samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LX L'angoisse 1962 – 1963 Leçon du 19 juin 1963

Leçon du 19 juin 1963

Comme me l’a fait remarquer quelqu’un après mon dernier discours, cette définition que je poursuis cette année devant vous de la fonction de l’objet a tend à opposer à la liaison de cet objet à des stades, à la conception, si vous voulez, abrahamique — je parle du psychanalyste — de ses muta­tions, sa constitution si l’on peut dire circulaire, le fait qu’à tous ces niveaux il tient à lui-même en tant qu’objet a, que sous les diverses formes où il se manifeste, il s’agit toujours d’une même fonction, à savoir comment a est lié à la constitution du sujet au lieu de l’Autre et le représente.

Il est vrai que sa fonction centrale, au niveau du stade phallique, où la fonction de a est représentée essen­tiellement par un manque, par le défaut du phallus comme constituant la disjonction qui joint le désir à la jouissance — c’est ce qu’exprime ce qu’ici je rappelle de ce que nous appelons, par convention, le niveau 3 de ce que nous avons décrit des divers stades de l’objet — il est vrai, dis-je, que ce stade a une position disons extrême, que le stade 4 et le stade 5, si vous voulez, sont dans une position de retour qui les amène en corrélation au stade 1 et au stade 2. Chacun sait — et c’est ce que ce petit schéma est seulement destiné à rappe­ler — les liens du stade oral et de son objet avec les manipulations primaires du Surmoi dont je vous ai déjà indiqué — vous rappelant sa connexion évi­dente avec cette forme de l’objet a qu’est la voix — déjà rappelé qu’il ne sau­rait y avoir de conception analytique valable du Surmoi qui oublie que, par sa phase la plus profonde, la voix est une des formes de l’objet a.

Ces deux signes, an pour anal et scop pour scopique, vous rappellent la connexion dès longtemps dénotée du stade anal à la scoptophilie. Il n’en reste pas moins que, toutes conjointes que soient, deux à deux, les formes stadiques 1, 2, 4, 5, l’ensemble en est orienté selon cette flèche montante, puis descendante. C’est ce qui fait que, dans toute phase analytique de reconstitution des données du désir refoulé, dans une régression, il y a une face progressive, que dans tout accès progressif au stade ici posé par l’ins­cription même comme supérieur, il y a une face régressive. Tel est, telles sont les indications que je tiens à vous rappeler pour qu’elles restent pré­sentes à votre esprit, dans tout mon discours d’aujourd’hui que je vais maintenant poursuivre.

Comme je vous l’ai dit la dernière fois, il s’agit d’illustrer, d’expliquer la fonction d’un certain objet qui est, si vous voulez, la merde, pour l’appeler par son nom, dans la constitution du désir anal. Vous savez qu’après tout, cet objet déplaisant, c’est le privilège de l’analyse, dans l’histoire de la pen­sée, d’en avoir fait émerger la fonction déterminante dans l’économie du désir.

Je vous ai fait remarquer la dernière fois que, par rapport au désir, l’ob­jet a se présente toujours en fonction de cause au point d’être pour nous, possiblement, si vous m’entendez, si vous me suivez, le point racine où s’élabore dans le sujet la fonction de la cause même. Si c’est là cette forme primordiale, la cause d’un désir, en quoi j’ai souligné pour vous qu’ici se marque la nécessité par quoi la cause pour subsister dans sa fonction men­tale, nécessite toujours l’existence d’une béance entre elle et son effet. Béance si nécessaire pour que nous puissions penser encore cause que, là où elle risquerait d’être comblée, il faut que nous fassions subsister un voile sur le déterminisme étroit, sur les connexions par où agit la cause, ce que j’ai illustré, la dernière fois, par l’exemple du robinet, à savoir que seul l’en­fant qui négligeait à l’occasion comme on dit, pour ne l’avoir pas compris, le mécanisme étroit qu’on lui représentait sous forme d’une coupe, d’un schéma du robinet, celui-là seul, qui se dispensait ou qui flanchait à ce niveau de ce que Piaget appelle la compréhension, c’est à celui-là seul que se révélait l’essence de la fonction du robinet comme cause, c’est-à-dire comme concept de robinet.

L’origine de cette nécessité de subsistance de la cause est dans ceci que, sous sa forme première, elle est cause du désir, c’est-à-dire de quelque chose d’essentiellement non effectué. C’est bien pour ça, qu’en cohérence avec cette conception, nous ne pouvons absolument pas confondre le désir anal avec ce que les mères, autant que les partisans de la catharsis, appelle­raient dans l’occasion, l’effet. Cela a-t-il fait de l’effet ? L’excrément ne joue pas le rôle d’effet de ce que nous situons comme désir anal, il en est la cause.

À la vérité, si nous allons nous arrêter à ce singulier objet, c’est autant pour l’importance de sa fonction toujours réitérée à notre attention, et spé­cialement, vous le savez, dans l’analyse de l’obsessionnel, que pour le fait qu’il illustre pour nous, une fois de plus, comme il convient de concevoir qu’il subsiste, pour nous, des divers modes de l’objet a.

Il est en effet un peu à part au premier abord, parmi les autres de ces modes. La constitution mammifère, le fonctionnement phallique de l’orga­ne copulatoire, la plasticité du larynx humain à l’empreinte phonématique, la valeur anticipatrice de l’image spéculaire à la prématuration néo-natale du système nerveux, tous ces faits anatomiques que je vous ai rappelés ces der­niers temps, les uns après les autres, pour vous montrer en quoi ils se conjoignent à la fonction de a, tous ces faits anatomiques, dont vous pou­vez voir, à leur seule énumération, combien la place est dispersée sur l’arbre des déterminations organismiques, ne prennent chez l’homme leur valeur de destin, comme dit Freud, que pour venir, cela je vous l’ai montré pour chacun, bloquer une place-clé sur un échiquier dont les cases se structurent de la constitution subjectivante telle qu’elle résulte de la dominance du sujet qui parle sur le sujet qui comprend, sur le sujet de l’insight, dont nous connaissons, sous la forme du chimpanzé, les limites.

