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Recherches Lacan

LX L'angoisse 1962 – 1963 Leçon du 14 novembre 1962

Leçon du 14 novembre 1962

 

Je vais vous parler cette année de l’angoisse.

Quelqu’un qui n’est pas du tout à distance de moi dans notre cercle, m’a pourtant l’autre jour laissé apercevoir quelque surprise que j’aie choisi ce sujet qui ne lui semblait pas devoir être d’une tellement grande ressource. Je dois dire que je n’aurai pas de peine à lui prouver le contraire. Dans la masse de ce qui se propose à nous sur ce sujet de questions, il me faudra choisir et sévèrement. C’est pourquoi j’essaierai, dès aujourd’hui de vous jeter sur le tas. Mais déjà cette question m’a semblé garder la trace de je ne sais quelle naïveté jamais étanchée pour la raison que ce serait croire que c’est par un choix que chaque année, je pique un sujet, comme ça, qui me semblerait intéressant pour continuer le jeu de quelque sornette, comme on dit. Non. Vous le verrez, je pense, l’angoisse est très précisément le point de rendez-vous où vous attend tout ce qu’il était de mon discours antérieur et où s’attendent entre eux un certain nombre de termes qui ont pu jusqu’à présent ne pas vous apparaître suffisamment conjoints. Vous verrez sur ce terrain de l’angoisse comment, à se nouer plus étroitement, chacun prendra encore mieux sa place. Je dis encore mieux, puisque récemment il a pu m’apparaître, à propos de ce qui s’est dit du fantasme à une des réunions dites provinciales de notre Société, que quelque chose avait dans votre esprit, concernant cette structure si essentielle qui s’appelle le fantasme, pris effectivement sa place. Vous verrez que celle de l’angoisse n’est pas loin de celle-là, pour la raison que c’est bel et bien la même.

 

Je vous ai mis sur ce tableau — pourtant, après tout, ce n’est pas grand un tableau — quelques petits signifiants repères ou aide-mémoire, peut-être pas tous ceux que j’aurais voulus, mais après tout il convient de ne pas non plus abuser quant au schématisme.

Cela, vous le verrez s’éclairer tout à l’heure. Ils forment deux groupes, celui-ci et celui-là — celui-là que je compléterai (Fig. 2). À droite, ce graphe (Fig. 1) dont je m’excuse depuis si longtemps de vous importuner, mais dont il est tout de même nécessaire — car la valeur de repère vous en apparaîtra, je pense, toujours plus efficace, que je rappelle, la structure qu’il doit évoquer à vos yeux.

Aussi bien sa forme qui peut-être ne vous est jamais apparue de poire d’angoisse, n’est peut-être pas ici à évoquer par hasard ; d’autre part si l’année dernière à propos de cette petite surface topologique à laquelle j’ai fait une si grande part, certains ont pu voir se suggérer à leur esprit certaines formes de reploiement des feuillets embryologiques, voire des couches du cortex, personne, à propos de la disposition à la fois bilatérale et nouée d’intercommunication orientée de ce graphe, personne n’a jamais évoqué à ce propos, le plexus solaire. Bien sûr je ne prétends pas là vous en livrer les secrets, mais cette curieuse petite homologie n’est peut-être pas si externe qu’on le croit et méritait d’être rappelée au début d’un discours sur l’angoisse.

L’angoisse, je dirai, jusqu’à un certain point la réflexion par laquelle j’ai introduit mon discours tout à l’heure, celle qui a été faite par un de mes proches, je veux dire dans notre Société, l’angoisse ne semble pas être ce qui vous étouffe, j’entends, comme psychanalystes. Et pourtant, ce n’est pas trop dire que ça le devrait, dans, si je puis dire, la logique des choses, c’est-à-dire de la relation que vous avez avec votre patient. Après tout, sentir ce que le sujet peut en supporter, de l’angoisse, c’est ce qui vous met à l’épreuve à tout instant. Il faut donc supposer, qu’au moins pour ceux d’entre vous qui sont formés à la technique, la chose a fini par passer, dans votre régulation, la moins aperçue il faut bien le dire. Il n’est pas exclu, et Dieu merci, que l’analyste, pour peu qu’il y soit déjà disposé, je veux dire par de très bonnes dispositions à être un analyste, que l’analyste entrant dans sa pratique ressente de ses premières relations avec le malade sur le divan quelque angoisse.

