article d’Ehrenberg. Cette notion de structure, il faut cependant signa­ler, pour comprendre les articles de Bernfeld, son élaboration par Kurt Lewin entre 1920 et 1930, et notamment dans une série d’articles de 1926 sur le champ psychologique. Donc, il y a eu un enrichissement de la pen­sée de Köhler ici par Lewin, bien que Lewin se situe dans la ligne de pen­sée de Köhler.

Mais en troisième lieu, il faut signaler une influence qui est plus diffuse, celle de l’embryologie. Bernfeld se réfère à un auteur dont malheureuse­ment je n’ai pas pu trouver à Paris l’ouvrage, et qui est Ehrenberg, Biologie théorique, qui est de 1923. Je ne le connais que par les citations qu’en fait Bernfeld, mais d’autre part, une brève recherche dans les traités de biologie théorique du temps, nous permet de voir dans quelle ligne de pensée il est, et par conséquent dans laquelle Bernfeld se situe. Bien évi­demment, toutes ces idées intermédiaires entre l’ordre philosophique et l’ordre biologique ont été amenées par les progrès de l’embryologie, et notamment de l’embryologie expérimentale, par l’analyse expérimentale qui a été faite de l’irréversibilité des processus de structuration. C’est-à­-dire qu’il y a un moment à partir duquel les processus de structuration qui interviennent dans le psychique sont irréversibles. Et Bernfeld en somme pensait dans la ligne d’Ehrenberg que je ne connais pas, qu’on pouvait au fond transposer l’idée d’une structuration irréversible de la fluidité vitale au niveau psychologique, et parler de même d’une structuration irréver­sible de la fluidité psychique. Ce que j’appelle fluidité psychique corres­pond à l’énergie libre en opposition avec l’énergie qui est donc l’énergie structurée. Ici, je prends donc le terme de structure dans un sens de la bio­logie génétique, et dans un sens psychophysique, sans préjudice d’autres interprétations de l’idée de structure, notamment de l’interprétation lin­guistique. Mais il est clair que l’un des intérêts de l’expérience de pensée à laquelle nous fait assister Bernfeld est précisément d’ouvrir une confrontation entre ces deux interprétations du concept de structure.

Je viens donc au troisième article qui donne l’orientation d’ensemble. La question posée est celle des relations entre l’entropie au sens énergé­tique et la pulsion de mort. Il s’agit en somme de savoir dans quelle mesure on peut réduire la pulsion de mort au sens où l’emploie Freud d’ailleurs, à l’énergétique, et comment il importera d’interpréter cette pulsion de mort. Encore une fois, d’ailleurs, dans toute sa recherche, Bernfeld se place uniquement au point de vue énergétique et il exclut les aspects historiques des notions. Mais précisément la proposition qu’il avance, c’est qu’il n’est rien, dans la notion de Todestrieb, de pulsion de mort, qu’il ne puisse ramener à des phénomènes énergétiques, pourvu que l’on introduise dans la conception de l’énergétique la notion de struc­ture. Autrement dit, dans la mesure où la notion de structure permet de caractériser l’opposition de l’énergie libre et de l’énergie liée, dans cette mesure on pourra comprendre la mort comme structuration. Et c’est ainsi que la notion de mort sera entièrement donnée à l’énergétique.

Il en résulte, comme je le disais pour commencer, que pour éviter tout malentendu dans le langage, il importera de ne plus parler de pulsion de mort, mais uniquement de principe de Nirvâna. Est-ce que cela voudra dire d’ailleurs qu’il n’y aura pas cependant certaines composantes histo­riques du phénomène telles qu’on puisse rendre un sens à la notion de mort ? Car Bernfeld ne va pas jusqu’à dire, bien sûr, que nous ne mourons pas mais, dans la mesure où nous mourons historiquement, c’est-à-dire dans la mesure où nous ne mourons pas énergétiquement, dans la mesure où nous mourons parce qu’il y a de la structure qui s’accumule, en somme, que ce qui est ossifié vient prendre la place de ce qui est fluide, dans cette mesure nous mourons de l’extérieur, c’est-à-dire que ce qu’il y a d’histo­rique dans la notion de mort, c’est la mort prise comme événement.

