samedi, juillet 27, 2024
Recherches Lacan

LX L'angoisse 1962 – 1963 Leçon du 6 mars 1963

Leçon du 6 mars 1963

Nous allons donc continuer à cheminer dans notre approche de l’angois­se, laquelle elle-même je vous fais entendre pour être de l’ordre de l’ap­proche. Bien sûr, vous êtes déjà suffisamment avisés par ce que je vous pro­duis ici que je veux vous apprendre que l’angoisse n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Néanmoins, vous verrez, en relisant par après les textes sur ce point, majeurs, que ce que je vous aurai appris est loin d’en être absent ; sim­plement, il est masqué et voilé а la fois ; il est masqué par des formules qui sont des modes d’abord peut-être trop précautionneux sous leur revête­ment, si on peut dire, leur carapace. Les meilleurs auteurs laissent apparaître ce sur quoi j’ai déjà pour vous mis l’accent, qu’elle n’est pas objektlos, qu’el­le n’est pas sans objet.

La phrase qui précède dans Hemmung, Symptom und Angst, dans l’ap­pendice В, Ergänzung zur Angst, complément au sujet de l’angoisse, la phrase même qui précède la référence que donne Freud, suivant en cela la tradition а l’indétermination, а 1’Objektlosigkeit de l’angoisse — et après tout je n’aurai besoin que de vous rappeler la masse même de l’article pour dire que cette caractéristique d’être sans objet ne peut être retenue — mais la phrase même d’avant, Freud dit, l’angoisse est Angst ist Angst vor etwas, elle est essentiellement angoisse devant quelque chose.

Que nous puissions nous en contenter, de cette formule, bien sûr que non ! Je pense que nous devons aller plus loin, en dire plus sur cette struc­ture, cette structure qui, déjà, vous le voyez, s’oppose en contraste, si tant est que l’angoisse, étant le rapport avec cet objet que j’ai approché qui est la cause du désir, s’oppose par contraste avec ce vor, comment cette chose que je vous ai placée promouvant le désir, en arrière du désir, est-elle passée devant ? C’est peut-être la un des ressorts du problème.

Quoi qu’il en soit, soulignons bien que nous nous trouvons, avec la tra­dition, devant ce qu’on appelle un thème presque littéraire, un lieu com­mun, celui qui, entre la peur et l’angoisse que tous les auteurs, se référant а la position sémantique, opposent au moins au départ, même si ensuite on tend à les rapprocher ou à les réduire l’une à l’autre, ce qui n’est pas le cas chez les meilleurs. Au départ, assurément, on tend à accentuer cette oppo­sition de la peur et de l’angoisse en, disons, différenciant leur position par rapport а l’objet. Et il est vraiment sensible, paradoxal, significatif de l’er­reur ainsi commise qu’on est amené а accentuer que la peur, elle, en a un d’objet. Franchissant la caractéristique certaine, il у а la danger objectif, Gefahr, dangéité, Gefährdung, situation de danger, entrée du sujet dans le danger, ce qui, après tout, mériterait arrêt. Qu’est-ce qu’un danger ? On va dire que la peur est de sa nature, adéquate, correspondante, entsprechend à l’objet d’où part le danger.

L’article de Goldstein sur le problème de l’angoisse, sur lequel nous nous arrêterons, est, à cet égard, très significatif de cette sorte de glissement, d’en­traînement, de capture, si l’on peut dire, de la plume d’un auteur qui, en la matière, а su rapprocher, vous le verrez, des caractéristiques essentielles et très précieuses pour notre sujet, d’entraînement de la plume, par une thèse insistant d’une façon dont on peut dire qu’il n’est nullement sollicité par son sujet à cet endroit, puisqu’il s’agit de l’angoisse, insistant, si l’on peut dire, sur le caractère orienté de la peur. Comme si la peur était déjà toute faite du repérage de l’objet, de l’organisation de la réponse, de l’opposition, de 1’Entgegenstehen, de ce qui est Umwelt et de tout ce qui, dans le sujet, а à у faire face.

