samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LX L'angoisse 1962 – 1963 Leçon du 28 novembre 1962

Leçon du 28 novembre 1962

 

Vous remarquerez que je suis toujours content de m’accrocher à quelque actualité dans notre dialogue. Somme toute, il n’y a rien que ce qui est actuel, c’est bien pour ça qu’il est si difficile de vivre dans le monde, disons, de la réflexion. C’est qu’à la vérité, il ne s’y passe pas grand-chose. Ι1 m’arrive comme ça de me déranger pour voir si quelque part il ne se montrerait pas une petite pointe de point d’interrogation. Je suis rarement récompensé. C’est pour ça qu’il arrive qu’on me pose des questions, et sérieuses ; eh bien, vous ne m’en voudrez pas d’en profiter.

Je continue donc mon dialogue avec la personne à qui j’ai déjà fait allusion deux fois dans les précédents séminaires, à propos de la façon dont J’ai, la dernière fois, ponctué la différence qu’il y a entre la conception de l’articulation hégélienne du désir et la mienne. On me presse d’en dire plus sur tout ce qu’on désigne textuellement comme un dépassement à accomplir dans mon propre discours, une articulation plus précise entre le stade du miroir et, comme s’exprime le rapport de Rome, entre l’image spéculaire et le signifiant. Ajoutons qu’il semble rester là quelque hiatus, non sans que mon interlocuteur s’aperçoive que peut-être ici l’emploi du mot hiatus, coupure ou scission, n’est pas autre chose que la réponse attendue. Néanmoins sous cette forme, elle pourrait paraître, ce qu’elle serait en effet, une élusion ou une élision. Et c’est pourquoi bien volontiers j’essaierai aujourd’hui de lui répondre, et ceci d’autant plus que nous nous trouvons là strictement sur la voie de ce que j’ai à vous décrire cette année concernant l’angoisse ; l’angoisse, c’est ce qui va nous permettre de repasser, je dis

repasser, par l’articulation ainsi requise de moi. Je dis repasser parce que ceux qui m’ont suivi ces dernières années et même sans forcément avoir été ici en tous points assidus, ceux qui ont lu ce que j’écris, ont d’ores et déjà plus que des éléments pour remplir, pour faire fonctionner cette coupure, ce hiatus, comme vous allez le voir aux quelques rappels par quoi je vais commencer.

Α la vérité, je ne crois pas qu’il y ait dans ce que j’ai jamais enseigné deux temps, un temps qui serait centré sur le stade du miroir, sur quelque chose de pointé sur l’imaginaire, et puis après, avec ce moment de notre histoire qu’on repère sur le rapport de Rome, la découverte que J’aurais faite tout d’un coup du signifiant. Dans un texte qui je crois n’est plus facile d’accès, mais enfin qui se trouve dans toutes les bonnes bibliothèques psychiatriques, un texte paru à L’Évolution Psychiatrique qui s’appelle Propos sur la causalité psychique, discours qui nous fait remonter, si mon souvenir est bon, juste après la guerre en 1946, ceux qui s’intéressent à la question qui m’est ainsi posée, je les prie de s’y reporter, ils y verront des choses qui leur prouveront que ça n’est pas de maintenant que cet entre jeu de ces deux registres a été par moi intimement tressé.

Α la vérité, si ce discours a été suivi d’un assez long silence, disons qu’il ne faut pas trop vous en étonner. Ι1 y a eu du chemin de parcouru depuis pour ouvrir à ce discours un certain nombre d’oreilles, et ne croyez pas qu’au moment où — si ça vous intéresse, relisez ces Propos sur la causalité psychique — au moment où je les ai tenus, ces propos, les oreilles pour l’entendre fussent si faciles.

Α la vérité, puisque c’est à Bonneval que ces propos ont été tenus et qu’un rendez-vous plus récent à Bonneval a pu pour certains manifester le chemin parcouru, sachez bien que les réactions à ces premiers Propos furent assez étonnantes. Le terme pudique d’ambivalence dont nous nous servons dans le milieu analytique, caractérise au mieux les réactions que j’ai enregistrées à ces Propos. Même, puisqu’on va me chercher sur ce sujet, je ne trouve pas absolument inutile de marquer qu’à un moment, dont un certain nombre d’entre vous étaient déjà assez formés pour s’en souvenir, qu’à un moment qui était d’après-guerre et de je ne sais quel mouvement de renouveau qu’on pouvait en espérer et, je ne peux pas ne pas me souvenir tout d’un coup de ceci, ceux qui n’étaient certainement pas individuellement les moins disposés à entendre un discours qui était très nouveau alors, qui étaient des gens situés quelque part, enfin qu’on appelle politiquement la gauche et même l’extrême gauche, enfin les communistes pour les appeler par leur nom, firent preuve tout spécialement à cette occasion de cette sorte de chose, de réaction, de mode, de style qu’il me faut bien épingler par un terme qui est d’usage courant, encore qu’il faudrait s’arrêter un instant avant d’en avancer l’emploi, c’est un terme très injuste à l’égard de ceux qu’ils invoquent à l’origine, mais c’est un terme qui a fini par prendre un sens qui est non ambigu, nous aurons peut-être dans la suite à y revenir, je l’emploie ici au sens courtois, c’est le terme de pharisaïsme.