Encore convient-il de toucher à ce propos la question de la communication de l’angoisse. Cette angoisse que vous savez, semble-t-il, si bien régler en vous, tamponner, qu’elle vous guide, est-ce la même que celle du patient ?

Pourquoi pas ? C’est une question que je laisse ouverte pour l’instant, peut-être pas pour très longtemps, mais qui vaut la peine d’être ouverte dès l’origine, si toutefois il faut recourir à nos articulations essentielles pour pouvoir y donner une réponse valable, donc attendre un moment au moins, dans les distances, dans les détours que je vais vous proposer et qui ne sont pas absolument hors de toute prévision pour ceux qui sont mes auditeurs. Car si vous vous en souvenez, déjà à propos justement d’une autre série de journées dites « provinciales » qui étaient loin de m’avoir donné autant de satisfaction, à propos desquelles dans une sorte d’inclusion, de parenthèse, d’anticipation, dans mon discours de l’année dernière j’ai cru devoir vous avertir et projeter à l’avance une formule vous indiquant le rapport de l’angoisse essentiel au désir de l’Autre. Pour ceux qui n’étaient pas là, je rappelle la fable, l’apologie, l’image amusante que j’avais cru devoir en dresser devant vous pour un instant : moi-même revêtant le masque animal dont se couvre le sorcier de la grotte des Trois Frères, je m’étais imaginé devant vous en face d’un autre animal, d’un vrai celui-là et supposé géant pour l’occasion, celui de la mante religieuse. Et aussi bien, comme le masque que moi je portais, je ne savais pas lequel c’était, vous imaginez facilement que j’avais quelques raisons de n’être pas rassuré, pour le cas où par hasard ce masque n’aurait pas été impropre à entraîner ma partenaire dans quelque erreur sur mon identité, la chose étant bien soulignée par ceci que j’y avais ajouté que dans ce miroir énigmatique du globe oculaire de l’insecte je ne voyais pas ma propre image. Cette métaphore garde aujourd’hui toute sa valeur et c’est elle qui justifie qu’au centre des signifiants que j’ai posés sur ce tableau, vous voyez la question que j’ai depuis longtemps introduite comme étant la charnière des deux étages du graphe pour autant qu’ils structurent ce rapport du sujet au signifiant qui sur la subjectivité me paraît devoir être la clé de ce qu’introduit dans la doctrine freudienne le « Che vuoi », « Que veux-tu ? ». Poussez un petit peu plus le fonctionnement, l’entrée de la clé, vous avez « Que me veut-il ? » avec l’ambiguïté que le français permet sur le « me », entre le complément indirect ou direct non pas seulement « que veut-il à moi ? », mais quelque chose de suspendu qui concerne directement le moi qui n’est pas « comment me veut-il ? », mais qui est « que veut-il concernant cette place du moi », qui est quelque chose en suspens, entre les deux étages, $ a-d et m-i (a), les deux points de retour qui dans chacun désignent l’effet caractéristique et la distance si essentielle à construire au principe de tout ce dans quoi nous allons nous avancer maintenant, distance qui rend à la fois homologue et si distinct le rapport du désir et l’identification narcissique. C’est dans le jeu de la dialectique qui noue si étroitement ces deux étages que nous allons voir s’introduire la fonction de l’angoisse, non pas qu’elle en soit elle-même le ressort, mais qu’elle soit par les moments de son apparition ce qui nous permet de nous y orienter. Ainsi donc au moment où j’ai posé la question de votre rapport d’analyste à l’angoisse, question qui justement laisse en suspens celle-ci : qui ménagez-vous ? L’Autre, sans doute, mais aussi bien vous-même et ces deux ménagements pour se recouvrir ne doivent pas être laissés confondus. C’est même là une des visées qui à la fin de ce discours vous seront proposées. Pour l’instant, j’introduis cette indication de méthode que ce que nous allons avoir à tirer d’enseignement de cette recherche sur l’angoisse, c’est à voir en quel point privilégié elle émerge. C’est à modeler sur une horographie de l’angoisse qui nous conduit directement sur un relief qui est celui des rapports de terme à terme que constitue cette tentative structurale plus que condensée dont j’ai cru devoir faire pour vous le guide de notre discours.