Il ne suffit pas d’évoquer ! Première référence appelée dans mon souve­nir par de telles propositions, je me souvenais de ce que je crois déjà vous avoir souligné dans une petite, on ne peut pas appeler ça nouvelle, notation, impression de Tchekhov qui а été traduite avec, comme titre, le terme Frayeurs. J’ai vainement essayé de me faire rendre compte du titre de cette nouvelle en russe ; car inexplicablement cette notation parfaitement repérée avec son année dans la traduction française, nul de mes auditeurs russophones n’a pu me la retrouver, même avec l’aide de cette date, dans les éditions de Tchekhov, qui sont pourtant faites en général chronologiquement ; c’est sin­gulier, c’est déroutant, et je ne peux pas dire que je n’en sois pas déçu. Dans cette notation, sous le terme de Frayeurs, les frayeurs qu’il а éprouvées, lui, Tchekhov, — je vous ai déjà une fois, je crois, signalé de quoi il s’agissait — un jour, avec un jeune garçon qui conduit son traîneau, sa droschki, je crois que ça s’appelle, il s’avance dans une plaine, et au loin, au coucher du soleil, le soleil étant déjà couché а l’horizon, il voit dans un clocher qui apparaît, à une approche raisonnable pour en voir les détails, il voit vaciller par une lucarne, а un étage très élevé du clocher, auquel il sait, parce qu’il connaît l’endroit, qu’on ne peut accéder d’aucune façon, une mystérieuse, inexpli­cable flamme, que rien ne lui permet d’attribuer а aucun effet de reflet. Il у а manifestement le repérage de quelque chose. Il fait un bref compte de ce qui peut motiver ou non l’existence de ce phénomène et, ayant vraiment exclu toute espèce de cause connue, il est saisi tout d’un coup de quelque chose qui, je crois, а lire ce texte, ne peut aucunement s’appeler angoisse, il est saisi de ce qu’il appelle d’ailleurs lui-même, faute évidemment de pou­voir, d’avoir actuellement le terme russe, on а traduit ça par frayeur, je crois que c’est ce qui correspond le mieux au texte, c’est de l’ordre, non de l’an­goisse, mais de la peur. Et ce dont il а peur, ce n’est pas de quoi que ce soit qui le menace, c’est de quelque chose qui а justement ce caractère de se réfé­rer à l’inconnu, de ce qui se manifeste а lui. Les exemples qu’il donnera ensuite dans cette même rubrique, à savoir le fait qu’un jour, il voit passer dans son horizon, sur le rail, une espèce de wagon qui lui donne l’impres­sion, à entendre la description, du wagon-fantôme, puisque rien ne le tire, rien n’explique son mouvement. Un wagon passe à toute vitesse, prenant la courbe du rail qui se trouve а ce moment la devant lui. D’où vient-il ? Où va-t-il ? Cette sorte d’apparition arrachée, en apparence, а tout déterminis­me repérable, voilà encore ce qui le met pour un instant, dans un désordre, une véritable panique, qui est bel et bien de l’ordre de la peur. Il n’y а pas non plus la de menace et la caractéristique de l’angoisse, assurément, manque, en ce sens que le sujet n’est ni étreint, ni intéressé а ce plus intime de lui-même qui est le versant dont l’angoisse se caractérise, ce sur quoi j’in­siste. Le troisième exemple, c’est l’exemple d’un chien de race que rien ne lui permet, étant donné son parfait repérage de tout ce qui l’entoure, dont rien ne lui permet d’expliquer la présence en cette heure, en ce lieu. Il se met à fomenter le mystère du chien de Faust, pense voir la forme sous laquelle l’aborde le diable ; c’est bel et bien du côté de l’inconnu que là se dessine la peur, et ce n’est pas d’un objet, ce n’est pas du chien qui est là qu’il а peur, c’est d’autre chose, c’est en arrière du chien.

D’autre part, il est clair que ce sur quoi on insiste, que les effets de la peur ont en quelque sorte un caractère d’adéquation, de principe, à savoir de déclencher la fuite, est suffisamment compromis par ce sur quoi il faut bien mettre l’accent, que, dans bien des cas, la peur paralysante se manifeste en action inhibant, voire pleinement désorganisateur, voire peut jeter le sujet dans le désarroi le moins adapté à la réponse, le moins adapté à la finalité, laquelle serait censée être la forme subjective adéquate.

C’est donc ailleurs qu’il convient de chercher la distinction, la référence par où l’angoisse s’en distingue. Et vous pensez bien que ce n’est pas seule­ment un paradoxe, désir de jouer avec un renversement, si je promeus ici devant vous que l’angoisse n’est pas sans objet, formule dont la forme, assu­rément, dessine ce rapport subjectif qui est celui d’étape, ressort duquel je désire m’avancer plus avant aujourd’hui, car, bien sûr, le terme d’objet est ici, depuis longtemps, par moi, préparé dans un accent qui se distingue de ce que les auteurs ont jusque-là défini comme objet quand ils parlent de l’objet de la peur.