Je dirai qu’en cette occasion, dans ce petit verre d’eau qu’est notre milieu psychiatrique, le pharisaïsme communiste fit vraiment fonction à plein de ce à quoi nous l’avons vu s’employer pour au moins notre génération dans l’actuel ici en France, à savoir à assurer la permanence de cette somme d’habitudes, bonnes ou mauvaises, où un certain ordre établi trouve son confort et sa sécurité. Bref, je ne peux pas ne pas témoigner que c’est à leurs toutes spéciales réserves que je dois d’avoir compris à ce moment-là que mon discours mettrait encore longtemps à se faire entendre. D’où le silence en question et l’application que j’ai mise à me consacrer à seulement le faire pénétrer dans le milieu que son expérience rendait le plus apte à l’entendre, à savoir le milieu analytique. Je vous passe les aventures de la suite.

Mais ceci peut vous faire relire les Propos sur la causalité psychique, vous verrez, surtout après ce que je vous aurai dit aujourd’hui, que d’ores et déjà la trame existait dans laquelle chacune des deux perspectives s’inscrit et que mon interlocuteur distingue, non pas sans raison. Ces deux perspectives, elles sont ici ponctuées par ces deux lignes colorées, celle en bleu verticale, en rouge, horizontale, que le signe (Ι) de l’imaginaire et (S) du symbolique ici désignent respectivement.

Ι1 y a bien des façons de vous rappeler que l’articulation du sujet au petit autre et l’articulation du sujet au grand Autre ne vivent pas séparées dans ce que je vous démontre. Ι1 y aurait plus d’une façon de vous le rappeler. Je vais vous le rappeler dans un certain nombre de moments qui ont déjà été éclairés, ponctués comme essentiels dans mon discours. Je vous fais remarquer que ce que vous voyez là dans mon tableau, ce n’est rien d’autre qu’un schéma déjà publié, dans les remarques que j’ai cru devoir faire sur le rapport à Royaumont de Daniel Lagache. Et ce dessin où s’articule quelque chose qui a le rapport le plus étroit avec notre sujet, c’est-à-dire la fonction de dépendance de ce que j’appelais respectivement le moi-idéal, et l’idéal du moi, le reprenant de ce rapport de Daniel Lagache, mais aussi d’un discours antérieur que j’avais fait ici, dès la deuxième année de mon séminaire. Rappelons donc comment le rapport spéculaire se trouve inséré, se trouve donc prendre sa place, se trouve dépendre du fait que le sujet se constitue au lieu de l’Autre. Il se constitue de sa marque dans le rapport au signifiant. Déjà rien que dans la petite image exemplaire d’où part la démonstration du stade du miroir, dans ce moment dit jubilatoire où l’enfant s’assume comme totalité fonctionnant comme telle dans son image spéculaire, est-ce que, depuis toujours, je n’ai pas rappelé le rapport essentiel à ce moment, de ce mouvement qui fait que le petit enfant qui vient se saisir dans cette expérience inaugurale de la reconnaissance dans le miroir se retourne vers celui qui le porte, qui le supporte, qui le soutient, qui est là derrière lui, l’adulte, l’enfant se retourne en un mouvement vraiment tellement fréquent, je dirais constant que tout un chacun je pense peut avoir le souvenir de ce mouvement ; il se retourne vers celui qui le porte, vers l’adulte, vers celui qui, là, représente le grand Autre comme pour appeler en quelque sorte son assentiment, vers ce qu’à ce moment l’enfant dont nous nous efforçons d’assumer le contenu de l’expérience, dont nous reconstruisons dans le stade du miroir quel est le sens de ce moment en le faisant se reporter à ce mouvement de rotation de la tête qui se retourne et qui revient vers l’image, semble lui demander d’entériner la valeur de cette image. Bien sûr, ce n’est là qu’un indice que je vous rappelle, compte tenu de la liaison inaugurale de ce rapport au grand Autre avec cet avènement de la fonction de l’image spéculaire ainsi notée comme toujours par i (a).

