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Recherches Lacan

autres textes 1974-03-30 Alla Scuola Freudiana

1974-03-30 Alla Scuola Freudiana

Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974, suivie d’une série de questions préparées à l’avance, en vue de cette discussion, et datées du 25 mars 1974. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, pp. 104-147.

 

(104)Dites-moi, comment est-ce qu’il faut que je parle en français ?

est-ce qu’il faut que je fasse très attention à bien articuler, ou bien est-ce que peut-être vous êtes tous capables d’entendre, comme ça, à mi-voix, ce que je peux avoir à dire…

Est-ce qu’ils veulent en somme que je… que j’articule très bien…

Levez la main, écoutez, dépêchons-nous.

Bon. Voilà.

Alors, je suis à votre disposition pour répondre à vos questions. J’ai déjà là des questions… dont je suis très content parce que c’est des questions qui prouvent que…

est-ce que je parle suffisamment haut ?…

oui

ça va ?

c’est des questions qui… qui prouvent que vous avez vraiment bien travaillé avec Contri, je veux dire travaillé les choses que j’ai écrites, donc je suis très content de ces questions.

Alors… comme il faut bien que quelqu’un mette les choses en train… je vais dire un certain nombre de choses… je vais dire un certain nombre de choses qui ne répondent pas tout de suite à toutes les questions, parce que ça serait très long… je vais dire un certain nombre de choses que je vais tâcher d’éclairer… d’éclairer dans leur portée exacte. Ce que j’attends, c’est le minimum de ce que je puisse attendre pour m’être dérangé, n’est-ce pas ?

Je ne suis pas ici pour faire du tourisme ni même non plus pour me reposer – ce sont deux choses différentes, n’est-ce pas, le tourisme et le repos.

Mais je suis ici parce que ce que j’attends c’est que (105)quelque chose se produise en Italie, à savoir qu’un certain nombre de gens ici soient, soient je dis, – c’est le verbe es-se-re – soient analysés.

Mais ça ne dépend pas de moi. Pour être analyste, ce qui est une position très difficile quoique tout à fait conditionnée par le point où nous en sommes, je veux dire que…

Bonjour !

Venez près de moi, Fachinelli. Venez. Venez, je voudrais vous voir là. Fachinelli est, en somme, la première personne, qui m’a lu en Italie et à qui ça a fait quelque chose.

Alors… pour que vous soyez analystes, je ne peux pas du tout le vouloir à votre place. Ça doit venir de chacun.

Il y a… il peut y avoir quelqu’un qui veuille être analyste… c’est une chose dont certainement il y a demande, d’analystes. Je vous expliquerai pourquoi après. Enfin, ça va venir, pourquoi il y a demande – mais ce n’est absolument pas une raison pour que quiconque y réponde.

Puisque, je viens de vous le dire, c’est une position quasiment impossible.

Donc je ne peux pas le vouloir à votre place. Il faut que ça soit chaque personne qui se tâte là-dessus et qui se décide à vouloir l’être.

Je ne fais, pour qu’il y ait des analystes, aucune propagande.

Je ne vois absolument pas pourquoi…

Ce n’est pas du tout qu’on n’ait pas besoin d’analystes, en Italie.

On en a sûrement besoin, pour la raison qu’en Italie on est au même point… que ce point que je vais essayer de définir.

Je vais vraiment essayer de définir pourquoi les choses en sont à ce qu’on ait besoin d’analystes. C’est sûrement vrai pour l’Italie comme partout, d’ailleurs.

Ce n’est pas une raison pour qu’il y en ait… je veux dire que quelqu’un se dévoue à cette place.

Donc, je ne fais aucune propagande… Le mot de propagande est vraiment associé, depuis longtemps, à l’idée de foi… enfin, de propaganda, c’est comme ça, que le mot est né, de propaganda fide.

Il y a non plus aucun besoin d’avoir la foi. Je ne vois même pas, quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous (106)dire, quelle foi vous pourrez avoir pour être analystes.

 

Il y a une nécessité, au point où nous en sommes venus, une nécessité, c’est ce que je dis, à ce qu’il y ait des analystes.

Cette nécessité est liée à quelque chose qui est de l’ordre…

… on s’est aperçu depuis longtemps que le nécessaire était lié à ce que je vais dire : à savoir que c’est de l’ordre…

… c’est de l’ordre qu’il y a quelque chose qui est devenu impossible…

… quelque chose qui est devenu impossible dans la vie, la vie quotidienne des seules gens que nous connaissions, dont nous sachions certainement qu’ils parlent, à savoir ce qu’on appelle généralement les hommes.

Il y a quelque chose qui est devenu impossible du fait d’un certain envahissement… quelque chose que je pointe comme le réel.

Nos rapports avec le réel… – … quand je dis « nos » je parle des êtres parlants – il y a quelque chose qui est devenu impossible d’une sorte d’envahissement du réel qui nous échappe peut-être, mais qui est devenu extrêmement incommode.

Le réel par la science s’est mis à foisonner… je veux dire que même la façon dont est faite cette table est quelque chose qui a une tout autre insistance que ça a jamais pu avoir dans la vie antérieure des hommes.

J’ai fait allusion à ça à Rome il y a huit jours… je demande pardon à ceux qui n’ont pas pu venir à ce moment-là…

Le réel est devenu d’une présence qu’il n’avait pas avant à cause du fait qu’on s’est mis à fabriquer un tas d’appareils qui nous dominent, comme ça ne s’était jamais produit auparavant.

C’est uniquement à cause de cela que nous en sommes poussés à considérer que l’analyse, c’est la seule chose qui puisse nous permettre de survivre au réel.

L’homme a toujours eu très bien le sens de ce qu’il pouvait atteindre de réel. Il en a toujours eu une idée très précise.

Le réel, c’est la seule catégorie dont il puisse savoir quelque chose, et c’est exactement pour ça qu’il a commencé par s’intéresser… si vous avez le moindre aperçu de ce que c’est que l’histoire du savoir, vous (107)devez tout de même savoir qu’il a commencé à s’intéresser au ciel – ce qui est une chose bizarre, parce qu’il aurait pu commencer à s’intéresser à la terre.

Il tout de suite très bien compris qu’il ne pouvait s’accrocher qu’au ciel.

Quand je parle du ciel je parle de ce qu’on a appelé longtemps la voûte céleste, à savoir : les choses qui restent toujours dans la même position dans le ciel.

Il a très bien saisi cela : que là il pouvait savoir quelque chose […] c’est à partir du ciel qu’il a fait, si je puis dire, descendre sur la terre des choses qu’il savait faire.

Il a très bien compris que… c’est déjà une chose prodigieuse, n’est-ce pas, complètement prodigieuse qu’il ait tout de suite compris qu’il n’y avait que là qu’il pouvait s’accrocher pour faire ce qu’il n’est arrivé qu’après très longtemps, à savoir toute sorte de petites machines qui, en fin de compte, l’écrasent… l’écrasent parce qu’en fin de compte ce qui se rapporte à sa vie – quand je dis « vie », vous verrez tout à l’heure ce que je veux dire par là – ce qui se rapporte à sa vie, c’est tout autre chose.

Simplement… l’encombrement que ces petites machines apportent dans sa vie, le mettent dans l’urgence de savoir comment il vit.

Naturellement… il ne peut en avoir aucune espèce d’idée, puisque les seules choses qu’il puisse vraiment savoir passent par ailleurs… par ce que j’ai appelé le ciel, qui n’a rien à faire, bien entendu, avec l’idée religieuse du ciel. Elles passent par ailleurs, à savoir par quelque chose auquel il avait accès et, comme il est encombré de tout ce qui lui est revenu de cette considération du ciel, comme il en est véritablement encombré au point que tout peut arriver, il sent le danger… alors on en est arrivé à penser qu’il y avait des gens qu’il fallait aider à vivre, et pour ça on a élucubré un autre savoir, qui essaye quand même de voir le rapport que ça a, la vie, au savoir.

 

… Alors, maintenant je vais entrer dans quelque chose qui a l’air… qui a l’air d’être une philosophie.

Ce que je viens de dire jusqu’à présent, c’est l’évidence, l’évidence que ce n’est pas pour rien que l’analyse – à savoir le besoin qu’ont les gens d’avoir une petite idée de ce qu’ils sont comme êtres vivants – que c’est pas pour rien que ce n’est apparu que de nos jours (108)… de nos jours à cause de cet encombrement du réel.

[…] Ce n’est absolument pas une philosophie, c’est simplement un… un certain repérage, une certaine reconnaissance de ce à quoi il faut s’accorder, ce avec quoi il faut se mettre en résonance, pour remplir cette fonction qui est requise par… disons, quoi ? – le monde moderne.

Requise pour qu’il n’y ait pas trop de gens qui soient écrasés par le réel.

C’est pour ça qu’on a besoin de gens qu’on appelle, tout à fait improprement, des psychologues.

Les psychologues, c’est un héritage, un héritage d’une certaine idée qu’on se fait des rapports de l’homme avec ce qu’on a imaginé être… un monde, à savoir quelque chose qui serait fait pour lui.

Alors, ce que j’essaye d’énoncer c’est ce à partir de quoi… je veux dire le minimum pour que cette pratique soit supportable pour les personnes qui y répondent.

Je veux dire : qui s’offrent, c’est le cas de le dire. Elles s’offrent à remplir cette fonction qui est devenue nécessaire, à savoir pour que les gens aient une petite idée de ce que comporte de survivre à l’entrée d’un réel – d’ailleurs, quand je dis « un réel » je ne fais que de l’histoire – à l’entrée d’un réel qui n’est pas forcément plus réel que n’importe quoi, mais le seul réel qu’ils étaient capables, justement, de faire entrer dans leur vie.

À force de remuer les choses qu’ils n’avaient jamais vraiment pu faire venir que du ciel, ils sont maintenant mangés par le réel.

Le réel, ça ne veut pas dire que c’est vraiment réel… c’est le seul réel auquel ils étaient capables d’accéder.

Maintenant qu’ils l’ont matérialisé, pour appeler les choses par leur nom, ils s’aperçoivent que ça n’a pas beaucoup de rapport avec leur vie de toujours.

Je mets ce mot « vie » entre guillemets parce que ce n’est pas très sûr qu’ils vivent.

La preuve d’ailleurs c’est ce rapport qu’ils ont avec le réel, qui est assurément – maintenant la chose est tangible [batte sul tavolo] – quelque chose de très insupportable.

Alors, j’ai essayé de dire le minimum… le minimum grâce à quoi on pouvait, si je puis dire, faire que, ce réel, on conçoive ce qui arrive avec lui, à savoir que ça nous, je dis, écrase. Ça fait en réalité plus : ça nous empêche de respirer, ça nous étrangle.

(109)Alors, le point où j’en suis… le point où j’en suis, c’est évidemment ça que reflète la plupart des questions qu’on m’a apportées… le point où j’en suis est lié à une longue… enfin, « bataille ».