Quelle que soit la supériorité supposée des capacités de l’homme sur le chimpanzé, il est clair que le fait qu’il aille plus loin est lié à cette dominan­ce dont je viens de parler, dominance du sujet qui parle, qui a pour résultat, dans la praxis, que l’être humain assurément va plus loin. Ce faisant, il croit atteindre au concept, c’est-à-dire qu’il croit pouvoir saisir le réel par un signifiant qui le commande selon sa causalité intime, ce réel. Les difficultés que nous, analystes, avons rencontrées dans le champ de la relation intersubjective — ce dont les psychologues semblent ne pas faire tellement de problème, elle en fait un peu plus pour nous — ces difficultés, pour peu que nous prétendions rendre compte de la façon dont la fonction du signifiant s’immisce originellement dans cette relation intersubjective, ces difficultés sont celles qui nous mènent à une nouvelle critique de la rai­son dont ce serait une niaiserie bien du type de l’école que d’y voir une récession quelconque du mouvement conquérant de la dite raison. Cette critique, en effet, va à repérer comment cette raison s’est déjà tissée au niveau du dynamisme le plus opaque dans le sujet, là où se modifie ce qu’il éprouve dans ce dynamisme comme besoin dans les formes toujours plus ou moins paradoxales — je dis paradoxales quant à leur naturel supposé — de ce qu’on appelle le désir.

C’est ainsi que cette critique s’avère, dans ce que je vous ai montré être la cause du désir, — est-ce payer trop cher ? — devoir conjoindre à cette révélation que la notion de cause se trouve, de ce fait, y révéler son origine. Évidemment, ce serait faire du psychologisme, avec toutes les conséquences absurdes que ceci a, concernant la légalité de la raison, que de le réduire à un recours, à un développement de faits quelconques. Mais justement, ce n’est pas ce que nous faisons, parce que la subjectivation dont il s’agit n’est pas psychologique, ni développementale. Elle montre ce qui conjoint à des accidents du développement — ceux que j’ai énumérés tout d’abord, à l’ins­tant, en rappelant leur liste, les particularités anatomiques dont il s’agit chez l’homme — ce qui conjoint à ces accidents du développement, l’effet d’un signifiant dont, dès lors, la transcendance est évidente par rapport au dit développement.

Transcendance, et après ? Il n’y a pas de quoi nous effaroucher ! Cette transcendance n’est ni plus ni moins marquée, à ce niveau, que n’importe quelle autre incidence du réel, ce réel qu’en biologie on appelle pour l’occa­sion Umwelt, histoire de l’apprivoiser. Et, justement, l’existence de l’an­goisse, chez l’animal, déboute parfaitement les imputations spiritualistes qui, d’aucune part, pourraient se faire jour à mon endroit à propos de cette situation que je pose comme transcendante en l’occasion, du signifiant.

Car c’est bien de la perception, en toute occasion, dans l’angoisse anima­le, d’un au-delà du dit Umwelt qu’il s’agit. C’est du fait que quelque chose vient à ébranler cet Umwelt jusque dans ses fondements que l’animal se montre averti, quand il s’affole, à un tremblement de terre par exemple, ou à tout autre accident météorique. Et une fois de plus se révèle la vérité de la formule que l’angoisse est ce qui ne trompe pas. La preuve c’est que quand vous verrez les animaux s’agiter de cette façon, dans les contrées où ces inci­dents peuvent se produire, vous ferez bien d’en tenir compte afin d’être vous-mêmes avertis, de ce qu’ils vous signalent, de ce qui est en train de se passer, ce qui est imminent. Pour eux, comme pour nous, c’est la manifes­tation d’un lieu de l’Autre, d’une autre chose qui se manifeste ici comme telle, ce qui ne veut pas dire que je dise — et pour cause — qu’il n’y ait, nulle part, d’autre part où ce lieu de l’Autre ait à se loger en dehors de l’espace réel, comme je l’ai rappelé la dernière fois.

Nous allons maintenant entrer dans ceci, dans la particularité du cas qui fait que l’excrément peut venir à fonctionner en ce point déterminé par la nécessité où est le sujet de se constituer d’abord dans le signifiant. Le point est important parce qu’enfin ici — peut-être plus qu’ailleurs — singulière­ment, une sorte d’ombre de confusion règne. On se rapprocherait plus de la matière — c’est le cas de le dire — ou du concret, pour autant que nous, nous savons tenir compte même des faces les plus désagréables de la vie, que c’est là, non dans l’empyrée, que nous allons chercher justement ce domai­ne des causes. C’est très amusant à saisir dans les premiers propos intro­ductifs de Jones, dans un article dont la lecture ne saurait trop vous être recommandée parce qu’elle en vaut mille, c’est cet article qui, dans le recueil de ses Selected Papers, s’appelle Madonna’s conception through ears, la conception de la madone, la conception virginale, « la conception de la vier­ge par l’oreille ». Tel est le sujet que ce Gallois, je dois dire, dont la malice protestante ne peut pas absolument être éliminée des arrière-fonds de la complaisance qu’il met, à laquelle ce Gallois s’attache dans un article de 1914, justement émerge de lui-même ses premières appréhensions qui ont été pour lui véritablement illuminantes, de la prévalence de la fonction anale chez les quelques premiers grands obsessionnels qui lui sont venus, comme ça, dans la main, quelques années après les obsessionnels de Freud. Ce sont des observations — j’ai été les rechercher dans leur texte original, les deux numéros justement qui précèdent la publication de cet article dans le Jahrbuch — ce sont des dates évidemment sensationnelles, encore que nous en avons vues depuis d’autres.