Mais la mort prise de l’intérieur n’est plus que structuration, elle est une entropie interprétée en termes de structuration, et on n’aura plus à l’ap­peler mort, on l’appellera donc soumission au principe du Nirvâna. Alors nous aurons dans cette construction ce qui était la mort qui est interne, et qui est le principe de Nirvâna, relevant d’une explication purement ther­modynamique, où intervient le concept de structuration et d’ossification de la fluidité vitale. Nous aurons pour le système qui ainsi meurt de l’in­térieur, par ailleurs, un côté historique, à savoir la mort comme événe­ment. Alors, rien de cela ne relèvera de la pulsion. On ne peut pas dire que relève de la pulsion, dit très fortement Bernfeld, ce qui n’est pas histo­rique. Là où il y a pulsion, il y a historicité. Or il n’y a pas historicité dans la mort interne qu’est la liaison irréversible des processus vitaux en struc­tures inertes, donc il n’y a pas de pulsion de mort. Par ailleurs, il y a ici une petite discussion de la notion de suicide. On ne peut pas dire que l’homme tend à la mort prise comme événement, donc de façon générale on exclura du champ des pulsions l’idée de mort telle que Freud la comprend.

La mort ayant été ainsi rendue à l’énergétique, et dépulsionnalisée, déhistoricisée, on opposera donc cette prétendue mort aux pulsions authentiques, à ce qui, comme le dit Bernfeld, doit recevoir la dignité de la pulsion, à savoir sexuelle, et la pulsion de destruction. Là, nous avons des moments historiques qui sont caractéristiques de la pulsion. C’est dans la mesure où ils sont caractéristiques, justement, qu’on pourra parler de pulsion, alors que l’aspect historique de la mort n’est pas caracté­ristique de la mort prise comme mort intérieure, mort par structuration, de la mort comme telle.

À cette occasion, donc, il se livre à une analyse de la notion de pulsion de mort et il tend à montrer son statut équivoque dans la pensée freu­dienne. En somme, ce qu’il reproche, peut-on dire, à la notion de pulsion de mort, prise comme telle, c’est qu’elle ne nous apprend rien. Il prétend que tout ce qui est véritablement instructif dans la notion de pulsion, notamment la possibilité qu’elle nous ouvre de différencier certains types de comportement, est étranger à l’idée de pulsion de mort. C’est une idée qui, à l’opposé du caractère heuristique, en somme, des autres notions, est une notion qui n’a qu’un intérêt purement théorique. D’autre part, il nous montre qu’à la différence de ce que Freud veut, l’idée de pulsion de mort en tant qu’entendue comme nous venons de le faire, ne renferme aucune opposition, c’est à dire que la mort n’a pas de contraire. La mort telle qu’il l’entend n’a pas de contraire. Nous reviendrons là-dessus si nous avons le temps.

Je vais maintenant vous donner lecture de la traduction à laquelle je me suis livré de quelques passages de cet article de Bernfeld qui est, je le rap­pelle, le troisième. D’abord, donc, il nous dit que la mort ne peut pas être entendue uniquement comme un événement. À supposer qu’il y ait une solidarité entre la notion de mort et la notion d’entropie, comment com­prendre la mort ? De quelle mort s’agit-il ? Une première interprétation de la mort consiste à la prendre comme événement. Cette mort comme événement c’est la mort prise sous un aspect historique, et la mort se défi­nit ici en relation à la définition des processus vitaux, comme processus stationnaires, c’est-à-dire que dans la mesure où les processus vitaux sont des processus stationnaires, ça n’est pas de l’intérieur que la mort peut y entrer. Sans doute il peut y avoir un grain de sable dans le système, mais ce grain de sable est extérieur au système.

Voilà ce qu’il nous dit: « Et à présent la physiologie et la biologie n’ont pas dépassé une énergétique du processus vital, mais en tout cas il est assuré que les processus vitaux sont des processus stationnaires. De tels processus sont caractérisés par le fait que des conditions déterminées régnant dans le système imposent un circuit tel que se produit toujours un retour à la phase initiale; autant que l’import d’énergie de l’extérieur du système est assuré, et, aussi longtemps que les conditions du système sont inchangées, le système se perpétue, la mort n’intervient qu’à la manière d’un accident. » Ensuite il cite Ehrenberg, mais ce n’est pas la pensée dernière d’Ehrenberg qu’il cite: « La mort comme événement, ainsi que le dit Ehrenberg, l’accident unique du mourir de l’individu ne se produirait pas ». Et alors, il le montre, au bénéfice de l’entropie. Ceci implique la relation à l’autre article.