Il y a eu des batailles – c’est pas très français, il faut bien le dire – il y a eu des batailles que Lacan a « combattues ». (En français on ne dit jamais « combattre une bataille » : on « livre » une bataille. Mais ça n’a aucune importance. Je ne vois pas pourquoi on ne dirait pas que Lacan a combattu des batailles, à ceci près qu’on ne combat pas des batailles, une bataille, on combat un adversaire… etc.).

Alors, en effet j’ai combattu certaines choses… j’ai combattu certaines choses dans la pensée des analystes.

C’est certain que le fait de croire, de croire, parce que Freud a dit certaines choses, que ça laisse intacte la notion du moi, par exemple, – qui est une chose venue très tardivement dans la pensée, dans la philosophie –, penser que l’inconscient de Freud, ça laissait intact le moi, – je dirais même plus, c’était la première fois qu’on avait osé parler du moi autonome, de l’idée qu’on a une instance, pour exprimer comme s’exprime Freud lui-même, une instance qui serait celle du moi et qui serait une instance distincte de l’inconscient – c’est vraiment une chose qui n’a pu venir à l’idée que de gens qui croyaient devoir expliquer ce qu’ils faisaient d’une certaine façon, à savoir venir au secours d’un moi qui…

[Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]

L’idée que l’analyste a un allié – parce que c’est comme ça, c’est de là qu’est partie l’idée du moi autonome – un allié dans le moi de chacun, et que ce moi est autonome, c’est une chose qui n’a vraiment pu venir à l’idée que de personnes, dont le but avoué était d’exploiter ce terrain, à savoir qu’ils avaient affaire à des hommes qui souffraient de quelque chose, à savoir de quoi ?, à savoir d’un détour de l’histoire du point où nous en sommes de cet envahissement des choses fabriquées – fabriquées selon le modèle céleste, n’est-ce pas ?

L’idée d’exploiter ça en leur passant la main dans le dos en leur disant :

« Mais ce qu’il y a à faire c’est de libérer votre moi autonome, de le libérer de tout ça dont il souffre d’une façon patente et dont il n’y a absolument aucune raison

(110)

<image absente>

Jacques Lacan disegna il « nodo borromeo » al Congresso dell’École freudienne de Paris

a Roma, 31 octobre-3 novembre 1974]

(111)qu’il ne continue pas à en souffrir tout autant – mais puisque vous avez un moi autonome… vous êtes de cœur avec nous ».

C’est très bizarre, c’est un exemple de ce qui n’est pas tellement nouveau, n’est-ce pas : on a réussi pendant des siècles à fasciner beaucoup de gens sur ce que j’appelle de la foi,… c’est-à-dire à les décaler, les déplacer… disons le mot : les duper.

Alors, pourquoi les analystes ne continueraient-ils pas… ? La seule chose ennuyeuse… c’est que ça ne peut plus continuer.

À savoir que ça – faire croire aux gens qu’ils ont un moi, alors que tout va contre – ça ne peut plus marcher.

Ils sont trop écrasés par ce qui est la conséquence de leur savoir – à savoir que leur savoir leur revient en pleine figure et les étrangle.

Vous pouvez leur parler de leur moi, comme ça, pendant cent ans, ça ne les améliorera pas.

Moi je veux bien que ça continue.

Je suis sûr que ça ne peut pas continuer, et qu’en tout cas, s’il y a quelque chose dont les analystes sont bien incapables, c’est de faire croire quiconque au moi.

Comme je pense d’autre part que les analystes, en somme, viennent à leur place… je ne veux pas dire du tout par là qu’ils ont le flambeau de l’espoir… il sont comme tous les hommes conditionnés, appelés à une fonction, et une fonction qui peut remplir ce dont il s’agit, à savoir si on peut pas savoir des choses qui pour l’instant serviraient… serviraient ces êtres parlants… leur serviraient et leur permettraient de s’accommoder des conséquences de leur savoir : il est certain que pour ça il faut en savoir un peu plus.

Et que certainement ce qu’il y a à savoir de plus, ce n’est pas l’existence du moi autonome.

J’essaye de dire le minimum de ce qui résulte de cette expérience, de l’expérience de l’analyste.

Pourquoi est-ce que j’avance ça sous cette forme qui est le nœud ?

Le nœud au sens où il y a des choses qui se tiennent ensemble et qui ont un comportement très spécial, le nœud des trois registres ou catégories qui sont le réel, l’imaginaire et le symbolique.

C’est ce qui m’est à moi surgi comme ça, après un certain temps d’expérience analytique.

Alors je les ai associés, en intercalant des virgules (112)entre chacun : l’imaginaire, le symbolique, et le réel.

Vous n’êtes pas du tout invités par moi à y croire : vous êtes invités à essayer de vous en servir.

Ça n’est pas du tout une illumination philosophique : je suis parti de mon expérience, et il m’a semblé que… il m’a semblé que ça rendait compte de quelque chose, à savoir, de comment cette expérience se constitue.

Quand je parle du symbolique, naturellement, il ne s’agit absolument pas de la métaphore, des images, de ce que généralement on appelle le symbole – de ce que Jung, par exemple, appelle le symbole – au sens par exemple où le cœur dessiné serait le symbole de l’amour : ce n’est pas du tout de ça qu’il s’agit.

Quand je parle du symbolique, il s’agit de la langue.

Pour vous la langue… – que j’écris en un seul mot : je fais lalangue, parce que ça veut dire lalala, la lalation, à savoir que c’est un fait que très tôt l’être humain fait des lallations, comme ça, il n’y a qu’à voir un bébé, l’entendre, et que peu a peu il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que c’est quelqu’un d’incarné, qui lui transmet lalangue…

… alors, pour vous lalangue c’est la langue italienne, pour moi, il se trouve que c’est la langue française – puisque c’est celle que m’a enseignée la mère qui était la mienne…

et il me semble difficile de ne pas voir que la pratique analytique passe par là, puisque tout ce qu’on demande à la personne qui vient se confier à vous, c’est rien d’autre : c’est parler.

J’ai vu récemment mon bon maître – puisque c’était bien mon maître, bien avant Freud – c’était Étienne Gilson.

Étienne Gilson était thomiste, et grâce à lui j’ai pratiqué ce vieil auteur, ce vieil auteur qui était loin d’être un idiot, puisque tout ce qu’il dit se tient très très bien, enfin…

Le bon Étienne Gilson fait l’objection à la Traumdeutung de Freud… d’écrire, et d’y écrire, parce qu’il lit Freud, d’écrire les rêves.

Il est certain qu’en effet parler un rêve c’est quelque chose qui n’a rien à faire avec le rêve lui-même, le rêve comme vécu.

C’est ce que m’objecte Étienne Gilson, qui n’est pas freudien.

(113)La différence entre lui et moi c’est que… j’ai eu une pratique analytique… et il m’objecte ça, qu’en fin de compte un rêve c’est quelque chose qu’on ne peut pas dire parce que c’est quelque chose de vécu.

Je crois que… comme il est très vieux maintenant – il a vingt ans plus que moi, ce qui n’est pas peu, puisque ce que j’en ai déjà beaucoup, d’années – j’ai pas pu arriver à lui faire saisir qu’il apportait de l’eau à mon moulin : à savoir que c’est justement de ne prendre le rêve qu’une fois bel et bien, pourquoi pas le dire ?, traduit dans lalangue, que je veux bien que ça soit un vécu.

À part ceci : que comme je ne sais pas qu’est-ce que c’est que la vie, je vous l’ai bien souligné avant, je ne sais pas non plus qu’est-ce que c’est que le vécu. Je sais bien qu’on y a accordé, dans une certaine philosophie, beaucoup d’importance, au vécu, mais moi je ne suis pas philosophe, je suis praticien, et ce que je sais c’est qu’un rêve, ça se déchiffre, ça s’interprète mais uniquement à partir du moment où l’analysant le parle.

Ce qu’il y a de fabuleux c’est que… c’est le fait que ce véhicule qui a toujours été, en lui-même, une énigme, si on le parle, alors là découvre qu’on peut l’interpréter.

À savoir, que c’est précisément au niveau du fait qu’il est parlé, qu’on s’aperçoit qu’il recèle ce qui n’apparaissait pas du tout, d’abord, dans son vécu, qu’il recèle un savoir, et que c’est ça que Freud a désigné sous le nom d’inconscient.

C’est à savoir qu’en disant certaines choses, parmi lesquelles il y a les rêves, parmi lesquelles il y a les actes manqués, parmi lesquelles il y a les mots d’esprit, on en dit plus qu’on en sait.

Qu’on en sait au sens dont j’ai parlé d’abord, au sens de ce réel… ce réel qui est descendu du ciel, et même qu’il y a toutes les chances que la langue se soit en quelque sorte formée, cristallisée comme précipitation de ce savoir.

Mais ça… ça serait en dire plus que nous n’en savons.

Je ne dis pas que la langue ne soit formée que de l’inconscient : non seulement je ne le dis pas, mais il est certain que la langue porte la trace de tout un usage pratique, qui descend d’un tout autre savoir et nommément de ce savoir que j’ai qualifié tout à l’heure de savoir du réel, à savoir de ce que l’homme a fabriqué avec le ciel.

(114)Je ne le dis pas, et je ne le dis d’autant moins que je pense qu’il n’y a que par là, par ce fil-là, par le fil de lalangue, que nous pouvons justement y lire la trace d’un autre savoir, un autre savoir qui quelque part est à la place de ce que Freud a imaginé, je dis imaginé, comme inconscient, et que ce que nous avons à faire, c’est de suivre le fil de cette imagination freudienne, de voir où ça mène, ce que ça veut dire, comment c’est structuré.

Si j’ai mis en avant la fonction de lalangue dans la pratique analytique, c’était simplement pour que… pour que l’analyse ne soit pas une escroquerie. Pour qu’elle ne soit pas une escroquerie, la moindre des choses à faire est de savoir avec quoi on opère.

Je trouve quand même incroyable de dire qu’une pratique qui ne se passe qu’à faire parler quelqu’un, et après tout à l’écouter, voire de temps en temps à y répondre, à intervenir, de dire que la langue n’y sert à rien, à savoir qu’on cherche au-delà, qu’on cherche je ne sais pas quoi, par exemple…

La première chose qu’on rencontre c’est la pensée, c’est vrai, c’est ce qu’il y a de plus proche de ce qui s’énonce dans le fait de parler. Les gens, bien sûr, pensent qu’ils pensent, et il est quand même très curieux que… que c’est ça qui les réveille.

Il est quand même très curieux qu’on n’ait jamais vraiment souligné que la pensée, dans ce que nous pouvons toucher… [batte sul microfono]… que la pensée est seconde par rapport à la langue – contrairement à ce que certains philosophes de l’école dite de Strasbourg ont essayé de mettre en avant – qu’il n’y a pas de pensée qui ne se supporte de la langue.

C’est très certain.

Il n’y a pas de pensée dicible, en tout cas… Moi je veux bien qu’il y ait quelque part de la pensée – ce qu’on a appelé généralement comme ça, c’est quelque chose qui faisait référence à des choses qui rentrent parfaitement dans ce savoir, ce savoir céleste dont je suis parti tout à l’heure.

