Leçon du 23 Novembre 1966
Je vais essayer de tracer à votre usage quelques relations essentielles et fondamentales, je dirais : à assurer au départ de ce qui fait cette année notre sujet. J’espère que nul n’y fera l’objection d’abstraction pour la raison seulement que ce serait un terme impropre, comme vous allez le voir. Rien de plus concret que ce que je vais avancer, même si ce terme ne répond pas à la qualité d’épaisseur dont c’est la connotation pour beaucoup. Il s’agit de vous rendre sensible telle proposition comme celle que jusqu’ici je n’ai avancée que sous l’apparence d’une sorte d’aphorisme, qui aurait joué à tel tournant de notre discours le rôle d’axiome, tel que celui-ci : il n’y a pas de métalangage — formule qui a l’air d’aller proprement au contraire de tout ce qui est donné, sinon dans l’expérience, au moins dans les écrits de ceux qui s’essaient à fonder la fonction du langage. À tout le moins dans beaucoup de cas montrent-ils dans le langage quelque différenciation dont ils trouvent bon de partir, partant par exemple d’un langage-objet, pour sur cette base édifier un certain nombre de différenciations. L’acte lui-même d’une telle opération semble bien impliquer que pour parler du langage on use de quelque chose qui n’en est pas ou qui, en quelque sorte, l’envelopperait d’un autre ordre que ce qui le fait fonctionner.
Je crois que la solution de ces contradictions apparentes, qui se manifestent, en somme, dans le discours, dans ce qui se dit, est à trouver dans une fonction qu’il m’apparaît essentiel de dégager, au moins par le biais où je vais essayer de l’inaugurer aujourd’hui — de dégager et spécialement pour notre propos — car la logique du fantasme, me semble-t-il, ne saurait d’aucune façon s’articuler sans la référence à ce dont il s’agit — c’est à savoir quelque chose qu’au moins pour l’annoncer j’épingle sous le terme de l’écriture.
Bien sûr, n’est-ce pas là, pour autant, dire que c’est ce que vous connaissez sous les connotations ordinaires de ce mot. Mais si je le choisis, c’est bien qu’il doit avoir, avec ce que nous avons à énoncer, quelque rapport.
Un point justement sur lequel nous allons avoir à jouer aujourd’hui sans cesse est celui-ci : que ce n’est pas la même chose, après que nous l’ayons dit, de l’écrire ou bien d’écriture qu’on le dit. Car la seconde opération, essentielle à la fonction de l’écriture, précisément sous l’angle, sous le biais où je vais, aujourd’hui, vous en montrer l’importance, pour ce qu’il en est de nos références les plus propres dans le sujet de cette année, ceci, dis-je, tout de suite et dès l’abord se présente avec des conséquences paradoxales. Après tout, pourquoi pas, pour vous mettre en éveil, repartir de ce que j’ai déjà, par un biais, présenté devant vous ? (sans qu’on puisse dire, je crois, que je me répète). Il est assez dans la nature des choses qui s’agitent ici, qu’elles émergent sous quelque angle, sous quelque biais, sous quelque arête qui perce la surface à laquelle du seul fait de parler, nous sommes forcés de nous tenir — qu’elles apparaissent à quelque moment avant qu’elles prennent vraiment leur fonction. Voici donc, je le rappelle, ce que j’ai un jour écrit au tableau et que quelqu’un, après tout, qui est là pourrait bien me rendre le service d’écrire à ma place, pour que je ne m’immerge pas moi-même au niveau de vos chères têtes.
Madame ! Prenez ce petit bout de craie, faites un rectangle, écrivez… non ! Faites le très grand à peu près de la taille du tableau, voilà ! Écrivez : 1, 2, 3, 4, à la première ligne. Non ! À l’intérieur du cadre… 1, 2, 3, 4, et écrivez ensuite : le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau, au-dessous de 1, 2, 3, 4 (rires) (1). Non, écrivez la phrase : “le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau”.
(1) (rires) — on peut supposer que la personne au tableau y inscrit un S.
Ceci aurait pu se présenter sous une forme différente, à savoir — au lieu qu’on me rende le service comme on vient de le faire et comme j’en remercie la personne qui a eu cette bonté d’écrire cette phrase, que vous voyez écrite — que j’aurais pu, sans l’écrire, vous demander ou même, si vous voulez, faire un petit personnage de la bouche duquel serait sorti ce qu’on appelle en bande dessinée une bulle : “le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau” auquel cas vous auriez été tous d’accord et je ne vous eusse point contredit que c’est le nombre cinq. Il est clair qu’à partir du moment où cette phrase est écrite : “le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau”, le nombre cinq — y étant, de ce fait-même, écrit — est exclu. Vous n’avez donc qu’à chercher si le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau ne serait pas, par hasard le nombre six et vous retomberez sur la même difficulté à savoir qu’à partir du moment où vous posez la question, le nombre six au titre du plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau, y est écrit et ainsi de suite.