Mais faut-il nous en tenir là ? Et, puisque c’est à l’intérieur d’un travail que j’avais demandé à mon interlocuteur concernant les doutes qui lui venaient à propos nommément de ce qu’a avancé Claude Lévi-Strauss dans son livre La pensée sauvage, dont, vous le verrez, le rapport est vraiment étroit avec ce que nous avons à dire cette année car, je crois, ce que nous avons à aborder ici pour marquer cette sorte de progrès que constitue l’usage de la raison psychanalytique, c’est quelque chose qui vient répondre précisément à cette béance où plus d’un d’entre vous pour l’instant demeure arrêté celle que montre tout au long de son développement Claude Lévi-Strauss dans cette sorte d’opposition de ce qu’il appelle raison analytique avec la raison dialectique.

Et c’est bien en effet autour de cette opposition que je voudrais enfin instituer, dans ce temps présent, 1a remarque introductive suivante que j’ai à vous faire dans mon chemin d’aujourd’hui, qu’est-ce que j’ai relevé, extrait, du pas inaugural constitué dans 1a pensée de Freud par La Science des Rêves, sinon ceci, que je vous rappelle et sur lequel j’ai mis l’accent, que Freud introduit d’abord l’inconscient, à propos du rêve précisément, comme un lieu qu’il appelle ein anderer Schauplatz, une autre scène ? Dès l’abord, dès l’entrée en jeu de 1a fonction de l’inconscient, ce terme et cette fonction s’y introduisent comme essentiels.

Eh! bien, je crois en effet que c’est là un mode constituant de ce qu’est disons notre raison, de ce chemin que nous cherchons pour en discerner les structures, pour vous faire entendre ce que je vais vous dire. Disons sans plus – il faudra bien y revenir, car nous ne savons pas encore ce que ça veut dire – le premier temps. Le premier temps, c’est: il y a le monde. Et disons que la raison analytique, à laquelle le discours de Claude Lévi-Strauss tend à donner 1a primauté, concerne ce mondé tel qu’il est et lui accorde avec cette primauté une homogénéité en fin de compte singulière, qui est bien ce qui heurte et trouble les plus lucides d’entre vous, qui ne peuvent pas manquer de pointer, de discerner ce que ceci comporte de retour à ce qu’on pourrait appeler une sorte de matérialisme primaire dans toute la mesure où à la limite, dans ce discours, le jeu même de 1a structure, de la combinatoire, tellement puissamment articulée par le discours de Claude Lévi-Strauss ne ferait que rejoindre par exemple 1a structure elle-même du cerveau, voire la structure de 1a matière; n’en représenterait, selon 1a forme dite matérialisme au XVIIIe siècle, que le doublet, même pas la doublure. Je sais bien que ce n’est là qu’une perspective à la limite que nous pouvons saisir, mais qu’il est valable de saisir puisqu’elle est en quelque sorte articulée expressément.

Or 1a dimension de la scène, sa division d’avec le lieu, mondain ou pas, cosmique ou pas, où est le spectateur, est bien là pour imager à nos yeux la distinction radicale de ce lieu; de ce lieu où les choses, fût-ce les choses du monde, où toutes les choses du monde viennent à se dire, à se mettre en scène selon les lois du signifiant dont nous ne saurions d’aucune façon les tenir d’emblée pour homogènes aux lois du monde. L’existence du discours et ce qui fait que nous y sommes comme sujets impliqués, n’est que trop évidemment bien antérieure à l’avènement de la science et l’effort enfin merveilleux par son côté désespéré que fait Claude Lévi-Strauss pour homogénéiser le discours qu’il appelle de 1a magie avec le discours de la science, est bien quelque chose qui est admirablement instructif, mais qu’il peut pas, un seul instant, pousser jusqu’à l’illusion qu’il n’y a pas là un temps, une coupure, une différence, et je vais accentuer tout à l’heure ce que je veux dire là et ce que nous avons là à dire.