Si vous savez donc vous arranger avec l’angoisse, cela nous fera déjà avancer que d’essayer de voir comment ; et aussi bien, moi-même, je ne saurais ‘introduire sans l’arranger de quelque façon — et c’est peut-être là un écueil : il ne faut pas que je l’arrange trop vite — cela ne veut pas dire non plus que d’aucune façon, par quelque jeu psychodramatique, mon but doive être de vous jeter dans l’angoisse avec le jeu de mots que j’ai déjà fait sur ce « je » du jeter. Chacun sait que cette projection du « je » dans une introduction à l’angoisse est depuis quelque temps l’ambition d’une philosophie dite existentialiste pour la nommer. Les références ne manquent pas, depuis Kierkegaard, Gabriel Marcel, Chostov, Berdiaev et quelques autres ; tous n’ont pas la même place ni ne sont pas aussi utilisables. Mais au début de ce discours, je tiens à dire qu’il me semble que dans cette philosophie pour autant que, de son patron nommé le premier à ceux dont j’ai pu avancer le nom, incontestablement se marque quelque dégradation. Il me semble la voir, cette philosophie, marquée, dirais-je, de quelque hâte d’elle-même méconnue ; marquée, dirais-je, de quelque désarroi par rapport à une référence qui est celle à quoi, à là même époque, le mouvement de la pensée se confine, la référence à l’histoire. C’est d’un désarroi, au sens étymologique du terme, par rapport à cette référence, que naît et se précipite la réflexion existentialiste.

Le cheval de la pensée, dirais-j e, pour emprunter au petit Hans l’objet de sa phobie, le cheval de la pensée qui s’imagine, un temps, être celui qui traîne le coche de l’histoire, tout d’un coup se cabre, devient fou, choit et se livre à ce grand Krawallmachen pour nous référer encore au petit Hans qui donne une de ces images à sa crainte chérie. C’est bien ce que j’appelle là, le mouvement de hâte, au mauvais sens du terme, celui du désarroi. Et c’est bien pour cela que c’est loin d’être ce qui nous intéresse le plus dans la  lignée, la lignée de pensée que nous avons épinglée à l’instant, avec tout le monde d’ailleurs, du terme d’existentialisme.

Aussi bien peut-on remarquer que le dernier venu et non des moins grands, Monsieur Sartre, s’emploie tout expressément ce cheval à le remettre, non seulement sur ses pieds, mais dans les brancards de l’histoire. C’est précisément en fonction de cela que Monsieur Sartre s’est beaucoup occupé, beaucoup interrogé sur 1a fonction du sérieux. Ι1 y a aussi quelqu’un que je n’ai pas mis dans la série et donc, puisque j’aborde simplement, en y touchant à l’entrée de ce fond de tableau, les philosophes qui nous observent sur le point où nous en venons – les analystes seront-ils à 1a hauteur de ce que nous faisons de l’angoisse – il y a Heidegger. Ι1 est bien sûr qu’avec l’emploi que j’ai fait tout à l’heure de calembour du mot « jeter », c’est bien de lui, de sa déréliction originelle que j’étais le plus près.