Ceci, comme beaucoup de paradoxes n’a d’intérêt, bien sûr, que pour ce que nous voulons en faire. C’est la suite qui va vous montrer qu’il n’était peut-être pas inutile d’introduire la fonction de l’écriture par ce biais où elle peut vous présenter quelque énigme. C’est une énigme, disons, à proprement parler, logique et ce n’est pas une plus mauvaise façon qu’une autre de vous montrer qu’il y a, en tout cas, quelque rapport étroit entre l’appareil de l’écriture et ce qu’on peut appeler la logique. Ceci aussi mérite, au départ, d’être rappelé au moment où — la plupart de ceux qui sont ici, je pense, en ayant une notion suffisante, même pour ceux qui n’en auraient aucune ceci peut servir de point d’accrochage — où rappeler qu’assurément, s’il y a quelque chose qui caractérise l’état nouveau, assurément, assurément nouveau… — en ce sens qu’ils sont loin et d’aucune façon de pouvoir se contenir, se résorber dans le cadre de ce qu’on appelait la logique classique ou encore traditionnelle — les développements nouveaux, dis-je, de la logique sont entièrement liés à des jeux d’écriture.
Posons donc une question. Depuis le temps que je parle de la fonction du langage, depuis que pour articuler ce qu’il en est du sujet de l’inconscient, j’ai construit — je dois dire qu’il a fallu que je le fasse étage par étage, et devant une audience dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle se faisait à m’entendre, tirer l’oreille — que j’ai construit le graphe qui est fait pour ordonner précisément ce qui, dans la fonction de la parole, est défini par ce champ, ce champ que nécessite la structure du langage : c’est proprement ce qui s’appelle les voies du discours ou encore ce que j’ai appelé les défilés du signifiant. Quelque part dans ce graphe est inscrite la lettre grand A, à droite, sur la ligne inférieure si quelqu’un peut effacer ceci ; tout ce graphe, je pourrais rapidement le redessiner pour ceux qui ne le connaissent pas. Ce petit a (1) qu’en un sens on peut identifier au lieu de l’Autre, qui aussi bien est le
(1) sic.
lieu où se produit tout ce qui peut s’appeler énoncé, au sens le plus large du terme, c’est-à-dire qui constitue ce que j’ai appelé, incidemment, le trésor du signifiant — ce qui ne se limite pas, en principe, aux mots du dictionnaire. Quand, précisément, corrélativement de la construction de ce graphe, j’ai commencé de parler du mot d’esprit, prenant les choses par le biais, qui peut-être a paru le plus surprenant et le plus difficile à mes auditeurs d’alors, mais qui était précisément indispensable pour éviter toute confusion. Le trait non-sensical — non pas “insensé” mais proche de ce jeu que l’anglais définit fort bien, fait résonner sous le terme !’nonsense” — qu’il y a dans le mot d’esprit ; dont, après tout, pour faire entendre la dimension qu’il s’agissait d’y dégager, j’ai montré, alors, la parenté — au moins au niveau de la réception, de la vibration tympanique — la parenté qu’il a avec ce qui fut, pour nous, dans un temps d’épreuve, le message personnel. Le message personnel — c’est-à-dire tout énoncé, aussi bien en tant qu’il se découpe “non-sensicalement” — j’y ai fait, la dernière fois, allusion, en rappelant le célèbre : Colourless green ideas… et coetera. L’ensemble, donc, des énoncés — je ne dis pas : des propositions — fait aussi bien partie de cet Univers du discours qui est situé dans grand A.
La question qui se pose et qui est proprement une question de structure, celle qui donne son sens à ceci que je dis que l’inconscient est structuré comme un langage, ce qui est un pléonasme dans mon énonciation, puisque j’identifie structure à ce “comme un langage”, dans la structure, précisément, que je vais essayer aujourd’hui de faire fonctionner devant vous.
