samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LX L'angoisse 1962 – 1963 Leçon du 21 novembre 1962

Leçon du 21 novembre 1962

 

Au moment de continuer aujourd’hui d’engager un peu plus mon discours sur l’angoisse, je peux légitimement poser devant vous la question de ce que c’est qu’un enseignement. La notion que nous pouvons nous en faire doit tout de même subir quelque effet — si ici nous sommes en principe, disons, pour la plupart des analystes, si l’expérience analytique est supposée être ma référence essentielle quand je m’adresse à l’audience que vous composez — de ce que nous ne pouvons pas oublier que l’analyste est, si je puis dire, un interprétant. Ι1 joue sur ce temps si essentiel que j’ai déjà accentué pour vous à plusieurs reprises à partir de plusieurs sujets de « il ne savait pas », « je ne savais » et auquel nous laisserons donc un sujet indéterminé en le rassemblant dans un « on ne savait pas ».

Par rapport à cet « on ne savait pas », l’analyste est censé savoir quelque chose. Pourquoi ne pas même admettre qu’il en sait un bout ? La question n’est pas de savoir, elle serait tout au moins prématurée, s’il peut l’enseigner. Nous pouvons dire que jusqu’à un certain point, la seule existence d’un endroit comme ici et du rôle que j’y joue depuis un certain temps, est une façon de trancher la question bien ou mal, mais de la trancher. La question est de savoir « qu’est-ce que l’enseigner ? ».

Qu’est-ce que d’enseigner quand il s’agit justement de ce qu’il s’agit d’enseigner, de l’enseigner non seulement à qui ne sait pas, mais — il faut admettre que jusqu’à un certain point nous sommes tous ici logés à la même enseigne — à qui, étant donné ce dont il s’agit, à qui ne peut pas savoir. Observez bien où porte, si je puis dire, le porte-à-faux. Un enseignement analytique s’il n’y avait pas ce porte-à-faux, ce séminaire lui-même pourrait se concevoir dans la ligne, dans le prolongement de ce qui se passe par exemple dans un contrôle. Contrôle où c’est ce que vous savez, ce que vous sauriez, qui serait apporté, et où je n’interviendrais que pour donner l’analogue de ce qui est l’interprétation, à savoir cette addition moyennant quoi quelque chose apparaît qui donne le sens à ce que vous croyez savoir, qui fait apparaître en un éclair ce qu’il est possible de saisir au-delà des limites du savoir.

C’est tout de même dans la mesure où un savoir est dans ce travail d’élaboration communautaire plus que collective de l’analyse où ce savoir est constitué et parmi ceux qui ont son expérience, les analystes, qu’un travail de rassemblement est concevable, qui justifie la place que peut prendre un enseignement comme celui qui est fait ici. C’est parce que si vous voulez, il y a déjà, sécrétée par l’expérience analytique, toute une littérature qui s’appelle théorie analytique, que je suis forcé — souvent bien contre mon gré — de lui faire ici autant de part ; c’est elle qui nécessite que je fasse quelque chose qui doit aller au-delà de ce rassemblement, et justement dans le sens de nous rapprocher, à travers ce rassemblement de la théorie analytique, de ce qui constitue sa source, à savoir l’expérience.

Ici se présente une ambiguïté qui tient non seulement à ce qu’ici se mélangent à nous quelques non-analystes. Ι1 n’y a pas à ça grand inconvénient puisque aussi bien même les analystes arrivent ici avec des positions, des postures, des attentes qui ne sont pas forcément analytiques, et déjà très suffisamment conditionnés par le fait que dans la théorie analytique s’introduisent des références de toute espèce, et beaucoup plus qu’il n’apparaît au premier abord et qu’on peut qualifier d’extra-analytiques, de psychologisantes par exemple. Par le seul fait donc que j’aie affaire à cette matière, matière de mon audience, matière de mon objet d’enseignement, je serai amené à me référer à cette expérience commune qui est celle grâce à quoi s’établit toute communication enseignante, à savoir à ne pas pouvoir rester dans la pure position que j’ai appelée tout à l’heure interprétante, mais de passer à une position communicante plus large : m’engager sur le terrain du « faire comprendre », faire appel en vous à une expérience qui va bien au-delà de la stricte expérience analytique.