Il y a donc une première mort, qui est la mort comme événement. « Cependant – et c’est ici que va s’introduire la notion d’une mort interne, mais encore une fois, on ne devra plus parler de mort – cependant, la pro­position, le but de toute vie est la mort, reçoit une confirmation énergé­tique très satisfaisante pour l’organisme vivant si l’on s’attache à la défi­nition conceptuelle qui lui correspond ». Autrement dit, il retient bien que le but de toute vie est la mort, mais on peut dire qu’il retire à la vie et à la mort le caractère historique à ce titre, c’est-à-dire que cette expression le but de la vie est la mort, prendra un sens purement énergétique. Et on dira, si vous le voulez, selon les lois de l’énergétique, et dans le sens du principe de l’entropie, le but ne sera plus un but, le terme des processus vitaux a une structure de liaison. « Ehrenberg, dit-il, a construit une bio­logie historique des processus vitaux élémentaires. La vie se maintient dans le processus continu de la structuration, de l’accroissement de sub­stance, aux dépens de la fluidité, accroissement à partir duquel aucun tra­vail ne peut plus être gagné, et qui, à partir de ce processus, se sépare pour former le corps. » On a ainsi des vues d’embryologie. La substance struc­turale, le noyau des cellules par exemple, détermine la vitesse, l’intensité du cours restant de la vie. En somme nous avons une fluidité originelle, à l’intérieur de cette fluidité des structures qui apparaissent, et il y a une rétroaction de ces structures sur la fluidité de la matière qui fait que les propriétés de vitesse et d’intensité sont réglées désormais par cette struc­ture qui ne cesse de s’accumuler comme par une ossification. La vie est cet échange, cette production de substance, ce devenir-mort. Ce que nous appelons la vie d’un individu est l’intégration d’une multitude de proces­sus vitaux élémentaires fluides, en une unité déterminée à travers les struc­tures que produisent les processus vitaux. Chaque processus vital élé­mentaire, dans sa singularité, conduit à la liaison irréversible des énergies en structures, à la mort.

Encore une fois, je prends ici le troisième article, d’abord pour pré­senter les idées les plus générales ; mais la conception que se forme Bernfeld de la personne visera précisément à rendre possible ce proces­sus de structuration. Il concevra la personne comme un couplage entre des cellules élémentaires qui sont source d’énergie, d’une part, et d’autre part, un appareil central qui joue un rôle structurant, c’est-à-dire que le fonctionnement de la personne permettra d’une manière précise de com­prendre comment se trouve incarné le principe que fixe ici la théorie biologique d’Ehrenberg : « La vie de l’individu tend à remplir son espace de vie de structure ». Il y a analogie ici avec le terme de Lewin, mais ana­logie purement verbale: « Elle est en son intensité saturée, déterminée par la pente assignable entre son espace de vie et sa capacité à être rem­plie […] en un point quelconque antérieur à la fin, probablement inac­cessible. » Il s’appuie ici à ce qu’on appelle le troisième théorème de Nertz selon lequel « l’état de repos absolu ne peut pas être atteint par un système fini. »

Donc : « En un point quelconque, antérieur à la fin, probablement inaccessible, l’événement mort peut amener le processus vie-mort à l’état de repos ». Nous avons donc un processus que, provisoirement, on pourra appeler le processus vie-mort, le processus de structuration. Ce processus tend en principe, sous réserve du troisième théorème de Nertz, à un état de repos. Mais enfin, avant que cet état de repos, par structura­tion, ou, en langage freudien, avant que cet état de totale liaison ne soit atteint, sans doute un événement peut intervenir du dehors du système, l’événement mort sans doute peut amener le processus à l’état de repos. Seulement il y a néanmoins un processus de structuration interne relevant de la thermodynamique, d’une thermodynamique complémentaire à la notion de structure. Ici, d’ailleurs, il se réfère à la théorie énergétique et à la discrimination entre les facteurs d’intensité et d’extensité de l’énergie; autrement dit, c’est le facteur d’intensité de l’énergie qui ici tiendra lieu de facteur structurant. Je dis ceci pour insister sur le fait que l’œuvre de Bernfeld, ici, fait sa tentative, s’insère dans une physique extrêmement traditionnelle, c’est-à-dire qu’on ne doit pas considérer certaines consi­dérations philosophiques sur la théorie de l’énergie, mais il ne fait qu’uti­liser des données qu’au fond, tout licencié en physique de l’époque, en Allemagne, étudiait.

