samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LVII L'éthique de la psychanalyse 1959 – 1960 Leçon du 4 mai 1960

Leçon du 4 mai 1960

 

Je ne voudrais pas aujourd’hui commencer mon séminaire sans, briè­vement, indiquer ce que je pense de ce qui a un intérêt pour vous de ce qui a été dit hier à la réunion scientifique de la Société. Je voudrais dire sim­plement ce que je n’ai pas eu l’occasion de dire hier : que nous avons assisté somme toutes à une communication remarquable. Je voudrais simplement attirer votre attention dans quel sens elle l’est. Elle était faite par quelqu’un qui, de par sa position, n’avait pas à révolutionner le domaine de l’hystérie, à nous apporter une expérience immense accu­mulée, ni même originale. Il s’agit de quelqu’un dont la carrière psycha­nalytique commence. Néanmoins, je crois tout de même devoir pointer ceci, c’est qu’il me semble que dans cet exposé très complet que vous avez entendu, peut-être, comme on l’a dit, trop riche, il y a quelque chose que vous pouvez, je crois, honnêtement toucher du doigt, c’est le carac­tère extrêmement articulé de ce qui vous a été proposé. Ce n’est même pas dire que rien n’y soit à reprendre. Si j’avais cru devoir forcer les choses en intervenant après une interruption peut-être un peu prématurée de la dis­cussion, j’aurais certainement rectifié certaines des choses qui ont été avancées, et même peut-être vous signaler ces traits précisément en ce qui concerne les rapports de l’hystérique avec l’idéal du moi et avec le moi idéal. Je crois que, là-dessus, l’auteur de la communication, c’est un point qui justement serait à préciser dans une discussion, a avancé des choses qui tiennent peut-être à un certain flottement dans la fonction réciproque, dans l’opposition, dans la concaténation de ces deux fonctions.

Ce que je voudrais que vous remarquiez dans une communication de cette espèce, c’est en quel point, en permettant d’articuler des choses assez loin avec une extrême précision sur le fondement de catégories qui, mani­festement, se révèlent comme plus que maniables, destinées à introduire une clarté qui est aux dimensions mêmes de notre expérience, combien, quel que soit sur quelques points de détail ce que peut soulever de dis­cussion certaines des choses avancées, en tout cas à quel point vous voyez les notions théoriques, de leur mouvement même si l’on peut dire, s’ani­mer, rejoindre l’expérience et le niveau de l’expérience.

On parle des rapports de l’hystérique avec le signifiant. C’est quelque chose que nous pouvons, dans l’expérience clinique, toucher du doigt à chaque instant la présence. En d’autres termes, ce qui est avancé devant vous, et vous le verrez mieux encore si vous en aviez le texte – et j’espère que vous l’aurez bientôt- c’est autant de points qui s’offrent à la critique de l’expérience, mais dans la dimension, je dirai, d’une machine en fonc­tionnement, de quelque chose qui s’animait devant vous. Vraiment, s’il y a quelque chose qui peut nous faire toucher du doigt la valeur d’un certain nombre de notions théoriques que je m’efforce à promouvoir depuis des années devant vous, c’est que nous y rejoignons vraiment, par une sorte de confluence, de convergence de la notion avec la structure à laquelle nous avons affaire, cette structure qui est définie par le fait que le sujet a affaire, à se situer dans le signifiant. Nous voyons vraiment se produire devant nous le ça parle. Ce ça parle-là émergé, si l’on peut dire, de la théo­rie elle-même nous faisait rejoindre, confluer avec l’expérience critique la plus quotidienne dans les traits de ce qui vous était apporté.

Nous voyons s’animer l’hystérique dans sa dimension, et non pas par référence à un certain nombre de forces obscures plus ou moins inégale­ment réparties dans un espace au reste non homogène, ce qui constitue d’habitude le discours prétendu analytique. Il n’est prétendu analytique que pour autant que lui-même essaye de s’aliéner dans toutes sortes de références à des sciences certes estimables, plus qu’estimables chacune dans son domaine, mais qui souvent sont invoquées d’une façon qui n’est pas autre chose pour le théoricien qu’une façon de marquer sa maladresse à se déplacer dans son propre domaine. Ceci n’est pas simplement ni un hommage au travail que vous avez entendu, ni non plus un simple hors-d’œuvre à ce que je suis en train d’essayer de poursuivre devant vous, mais je considère cette année, en m’efforçant avec mes moyens qui sont sim­plement les moyens de mon expérience, d’articuler, de faire vivre devant vous la dimension éthique de l’analyse. je prétends ne pas faire autre chose que ce que j’ai fait dans les années précédentes en vous apportant cette élaboration qui, progressivement, de la référence première à la parole et au langage vous a donné – j’abrège les étapes – l’année dernière, cette tentative de préciser la place et la fonction du désir dans l’économie de notre expérience. Notre expérience pour autant qu’elle est guidée par la pensée freudienne.

je voudrais remarquer que, dans ce commentaire de la pensée freu­dienne, je ne procède pas en professeur. L’action générale des professeurs, concernant la pensée de ceux qui se trouvent avoir enseigné au cours de l’histoire quelque chose, consiste en général à la formuler de telle sorte que cette pensée n’apparaît que par ses côtés les plus limitatifs et les plus partiels. D’où l’impression de respiration que l’on a toujours lorsqu’on se rapporte aux thèses, aux textes originaux. je parle des textes qui en valent la peine, de ceux auxquels j’ai déjà plus d’une fois fait allusion dans tel ou tel de mes énoncés. Quand je dis qu’on ne dépasse pas tel ou tel de ceux que j’énumère dans la même phrase, Descartes, Kant, Marx, Hegel et quelques autres, on ne les dépasse pas pour autant, en effet, qu’ils mar­quent la direction d’une recherche, qu’ils marquent une orientation, et que cette orientation, elle, si c’est une orientation véritablement faite comme ça, n’est pas quelque chose qu’on dépasse comme ça si aisément.