Donc, premier temps dans le monde. Deuxième temps, la scène sur laquelle nous faisons monter ce monde. Et ceci, c’est la dimension de l’histoire. L’histoire a toujours ce caractère de mise en scène. C’est bien à cet égard que le discours de Claude Lévi-Strauss, nommément au chapitre où il répond à Jean-Paul Sartre, le dernier développement que Jean-Paul Sartre institue pour réaliser cette opération que j’appelais 1a dernière fois remettre l’histoire dans ses brancards. La limitation de la portée du jeu historique, le rappel que le temps de l’histoire se distingue du temps cosmique, que les dates elles-mêmes prennent tout d’un coup une autre valeur, qu’elles s’appellent 21 décembre ou 18 brumaire, et que ce n’est pas du même calendrier qu’il s’agit que celui dont vous arrachez les pages tous les jours. La preuve c’est que ces dates ont pour vous un autre sens, qu’elles sont réévoquées, quand il le faut, n’importe quel autre jour du calendrier comme leur donnant leur marque, leur caractéristique, leur style de différence ou de repentir. Alors, une fois que 1a scène a pris le dessus, ce qui se passe, c’est que le monde y est tout entier monté, qu’avec Descartes, on peut dire : « Sur 1a scène du monde, je m’avance » comme il le fait « masqué », et qu’à partir de là la question peut être posée de savoir ce que doit le monde, ce que nous avons appelé au départ tout à fait innocemment le monde, ce que le monde doit à ce qui lui est redescendu de cette scène, et tout ce que nous avons appelé le monde au cours de l’histoire et dont les résidus se sont superposés, accumulés sans d’ailleurs le moindre souci des contradictions et ce que la culture nous véhicule comme étant le monde qui est un empilement, un magasin d’épaves, de mondes qui se sont succédés et qui pour être incompatibles n’en font pas moins excessivement bon ménage à l’intérieur de tout un chacun, structure dont le champ particulier de notre expérience nous permet de mesurer 1a prégnance, la profondeur spécialement chez le névrosé obsessionnel dont Freud lui-même a dès longtemps remarqué combien ces mondes cosmiques pouvaient coexister de 1a façon qui fait apparemment pour lui le moins d’objections, tout en manifestant la plus parfaite hétérogénéité dès le premier abord, le premier examen, bref, la mise en question de ce qui est le monde du cosmique dans le réel est, à partir du moment où nous avons fait référence à la scène, tout ce qu’il y a de plus légitime. Est-ce que ce à quoi nous croyons avoir à faire comme monde, est-ce que ce n’est pas tout simplement les restes accumulés de ce qui venait de 1a scène quand, je peux dire, la scène était en tournée ? Eh! bien, ce rappel, ce rappel va nous introduire une troisième remarque, un troisième temps que je devais vous rappeler comme discours antérieur; et d’autant plus, peut-être cette fois-ci d’une façon insistante que ce n’est pas un temps, que je n’ai pas eu assez à l’époque le temps d’accentuer. Puisque nous parlons de scène, nous savons quelle fonction justement le théâtre tient dans le fonctionnement des mythes qui nous permettent, à nous analystes, de penser. Je vous ramène à Hamlet et à ce point crucial qui a déjà fait question pour nombre d’auteurs et plus particulièrement pour Rank qui a fait sur ce point un article qui, vu le moment précoce où il a été par lui poussé, un article en tous points admirable, c’est l’attention qu’il a attirée sur la fonction de 1a scène sur la scène.

Qu’est-ce qu’Hamlet, Hamlet de Shakespeare, Hamlet, le personnage de la scène, qu’est-ce qu’Hamlet fait venir sur la scène avec les comédiens ? Sans doute le mouse-trap, 1a souricière, avec laquelle, nous dit-il, il va saisir, attraper, 1a conscience du roi. Mais outre qu’il s’y passe des choses bien étranges et en particulier ceci dans lequel à l’époque, au temps où je vous ai déjà si longuement parlé d’Hamlet, je n’ai pas voulu vous introduire parce que cela nous eût orienté dans une littérature dans le fond plus hamlétique – vous savez qu’elle existe, qu’elle existe au point où il y a de quoi couvrir ces murs – plus hamlétique que psychanalytique et qu’il s’y passe des choses bien étranges, y compris ceci, c’est que, quand 1a scène est mimée en manière de prologue avant que les acteurs ne commencent leur discours, eh! bien, ça ne semble pas beaucoup agiter le roi, alors que pourtant les gestes présumés de son crime sont 1à devant lui, pantomimées. Par contre, il y a quelque chose de bien étrange, c’est le véritable débordement, la crise d’agitation qui saisit Hamlet à partir d’un certain moment où vient sur 1a scène après quelques discours, où vient le moment crucial, celui où le personnage dénommé Lucianus ou Luciano accomplit, accomplit son crime sur celui des deux personnages qui représente le roi, le roi de comédie, bien que celui-ci se soit dans son discours affirmé, assuré comme étant le roi d’une certaine dimension, ainsi que celle qui représente sa conjointe, son épouse. Après que la situation ait été bien établie, tous les auteurs qui se sont arrêtés à cette scène ont remarqué que l’accoutrement du personnage est exactement, non pas celui du roi qu’il s’agit d’attraper, mais celui d’Hamlet lui-même et qu’aussi bien il est indiqué que ce personnage n’est pas frère du roi de comédie, n’est pas avec lui dans un rapport qui serait homologue à celui de l’usurpateur qui est dans la tragédie en possession de 1a reine Gertrud, après son meurtre accompli, mais dans une position homologue à celle qu’Hamlet a à ce personnage, que c’est le neveu du roi de comédie.