Ceci est important à rappeler parce que le « faire comprendre » est de tout temps ce qui, en psychologie au sens le plus large, est vraiment la pierre d’achoppement. Non pas tellement que l’accent doive être mis sur ce qui à un moment par exemple a paru la grande originalité d’un ouvrage comme celui de Bloindel sur la Conscience morbide, à savoir qu’il y a des limites de la compréhension. Ne nous imaginons pas, par exemple, que nous comprenons le vécu, comme on dit, authentique, réel, des malades. Mais ce n’est pas la question de cette limite qui est pour nous importante. Au moment de vous parler de l’angoisse, il importe de vous faire remarquer que c’est une des questions que nous suspendons, car la question est bien plutôt d’expliquer pourquoi, à quel titre pouvons-nous parler de l’angoisse, quand nous subsumons sous cette rubrique l’angoisse dans laquelle nous pouvons nous introduire à la suite de telle méditation guidée par Kierkegaard ? Cette angoisse qui peut nous saisir à tel moment, paranormale ou même franchement pathologique, comme étant nous-mêmes sujets d’une expérience plus ou moins psycho-pathologiquement situable ; l’angoisse qui est celle à laquelle nous avons affaire avec nos névrosés, matériel ordinaire de notre expérience, et aussi bien l’angoisse que nous pouvons décrire et localiser au principe d’une expérience plus périphérique pour nous, celle du pervers par exemple, voire du psychotique.

Si cette homologie se trouve justifiée d’une parenté de structure, ce ne peut être qu’aux dépens de la compréhension originelle qui pourtant va s’accroître nécessairement, avec le danger de nous faire oublier que cette compréhension n’est pas celle d’un vécu mais d’un ressort et de trop présumer de ce que nous pouvons assumer des expériences auxquelles elle se réfère, celles nommément du pervers ou du psychotique. Ι1 est dans cette perspective préférable d’avertir quiconque qu’il n’a pas trop à en croire sur ce qu’il peut comprendre. C’est bien là que prennent leur importance les éléments signifiants. Mais, aussi dénués que je m’efforce de le faire par leur notation de contenu compréhensible et dont le rapport structural est le moyen par où j’essaie de maintenir le niveau nécessaire pour que la compréhension ne soit pas trompeuse, tout en laissant repérables les termes diversement significatifs dans lesquels nous nous avançons, et spécialement ceci, au moment où il s’agit d’un affect. Car je ne me suis pas refusé à cet élément de classement : l’angoisse est un affect. Nous voyons que le mode d’abord d’un tel thème : « l’angoisse est un affect », se propose à nous du point de vue de l’enseignant, selon des voies différentes qu’on pourrait, je crois, assez sommairement, c’est-à-dire en en faisant bien effectivement la somme, définir sous trois rubriques : celle du catalogue, à savoir concernant l’affect, épuiser non seulement ce que ça veut dire, mais ce qu’on a voulu dire, en en constituant la catégorie, terme qui assurément nous met en posture d’enseigner, au sujet de l’enseignement, sous son mode le plus large, et forcément ici raccorder ce qui s’est enseigné à l’intérieur de l’analyse, à ce qui nous est apporté du dehors au sens le plus vaste comme catégorie, et pourquoi pas ? si tant est que cet objet central, je l’ai dit, de l’angoisse je suis loin de me refuser à l’insérer dans le catalogue des affects, dans les diverses théories qui ont été produites de l’affect. Ι1 nous est arrivé là de très larges apports et, vous le verrez, pour prendre une référence médiane qui viendra dans le champ de notre attention, il y a concernant ce qui nous occupe cette année, eh bien, pour prendre les choses, je vous l’ai dit en une espèce de point médian de la coupure, au niveau de Saint Thomas d’Aquin pour l’appeler par son nom, il y a de très très bonnes choses concernant une division qu’il n’a pas inventée concernant l’affect entre le concupiscible et l’irascible ; longue discussion par laquelle il met en balance, selon la formule du débat scolastique, proposition, objection, réponse, à savoir laquelle des deux catégories est première par rapport à l’autre, et comment il tranche et pourquoi. Que malgré certaines apparences, certaines références, l’irascible s’insère quelque part dans 1a chaîne du concupiscible toujours déjà 1à, lequel concupiscible donc est par rapport à lui premier, ceci ne sera pas sans nous servir ; car à la vérité cette théorie ne serait-elle pas au dernier terme toute entière suspendue à une supposition d’un Souverain Bien auquel, vous le savez, nous avons d’ores et déjà de grandes objections à faire, elle serait pour nous fort recevable ; nous verrons ce que nous pouvons en garder, ce que pour nous elle éclaire, du seul fait que nous puissions assurément y trouver grande matière à alimenter notre propre réflexion ; plus paradoxalement, que ce que nous pouvons trouver dans les élaborations modernes, récentes — appelons les choses par leur nom, dix-neuvième siècle — dans cette psychologie qui s’est prétendue, sans doute pas tout à fait à bon droit, plus expérimentale. Encore ceci, cette voie, a-t-elle l’inconvénient de nous pousser dans le sens, dans 1a catégorie du classement des affects, et l’expérience nous prouve que tout abandon trop grand dans cette direction n’aboutit pour nous qu’à des impasses manifestes dont un très beau témoignage par exemple est donné par cet article qui est celui du tome 34, troisième partie de 1953 de l’International Journal où Monsieur David Rapaport tente une théorie psychanalytique de l’affect. Cet article est véritablement exemplaire pour le bilan proprement consternant, auquel d’ailleurs, sans que la plume de l’auteur songe à le dissimuler, il aboutit ; c’est à savoir le résultat étonnant qu’un auteur, qui annonce de ce titre un article qui après tout ne pourrait nous laisser espérer que quelque chose de nouveau, d’original, concernant ce que l’analyste peut penser de l’affect, n’aboutisse qu’à faire en fin de compte lui aussi à l’intérieur strictement de 1a théorie analytique, le catalogue des acceptions dans lesquelles ce terme a été employé, de s’apercevoir qu’à l’intérieur même de la théorie ces acceptions sont les unes et les autres irréductibles, 1a première étant celle de l’affect conçu comme constituant substantiellement 1a décharge de 1a pulsion, 1a seconde, à l’intérieur de la même théorie et même pour aller plus loin prétendument du texte freudien lui-même, l’affect n’étant rien que la connotation d’une tension à ses différentes phases conflictuelles ordinairement, l’affect constituant la connotation de cette tension en tant qu’elle varie, et troisième temps également marqué comme irréductible dans la théorie freudienne elle-même, l’affect constituant, dans une référence proprement topique, le signal au niveau de l’ego concernant quelque chose qui se passe ailleurs, le danger venu d’ailleurs.