On s’imagine que, de ce savoir, nous sommes le reflet, qu’il y a quelque chose qui s’appelle l’âme qui reflète le ciel.

Je crois qu’à cet égard la reprise de la pratique analytique s’explique – m’a-t-il semblé à moi, mais si quelqu’un trouve mieux je ne vois pas pourquoi je ne lui ferais pas place – par la référence à cette distinction (115)massive, de ce qui est là présent dans notre pratique comme la langue qu’on parle, dont se supporte le symbolique, du réel, d’autre part, dont nous sommes encombrés, et du fait que l’homme imagine : il imagine tellement fort et tellement bien que c’est ça, en fin de compte, qui supporte sa vie, qu’il imagine au point qu’il ne peut pas s’empêcher de penser que les animaux imaginent également – enfin, pourquoi pas d’ailleurs, ça en a tout l’air, on en est sûr quand on voit qu’ils se comportent comme des fous, enfin, je veux dire qu’ils ont l’air de voir quelque chose qui n’est pas là, qui n’est pas là pour nous, hein ?

Cette idée d’image a toujours eu un très grand rôle, et ordonne très très bien un tas de fonctions.

 

Alors, avec ce nœud, ce nœud triple, ce nœud fabriqué d’une façon qui est une chose que j’ai imaginée, bien sûr… : parce que Freud a imaginé l’inconscient, moi j’ai imaginé ce qu’on appelle le nœud borroméen pour imager quel est le rapport de ce symbolique, de cet imaginaire et de ce réel.

Je veux dire que deux ne sont jamais noués que grâce au troisième.

C’est évident, pour voir le lien de l’imaginaire au symbolique il nous faut bien supposer le réel… qui est le seul qui puisse faire le lien.

Nouer et dénouer le réel et l’imaginaire, c’est ce que le symbolique passe son temps à faire, puisque c’est dans lalangue qu’est la distinction de l’imaginaire et du réel.

Mais, ce qu’on ne voit pas assez, n’est-ce pas, c’est pourquoi j’ai avancé ce nœud borroméen. C’est que le lien, le lien très important qui paraît être capital, entre le symbolique et le réel, c’est capital parce que c’est quand même avec l’appareil du symbolique que l’homme a fait descendre ce réel, ce réel céleste dont je parlais tout à l’heure, ce réel céleste d’où résulte, pourquoi pas, aussi bien cette bouteille de je ne sais pas quoi, de San Pellegrino, car c’est aussi la conséquence… la conséquence de notre science.

C’est grâce à ça que nous ne pouvons pas… comme les taoïstes le conseillent… le conseillent à très juste titre… car à partir du moment où nous avons des bouteilles il faut que nous les payions, il faut qu’on les fabrique, il faut qu’il y ait des tas de gens qui en soient les victimes sanglantes, avant que ça nous parvienne,… (116)là dans un verre de je ne sais pas quoi… pliable… – cette bouteille de San Pellegrino serait totalement superflue s’il y avait des ruisseaux à notre portée, mais bien sûr il n’en est pas question dans Milan… nous n’aurions qu’à aller en prendre et boire avec le creux de la main… – c’est justement là que les taoïstes ont interdit même l’usage de la cuillère, enfin, ils l’ont interdit au nom de… au nom de la vie, tout simplement, n’est-ce pas : parce que cette bouteille de San Pellegrino est aussi mortelle que tout le reste, du seul fait qu’elle existe comme bouteille, c’est-à-dire comme un maniement du réel. Tout ceci n’empêche pas qu’au point où nous en sommes, il est important que nous nous apercevions que, même avec ce fait, – que si l’être humain n’était pas un être parlant il n’y aurait pas de bouteilles de San Pellegrino –, tout ceci n’empêche pas le symbolique, à savoir le fait qu’il parle, d’atteindre ce réel sublime de la bouteille de San Pellegrino… ce réel et ce symbolique, à savoir la bouteille et le fait que je parle… eh bien, il faut pour les nouer, les nouer tous les deux, le dernier terme de l’imaginaire, car ce nœud, ce nœud entre les trois instances, il n’est, à l’état actuel des choses, qu’imaginable lui aussi.

Et c’est bien pour ça que j’ai avancé ce nœud triple, ce nœud borroméen, que si j’avais un tableau noir je vous dessinerais. Il est très facile de voir, essayez, qu’il y a moyen de disposer trois ronds de ficelle de façon telle qu’une seule des trois, n’importe laquelle, étant coupée, les deux autres soient libres. Je veux dire qu’elles ne tiennent ensemble que par le troisième, le troisième terme.

Ça ne veut donc pas dire que je déprécie quoi que ce soit de ce qui est de l’ordre de l’imaginaire… si c’est d’en faire l’instance réelle qu’elle est… tout aussi réelle que le réel, parce que c’est elle qui du réel au symbolique fait le nœud.

Alors, qu’est-ce qu’il en résulte ?

Il en résulte ceci : il en résulte que ce que Freud a révélé, c’est qu’un savoir, le savoir d’un autre ordre, le savoir qui n’est pas ce savoir dont l’être parlant a sucé le lait céleste – il l’a sucé jusqu’à en devenir empoisonné, n’est-ce pas ? – c’est qu’il y a un autre savoir qui est lisible là où on le peut,… on le prend là où l’on peut…

(117)Je trouve qu’on peut, en faisant parler les gens de leurs rêves, de leurs actes manqués, voire de ce qui les fait rigoler, à savoir le mot d’esprit, qu’on peut voir que là ils en savent plus que ce qu’ils ont… qu’ils ont tiré du ciel.

Ils en savent quelque chose, dont on ne savait par quel bout le prendre.

Et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il y a quelque chose dont on n’a jamais cessé de parler, sur lequel on a même dit qu’on n’a jamais été plus abondant, mais dont on ne sait littéralement que faire quand on essaye de le réduire au savoir… au savoir…

[Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]

… contrairement à ce qui est généralement répandu, qu’est-ce que ce que Freud montre… c’est que l’amour… enfin… l’inconscient […].

Il n’a jamais parlé que de ça, seulement il ne s’en est pas lui-même aperçu, comme c’était… en somme… un pervers, à savoir qu’il était hétérosexuel… Grâce à des transpositions délirantes, il aimait une femme, la sienne… il croyait que c’était la sienne. Naturellement elle ne lui appartenait pas plus que n’importe quoi appartient à qui que ce soit. Il en avait fait un être de rêve, justement.

Enfin, il s’imaginait aimer ce qu’il appelait « sa femme » : dans son cas c’est tout à fait clair que c’était une perversion… lui-même en fin de compte a donné les clefs de ceci, c’est à savoir qu’on n’aime pas une femme, on aime une idée… dans son cas c’est sûr.

Il arrive de temps en temps qu’on aime une femme. Quand ça arrive, c’est très encombrant. C’est même… c’est beaucoup plus encombrant qu’une bouteille de San Pellegrino.

C’est évident que j’ai pris la bouteille de San Pellegrino parce que c’est un ustensile de notre production. Naturellement les automobiles le sont beaucoup plus, … en fin de compte c’est pour ça que nous sommes faits, tout le monde peut voir que l’automobile tient beaucoup plus de place dans la vie de l’homme qu’une femme.

Seulement… il y a l’amour, il y a l’amour qui est cette espèce de biais par où on aime une femme.

Enfin, je n’ai jamais vu autre chose que… que des manifestations diversement catastrophiques de l’amour. Pourquoi ?

C’est justement ce que Freud a permis de mettre en évidence parce que, malgré son amour pour sa femme, il (118)s’intéressait quand même à d’autres femmes à titre de médecin, nommément aux hystériques, et c’est d’elles qu’il a tout appris. Il a appris ceci : c’est que les hystériques ne survivent que de faire l’homme.

Ça l’a amené à toutes sortes de choses qui s’en sont suivies, à savoir que ça l’a amené à s’interroger sur ce que c’est que de faire l’homme, et comment une hystérique peut faire l’homme.

Il n’a pas tout de suite supposé qu’après tout… enfin, on ne voit pas pourquoi il lui a fallu du temps pour se rendre compte que les êtres, appelés les humains, quels qu’ils soient, sont sexués, mais qu’on ne sait pas de quel sexe ils sont, ni les uns ni les autres.

Il n’y a qu’avec une analyse qu’on se rend compte comment le sexe, ça vient à faire corps chez cet être parlant – mais que, en tout cas, il y a une seule chose qui est exclue, c’est que jamais puisse s’écrire le rapport d’un être sexué à celui de l’autre sexe : s’écrire d’une façon qui permette de donner corps logique à ce rapport. Et c’est bien pour ça que l’amour ne s’écrit que grâce à un foisonnement, à une prolifération de détours, de chicanes, d’élucubrations, de délires, de folies – pourquoi ne pas dire le mot n’est-ce pas – qui tiennent dans la vie de chacun une place énorme.

Puisqu’en fin de compte, quand on voit quelqu’un sur le divan, de quoi est-ce qu’il vous parle ?… Non seulement de quelle peine il a bien souvent, comme ça, à faire l’amour, mais de quelle peine il a à savoir en fin de compte qui il aime.

Si on parle tant de ça, c’est tout de même ce qui dénonce que les êtres ne sont pas prédestinés, comme on dit, comme on l’a imaginé… que les êtres qui s’aiment ne sont pas eux-mêmes, ceux qui s’aiment heureusement, c’est-à-dire toujours par une cascade de malentendus, n’est-ce pas… ils ne sont pas prédestinés depuis toujours l’un à l’autre.

Il y a toujours un moment, quand c’est bien l’amour, enfin on se l’imagine, mais enfin, il y a toujours aussi un moment où on en déchante, et c’est quand même quelque chose qui est sérieux… qui est terriblement sérieux, parce qu’il n’y a qu’à voir la place que ça tient dans la vie de chacun.

Si on peut arriver à situer les choses de ceci, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, ceci au niveau du réel… je ne tiens pas du tout à ce que ce soit le couronnement de la création.

(119)De la création, il faudra que je vous en parle, mais je ne peux pas parler de tout aujourd’hui.

Peut-être que chez les animaux non plus il n’y a pas de rapport sexuel, puisqu’il faut qu’il leur arrive je ne sais quoi de physiologique qui s’appelle le rut, pour qu’ils s’intéressent, enfin, provisoirement à… à quelque chose de l’autre espèce. Mais justement, enfin, il semble que là, malgré qu’il ne soit que syncopé, il y ait un rapport… un rapport pour l’autre de l’autre sexe en tant qu’il est de l’autre sexe.

Mais chez l’être parlant, selon toute apparence, ça n’est pas le cas, il faut que l’être parlant arrive à…

– je sens que je m’aventure… Vous devez sûrement être fatigués d’entendre des choses qui, en fin de compte, sont tout à fait nouvelles puisque, mise à part dans ma bouche, on ne les trouve nulle part, à l’heure qu’il est, bien sûr.