« L’être pour 1a mort », pour l’appeler par son nom, qui est 1a voie d’accès par où Heidegger, dans son discours rompu, nous mène à son interrogation présente et énigmatique sur l’être de l’étant, je crois, ne passe pas vraiment par l’angoisse. La référence vécue de la question heideggerienne, il l’a nommée, elle est fondamentale, elle est du « tout », elle est de « l’on », elle est de 1’omnitude du quotidien humain, elle est le souci. Bien sûr, à ce titre elle ne saurait, pas plus que le souci lui-même, nous être étrangère. Et puisque j’ai appelé ici deux témoins, Sartre et Heidegger, je ne me priverai pas d’en appeler un troisième, pour autant que je ne le crois pas indigne de représenter ceux qui sont ici, en train aussi d’observer ce qu’il va dire, et c’est moi-même. Je veux dire qu’après tout, aux témoignages que j’en ai eus dans encore les heures toutes récentes, de ce que j’appellerai l’attente – il n’y a pas que 1a nôtre dont je parle en cette occasion – donc assurément, j’ai eu ces témoignages, mais qu’il me soit arrivé hier soir un travail dont j’avais demandé à quelqu’un d’entre vous d’avoir le texte, voire de m’orienter à propos d’une question que lui-même m’avait posée, travail que je lui avais-dit attendre avant de commencer ici mon discours, le fait qu’il m’ait été ainsi apporté en quelque sorte à temps, même si je n’ai pas pu depuis en prendre connaissance, comme après tout aussi je viens ici répondre à temps à votre attente, est-ce là un mouvement de nature en soi-même à susciter l’angoisse ? Sans avoir interrogé celui dont il s’agit, je ne le crois pas quant à moi. Ma foi, je peux répondre, devant cette attente, pourtant bien faite pour faire peser sur moi le poids de quelque chose, que ce n’est pas là, je crois pouvoir le dire par expérience, la dimension qui en elle-même fait surgir l’angoisse. Je dirai même au contraire et que cette dernière référence si proche qu’elle peut vous apparaître problématique, j’ai tenu à la faire pour vous indiquer comment j’entends vous mettre à ce qui est ma question depuis le début, à quelle distance la mettre pour vous en parler. Sans 1a mettre tout de suite dans l’armoire, sans non plus la laisser à l’état flou, à quelle distance mettre cette angoisse ?

Eh bien ! Mon Dieu, à la distance qui est la bonne, je veux dire celle qui ne nous met en aucun cas trop près de personne, à justement cette distance familière que je vous évoquai en prenant ces dernières références, celle à mon interlocuteur qui m’apporte in extremis mon papier et celle à moi-même qui dois ici me risquer à mon discours sur l’angoisse.

Nous allons essayer, cette angoisse, de la prendre sous le bras. Ça ne sera pas plus indiscret pour cela. Ça nous laissera vraiment à 1a distance opaque, croyez-moi, qui nous sépare de ceux qui nous sont les plus proches. Alors, entre ce souci et ce sérieux, cette attente, est-ce que vous allez croire que c’est ainsi que j’ai voulu la cerner, la coincer ? Eh bien, détrompez-vous. Si j’ai tracé au milieu de ces trois termes un petit cercle avec ses flèches écartées, c’est pour vous dire que si c’est là que vous la cherchiez, vous verriez vite que, si jamais elle a été là, l’oiseau s’est envolé. Elle n’est pas à chercher au milieu. « Inhibition, symptôme, angoisse », tel est le titre, le slogan sous lequel à des analystes apparaît, reste marqué le dernier terme de ce que Freud a articulé sur ce sujet. Je ne vais pas aujourd’hui entrer dans le texte d’Inhibition, symptôme, angoisse pour 1a raison que, comme vous le voyez depuis le début, je suis décidé aujourd’hui à travailler sans filet, et qu’il n’y a pas de sujet où le filet du discours freudien soit plus près de nous donner une sécurité fausse en somme; car justement, quand nous entrerons dans ce texte, vous verrez, ce qui est à voir à propos de l’angoisse, qu’il n’y a pas de filet, parce que, s’agissant de l’angoisse, chaque maille, si je puis dire, n’a de sens qu’à, justement, laisser le vide dans lequel il y a l’angoisse..