Ce vor etwas de Freud, bien sûr, il est facile de lui donner tout de suite son support, puisque Freud l’articule dans l’article, et de toutes les manières. C’est ce qu’il appelle le danger, Gefahr ou Gefährdung interne, celui qui vient du dedans. Je vous l’ai dit, il s’agit de ne pas vous contenter de cette notion de danger, Gefahr ou Gefährdung. Car si j’ai déjà signalé tout à l’heure son caractère problématique, quand il s’agit du danger exté­rieur, en d’autre termes, qu’est-ce qui avertit le sujet que c’est un danger sinon la peur elle-même, sinon l’angoisse, le sens que peut avoir le terme de danger intérieur est si lié а la fonction de toute une structure а conserver, de tout l’ordre de ce que nous appelons défense, que nous ne voyons pas que dans le terme même de défense la fonction du danger est elle-même impli­quée, mais qu’elle n’est pas pour autant éclaircie.

Essayons donc de suivre plus pas à pas la structure, et de bien désigner où nous entendons fixer, repérer ce trait de signal sur lequel enfin Freud s’est arrêté, comme à celui qui est le plus propre à nous indiquer, а nous autres analystes, l’usage que nous pouvons faire de la fonction de l’angois­se. C’est ce que je vise à atteindre dans le chemin où j’essaie de vous mener.

Seule la notion de réel, dans la fonction opaque qui est celle dont vous savez que je pars pour lui opposer celle du signifiant, nous permet de nous orienter ; et déjà dire que cet etwas devant quoi l’angoisse opère comme signal, avec c’est quelque chose qui est, disons, pour l’homme, avec l’entre­ guillemets, nécessaire, de l’ordre de l’irréductible de ce réel, c’est en ce sens-­ci que j’ai osé devant vous la formule, que l’angoisse, de tous les signaux, est celui qui ne trompe pas. Du réel donc, et, je vous l’ai dit, d’un mode irré­ductible sous lequel ce réel se présente dans l’expérience, tel est ce dont l’angoisse est le signal ; tel est à l’instant, au point où nous en sommes, le guide, le fil conducteur auquel je vous demande de vous tenir pour voir où il nous mène. Ce réel et sa place, c’est exactement celui dont, avec le sup­port du signe, de la barre, peut s’inscrire l’opération qu’on appelle arithmétiquement de la division.

Je vous ai déjà appris à situer le procès de la subjectivation pour autant que c’est au lieu de l’Autre, sous les espèces primaires du signi­fiant, que le sujet a à se constituer, au lieu de l’Autre et sur le donné de ce trésor du signifiant déjà constitué

dans l’Autre et aussi essentiel à tout avènement de la vie humaine que tout ce que nous pouvons concevoir de l’Umwelt naturel. C’est par rapport au trésor du signifiant qui, d’ores et déjà, l’attend, constitue l’écart où il a à se situer, que le sujet, le sujet à ce niveau mythique qui n’existe pas encore, qui n’existe que partant du signifiant qui lui est antérieur, qui est par rapport à lui constituant, que le sujet fait cette première opération interrogative, dans A, si vous voulez, combien de fois S ? Et l’opération étant ici posée d’une certaine façon qui est ici dans le A marqué de cette interrogation, ici appa­raît, différence entre ce A réponse et le A donné, quelque chose qui est le reste, l’irréductible du sujet, c’est a ; a est ce qui reste d’irréductible dans cette opération totale d’avènement du sujet au lieu de l’Autre, et c’est de là qu’il va prendre sa fonction. Le rapport de ce a à l’S, le a en tant qu’il est jus­tement ce qui représente le S de façon réelle et irréductible, ce a sur S, a/S, c’est cela qui boucle l’opération de la division, ce qui, en effet, puisque A, si l’on peut dire, c’est quelque chose qui n’a pas de commun dénominateur, qui est hors du commun dénominateur, entre le a et le S. Si nous voulons, conventionnellement, boucler l’opération quand même, qu’est-ce que nous faisons ? Nous mettons au numérateur le reste, а, au dénominateur le divi­seur, le S. C’est équivalent au а sur S : S

Ce reste, donc, en tant qu’il est la chute, si l’on peut dire, de l’opération subjective, ce reste, nous у reconnaissons, ici, structuralement, dans une analyse calculatrice, l’objet perdu ; c’est ça а quoi nous avons affaire, d’une part dans le désir, d’autre part dans l’angoisse. Nous у avons affaire dans l’angoisse, si l’on peut dire, logiquement, antérieurement au moment où nous у avons affaire dans le désir. Et, si vous voulez, pour connoter ces trois étages de cette opération, nous dirons qu’il у а ici un Х que nous ne pou­vons nommer que rétroactivement, qui est а proprement parler l’abord de l’Autre, la visée essentielle où le sujet а а se poser et dont je dirai le nom par après. Nous avons ici le niveau de l’angoisse, pour autant qu’il est constitu­tif de l’apparition de la fonction а, et c’est au troisième terme qu’apparaît le $ comme sujet du désir.