Enfin, bien sûr, je m’en fous… peut-être on trouvera ça dans toutes le bouches dans vingt ans, ça sera une nouvelle épidémie,… tout le monde sera lacanien, c’est-à-dire aussi bête qu’avant, n’est-ce pas ? C’est pas parce qu’on dira les choses que je dis, que ça rendra plus intelligent, puisque intelligere c’est savoir lire les choses au niveau de ce qu’on entend, au niveau de ce qui se dit, au niveau des faits, parce qu’il n’y a pas d’autre fait que ce qui se dit : ça c’est savoir lire. Quand tout le monde répéterait ce que je raconte et que ça n’avancerait en rien, ça voudrait dire qu’on a trouvé… une nouvelle rivière à descendre n’est-ce pas ?

 

Il y a quand même quelque chose que la biologie est arrivée à trouver. Ça n’a aucune conséquence. La biologie s’est quand même aperçue de cette chose frappante : c’est que le sexe, la reproduction sexuée, est strictement co-dimensionnelle à la mort, à la mort des corps, des corps qui sont reproduits dans la reproduction sexuée.

Est-ce que vous croyez que ça fait le moindre effet dans la cogitation des êtres parlants ?

Absolument aucun.

Absolument aucun parce que il aurait pu par exemple leur venir à l’idée que la mort, c’est ce dont ils n’ont aucune espèce d’idée.

Il n’y a pas, contrairement à ce que l’on dit, d’angoisse de mort, puisque tout homme se croit immortel.

(120)On l’a assez vu s’étaler, dans toutes les croyances : il ne peut pas se penser mort. Il a les meilleures raisons pour ça. Toute angoisse est une angoisse de vie, c’est la seule chose qui angoisse : que vous deviez vivre encore demain, c’est ça qui est angoissant.

La mort, on en a aucune espèce d’idée. C’est pas la peine non plus de la mettre du côté du réel, c’est un réel qui ne compte pas, puisque le réel… C’est bien pour ça d’ailleurs, c’est dans l’éternelle giration céleste que se forme le savoir humain, et qu’il est conçu comme devant justement durer éternellement. Alors, l’être parlant vit de cette éternité, il vit la mort comme fonction temporelle… Je n’ai jamais vu trace de quoi que ce soit qui soit de l’ordre de l’angoisse de mort.

J’ai vu une volonté d’en finir avec la vie, c’est-à-dire de ne plus vouloir rien savoir : c’est le motif du suicide.

Comme je l’ai dit quelque part – je l’ai dit sans le moindre scrupule, hein ? – à la télévision : le suicide est le seul acte, pour parler d’acte : Im Anfang war die Tat, dit Goethe, et il ne se rend pas compte qu’il dit exactement la même chose que ce qui était dans l’Évangile, à savoir que Im Anfang war das Wort : car c’est exactement la même chose : s’il n’y avait pas de Wort, de verbe, il n’y aurait pas d’action, de Tat.

En tout cas, la seule action qui puisse être réussie, et qui va dans le sens de rien vouloir savoir, c’est le suicide – c’est bien pour ça qu’il est généralement, comme toutes les actions humaines… qu’il est généralement raté.

Mais ce n’est pas pour ça qu’il est une action plus recommandable, puisque c’est… c’est renoncer, c’est donner sa démission, devant la seule chose qui vaille la peine, à savoir ce que c’est que savoir…

 

Alors, bien entendu, il y a des tas de questions, là, … qu’on m’a posées. On m’a posé des questions sur la Marxlust, puisque l’autre jour j’ai raconté ça dans un coin… j’ai dit que la Mehrwert, c’était peut-être la Marxlust.

Je ne sais pas très bien qu’est-ce que c’est que la Marxlust : ce que je sais c’est que le marxisme a eu son résultat, un résultat étonnant : de faire collaborer les ouvriers à l’ordre capitaliste en leur redonnant le sentiment de leur dignité…

(121)Que ça soit… comme ça, arrivé un truc pareil… c’est quand même plus fort que ce que pourraient jamais arriver à faire les analystes.

Les analystes, ils disent qu’ils sont là… enfin… quand on a une crise. Crise qui peut vraiment mettre en question… mettre la question du savoir sur la sellette d’une façon telle qu’on ne voudrait plus rien savoir… enfin… que l’être espèce humaine… en finirait avec cette chose dont elle ne s’est jamais occupée, à savoir de la terre.

Je ne sais pas si les analystes arriveront à persuader la plus grande part de ceux autour de quoi nous vivons, c’est-à-dire les malades – les malades du réel, n’est-ce pas ?

Je ne sais pas s’ils arriveront à remplir ce à quoi, si je puis dire, ils sont appelés, appelés par la voix de tout le monde, enfin, de tous les névrosés en particulier. Je ne sais pas s’ils y arriveront jamais, parce que il y aurait beaucoup de travail pour ça, il faudrait qu’ils prennent leur fonction au sérieux d’abord, c’est-à-dire qu’ils la prennent par le bon fil, par le droit fil.

Il y a une chose certaine, pour ce qui est de Marx… d’avoir mis la classe ouvrière, comme on dit… de l’avoir remise au pas, de lui avoir donné l’idée que c’est elle qui porte, qui porte en elle l’avenir, ce qui fait qu’en se sentant responsable, bien sûr… Il n’y a pas de meilleur ouvrier que l’ouvrier marxiste, je veux dire communiste…

C’est quand même un résultat fabuleux, et qui doit quand même nous inspirer, à nous aussi, une certaine humilité pour que quelqu’un qui… au nom de je ne sais quoi, au nom d’un mythe, d’une espèce de petite turbulence qui s’est passée pour un moment justement autour du principe du plaisir, qui s’est passée en France, et dont tout le monde a pu voir que le résultat était un renforcement du servage d’avant… que ça ait pas du tout arrêté Marx, et que élucubrant sur le capital il soit arrivé à faire que les ouvriers font la grande partie, c’est-à-dire soient disciplinés, c’est-à-dire ne foutent pas tout en l’air – ça peut laisser de l’espoir à ce qu’on appelle, enfin, des analystes… Peut-être, aussi, ne sont-ils pas à la hauteur parce que, ce dont s’agit, c’est évidemment du tout, c’est-à-dire du sort de cette espèce insensée, de cette espèce foisonnante qui est l’espèce humaine.

(122)Il faut dire que ce n’est pas tentant d’être analyste, parce qu’on a de tels exemples d’où aboutit l’espoir, que c’est même un peu désespérant d’aller se fourrer dans ce trou-là.

Si on faisait vraiment son travail, c’est-à-dire si on savait épeler, si on sentait quelque chose de l’expérience à laquelle les gens s’offrent… ils sont malades du biais par […] le réel.

Si un analyste tout de même trouvait quelque chose qui aille un peu plus loin que ce qu’a trouvé Freud… Ça ne s’est encore jamais vu… jusqu’à un certain point, je vous dirai, même pas moi… J’essaye d’établir les conditions pour que ça se trouve, je veux dire de se débarrasser d’un certain nombre de préjugés ; apprendre à lire fraîchement ; ne pas se référer à des modèles archi-anciens qui de toute façon sont rendus périmés par le point où nous on a fait venir le savoir, le savoir scientifique ; essayer, ce savoir, de s’en aider comme prise et comme modèle, mais sans trop limiter… enfin, je le dis : simplement apprendre à savoir lire la façon… par quel biais les gens sont coincés, les gens sont surpris, par quel détour au milieu de toutes les faveurs, si je puis dire, de la fortune, quelque chose surprend qui fait que ça craque.

Essayer de s’en sortir… de s’en sortir de quelque chose qui a beaucoup servi jusqu’à présent, et qui servira sûrement encore, à savoir : de la religion.

 

Il y a quand même quelque chose sur quoi je voudrais interroger le groupe pour qui je parle aujourd’hui, n’est-ce pas : qu’est-ce que veut dire le titre : Communion… et Libération… ?

La libération… on ne peut pas dire que mon discours vous promette une libération de quoi que ce soit, puisqu’il s’agit, au contraire, de coller à la souffrance des gens dont vous…

Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, mais, si on m’interroge, je dirais comment ça peut arriver qu’on se fasse analyste, et quel biais… Je ne peux pas parler d’un tas de choses. Il y a quelque chose que j’ai raconté… qui s’appelle dans mon école : la passe.

C’est une expérience absolument stupéfiante. C’est quelque chose que j’ai proposé pour les gens au moment où ils veulent devenir analystes.

Ce qu’on aperçoit de là, à savoir de ce moment de (123)décision, concernant ce qui a été pour eux l’analyse, c’est un monde… jamais personne, bien sûr… parce que les analystes savent… ils savent beaucoup mieux encore que je ne peux le dire, vous le communiquer… savent la folie de leur situation. Ce qu’ils veulent surtout c’est que ça dure, enfin… « pourvu que cela dure », comme disait la mère de Napoléon, n’est-ce pas ?

Les analystes veulent que ça dure et, pour ça, moins ils en font, mieux ça vaut.

Une chose comme ce que je dis aujourd’hui… je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi personne ne me tue. Ça m’arrivera, un jour… oui.

Enfin, il est certain que s’il y a quelque chose qu’ils préfèrent ne pas savoir, c’est à quoi ils servent.

Donc, moi je ne vous l’ai absolument pas même laissé entrevoir qu’au milieu de ce nœud, que vous soyez libres de quoi que ce soit – si ce n’est d’en choir en vous offrant comme pâture à l’amour : car c’est ça l’analyste, hein ! – c’est quelqu’un qui se fait consommer…

… il y en a à qui ça plaît parce que ça rapporte.

Freud avait trouvé ça : quand même, on pouvait bien se donner en communion comme ça, il fallait que ça paye : mais en réalité… rien paye ça.

S’offrir comme objet d’amour : car c’est bien de ça qu’il s’agit dans l’analyse, n’est-ce pas ? S’apercevoir qu’au nom de ceci, que vous attachez, que vous collez à la question du savoir, que ça déclenche l’amour.

Jamais ça n’a été vraiment élucidé.

Ce que j’ai mis en valeur dans la fonction du transfert, c’est ça, c’est ça la vérité, la raison de l’amour transférentiel, c’est que l’analyste est supposé savoir.

En général il ne sait absolument rien, n’est-ce pas ?

Ce qu’il a tiré de son analyste et zéro, c’est exactement la même chose.

Mais enfin, il est supposé savoir et, sans l’analyse, on ne saurait pas ce que l’amour doit à cette supposition. Grâce à l’analyse on le sait – c’est un petit pas, hein ?

Mais que diable a à faire cette libération…

[Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]

… si vous communiez, il faut faire quelque chose pour ça, c’est-à-dire, justement, ne plus être là comme mes petit cercles de tout à l’heure en éléments fous, en éléments dénoués.

Moi je peux bien aussi vous poser une question : qu’est-ce que la communion a à faire avec la libération ?