Ce qu’Hamlet fait représenter sur la scène, c’est donc en fin de compte quoi? C’est lui-même, accomplissant le crime dont il s’agit. Ce personnage dont, pour les raisons que j’ai essayé d’articuler pour vous, le désir ne peut s’animer pour accomplir la volonté du ghost, du fantôme de son père, ce personnage tente de donner corps à quelque chose, et ce à quoi il s’agit de donner corps passe par son image véritablement là, spéculaire, son image non pas dans la situation, le mode d’accomplir sa vengeance, mais d’assumer d’abord le crime qu’il s’agira de venger. Or, qu’est-ce que nous voyons ? C’est que c’est insuffisant, qu’il a beau être saisi, après cette sorte d’effet de lanterne magique, de ce qu’on peut vraiment dans ses propos, dans son style, dans la façon toute ordinaire d’ailleurs dont les acteurs ani ment ce moment, par une véritable petite crise d’agitation maniaque, quand il se trouve, l’instant d’après, avoir son ennemi à sa portée, il ne sait qu’articuler ce que pour tout auditeur et pour toujours enfin, ce qui n’a pu être senti que comme une dérobade derrière un prétexte, c’est qu’assurément, il saisit son ennemi à un moment trop saint – le roi est en train de prier -pour qu’il puisse se résoudre, en le frappant à ce moment, à le faire accéder directement au ciel.

Je ne vais pas m’attarder à traduire tout ce que ceci veut dire, car il me faut ici aller plus loin. Je veux assez avancer aujourd’hui et vous faire remarquer qu’à côté de cet échec-1à, j’ai puissamment articulé alors ce second moment. Je vous en ai montré toute 1a portée. C’est dans la mesure où une identification d’une nature tout à fait différente que j’ai appelée identification avec Ophélie, c’est dans 1a mesure où l’âme furieuse que nous pouvons inférer légitimement être celle de 1a victime, de la suicidée, manifestement offerte en sacrifice aux mânes de son père, car c’est à la suite du meurtre de

son père à elle qu’elle fléchit, qu’elle succombe, et cela nous montre les croyances de toujours concernant les suites de certains modes de trépas du fait même que les cérémonies funéraires en son cas, ne peuvent pas être pleinement remplies, que rien n’est apaisé de la vengeance qu’elle crie, elle; c’est au moment de la révélation de ce qu’a été pour lui cet objet négligé, méconnu que nous voyons là jouer dans Shakespeare à nu cette identification à l’objet que Freud nous désigne comme étant le ressort majeur de la fonction du deuil, cette définition implacable, je dirais, que Freud a su donner du deuil, cette sorte d’envers qu’il a désigné aux pleurs qui lui sont consacrés, ce fond de reproche qu’il y a dans le fait qu’on ne veuille de 1a réalité de celui qu’on a perdu, ne vouloir se souvenir que de ce qu’il a laissé de regrets. Quelle étonnante cruauté, bien faite pour nous rappeler 1a légitimité de modes de célébrations plus primitives que des pratiques collectives savent encore faire vivre! Pourquoi ne se réjouirait-on pas qu’il ait existé ? Les paysans dont nous croyons qu’ils noient dans des banquets une insensibilité préjudicielle, c’est bien autre chose qu’ils font, c’est l’avènement de celui qui a été, à la sorte de gloire simple qu’il mérite, comme ayant été parmi nous simplement un vivant. Cette identification à l’objet du deuil que Freud a désigné ainsi sous ses modes négatifs, n’oublions pas qu’il a, s’il existe, aussi sa phase positive, et que l’entrée, dans Hamlet, de ce que j’ai appelé ici la fureur de l’âme féminine, c’est ce qui lui donne la force de devenir, à partir de 1à, ce somnambule qui accepte tout, jusques et y compris – je l’ai assez marqué – dans le combat d’être celui qui tient l’enjeu, qui tient la partie pour son ennemi, le roi lui-même, contre son image spéculaire, qui est Laërte. Les choses, à partir de là, s’arrangeront toutes seules et sans qu’il fasse en somme rien qu’exactement ce qu’il ne faut pas faire, le mener jusqu’à ce qu’il a à faire, à savoir qu’il soit lui-même blessé à mort, et à le mener jusqu’à ce qu’il a à faire : auparavant à tuer le roi. Nous avons ici, la distance, 1a différence qu’il y a entre deux sortes d’identifications imaginaires : 1) celle au a, i (a), image spéculaire telle qu’elle nous est donnée au moment de la scène sur la scène; 2) celle plus mystérieuse dont l’énigme commence d’être là développée, à quelque chose d’autre, l’objet, l’objet du désir comme tel, sans aucune ambiguïté désigné dans l’articulation shakespearienne comme tel puisque c’est justement comme objet de désir qu’il a été jusqu’à un certain moment négligé, qu’il est réintégré sur 1a scène par la voie de l’identification justement dans 1a mesure où comme objet il vient à disparaître, que 1a dimension, si l’on peut dire, rétroactive, cette dimension de l’imparfait sous la forme ambiguë où il est employé en français, qui est celle qui donne sa force à la façon dont je répète devant vous le il ne savait pas, ce qui veut dire, au dernier moment n’a-t-il pas su, un peu plus, il allait savoir. Cet objet du désir dont ce n’est pas pour rien que désir en latin se dit desiderium, à savoir cette reconnaissance rétroactive, cet objet qui était là, c’est par cette vole que le place le retour d’Hamlet, ce qui est 1a pointe de sa destinée, de sa fonction d’Hamlet, si je puis m’exprimer ainsi, de son achèvement hamlétique, c’est ici que ce troisième temps de référence à mon discours précédent nous montre où il convient de porter l’interrogation comme déjà vous le savez depuis longtemps, parce que c’est la même sous des angles multiples que je renouvelle toujours, le statut de l’objet en tant qu’objet du désir. Tout ce que dit Claude Lévi-Strauss de la fonction de la magie, de 1a fonction du mythe a sa valeur, à condition que nous sachions qu’il s’agit du rapport à cet objet qui a le statut d’objet du désir, statut qui, j’en conviens, n’est pas encore établi. C’est notre objet de cette année par 1a vole de l’abord de l’angoisse de faire avancer et qu’il convient tout de même de ne pas confondre cet objet du désir avec l’objet défini par l’épistémologie, comme avènement d’un certain objet scientifiquement défini, comme avènement de l’objet qui est l’objet de notre science, objet très spécifiquement défini par une certaine découverte de l’efficacité de l’opération signifiante comme telle, le propre de notre science – je dis de 1a science qui existe depuis deux siècles parmi nous – laisse ouverte 1a question que j’ai appelée tout à l’heure le cosmisme de l’objet.