Pour illustrer maintenant, faire vivre cette abstraction sans doute extrê­me que je viens d’articuler, je vais vous ramener а l’évidence de l’image et ceci, bien sûr, d’autant plus légitimement que c’est d’image qu’il s’agit, que cet irréductible du а est de l’ordre de l’image. Celui qui а possédé l’objet du désir et de la loi, celui qui а joui de sa mère, Œdipe pour le nommer, fait ce pas de plus, il voit ce qu’il а fait. Vous savez ce qui alors arrive. Quel mot choisir, comment dire ce qui est de l’ordre de l’indicible, ce dont, pourtant, je veux pour vous, faire surgir l’image. Qu’il voie ce qu’il а fait а pour conséquence qu’il voit, voilà le mot devant lequel je bute, l’instant d’après ses propres yeux boursouflés de leur tumeur vitreuse, au sol, un confus amas d’ordures puisque — comment le dire ainsi ? — puisque pour les avoir arrachés de ses orbites, ses yeux, il а bien évidemment perdu la vue. Et pourtant, il n’est pas sans les voir, les voir comme tels, comme l’objet-cause enfin dévoilé de la dernière, l’ultime, non plus coupable, mais hors des limites, concupiscence, celle d’avoir voulu savoir. La tradition dit même que c’est а partir de ce moment qu’il devient vraiment voyant. А Colone, il voit aussi loin qu’on peut voir et si loin en avant qu’il voit le futur destin d’Athènes.

Qu’est-ce que le moment de l’angoisse ? Est-ce que c’est le possible de ce geste par où Oedipe peut s’arracher les yeux, en faire ce sacrifice, cette offre, rançon de l’aveuglement où s’est accompli son destin? Est-ce cela l’angoisse, la possibilité, disons, qu’a l’homme de se mutiler? Non, c’est proprement ce que, par cette image, je m’efforce de vous désigner, c’est qu’une impossible vue vous menace de vos propres yeux par terre. C’est là, je crois, la clé la plus sûre que vous pourrez toujours retrouver, sous quelque mode d’abord que se présente pour vous le phénomène de l’an­goisse.

Et puis, si expressive, si provocante que soit, si l’on peut dire, l’étroites­se de la localité que je vous désigne comme étant ce qui est cerné par l’an­goisse, apercevez-vous bien que cette image, ce n’est pas par quelque pré­ciosité de son choix qu’elle se trouve la comme hors des limites, ce n’est pas un choix excentrique; il est, une fois que je vous le désigne, bel et bien cou­rant de le rencontrer. Allez dans la première exposition actuellement ouver­te au public, au Musée des Arts Décoratifs, et vous verrez deux Zurbaran, l’un de Montpellier, l’autre d’ailleurs, qui représentent, je crois, Lucie et Agathe, avec chacune qui, ses yeux dans un plat, qui, la paire de ses seins. Martyr, ce qui veut dire témoin de ce qu’on voit ici; d’ailleurs, ce n’est pas, comme je vous le disais, le possible, а savoir que ces yeux soient dénucléés, que ces seins soit arrachés, qui est l’angoisse. Car, а la vérité, chose qui méri­te aussi d’être remarquée, ces images chrétiennes ne sont pas spécialement mal tolérées, malgré que certains, pour des raisons qui ne sont pas toujours les meilleures, fassent а leur endroit la petite bouche, – Stendhal, parlant de San Stefano il Rotondo, а Rome -, trouvent que ces images qui sont sur les murs sont dégoûtantes. Assurément, elles sont а l’endroit donné, assez dépourvues d’art, pour qu’on soit introduit, je dois dire, un peu plus vive­ment а leur signification. Mais ces charmantes personnes que nous présen­te Zurbaran, elles, а nous présenter sur un plat ces objets, ne nous présen­tent rien d’autre que ce qui peut faire а l’occasion, et nous ne nous en pri­vons pas, l’objet de notre désir. D’aucune façon ces images ne nous intro­duisent, je pense, pour ce qui est commun d’entre nous, а l’ordre de l’an­goisse.

Pour ceci, il conviendrait qu’il у fût concerné plus personnellement, qu’il fût sadique ou masochiste, par exemple, а partir du moment où il s’agirait d’un vrai masochiste, d’un vrai sadique, ce qui ne veut pas dire quelqu’un qui peut avoir des fantasmes que nous épinglons sadiques ou masochistes, pour peu qu’ils reproduisent la position fondamentale du sadique ou du masochiste, le vrai sadique, pour autant que nous pouvons repérer, coordonner, construire sa condition essentielle, le vrai masochiste, pour autant que nous nous trouvons, par repérage, élimination successive, nécessité de pousser plus loin le plan de sa position que de ce qui nous est donné par d’autres comme Erlebnis, Erlebnis plus homogène elle-même, Erlebnis du névrosé, mais Erlebnis qui n’est que référence, dépendance, image de quelque chose au-delà qui fait la spécificité de la position perver­se et où le névrosé prend en quelque sorte référence et appui pour des fins sur lesquelles nous reviendrons.