(124)Si vous m’expliquez quelle communion, peut-être je commencerais d’entrevoir. Le psychanalyste, lui, bien sûr, est le moins libre des hommes, mais ça n’empêche pas que ça ne le fait pas communier en quoi que ce soit avec les autres analystes.

L’expérience est démonstrative, de sorte qu’à l’envers il est aussi la sorte d’objection que je fais, je vous dis, à ce drapeau.

Q’est-ce que veut dire « Communion et Libération » ?

Que quelqu’un me réponde.

Ranchetti, répondez… [voci sul fondo].

Non, je vous prends parce que je vous suppose capable de parler avec moi, puisque personne… que tout le monde la boucle.

Si ça sert, ma question… je veux dire par là que si vous m’expliquez, j’arriverais peut-être à comprendre… si tant est qu’on comprenne jamais quoi que ce soit.

[alcuni secondi di silenzio]

… qu’est-ce donc qu’on libère, quel que soit…

Lacan – Ranchetti, vous avez bien entendu ce que je viens de dire…

 

Ranchetti – J’ai entendu très bien, j’ai entendu les mots que vous avez dits, mais pas la question que j’ai entendue…*

 

Lacan – Oui…

 

Ranchetti – … Je dois dire…

 

Lacan – Quelle est la sorte de communion qui libère ?

 

Ranchetti – … je dois dire qu’il faut que vous vous adressiez mieux, parce que je n’ai rien à faire avec ça.

 

Lacan – Non – mais quelle est la sorte de communion, Contri, qui libère ?

 

Contri – Je dois à mon tour vous poser une question.

 

Lacan – Oui…

 

Contri – Quelle est la pertinence de votre question, à partir de quoi vous la posez ?

 

Lacan – À partir de tout ce que je viens de dire, à savoir du fait que je n’ai pas laissé, à tout ce qui est un fait d’urgence, enfin, la façon dont je situe historiquement l’analyse, je n’ai pas laissé même entrevoir qu’il puisse y avoir des lendemains en tout ça, en quoi que ce soit libératoires.

C’est parce qu’on en saura un peu plus sur le fait, qui, lui, restera inébranlé, n’est-ce pas, qu’il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant, c’est pas parce qu’on (125)en sera là – ce qui n’empêchera pas de voir tout ce que ça a de radicelles qui, elles, ont pu faire que l’être humain s’est épanoui partout d’ailleurs, en ce qui concerne ce au moyen de quoi ils se sont reproduits, c’est-à-dire, justement, non pas le rapport sexuel, il n’y en a pas, mais l’acte sexuel… bon : il n’y a pas dans tout ça, enfin, l’ombre d’une promesse de libération.

Simplement, une façon de recentrer le savoir, tel qu’il puisse devenir un peu plus praticable, qu’il n’engendre pas uniquement ce qu’il est de la façon la plus patente, cette sorte de condamnation à mort que j’appelle la condamnation à vie.

Mais où est la liberté dans tout ça ?

Mais pourquoi… pourquoi… pourquoi se refuse-t-on absolument de m’expliquer pourquoi il n’y aurait pas une communion : je ne vois pas très bien laquelle, mais pourquoi on n’essaye pas de m’expliquer – mais évangélisez-moi !

Qu’elle est la communion qui peut s’associer, se combiner autrement que par… C’est peut-être une opposition, vous voulez peut-être dire : communion versus libération, à savoir : l’une ou l’autre, et en effet, si vous vous libérez, c’est forcément de la communion… de la communion des saints en tout cas.

Mais qu’est-ce que… qu’est-ce que ça veut dire ? – c’est ce que je demande.

 

Contri – Évidemment…

 

Lacan – Écoutez, c’est ce que je vous demande, je me roule à vos pieds pour que vous disiez un mot.

 

Contri – Le mot… le mot à dire est que je souscris depuis très très longtemps [alcune parole perdute]…

 

Lacan – C’est-à-dire ?

 

Contri – [parole perdute].

 

Lacan – … que c’est une opposition, que c’est : communion versus libération, l’une ou l’autre.

 

Contri – L’une ou l’autre.

 

Lacan – Oui.

 

Contri – C’est pour ça que je posais la question de la pertinence, parce que pour moi il n’y a pas de question qui se pose à ce propos.

… Il y a une série de personnes qui, quand vous posez cette question, me regarde en supposant : je suis un sujet-supposé-être-de-Communion-et-Libération. Il y a quelqu’un qui en sait quelque chose, la plus grande partie n’en sait absolument rien, il y en a qui supposent. Je laisse supposer.

(126)Je crois qu’à partir du fait que je souscris à ce que vous…

 

Lacan – Alors, pourquoi pas dire, ce qui est même sans préjugé… si vous dites : communion ou libération sans vous servir de aut mais de vel, à savoir si vous faites la réunion non exclusive, ce n’est pas : aut communion aut libération… qui pourtant est ce à quoi vous venez de souscrire. Mais pourquoi ne pas dire : communion ou libération – parce que communion et libération c’est tout de même les lier : c’est ce qu’on appelle, logiquement, une conjonction.

 

Contri – À ce propos j’ai écrit il y a deux ans un article dans une revue de théologie… Mais si vous voulez une description…

 

Lacan – Une description de quoi ?

 

Contri – Une description de ce à quoi se rapporte ce titre de Communion et Libération [alcune parole perdute].

 

Lacan – Oui, par exemple ? Oui, oui : dites, dites.

 

Contri – [parole perdute].

 

Lacan – Quoi ?

 

Contri – Est-ce qu’on m’entend ?

Je veux dire que, si vous voulez, je peux même vous donner une description de l’Action Catholique, dont j’ai une grande expérience pour vous la décrire… Alors pourquoi Communion et Libération ?

 

Lacan – Oui, dites, donnez, donnez, dites, dites, parce que ça m’intéresse, ça m’intéresse au premier chef.

 

Contri – Je veux dire que je connais aussi bien le Parti Communiste. Pourquoi non pas le Parti Communiste, non pas l’Action Catholique, mais Communion et Libération ? Si vous voulez je connais assez bien…

 

Lacan – Pourquoi… le parti…

 

Contri – Pourquoi voulez-vous que je vous parle de Communion et Libération et non pas du Parti Communiste ? Je pourrais vous en parler…

 

Lacan – Eh bien, moi, je… si je vous ai parlé de Communion et Libération, c’est pas parce que je vous crois communiste…

 

Contri – Mais je trouve jusqu’à maintenant une indifférence thématique entre les trois choses. Je connais assez bien aussi les Jésuites – je pourrais vous donner une description de certains groupes de Jésuites.

 

Lacan – Oui, faites-le, faites-le, faites-le…

[parole perdute]

 

(127)Contri – Le communisme… le communisme veut dire aussi une conjonction, un et entre commun et libération. Je pose la question…

 

Lacan – Il est certain que la réalisation de l’état communiste est, n’est-ce pas, tout à fait dite accentuer qu’il y a des problèmes qui sont post-révolutionnaires,… quoique nous soyons très exactement… je ne sais pas, soixante ans… un peu plus, enfin, soixante cinq ans après la révolution… et que la période post-révolutionnaire… n’a pu se manifester un progrès dans le sens d’une libération quelconque.

Alors, le mot « communion » n’a pas les mêmes résonances que le mot « communisme ». Communisme, qui est de mettre non pas toutes les âmes ensemble mais tous les biens ensemble.

[alcune parole perdute]

… à ce titre, c’était bien avant que la révolution de neuf cent dix-sept existe… Ça pose des problèmes tout à fait propres, mais le mot « communion » n’est en général pas employé dans le sens d’une communauté des biens. Le mot « communion » est en général articulé soit dans le sens d’une communion de par l’intermédiaire d’un même corps, et c’est le sens qu’il a dans la religion catholique, n’est-ce pas, ou bien dans le sens de la communion des cœurs.

C’est sous ce chatoiement que la communion des cœurs en effet, jusqu’à un certain point, a été un idéal, mais dont on voit très bien ce qu’il a soutenu et maintenu, c’est à savoir : une relation d’obéissance qui n’a absolument rien à faire avec une liberté quelconque.

C’est pour ça que je me permettais d’interroger sur… sur ce que peut contenir de… de fascinant, de vibratoire ce titre, cette raison sociale, si je puis dire.

Bon. Enfin, je vois que j’en apprends pas plus pour autant…

 

Alors. Il y a des questions qu’on m’a posées. Donc : le discours du maître.

C’est des questions tout à…

Vous êtes au courant de ce… tous ceux qui font partie de ce cercle, vous êtes au courant de ce qui finalement a été rédigé et m’a été remis par Contri ?

Oui ou non ?

Mais répondez, mon dieu !

(128)Alors, le discours du maître : tout le jeu est là… sur « padrone », opposé à « maestro », etc… Tout ça, je suis absolument d’accord.

Je suis absolument d’accord qu’on me pose la question sur le rapport de mes fameux quatre discours – je ne sais pas pour qui ils sont fameux – avec les quatre formules autour de quoi s’articule logiquement l’identification sexuelle. Je dois dire que je suis intéressé de voir si quelqu’un les a mis en liaison d’une façon quelconque. Il est certain que c’est en effet tout à fait d’un autre registre… Ce qui fait l’identification sexuelle c’est… c’est pour chacun ce qui le fait verser d’un côté ou de l’autre, et tel que je l’ai exprimé avec des quantificateurs.

Enfin, j’ai fait ce que j’ai pu là aussi…

« Pourquoi des formules qui recourent aux quantificateurs ? » – me pose-t-on la question. « Pourquoi passer par là plutôt que par des formulations radicalement nouvelles ? »

Parce que j’ai préféré quand même recourir à des formules qui sont quand même accessibles par une certaine pratique, la pratique des logiciens. Les formulations radicalement nouvelles, c’est pas si facile à faire comprendre que ça.

Je fais ce que je peux.

« Le signifiant… » : si on ne sait pas qu’est-ce que c’est que le signifiant après que j’en ai tellement longtemps parlé, c’est sans espoir…

Mais… je ne vois pas pourquoi je ne recommencerais pas, enfin.

J’ai appelé le signifiant : « logique pure » évidemment parce que je tiens compte de la barre, et que le signifiant en lui-même ne signifie rien.

La correspondance signans/signatum, au niveau d’un signifiant, il n’y a rien.

Quand je dis d’autre part qu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant je dis quelque chose dont il y a, évidemment, à tirer des développements.

Ce sont des questions que je trouve, moi – contrairement à ce qu’on m’a dit à propos de ma question de tout à l’heure, à ce que m’a suggéré Contri, à savoir que ma question n’était pas pertinente – moi je trouve que ces questions sont pertinentes.

Je n’y ai pas répondu une par une sauf pour ce qu’on m’a demandé pour la Marx-Lust

On me propose, pour l’Unbewust, la FreudLust.

(129)C’est plutôt le Freud-Unbehagen, je veux dire que si Freud a parlé de malaise, je pense qu’il savait de quoi il parlait.