L’important est qu’il constate que subsiste encore dans les débats des auteurs les plus récemment venus dans la discussion analytique, la revendication divergente de la primauté pour chacun de ces trois sens, en sorte que rien là-dessus ne soit résolu. Et que l’auteur dont il s’agit ne puisse pas nous en dire plus, est tout de même bien le signe qu’ici la méthode dite du « catalogue » n’aboutit qu’à des impasses, voire à une très spéciale infécondité.

Ι1 y a, se différenciant de cette méthode — je m’excuse de m’étendre aujourd’hui si longtemps sur une question qui a pourtant un grand intérêt de préalable, concernant l’opportunité de ce qu’ici nous faisons, et ce n’est pas pour rien que je l’introduis, vous le verrez, concernant l’angoisse — c’est la méthode que j’appellerai, en me servant pour les besoins de la consonance, du précédent terme, la méthode de « l’analogue » qui nous mènerait à discerner ce qu’on peut appeler des niveaux.

J’ai vu dans un ouvrage anglais que je ne citerai pas autrement aujourd’hui une tentative de rassemblement de cette espèce, où l’on voit, en chapitres séparés, l’angoisse conçue comme on s’exprime, biologiquement, puis socialement, sociologiquement, puis que sais-je culturally, culturellement, comme s’il suffisait ainsi de révéler, à des niveaux prétendus indépendants, des positions analogiques pour arriver à faire quelque chose d’autre qu’à dégager, non plus ce que j’ai appelé tout à l’heure un classement mais ici une sorte de type.