Essayons donc de dire ce que nous pouvons présumer de ce qu’est cette position sadique ou masochiste, ce que les images de Lucie et Agathe peu­vent vraiment intéresser; la clé en est l’angoisse. Mais il faut la chercher, savoir pourquoi. Le masochiste – je vous l’ai dit la dernière fois – quelle est sa position ? Qu’est-ce que masque, а lui, son fantasme ? d’être objet d’une jouissance de l’Autre qui est sa propre volonté de jouissance, car après tout, le masochiste ne rencontre pas, comme un apologue humoris­tique déjà cité ici vous le rappelle, forcément son partenaire. Qu’est-ce que cette position d’objet masque, si ce n’est de rejoindre lui-même, de se poser dans la fonction de la loque humaine, de ce pauvre déchet de corps, séparé, qui nous est ici présenté ? Et c’est pourquoi je dis que la visée de la jouis­sance de l’Autre, c’est une visée fantasmatique. Ce qui est cherché, c’est chez l’Autre la réponse а cette chute essentielle du sujet dans sa misère der­nière et qui est l’angoisse. Où est cet autre dont il s’agit? C’est bien la pour­quoi а été produit dans ce cercle le troisième terme, toujours présent dans la jouissance perverse; l’ambiguïté profonde où se situe une relation en apparence sexuelleе, se retrouve ici. Car aussi bien cette angoisse, il faut vous faire sentir où j’entends vous l’indiquer. Nous pourrions dire – et la chose est suffisamment mise en relief par toutes sortes de traits de l’histoire – qui, cette angoisse qui est la visée aveugle du masochiste, car son fantasme la lui masque, elle n’en est pas moins, réellement, ce que nous pourrions appeler l’angoisse de Dieu.

Est-ce que j’ai besoin de faire appel au mythe chrétien le plus fondamen­tal pour donner corps а tout ce qu’ici j’avance, а savoir, que si toute l’aven­ture chrétienne n’est pas engagée sur cette tentative centrale, inaugurale, incarnée par un homme dont toutes les paroles sont encore а réentendre, d’être celui qui а poussé les choses jusqu’au dernier terme d’une angoisse qui ne trouve son véritable cycle qu’au niveau de celui pour lequel est instauré le sacrifice, c’est-à-dire au niveau du père. Dieu n’a pas d’âme. Ça, c’est bien évident. Aucun théologien n’a encore songé а lui en attribuer une. Pourtant, le changement total, radical, de la perspective du rapport а Dieu а com­mencé avec un drame, une passion, où quelqu’un s’est fait l’âme de Dieu. Car c’est, pour situer aussi la place de l’âme а ce niveau а, de résidu d’objet chu, dont il s’agit essentiellement, qu’il n’y а pas de conception vivante de l’âme, avec tout le cortège dramatique où cette notion apparaît et fonction­ne dans notre aire culturelle, sinon accompagnée, justement de la façon la plus essentielle de cette image de la chute.

Tout ce qu’articule Kierkegaard n’est rien que référence а ces grands repères structuraux. Alors, maintenant, observez que j’ai commencé par le masochiste, c’était le plus difficile, mais aussi bien c’était celui qui évitait les confusions. Car on peut mieux comprendre ce que c’est que le sadique; le piège qu’il у а là а n’en faire que le retournement, l’envers, la position inversée de celle du masochiste, а moins qu’on procède, c’est ce qui se fait d’habitude, en sens contraire. Chez le sadique, l’angoisse est moins cachée. Elle l’est même si peu qu’elle vient en avant dans le fantasme, lequel, si on l’analyse, fait de l’angoisse de la victime une condition tout а fait exigée. Seulement, c’est cela même qui doit nous mettre en méfiance. Ce que le sadique cherche dans l’Autre – car il est bien clair que, pour lui, l’Autre existe, et que ce n’est pas parce qu’il le prend pour objet que nous devons dire qu’il у а la je ne sais quelle relation que nous appelle­rions immature, ou encore, comme on s’exprime, prégénitale, l’Autre est absolument essentiel et c’est bien ce que j’ai voulu articuler quand je vous ai fait mon séminaire sur l’Éthique en rapprochant Sade de Kant, l’essen­tielle mise а la question de l’Autre qui va jusqu’à simuler, et non par hasard, les exigences de la loi morale, qui sont bien la pour nous montrer que la référence а l’Autre, comme tel, fait partie de sa visée, – qu’est-ce qu’il у cherche ? C’est ici que les textes, les textes que nous pouvons rete­nir, je veux dire ceux qui donnent quelques prises а une suffisante critique, prennent leur prix,. bien sûr, leur prix signalé par l’étrangeté de tels moments, de tels détours qui, en quelque sorte, se détachent, détonnent par rapport au fil suivi. Je vous laisse а rechercher dans Juliette, voire dans Les 120 journées, ces quelques passages où les personnages, tout occupés а assouvir sur ces victimes choisies leur avidité de tourments, entrent dans cette bizarre, singulière et curieuse transe, je vous le répète, plusieurs fois indiquée dans le texte de Sade, et qui s’exprime en ces mots étranges en effet qu’il me faut bien ici articuler : « J’ai eu, s’écrie le tourmenteur, j’ai eu la peau du con ».