Il est certain que je n’ai parlé de Marx-Lust, d’ailleurs, qu’avec beaucoup de prudence, et c’était pour donner à la Mehr-Wert, à la plus-value, son extension du côté de ce que j’ai appelé le plus-de-jouir, qui réveille des ondes innombrables en vertu du passé. En fin de compte… tout ce que Platon évoque sous la dyade c’est une approche de ceci : à la jouissance que… qu’il n’y a pas de véritable possession de la jouissance… que la jouissance se réduit toujours au plus-de-jouir.

Enfin, on peut me poser des questions, c’est le moment. J’en serais bien content. À moins que j’aie parlé aujourd’hui d’une façon encore plus obscure que d’habitude, et que tout ce que j’ai dit soit exactement quelque chose qui a été sans portée.

 

Qui ai-je donc là ?

Est-ce que même Ajmone Claretta est là ?

C’est vous ? Bon, je suis ravi de savoir que vous êtes là.

Vous trav… vous êtes en analyse ? … J’espère que tout ce que j’ai raconté n’aura pas des conséquences trop catastrophiques pour votre analyse.

Azzaroli Giorgio est là ? … C’est vous ? Vous êtes en analyse aussi ? … Je suis bien heureux de l’apprendre. Parce que ça m’intéresse… Ça ne peut avoir de sens que pour quelqu’un qui fait une analyse.

 

Sciacchitano Antonello, mathématicien

Sciacchitano – Je suis médecin, mais…

 

Lacan – Vous avez eu l’air de… je ne sais pas, enfin, de vous intéresser… je voyais sur votre visage le signe que vous m’écoutiez…

 

Sciacchitano – [poco udibile : quesito sulla formalizzazione].

 

Lacan – J’ai quand même beaucoup donné dans le sens de la formalisation. Si j’avais eu un tableau noir j’aurais pu reprendre toutes ces quatre formules qu’on me présuppose avoir des rapports entre elle… Je l’aurais fait très volontiers, je me suis laissé au contraire entraîner…

Qu’est-ce qui est peu formalisable dans ce que je dis ?

(130)Quand je parle de trois choses qui sont nouées ensemble, à savoir le réel, l’imaginaire, et le symbolique, et qu’il y a une certaine façon de les prendre où l’on voit que ces trois consistances doivent être considérées comme strictement équivalentes, jusques et y compris l’imaginaire que prétendument je dédaigne, ça… ça me semble articulé d’une façon qu’on peut dire formelle. Pourquoi dites-vous que c’est très difficile à formaliser ce que je raconte ?

 

Sciacchitano – [poco udibile: precisazione del quesito].

 

Lacan – … dans toute logification formelle on ne fait état de la vérité que comme valeur, on ne fait jamais état de la vérité comme sens.

On note, par exemple, dans toute formalisation logicienne, la vérité par un, par exemple, et le faux par zéro, c’est-à-dire qu’on les transforme en valeurs : la vérité, là, est réduite à la fonction de… d’instrument, en somme, mais d’instrument du savoir, en fin de compte. C’est en ça que la définition de la logique comme particulièrement liée à l’articulation de la vérité me parait déficiente… parce que en fin de compte il n’y a jamais de vérité que supposée vérité.

 

Sciacchitano – Il n’y a pas de place dans la logique quantique pour ce que vous appelez conjecture.

 

Lacan – Ah, c’est vous qui m’avez posé la question sur la conjecture ?… Je considère que cette façon de manipuler la vérité comme valeur c’est le propre même de la conjecture, c’est transposer la vérité sur le plan de la conjecture. D’ailleurs depuis longtemps la logique y a été entraînée. Si vous manipulez quoi que se soit, par exemple sous la forme de la conséquence – à savoir : si ceci, alors cela – vous touchez-là du doigt que la logique à ce niveau, à ce stade, est conjecturale… Quelle objection voyez-vous à l’usage du mot « conjecture » ? Même quand j’ai parlé de sciences humaines en répudiant ce terme d’humaines pour y substituer le terme de conjecturales, c’était évidemment pour autant que je supposais le caractère fondamental de ce quelque chose dont je n’ai pas du tout parlé aujourd’hui : je n’ai parlé que de la langue, il y a le langage aussi… L’idée même de la stratégie est là pour donner corps à ceci, c’est qu’il n’est qu’à partir d’une certaine organisation du jeu qu’il y a une stratégie possible. Que cette organisation du jeu (131)ne soit donnée certainement pas par la langue toute seule, mais par le langage, c’est bien là que s’édifie le premier pas de la logique.

… Le rapport entre la conjecture et le savoir implique évidemment la fonction du réel. C’est à savoir que nous inventons des conjectures et nous les mettons à l’épreuve du réel. Mais il s’agit de savoir quel est l’ordre du réel auquel nous avançons. Il est clair que toute l’évolution philosophique, pour qu’elle ait pu quand même aboutir à cette extravagante opposition du réalisme et de l’idéalisme, montre bien à quel point le réel n’est pas facile à trouver. Quand je fais allusion – enfin, je ne sais pas si ça a été très bien saisi ni compris – au fait que toute la science s’est édifiée, depuis qu’il est question de science – c’est-à-dire depuis Aristote, autour des problèmes qu’Aristote ne liait pas du tout, bien entendu, des problèmes de la rotation des corps célestes, dont il a fallu mettre je ne sais pas combien de siècles, deux mille ans, pour arriver à se dépêtrer, pour faire le lien avec la chute des corps, avec la gravitation – c’est quand même les premiers objets du même acabit que ce dans lequel maintenant nous voyageons, puisque c’est de tout cela qu’il s’agit : les premiers objets sont descendus du ciel au sens où l’astrolabe c’est déjà quelque chose de fait à l’image d’un certain réel, et pas de n’importe lequel : d’un réel qui était mesurable, quantifiable, mais dont le dernier ressort est en fin de compte le nombre. Et je ne serais pas loin d’articuler que si le langage d’une façon quelconque se noue au réel, c’est pour autant qu’il y a dedans du numérable : pas seulement à cause des noms des nombres, mais à cause du fait que les éléments, à quelque niveau que vous les preniez, sont tous des éléments numérables.

C’est par là que le réel fait son entrée et aboutit à ce que j’ai appelé l’encombrement par le réel : c’est par le savoir, par le numérique.

Alors qu’il n’y a qu’un seul nombre qui fasse vraiment problème, c’est celui qui pourrait donner la clef du sexe, à savoir le nombre deux. Le nombre deux n’est pas du tout si facile à constituer que ça, comme seuls les mathématiciens peuvent le savoir. C’est pour ça que je m’adresse à vous spécialement.

Est-ce que vous êtes d’accord que le nombre deux est inaccessible ?

Il est tout à fait différent du nombre un ou trois (132)parce qu’il ne peut pas être engendré par un plus un en ceci : que déjà à poser un plus un, vous posez deux. C’est un cercle vicieux, le nombre deux, n’est-ce pas ? Si vous considérez comme un nombre accessible celui que vous pouvez faire dériver d’un nombre plus petit, il est certain que déjà dans l’idée même de la réunion de deux uns, il y a déjà présupposé le nombre deux. L’addition en elle-même tient le nombre deux pour déjà supposé. Enfin, vous comprenez, il y a le même abîme entre le nombre un et le nombre deux, qu’entre n’importe lequel des nombres entiers et la lettre zéro de Cantor… C’est pour ça que si nous n’avions pas le piémontais Peano, nous serions absolument hors d’état de rendre compte de quoi que ce soit des nombres qu’on appelle pourtant naturels… qui ne peuvent reposer en fin de compte que sur une axiomatique, c’est-à-dire sur quelque chose d’inventé.

… Alors, je n’ai pas du tout eu le temps de parler des rapports de Freud avec la vérité.

Est-ce que l’inconscient est une révélation, c’est-à-dire une découverte, une reconnaissance ?

Je serais porté à le dire, à savoir que l’inconscient […] l’attestation… l’attestation justement à analyser les textes philosophiques. Mais les analyser, ça veut dire les interpréter, les traduire.

Alors, je vous ai plutôt donné de ça quelques orientations, à savoir…

 

Sciacchitano – […] rapport entre interprétation et formalisation.

 

Lacan – Mais c’est évident que l’interprétation ne peut arriver à aucune formalisation, en ce sens que l’interprétation, c’est toujours donner un sens. Mais il faut s’apercevoir de ceci : c’est que le lieu du sens, c’est justement là où il n’y a aucun rapport formalisable, parce que après tout quand je dis : il n’y a pas de rapport sexuel, ça veut dire : il n’y a pas de formalisation possible du rapport de l’un à l’autre. Ce qu’on savait depuis Parménide. Car il y a quand même un dialogue de Platon qui là-dessus est absolument éclairant, n’est-ce pas ? Donc Platon, bien entendu, ne voit absolument pas que ce dont il donne la forme, c’est la forme du non-rapport, l’un et l’autre restent séparés par un abîme…

C’est en fin de compte autour de ça que le sens de n’importe quoi de ce qui peut s’énoncer s’oriente : il s’oriente vers ce trou dans le réel qui est le trou de… qui (133)justement permet au symbolique d’y faire nœud.

Vous pouvez entendre un peu ce que j’essaye de faire quand je cherche des références topologiques… c’est-à-dire quelque chose qui malgré tout suppose l’image en tant que ça suppose l’espace – qui est imaginaire, hein ?, qui est tellement imaginaire qu’on n’arrive pas à trouver d’algorithmes convenables, au moins jusqu’à présent, pour faire une théorie des nœuds, je parle d’un nœud à plusieurs. Je sais, ou crois savoir, qu’il y a un algorithme pour une seule consistance, pour une ficelle indéfiniment nouée à elle-même ; mais dès qu’il y en a plusieurs, on n’a plus d’algorithme. C’est ça aussi pour la personne qui m’a posé une question sur l’algèbre et l’algorithme.

Bon.

Qui est ce qu’il y a encore ici ?

Turolla Alberto. C’est vous. Vous êtes à l’hôpital psychiatrique d’où ?

 

Turolla – De Padova.

 

Lacan – Ah, oui. Vous fonctionnez depuis combien de temps là ?

 

Turolla – … [parole perdute].

 

Lacan – Ah, oui… Et qu’est-ce qui vous a poussé à venir travailler avec Contri ? C’est la communion ou la libération ?

[risate]

Turolla – … [parole perdute].

 

Lacan – « Est-ce que l’analyste peut être classé comme un intellectuel » ?

Quelqu’un pose la question…

… Oui, puisque justement il y a, malgré tout, par je ne sais quel miracle, le mot intelligere, qui fait quand même allusion à « lire », et même à lire-entre, à lire entre les lignes, en somme.

C’est une conception de l’intelligence qui me semble devoir être particulièrement pertinente pour l’analyste, dont c’est à proprement parler le métier, enfin, de savoir lire entre les lignes.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans la question de savoir si l’analyste est ou non un intellectuel, et qu’est-ce qui vous porte à répondre que non ?