Qu’en est-il de cet Univers du discours, en tant qu’il implique ce jeu du signifiant ? En tant qu’il définit ces deux dimensions de la métaphore — pour autant que la chaîne peut toujours se enter (e, n, t, e, r) d’une autre chaîne par la voie de l’opération de la substitution — en tant d’autre part que, par essence, elle signifie ce glissement qui tient à ce qu’aucun signifiant n’appartient en propre à aucune signification. Etant rappelée cette mouvance de l’Univers du discours qui permet cette mer (m, e, r) de variations de ce qui constitue les significations — cet ordre essentiellement mouvant et transitoire, où rien comme je l’ai dit en son temps ne s’assure que de la fonction de ce que j’ai appelé sous une forme métaphorique : les points de capiton- c’est cela, aujourd’hui, cet Univers du discours, qu’il s’agit d’interroger à partir de ce seul axiome, dont il s’agit de savoir ce qu’à l’intérieur de cet Univers du discours il peut spécifier. Axiome qui est celui que j’ai avancé la dernière fois : que la signifiant -ce signifiant que nous avons, jusqu’ici, défini de sa fonction de représenter un sujet pour un autre signifiant — ce signifiant, que représente-t-il en face de lui-même, de sa répétition d’unité signifiante ? Ceci est défini par l’axiome qu’aucun signifiant — fut-il, et très précisément quand il l’est, réduit à sa forme minimale, celle que nous appelons la lettre — ne saurait se signifier lui-même.
L’usage mathématique qui tient précisément en ceci que quand nous avons quelque part — et pas seulement, vous le savez, dans un exercice d’algèbre — quand nous avons quelque part posé une lettre grand A, nous la reprenons ensuite comme si c’était, la deuxième fois que nous nous en servons, toujours la même : ne me faites pas cette objection, ça n’est pas aujourd’hui que j’ai à vous faire un cours de mathématiques ; sachez, simplement, que nulle énonciation correcte d’un usage quelconque des lettres — fut-ce, précisément dans ce qui est le plus proche de nous aujourd’hui, par exemple dans l’usage d’une chaîne de Markov — nécessitera de tout enseignant (et c’est ce que faisait Markov lui-même) l’étape, en quelque sorte propédeutique, de bien faire sentir ce qu’il y a d’impasse, d’arbitraire, d’absolument injustifiable dans cet emploi, la seconde fois, du grand A (toute apparente d’ailleurs ; pour représenter le premier grand A comme si c’était toujours le même. C’est une difficulté qui est au principe de l’usage mathématique de cette prétendue identité. Nous n’y avons pas expressément affaire ici aujourd’hui, puisque ce n’est pas de mathématique qu’il s’agit. Je veux simplement vous rappeler que le fondement que le signifiant n’est point fondé à se signifier lui-même est admis par ceux-là mêmes qui, à l’occasion, en peuvent faire un usage contradictoire à ce principe — du moins en apparence. Il serait facile de voir par quel truchement ceci est possible, mais je n’ai pas le temps de m’y égarer. Je veux simplement poursuivre — et sans plus vous fatiguer — mon propos qui est donc celui-ci : QUELLE EST LA CONSEQUENCE DANS CET UNIVERS DU DISCOURS DE CE PRINCIPE : QUE LE SIGNIFIANT NE SAURAIT SE SIGNIFIER LUI-MEME ?
Que spécifie cet axiome dans cet Univers du discours en tant qu’il est constitué en somme par tout ce qui peut se dire ? Quelle est la sorte de spécification et cette spécification — qui cet axiome détermine — fait-elle partie de l’Univers du discours ? Si elle n’en fait pas partie c’est assurément, pour nous, un problème. Ce que spécifie, je le répète, l’énoncé axiomatique que le signifiant ne saurait se signifier lui-même, aurait pour conséquence de spécifier quelque chose qui, comme tel, ne serait pas dans l’Univers du discours. Alors que précisément, nous venons d’admettre en son sein de dire qu’il englobe tout ce qui peut se dire. Nous trouverions-nous dans quelque déduit qui signifierait ceci : que ce qui, ainsi, ne peut faire partie de l’Univers du discours, ne saurait se dire de quelque façon ? Et bien-sûr, il est clair que puisque nous en parlons, de ceci que je vous amène, ce n’est évidemment pas pour vous dire que c’est l’ineffable thématique dont on sait que par pure cohérence et sans pour cela être de l’école de M. Wittgenstein, je considère comme : qu’il est vain de parler.
Avant d’en arriver à une telle formule, dont après tout vous voyez bien que je ne vous ménage pas le relief ni l’impasse qu’il constitue, puisqu’aussi bien il va nous falloir y revenir — je fais vraiment tout pour que les voies vous soient frayées dans ce en quoi j’essaie que vous me suiviez — prenons d’abord le soin de mettre à l’épreuve ceci : c’est que ce que spécifie l’axiome que le signifiant ne saurait se signifier lui-même, reste partie de l’univers du discours.