On sait à quoi aboutit une telle méthode, à ce qu’on appelle une anthropologie. L’anthropologie, à nos yeux, est ce qui comporte le plus grand nombre des présupposés les plus hasardeux de toutes les voies dans lesquelles nous puissions nous engager. Ce à quoi une telle méthode aboutit, de quelque éclectisme qu’elle se marque, c’est toujours et nécessairement ce que nous, dans notre vocabulaire familier et sans faire de ce nom ni de ce titre l’indice de quelqu’un qui aurait même occupé une position si éminente, c’est ce que nous appelons le jungisme.

Sur le sujet de l’anxiété, ceci nous conduira nécessairement au thème de ce noyau central qui est la thématique absolument nécessaire à laquelle aboutit une telle voie. C’est dire qu’elle est fort loin de ce dont il s’agit dans l’expérience. L’expérience nous conduit à ce que j’appellerai ici la troisième voie que je mettrai sous l’indice, sous la rubrique de 1a fonction que j’appellerai celle de 1a clé.

La clé, c’est ce qui ouvre, et ce qui pour ouvrir fonctionne. La clé, c’est 1a forme selon laquelle doit opérer ou ne pas opérer 1a fonction signifiante comme telle, et ce qui rend légitime que je l’annonce et la distingue et ose l’introduire comme quelque chose à quoi nous puissions nous confier. La clé n’a rien qui soit ici marqué de présomption pour la raison qu’elle vous sera, et à ceux qui sont ici de profession enseignante, une référence suffisamment convaincante ; c’est que cette dimension est absolument connaturelle à tout enseignement, analytique ou pas, pour la raison qu’il n’y a pas d’enseignement, dirais-je — et dirais-je, moi, quelque étonnement qui puisse en résulter chez certains concernant ce que j’enseigne, et pourtant je le dirai — il n’y a pas d’enseignement qui ne se réfère à ce que j’appellerai un idéal de simplicité.

Si quelque chose tout à l’heure fit pour nous suffisamment objection dans le fait qu’une chatte littéralement ne peut retrouver ses petits concernant ce que nous pensons, nous analystes, à aller aux textes sur l’affect, c’est qu’il y a quelque chose là de profondément insatisfaisant et qu’il est exigible que, concernant quelque titre que ce soit, nous satisfaisions à certain idéal de réduction simple. Qu’est-ce que ça veut dire et pourquoi ? Pourquoi, pourquoi, depuis le temps qu’on fait de la science — car ces réflexions portent sur bien autre chose et sur des champs plus vastes que celui de notre expérience — exige-t-on la plus grande simplicité possible ? Pourquoi le réel serait-il simple ? Qu’est-ce qui peut même nous permettre un seul instant de le supposer ?

Eh bien, rien, mais rien d’autre que cet initium subjectif sur lequel j’ai mis l’accent ici pendant toute 1a première partie de mon enseignement de l’année dernière, à savoir, qu’il n’y a d’apparition concevable d’un sujet comme tel, qu’à partir de l’introduction première d’un signifiant, et du signifiant le plus simple qui s’appelle le trait unaire.

Le trait unaire est d’avant le sujet. « Au commencement était le verbe », ça veut dire, au commencement est le trait unaire. Tout ce qui est enseignable doit conserver ce stigmate de cet initium ultra-simple qui est la seule chose qui puisse à nos yeux justifier l’idéal de simplicité. Simplicité, singularité du trait, c’est cela que nous faisons entrer dans le réel, que le réel le veuille ou ne le veuille pas. Mais il y a une chose certaine, c’est que ça entre, que ça y est déjà entré avant nous parce que d’ores et déjà c’est par cette vole que tous ces sujets qui depuis tout de même quelques siècles, dialoguent et ont à s’arranger comme ils peuvent avec cette condition justement qu’il y ait entre eux et le réel ce champ du signifiant, c’est d’ores et déjà par cet appareil du trait unaire qu’ils se sont constitués comme sujets. Comment serions-nous, nous, étonnés que nous en retrouvions la marque dans ce qui est notre champ, si notre champ est celui du sujet ?