Il est certain que tous les intellectuels ne sont pas intelligents…

Seulement, c’est pas moi qui ai inventé le mot intelligere. En fin de compte, cette histoire du lire a (134)été… a été prise par tout le monde comme allant de soi. Pendant un temps on a cru que le monde était un objet à lire… L’idée de la signatura rerum est là depuis toujours, et n’est pas du tout spécialement le privilège des mystiques.

C’est évident que la lecture analytique est une lecture très… systématique, puisqu’elle est centrée sur ce que Freud croit être le sens sexuel, et dont je crois plutôt – puisque c’est une deuxième lecture, ça me paraît s’imposer, et puis aussi une expérience déjà un peu longue de l’analyse – que c’est une lecture qui ne réussit que dans la mesure où elle échoue, et que c’est cet échec même qui a quelque chose, pour oser le dire, quelque chose de fécondant, de fécondant en tant que ça ramène les gens à ce qui alors, par contre, ne manque jamais de les intéresser, par quelque biais que se soit.

… Enfin, c’est vrai qu’il y a une classe dite d’intellectuels, mais c’est tout de même une classification… enfin, très externe. On ne parle jamais des intellectuels qu’à se poser soi-même au dehors.

 

Nobécourt – Si vous permettez, Monsieur, je ferais une question à propos et sur le débat sur le thème de l’intellectuel. Il me semble qu’en Italie on n’emploie pas impunément le mot d’intellectuel comme nous l’employons…

 

Lacan – Ah, oui ?

 

Nobécourt – … parce que, qu’on le veuille ou non, il est marqué de toute la théorie de Gramsci sur les intellectuels, sur le rôle de l’intellectuel, sur le rôle de ce qu’on appelle l’intellectuel organique, sur le rôle de l’intellectuel collectif, et quand un italien dit « intellectuel », c’est pas du tout comme quand un français dit « intellectuel », de même pour le monde culturel… Est-ce qu’il n’y a pas là une contamination du discours politique dans le champs analytique ?

[…]

 

Lacan – Ah, Fachinelli, soyez gentil, donnez-moi une idée que vous avez entendu quelque chose…

 

Fachinelli – Je vais vous poser une question…

 

Lacan – À savoir ? C’est tout ce que je demande…

 

Fachinelli – … Qui est en même temps une fameuse dispute…

 

(135)Lacan – Dites-moi, cher… Alors, allez-y !

 

Fachinelli – Je l’ai déjà fait. [aveva compiuto ilgesto consistente nel passarsi il dorso delle dita sotto il mento].

 

Lacan – C’est-à-dire ?

 

Fachinelli – [risate] C’est-à-dire : cette question, qu’est-ce que ça veut dire pour vous ?

 

Lacan – Quoi ?

 

Fachinelli – Celle que j’ai faite.

 

Lacan – Oui, oui… je n’ai pas une notion très précise : ça veut dire la barbe, quoi ?

 

Fachinelli – Oui – Je veux dire ce que j’ai dit.

 

Lacan – Qu’est-ce qui vous barbe dans tout ça ?

 

Fachinelli – Non, c’est une fameuse question, c’est la question qu’a posée un économiste italien à Wittgenstein… Un jour, selon l’anecdote, selon la blague, il y avait Wittgenstein et Sraffa… Sraffa est un économiste de Cambridge, qui était un ami de Gramsci… Alors, Sraffa disait : de ce qu’on ne peut pas dire, il faut se** taire.

 

Lacan – C’est une position kojévienne…

 

Fachinelli – Alors, Sraffa a posé la question : qu’est-ce c’est que c’est ça ? – justement. Parce que ça c’est un… comment dire ?, un élément de la langue, qui dans l’espèce italienne est la langue napolitaine, c’est-à-dire, c’est du symbolique… C’est une langue, mais ce n’est pas la langue italienne, ce n’est pas la langue de la lalation. C’est un élément symbolique qui, d’une certaine façon, précède la lalation…

 

Lacan – Je m’étonnerais que… même à Naples, que les bébés fassent ça avant de faire de la lalation… [risa].

 

Fachinelli – Non, c’est pas une bonne réponse, parce que quand vous avez dit que la mère, c’est elle qui passe la lalation, la langue, vous avez dit, justement, que c’est une incarnation. Quand vous avez dit incarnation vous vouliez dire, je pense, qu’il y a là le problème d’une langue du corps. C’est-à-dire qu’entre la mère et l’enfant il y a une langue, symbolique, qui précède la langue italienne.

 

Lacan – C’est tout à fait vrai.

 

Fachinelli – Alors, alors, si c’est ainsi…

 

Lacan – C’est tout à fait vrai, mais écoutez, je ne vois pas… enfin… qu’est-ce qu’explique en somme Freud ? Il explique – il explique, bien sûr, il l’explique pour moi… bon – qu’est-ce que Freud explique ? C’est que toute femme, pour ce qui est de l’amour que pourrait (136)avoir pour elle un homme, l’homme y retrouvera toujours la mère. Donc dans l’énoncé œdipien, enfin, de Freud, c’est comme ça que Freud manifeste l’obstacle.

Obstacle que je radicalise par rapport à lui, que je radicalise en ceci : c’est que, en parlant, moi je ne dis jamais : toute femme, mais : une femme qui est en question dans l’amour, si bien sûr, comme je l’ai dit, il s’agit de cette zone du sexe mâle, ou prétendu tel, de cette zone du sexe mâle qui baigne dans l’hétérosexualité, ce qui n’est pas le cas général… Mais, enfin, il y en a. Il y en a qui aiment une femme. Il y en a qui aiment une femme.

Freud y voit d’obstacle, l’obstacle tout à fait, il faut bien le dire, fondé sur l’organisation mammifère, à proprement parler : c’est qu’il faudra toujours la mère pour faire ba-ba.

C’est-à-dire, qu’elle laisse sa trace ineffaçable, et cette trace, il appelle ça « mnésique », mais c’est tout autre chose, c’est l’inconscient. Enfin, ça marchera ou ça ne marchera pas d’une façon plus ou moins heureuse, selon qu’une femme aura su plus ou moins bien le décoller de la mère, si je peux m’exprimer ainsi.

Ma position a ceci de plus radical : que je pense que, au niveau de la parole il y a déjà – la parole est du langage, mais ce n’est pas pareil – il y a déjà quelque chose qui fait que le « partenaire » entre guillemets, est en lui-même Autre, Autre avec un grand A. Il n’est pas l’autre, justement, le partenaire, l’alter, il est alius.

On a, dieu merci, en latin deux mots pour distinguer l’alter, c’est-à-dire celui dont on est déjà en compagnie, n’est-ce pas, alors que le sexe est Autre, et la mère est là, si j’ose m’exprimer ainsi, en trompe-l’œil.

Il est Autre, si on peut dire, de par la structure de langage.

De sorte que votre langage corporel…, il est clair qu’il est du côté de l’obstacle.

Ce qui fait après tout un des plus grands obstacles à l’amour, c’est justement le corps…

 

Fachinelli – … mais c’est seulement un obstacle… il y a un symbolique, une langue du corps. Alors, quand on insiste sur cette… sur la position de la langue parlée…

 

Lacan – … j’oserais dire, malgré tous ces embrassements, n’est-ce pas, de cet amour… enfin, on essaye de lui frayer le passage, il faut bien le dire… parce que c’est vraiment le texte même de l’expérience analytique, ces (137)embrassements des corps… nous parlons de ce qui concerne l’amour pour l’instant, hein ?… ces embrassements des corps, ils sont surtout efficaces dans ce qu’on appelle communément la perversion…

 

Fachinelli – Oui, mais justement c’est vous qui avez posé la question qu’il n’y a pas de pervers, et qu’alors la question qui se pose en analyse…

 

Lacan – Je n’ai jamais dit une chose pareille…

 

Fachinelli – Oui, je l’ai entendue à Paris.

 

Lacan – Quand est-ce que… écoutez, je n’ai jamais dit une chose pareille…

 

Fachinelli – Oui, enfin… ce que je voulais dire c’est que si on pose qu’il y a…

 

Lacan – S’il y a une chose que souligne Freud, c’est l’importance fondamentale de la perversion dans les gestes de l’amour…

 

Fachinelli – Oui, sans doute – et dans l’analyse aussi. Parce que j’oserai écrire que l’analyste… qu’avant le sujet du savoir, le sujet supposé savoir, il y a le sujet supposé avoir, et cela c’est directement le corps, et dans chaque analyse il y a le moment où l’obstacle, enfin, la langue qui parle, est bien celle du corps. Ils veulent faire l’amour avec vous.

 

Lacan – Ça, je n’irais pas jusque là.

 

Fachinelli – Je le crois bien. Vous savez très bien que dans l’histoire de l’analyse…

 

Lacan – … tous les analysants sont tourmentés par l’amour très facilement porté… porté sur l’analyste.

Mais, enfin, qu’ils veuillent faire l’amour, nous est, à nous analystes, généralement évité…

 

Fachinelli – … mais disons que c’est une règle qui est presque constamment transgressée… [risate]. C’est bien vrai. Je crois que c’est bien vrai aussi dans votre expérience. Presque toutes les règles freudiennes, n’est-ce pas, sont des règles qui sont des règles en tant qu’elles sont transgressées.

 

Lacan – Ça c’est une opinion diffusée… diffusée par quelqu’un de l’entourage, mais…

 

Fachinelli – Mais Ferenczi aussi se posait ce problème-là…

 

Lacan – Oui…

 

Fachinelli – … quand il disait…

 

Lacan – Ça… écoutez, Ferenczi n’est quand même pas un modèle…

 

Fachinelli – Non, c’est un problème.

 

(138)Lacan – C’est un problème, c’est vrai. Je ne crois quand même pas que l’axe de l’expérience analytique passe par l’étreinte des corps…

 

Fachinelli – … Et ça se voit, par exemple, dans toutes les situations où les analystes freudiens classiques disent que ça ne va pas. Pourquoi toutes ces tentatives de reformulation de l’analyse avec les psychotiques, si ce n’est parce que avec les psychotiques, justement, se pose ce problème de la langue du corps, de la langue maternelle, n’est-ce pas ?

 

Lacan – Si je vous entends bien, la langue maternelle consiste dans les soins et ces soins c’est ce qu’une personne, Mme Sechehaye pour la nommer, a pu concevoir comme étant la voie pour frayer les contacts, si j’ose m’exprimer ainsi, avec les psychotiques. Je vous dirai que je n’en crois rien. Je crois que le problème chez les psychotiques, j’ai essayé de le dire, est dans ce que j’appelle la forclusion du nom du père. C’est une équivoque tout à fait compréhensible, qu’avec les psychotiques, chez qui le nom du père, par le fait de la mère, a été effectivement forclos, qu’en lui refrayant les voies de ce qui est déjà frayé avec la mère, et qui c’est d’autant mieux développé que le nom du père a été forclos, qu’en lui frayant de nouveau ces voies on ait le sentiment qu’il est plus heureux, et qu’on espère que ce mieux-être va se prolonger jusqu’à ce qu’il soit débarrassé de sa psychose.