Qu’avons-nous alors à poser ? Ce dont il s’agit, ce que spécifie la relation que j’ai énoncée sous la forme que le signifiant ne saurait se signifier lui-même — prenons arbitrairement l’usage d’un petit signe qui sert dans cette logique qui se fonde sur l’écriture, ce W auquel vous reconnaîtrez la forme (ces jeux ne sont peut-être pas purement accidentels) de mon poinçon, dont en quelque sorte on aurait basculé le chapeau, qu’on aurait ouvert comme une petite boite, et qui sert, ce W à désigner, dans la logique des ensembles, l’ exclusion. Autrement dit, ce que désigne le ou latin, qui s’exprime par un aut : l’un ou l’autre. Le signifiant dans sa présentation répétée ne fonctionne qu’en tant que fonctionnant la première fois ou fonctionnant la seconde, entre l’une et l’autre il y a une béance radicale, ceci est ce que veut dire que le signifiant ne saurait se signifier lui-même.
S W S
Nous supposons, nous l’avons dit, que ce que détermine cet axiome comme spécification dans l’Univers du discours et que nous allons désigner par un signifiant : B — un signifiant essentiel dont vous remarquerez qu’il peut s’approprier à ceci que l’axiome précise : qu’il ne saurait, dans un certain rapport et d’un certain rapport, n’engendrer aucune signification — B est très précisément ce signifiant dont rien n’objecte qu’il soit spécifié de ceci qu’il marque, si je puis dire, cette stérilité. Le signifiant en lui-même étant justement caractérisé de ceci : qu’il n’y a rien d’obligatoire, qu’il est loin d’être de premier jet qu’il engendre une signification. C’est ce qui me rend en droit de symboliser par le signifiant B ce trait : que le rapport du signifiant à soi-même n’engendre aucune signification.
Mais partons, pour commencer, de ceci qui après tout semble bien s’imposer : c’est que quelque chose que je suis en train de vous énoncer fait partie de l’Univers du discours — voyons ce qui résulte de ceci. C’est pourquoi je me sers momentanément — parce qu’après tout ça ne me semble pas inapproprié — de mon petit poinçon pour dire que B fait partie de A, qu’il a, avec lui, des rapports dont certainement j’aurai à faire jouer tout au long de cette année, pour vous, la richesse et dont je vous ai indiqué la dernière fois la complexité, en décomposant ce petit signe de toutes les façons binaires dont on peut le faire.
B A
Il s’agit alors de savoir s’il n’y a pas quelque contradiction qui en résulte, c’est à savoir si, de ce fait même que nous avons écrit que le signifiant ne saurait se signifier lui-même, nous pourrons écrire que ce B, non pas se signifie lui-même, mais, faisant partie de l’Univers du discours, peut être considéré comme quelque chose qui, sous le mode qui caractérise ce que nous avons appelé une spécification, peut s’écrire : B fait partie de lui-même.
Il est clair que la question se pose : B fait-il partie de lui-même ? Autrement dit ce qu’enracine la notion de spécification, à savoir ce que nous avons appris à distinguer en plusieurs variétés logiques, je veux dire que j’espère qu’il y en a assez ici qui savent que le fonctionnement de l’ensemble n’est pas strictement superposable à celui de la classe, mais qu’aussi bien tout ceci à l’origine, doit s’enraciner dans ce principe d’une spécification. Ici, nous nous trouvons devant quelque chose dont aussi bien la parenté doit suffisamment résonner à vos oreilles de ce que j’ai rappelé la dernière fois, à savoir le paradoxe de Russel, en tant qu’à ce que j’énonce, qu’ici, dans les termes qui nous intéressent, la fonction des ensembles — pour autant qu’elle fait quelque chose que je n’ai pas fait, moi, encore, car je ne suis pas ici pour l’introduire mais pour vous maintenir dans un champ qui logiquement est en deçà, mais introduisez quelque chose que c’est l’occasion à ce propos d’essayer de saisir : à savoir ce qui fonde la mise en jeu de l’appareil dit théorie des ensembles, qui aujourd’hui se présente comme tout à fait originelle, assurément, à tout énoncé mathématique et pour qui la logique n’est rien d’autre que ce que le symbolisme mathématique peut saisir — cette fonction des ensembles sera aussi le principe, et c’est cela que je mets en question, de tout fondement de la logique.
S’il est une logique du fantasme, c’est bien qu’elle est plus principielle au regard de toute logique qui se coule dans les défilés formalisateurs où elle s’est révélée, je l’ai dit, dans l’époque moderne, si féconde.