Dans le discours, Dieu merci, d’Inhibition, symptôme, angoisse, on parle de tout sauf de l’angoisse. Est-ce à dire qu’on ne puisse pas en parler ? Travailler sans filet évoque le funambule. Je ne prends comme corde que le titre Inhibition, symptôme, angoisse. Ι1 saute, si je puis dire, à l’entendement que ces trois termes ne sont pas du même niveau. Ça fait hétéroclite et c’est pour ça que je les ai écrits ainsi sur trois lignes et décalés. Pour que ça marche, pour qu’on puisse les entendre comme une série, il faut vraiment les voir comme je les ai mis là, en diagonale, ce qui implique qu’il faut remplir les blancs. Je ne vais pas m’attarder à vous démontrer, ce qui saute aux yeux, la différence entre la structure de ces trois termes qui n’ont chacun, si nous voulons les situer, absolument pas les mêmes termes comme contexte, comme entourage. L’inhibition, c’est quelque chose qui est, au sens le plus large de ce terme, dans la dimension du mouvement et d’ailleurs Freud parle de la locomotion quand il l’introduit. Je n’entrerai pas dans le texte. Tout de même vous vous en souvenez assez, pour voir qu’il ne put pas faire autrement que de parler de la locomotion au moment où il introduit ce terme. Plus large, ce mouvement auquel je me réfère, le mouvement existe dans toute fonction, ne fût-elle pas locomotrice. Il existe au moins métaphoriquement, et dans l’inhibition, c’est de l’arrêt du mouvement qu’il s’agit.

« Arrêt » : est-ce à dire que c’est seulement cela qu’« inhibition » est fait pour nous suggérer? Facilement, vous objecteriez aussi freinage et pourquoi pas, je vous l’accorde. Je ne vois pas pourquoi nous ne mettrions pas, dans une matrice qui doit nous permettre de distinguer les dimensions dont il s’agit dans une notion à nous si familière, nous ne mettrions pas sur une ligne la notion de difficulté et, dans un autre axe de coordonnées, celle que j’ai appelée du mouvement. C’est même cela qui va nous permettre de voir plus clair car c’est cela aussi qui va nous permettre de redescendre au sol, au sol de ce qui n’est pas voilé par le mot savant, par la notion, voire le concept avec qui l’on s’arrange toujours.

Pourquoi est-ce qu’on ne se sert pas du mot empêcher ? C’est tout de même bien de ça qu’il s’agit. Nos sujets sont inhibés quand ils nous parlent de leur inhibition et quand nous en parlons dans des congrès scientifiques, et chaque jour, ils sont empêchés. Etre empêché, c’est un symptôme; et inhibé, c’est un symptôme mis au musée; et si on regarde ce que ça veut dire, être empêché, sachez-le bien, n’implique nulle superstition. Du côté de l’étymologie, je m’en sers quand elle me sert, tout de même « impedicare » ça veut dire être pris au piège. Et ça, c’est une notion extrêmement précieuse, car cela implique le rapport d’une dimension à quelque chose d’autre qui vient y interférer et qui empêtre ce qui nous intéresse, ce qui nous rapproche, de ce que nous cherchons à savoir, non pas la fonction, terme de référence du mouvement difficile, mais le sujet, c’est-à-dire ce qui se passe sous 1a forme, sous le nom d’angoisse.