Ce n’est pas là trait qui va de soi dans le sillon de l’imaginable, et le carac­tère privilégié, le moment d’enthousiasme, le caractère de trophée suprême, brandi au sommet du chapitre, est quelque chose qui, je crois, est suffisam­ment indicatif de ceci, c’est que quelque chose est cherché qui est en sorte l’envers du sujet, ce qui prend ici sa signification de ce trait de gant retour­né que souligne l’essence féminine de la victime. C’est du passage а l’exté­rieur de ce qui est le plus caché qu’il s’agit; mais observons, en même temps, que ce moment est en quelque sorte indiqué dans le texte lui-même comme étant totalement impénétré par le sujet, laissant justement ici, masqué, le trait de sa propre angoisse. Pour tout dire, s’il у а quelque chose qui évoque aussi bien ce peu de lumière que nous pouvons avoir sur la relation vérita­blement sadique, que la forme des textes explicatifs où s’en déplore le fan­tasme, s’il у а quelque chose qu’il nous suggère, c’est en quelque sorte le caractère instrumental а quoi se réduit la fonction de l’agent. Ce qui, en quelque sorte dérobe, sauf en éclair, la visée de son action, c’est le caractère de travail de son opération. Lui aussi а rapport а Dieu, c’est ce qui s’étale partout dans le texte de Sade. Il ne peut avancer d’un pas sans cette référen­ce а l’être suprême en méchanceté, dont il est aussi clair pour lui que pour celui qui parle, que c’est de Dieu dont il s’agit. Il se donne, lui, un mal fou, considérable, épuisant, jusqu’à manquer son but, pour réaliser ce que – Dieu merci, c’est le cas de le dire, Sade nous épargne d’avoir а reconstruire, car il l’articule comme tel – pour réaliser la jouissance de Dieu.

Je pense vous avoir montré, ici, le jeu d’occultation par quoi angoisse et objet, chez l’un et chez l’autre, sont amenés а passer au premier plan, l’un aux dépens de l’autre terme, mais en quoi aussi, dans ces structures, se désigne, se dénonce, le lien radical de l’angoisse а cet objet en tant qu’il choit. Par la même, sa fonction essentielle est approchée, sa fonction décisi­ve de reste du sujet, le sujet comme réel. Assurément ceci nous invite а revoir, а mettre plus d’accent sur la réalité de ces objets. Et en passant à ce chapitre suivant, je ne peux manquer de remarquer а quel point ce statut réel des objets, déjà pourtant par nous repérés, а été laissé de côté, mal défi­ni par des gens qui se veulent pourtant, pour vous, des références ou des repères biologisants de la psychanalyse.

Est-ce que ce n’est pas l’occasion de s’apercevoir d’un certain nombre de traits qui ont leur relief, et où je voudrais, comme je le peux et en poussant ma charrue devant moi, vous introduire. Car les seins, puisque nous les avons là par exemple sur le plat de la Sainte Agathe, est-ce que ce n’est pas une occasion de réfléchir, puisque – déjà on l’a dit depuis longtemps – l’angoisse apparaît dans la séparation, mais alors, nous le voyons bien, si ce sont des objets séparables, ils ne sont pas séparables par hasard comme là patte d’une sauterelle, ils sont séparables parce qu’ils ont déjà, si je puis dire, très suffisamment, anatomiquement un certain caractère plaqué, ils sont la, accrochés. Ce caractère très particulier de certaines parties anatomiques qui spécifient tout а fait un secteur de l’échelle animale, celui qu’on appelle pré­cisément, non sans raison, les mammifères. C’est même assez curieux qu’on se soit aperçu du caractère tout а fait essentiel, signifiant а proprement par­ler, de ce trait, car enfin il semble qu’il у а des choses plus structurales que les mammes pour désigner un certain groupe d’animal qui а bien d’autres traits d’homogénéité par où on pourrait le désigner. On а choisi ce trait, sans doute n’a-t-on pas eu tort. Mais c’est bien un des cas où l’on voit le fait que l’esprit d’objectivation n’est pas lui-même sans être influencé par la pré­gnance des fonctions psychologiques, je dirais, pour me faire entendre de ceux qui n’auraient pas encore compris, certain trait de la prégnance qui n’est pas simplement significatif, qui induit en nous certaines significations où nous sommes les plus engagés. Vivipare – ovipare, division vraiment faite pour embrouiller, car tous les animaux sont vivipares puisqu’ils engendrent des veufs dans lesquels il у а un vivant, et tous les animaux sont ovipares puisqu’il n’y а pas de vivipare qui n’ait viviparé а l’intérieur d’un oeuf.