On ne dépasse pas Freud non plus; on n’en fait pas non plus – on n’en a pas d’intérêt-le cubage, le bilan. On s’en sert, on se déplace à l’intérieur, on se guide avec ce qu’il nous a donné comme directions. Ce que je vous donne ici c’est quelque chose qui essaye d’articuler les sens d’une expé­rience pour autant qu’elle a été guidée par Freud. Ce n’est pas une façon d’enserrer, de cuber, de résumer Freud d’aucune façon. Mais que cette dimension éthique soit notre expérience même, est-ce que vous ne voyez pas que vous en avez le témoignage justement dans ces sortes de dévia­tions implicites d’éthique qui se trouvent dans des notions prétendument objectivantes qui vous ont été peu à peu fournies, déposées au cours de l’élaboration analytique à travers les différents âges de la pensée analy­tique.

Est-ce qu’il n’y a pas une notion éthique implicite déposée dans cette notion de l’oblativité que vous me voyez souvent critiquer devant vous ? Est-ce qu’implicitement, je dirai, par les buts qui, pour être non formulés, à peine avoués, de la reformation du sujet dans l’analyse – quand je dis reformation c’est pour ne pas dire réformation, réforme dans toutes les implications de l’analyse – qui d’ailleurs aussi bien s’avouent comme tels bien souvent dans la notion de refaire le moi du sujet, est-ce qu’il n’y a pas implicitement cette dimension éthique dont je veux simplement vous montrer que telle queje vous l’ai présentée elle est inadéquate, elle ne correspond pas à votre expérience, aux dimensions réelles dans lesquelles Freud nous indique, par la nature du sens même qu’il nous a ouvert, que se propose ce problème ?

En vous amenant donc cette année, sur ce terrain de l’éthique de la psychanalyse, nous sommes arrivés à un certain point, à une certaine frontière, à une certaine limite dans laquelle je vous ai centrés, sur laquelle je vous ai fait arrêter votre esprit, celle que j’ai illustrée par une sorte de confrontation, de mise en relief l’un par l’autre, si paradoxal que cela paraisse, c’est ainsi que j’ai procédé, de Kant et de Sade nommément. Je vous ai amenés en un point que nous pourrions, si vous voulez, appeler le point d’apocalypse ou de révélation de quelque chose qui s’appelle quoi ? La transgression. En remarquant que ce point de la transgression a un rapport sensible avec ce dont il s’agit dans notre problème, dans notre interrogation éthique, à savoir le sens du désir comme tel. C’est là le point auquel mon élaboration des années antérieures vous a amenés en posant que ce sens du désir est quelque chose qui, dans l’expérience freudienne comme telle, dans cette expérience qui est aussi la nôtre, quotidienne, est à distinguer et à structurer dans un certain champ où les termes comme celui de besoin doivent être situés, posés comme n’en étant pas là pure et simple racine, comme en étant bien plus que distincts.

En d’autres termes, il n’est pas possible de purement et simplement déduire la fonction du désir, dans l’articulation de l’expérience analy­tique, en la ramenant purement et simplement par quelque artifice, qu’il puisse s’agir, en la déduisant, en la faisant surgir, émaner, de la dimension du besoin. Si je m’arrête un instant à quelque chose qui, je crois, est essen­tiel à faire saisir, le cadre dans lequel se déplace notre recherche, je reviens à quelque chose je dirai presque de contingent dans les propos que j’ai tenus devant vous.

J’ai fait, au détour d’un de mes exposés, une sorte d’excursion para­doxale, voire fantaisiste, sur deux formes que j’ai opposées l’une à l’autre, celles de l’intellectuel de gauche et de l’intellectuel de droite. Parlant de ces deux termes, et, je dirai, dans un certain registre, dans une certaine dimen­sion, les renvoyant dos à dos, je pus paraître faire preuve de cette impru­dence qui encourage un certain indifférentisme en matière de politique. Bref, il a pu m’être reproché d’avoir souligné, dans un terme que j’ai pourtant choisi avec attention, que l’éthique de Freud, ici je parle de Freud écrivant le Malaise dans la civilisation, j’avais pourtant pris bien soin de dire que l’éthique de Freud était humanitaire, ce qui n’est pas pré­cisément dire qu’il fut un réactionnaire, mais que d’un autre côté articulé, il n’était pas progressiste.

Cette remarque, encore qu’on ne m’en conteste pas à proprement par­ler la pertinence, a paru à certains dangereuse à souligner. Je suis surpris que pareille chose puisse être apportée, précisément dans la perspective, orientée politiquement, d’où elle m’a été amenée. Je voudrais simple­ment, à ceux qui peuvent, dans cette dimension, avoir été surpris, seule­ment les inciter à quelque chose qui n’est tout de même jamais inutile pour contrôler les mouvements de la sensibilité, à s’informer peut-être d’une façon un peu précise, par la lecture de certains textes courts et rapides. J’en ai amené un. J’ai amené le volume premier des Œuvres phi­losophiques de Karl Marx, traduites par Molitor, publiées chez Alfred Coste. Je conseille seulement à ceux-ci de lire, par exemple, la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, ou bien simplement ce curieux petit ouvrage qui s’appelle La question juive. Peut­-être y prendront-ils une notion plus pertinente de ce que Marx à notre époque penserait de ce qu’on appelle le progressisme. Je veux dire d’un certain style d’idéologie généreuse fort répandue, disons-le, dans notre bourgeoisie. La façon dont Marx l’apprécierait est quelque chose qui apparaîtra tout à fait évidemment à tous les yeux pour ceux qui voudront se rapporter justement à cette source, à cette bonne et saine mesure d’une certaine honnêteté intellectuelle.