Ι1 n’est pas sûr qu’il y ait un cosmos et notre science avance dans la mesure où elle a renoncé à préserver toute présupposition cosmique ou cosmicisante. Nous retrouvons ce point essentiel de référence, tellement essentiel qu’on ne peut manquer de s’étonner qu’en restituant sous une forme moderne une espèce de permanence, de perpétuité, d’éternité du cosmisme de la réalité de l’objet, Claude Lévi-Strauss, dans La Pensée Sauvage, n’apporte pas à tout le monde l’espèce de sécurité, de sérénité, d’apaisement épicurien qui devrait résulter. La question se pose de savoir si c’est uniquement les psychanalystes qui ne sont pas contents ou si c’est tout le monde. Or je prétends, quoique je n’en aie pas encore de preuves, que ce doit être tout le monde. Ι1 s’agit de rendre raison pourquoi, pourquoi on n’est pas content de voir tout d’un coup le totémisme, si l’on peut dire, vidé de son contenu que j’appellerai grossièrement pour me faire entendre passionnel, pourquoi on n’est pas content que le monde soit depuis l’ère néolithique – parce qu’on ne peut pas remonter plus loin, déjà si tellement en ordre que tout ne soit que vaguelettes insignifiantes à la surface de cet ordre., en d’autres termes, pourquoi nous voulons tellement préserver la dimension de l’angoisse. Il doit bien y avoir une raison pour ça; car le biais, la voie de passage qui est ici désignée pour nous, entre ce retour à un cosmisme assuré et d’autre part le maintien d’un pathétisme historique auquel nous ne tenons pas non plus tellement que ça, encore qu’il ait justement toute sa fonction, c’est bien dans l’étude de la fonction de l’angoisse que ce chemin que nous cherchons doit passer. Et c’est pourquoi je suis amené à vous rappeler les termes où se montre comment se noue précisément la relation spéculaire avec la relation au grand Autre. Dans cet article auquel je vous demande de vous référer, parce que je ne vais pas entièrement ici le refaire, ce que l’appareil, la petite image que j’ai fomentée pour faire comprendre ce dont il s’agit, ce à quoi cet appareil est destiné, est ceci, c’est à nous rappeler ceci, qu’à la fin de mon séminaire sur le désir j’ai accentué, c’est que la fonction de l’investissement spéculaire se conçoit située à l’intérieur de là dialectique du narcissisme telle que Freud l’a introduite.