Mais pourquoi ne pas donner vraiment toute son importance а ce fait tout а fait analogique par rapport а ce sein dont je vous parlais tout а l’heu­re, que, pour les neufs qui ont un certain temps de vie intra-utérine, il у а cet élément irréductible а la division de l’œuf en lui-même, qui s’appelle le pla­centa, qu’il у а la aussi quelque chose de plaqué, et que, pour tout dire, ce n’est pas tellement l’enfant qui pompe la mère de son lait, c’est le sein, de même que c’est l’existence du placenta qui donne а la position de l’enfant а l’intérieur du corps de la mère, ses caractères, parfois manifestes sur le plan de la pathologie, de nidation parasitaire; vous voyez où j’entends mettre l’accent, sur le privilège, а un certain niveau, d’éléments que nous pouvons qualifier d’ambocepteurs.

De quel côté est ce sein ? Du côté de ce qui suce ou du côté de ce qui est sucé ? Et, après tout, je ne fais rien la que de vous rappeler ce а quoi effec­tivement la théorie analytique а été amenée, c’est-à-dire а parler, je ne dirai pas indifféremment, mais avec ambiguïté dans certaines phrases, du sein ou de la mère, bien sûr en soulignant que ce n’est pas la même chose. Mais est ce bien tout dire que de qualifier le sein d’objet partiel ? Quand je dis ambo­cepteur, je souligne qu’il est aussi nécessaire d’articuler le rapport du sujet maternel au sein, que le rapport du nourrisson au sein. La coupure ne passe pas, pour les deux, au même endroit; il у а deux coupures si distantes qu’elles laissent même pour les deux des déchets différents, car la coupure du cordon pour l’enfant laisse séparée de lui une chute qui s’appelle les enveloppes. Cela est homogène а lui et continue avec son ectoderme et son endoderme. Le placenta n’est pas tellement intéressé а l’affaire. Pour la mère, la coupure se place au niveau de la chute du placenta, c’est même pour ça qu’on appelle ça des caduques, et la caducité de cet objet а est la ce qui fait sa fonction. Eh! bien, tout ceci n’est pas fait tout de suite pour vous amener а réviser certaines des relations déduites, déduites imprudemment d’un brossage hâtif, de ce que j’appelle une ligne de séparation où se pro­duit la chute, le niederfallen typique de l’approche d’un а, pourtant plus essentiel au sujet que toute autre part de lui-même.

Mais, pour l’instant, pour vous faire naviguer tout droit sur ce qui est essentiel, а savoir vous apercevoir ou cette interrogation se transporte, au niveau de la castration – car la castration, là aussi nous avons affaire а un organe – avant de nous en tenir а la menace de castration, c’est-à-dire ce que j’ai appelé le geste possible, est-ce que nous ne pouvons pas, analogi­quement а l’image que j’ai produite aujourd’hui devant vous, chercher si déjà nous n’avons pas l’indication que l’angoisse est а placer ailleurs ? Car un phallus, puisqu’on se gargarise toujours de biologie, avec un caractère d’incroyable légèreté dans l’abord, un phallus n’est pas limité а ce champ des mammifères. Il у а des tas d’insectes diversement répugnants de la blat­te au cafard, qui ont quoi ? des dards. Ça va très loin, en effet, chez l’animal, le dard. Le dard, c’est un instrument, et dans beaucoup de cas – je ne vou­drais pas faire un cours d’anatomie comparée aujourd’hui, je vous prie de vous référer aux auteurs, а l’occasion) e vous les indiquerai – le dard, c’est un instrument, ça sert а accrocher. Nous ne connaissons rien des jouissances amoureuses de la blatte et du cafard. Rien n’indique pourtant qu’ils en soient privés. I1 est même assez probable que jouissance et conjonction sexuelle sont toujours dans le rapport le plus étroit.