Dans l’analyse, il y a quelque chose qui est antérieur à tout ce que nous pouvons élaborer ou comprendre, et ceci je l’appellerai présence de l’Autre (Α). Ι1 n’y a pas d’auto-analyse même quand on se l’imagine, l’Autre, A, est 1à. Je le rappelle parce que c’est déjà sur cette voie et dans la même vole de simplicité que j’ai placé ce que je vous ai dit, ce que je vous ai indiqué, ce que j’ai commencé à vous indiquer sur quelque chose qui va beaucoup plus loin, à savoir que l’angoisse soit ce certain rapport que je n’ai fait jusqu’ici qu’imager. Je vous en ai rappelé la dernière fois l’image, avec le dessin réévoqué de ma présence, ma présence fort modeste et embarrassée en présence de la mante religieuse géante, je vous en ai déjà dit donc plus long en vous disant : ceci a rapport avec le désir de l’Autre.

Cet Autre, avant de savoir ce que ça veut dire, mon rapport avec son désir quand je suis dans l’angoisse, cet Autre je le mets d’abord 1à. Pour me rapprocher de son désir, je prendrai, mon dieu, les voies que j’ai déjà frayées. Je vous ai dit : le désir de l’homme est le désir de l’Autre. Je m’excuse de ne pas pouvoir ici revenir, par exemple, sur une analyse grammaticale que j’ai faite lors des dernières journées provinciales – c’est pour ça que je tiens tellement à ce que ce texte m’arrive enfin intact, pour qu’on puisse à l’occasion le diffuser – l’analyse grammaticale de ce que ça veut dire le désir de l’Autre et le sens de ce génitif (objectif); mais enfin ceux qui ont été jusqu’ici à mon séminaire, ont assez d’éléments pour suffisamment se situer.

Sous la plume de quelqu’un, qui est justement l’auteur de ce petit travail auquel j’ai fait allusion 1a dernière fois et qui m’avait été remis le matin même sur un sujet qui n’était rien d’autre que celui qu’aborde Lévi-Strauss, celui de la mise en suspension de ce qu’on peut appeler 1a raison dialectique au niveau structuraliste où se place Lévi-Strauss, quelqu’un se servant pour débrouiller ce débat, entrer dans ses détours, démêler son écheveau du point de vue analytique, et faisant bien entendu référence à ce que j’ai pu dire du fantasme comme support du désir, ne fait pas à mon gré de suffisantes remarques de ce que je dis quand je parle du désir de l’homme comme désir de l’Autre.

Ce qui le prouve, c’est qu’il croit pouvoir se contenter de rappeler que c’est 1à une formule hégélienne. Or s’il y a, je pense, quelqu’un qui ne fait pas tort à ce que nous a apporté la Phénoménologie de l’esprit, c’est moi-même. S’il est un point pourtant où il est important de marquer que c’est là que je marque la différence et, si vous voulez, pour employer ce terme, le progrès, j’aimerais mieux encore le saut, qui est le nôtre par rapport à Hegel, c’est justement celui concernant cette fonction du désir. Je ne suis pas en posture, vu le champ que j’ai à couvrir cette année, de reprendre avec vous pas à pas le texte hégélien. Je fais ici allusion à un auteur qui, j’espère, verra cet article publié et qui manifeste une tout à fait sensible connaissance de ce que dit là-dessus Hegel.

Je ne vais quand même pas le suivre sur le plan du passage tout à fait, en effet, originel qu’il s’est très bien rappelé à cette occasion. Mais pour l’ensemble de ceux qui m’entendent et avec ce qui est déjà passé, je pense, au niveau du commun de cet auditoire concernant la référence hégélienne, je dirai tout de suite, pour faire sentir ce dont il s’agit, que dans Hegel, concernant cette dépendance de mon désir par rapport au désirant qu’est l’Autre, j’ai affaire, de 1a façon la plus certaine et la plus articulée à l’Autre comme conscience. L’Autre est celui qui me voit. En quoi cela intéresse mon désir, vous le savez, vous l’entrevoyez déjà assez, mais j’y reviendrai tout à l’heure, pour l’instant je fais des oppositions massives. L’Autre est celui qui me voit et c’est sur ce plan dont vous voyez qu’à lui tout seul il engage, selon les bases où Hegel inaugure la Phénoménologie de l’Esprit, la lutte qu’il appelle de « pur prestige », et mon désir y est intéressé.