Je ne dis pas cela pour diminuer l’intérêt de sa tentative. Mais pour montrer que c’est extrêmement classique et que lorsqu’il recherche jus­qu’où peut mener l’interprétation énergétique du Trieb il se place dans le contexte d’une énergétique classique. « Lorsque Freud, poursuit Bernfeld, assigne à l’organisme la tendance à s’efforcer vers des états stables, à atteindre des états de repos durable, et lorsqu’il désigne par l’ex­pression de pulsion de mort l’agent exécutif de cette tendance, il semble donc que l’on ne soit pas mal fondé à escompter que les progrès de la bio­logie et de la physiologie apportent la preuve rigoureuse que cette ten­dance représente le cas particulier du principe de l’entropie pour les sys­tèmes organiques ». Donc on peut sans doute escompter que l’on puisse interpréter comme entropie la pulsion de mort de Freud. Mais loin que ceci nous permette de ramener l’ensemble de l’interprétation freudienne à des déterminations thermodynamiques, au contraire, cette réduction de la pulsion de mort à l’entropie nous permettra de faire le départ entre ce qui relève de l’homéostase, ce qui est physique au sens général des sys­tèmes physiques naturels d’une part, et, d’autre part, de ce qui relève ici, comme Bernfeld le dit, de « la dignité du principe qui est proprement historique. »

Donc cette réduction à l’entropie de cette pulsion de mort vise à décan­ter en somme, dans le freudisme, ce qui peut être abandonné à l’énergie de manière à faire ressortir au contraire ce qui relève de la pulsion, compte tenu d’ailleurs de ce que Bernfeld n’envisage absolument pas le problème de la manière dont l’historicité est assumée par les pulsions. Donc la pul­sion de mort, dans l’acception qui est la sienne du point de vue de la bio­logie théorique, et abstraction faite de son moment historique; et alors s’il s’agit de la pulsion de mort, ce moment historique, c’est seulement la tuile qui nous tombe sur la tête. S’il s’agit de la pulsion de mort quant à l’aspect historique des autres pulsions, il ne le détermine pas. Mais en tout cas, il s’agit de quelque chose de purement extérieur. Donc elle est justifiable comme position scientifique, et non seulement spéculative. Sans doute, dit-il, le terme de mort, aussi bien que le terme de pulsion porte-t-il au premier plan le moment historique du comportement du système, et donne-t-il facilement matière à des malentendus. Pour cette raison, il serait souhaitable de donner de la pulsion de mort, au plein sens de la notion chez Freud, le nom de principe du Nirvâna.

Pour résumer ce texte, il nous dit que l’on ne peut pas interpréter d’une interprétation purement physique la pulsion de mort, mais qu’une telle interprétation n’entraînerait pas en somme dans son sillage le concept global de la pulsion, et notamment le concept de la pulsion de destruction et de la pulsion sexuelle. Au contraire, et justement, c’est à associer la pulsion de mort à ces deux notions qu’il va s’attacher dans les paragraphes qui suivent.

Après avoir ainsi introduit l’idée de la pulsion de mort comme notion thermodynamique, sous le nom de principe du Nirvâna, il donne une interprétation du principe de plaisir, qui permettra de maintenir dans une vue freudienne la liaison entre la notion de stabilité, la notion de mort et le principe de plaisir, c’est-à-dire que le principe de plaisir se trouvera justiciable d’une interprétation elle-même thermodynamique dans la perspective de l’entropie.

Mais pour venir à cette interprétation qu’il nous donne du principe de plaisir, il serait nécessaire que soit introduit le concept de libido. Et c’est dans le second article, beaucoup plus technique et fouillé, que cette notion de libido se trouve introduite en relation à la notion de plaisir. Donc, éventuellement j’y reviendrai. Ceci vient s’inscrire dans la conception qu’il se fait du système.

Vous voyez donc que cette notion de la pulsion de mort contrevient en somme à la systématisation des pulsions telle qu’on la trouve chez Freud. Aussi s’attache-t-il très directement à cette systématisation et, en opposi­tion avec ce qu’il considère comme étant la doctrine de Freud, il va s’at­tacher à désolidariser la pulsion de mort de la pulsion de destruction. Encore une fois, la pulsion de mort est rendue à l’énergétique et la pulsion de destruction, comme la pulsion sexuelle, seront chargées d’historicité. Voici ce qu’il dit : « Cependant la tâche que s’est fixée Freud ne peut encore être considérée comme remplie par ces considérations, car la démarche freudienne n’a guère retenu la discussion analytique lorsqu’on parle de pulsion de mort. Toute une autre série d’éléments de la cons­truction freudienne apparaît dans la construction, avant tout le mourir comme événement. On peut trouver parfois… » La suite n’est pas sans intérêt, mais au fond c’est une parenthèse.