Et qu’importe! Notre expérience, à nous hommes, et l’expérience que nous pouvons présumer être celle des mammifères qui nous ressemblent le plus, conjoignent le lieu de la jouissance et l’instrument, le dard. Alors que nous prenons la chose pour allant de soi, rien n’indique que même là où l’instrument copulatoire est un dard ou une griffe, un objet d’accrochage, en tout cas un objet, ni tumescent, ni détumesciЫe, la jouissance soit liée а la fonction de l’objet.

Que la jouissance, l’orgasme chez nous, pour nous limiter а nous, coïn­cide avec, si je puis dire, la mise hors du combat ou la mise hors du jeu de l’instrument par la détumescence, est quelque chose qui mérite tout а fait que nous ne la tenions pas pour quelque chose, si je puis dire, qui est, comme s’exprime Goldstein, dans la Wesenheit, dans 1’essentialité de l’or­ganisme. Cette coïncidence d’abord n’a rien de rigoureux а partir du moment où on у songe; ensuite, elle n’est pas, si je puis dire, dans la natu­re des choses de l’homme. En fait, qu’est-ce que nous voyons avec là pre­mière intuition de Freud sur une certaine source de l’angoisse ? le coïtus interruptus. C’est justement le cas où, par la nature même des opérations en cours, l’instrument est mis au jour dans sa fonction soudain déchue de l’ac­compagnement de l’orgasme, en tant que l’orgasme est supposé signifier une satisfaction commune.

Je laisse cette question en suspens. Je dis simplement que l’angoisse est promue par Freud dans sa fonction essentielle, là justement où l’accompa­gnement de la montée orgastique avec ce qu’on appelle la mise en exercice de l’instrument, est justement disjoint. Le sujet peut en venir а l’éjaculation, mais c’est une éjaculation au dehors et l’angoisse est justement provoquée par ce fait qui est mis en valeur, par ceci que j’ai appelé tout а l’heure la mise hors du jeu de l’appareil, de l’instrument de la jouissance. La subjectivité, si vous voulez, est focalisée sur la chute du phallus. Cette chute du phallus, elle existe aussi bien dans l’orgasme accompli normalement. C’est justement là-dessus que mérite d’être retenue l’attention, pour mettre en valeur une des dimensions de la castration.

Comment est vécue la copulation entre homme et femme? C’est là ce qui permet а la fonction de la castration, а savoir au fait que le phallus est plus significatif dans le vécu humain par sa chute, par sa possibilité d’être objet chu que par sa présence, c’est là ce qui désigne la possibilité de la place de la castration dans l’histoire du désir. Ceci, il est essentiel de le mettre en valeur. Car sur quoi ai-je terminé la dernière fois, sinon à vous dire, tant que le désir n’est pas situé structuralement, n’est pas distingué de la dimension de la jouissance, tant que la question n’est pas de savoir quel est le rapport et s’il у а un rapport pour chaque partenaire entre le désir, nommément le désir de l’Autre, et la jouissance, toute l’affaire est condamnée а l’obscurité.

Le plan de clivage, grâce à Freud, nous l’avons. Cela seul est miraculeux. Dans la perception ultra-précoce que Freud а eue de son caractère essen­tiel, nous avons la fonction de la castration comme intimement liée aux traits de l’objet caduc, de la caducité comme la caractérisant essentielle­ment. C’est seulement à partir de cet objet caduc que nous pourrons voir ce que veut dire qu’on ait parlé d’objet partiel. En fait, je vous le dis tout de suite, l’objet partiel, c’est une invention du névrosé, c’est un fantasme. C’est lui qui en fait un objet partiel. Pour ce qui est de l’orgasme et de son rapport essentiel avec la fonction que nous définissons de la chute, du plus réel du sujet, est-ce que vous n’en avez pas eu, ceux qui ont ici une expé­rience d’analyste, plus d’une fois le témoignage? Combien de fois vous aura-t-il été dit qu’un sujet aura eu, je ne dis pas son premier, mais un de ses premiers orgasmes au moment où il fallait rendre en toute hâte la copie d’une composition ou d’un dessin qu’il fallait rapidement terminer, et ou l’on ramassait quoi ? son oeuvre, ce sur quoi il était absolument attendu а ce moment-là, quelque chose à arracher de lui, – ramassage des copies, à ce moment-là, il éjacule, – il éjacule au sommet de l’angoisse bien sûr.

Quand on nous parle de la fameuse érotisation de l’angoisse, est-ce qu’il n’est pas d’abord nécessaire de savoir quels rapports а, d’ores et déjà, l’angoisse avec l’Éros ? Quels sont les versants respectifs de cette angoisse du côté de la jouissance et du côté du désir. C’est ce que nous essaierons de dégager la prochaine fois.

Print Friendly, PDF & Email