Si je mets ici empêchement, vous le voyez, je suis dans la colonne du symptôme; et tout de suite je vous indique ce sur quoi nous serons bien sûr amenés à en articuler beaucoup plus loin, c’est à savoir que le piège, c’est 1a capture narcissique. Je pense que vous n’en êtes plus tout à fait aux éléments concernant la capture narcissique; je veux dire que vous vous souvenez de ce que j’ai là-dessus articulé au dernier terme, à savoir de la limite, très précise, qu’elle introduit quant à ce qui peut s’investir dans l’objet. Le résidu, la cassure, ce qui n’arrive pas à s’investir, va être proprement, ce qui donne son support, son matériel, à l’articulation signifiante qu’on va appeler sur l’autre plan, symbolique, la castration. L’empêchement survenu est lié à ce cercle qui fait que du même mouvement dont le sujet s’avance vers la jouissance, c’est-à-dire vers ce qui est le plus loin de lui, il rencontre cette cassure intime toute proche, de quoi? De s’être laissé prendre en route à sa propre image, à l’image spéculaire. C’est cela le piège.

Mais essayons d’aller plus loin, car nous sommes là encore au niveau du symptôme. Concernant le sujet, quel terme amener ici dans la troisième colonne? Si nous poussons plus loin l’interrogation du sens du mot inhibition (inhibition, empêchement) le troisième terme que je vous propose, toujours dans le sens de vous ramener au plancher du vécu, au sérieux dérisoire de la question, je vous propose le beau terme d’embarras. Il nous sera d’autant plus précieux qu’aujourd’hui l’étymologie me comble; manifestement le vent souffle sur moi, si vous vous apercevez qu’embarras c’est très exactement le sujet S revêtu de 1a barre, que l’étymologie imbaricare fait à proprement parler l’allusion la plus directe à la barre comme telle (baya) et qu’aussi bien c’est là l’image de ce que l’on appelle le vécu le plus direct de l’embarras. Quand vous ne savez plus que faire de vous, que vous ne trouvez pas derrière quoi vous remparder, c’est bien de l’expérience de la barre qu’il s’agit; et aussi bien cette barre peut prendre plus d’une forme. De curieuses références qu’on trouve, si je suis bien informé, dans de nombreux patois où l’embarrassé, 1’embarazada, il n’y a pas d’espagnol ici, tant pis car on m’affirme que 1’embarazada, sans recourir au patois, veut dire la femme enceinte en espagnol. Ce qui est une autre forme bien significative de 1a barre à sa place.

Et voilà pour la dimension de la difficulté. Elle aboutit à cette sorte de forme légère de l’angoisse qui s’appelle l’embarras. Dans l’autre dimension, celle du mouvement, quels sont les termes que nous allons voir se dessiner ? En descendant vers le symptôme c’est l’émotion. L’émotion – vous me pardonnerez de continuer à me fier à une étymologie qui m’a été jusqu’à maintenant si propice – l’émotion, de fait, étymologiquement, se réfère au mouvement; à ceci près que nous donnerons le petit coup de pouce en y mettant le sens goldsteinien de «jeter hors», «ex», de la ligne du mouvement, le mouvement qui se désagrège, de la réaction qu’on appelle catastrophique. C’est utile que je vous indique à quelle place il faut le mettre, car après tout, il y en a eu d’aucuns pour nous dire que l’angoisse c’était ça la réaction catastrophique. Je crois que bien sûr, ce n’est pas sans rapport. Qu’est-ce qui ne serait pas en rapport avec l’angoisse ? Ι1 s’agit justement de savoir où c’est vraiment l’angoisse. Le fait par exemple qu’on ait eu, et qu’on le fasse d’ailleurs sans scrupules, 1a même référence à la réaction catastrophique pour désigner 1a crise hystérique en tant que telle, ou encore 1a colère dans d’autres cas, prouve tout de même assez que ça ne saurait suffire à distinguer, à épingler, à pointer où est l’angoisse. Faisons le pas suivant : nous restons toujours à même distance respectueuse à deux grands traits de l’angoisse. Mais y a-t-il dans 1a dimension du mouvement quelque chose qui plus précisément réponde à l’étage de l’angoisse ? Je vais l’appeler par son nom que je réserve depuis longtemps, dans votre intérêt, comme friandise. Peut-être y ai-je fait une allusion fugitive, mais seules des oreilles particulièrement préhensives ont pu le retenir : c’est le mot émoi. Ici l’étymologie me favorise d’une façon littéralement fabuleuse. Elle me comble.