De sorte qu’en somme, en disant que Freud n’était pas progressiste, je ne voulais pas du tout dire par exemple qu’il n’était pas intéressé par l’ex­périence, disons le mot, marxiste. Mais enfin, c’est un fait, là je mets les points sur les i, si j’ai dit que Freud n’était pas progressiste, j’ai dit quelque chose qui n’était aucunement une imputation politique le concernant. J’ai dit qu’il ne participait pas en somme à une certaine orientation qu’on peut qualifier de l’ordre de certains types de préjugés bourgeois. Ceci dit, il est un fait, c’est que Freud n’était pas marxiste. Ceci, je ne l’ai pas souligné parce qu’à la vérité, je n’en vois pas à proprement parler l’intérêt, ni la portée. Parce que, si vous voulez, je réserve à plus tard de montrer quel peut être l’intérêt de la dimension ouverte par Freud pour un marxiste, point qui sera peut-être en effet beaucoup plus difficile à intro­duire d’emblée puisque jusqu’à présent on ne semble pas s’être beaucoup aperçu du côté marxiste – si tant est qu’il y en ait encore des marxistes – dans quel sens se déroule, s’ouvre, s’articule, l’expérience indiquée par Freud.

Disons qu’elle est justement en ceci, c’est que si Marx prend le relais d’une pensée qui aboutit précisément à cet ouvrage que je vous désignai tout à l’heure comme ayant fait l’objet des remarques les plus pertinentes de Marx, à savoir la Philosophie du droit de Hegel, en tant qu’il s’y articule quelque chose dont nous ne sommes pas encore, jusqu’à nouvel ordre, que je sache, sortis, à savoir les fondements de l’État, de l’État bourgeois en tant qu’il donne la règle d’une organisation humaine fondée sur le besoin et la raison, en tant que, dans cette dimension, Marx nous propose, nous fait apercevoir, toucher du doigt, le caractère partial, partiel, insuf­fisant de la solution donnée dans le cadre de l’État bourgeois, il nous montre que cette solution, cette harmonie placée au niveau du besoin et de la raison, n’est bien dans l’État bourgeois qu’une solution abstraite, dissociée. C’est en droit que besoin et raison sont harmonisés. Mais ceci étant posé, en droit chacun est laissé en proie à l’égoïsme de ses besoins particuliers, à l’anarchie, au matérialisme comme s’exprime Marx, de la solution d’anarchie fondamentale qui suppose qu’il propose, qu’il aspire à un état où ça ne sera pas seulement, comme il s’exprime, politiquement, mais réellement que l’émancipation humaine se produira, à savoir que l’homme se trouvera, vis-à-vis de sa propre organisation, dans un rapport non aliéné.

C’est précisément sur ce chemin dont vous savez que, malgré les ouver­tures qu’a donné l’histoire à l’entreprise, à la marche, à la direction indi­quée par Marx, nous ne sommes pas tout à fait, semble-t-il, parvenus à la réalisation de l’homme intégral. Sur ce chemin – c’est en ce sens qu’il ne dépasse par Marx – Freud nous montre quelque chose, cet accident si l’on peut dire qui résulte du fait qu’il est tout à fait insuffisant, quel que loin qu’en ait été poussée l’articulation dans la tradition de la philosophie classique, que ces deux termes de la raison et du besoin sont insuffisants pour nous permettre d’apprécier le champ dont il s’agit quant à la réali­sation humaine. Que c’est d’une façon plus profonde, dans la structure, que nous nous trouvons rencontrer une certaine difficulté qui n’est rien de moins que la fonction du désir, et la fonction du désir pour autant- je vous l’indique dans la façon dont j’articule ici les choses devant vous – que, chose paradoxale, curieuse – mais il est impossible d’enregistrer l’ex­périence autrement – que la raison, que le discours comme tel, que l’arti­culation signifiante comme telle est là au départ, ab ovo depuis le début, du moment où peut s’articuler la structure de l’expérience humaine en tant que telle. Elle est là à l’état inconscient avant la naissance de toute chose pour ce qui est de l’expérience humaine. Elle est là d’une façon enfouie, inconnue, non maîtrisée, non sue par celui-là même qui en est le support. Et c’est par rapport à une situation ainsi structurée que l’homme a déjà secondairement, dans un second temps, à prendre, à repérer, à situer la fonction de ses besoins comme tels.

Et d’autre part, en raison de ce caractère primitif fondamental de la prise de l’homme dans ce champ de l’inconscient, en tant qu’il est d’ores et déjà un champ logiquement organisé, que cette Spaltung, ce maintien subsiste dans toute la suite du développement, que c’est par rapport à cette Spaltung que doit être articulé, situé, vu dans sa fonction le désir comme tel, que ce désir comme tel présente certaines arêtes, un certain point d’achoppement qui est précisément ce en quoi l’expérience freu­dienne se trouve compliquer le projet, le but, la direction donnée à l’homme de sa propre intégration. Problème de la jouissance, en tant qu’elle est quelque chose qui se présente enfouie dans un champ central, avec les caractères d’inaccessibilité, d’obscurité, d’opacité, et pour tout dire de champ cerné d’une barrière qui en rend l’accès, au sujet, plus que difficile, inaccessible peut-être pour autant que la jouissance se présente non purement et simplement comme la satisfaction d’un besoin, mais comme la satisfaction d’une pulsion au sens où ce terme nécessite toute l’élaboration complexe qui est celle que j’essaie ici d’articuler devant vous.

Pulsion proprement dite en tant qu’elle est ce quelque chose de si com­plexe que, vous l’avez entendu la dernière fois, pour quiconque s’en approche d’une façon appliquée, en essayant de comprendre ce qu’en articule Freud, elle n’est même pas purement et simplement réductible à la complexité de la tendance entendue dans son sens le plus large, au sens de l’énergétique; elle comporte cette dimension historique dont il s’agit pour nous de nous apercevoir de la véritable portée. Cette tendance his­torique se définit en ceci, dans cette marque que la pulsion se présente dans une certaine insistance, en tant qu’elle se rapporte à quelque chose de mémorable parce que mémorisé. C’est cette dimension de la remémori­sation, de l’historisation fondamentale qui est comme extensive à l’appa­rition, au fonctionnement de la pulsion comme telle, dans ce qu’on appelle le psychique humain. C’est aussi là que s’enregistre, que rentre dans le registre de l’expérience la destruction comme telle. C’est ce que je vais essayer pour vous de faire vivre, d’illustrer. C’est pour cela que je vous ai amené sur le champ de ce que je pourrais appeler, si vous voulez, non pas le mythe, parce que le terme ne serait pas exactement approprié, mais la fable de Sade.