Là, tout de suite, Jones aborde le sujet en nous disant que, bien sûr, c’est, là très joli, le souffle fécondant, et que partout dans le mythe, dans la légen­de, dans la poésie, nous en avons la trace. Quoi de plus beau que cet éveil de l’être au passage du souffle de l’Éternel ! Lui, Jones qui en sait un peu plus — il est vrai que sa science est encore de fraîche date, mais enfin, il en est enthousiasmé — lui, va nous montrer de quelle sorte de vent il s’agit, il s’agit du vent anal. Et, comme il nous dit, il est clair que l’expérience nous prouve que l’intérêt avec, là, ce quelque chose de supposé, que l’intérêt — c’est l’intérêt vivant, c’est l’intérêt biologique, c’est l’intérêt que le sujet, tel qu’il se découvre dans l’analyse, montre à ses excréments, à la merde qu’il produit — est infiniment plus présent, plus avancé, plus évident, plus dominant que ce quelque chose, dont sans doute il y aurait beaucoup de rai­sons qu’il s’en préoccupe, à savoir sa respiration qui ne semble, au dire de Jones, guère le solliciter, et ceci pour cette seule raison, bien sûr, que la res­piration, c’est habituel.

L’argument est faible. L’argument est faible dans un champ, une discipli­ne, qui, tout de même, ne peut manquer de relever et qui a relevé par la suite l’importance de la suffocation, de la difficulté respiratoire, dans l’établisse­ment tout à fait originel de la fonction de l’angoisse. Que le sujet vivant, même humain, que le sujet vivant n’ait pas à cet endroit d’avertissement de l’importance de cette fonction, ceci surprend je dis surprend comme argu­ment initial, introductif de Jones, surtout qu’il est à l’époque où, tout de même, il y avait déjà quelque chose qui était bien fait pour mettre en valeur la relation éventuelle de la fonction respiratoire avec ce dont il s’agit, le moment fécond de la relation sexuelle ; c’est que cette respiration, sous la forme du halètement, paternel ou maternel, faisait bien partie de la premiè­re phénoménologie de la scène traumatique, au point d’entrer tout à fait légitimement dans la sphère de ce qui pouvait en surgir, pour l’enfant, de théorie sexuelle.

De sorte que, quelle que soit la valeur de ce qu’ultérieurement Jones déploie, on peut dire que, sans que ce soit à réfuter — car il est de fait que la voie où il s’engageait là, trouve tellement de corrélâts dans une foule de domaines anthropologiques — on ne peut dire que sa recherche n’ait rien indiqué ; je ne parle pas du fait qu’on puisse aisément trouver toutes sortes de références dans la littérature mythologique, à la fonction de ce souffle inférieur et jusque dans les Upanishad où, sous le terme d’Apana, il serait précisé que c’est de ce vent de son derrière que Brahma engendrerait spécialement l’espèce humaine ; il y a mille autres corrélâts destinés à nous rappeler en cette occasion l’opportunité, en un tel texte, de ces rappels. À la vérité sur le sujet particulier, si vous vous reportez à cet article, vous verrez que son extension même, qui va jusqu’à la diffluence, marque assez qu’à la fin, il n’est pas absolument, loin de là, convaincant.

Mais ceci n’est pour nous qu’une stimulation de plus, quand il s’agit d’interroger sur le sujet de ce pour quoi la fonction de l’excrément peut jouer ce rôle privilégié dans ce mode de la constitution subjective que nous définissons, dont nous donnons le terme comme étant celui du désir anal. Nous verrons qu’à le reprendre, nous verrons que ceci ne peut être tranché qu’en faisant intervenir, d’une façon plus ordonnée, plus structurale, qui est, selon l’esprit de notre recherche, pourquoi il peut venir occuper cette place.

Il est évident, a priori, que cette fonction de l’excrément — qui, par rap­port aux différents accidents que je vous ai évoqués tout à l’heure, depuis la place anatomique de la mamme, jusqu’à la plasticité du larynx humain, avec, dans l’intervalle, l’image spéculaire de la castration liée à la conformation particulière de l’organe copulatoire à un niveau plutôt élevé de l’échelle ani­male — que l’excrément est là, depuis le début, et avant même la différen­ciation de la bouche et de l’anus, au niveau du blastopore, nous le voyons déjà fonctionner. Mais il semble que si nous nous faisons, c’est toujours insuffisant, une certaine idée biologique des rapports du vivant avec son milieu, tout de même l’excrément se caractérise comme rejet et par consé­quent il est plutôt dans le sens, dans le courant, dans le flux de ce dont l’être vivant comme tel tend à se désintéresser. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui entre ; ce qui sort, ça semble impliquer, dans la structure, qu’il n’ait pas ten­dance à le retenir.

De sorte qu’à partir, justement, de considérations biologiques, il peut être indiqué, il semble intéressant de nous demander exactement par quoi, au niveau de l’être vivant, il prend cette importance, cette importance sub­jectivée, parce que bien entendu c’est possible et c’est même probable, et c’est même constatable, qu’au niveau de ce qu’on peut appeler l’économie vivante, l’excrément continue à avoir son importance dans le milieu qu’il vient aussi, dans certaines conditions, saturer, saturer quelquefois jusqu’à le rendre non compatible avec la vie ; d’autres fois, il le sature d’une façon qui, au moins pour d’autres organismes, ne prend fonction que de support dans le milieu extérieur. Il y a toute une économie, bien sûr, de la fonction de l’excrément, économie intra-vivante et inter-vivante.