Essayons, donc, de voir ce que veut dire le paradoxe de Russel, quand il couvre quelque chose qui n’est pas loin de ce qui est là au tableau. Simplement, il promeut comme tout à fait enveloppant ce fait d’un type de signifiant, qu’il prend d’ailleurs pour une classe. Etrange erreur !… Dire, par exemple, que le mot “obsolète” représente une classe où il serait compris lui-même, sous prétexte que le mot “obsolète” est obsolète, est assurément un petit tour de passe-passe, qui n’a strictement d’intérêt que de fonder comme classe les signifiants qui ne se signifient pas eux-mêmes. Alors que précisément nous posons comme axiome, ici, qu’en aucun cas le signifiant ne saurait se signifier lui-même et que c’est de là qu’il faut partir, de là qu’il faut se débrouiller, ne serait-ce que pour s’apercevoir qu’il faut expliquer autrement que le mot “obsolète” puisse être qualifié d’obsolète. Il est absolument indispensable d’y faire entrer ce qu’introduit la division du sujet.
Mais laissons “obsolète” ! et partons de l’opposition que met un Russel à marquer quelque chose qui serait contradiction dans la formule qui s’énoncerait ainsi d’un sous ensemble B dont il serait impossible d’assurer le statut, à partir de ceci qu’il serait spécifié dans un autre ensemble A, par une caractéristique telle qu’un élément de A ne se contiendrait pas lui-même.
Y a-t-il quelque sous-ensemble, défini par cette proposition de l’existence des éléments qui ne se contiennent pas eux-mêmes ?
Il est assurément facile, dans cette condition, de montrer la contradiction qui existe dans ceci puisque nous n’avons qu’à prendre un élément y comme faisant partie de B, comme élément de B pour nous apercevoir des conséquences qu’il y a dès lors à le faire à la fois, comme tel, faire partie, comme élément, de A et n’étant pas élément de lui-même. La contradiction se révèle à mettre B à la place de y et à voir que la formule joue en ceci que chaque fois que nous faisons B élément de B, il en résulte, en raison de la solidarité de la formule, que puisque B fait partie de A, il ne doit pas faire partie de lui-même, si d’autre part – B étant mis, substitué à la place de cet y – si d’autre part il ne fait pas partie de lui-même, satisfaisant à la parenthèse de droite de la formule, il fait donc partie de lui-même étant un de ces y qui sont éléments de B.
Telle est la contradiction devant quoi nous met le paradoxe de Russel.
Il s’agit de savoir si, dans notre registre, nous pouvons nous y arrêter, quitte en passant à nous apercevoir de ce que signifie la contradiction mise en valeur dans la théorie des ensembles, ce qui nous permettra peut-être de dire par quoi la théorie des ensembles se spécifie dans la logique, à savoir quel pas elle constitue par rapport à celle que nous essayons, ici, plus radicale, d’instituer.
La contradiction dont il s’agit à ce niveau où s’articule le paradoxe de Russel, tient précisément – comme le seul usage des mots nous le livre – à ceci que je le dis. Car si je ne le dis pas, rien n’empêche cette formule, très précisément la seconde, de tenir comme telle, écrite et rien ne dit que son usage s’arrêtera là. Ce que je dis ici n’est nullement jeu de mots, car la théorie des ensembles en tant que telle, n’a absolument d’autre support sinon que j’écris comme tel, que tout ce qui peut se dire d’une différence entre les éléments est exclu du jeu.
Ecrire, manipuler le jeu littéral qui constitue la théorie des ensembles consiste à écrire, comme tel, ce que je dis là : à savoir que le premier ensemble peut être formé à la fois de la sympathique personne qui est en train aujourd’hui pour la première fois de taper mon discours, de la buée qui est sur cette vitre et d’une idée qui à l’instant me passe par la tête, que ceci constitue un ensemble, de par ceci, que je dis expressément que nulle autre différence n’existe que celle qui est constituée par le fait que je peux appliquer sur ces trois objets, que je viens de nommer et dont vous voyez assez l’hétéroclite, un trait unaire sur chacun et rien d’autre.
Voilà donc ce qui fait que puisque nous ne sommes pas au niveau d’une telle spécification, puisque ce que je mets en jeu c’est l’Univers du discours, ma question ne rencontre pas le paradoxe de Russel, à savoir qu’il ne se déduit nulle impasse, nulle impossibilité à ceci, que B dont je ne sais pas, mais dont j’ai commencé de supposer qu’il puisse faire partie de l’Univers du discours, assurément lui, quoique fait de la spécification que le signifiant ne saurait se signifier lui-même – peut peut-être avoir avec lui-même cette sorte de rapport qui échappe au paradoxe de Russel, à savoir nous démontrer quelque chose qui serait peut-être sa propre dimension et à propos de quoi nous allons voir dans quel statut il fait ou non partie de l’Univers du discours.