Sade, quelque part, très exactement en ce point de son oeuvre qui, selon ce que l’on peut dire des questions de chapitrage et de pagination, peut être située au tome VII de la Juliette, ou dans l’édition qui est celle qui, vous étant la plus accessible, celle de Jean-Jacques Pauvert, se trouvera au tome IV, page 78, dans ce qu’on appelle le Système du pape Pie VI, puisque c’est au pape Pie VI que sont imputées les théories dont il s’agit. Sade donc, dans la bouche d’un de ses personnages, anime devant nous la notion, la théorie suivante qui est que par le crime comme tel l’homme se trouve collaborer par quelque chose que l’interlocuteur prétendu anime dans ce sens, le crime de l’homme va dans le sens de quelque chose qui est la place qu’il faut pour de nouvelles créations de la nature. L’idée en somme est la suivante, que le pur élan de la nature est obstrué par ses propres formes, que les trois règnes, pour ce qu’ils manifestent de formes et de formes fixées, enchaînent en quelque sorte la nature dans un cycle et un cercle limité, trop manifestement imparfait du reste dans ce qui se voit de chaos, voire de cohue, de conflit, de désordre fondamental dans leurs relations réciproques. Et qu’aussi bien ce dont il s’agit, le soin le plus pro­fond qu’on peut imputer à ce sujet psychique, au sens du terme qui veut dire le plus profondément caché, que serait la Nature, ce serait quelque chose qui, en faisant place nette, lui permettrait de recommencer sa ten­tative de repartir dans un nouvel élan.

Ce que je suis en train de montrer, à travers l’énoncé de propos qui sont très manifestement des propos tout à fait, si l’on peut dire, littéraires, qui n’ont rien de scientifiquement fondé, qui ont le caractère poétique, je peux quand même – et quelque rupture qu’apporte toujours dans le sou­tien de l’attention la dimension de la lecture – vous montrer ce que peut être, à l’occasion, dans ce fatras luxurieux qu’est Sade, l’éruption de temps en temps de ce que certains peuvent considérer comme des digressions fastidieuses mais dont vous verrez pourtant qu’elles sont quelque chose qui, en tout cas, supporte assez bien la lecture. « Point de destruction, dit­il, point de nourriture à la terre et, par conséquent plus de possibilité à l’homme de pouvoir se reproduire – ce serait dans le cas où ils s’harmo­niserait fort bien dans le règne de la Nature -. Fatale vérité sans doute, puisqu’elle prouve d’une manière invisible que les vices et les vertus de notre système social ne sont rien et que les vices mêmes sont plus néces­saires que les vertus puisqu’ils sont créateurs, et que les vertus ne sont que créées, ou, si vous l’aimez mieux, qu’ils sont causes et que les vertus ne sont qu’effets […] qu’une trop parfaite harmonie aurait encore plus d’in­convénients que le désordre; et que si la guerre, la discorde et les crimes venaient à être bannis de dessus la terre, l’empire des trois règnes devenu trop violent alors, détruirait à son tour toutes les autres lois de la nature. Les corps célestes s’arrêteraient tous, les influences seraient suspendues par le trop grand empire de l’une d’elles; il n’y aurait plus ni gravitation, ni mouvement. Ce sont donc les crimes de l’homme qui, portant du trouble dans l’influence des trois règnes, empêchent cette influence de parvenir à un point de supériorité qui troublerait toutes les autres, en maintenant dans l’univers ce parfait équilibre qu’Horace appelait rerum concordia discors. Le crime est donc nécessaire dans le monde. Mais les plus utiles, sans doute, sont ceux qui troublent le plus, tels que le refus de la propagation, ou la destruction; tous les autres sont nuls, ou plutôt il n’est que ces deux-là qui puissent mériter le nom de crimes: et voilà donc ces crimes essentiels aux lois des règnes, et… aux lois de la nature.

« Un philosophe ancien appelait la guerre la mère de toutes choses. L’existence des meurtriers est aussi nécessaire que ce fléau; sans eux, tout serait troublé dans l’univers », etc. Et ceci continue: « … cette dissolution sert à la nature, puisque ce sont de ces parties détruites qu’elle recompose. Donc, tout changement opéré par l’homme, sur cette matière organisée sert la nature bien plus qu’il ne la contrarie. Que dis-je, hélas ! Pour la ser­vir, il faudrait des destructions bien plus entières […] bien plus complètes que celles que nous pouvons opérer; c’est l’atrocité, c’est l’étendue qu’elle veut dans les crimes, plus nos destructions seront de cette espèce, plus elles lui seront agréables. Il faudrait, pour la mieux servir encore, pouvoir s’opposer à la régénération résultant du cadavre que nous enterrons. Le meurtre n’ôte que la première vie à l’individu que nous frappons; il fau­drait pouvoir lui arracher la seconde pour être encore plus utiles à la nature ; car c’est l’anéantissement qu’elle veut ; il est hors de nous de mettre à nos meurtres toute l’extension qu’elle y désire. »

Le terme, le nerf, de cette dernière partie, de cette dernière énonciation, je pense que vous en avez saisi la portée. Il nous porte au cœur de ce point qui, la dernière fois, à propos de la pulsion de mort, était précisé­ment ce qui vous était articulé comme le point de scission entre ce qu’on peut appeler purement et simplement principe de Nirvâna, ou d’anéan­tissement – pour autant que celui-ci se rapporte à une loi fondamentale qui pourrait être identifiée à ce quelque chose qui nous est donné dans l’énergétique comme étant la tendance au retour, sinon à un état de repos absolu, au moins à un certain état limite d’équilibre universel – la dis­tance, la scission, dis-je, entre ceci et ce qui doit en être distingué en tant que ce que Freud nous apporte, articule devant nous comme étant la pul­sion de mort, est quelque chose qui justement est à situer dans le domaine historique. À savoir, pour autant que ceci s’articule – à un niveau qui n’est définissable qu’en fonction de la chaîne signifiante, c’est-à-dire en tant qu’un repère peut être pris qui est un repère d’ordre par rapport à ce qui est le fonctionnement de la nature, de quelque chose d’au-delà d’où elle­-même peut être prise, saisie, dans une mémorisation fondamentale- peut s’articuler ceci que tout peut être repris non pas simplement dans le mou­vement des métamorphoses, mais à partir, si l’on peut dire, d’une inten­tion initiale.