C’est pourquoi je n’hésiterai pas, quand je vous aurai dit d’abord tout ce qu’elle m’apporte à moi, à en abuser encore. En tous les cas, allons-y.

Le sentiment linguistique, comme s’expriment messieurs Bloch et Von Wartburg à l’article desquels je vous indique expressément de vous référer – je m’excuse si cela fait double emploi avec ce que je vais vous dire maintenant, d’autant plus double emploi que ce que je vais vous dire en est la citation textuelle, je prends mon bien où je le trouve, n’en déplaise à quiconque – messieurs Bloch et Von Wartburg disent donc que le sentiment linguistique a rapproché ce terme du mot juste, du mot émouvoir. Or détrompez-vous, il n’en est rien. L’émoi n’a rien à faire avec l’émotion pour qui d’ailleurs sait s’en servir. En tout cas, apprenez, j’irai vite, que le terme « esmayer », qu’avant lui « esmais » et même à proprement parler « esmoi-esmais », si vous voulez le savoir est déjà attesté au treizième siècle – n’ont connus, pour m’exprimer avec les auteurs, n’ont triomphé qu’au seizième. Qu’«esmayer» a le sens de troubler, effrayer, et aussi se troubler. Qu’«esmayer» est effectivement encore usité dans les patois et nous conduit au latin populaire « exmagare » qui veut dire faire perdre son pouvoir, sa force. Ceci, ce latin populaire, est lié à une greffe d’une racine germanique occidentale qui, reconstituée, donne « magan » et qu’on n’a d’ailleurs pas besoin de reconstituer puisqu’en haut allemand et en gothique, elle existe sous cette même forme et que, pour peu que vous soyez germanophones, vous pouvez rapporter au « mögen » allemand et au « may » anglais. En italien « smagare », j’espère, existe ? Pas tellement. D’après Bloch et Von Wartburg enfin, à les en croire, ça voudrait dire se décourager. Un doute donc subsiste. Comme il n’y a ici personne de portugais, je n’aurai pas d’objection à recevoir, non pas à ce que j’avance, mais à Bloch et Von Wartburg à faire venir « esmagar» qui voudrait dire écraser, ce que jusqu’à nouvel ordre je retiendrai comme ayant pour la suite un gros intérêt; je vous passe le provençal.

Quoi qu’il en soit, il est certain que 1a traduction qui a été admise, de Triebregung par émoi pulsionnel est une traduction tout à fait impropre et justement de toute la distance qu’il y a entre l’émotion et l’émoi. L’émoi est trouble, chute de puissance, la Regung est stimulation, l’appel au désordre, voire à l’émeute. Je me remparderai aussi de cette enquête étymologique pour vous dire que jusqu’à une certaine époque, à peu près la même que ce qu’on appelle dans Bloch et Von Wartburg le triomphe de l’émoi, émeute justement a eu le sens d’émotion et n’a pris le sens de mouvement populaire qu’à peu près à partir du dix-septième siècle.

Tout ceci, pour bien vous faire sentir qu’ici les nuances, voire les versions linguistiques évoquées, sont faites pour nous guider sur quelque chose, à savoir que si nous voulons définir par émoi une tierce place dans le sens de ce que veut dire l’inhibition, si nous cherchons à 1a faire rejoindre l’angoisse, l’émoi, le trouble, le « se troubler » en tant que tel, nous indique l’autre référence qui, pour correspondre à un niveau disons égal à celui d’embarras, ne regarde pas le même versant. L’émoi, c’est le « se troubler» le plus profond dans la dimension du mouvement. L’embarras, c’est le maximum de la difficulté atteinte. Est-ce à dire que pour autant nous ayons rejoint l’angoisse ? Les cases de ce petit tableau sont là pour vous montrer que précisément nous ne le prétendons pas. Nous avons rempli ici, émotion, émoi, ces deux cases ici, empêchement, embarras celles-là. Ι1 reste que celle-ci est vide et celle-là aussi. Comment les remplir ? C’est un sujet qui nous intéresse beaucoup et je vais le laisser pour vous pour un temps à l’état de devinette. Que mettre dans ces deux cases ? Ceci a le plus grand intérêt quant à ce qui est du maniement de l’angoisse.