Ceci n’est pas non plus absent de l’événement humain et j’ai vainement cherché dans ma bibliothèque pour vous le montrer ici, pour vous lancer sur cette piste — je le retrouverai, il s’est perdu, comme l’excrément — un petit livre admirable comme beaucoup d’autres de mon ami Aldous Huxley qui s’appelle Adonis et l’alphabet. À l’intérieur de ce contenu prometteur, vous trouverez un superbe article sur l’organisation usinière, dans une ville de l’ouest américain, de la récupération, au niveau urbaniste, de l’excrément.

Ça n’a qu’une valeur exemplaire, ceci se produit en bien d’autres endroits que dans l’industrielle Amérique. Assurément, vous ne soupçonnez pas tout ce qu’on peut reconstituer de richesses, à l’aide des seuls excréments d’une masse humaine. Au reste, il n’est pas hors de saison de rappeler, à ce propos, ce qu’un certain progrès des relations interhumaines, des human relations si à la mode depuis la dernière guerre, a pu faire pendant la dite dernière guerre, de la réduction de masses humaines entières à la fonction d’excréments. La transformation d’individus nombreux d’un peuple, choi­si précisément d’être un peuple choisi parmi les autres, par l’intermédiaire du four crématoire, à l’état de quelque chose qui, finalement, paraît-il, se répartissait dans la Mitteleuropa à l’état de savonnette, c’est aussi quelque chose qui nous montre que, dans le circuit économique, la visée de l’hom­me, comme réductible à l’excrément, n’est pas absente.

Mais nous, nous autres analystes, nous nous réduisons à la question de la subjectivation. Par quelle voie l’excrément entre-t-il dans la subjectivation ? Eh ! bien, ceci est tout à fait clair dans les références analytiques — ou tout au moins, au premier abord, ça paraît tout à fait clair — par l’intermédiaire de la demande de l’Autre, représentée, en l’occasion, par la mère. Quand nous avons trouvé ça, nous sommes tout contents ; nous voilà ayant rejoint les données observationnelles, il s’agit de l’éducation de ce qu’on appelle la propreté, laquelle commande à l’enfant de retenir — ce qui ne va pas de soi – de retenir l’excrément et, de ce fait, déjà, d’ébaucher son introduction dans le domaine de l’appartenance d’une partie du corps qui, pour au moins un certain temps, doit être considérée comme à ne pas aliéner, puis, après cela, de la lâcher, toujours à la demande. Nous connaissons les scènes fami­lières. Elles sont fondamentales, d’usage courant ; il n’y a ni lieu de critiquer, ni de refréner, ni surtout, grands dieux, d’accompagner de tellement de recommandations ; l’éducation des parents, toujours à l’ordre du jour, ne fait que trop de ravages dans tous ces domaines. Enfin, bref, grâce au fait que la demande devient, aussi là, une part déterminante dans le lâchage en ques­tion, de faire ici autre chose qui, bien évidemment, est destiné à valoriser cette chose un instant reconnue et dès lors élevée à la fonction, tout de même, de partie dont le sujet a quelque appréhension à prendre, cette partie devenant au moins valorisée en ceci qu’elle donne, à la demande de l’Autre, sa satisfaction et qu’outre, elle s’accompagne de tous les soins qu’on connaît, dans la mesure où l’Autre, non seulement y fait attention mais y ajoute toutes ces dimensions supplémentaires que je n’ai pas besoin d’évoquer — c’est de la physique amusante, dans l’ordre d’autres domaines — le flairage, l’approbation, voire le torchage, dont chacun sait que les effets érogènes sont incontestables. Ils deviennent d’autant plus évidents quand il arrive — et, comme vous le savez, ce n’est pas rare — qu’une mère continue à tor­cher le cul de son fils jusqu’à l’âge de douze ans. Ça se voit tous les jours, de sorte que, bien sûr, il semblerait — ma question n’est pas tellement importante — que nous voyons très bien comment le caca prend tout à fait aisément cette fonction que j’ai appelée, mon dieu ! Celle de l’agalma, un agalma dont, après tout, le passage au registre du nauséabond ne s’inscri­rait que comme l’effet de la discipline elle-même dont il est partie inté­grante.

Eh bien ! C’est justement — ça saute aux yeux — ce qui ne vous permet­trait d’aucune façon, pourtant, de constater d’une façon qui nous satisfasse, l’ampleur des effets qui s’attachent à cette relation agalmique spéciale de la mère à l’excrément de son enfant, s’il ne nous fallait pas, pour le com­prendre, le mettre, ce qui est la donnée de fait de la compréhension analy­tique, le mettre en connexion avec les autres formes de a, avec le fait que l’agalma, en soi, n’est pas concevable sans sa relation au phallus, à son absence et à l’angoisse phallique comme telle. En d’autres termes, c’est en tant que symbolisant la castration — nous le savons tout de suite — que le a excrémentiel est venu à la portée de notre attention.

Je présente, j’ajoute que nous ne pouvons rien comprendre à la phéno­ménologie — si fondamentale, pour toute notre spéculation — de l’obses­sion, si nous ne saisissons pas, en même temps, d’une façon beaucoup plus intime, motivée, régulière, que nous ne le faisons habituellement, cette liai­son de l’excrément avec, non pas seulement le — φ du phallus, mais avec les autres formes évoquées ici, dans la classification disons stadique, les autres formes du a.