Il s’attache à des articles de Ferenczi sur le suicide. Je passe là-dessus.

Mais la difficulté essentielle est constituée dans les descriptions psychanalytiques par la pulsion de destruction. « Si Freud, dans Au-delà du principe du plaisir, retrouve la pulsion de mort de la biologie spéculative dans le moi comme principe de plaisir, c’est d’elle que nous avons exclu­sivement parlé jusqu’à présent. Il a depuis lors admis, dit-il, de plus en plus clairement, une identification de la pulsion de mort avec la pulsion de destruction. » Donc, et en 1930, Bernfeld est sous le coup, en somme, du Malaise dans la civilisation, et c’est à cela qu’il se réfère. Et il oppose ce texte au texte d’Au-delà du principe du plaisir. Il y aurait donc eu, depuis 1920, une évolution de la pensée freudienne.

Freud emploie les deux termes, pulsion de destruction et pulsion de mort l’un pour l’autre, et la question serait de savoir si cette identification est aussi valable du point de vue énergétique et économique. Les consi­dérations qui suivent montrent que ce n’est pas possible si la pulsion de mort que Freud identifie déjà avec la notion de pulsion elle-même n’a pu recevoir un autre sens que cette pulsion de mort qui est conçue dans Au­-delà du principe du plaisir comme un cas spécial du principe de stabilité. Il est frappant que dans la perspective de Freud la pulsion de mort ou la pulsion de destruction est envisagée sans caractérisation biologique théo­rique. C’est en somme ici la nouveauté du Malaise dans la civilisation. C’est-à-dire qu’alors, dans Au-delà du principe du plaisir, le concept relè­verait plus précisément de la théorie, et par conséquent serait plus proche d’une élaboration énergétique; au contraire, il y aurait eu dans le Malaise dans la civilisation une tendance dans un autre sens qui se marquerait par l’identification de la pulsion de mort et de la pulsion de destruction. Cependant, il est frappant que la pulsion de destruction soit envisagée sans caractérisation biologique théorique et non pas en liaison avec le principe de stabilité comme cela avait été fait dans Au-delà du principe de plaisir, mais toujours et seulement comme une donnée psychologique dynamique, et non plus économique, en opposition à la pulsion sexuelle et non pas en relation au principe de plaisir.

Donc, je dois résumer ce qu’il dit ici en disant, il y a eu une évolution dans la pensée de Freud. Dans Au-delà du principe du plaisir, il y a soli­darité entre la stabilité, le principe de plaisir et la pulsion de mort, au contraire nous voyons – et par conséquent ici les concepts relèvent de la théorie, ce sont des concepts théoriques, et d’ordre économique – que dans le Malaise dans la civilisation, la pulsion de mort, assimilée dans cette mesure à la pulsion de destruction, devient une donnée psycholo­gique. C’est en somme à cette nouvelle thèse que Bernfeld s’en prend. « Ainsi, dit-il, dans le Malaise dans la civilisation, il faut avouer que nous saisissons d’autant plus difficilement, dit Freud, la pulsion de mort, pour ainsi dire seulement comme reliquat à deviner sous l’Eros, et qui se dérobe à nous là où il nous est pas masqué par son alliage avec l’Eros ». Page 56. La critique qu’il va faire part de cette idée qu’en vérité la pulsion de mort n’a pas un sens concret; elle n’a qu’une signification théorique. Alors la pulsion de destruction, comme la pulsion sexuelle, ont une valeur concrète – je traduis concret et non pas économique. La pulsion de des­truction et la pulsion sexuelle sont deux façons de comportement, doivent être comprises comme des pulsions différentes. La pulsion est là poussée vers le renouvellement. Cette idée de relation avec le milieu marque l’in­fluence de la psychologie de la Forme dans cette façon dont le concept de Trieb est compris comme étant caractérisé dans la mesure où il permettra de caractériser des conduites en relation avec le milieu.