Ce petit préambule étant posé de 1a référence à la triade freudienne de l’inhibition, du symptôme et de l’angoisse, voici le terrain déblayé à parler d’elle. Je dirai, doctrinalement ramené par ces évocations au niveau même de l’expérience, essayons de 1a situer dans un cadre conceptuel. L’angoisse, qu’est-elle ? Nous avons écarté que ce soit une émotion. Et pour l’introduire, le dirai : c’est un affect.

Ceux qui suivent les mouvements d’affinité ou d’aversion de mon discours se laissant prendre souvent à des apparences, pensent sans doute que je m’intéresse moins aux affects qu’à autre chose. C’est tout à fait absurde. Α l’occasion, j’ai essayé de dire ce que l’affect n’est pas : il n’est pas l’être donné dans son immédiateté ni non plus le sujet sous une forme en quelque sorte brute. Ι1 n’est, pour le dire, en aucun cas protopathique. Mes remarques occasionnelles sur l’affect ne veulent pas dire autre chose. Et c’est même justement pour ça qu’il a un rapport étroit de structure avec ce qu’est, même traditionnellement, un sujet; et j’espère vous l’articuler d’une façon indélébile, la prochaine fois. Ce que j’ai dit par contre de l’affect, c’est qu’il n’est pas refoulé; et ça, Freud le dit comme moi. Ι1 est désarrimé, il s’en va à 1a dérive. On le retrouve déplacé, fou, inversé, métabolisé, mais il n’est pas refoulé. Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent. Ce rapport de l’affect au signifiant nécessiterait toute une année de théorie des affects. J’ai déjà une fois laissé paraître comment je l’entends. Je vous l’ai dit à propos de la colère. La colère, vous ai-je dit, c’est ce qui se passe chez les sujets quand les petites chevilles ne rentrent pas dans les petits trous. Ça veut dire quoi? Quand, au niveau de l’Autre, du signifiant, c’est-à-dire toujours plus ou moins de la foi et de la bonne foi, on ne joue pas le jeu. C’est ça qui suscite la colère. Et aussi bien, pour vous laisser aujourd’hui sur quelque chose qui vous occupe, je vais vous faire une simple remarque. Où est-ce qu’Aristote traite le mieux des passions ? Je pense que tout de même il y en a un certain nombre qui le savent déjà : c’est au livre Il de sa Rhétorique. Ce qu’il y a de meilleur sur les passions est pris dans la référence, dans le filet, dans le réseau de la Rhétorique. Ce n’est pas un hasard. Ça, c’est le filet. C’est bien pour ça que je vous ai parlé du filet à propos des premiers repérages linguistiques que j’ai tenté de vous donner. Je n’ai pas pris cette voie dogmatique de faire précéder d’une théorie générale des affects ce que j’ai à vous dire de l’angoisse. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas ici des psychologues, nous sommes des psychanalystes. Je ne vous développe pas une psychologie directe, logique, un discours de cette réalité irréelle qu’on appelle psyché, mais une praxis qui mérite un nom érotologie. Ι1 s’agit du désir, et l’affect par où nous sommes sollicités, peut-être, à faire surgir tout ce qu’il comporte comme conséquence universelle, non pas générale sur la théorie des affects, c’est l’angoisse. C’est sur le tranchant de l’angoisse que nous avons à nous tenir et c’est sur ce tranchant que j’espère vous mener plus loin 1a prochaine fois.

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