Reprenons les choses régressivement, à la réserve près, que j’ai faite d’abord, que ce régressif a forcément une face progressive. Au niveau du stade oral se fonde ce dont il s’agit, c’est que dans l’objet a au stade oral, le sein, le mamelon, comme vous voudrez, le sujet se constituant à l’origine, aussi bien que s’achevant dans le commandement de la voix, le sujet ne sait pas, ne peut pas savoir jusqu’à quel point il est lui-même, cet être, plaqué sur le poitrail de la mère, sous là forme de la mamelle après avoir été également ce parasite plongeant ses villosités dans la muqueuse utérine sous la forme du placenta. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir que a, le sein, le placenta, c’est la réalité de lui, de a par rapport à l’Autre, A. Il croit que a c’est l’Autre, qu’ayant affaire à a, il a à faire à l’Autre, au Grand Autre, la mère.

Donc, par rapport à ce stade, au niveau anal, c’est pour la première fois qu’il a l’occasion de se reconnaître en quelque chose — mais n’allons pas trop vite — en quelque chose, en un objet autour de quoi tourne — car elle tourne — cette demande de la mère dont il s’agit : « Garde-le, donne-le ». Et si je le donne, où est-ce que ça va ? Pas besoin, tout de même, à ceux qui ont ici la moindre expérience analytique, aux autres, mon Dieu, qui ne lisent que ça, pour peu qu’ils ouvrent ce que j’ai appelé ailleurs Psychanalytical dun hill, la littérature analytique, je n’ai pas besoin — dun hill veut dire le petit tas de merde — je n’ai pas besoin de vous rappeler l’importance de ces deux temps, l’importance déterminante dans quoi ? Ce petit tas en question, cette fois-ci, c’est celui dont je parlais à l’instant ; ce petit tas de merde, il est obtenu à la demande, il est admiré : « Quel beau caca ! ». Mais cette deman­de implique aussi, du même coup, qu’il soit, si je puis dire, désavoué parce que ce beau caca, on lui apprend tout de même qu’il ne faut pas garder trop de relations avec lui, si ce n’est par la voie bien connue que l’analyse a éga­lement repérée, de satisfactions sublimatoires ; si l’on barbouille, évidem­ment chacun sait que c’est avec ça qu’on le fait. Mais on préfère quand même indiquer à l’enfant que ça vaut mieux de le faire avec autre chose, avec les petits plastiques du psychanalyste d’enfant ou avec de bonnes couleurs qui sentent moins mauvais. Nous nous trouvons donc bien là au niveau d’une reconnaissance. Ce qui est là, dans ce premier rapport à la demande de l’Autre, c’est à la fois lui et ça ne doit pas être lui ; ou tout au moins, et même plus loin, ça n’est pas lui. Eh bien ! Nous progressons, les satisfactions se dessinent, c’est à savoir que nous pourrions bien voir là toute l’origine de l’ambivalence obsessionnelle et, d’une certaine façon, c’est en effet là quelque chose que nous pourrions voir s’inscrire dans une formule dont nous reconnaîtrions la structure, a est là, la cause de cette ambivalence, de ce oui et non, c’est de moi — symptôme — mais, néanmoins, ça n’est pas de moi. Les mauvaises pensées que j’ai vis-à-vis de vous, l’analyste, évidemment, je les signale, mais enfin, ce n’est tout de même pas vrai que je vous considère comme une merde, par exemple. Enfin, bref, nous voyons là un ordre, en tout cas, de causalité qui se dessi­ne, que nous ne pouvons tout de même pas, tout de suite, entériner comme étant celle du désir.

Mais enfin, c’est un résultat, comme je le disais la dernière fois, en par­lant justement d’une façon générale du symptôme a àS à ce niveau, si vous voulez, une structure se dessine qui est de quelque chose qui nous donne­rait immédiatement celle du symptôme, du symptôme justement comme résultat. Je fais remarquer qu’encore laisse-t-elle, hors de son circuit ce qui nous intéresse, ce qui nous intéresse, si la théorie que je vous expose est cor­recte, à savoir la liaison à ce qui est à proprement le désir. Nous avons là un certain rapport de constitution du sujet comme divisé, comme ambivalent, en rapport avec la demande de l’Autre. Nous ne voyons pas pourquoi tout ça, par exemple, ne passerait pas complètement au second plan, ne serait pas balayé avec l’introduction de la dimension de quelque chose qui, lui, serait, dès lors, complètement externe, étranger, de la relation du désir, et nommé­ment celle du désir sexuel.

En fait, nous savons déjà pourquoi le désir sexuel ne le balaie pas, loin de là. C’est que cet objet vient, par sa duplicité même, à pouvoir symboliser merveilleusement, au moins par un de ses temps, ce dont il s’agira à l’avè­nement du stade phallique, à savoir de quelque chose qu’il s’agit justement de symboliser, à savoir du phallus, en tant que sa disparition, son aphanisis — pour employer le terme de Jones, que Jones applique au désir et qui ne s’applique qu’au phallus — que son aphanisis est le truchement des rap­ports, chez l’homme, entre les sexes.

Est-il besoin de souligner, pour motiver ce qui vient ici à fonctionner, à savoir que l’évacuation du résultat de la fonction anale en tant que com­mandée, que ça va prendre toute sa portée au niveau phallique, comme ima­geant la perte du phallus ? Il est bien entendu que tout ceci ne vaut qu’à l’intérieur du rappel que je dois faire, une fois de plus, à la pensée que cer­tains ont pu être absents, à ce que j’en ai dit précédemment, de l’essentiel de ce temps — φ central, central par rapport à tout ce schéma par où — je vous prie de retenir ces formules — le moment d’avance de la jouissance, de la jouissance de l’Autre et vers la jouissance de l’Autre, comporte la constitu­tion de la castration comme gage de cette rencontre.