En effet, si j’ai pris soin de vous rappeler l’existence du paradoxe de Russel, c’est probablement que je vais pouvoir m’en servir pour vous faire sentir quelque chose. Je vais vous le faire sentir d’abord de la façon la plus simple et après cela, d’une façon un petit peu plus riche. Je vous le fais sentir de la façon la plus simple, parce que je suis prêt, depuis quelque temps, à toutes les concessions (rires). On veut que je dise des choses simples, eh bien, je dirai des choses simples ! Vous êtes déjà quand même, assez formés à ceci, grâce à mes soins, de savoir que ce n’est pas une voie si directe que de comprendre. Peut-être, même si ce que je vous dis vous apparaît simple, vous restera-t-il quand même une méfiance…
Un catalogue de catalogues : voilà bien, au premier abord, en quoi il s’agit bien de signifiant. Qu’avons-nous à être surpris qu’il ne se contienne pas lui-même ? Bien-sûr, puisque ceci, à nous, parait exigé au départ. Néanmoins, rien n’empêcherait que le catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes, ne s’imprime lui-même, en son intérieur ! A la vérité, rien ne l’empêcherait, même pas la contradiction qu’en déduirait Lord Russel !
Mais considérons justement cette possibilité qu’il y a, que, pour ne pas se contredire, il ne s’inscrive pas en lui-même.
Prenons le premier catalogue ; il n’y a que quatre catalogues, jusque-là, qui ne se contiennent pas eux-mêmes :
A B C D
Supposons qu’il apparaisse un autre catalogue qui ne se contient pas lui-même, nous l’ajoutons : E.
Qu’y a-t-il d’inconcevable à penser qu’il y a un premier catalogue qui contient A B C D , un second catalogue qui contient : B C D E , et à ne pas nous étonner qu’à chacun il manque cette lettre qui est proprement celle qui le désignerait lui-même ?
Mais à partir du moment où vous engendrez cette succession, vous n’avez qu’à la ranger sur le pourtour d’un disque et à vous apercevoir que ce n’est pas parce qu’à chaque catalogue il en manquera un, voire un plus grand nombre, que le cercle de ces catalogues ne fera pas quelque chose qui est précisément ce qui répond au catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes. Simplement ce que constituera cette chaîne aura cette propriété d’être un signifiant en plus qui se constitue de la fermeture de la chaîne. Un signifiant incomptable et qui, justement de ce fait, pourra être désigné par un signifiant. Car n’étant nulle part, il n’y a aucun inconvénient à ce qu’un signifiant surgisse qui le désigne comme le signifiant en plus : celui qui ne se saisit pas dans la chaîne.
Je prends un autre exemple : les catalogues ne sont pas faits, d’abord, pour cataloguer des catalogues, ils cataloguent des objets qui sont là à quelque titre (le mot “titre” y ayant toute son importance). Il serait facile de s’engager dans cette voie pour rouvrir la dialectique du catalogue de tous les catalogues, mais je vais aller à une voie plus vivante, puisqu’il faut bien que je vous laisse quelques exercices pour votre propre imagination.
Le livre : nous rentrons avec le livre, apparemment, dans l’Univers du discours. Pourtant, dans la mesure où le livre a quelque référent et où lui aussi peut être un livre qui a à couvrir une certaine surface, au registre de quelque titre, le livre comprendra une bibliographie. Ce qui veut dire quelque chose qui se présente proprement pour nous imager ceci, de ce qui résulte pour autant que les catalogues vivent ou ne vivent pas dans l’Univers du discours : si je fais le catalogue de tous les livres qui contiennent une bibliographie, naturellement ce n’est pas des bibliographies que je fais le catalogue ! Néanmoins, à cataloguer ces livres, pour autant que dans les bibliographies ils se renvoient les uns aux autres, je peux fort bien recouvrir l’ensemble de toutes les bibliographies.
C’est bien là que peut se situer le fantasme qui est proprement le fantasme poétique par excellence, celui qui obsédait Mallarmé : du Livre absolu. Il est à ce niveau où les choses se nouant au niveau de l’usage non pas de pur signifiant, mais du signifiant purifié, pour autant que je dis – et que j’écris que je dis – que le signifiant est ici articulé comme distinct de tout signifié et je vois alors se dessiner la possibilité de ce Livre absolu, dont le propre serait qu’il engloberait toute la chaîne signifiante, proprement en ceci : qu’elle peut ne plus rien signifier. En ceci, donc, il y a quelque chose qui s’avère comme fondé dans l’existence au niveau de l’Univers du discours, mais dont nous avons à suspendre cette existence à la logique propre qui peut constituer celle du fantasme, car aussi bien, c’est la seule qui peut nous dire de quelle façon cette région append à l’Univers du discours. Assurément, il n’est pas exclu qu’il y rentre, mais d’autre part, il est bien certain qu’il s’y spécifie, non pas par cette purification dont j’ai parlé tout à l’heure, car la purification n’est point possible de ce qui est essentiel à l’Univers du discours, à savoir la signification. Et vous parlerais-je encore quatre heures de plus de ce Livre absolu qu’il n’en resterait pas moins que tout ce que je vous dis a un sens.