Il se réfère ensuite à la définition d’Au-delà du principe du plaisir: « La pulsion est là poussée vers le renouvellement d’une situation de satisfac­tion perdue. Si, en outre, on ne peut clairement assigner une position de satisfaction déterminée qui concernera une de ces deux pulsions, en gros la direction de la pulsion de destruction et le renouvellement – wieders­tellung – de la situation de satisfaction par le moyen de l’anéantissement du milieu et aussi bien par la fermeture aux objets… » En effet, le système élaboré par Bernfeld lui permet, dans sa pensée, de représenter d’une manière précise les deux modes de fonctionnement de la personne selon que l’abaissement du niveau libidinal est atteint par une recherche de sti­mulation dans le milieu, ou au contraire par une clôture narcissique au milieu.

À partir de sa représentation du modèle, Bernfeld déduit en quelque façon ces deux directions du Trieb. La direction de la pulsion sexuelle, atteindre la satisfaction en se tournant vers le milieu, en se saisissant des objets et ainsi en les conservant. Donc fermeture aux objets et, d’autre part, en se saisissant des objets, les deux manières peuvent se produire pour retrouver la satisfaction. « L’amour désigne la première, la haine la seconde de ces pulsions. Ces deux pulsions sont sans doute de nature biologique, mais non cependant comme la pulsion de mort de l’ordre de la théorie biologique. Mais ces deux attitudes bien distinctes peuvent être manifestées dans le fait concret, dans le monde animal aussi, dit-il, jus­qu’aux protozoaires. » Il ne traite pas du côté historique du problème. Mais cette assimilation montre qu’il tendra à assimiler l’historicité humaine à l’historicité des protozoaires. En tout cas il nous dit bien que ces deux attitudes bien distinctes de pulsions de destruction et pulsions sexuelles dont il nous a dit que, comme tout Trieb, elles sont caractérisées par le recouvrement d’une satisfaction perdue, elles ont en somme une portée biologique générale, qui peut être étendue à toutes les espèces ani­males en remontant jusqu’aux protozoaires.

« Dans l’étude de la pulsion sexuelle et de la pulsion de destruction, nous demeurons dans le domaine du qualificatif. Ce sont des questions qui relèvent du point de vue de Freud. Si, par ailleurs, les pulsions en général peuvent être caractérisées comme dirigées vers une satisfaction et, si la satisfaction est aussi en fait l’instauration d’un état de repos ou d’équi­libre, la satisfaction à laquelle on tend, fût-elle l’accroissement d’entropie du système est en tout cas une situation déterminée qualitativement, une situation historiquement survenue avec le concours de conditions non énergétiques. » Encore une fois, il ne détermine pas ces conditions. L’aspect quantitatif de la théorie énergétique peut être envisagé de façon significative. Le qualificatif et l’historique appartiennent à d’autres points de vue.

Ensuite, il va s’attaquer à la notion de pulsion de mort, de l’intérieur si l’on veut. Après avoir montré en somme que ce sont des critères différents qui permettent de caractériser la notion de pulsion de mort, et les pulsions sexuelles et de destruction, de l’autre, il nous dit que la notion de pulsion de mort est confuse. « Si l’on réunit les formules que Freud a successive­ment proposées au sujet de la pulsion de mort de divers points de vue, et en des occasions diverses, si l’on procède ainsi, comme le suggère l’emploi de cette même expression en tous ces passages, d’instinct de mort, on parvient à une image qui est contradictoire dans la mesure où les consi­dérations développées par Freud relèvent tour à tour du point de vue dynamique et du point de vue économique. La pulsion de destruction a pour synonyme la pulsion de mort, pour partenaire la pulsion sexuelle, et elle est un concept dynamique de la théorie des pulsions en même temps qu’un concept historique qui comprend des éléments qualificatifs d’importance décisive. Elle est décelable comme la pulsion sexuelle dans son état naturel. Elle apparaît surtout intriquée avec elle. Elle soulève peut­-être des problèmes plus nombreux qu’elle, mais non d’une autre nature. « Au même titre que la pulsion sexuelle, elle relève aussi de la perspective biologique. »