Cet investissement de l’image spéculaire est un temps fondamental de la relation imaginaire, fondamental en ceci qu’il a une limite et c’est que tout l’investissement libidinal ne passe pas par l’image spéculaire. Il y a un reste. Ce reste, j’ai déjà tenté et, j’espère, assez réussi à vous faire concevoir comment et pourquoi nous pouvons le caractériser sous un mode central, pivot, dans toute cette dialectique, et c’est là que je reprendrai la prochaine fois et que je vous montrerai en quoi cette fonction est privilégiée plus que je n’ai pu encore le faire jusqu’ici, sous le mode, dis-je, du phallus. Et ceci veut dire que, dès lors, dans tout ce qui est repérage imaginaire, le phallus viendra sous la forme d’un manque, d’un – φ. Dans toute la mesure où se réalise en i (a) ceci que j’ai appelé l’image réelle, la constitution dans le matériel du sujet de l’image du corps fonctionnant comme proprement imaginaire, c’est-à-dire libidinalisée, le phallus apparaît en moins, apparaît comme un blanc. Le phallus sans doute est une réserve opératoire, mais non seulement qui n’est pas représentée au niveau de l’imaginaire mais qui est cernée et, pour dire le mot, coupée de l’image spéculaire.

Tout ce que j’ai, l’année dernière, essayé de vous articuler autour du cross-cap est, pour ajouter à cette dialectique une cheville, quelque chose qui, sur le plan de ce domaine ambigu de la topologie, pour ce qu’elle amincit à l’extrême les données de l’imaginaire, qu’elle joue sur une sorte de trans-espace dont en fin de compte tout laisse à penser qu’il est fait de la pure articulation signifiante, tout en laissant encore à notre portée quelques éléments intuitifs, justement ceux supportés par cette image biscornue et pourtant combien expressive du cross-cap que j’ai manipulé devant vous pendant plus d’un mois, pour vous faire concevoir comment, dans une surface ainsi définie qui était celle-là, je ne le rappelle pas ici, la coupure peut instituer deux morceaux, deux pièces différentes, l’une qui peut avoir une image spéculaire et l’autre qui littéralement n’en a pas. Le rapport de cette réserve, de cette réserve insaisissable imaginairement, encore qu’elle soit liée à un organe, Dieu merci, encore parfaitement saisissable, c’est-à-dire celui de l’instrument qui devra tout de même de temps en temps entrer en action pour la satisfaction du désir, le phallus, le rapport de ce – φ avec 1a constitution du a qui est ce reste, ce résidu, cet objet dont le statut échappe au statut de l’objet dérivé de l’image spéculaire, échappe aux lois de l’esthétique transcendantale, cet objet dont le statut est si difficile pour nous à articuler que c’est par là que sont entrées toutes les confusions dans 1a théorie analytique, cet objet a dont nous n’avons fait qu’amorcer les caractéristiques constituantes et que nous amenons ici à l’ordre du jour, cet objet a, c’est lui dont il s’agit partout où Freud parle de l’objet quand il s’agit de l’angoisse. L’ambiguïté tient à la façon dont nous ne pouvons faire que d’imaginer cet objet dans le registre spéculaire. Ι1 s’agit précisément d’instituer ici – et nous le ferons, nous pouvons le faire – d’instituer un autre mode d’imaginarisation, si je puis m’exprimer ainsi, où se définisse cet objet. C’est ce que nous allons arriver à faire, si vous voulez bien me suivre, c’est-à-dire pas à pas. D’où, dans cet article dont je vous parle, fais-je partir 1a dialectique ? D’un S, le sujet comme possible, le sujet parce qu’il faut bien en parler si l’on parle, le sujet dont le modèle nous est donné par 1a conception classique du sujet à cette seule condition que nous le limitions au fait qu’il parle et, dès qu’il parle, il se produit quelque chose. Dès qu’il commence à parler, le trait unaire entre en jeu. L’identification primaire à ce point de départ que constitue le fait de pouvoir dire un et un, et encore un, et encore un et que c’est toujours d’un un qu’il faut qu’on parte, c’est à partir de là – le schéma de l’article en question le dessine – à partir de là que s’institue la possibilité de la reconnaissance comme telle de l’unité appelée i (a). Cet 1 (a) est donné dans l’expérience spéculaire, mais, comme je vous l’ai dit, cette expérience spéculaire est authentifiée par l’Autre et comme telle, au niveau du signe i (a). Rappelez-vous mon schéma, je ne peux pas là-dessus vous redonner les termes de 1a petite expérience de physique amusante qui m’a servi à pouvoir vous l’imager, i'(a) qui est l’image virtuelle d’une image réelle; au niveau de cette image virtuelle, il n’apparaît ici rien.