Ce qui caractérise la structure de ce B – en tant que nous ne savons où le situer dans l’Univers du discours, dedans ou dehors – c’est très précisément ce trait que je vous ai annoncé tout à l’heure, en vous faisant le cercle, seulement de cet A B C D E , pour autant qu’à simplement fermer la chaîne, il en résulte que chaque groupe de quatre peut laisser aisément hors de lui le signifiant étranger, qui peut servir à désigner le groupe, pour la seule raison qu’il n’y est pas représenté, et que pourtant la chaîne totale se trouvera constituer l’ensemble de tous ces signifiants, faisant surgir cette unité de plus, incomptable comme telle, qui est essentielle à toute une série de structures, qui sont précisément celles sur lesquelles j’ai fondé, dès l’année 1960, toute mon opératoire de l’identification. A savoir : ce que vous en retrouverez, par exemple, dans la structure du tore, étant bien évident qu’à boucler sur le tore un certain nombre de tours, à faire opérer une série de tours complets à une coupure et à en faire le nombre qu’il vous plaira (naturellement plus il y en a plus c’est satisfaisant, mais plus c’est obscur). Il suffit d’en faire deux pour du même coup, voir apparaître ce troisième, nécessité pour que ces deux se bouclent et, si je puis dire, pour que la ligne se morde la queue : ce sera ce troisième tour, qui est assuré par le bouclage autour du trou central, par lequel il est impossible de ne pas passer pour que les deux premières boucles se recoupent.
Si je ne fais pas aujourd’hui le dessin au tableau, c’est qu’à la vérité – ä le dire – j’en dis assez pour que vous m’entendiez et aussi bien trop peu pour que je vous montre qu’il y a au moins deux chemins, à l’origine, par lesquels ceci peut s’effectuer et que le résultat n’est pas du tout le même quant au surgissement de cet Uri en plus dont je suis en train de vous parler.
Cette indication simplement suggestive n’a rien qui épuise la richesse de ce que nous fournit la moindre étude topologique.
Ce qu’il s’agit seulement aujourd’hui d’indiquer, c’est que le spécifique de ce monde de l’écriture est justement de se distinguer du discours par le fait qu’il peut se fermer. Et, se fermant sur lui-même, c’est justement de là que surgit cette possibilité d’un “un” qui a un tout autre statut que celui de l’un qui unifie et qui englobe. Mais de cet “un” qui déjà, de la simple fermeture – sans qu’il soit besoin d’entrer dans le statut de la répétition, qui lui est pourtant lié étroitement – rien que de sa fermeture, il fait surgir ce qui a statut de l’ Un en plus, pour autant qu’il ne se soutient que de l’écriture et qu’il est pourtant ouvert dans sa possibilité, à l’Univers du discours; puisqu’il suffit, comme je vous l’ai fait remarquer, que j’ ECRIVE – mais il est nécessaire que cette écriture ait lieu – ce que je DIS de l’exclusion de cet un, ceci suffit pour engendrer cet autre plan qui est celui où se déroule à proprement parler toute la fonction de la logique; la chose nous étant suffisamment indiquée par la stimulation que la logique a reçue, de se soumettre au seul jeu de l’écriture, à ceci près, qu’il lui manque toujours de se souvenir que ceci ne repose que sur la fonction d’un MANQUE, dans cela même qui est écrit et qui constitue le statut, comme tel, de la fonction de l’écriture.
Je vous dis aujourd’hui des choses simples, et peut-être ceci – même risque de vous faire apparaître ce discours décevant. Pourtant, vous auriez tort de ne pas voir que ceci s’insère dans un registre de questions qui donnent dès lors à la fonction de l’écriture quelque chose, qui ne saurait que se répercuter jusqu’au plus profond de toute conception possible de la structure. Car si l’écriture dont je parle ne se supporte que du retour sur soi-même bouclé, d’une coupure – (telle que je l’ai illustrée de la fonction du tore), nous voici portés à ceci : que les études précisément les plus fondamentales, liées aux progrès de l’analytique mathématique, nous ont mis à même d’en isoler la fonction du bord.
Or, dès lors que nous parlons de bord, il n’y a rien qui puisse nous faire substantifier cette fonction, pour autant qu’ici vous en déduiriez indûment que cette fonction de l’écriture est de limiter ce mouvant dont je vous ai parlé tout à l’heure comme étant celui de nos pensées ou de l’Univers du discours. Bien loin de là ! S’il est quelque chose qui se structure comme bord, ce qu’il limite lui-même est en posture d’entrer à son tour dans la fonction bordante. Et c’est bien là ce à quoi nous allons avoir à faire.