Pour Lacan, parce que Lacan est analyste, l’Autre est là comme inconscience constituée comme telle, et il intéresse mon désir dans la mesure de ce qui lui manque et qu’il ne sait pas. C’est au niveau de ce qui lui manque et qu’il ne sait pas que je suis intéressé de la façon la plus prégnante, parce qu’il n’y a pas pour moi d’autre détour, à trouver ce qui me manque comme objet de mon désir.

C’est pourquoi il n’y a pas pour moi, non seulement d’accès, mais même de sustentation possible de mon désir qui soit pure référence à un objet quel qu’il soit, si ce n’est en le couplant, en le nouant avec ceci qui s’exprime par le $0 a, qui est cette nécessaire dépendance par rapport à l’Autre comme tel, lequel Autre est bien entendu celui qu’au cours de ces années, je pense vous avoir rompus à distinguer, à chaque instant, de l’autre, mon semblable. C’est l’Autre comme lieu du signifiant. C’est mon semblable entre autres bien sûr, mais pas seulement, en ceci que c’est aussi le lieu comme tel où s’institue l’ordre de la différence singulière dont je vous parlais au départ.

Vais-je introduire maintenant les formules que je vous ai ici marquées à droite dont je ne prétends pas -1οin de là, étant donné ce que je vous ai dit tout d’abord – qu’elles vous livrent immédiatement leur malice. Je vous prie aujourd’hui, comme 1a dernière fois – c’est pour cela que cette année j’écris des choses au tableau – de les transcrire. Vous en verrez après le fonctionnement.

pourquoi en a-t-i1 besoin ? C’est, sous quelque angle que vous vous placiez, mais de la façon la plus articulée dans Hegel, qu’il en a besoin pour que l’Autre le reconnaisse, pour recevoir de lui la reconnaissance. Ça veut dire quoi ? Que l’Autre comme tel va instituer quelque chose, a, qui est justement ce dont il s’agit au niveau de ce qui désire – c’est là qu’est toute l’impasse – en exigeant d’être reconnu par lui. Là où je suis reconnu comme objet puisque cet objet dans son essence est une conscience, une Selbstbewusstsein, il n’y a plus d’autre médiation que celle de la violence. J’obtiens ce que je désire, je suis objet et je ne puis me supporter comme objet, je ne puis me supporter reconnu, que dans le monde. Le seul mode de reconnaissance que je puisse obtenir, il faut donc à tout prix qu’on en tranche entre nos deux consciences. Tel est le sort du désir dans Hegel. Le désir de désir au sens lacanien ou analytique, est le désir de l’Autre d’une façon beaucoup plus principiellement ouverte à une sorte de médiation. Du moins le semble-t-il, au premier abord. Vous verrez dans 1a formule même, le signifiant que je mets 1à au tableau 2, que je vais assez loin dans le sens de traverser, je veux dire de contrarier ce que vous pourrez attendre maintenant. Le désir ici est désir en tant qu’image support de ce désir, rapport donc de d (a) à ce que j’écris, à ce que je n’hésite pas à écrire i (a), même et justement parce que cela fait ambiguïté avec la notation que je désigne d’habitude de l’image spéculaire. Là nous ne savons pas encore quand, comment et pourquoi ça peut l’être, l’image spéculaire, mais c’est une image assurément; ça n’est pas l’image spéculaire, c’est de l’ordre de l’image, c’est le fantasme que je n’hésite pas à l’occasion à recouvrir par cette notation de l’image spéculaire. Je dis donc que ce désir est désir en tant que son image support est l’équivalent – c’est pour ça que les deux points (:) qui étaient ici sont là – est l’équivalent du désir de l’Autre. Mais là l’Autre est connoté AΑ parce que c’est l’Autre au point où il se caractérise comme manque. Les deux autres formules 3 et 4 car il n’y en a que deux, celle-ci et puis la seconde, vous voyez englobées dans une accolade, pour la seconde, deux formules qui ne sont que deux façons d’écrire la même, dans un sens, puis dans le sens palindromique en revenant après avoir été comme ça, en revenant ainsi, c’est tout ce qu’écrit la troisième ligne. Je ne sais donc pas si j’aurai le temps d’arriver aujourd’hui jusqu’à la traduction de ces deux dernières formules. Sachez pourtant, d’ores et déjà, qu’elles sont faites l’une et l’autre, la première pour mettre en évidence que l’angoisse est ce qui donne la vérité de 1a formule hégélienne, à savoir que si la formule hégélienne est partiale et fausse et met en porte-à-faux tout le départ de 1a Phénoménologie de l’esprit comme je l’ai plusieurs fois déjà indiqué en vous montrant 1a perversion qui résulte, et très loin et jusque dans le domaine politique, de ce départ trop étroitement centré sur l’imaginaire, car c’est très joli de dire que 1a servitude de l’esclave est grosse de conséquences et mène au Savoir Absolu mais ça veut dire aussi que l’esclave restera esclave jusqu’à la fin des temps.

