mardi, mai 7, 2024
Recherches Lacan

Les écrits Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste 1964

Les chiffres indiquent les numéros de page de l’édition originale

p 851 – Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste

1964

 

La pulsion1, telle qu’elle est construite par Freud, à partir de l’expérience de l’inconscient, interdit à la pensée psychologisante ce recours à l’instinct où elle masque son ignorance par la supposition d’une morale dans la nature.

La pulsion, on ne le rappellera jamais assez à l’obstination du psychologue qui, dans son ensemble et per se, est au service de l’exploitation technocratique, la pulsion freudienne n’a rien à faire avec l’instinct (aucune des expressions de Freud ne permet la confusion).

La libido n’est pas l’instinct sexuel. Sa réduction, à la limite, au désir mâle, indiquée par Freud, suffirait à nous en avertir. La libido dans Freud est une énergie susceptible d’une quantimétrie d’autant plus aisée à introduire en théorie qu’elle est inutile, puisque seuls y sont reconnus certains quanta de constance. Sa couleur sexuelle, si formellement maintenue par Freud comme inscrite au plus intime de sa nature, est couleur-de-vide suspendue dans la lumière d’une béance.

Cette béance est celle que le désir rencontre aux limites que lui impose le principe dit ironiquement du plaisir, pour être

 

1. Ceci est le résumé de nos interventions à un remarquable colloque convoqué à Rome par le professeur Enrico Castelli. Deuxième d’une série sur le thème des problèmes introduits dans l’éthique par les effets de la science – qu’Enrico Castelli s’entend admirablement à dresser en apories questionneuses.

Ce colloque s’est tenu, sous le titre de : Technique et casuistique, du 7 au 12 janvier 1964 à l’Université de Rome.

Nous avons évité d’y livrer trop tôt à une diffusion qui n’eût pas été contrôlable, ce que nous avons articulé depuis sur la pulsion, à nos conférences de l’École Normale Supérieure qui ont commencé quelques jours après.

Ce texte a été donné aux Atti du colloque pour y résumer notre communication et nos interventions.

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DU « TRIEB » DE FREUD

renvoyé à une réalité qui, elle, on peut le dire, n’est ici que champ de la praxis.

C’est de ce champ justement que le freudisme coupe un désir dont le principe se trouve essentiellement dans des impossibilités.

Tel est le relief que le moraliste eût pu y relever, si notre temps n’était pas aussi prodigieusement tourmenté d’exigences idylliques.

C’est ce que veut dire la référence constante chez Freud aux Wunschgedanken (wishful thinking) et à l’omnipotence de la pensée ce n’est pas la mégalomanie qui est dénoncée, c’est la conciliation des contraires.

Ceci pourrait vouloir dire que Vénus est proscrite de notre monde : déchéance théologique.

Mais Freud nous révèle que c’est grâce au Nom-du-Père que l’homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l’agression contre le Père est au principe de la Loi et que la Loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste.

Car l’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit, que la crise de l’Œdipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même.

Le psychologue a aussitôt détourné cette découverte à contresens pour en tirer une morale de la gratification maternelle, une psychothérapie qui infantilise l’adulte, sans que l’enfant en soit mieux reconnu.

Trop souvent le psychanalyste prend cette remorque. Qu’élude-t-on ici ?

Si la crainte de la castration est au principe de la normalisation sexuelle, n’oublions pas qu’à porter sans doute sur la transgression qu’elle prohibe dans l’Œdipe elle y affecte tout autant l’obéissance, en l’arrêtant sur sa pente homosexuelle.

C’est donc plutôt l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir. Le désir est désir de désir, désir de l’Autre, avons-nous dit, soit soumis à la Loi.

(C’est le fait que la femme doive en passer par la même dialectique – alors que rien ne semble l’y obliger : il lui faut perdre ce qu’elle n’a pas – qui nous met la puce à l’oreille : en nous permettant d’articuler que c’est le phallus par défaut, qui fait

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DU « TRIER » DE FREUD

le montant de la dette symbolique : compte débiteur quand on l’a, – quand on ne l’a pas, créance contestée.)

La castration est le ressort tout à fait nouveau que Freud a introduit dans le désir, donnant au manque du désir le sens resté énigmatique dans la dialectique de Socrate, quoique conservé dans la relation du Banquet.

Dès lors l’agalma de l’éros s’avère le principe par quoi le désir change la nature de l’amant. Dans sa quête, Alcibiade vend la mèche de la tromperie de l’amour, et de sa bassesse (aimer, c’est vouloir être aimé) à quoi il était prêt à consentir.

Il ne nous a pas été permis, dans le contexte du débat, de pousser les choses jusqu’à démontrer que le concept de la pulsion la représente comme un montage.

Les pulsions sont nos mythes, a dit Freud. Il ne faut pas l’entendre comme un renvoi à l’irréel. C’est le réel qu’elles mythifient, à l’ordinaire des mythes : ici qui fait le désir en y reproduisant la relation du sujet à l’objet perdu.

Les objets à passer par profits et pertes ne manquent pas pour en tenir la place. Mais c’est en nombre limité qu’ils peuvent tenir un rôle que symboliserait au mieux l’automutilation du lézard, sa queue larguée dans la détresse. Mésaventure du désir aux haies de la jouissance, que guette un dieu malin.

Ce drame n’est pas l’accident que l’on croit. Il est d’essence car le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose.

Ce que le sujet en reçoit d’écartèlement pluralisant, c’est à quoi s’applique la seconde topique de Freud. Occasion de plus à ne pas voir ce qui devrait y frapper, c’est que les identifications s’y déterminent du désir sans satisfaire la pulsion.

Ceci pour la raison que la pulsion divise le sujet et le désir, lequel désir ne se soutient que du rapport qu’il méconnaît, de cette division à un objet qui la cause. Telle est la structure du fantasme.

Dès lors quel peut être le désir de l’analyste? Quelle peut être la cure à laquelle il se voue?

Va-t-il tomber dans la prêcherie qui fait le discrédit du prêtre dont les bons sentiments ont remplacé la foi, et assumer comme lui une « direction » abusive?

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DU « TRIEB » DE FREUD

On ne saurait ici que remarquer qu’à ce libertin près qu’était le grand comique du siècle du génie, on n’y a pas, non plus qu’au siècle des lumières, attenté au privilège du médecin, non moins religieux pourtant que d’autres.

L’analyste peut-il s’abriter de cette antique investiture, quand, laïcisée, elle va à une socialisation qui ne pourra éviter ni l’eugénisme, ni la ségrégation politique de l’anomalie?

Le psychanalyste prendra-t-il la relève, non d’une eschatologie, mais des droits d’une fin première?

Alors, quelle est la fin de l’analyse au-delà de la thérapeutique? Impossible de ne pas l’en distinguer quand il s’agit de faire un analyste.

Car, nous l’avons dit sans entrer dans le ressort du transfert, c’est le désir de l’analyste qui au dernier terme opère dans la psychanalyse.

Le style d’un congrès philosophique porte, semble-t-il, plutôt chacun à faire valoir sa propre imperméabilité.

Nous n’y sommes pas plus inapte qu’un autre, mais dans le champ de la formation psychanalytique, ce procédé de déplacement fait la cacophonie de l’enseignement.

Disons que j’y lie la technique à la fin première.

Nous avons regretté en concluant que, dans l’ensemble, soit restée à l’écart la question qui est celle, profonde, d’Enrico Castelli. Le nihilisme ici (et le reproche de nihilisme) ont eu bon dos pour nous garder d’affronter le démoniaque, ou l’angoisse, comme on voudra.

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