Ou bien alors – et c’est là l’autre face sur laquelle j’entends terminer – c’est le rappel de ce qui depuis toujours est connu de cette fonction du trait unaire.
Je terminerai en évoquant le verset 26 d’un livre dont je me suis déjà servi, dans un temps, pour commencer de faire entendre ce qu’il en est de la fonction du signifiant : le livre de Daniel et à propos d’une histoire de pantalon de zouave qu’on y désigne d’un mot, qui reste à ce qu’on appelle un apax et qu’il est impossible de traduire, à moins que ce ne soient des socques que portaient les personnages en question.
Au livre de Daniel, vous avez déjà la théorie, qui est celle que je vous expose, du sujet et précisément surgissant à la limite de cet Univers du discours. C’est la fameuse histoire du festin dramatique, dont nous ne retrouvons plus d’ailleurs la moindre trace dans les annales, mais qu’importe !
Mènè, Mènè, car c’est ainsi que s’exprime le verset 26, Mènè, Mènè, Thequel, Oupharsin ce qui est transcrit d’habitude dans le fameux Mènè, thequel, pharès . Il ne me paraît pas inutile de nous apercevoir que Mènè, Mènè qui veut dire “compté” – comme le fait remarquer Daniel l’interprétant au prince inquiet – s’exprime deux fois comme pour montrer la répétition la plus simple de ce que constitue le comptage : il suffit de compter jusqu’à deux pour que tout ce qu’il en est de cet Un en plus, qui est la vraie racine de la fonction de la répétition – dans Freud, s’exerce et se marque en ceci : qu’à ceci près que contrairement à ce qui est dans la théorie des ensembles, on ne le DIT pas.
On ne dit pas ceci : que ce que la répétition cherche à répéter c’est précisément ce qui échappe, de par la fonction même de la marque, pour autant que la marque est originelle dans la fonction de la répétition. C’est pour cela que la répétition s’exerce de ceci, que se répète la marque, mais que pour que la marque provoque la répétition cherchée, il faut que sur ce qui est cherché de ce que la marque marque la première fois, cette marque même s’efface au niveau de ce qu’elle a marqué et que c’est là pourquoi ce qui dans la répétition est cherché, de par sa nature se dérobe, laisse se perdre ceci que la marque ne saurait se redoubler, qu’à effacer, sur ce qui est à répéter, la marque première, c’est-à-dire à le laisser glisser hors de portée.
Mènè, Mènè… Quelque chose, dans ce qui est retrouvé, manque au poids : Thequel. Le prophète Daniel l’interprète, il l’interprète en disant au prince qu’il fut en effet pesé, mais que quelque chose y manque, ce qui se dit “pharsin”. Ce manque radical, ce manque premier qui découle de la fonction même du compté en tant que tel, cet Un en plus qu’on ne peut pas compter, c’est cela qui constitue proprement ce manque-là auquel il s’agit que nous donnions sa fonction logique, pour qu’elle assure ce dont il s’agit dans le “pharès” terminal, celui qui fait précisément éclater ce qu’il en est de l’Univers du discours, de la bulle, de l’empire en question, de la suffisance de ce qui se ferme dans l’image du tout imaginaire.
Voilà exactement par quelle voie se porte l’effet de l’entrée de ce qui structure le discours au point le plus radical, qui est assurément – comme je l’ai toujours dit et accentué, jusqu’à y employer les images les plus vulgaires – la lettre dont il s’agit, mais la lettre en tant qu’elle est exclue, qu’elle manque.
C’est bien ce – qu’aussi bien, puisque aujourd’hui je refais une irruption dans cette tradition juive – sur quoi, à vrai dire, j’avais tant de choses préparées et jusqu’à m’être colleté à un petit exercice d’apprentissage de lecture massorétique, tout travail qui m’a été en quelque sorte rengainé par le fait que je ne vous ai point pu faire la thématique que j’avais l’intention de développer autour du Nom du Père – et, qu’aussi bien, de tout ceci il en reste quelque chose et nommément qu’au niveau de l’histoire de la Création : “Béréchith Bârâ Elohim” (1) commence le Livre, c’est-à-dire par un beth. Et il est dit que cette lettre même que nous avons employée aujourd’hui, le grand A, autrement dit l’ aleph , n’était pas, à l’origine, parmi celles d’où sortit toute la création.
(1) ם׳הרא אךכ חישאדכ
C’est bien là nous indiquer, mais d’une façon en quelque sorte repliée sur elle-même, que c’est pour autant qu’une de ces lettres est absente que les autres fonctionnent, mais que sans doute est-ce dans son manque-même que réside toute la fécondité de l’opération.