La vérité, c’est Kierkegaard qui 1a donne. C’est, non pas la vérité de Hegel, mais 1a vérité de l’angoisse qui nous mène à nos remarques concernant le désir au sens analytique.

Remarques : dans les deux formules, celle de Hegel et la mienne, dans le premier terme des formules, en haut, si paradoxal que ça apparaisse, c’est un objet, a, qui désire. S’il y a des différences, il y a quelque chose de commun entre le concept hégélien du désir et celui que je promeus. C’est à un moment le point d’une impasse inacceptable dans le procès. Selbstbewusstsein dans Hegel, c’est un objet, c’est-à-dire ce quelque chose où le sujet, l’étant cet objet, est irrémédiablement marqué de finitude, c’est cet objet qui est affecté du désir. C’est ce en quoi ce que je produis devant vous a quelque chose de commun avec la théorie hégélienne, à ceci près, qu’à notre niveau analytique qui n’exige pas 1a transparence du Selbstbewusstsein – c’est une difficulté bien sûr, mais pas de nature à nous faire rebrousser chemin, ni non plus à nous engager dans 1a lutte à mort avec l’Autre – et à cause de l’existence de l’inconscient, nous pouvons être cet objet affecté du désir. C’est même en tant que marqués ainsi de finitude que nous, sujets de l’inconscient, notre manque peut être désir, désir fini, en apparence indéfini, parce que le manque, participant toujours de quelque vide, peut être rempli de plusieurs façons; encore que nous sachions très bien, parce que nous sommes analystes, que nous ne le remplissons pas de trente-six façons. Et nous verrons pourquoi et lesquelles.

La dimension, je dirais classique, moraliste, non pas tellement théologique, de l’infinitude du désir est, dans cette perspective, tout à fait à réduire. Car cette pseudo-infinitude ne tient qu’à une chose qu’heureusement une certaine partie de 1a théorie du signifiant, qui n’est rien d’autre que celle du nombre entier, nous permet d’imager. Cette fausse infinitude est liée à cette sorte de métonymie que, concernant 1a définition du nombre entier, on appelle la récurrence. C’est 1a loi tout simplement que nous avons, je le crois, puissamment accentuée l’année dernière à propos du Un répétitif. Mais ce que nous démontre notre expérience est, je vous l’articulerai, que dans les divers champs qui lui sont proposés, nommément et distinctement, le névrosé, le pervers, voire le psychotique, c’est que ce Un auquel se réduit en dernière analyse la succession des éléments signifiants, le fait qu’ils soient distincts et qu’ils se succèdent n’épuise pas 1a fonction de l’Autre. Et c’est ce que j’exprime ici à partir de cet Autre originaire comme lieu du signifiant, de cet S encore non existant qui a à se situer comme déterminé par le signifiant, sous la forme de ces deux colonnes qui sont celles sous lesquelles, vous le savez, on peut écrire l’opération de la division.

crois, puissamment accentuée l’année dernière à propos du Un répétitif. Mais ce que nous démontre notre expérience est, je vous l’articulerai, que dans les divers champs qui lui sont proposés, nommément et distinctement, le névrosé, le pervers, voire le psychotique, c’est que ce Un auquel se réduit en dernière analyse la succession des éléments signifiants, le fait qu’ils soient distincts et qu’ils se succèdent n’épuise pas la fonction de l’Autre. Et c’est ce que j’exprime ici à partir de cet Autre originaire comme lieu du signifiant, de cet S encore non existant qui a à se situer comme déterminé par le signifiant, sous la forme de ces deux colonnes qui sont celles sous lesquelles, vous le savez, on peut écrire l’opération de la division.