Vous entendez bien, j’espère, ce qu’ici j’articule en reprenant, en résu­mant, en schématisant ce que vous avez entendu la dernière fois. Ce que vous avez entendu la dernière fois consistait, nous résumant d’une façon qui a été très complète et très heureuse, le travail de Bernfeld et Weitenberg, à nous montrer les trois étages au niveau desquels s’articule la question de la pulsion de mort, si l’on veut donner un sens à ce qu’a, pour nous, articulé Freud, au niveau des systèmes matériels considérés comme n’impliquant pas l’organisation vivante. Donc jusques et y com­pris ce qui intervient, entre en jeu sous forme d’organisation matérielle à l’intérieur des organismes vivants, l’entrée en fonction d’une tendance qui va dans un sens irréversible et qui est à proprement parler ce qui est articulé dans l’énergétique comme entropie. Cette entropie qui, elle, s’exerce au sens de l’avènement d’un état d’équilibre terminal. Voilà un premier terme dans lequel il s’agit, il est agité dans Freud, un des sens qui peut être donné à la pulsion de mort. Est-ce de ceci qu’il s’agit ?

L’articulation de Bernfeld et Weitenberg, de la façon la plus pertinente, à savoir pour autant qu’il ajoute quelque chose au texte de Freud, met le point, l’accent sur ce qu’introduit de différence la structure vivante comme telle. je vous fais remarquer qu’il y a une distinction à faire entre les systèmes physiques ou les dimensions qui entrent en jeu dans la for­mule énergétique; les dimensions d’intensité et d’extensité y sont homo­gènes, que l’organisation vivante se distingue en ceci qu’il y intervient toujours un élément de structure. Ce qui vous a été précisé est ceci, c’est la distinction qu’apporte Bernfeld en remarquant que ce qui distingue comme telle l’organisation vivante est quelque chose qui y introduit une polarité qui, au niveau le plus élémentaire, pour l’illustrer, est supposé – même si ce n’est pas exact qu’importe – être celui par exemple du noyau au protoplasme, chez les organismes élevés, entre celui de l’appareil neu­rologique et le reste de la structure. Peu importe. Il y a quelque chose qui intervient qui, en introduisant cet élément de structure, au sens que le terme a de structure de l’organisme, au sens goldsteinien du terme qui fait que quelque chose entre en jeu qui fait que les deux pôles, ou termes de l’équation énergétique, dans le sens où il y a facteur d’intensité, facteur d’extensité, deviennent ici hétérogènes, que c’est là la distinction de l’or­ganisme vivant par rapport à l’organisme inanimé. Cette hétérogénéité qui intervient entre les facteurs d’intensité et les facteurs d’extensité, ce n’est rien d’autre que quelque chose qui, d’ores et déjà, au niveau de la structure vivante comme telle, introduit le conflit.

Et c’est ici que se limite le champ que j’explore, qu’explore l’investiga­tion bernfeldienne à propos de la pulsion de mort dans Freud. Il le dit « Ici, je m’arrête ». Et il remarque en même temps que c’est pour cela qu’il ne qualifiera pas ce qui est articulé dans Freud à proprement parler de pul­- 355 –

sion. C’est la tendance générale à tous les systèmes, pour autant qu’ils peuvent être saisis, pris dans l’équation énergétique, à ce retour à l’état d’équilibre. Ceci peut s’appeler tendance, ceci ne s’appelle pas encore – et c’est un freudien des plus orthodoxes qui s’exprime ainsi – ceci ne s’ap­pelle pas encore à proprement parler ce quelque chose que nous pou­vons, dans notre registre à nous, analystes, appeler pulsion.

La pulsion comme telle, et pour autant qu’elle est alors pulsion de des­truction, que peut-elle être – ceci doit être quelque chose qui est au-delà de cette tendance au retour à l’inanimé – si ce n’est la volonté de destruc­tion directe, pour illustrer ce que je veux dire ? Ne mettez pas du tout d’ac­cent sur ce terme volonté. Il ne s’agit pas, quel que soit l’intérêt en écho qu’a pu éveiller chez Freud les lectures de Schopenhauer, il ne s’agit en rien de quelque chose qui soit de l’ordre d’une Wille fondamentale. C’est pour faire sentir la différence de registre que je suis en train de l’appeler pour l’instant ainsi. Volonté de destruction, volonté de recommencer, si l’on peut dire, sur de nouveaux frais. Volonté d’autre chose pour autant que tout peut être mis en cause à partir de la fonction du signifiant, car il n’y a que pour autant qu’il y a la chaîne signifiante que tout ce qui est implicite, immanent, existant dans la chaîne des événements naturels peut être consi­déré comme soumis, comme tel, à une pulsion dite de mort. Si la pulsion de mort se présente bien, comme il est en effet exigible, en ce point de la pensée de Freud qu’elle soit articulée comme pulsion de destruction pour autant qu’elle met en cause tout ce qui existe comme tel, ce qu’elle est en somme, c’est également volonté de création à partir de rien. Volonté de recommencement. Cette dimension comme telle est introduite dès lors; dès lors qu’est isolée, isolable la chaîne historique, que l’histoire se pré­sente comme quelque chose de mémorable, comme quelque chose de mémorisé au sens freudien, quelque chose qui est enregistré, suspendu, retenu à l’existence du signifiant. Pour tout dire, la convergence, le carac­tère illustratif de ce que je suis en train de vous montrer pour l’instant en vous citant ce passage de Sade, c’est non pas que ce que Freud nous apporte soit en soi une notion d’aucune façon justifiable scientifique­ment, c’est pour vous faire toucher du doigt qu’elle est du même ordre que le rêve, ou le Système, comme vous le voudrez, du pape Pie VI dans Sade. Que, comme dans Sade, cette notion de la pulsion de mort comme telle est une sublimation créationniste ; qu’elle est liée à cet élément structural qui fait que, dès lors que nous avons affaire à quelque chose, quoi que ce soit dans le monde, à quoi nous avons affaire sous la forme de la chaîne signi­fiante, il y a quelque part, mais assurément hors du monde de la nature, quelque chose que nous devons, que nous ne pouvons que poser comme l’au-delà de cette chaîne signifiante, l’ex nihilo sur lequel elle se pose, elle se fonde, elle s’articule comme telle. En d’autres termes, je ne suis pas en train de vous dire que la notion de la pulsion de mort et de l’instinct de mort dans Freud ne soit pas en soi quelque chose de très suspect, d’aussi suspect et, je dirai, presque d’aussi dérisoire que cette idée de Sade. Réfléchissez-y. Ses idées mesuraient quelque chose d’aussi, après tout, pauvre et misérable que tous les crimes humains qui puissent en quoi que ce soit collaborer, si je puis dire, ni en bien ni en mal au maintien de quelque chose d’aussi cosmique que la rerum concordia discors.