Il y a un peu de tout, dit-il, dans cette notion de la pulsion de mort. Il va montrer à quelles conditions peut s’opérer la dissociation de la pulsion de mort et de la pulsion de destruction. Son texte ici est un petit peu tendu. Voici ce qu’il veut dire, nous cherchons en somme, si nous avons des idées distinctes de la pulsion de mort d’une part, et d’autre part des autres pulsions. Et ce qu’il nous dit, c’est qu’il n’y a pas de critère quali­tatif qui permette de distinguer la pulsion de mort des pulsions sexuelles et de destruction, de même que par des critères qualitatifs on distingue pulsion de destruction de pulsion sexuelle. Donc le seul critère de discri­mination entre la pulsion de mort et les autres pulsions, sera précisément celui qui a été développé antérieurement, à savoir une caractérisation énergétique de la pulsion de mort. La pulsion de destruction n’est autre chose que la pulsion de mort, que dans la mesure où elle est visée en termes physiques, ou dans le cas où l’expression de pulsion de mort désigne la tendance entropique de tous les systèmes dans la nature.

En somme, ce qu’il dit, c’est que la pulsion de mort – et alors, mais pas explicitement, il se réfère à Freud – il dit que si la pulsion de destruction est un cas spécial du principe de stabilité à ce titre, mais à ce titre seule­ment, on pourra discriminer la pulsion de mort des autres pulsions. Et alors moi, Bernfeld, je reprends l’idée en disant, la condition sous laquelle Freud pose la possibilité de cette distinction, à savoir la liaison au principe de stabilité, moi je l’exprime en disant, dans le cas où l’expression de mort désigne la tendance entropique de tous les systèmes dans la nature. Par ailleurs ils obéissent à la loi de l’entropie dans les conditions qui ont été fixées, mais ceci dégagera la notion de pulsion car cette terminologie obs­curcit le problème qui est celui-ci, quelles fonctions ont les pulsions, pul­sions de destruction et sexuelles, pour le procès général du système ? Autrement dit, si on fait de la pulsion de mort une pulsion, on masque le véritable problème que pose la notion de pulsion, à savoir les détermi­nations singulières que reçoivent les pulsions dans le fonctionnement de la personne. La tâche est en somme amorcée dans le deuxième article.

Alors il dit: « A supposer que ces considérations aient un noyau de vérité, la construction freudienne de la pulsion de mort devrait assuré­ment perdre la beauté philosophique qui la rend si attirante, mais non moins controversée. Au couple de contraire, pulsion de destruction et pulsion sexuelle, Freud oppose le couple de la pulsion de mort et de l’Eros. Or, il n’y a pas place pour l’Eros dans une conception biophysique de la pulsion de mort. La théorie de l’énergie ne connaît aucun parte­naire, adversaire de jeu ou ennemi qui s’oppose à la légalité de l’entropie. Du moins aucune autre que les conditions mécaniques qui, le cas échéant, allongent le chemin vers l’entropie et obligent à des détours. » En somme il n’y a pas d’aspect dialectique ici du phénomène. Il n’y a pas de jeu avec l’Autre. « De même, la réunion de quantités de substances toujours plus considérables en unités n’est pas la direction du processus physique qui tend plutôt, non seulement à la dispersion de l’énergie, mais aussi à la dispersion de la matière. L’idée philosophiquement satisfaisante des forces qui luttent contre la mort a peu de sens physique et n’en a aucun du point de vue de la théorie énergétique. La pulsion de mort comme mode d’activité du système n’a aucun Eros à ses côtés. Eros n’est pas un mode d’activité générale des systèmes, il est spécifique des systèmes organiques, de même que la tendance à la destruction n’est pas un mode d’activité physique des systèmes, mais une détermination également spécifique pour les systèmes organiques. Ces deux modes d’activité ont, au sens le plus étroit du terme, la dignité de la pulsion distincte, là, de ces systèmes organiques, de celle des autres systèmes. Alors il dit qu’« il est inutile de désolidariser ici ses thèses de celles de Jung » ; qu’il ne tend nullement à aucun monisme de l’énergie. Et je vais simplement vous citer la conclu­sion, dont les origines n’apparaissent pas nettement parce que je n’ai pas parlé de ce qu’il dit de l’application du principe de Le Chatelier au sys­tème, de manière à caractériser, à différencier les systèmes physiques en général des systèmes organiques.