Le fait que le désir mâle rencontre sa propre chute avant l’entrée dans la jouissance du partenaire féminin, de même, si l’on peut dire, que la jouis­sance de la femme s’écrase — pour reprendre un terme emprunté à la phé­noménologie du sein et du nourrisson — s’écrase dans la nostalgie phallique et dès lors est nécessitée, je dirai presque condamnée à n’aimer l’autre mâle qu’en un point situé au-delà, de ce qui, elle aussi, l’arrête comme désir, cet au-delà est visé dans l’amour, c’est un au-delà — disons-le bien — soit transverbéré par la castration, soit transfiguré en termes de puissance. Ce n’est pas l’autre, en tant qu’à l’autre, il s’agirait d’être unie. La jouissance de la femme est en elle-même et ne se conjoint pas à l’Autre. Si je rappelle ainsi la fonction centrale — appelez-la d’obstacle, elle n’est point d’obstacle, elle est lieu d’angoisse — de la caducité, si l’on peut dire, de l’organe en tant qu’elle rencontre de façon différente, de chaque côté, ce qu’on peut appeler l’insatiabilité du désir, c’est parce que c’est seulement à travers ce rappel que nous voyons la nécessité des symbolisations qui, à ce propos, se manifestent versant hystérique ou versant obsessionnel.

Nous sommes aujourd’hui sur le second de ces versants. Et le second de ces versants, ce que ceci nous rappelle, c’est qu’en raison même de la struc­ture évoquée, l’homme n’est dans la femme que par délégation de sa présence sous la forme de cet organe caduc, de cet organe dont il est fonda­mentalement, dans la relation sexuelle et par la relation sexuelle, châtré. Ceci veut dire que les métaphores du don ici ne sont que métaphores. Et comme il n’est que trop évident, il ne donne rien. La femme non plus. Et pourtant le symbole du don est essentiel à la relation à l’Autre, il est l’acte suprême, dit-on, et même l’acte social total. C’est bien là où notre expé­rience nous a fait toucher du doigt depuis toujours que la métaphore du don est empruntée à la sphère anale. Depuis longtemps, on a repéré chez l’en­fant que le scybale, pour commencer à parler plus poliment, est le cadeau par essence, le don de l’amour. On a repéré à cet endroit bien d’autres choses et jusques et y compris, dans telle forme de délinquance, dans ce qu’on appelle, après le passage du cambrioleur, la signature que toutes les polices et les bouquins de médecine légale connaissent bien, ce fait bizarre, mais qui a tout de même fini par retenir l’attention, que le type qui vient de manier chez vous la pince-monseigneur et d’ouvrir les tiroirs a toujours, à ce moment-là, la colique.

Ceci, évidemment, nous permettrait de nous retrouver vite au niveau de ce que j’ai appelé tout à l’heure les conditionnements manifestes. C’est au niveau des mammifères que nous repérons, au moins à ce que nous connais­sons, en éthologie animale, la fonction de la trace fécale, plus exactement des faeces comme trace, et une trace, ici aussi, certainement profondément liée à l’essentiel de la place de ce que le sujet organismique s’assure à la fois de possession, dans le monde, de territoire et de sécurité pour l’union sexuelle.

Vous avez vu décrit, en leurs lieux qui, maintenant, tout de même, sont suffisamment diffusés, ce fait que ces sujets, l’hippopotame certes ou même — ça va plus loin que les mammifères — le rouge-gorge, se sentent invin­cibles dans les limites du territoire, et que tout d’un coup, il y a un point-­virage, la limite précisément où, curieusement, il n’est plus que timide. Le rapport, chez les mammifères, de cette limite avec la trace fécale a été dès longtemps repéré. Raison, une fois de plus, d’y voir ce qui préfigure, ce qui prépare à cette fonction de représentant du sujet et y trouvant ses racines dans l’arrière-fond biologique, l’objet a en tant qu’il est le fruit anal.

Allons-nous nous contenter encore de cela ? Est-ce là tout ce que nous pouvons tirer du questionnement de la fonction du a dans cette relation à un certain type de désir, celui de l’obsessionnel ? C’est là que nous faisons le pas suivant qui est aussi le pas essentiel. Nous n’avons rien motivé jus­qu’à présent qui soit autre que le sujet installé ou non dans ses limites et, dans ses limites, plus ou moins divisé. Mais l’accès à la fonction symbolique qu’il prend du fait que ces limites, il s’en voit, au niveau de l’union sexuel­le chez l’homme, si singulièrement refoulé, même ceci ne nous dit rien encore de ce dont il s’agit et que nous sommes en train d’exiger, à savoir de ce en quoi tout ce procès vient à motiver la fonction du désir.

Et ceci, c’est l’expérience qui nous en donne la trace, à savoir que, jusqu’à présent, rien ne nous explique les rapports si particuliers de l’obsessionnel à son désir. C’est justement parce que, jusqu’à ce niveau, tout est symboli­sé, le sujet divisé et l’union impossible, qu’il nous apparaît tout à fait frap­pant qu’une chose ne l’est pas, c’est le désir lui-même.

C’est justement dans cet effort, dans cette nécessité, où le sujet est d’achever sa position comme désir, qu’il va l’achever dans la catégorie de la puissance, c’est-à-dire au niveau de l’étage quatre. Le rapport de la réflexion spéculaire du support narcissique de la maîtrise de soi, avec le champ, le lieu de l’Autre, est, là, le lien. Vous le connaissez déjà et ça ne serait que vous faire reparcourir un sentier déjà battu. C’est pourquoi je veux ici marquer l’originalité — autrement ce ne serait nullement venu à l’accès de notre connaissance — de notre interrogation, l’originalité de ce que nous révèlent les faits.