Et c’est doublement suspect, car en fin de compte cela revient- et c’est comme cela que nous lisons l’Au-delà du principe du plaisir- à substituer à la Nature un sujet. Et un sujet tel que de quelque façon que nous le construisions, ce sujet, il va se trouver avoir en quelque sorte pour sup­port un sujet en tant qu’il sait, Freud dans l’occasion, puisque c’est Freud qui découvre cet Au-delà du principe du plaisir. Alors que précisément Freud est cohérent avec lui-même. Ce qu’il indique là, à l’horizon de notre expérience, ce dont il s’agit, c’est du dernier terme dans un champ où précisément, le sujet, s’il subsiste, est incontestablement – et c’est là tout le sens, tout le nerf de l’investigation freudienne – le sujet en tant qu’il ne sait pas, en un point d’ignorance limite, sinon absolue.

je ne dis pas non plus qu’en ce point de la spéculation où nous arrivons, les choses aient même encore un sens. Je veux simplement dire dans quelle perspective cette articulation de la pulsion de mort dans Freud est sus­pecte. C’est tout ce que je veux dire. je n’avance rien de plus. Elle n’est ni vraie, ni fausse, elle est suspecte. Mais il suffit qu’elle ait été, pour Freud, nécessaire, qu’elle le ramène en une sorte de point d’abîme, de point fon­cièrement, radicalement problématique, pour être révélatrice d’une struc­ture du champ, de ce point que je vous désigne alternativement comme celui de l’infranchissable, ou ce point qui est aussi bien celui de la Chose, et où Freud déploie sa sublimation comme concernant l’instinct de mort en tant que cette sublimation est foncièrement, fondamentalement une sublimation créationniste.

Et c’est là aussi que gît le vif, le nerf de cet avertissement qui est celui où plus d’une fois je vous ai donné le ton et la note, qui est celui-ci. Méfiez-­vous du registre de la pensée qui s’appelle évolutionniste; méfiez-vous ­en pour deux raisons – ce que je vais vous dire là, peut-être, c’est beau­coup plus apparent que réel comme dogmatisme. La première, c’est qu’il y a, quelles que soient les affinités historiques, la contemporanéité du mouvement évolutionniste et de la pensée freudienne, contradiction fon­damentale entre les hypothèses de l’évolutionnisme et la pensée freu­dienne. Ce que j’essaie pour l’instant d’articuler devant vous, c’est quelque chose qui vous montre la nécessité d’un point de création ex nihilo pour, qu’en sorte, en naisse ce qui, dans la pulsion, est à proprement parler historique. « Au commencement était le Verbe », ce qui veut dire, le signifiant. Sans le signifiant, au commencement, il est impossible d’ar­ticuler la pulsion comme historique, et c’est ceci qui suffit à introduire la dimension de l’ex nihilo dans la structure du champ analytique comme tel. La seconde raison pourra vous paraître paradoxale, mais c’est pour­tant une raison, en tout cas, qui, à mes yeux, dans le registre de ce que j’ai déployé devant vous, est essentielle, c’est que la perspective créationniste comme telle est la seule qui permette d’entrevoir comme possible, pour une pensée qui se déroule, qui se développe, l’élimination radicale de Dieu comme tel. Paradoxalement, c’est dans la perspective créationniste, et c’est la seule, que peut s’envisager l’élimination toujours renaissante de l’intention créatrice comme supportée par une personne.

Elle est concevable pour autant que dans le domaine du commence­ment absolu désigné comme celui qui marque la distinction, l’origination de la chaîne signifiante comme un ordre distinct, elle est concevable dans la pensée évolutionniste. Simplement Dieu, pour n’être nommable nulle part, est littéralement omniprésent. Une évolution qui s’oblige elle-même à déduire le mouvement ascendant qui va arriver jusqu’au sommet de la conscience et de la pensée, d’un processus continu, et implique forcé­ment que cette conscience et cette pensée étaient à l’origine. C’est seule­ment dans une perspective qui comporte la distinction du mémorable et du mémorisé comme tels, comme étant une dimension qui doive être distinguée, c’est seulement dans celle-là que nous ne nous trouvons pas faire perpétuellement cette implication de l’être dans l’étant, qui est au fond de la pensée évolutionniste.