J’ai écrit – φ parce que nous aurons à l’y amener la prochaine fois. – φ West pas plus visible, n’est pas plus sensible, n’est pas plus présentifiable là qu’il ne l’est ici, – φ n’est pas entré dans l’imaginaire. Le sort principal, inaugural, le temps, j’insiste, dont nous parlons tient ici en ceci, qu’il faudra attendre la prochaine fois pour que je vous l’articule, que le désir tient dans 1a relation que je vous ai donnée pour être celle du fantasme $, le poinçon, avec son sens que nous saurons lire encore différemment bientôt, a : $0 a.

Ceci veut dire que ce serait dans 1a mesure où le sujet pourrait être réellement, et non pas par l’intermédiaire de l’Autre, à la place de Ι qu’il aurait relation avec ce qu’il s’agit de prendre dans le corps de l’image spéculaire originelle i (a), à savoir l’objet de son désir, a; ceci, ces deux piliers, sont le support de la fonction du désir, et si le désir existe et soutient l’homme dans son existence d’homme, c’est dans 1a mesure où cette relation, par quelque détour, est accessible, où des artifices nous donnent accès à la relation imaginaire que constitue le fantasme. Mais ceci n’est nullement possible d’une façon effective. Ce que l’homme a en face de lui, ce n’est jamais que l’image de ce que dans mon schéma je représentais, vous le savez ou vous ne le savez pas, par l’i'(a). Ce que l’illusion du miroir sphérique produit ici, à l’état réel, sous une forme d’image réelle, il en a l’image virtuelle avec rien dans son corps. Le a, support du désir dans le fantasme, n’est pas visible dans ce qui constitue, pour l’homme, l’image de son désir.

Cette présence donc ailleurs, en deçà et, comme vous le voyez ici, trop près de lui pour être vue, si l’on peut dire, du a, c’est ceci l’initium du désir et c’est de 1à que l’image i'(a) prend son prestige. Mais plus l’homme s’approche, cerne, caresse ce qu’il croit être l’objet de son désir, plus en fait il en est détourné, dérouté en ceci justement que tout ce qu’il fait sur cette vole pour s’en approcher, donne toujours plus corps à ce qui dans l’objet de ce désir représente l’image spéculaire. Plus il va, plus il veut dans l’objet de son désir préserver, maintenir, – écoutez bien ce que je vous dis – protéger, c’est le intact de ce vase primordial qu’est l’image spéculaire, plus il s’engage dans cette voie qu’on appelle souvent improprement la voie de 1a perfection de la relation d’objet, plus il est leurré. Ce qui constitue l’angoisse, c’est quand quelque chose, un mécanisme, fait apparaître ici à sa place que J’appellerai pour me faire entendre simplement naturelle, à la place qui correspond à celle qu’occupe le a de l’objet du désir, quelque chose, et quand je dis quelque chose, entendez n’importe quoi, je vous prie, d’ici la prochaine .fois, de vous donner 1a peine, avec cette introduction que je vous y donne, de relire l’article sur 1’Unheimlich. C’est un article que je n’ai jamais entendu commenter, jamais, jamais entendu commenter, et dont personne ne semble même s’apercevoir qu’il est la cheville absolument indispensable, pour aborder la question de l’angoisse.

De même que j’ai abordé l’inconscient par le mot d’esprit, j’aborderai cette année l’angoisse par 1’Unheimlich, c’est ce qui apparaît à cette place, au-dessus de i'(a). C’est pourquoi je vous l’ai écrit dès aujourd’hui, c’est le – φ, le quelque chose qui nous rappelle que ce dont tout part c’est ce – φ de la castration imaginaire, qu’il n’y a pas, et pour cause, d’image du manque. Quand il apparaît quelque chose là, c’est donc, si je puis m’exprimer ainsi, que le manque vient à manquer. Or ceci pourra vous apparaître une pointe, un mot d’esprit bien à sa place, dans mon style dont chacun sait qu’il est gongorique. Eh! bien, je m’en fous. Je vous ferai simplement observer qu’il peut se produire bien des choses dans le sens de l’anomalie, ce n’est pas ça qui nous angoisse. Mais si tout d’un coup vient à manquer toute norme, c’est-à-dire ce qui fait le manque, car 1a norme est corrélative de l’idée de manque, si tout d’un coup ça ne manque pas, et croyez-moi, essayez d’appliquer ça à bien des choses, c’est à ce moment-là que commence l’angoisse.

De sorte que d’ores et déjà je vous autorise à reprendre 1a lecture de ce que dit Freud dans son dernier grand article sur l’angoisse, celui d’Inhibition, symptôme, angoisse, dont déjà pour une première délinéation nous sommes partis. Alors avec cette clé, vous pourrez voir le véritable sens à donner, sous sa plume, au terme de perte de l’objet. C’est là la prochaine fois que je reprendrai et où j’espère donner son véritable sens à notre recherche de cette année.

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