Et, pour partir du vif des choses et d’un fait que vous connaissez bien, je dirai, sans m’attarder plus longtemps à ceci, que j’ai mille fois rappelé, de ce que j’appelais à l’instant les rapports du sujet obsessionnel à son désir, à savoir que comme je vous le disais la dernière fois, à quelque luxe qu’attei­gnent ses fantasmes, ordinairement jamais exécutés, il arrive qu’à travers toutes sortes de conditions qui en ajournent plus ou moins indéfiniment la mise en acte, il y arrive, il arrive même que les autres franchissent pour lui l’espace de l’obstacle, il arrive qu’un sujet qui se développe très tôt comme un magnifique obsessionnel soit dans une famille de gens dissolus. Le cas II dans le volume V du Jahrbuch auquel je faisais allusion tout à l’heure, sur lequel s’appuyait Jones pour sa phénoménologie de sa fonction anale chez l’obsessionnel, le cas II, et je pourrai en citer mille autres dans la littérature, est de ceux-là. Toutes les sœurs, et elles sont nombreuses, sans compter la mère, la tante, les différents amants de la mère, et même je crois — Dieu me pardonne — la grand-mère, toutes sont passées sur le ventre de ce petit gosse aux environs de l’âge de cinq ans. Il n’en est pas moins un obsession­nel, un obsessionnel constitué, avec des désirs sur le seul mode où il peut arriver à les constituer dans le registre de la puissance, des désirs impos­sibles en ce sens que, quoi qu’il fasse pour les réaliser, il n’y est pas. L’obsessionnel n’est jamais, au terme de la recherche de sa satisfaction, dans ces registres. Alors, la question que je vous pose, elle est aussi vivante et brillante dans cette observation que dans bien d’autres, elle est sous une forme que j’appelais à l’instant vivante et brillante — c’est l’image d’un petit poisson qui, là, s’évoque ici, si je puis dire, sous ma main, et pour cause — cet ictus, comme vous le voyez à tout bout de champ dans le champ de l’ob­sessionnel, pour peu qu’il soit de notre aire culturelle — et nous n’en connaissons pas d’autre — cet ictus, c’est Jésus Christ lui-même. On peut beaucoup spéculer sur quelle espèce de nécessité blasphématoire — je dois dire que jusqu’à présent, elle n’a jamais été bien justifiée comme telle — pourquoi est-ce qu’un tel sujet, comme beaucoup d’autres obsessionnels, ne peut pas se livrer à tel ou tel des actes plus ou moins atypiques où se dépen­se sa recherche sexuelle, sans y fantasmer aussitôt le Christ comme associé. Encore que le fait soit présent depuis longtemps à nos yeux, je crois qu’on n’en a pas dit le dernier terme. Il est tout à fait clair d’abord que le Christ dans cette occasion — et c’est pour ça que c’est un blasphème — le Christ est un dieu. Il est un dieu pour beaucoup de monde, et même pour tellement de monde qu’à la vérité, il est bien difficile, même avec toutes les manifes­tations de la critique historique et du psychologisme, de le débusquer de cette place. Mais, enfin, ce n’est pas n’importe quel dieu.

Laissez-moi douter que les obsessionnels du temps de Théophraste, celui des Caractères, s’amusassent à faire participer mentalement Apollon à leurs turpitudes.

Ici, prend son importance la petite marque au passage, l’amorce d’expli­cation que j’ai cru devoir dans le passé poser au passage que le dieu, que nous le voulions ou non, et même si nous n’avons plus avec le dieu, ou les dieux — car ils sont les plutôt que le — aucun rapport, ce dieu est un élé­ment du réel. De sorte que, s’ils sont toujours là, il est bien évident que c’est incognito qu’ils se promènent. Mais il y a une chose très certaine, c’est que son rapport au dieu, est différent du nôtre à l’objet de son désir. J’ai parlé tout à l’heure d’Apollon. Apollon n’est pas castré, ni avant, ni après. Après, il lui arrive autre chose. On nous dit que c’est Daphné qui se transforme en arbre. C’est là qu’on vous cache quelque chose. Et on vous le cache, c’est très étonnant, parce qu’on ne vous le cache pas. Le laurier, après la trans­formation, ce n’est pas Daphné, c’est Apollon. Le propre du dieu, c’est qu’il se transforme, une fois satisfait, en l’objet de son désir, même s’il doit par là s’y pétrifier.

En d’autres termes, un dieu, s’il est réel, donne là l’image de sa puissan­ce. Sa puissance est là où il est. C’est vrai de tous les dieux, même d’Elohim, même de Yahwé, qui en est un, encore que sa place soit bien particulière. Seulement, il est intervenu là quelque chose d’une autre origine. Appelons-­le, pour l’occasion, et parce que c’est historiquement vrai — mais sans doute que cette vérité historique doit aller un peu au-delà — appelons-le Platon.