En d’autres termes, ce que je suis en train de vous dire, ça n’est pas qu’il est impossible de faire sortir ce qu’on appelle la pensée, quand on l’identifie à la conscience, d’une évolution de la matière. Ce n’est pas cela qui est difficile. Ce qui est difficile, difficile à faire sortir d’une évolution de la matière, c’est tout simplement l’homo faber, la production comme telle, le producteur comme tel. C’est en tant que la production est un domaine original, et un domaine de création ex nihilo, pour autant qu’il introduit dans le monde naturel l’organisation du signifiant, c’est pour autant qu’il en est ainsi que nous pouvons effectivement trouver la pen­sée, et non pas un sens idéaliste comme vous le voyez, mais la pensée dans sa manifestation, sa présentification dans le monde. Nous ne pou­vons la trouver que dans les intervalles du signifiant.

D’où sort cette notion ? Cette perspective du champ que je vous appelle le champ de la Chose ? Ce champ où se projette quelque chose au-­delà, à l’origine de la chaîne signifiante, ce lieu où est mis en cause tout ce qui peut être, ce lieu de l’être où se produit ce que nous avons appelé le lieu élu de la sublimation, dont Freud, au maximum, nous présente l’exemple le plus massif ? Ce lieu de l’œuvre que l’homme singulière­ment se met à courtiser ? Et c’est pour cela que le premier exemple que je vous ai donné dans mon énoncé cette année, a été emprunté à ce qu’on appelle cette élaboration de l’amour courtois. Avouez que, placé en ce point d’au-delà, une créature comme la femme est vraiment une idée incroyable! Ce n’est pas, certes, en articulant les choses ainsi, que je porte sur ces êtres particuliers, d’aucune façon, un jugement dépréciatif. Que les personnes ici se rassurent. Dans le contexte culturel qui est le nôtre, pour être placées à sa place, l’au-delà du principe du plaisir et de l’objet absolu, elles ne risquent rien. Qu’elles retournent donc à leurs problèmes qui sont bien du même ordre, et homogènes, aussi pénibles que les nôtres. La question n’est pas là. Si cette idée incroyable a en effet pu venir, de mettre la femme à cette place, à la place de l’être, ça n’est bien évidemment pas en tant que femme mais en tant qu’objet du désir. Et c’est précisément ce qui fait tous les paradoxes de ce fameux amour courtois autour duquel les gens se cassent la tête en y apportant toutes les exigences d’un amour qui n’a bien évidemment rien à faire avec cette sublimation historiquement datée. C’est qu’ils ne peuvent pas arriver à concevoir comment tout ce que nous avons dans les attestations de cet amour courtois, comporte cette fièvre, voire cette frénésie si manifestement coextensive au domaine du désir, désir vécu, et d’un désir qui n’a rien de platonique.

Et ceci conjugué, c’est ce qui fait pour les historiens, j’entends eux, tous tant qu’ils sont, poètes ou historiens, qui se sont attaqués au pro­blème, ceci conjugué avec ce fait tout a fait manifeste dans les productions de la poésie courtoise, que l’être auquel le désir s’adresse n’est manifeste­ment rien d’autre – il ne peut pas non plus là-dessus y avoir de doute, par le contenu des textes – que ce que j’appellerai, dans un terme qui est tout à fait homogène à notre discours, un être de signifiant. Le caractère tout à fait inhumain de l’objet de l’amour courtois éclate, saute aux yeux, est trop clair, pour qu’un de ces poètes, dévoré de tous les signes d’un amour qui a pu conduire certains à des actes qui sont tout près de la folie – ceci s’adressait à des êtres qui étaient à la fois bien sûr des êtres nommés, des êtres vivants mais qui n’étaient pas là, bien entendu, dans leur réalité d’au­cune façon, dans leur réalité charnelle, dans leur réalité historique – c’est peut-être déjà quelque chose d’autre à distinguer, en tout cas dans leur être de raison, de signifiant. C’est bien d’ailleurs ce qui situe, ce qui donne son sens à cet extraordinaire texte dont je vous ai donné lecture, à savoir cette extraordinaire suite de dizains du poète Arnaud Daniel. La réponse de la bergère au berger, la femme qui, de sa place, pour une fois répond et, au lieu de suivre le jeu, avertit le poète- à ce degré extrême de son invocation au signifiant – de la forme qu’elle peut prendre en tant que signifiant. Je ne suis rien d’autre, lui dit-elle, que le vide qu’il y a dans mon cloaque, pour ne pas employer d’autres termes. Soufflez dedans un peu pour voir, et on verra si votre sublimation tient encore.

Je pense que ceux qui étaient là se souviennent de ce texte sensationnel qui nous a été conservé par la tradition historique. Ce n’est pas dire que cette sorte de situation singulière, de solution donnée à la perspective de ce champ de la Chose n’ait pas d’autres solutions. L’autre solution, et c’est une des solutions qui est également historiquement datée, est, chose curieuse, d’une époque qui n’est pas tellement distincte de celle à laquelle je viens de faire allusion, c’est une solution peut-être un peu plus sérieuse, c’est celle de ce qui, dans Sade- j’aime tout de même mieux les références proches et vivantes que les références éloignées -, s’appelle l’Être­-suprême-en-méchanceté. Cet Être-suprême-en-méchanceté n’est pas une invention seulement de Sade. Une longue tradition historique – et précisément pour ne pas remonter plus loin, au manichéisme, et à telle et telle référence diversement obscure dans l’histoire – cette référence a été don­née déjà à l’époque de l’amour courtois. Il y avait déjà des gens auxquels je vous ai fait une allusion fugitive, qui s’appelaient les Cathares, pour les­quels il n’était pas douteux que le Prince de ce monde ne fût quelque chose d’assez comparable à cet Être absolu, sinon suprême, en méchan­ceté. La Grimmigkeit du Dieu boehmien, la méchanceté fondamentale comme une des dimensions de la vie suprême, est quelque chose qui vous prouve que ce n’est pas seulement dans une pensée libertine et antireli­gieuse que cette dimension a pu être évoquée.