« Le mode d’activité général des systèmes connus sous le nom de prin­cipe de Le Chatelier, et selon lequel tout système résiste aux influences du monde extérieur et tend ainsi à se conserver, est une formulation spéciale du principe plus compréhensif de l’entropie. Il ne vaut que pour les sys­tèmes en équilibre stable. Le système-personne ne peut exercer son acti­vité sûrement que dans le sens du principe de Le Chatelier, car c’est seulement dans des états limites particuliers qu’il a un état limite stable. Nous avons donc trois niveaux d’analyse ici. Un état limite des systèmes orga­niques qui répondrait au principe de Le Chatelier, c’est-à-dire qui pour­rait être considéré comme correspondant à une fonction. » Ce qu’il nous dit, c’est que ceci ne représente qu’un cas limite. Nous avons d’autre part les systèmes qui sont régis par l’entropie, mais non pas au sens limité de Le Chatelier, plus généralement par le principe de l’entropie. Et nous avons – et ceci va former le domaine de l’énergétique – ce qui relève du Trieb et de l’historicité.

« Le système-personne ne peut exercer simplement son activité dans le champ du principe de Le Chatelier, car c’est seulement dans des états limites particuliers qu’il possède un état. Dans cet état, le mode d’activité du système ne consiste également que dans les conduites les plus simples de la résistance ou de la nocivité de la notion de repos. En général, pour­tant, il n’a pas pour tâche seulement d’en venir, vis-à-vis du milieu, à une égalisation énergétique qui tiendrait plus ou moins tôt, mais il lui faut maîtriser ce système-personne, plus complexe, lié à la structure de la per­sonne. » Il résulte de l’hypothèse du système couplé – c’est le second article – que la dignité de la pulsion envisagée comme mode d’activité spécifique des systèmes vivants, système couplé osmotique, revient aux pulsions sexuelles et aux pulsions de destruction. « Tandis que la pulsion de mort, au sens du principe de Nirvâna, ainsi que la pulsion de conser­vation, l’instinct de conservation, est un mode d’activité générale des sys­tèmes naturels qui ne peut être assuré au système-personne sous ces conditions mécaniques historiquement déterminées, que par l’action des pulsions de destruction et des pulsions sexuelles. » C’est-à-dire que, s’il est vrai que ce qu’on appelle la pulsion de mort intervient comme carac­téristique de tout système naturel, et pas seulement des systèmes orga­niques, et s’il est vrai qu’il y a une interprétation énergétique en ce sens de la pulsion de mort, il reste que la personne, en somme, ne bénéficiera de ce principe du Nirvâna que sous des conditions qui lui sont propres, conditions historiquement déterminées; et en particulier en raison de ce fait que la structure interne qui règle le fonctionnement énergétique est elle-même historiquement déterminée, et que, par ailleurs, en même temps, ce seront les pulsions de destruction et les pulsions sexuelles qui, dans le cadre structural de la personne ainsi historiquement définie, permettront seules de donner force, en somme, au principe énergétique du Nirvâna au niveau de la personne.

J. LACAN. -je remercie infiniment, avec tout l’accent que je peux y mettre, Monsieur Pierre Kaufmann de nous avoir rendu le service de nous débrouiller, pour les articuler devant nous la chaîne de méditations qui est représentée par ces trois articles essentiels de Bernfeld.

Si, pour certains – je souhaiterais qu’ils soient en plus petit nombre possible – ceci a pu paraître dans le plan général de notre recherche un détour, ça n’est sûrement pas un hors-d’œuvre. Je veux dire que si, comme s’exprime Bernfeld, la pulsion de mort dans Freud rencontre cette objection de ne rien nous apprendre, soi-disant, à l’intérieur du phé­nomène, vous verrez que la pulsion de mort en tout cas nous apprendra beaucoup sur la position même de la pensée de Freud, à savoir l’espace dans lequel elle se déplace. Pour tout dire, je pense que vous en avez entendu assez avec la masse générale de cet exposé, pour voir qu’il est absolument démontré, par une analyse semblable, que la dimension dans laquelle la pensée de Freud se déplace, c’est à proprement parler la dimen­sion du sujet ; qu’elle l’implique absolument pour que soit repris, au niveau de la personne, ce phénomène naturel de la tendance dans l’entro­pie, et pour qu’il puisse prendre la valeur d’une tendance orientée, signi­ficative du système en tant qu’en somme le système tout entier se déplace dans une dimension éthique. Ce en quoi, bien entendu, nous aurions tout à fait tort de nous étonner, puisque autrement ça ne serait pas ni la méthode, ni la voie thérapeutique, voire ascétique, telle qu’elle est dans notre expérience.

Print Friendly, PDF & Email