Par rapport à cet Autre, dépendant de cet Autre, le sujet s’inscrit comme un quotient, il est marqué du trait unaire du signifiant dans le champ de l’Autre. Eh ! bien, ce n’est pas pour autant, si je puis dire, qu’il mette l’Autre en rondelles. Il y a un reste, au sens de la division, un résidu. Ce reste, cet autre dernier, cet irrationnel, cette preuve et seule garantie en fin de compte de l’altérité de l’Autre, c’est le a. Et c’est pourquoi les deux termes, $ et a, le sujet comme marqué de la barre du signifiant, le petit a objet comme résidu de la mise en condition, si je puis m’exprimer ainsi, de l’Autre, sont du même côté, tous les deux du côté objectif de là barre, tous les deux du côté de l’Autre. Le fantasme, appui de mon désir, est dans sa totalité du côté de l’Autre, $ et a. Ce qui est de mon côté maintenant, c’est justement ce qui me constitue comme inconscient, à savoir 1, l’Autre en tant que je ne l’atteins pas.

Vais-je ici vous mener plus loin ? Non, car le temps me manque. Et pour ne pas vous quitter sur un point aussi fermé quant à la suite de la dialectique qui va s’y insérer et qui, vous le verrez, nécessite que le prochain pas que j’ai à vous expliquer, c’est ce que j’engage dans l’affaire, à savoir que dans la subsistance du fantasme, j’imagerai le sens de ce que j’ai à produire d’un rappel à une expérience, qui je pense vous sera – mon dieu, ce qui vous intéresse le plus, ce n’est pas moi qui l’ai dit c’est Freud – dans l’expérience de l’amour de quelque utilité.

Je veux vous faire remarquer, au point où nous en sommes, que dans cette théorie du désir dans son rapport à l’Autre, vous avez la clé de ceci, c’est que, contrairement à l’espoir que pourrait vous donner la perspective hégélienne, le mode de la conquête de l’autre est celui, hélas, trop souvent adopté par l’un des partenaires du «Je t’aime, même si tu ne le veux pas ». Ne croyez pas que Hegel ne se soit pas aperçu de ce prolongement de sa doctrine. Ι1 y a une très, très précieuse petite note où il indique que c’est par 1à qu’il aurait pu faire passer toute sa dialectique. C’est la même note où il dit que, s’il n’a pas pris cette vole, c’est parce qu’elle lui paraissait manquer de sérieux. Combien il a raison ! Faites l’expérience. Vous me direz des nouvelles sur son succès ! Ι1 y a pourtant une autre formule qui, si elle ne démontre pas mieux son efficace, cela n’est peut-être que pour n’être pas articulable, mais ça ne veut pas dire qu’elle ne soit pas articulée. C’est « Je te désire, même si je ne le sais pas ». Partout où elle réussit, toute inarticulable qu’elle soit, à se faire entendre, celle-là, je vous assure, est irrésistible. Et pourquoi ? Je ne vous laisserai pas ceci à l’état de devinette. Si ceci était dicible, qu’est-ce que je dirais par 1à ? Je dirais à l’autre que, le désirant sans le savoir sans doute, toujours sans le savoir je le prends pour l’objet à moi-même inconnu de mon désir c’est-à-dire dans notre conception à nous du désir que je l’identifie, que je t’identifie, toi à qui je parle, toi-même, à l’objet qui te manque à toi-même, c’est-à-dire que par ce circuit où je suis obligé de passer pour atteindre l’objet de mon désir, j’accomplis justement pour lui ce qu’il cherche. C’est bien ainsi qu’innocemment ou pas, si je prends ce détour, l’autre comme tel, objet ici, observez-le, de mon amour, tombera forcément dans mes rets. Je vous quitte là-dessus, sur cette recette, et je vous dis à 1a prochaine fois.

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