Il ne nous a dit que des choses qui, comme vous l’avez vu, restent très maniables à l’intérieur de l’éthique de la jouissance, puisqu’elles nous ont permis de tracer la frontière d’accès, la barrière que constitue à l’endroit de ce Bien suprême, le Beau. Seulement, mêlé au christianisme naissant, ça a donné quelque chose, quelque chose dont on croit que c’est là depuis tou­jours, et depuis toujours dans la Bible, mais nous aurons à y revenir, sans doute plus tard, si nous sommes encore tous là l’année prochaine. La chose est discutable, la chose que je vais dire, à savoir le fantasme du Dieu tout-puissant, ce qui veut dire du Dieu puissant partout en même temps, et du Dieu puissant pour tout ensemble car c’est bien là qu’on est forcé d’en venir, si le monde va comme il va, il est clair que la puissance de Dieu s’exer­ce à la fois dans tous les sens. Or, la corrélation de cette toute-puissance avec quelque chose qui est, si je puis dire, l’omnivoyance, nous signale assez, ici, ce dont il s’agit. Il s’agit de ce quelque chose qui se dessine dans le champ d’au-delà du mirage de la puissance, de cette projection du sujet dans le champ de l’idéal, dédoublé entre l’alter-ego spéculaire, Moi Idéal, et ce quelque chose, au-delà, qui est l’Idéal du Moi.

L’Idéal du Moi, quand, à ce niveau, ce qu’il s’agit de recouvrir, c’est l’an­goisse, prend la forme du tout-puissant. Le fantasme ubiquiste de l’obses­sionnel — le fantasme qui est aussi le support sur lequel vont et viennent là multiplicité, à repousser toujours plus loin, de ses désirs — c’est là où il cherche et trouve le complément de ce qui lui est nécessaire pour se consti­tuer en désir. D’où il résulte — je ne vous citerai ici que les petits corollaires qu’on peut en tirer — qu’une question qui a été soulevée dans ce que je pourrais appeler les cercles chauds de l’analyse, ceux où vit encore le mouvement d’une inspiration première, c’est à savoir, si l’analyste doit ou non être athée, et si le sujet, à la fin de l’analyse, peut considérer son analyse ter­minée s’il croit encore en Dieu, c’est une question que je ne vais pas traiter aujourd’hui, je veux dire la trancher. Mais, sur la route d’une telle question, je vous signale que, quel que soit ce que vous témoigne un obsessionnel en ces propos, s’il n’est pas extirpé de sa structure obsessionnelle, soyez bien persuadé qu’en tant qu’obsessionnel, il croit toujours en Dieu. Je veux dire qu’il croit au dieu dont tout le monde, ou presque tout le monde chez nous, dans notre aire culturelle, je veux dire au dieu à quoi tout le monde croit sans y croire, à savoir cet œil universel posé sur toutes nos actions.

Cette dimension est là aussi ferme dans son cadre que la fenêtre du fan­tasme dont je parlais l’autre jour. Simplement, il est aussi de sa nécessité, je veux dire, même pour les plus grands croyants, qu’ils n’y croient pas. D’abord, parce que s’ils y croyaient, ça se verrait. Et que s’ils sont si croyants que ça, on s’apercevrait des conséquences de cette croyance, laquelle reste strictement invisible dans les faits.

Telle est la dimension véritable de l’athéisme, celui qui aurait réussi à éli­miner le fantasme du tout-puissant. Eh bien ! Un monsieur qui s’appelait Voltaire, et qui, quand même, s’y entendait en fait de fronde anti-religieuse, tenait très fort à son déisme, ce qui veut dire à l’existence du tout-puissant, et trouvait que Diderot était fou parce qu’il le trouvait incohérent. Il n’est pas sûr que Diderot n’ait pas été réellement athée ; son oeuvre, quant à moi, me paraît plutôt en témoigner, étant donné la façon dont il fait jouer l’in­tersujet au niveau de l’Autre dans ses dialogues majeurs, Le neveu de Rameau et Jacques le Fataliste. Il ne peut, néanmoins, le faire que dans le style de la dérision.

L’existence donc de l’athée au véritable sens ne peut être conçue, en effet, qu’à la limite d’une ascèse, dont il nous apparaît bien qu’elle ne peut être qu’une ascèse psychanalytique, je veux dire de l’athéisme conçu comme négation de cette dimension d’une présence, au fond du monde, de la toute-puissance. Ce qui ne veut pas dire que le terme de l’athéisme et l’existence de l’athée n’ait pas son répondant historique. Mais il est d’une toute autre nature. Son affirmation est dirigée, justement, du côté de l’existence des dieux en tant que réels. Il ne la nie pas, ni ne l’affirme. Il est dirigé vers là. L’athée de la tragédie L’Athée — je fais allusion à la tragédie élisabéthaine — l’athée en tant que combattant, en tant que révolutionnaire, ce n’est pas celui qui nie Dieu dans sa fonction de toute-puissance, c’est celui qui s’af­firme comme ne servant aucun dieu. Et c’est là la valeur dramatique essen­tielle, celle qui, depuis toujours, donne sa passion à la question de l’athéis­me. Je m’excuse de cette petite digression qui, vous le pensez bien, n’est que préparatoire.

Vous voyez où nous a menés notre circuit d’aujourd’hui, à la liaison fon­cière de ces deux stades encadrant l’impossibilité fondamentale, celle qui divise, au niveau sexuel, le désir et la jouissance. Le mode de détour, le mode d’enserrement, l’assiette impossible que donne à son désir l’obsessionnel, nous a permis, dans le cours de notre analyse d’aujourd’hui, de voir se des­siner quelque chose, à savoir que ce lien à un objet perdu du type le plus dégoûtant, montre sa liaison nécessaire, là, en effet, avec la plus haute pro­duction idéaliste. Ce circuit n’est pourtant pas encore achevé. Nous voyons bien comment le désir append à cette structure de l’objet. Il nous reste enco­re — c’est ce que nous articulerons la prochaine fois — à pointer ce que le tableau médian que, j’espère, vous avez tous copié, vous indique comme étant notre champ prochain, à pointer la relation du fantasme obsessionnel, posé comme structure de son désir, avec l’angoisse qui le détermine.

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