Les Cathares, je l’ai dit entre parenthèses, n’étaient pas des gnostiques; c’étaient même de bons chrétiens. Tout l’indique. La pratique de leur seul sacrement, qui s’appelait le consolamentum nous le prouve assez. L’idée qu’ils avaient du salut était celle-ci qui n’est pas en somme distincte du message fondamental du christianisme, c’est à savoir qu’il y a une parole qui sauve, et le consolamentum n’étant rien d’autre que la transmission de sujet à sujet de cette parole, de la bénédiction de cette parole. Nous nous trouvons devant des gens pour qui, en effet, effectivement, et d’une façon non pas ambiguë, dont tout l’espoir était dans l’avènement d’une parole, c’est-à-dire devant des gens qui prenaient en somme tout à fait au sérieux le message du christianisme. L’ennui bien sûr, c’est que pour qu’une telle parole soit non pas efficace, mais viable, il faut l’arracher au discours. Or, rien de plus difficile que d’arracher la parole au discours. Vous mettez votre foi dans une parole salvatrice, mais du moment que vous avez com­mencé à ce niveau, tout le discours vient à vos trousses, ce dont ils n’ont pas manqué de s’apercevoir sous la forme de l’autorité ecclésiastique qui, momentanément, se manifestant comme méchante parole, leur a appris qu’il était nécessaire de s’expliquer même quand on veut être un pur. C’étaient des purs. Quand on a commencé à être questionné par le dis­cours, fût-il celui de l’Église, sur ce sujet, chacun sait que cette question n’a qu’une seule fin, c’est le moment où vous vous taisez définitivement.

Nous voici donc portés sur cette limite, sur ce champ d’accès au centre, à ce dont il s’agit quant au désir. Comment approche-t-on plus près, com­ment interroge-t-on ce champ ? Qu’est-ce qui arrive quand on n’y pro­jette pas d’une façon plus ou moins sublimée ces contenus, ces rêves, cette thématique auxquels les esprits les plus rassis, les plus ordinaires, les plus scientifiques, et même un certain petit Bourgeois de Vienne, sont ramenés ? Que se passe-t-il chaque fois que pour chacun de nous sonne pour nous l’heure du désir ? Ce que je vous expliquerai la prochaine fois se résume en ceci, on n’approche pas, et pour les meilleures raisons – et ceci sera, si vous voulez, l’objet de mon discours de la prochaine fois – on n’approche pas, pour les raisons mêmes qui structurent le domaine du bien, ce domaine du bien au sens le plus traditionnel qui a été lié par toute une tradition au plaisir, et ce n’est pas sans raison. Chacun sait depuis un moment que ce n’est pas l’avènement ni la venue de Freud qui a introduit, dans la perspective antique concernant le bien, pour autant qu’il peut être déduit des avenues du plaisir, une révolution radicale.

Ce que j’essaierai de vous montrer la prochaine fois, c’est le point his­torique où les choses en étaient venues au moment où Freud – c’est un carrefour d’ailleurs où je ne fais que vous ramener- ce carrefour histo­rique, c’est celui de l’utilité.

Et cette fois j’espère, pour vous, jauger d’une façon définitive et radicale comment se situe la dimension, le registre éthique de l’utilitarisme dans la perspective freudienne, à savoir, pour autant que Freud se permet, lui, pour le coup, de le dépasser définitivement, je veux dire, de s’apercevoir de ce que veut dire la référence utilitariste comme telle, à savoir ce qui la rend foncièrement valable et ce qui, en même temps, la cerne, et permet de toucher absolument ses limites. Pour tout dire, j’essaierai de développer devant vous la perspective, non pas simplement du progrès de la pensée, mais de l’évolution de l’histoire, à démystifier la perspective platonicienne et aristotélicienne du bien, voire du souverain bien pour l’amener au niveau de l’économie des biens. Il est essentiel de le ressaisir dans la pers­pective freudienne du principe du plaisir et du principe de réalité pour, à partir de là, saisir, concevoir ce qui est à proprement parler la nouveauté de ce qu’introduit Freud dans le domaine de l’éthique.

Je vous montrerai que, loin que cette chaîne, ce lieu de retenue qu’est la chaîne et le circuit des biens, plus loin que cela, il y a tout de même un champ qui nous est ouvert et qui nous permet de nous rapprocher du champ central pour autant qu’il est visé par le bien qui n’est pas la seule, la vraie, l’unique barrière qui nous en sépare. Cette barrière, c’est par ce qui viendra ensuite, dans le discours que je prononce devant vous, et je vous l’annonce déjà, c’est quelque chose qui vous paraîtra tout à fait naturel probablement une fois que je vous l’aurai dit, mais qui ne va pas, après tout, tellement de soi et qu’il faut bien que je vous l’annonce puisqu’aussi bien c’est un domaine sur lequel Freud a toujours marqué, lui, la plus extrême réserve. Il est vraiment curieux qu’il ne l’ait pas identifié.

J’essaierai de vous montrer que la vraie barrière, pour autant qu’elle arrête le sujet devant le champ à proprement parler innommable du désir, du désir radical pour autant qu’il est champ de la destruction absolue, de la destruction au-delà de la putréfaction elle-même, c’est à proprement parler ce phénomène qui s’appelle le phénomène esthétique pour autant qu’il est identifiable à l’expérience du beau. Le beau dans son rayonne­ment éclatant, ce beau dont on a dit qu’il est la splendeur du vrai. C’est très évidemment pour autant que le vrai n’est pas bien joli à voir qu’il en est sinon la splendeur, tout au moins la couverture. En d’autres termes, ce que je vous montrerai au second prochain temps de notre marche, c’est qu’à cette échelle qui nous sépare du champ central du désir, si le bien constitue le premier réseau d’arrêt, le beau va plus près, et lui, très sérieu­sement, nous arrête. Il nous arrête, mais aussi il nous indique dans quel sens se rencontre, se trouve ce champ de la destruction. Que le beau donc, dans ce sens, pour viser le centre de l’expérience morale, soit plus près, si je puis dire, du mal que le bien, ça n’est pas, j’espère, beaucoup pour vous étonner. Il y a longtemps qu’on l’a dit: le mieux est l’ennemi du bien.

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