Je ne crois pas que l’expérience corresponde à ça, à la pratique de Mme Sechehaye…

Je crois que ce qui convient avec les psychotiques…

Je dis simplement que le langage, étant de l’ordre de ce que j’ai appelé le symbolique, c’est-à-dire la parole et le langage, je veux dire les pôles où la langue fonctionne, la parole dans la performance et le langage dans la compétence plus ou moins logicienne…, je crois que c’est d’un registre différent de ce que, par pure métaphore, on appelle le langage du corps.

Je crois que le rapport du corps, tout en ayant vraiment tout son poids au niveau de l’imaginaire… je ne crois pas, malgré l’expressivité, c’est vrai, l’expressivité de certains gestes, y compris votre geste napolitain de tout à l’heure, je crois quand même qu’il n’a pas la dimension, à proprement parler, du langage, et c’est en ça que mon apport a eu son poids, comme vous me faisiez, comme ça, tout à l’heure, reconnaissance. Enfin, (139)je ne crois pas que ce soit du tout du même ordre, que ça mérite d’être appelé langage. La mère… c’est très important, bien sûr, les soins, mais… ce qu’elle dit est très important, ce qu’elle dit est très important par ses conséquences, je dirais même plus… ça va plus loin que la parole et même le langage : c’est le dire, enfin.

En fin de compte, la réponse de Sraffa à Wittgenstein est évidemment très jolie à cause de ce qu’il s’agissait de Wittgenstein… C’est évident que tout ce que Wittgenstein en somme a articulé autour du langage, ça reste tout à fait marqué par ce qu’il a appelé le jeu du langage, c’est-à-dire par l’idée de quelque chose qui se joue selon une règle… ce dont j’entendais une fois de plus les échos de tout à l’heure à propos de l’existence du code : et s’il y a quelque chose qui est tout à fait manifeste dans la langue, c’est qu’il n’y a rien de plus étranger à la langue que la notion de code, et qu’il suffit de lire un texte… enfin, à lire un texte, on ne s’en tire qu’à la condition de s’en donner un peu la peine, n’est-ce pas… on peut le faire jouer quant au sens, on peut donner à n’importe quel mot n’importe quel sens et pas simplement ceux qui sont déjà dans le dictionnaire. Si l’on s’en donne la peine, je le répète, on peut faire jouer à n’importe quel mot n’importe quel sens, et ça c’est, à proprement parler, la dimension du langage… qu’on fait tout, n’est-ce pas, pour le réduire à…

[Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]

… le langage d’un côté, et on emploie des choses codées, pour le transcrire, d’une part, et d’autre part, il y a des choses qui ont été déjà parfaitement langagées, si je peux m’exprimer ainsi, en fabriquant pour ça un participe passé, celui du verbe langagier quelque chose, n’est-ce pas ; on pourrait trouver mieux, c’est logiciser, etc.

Un carte géographique par exemple… c’est parce qu’il y a la carte géographique avec déjà des noms, que vous pouvez faire des poteaux indicateurs : là, il y a un code. Mais la langue, ce qui se cristallise d’usage dans la langue, est d’un tout autre ordre que de ce qui est codifiable, quoique, bien sûr, il y ait dans la langue quelque chose qui va de ce côté-là : il y a une orientation des molécules, si on peut dire, de la langue qui tendent à se nouer à quelque chose qui n’est rien d’autre que le réel. C’est justement en ça que je disais tout à l’heure que c’est la langue, pour tout dire, qui vous donne le modèle de l’élément.

(140)L’idée de l’élément, même l’idée de l’atome, le stoixeÝon… enfin, l’usage d’Aristote de ce terme, c’est quelque chose dont la première appréhension par l’être parlant se trouve dans le mot : ça fait élément. Ça fait élément, et c’est par là qu’il apprend à compter…

En plus il y a quand même des nouveaux nombres – on va toujours très loin dans toutes les langues, qui pour la plupart sont arrivées à se libérer des premiers pas et à pouvoir compter n’importe quoi, des nombres aussi, aussi énormes qu’on suppose.

 

Drazien [à Fachinelli] – Est-ce que je peux te poser une question ? Si ce geste était apparu dans un rêve, si un patient sur ton divan était en train de faire le récit de son rêve – d’abord il y aurait eu le problème de te formuler ce geste dans le discours sur le divan… et puis est-ce qu’il y aurait un sens arrêté ? Alors, à ce moment-là, pour ce geste, est-ce que ça aurait une valeur de parole, est-ce que… puisque pour toi c’est langue…

 

Fachinelli – C’est, bien entendu, une langue… Alors quand tu dis cela, d’une certaine façon c’est le problème que posait Gilson à Lacan. C’est une traduction. Une traduction c’est, d’une certaine façon… c’est toujours une réduction…

Je comprends très bien cette question – ce n’est pas pour rien que je suis ici, n’est-ce pas – mais enfin, il y a aussi le problème d’autres langues et surtout des langues corporelles… parce que, justement, avant la lallation il y a toute cette zone de la petite enfance qui est celle d’un rapport et d’un circuit corporel.

 

Lacan – Vous savez, en fin de compte, cette espèce, comme ça, de préoccupation du nœud qui m’est venue, à propos d’un nœud qui me rend bien service… momentanément, enfin… ce n’est pas évidemment sans rapport avec ce que vous impliquez,… ce besoin, cette aspiration dont témoigne, d’une façon pas toujours forcément inappropriée, le nœud des corps, mais est-ce que ça suffit à…

 

Fachinelli – Non, ça ne suffit pas…

 

Lacan – … à rendre l’amour possible…

 

Fachinelli – … ah, c’est pas ça…

 

Lacan – … j’en ai mis le doute sous cette forme, n’est-ce pas ?

C’est quand même autour de ça que se noue tout ce qui s’est découvert dans l’analyse de la fonction du déplacement, de la glissade à la perversion, à quoi (141)l’amour peut être dit conduire.

Je veux dire par là que si depuis des siècles la jouissance du corps de l’autre a été vouée au niveau bas, si l’on peut s’exprimer ainsi, du plaisir, c’est qu’en fin de compte, quant au rapport, même à le limiter à cette impasse qu’est l’amour, quant au rapport… [parole perdute] une relation amoureuse dont je ne dis pas qu’elle n’existe pas : je dis que le rapport sexuel n’existe pas.

Il n’existe pas, dans un certain sens du mot exister,… il n’est pas inscriptible hors de quelque chose, hors de ce qui est en jeu.

Cette histoire du langage du corps, c’est bien ce qui nous porte au cœur de la question de ce qu’on peut appeler la déviation du rapport.

Alors, là l’analyse est surabondante, parce que c’est elle qui nous a montré le caractère central de l’imaginaire et du réel, et d’ailleurs de la fonction phallique comme telle – qui l’a isolée et qui a dit que ce n’est pas du tout le privilège d’un sexe. Si l’on veut vraiment commenter les choses, on voit que c’est de là que part tout ce qui se dit dans l’amour, n’est-ce pas ?

C’est vraiment le es indistinct, qui ne joue pas seulement son rôle dans l’amour, n’est-ce pas : il joue son rôle dans tous les discours humains.

Bien sûr qu’il y a toute une palpitation langagière dans le corps. Elle ne s’inscrit dans la réalité que sous la forme du fantasme. C’est en tant que le fantasme prend tout son épanouissement dans un amour, que fonctionne le langage du corps. Le corps est vraiment impliqué dans le fantasme.

C’est ça dont nous avons l’expérience, dont nous ne pourrions même pas par notre expérience personnelle soupçonner l’immensité. Immensité d’ailleurs absolument stéréotypée, qui fait que, comme je le remarque, l’analyse n’a même pas été foutue d’introduire une nouvelle perversion sexuelle, ce qui aurait été quand même une preuve de son existence. On n’a rien introduit d’autre que cette découverte de la vérité sur l’amour qui s’appelle le transfert, à savoir qu’il n’y a qu’à pousser sur un bouton, c’est-à-dire commencer une analyse, pour que ça se déclenche, d’une façon qui en réalité, pour ce que sont la plupart du temps les analystes, est strictement impensable – du dehors, donc.

Ça c’est la seule trouvaille qu’on a faite… on n’a (142)jamais inventé une perversion…

C’est quand même frappant, enfin, hein ?

 

Fachinelli – Peut-être seulement la perversion de refuser l’amour.

 

Lacan – Ouais. C’est pas dire le bouton encourageant. Pour ce qui est de refuser l’amour pour une femme, alors ça pour le coup on en a depuis des siècles à la pelle.

Vous avez lu St Augustin ? Parce que je l’ai déjà lu trente six fois, n’est-ce pas, je parle des Confessions, parce que je n’ai pas lu autre chose [alcune parole perdute]. Vous l’avez lu très frais ce texte de St Augustin ?… Vous avez tort, relisez-le. C’est colossal.

Qui est-ce qui pose une question ?

Je sens quelqu’un qui commence à bailler.

Vous avez quelque chose à dire, vous Mme… naturellement j’ai oublié le nom que tout à l’heure…

 

X. – votre distinction, trop nette je crois, entre le réel, l’imaginaire, et le symbolique… je ne comprend surtout pas la distinction, entre le réel et l’imaginaire.

 

Lacan – C’est évident que vous avez vu que, moi-même, j’ai mis l’accent sur ceci : que même s’il semble être ce que j’exclus, si je parle d’un nœud entre le réel et le symbolique, je dis qu’il est fait par l’imaginaire.

Évidemment, là vous élidez toute une accentuation que j’ai mise, et que j’ai mise parce que c’était ce qui était fourni par mon expérience : à savoir que ce qu’a trouvé de mieux Freud pour expliquer l’amour, c’était précisément que c’était en somme l’amour pour sa propre image.

C’est ça qui fait chez moi centre et axe à la fonction de l’imaginaire, c’est ce que le discours analytique, tel qu’il est déjà frayé, tracé par Freud, appelle l’amour narcissique.

Il est clair que dans Freud, même l’amour objectal, prend son sens de l’amour narcissique.

L’importance de l’imaginaire va bien au-delà de ce que Freud en a articulé, puisque nous en avons la fonction de la bonne forme, et je vous prie de noter au passage ce qu’implique ce terme de bonne forme, de la Gestalt, pour appeler les choses par leur nom.

[…]

Si vous voulez, c’est autour de ça que se révèle le noyau de la fonction imaginaire comme telle.

Ça c’est de l’ordre justement de ce qu’il a manifesté, (143)à savoir d’avoir à tenir compte du fait que les vivants sont toujours corporels.

Alors, cette fonction de l’imaginaire, elle est isolable, et tout spécialement, dans ce qui en est de la fonction de l’amour, du côté visuel, si vous voulez le centrer sur ce qu’on appelle aussi intuitif, je veux dire : la vue, qui est toujours quelque chose d’à plat, quelque chose selon l’imagination, quelque chose qui a pour centre l’œil et qui se dispose selon une série d’un tableau de projection. Ça donne aussi le modèle de ce quelque chose qui vraiment nous colle à la peau : dès que nous faisons appel à l’intuition, c’est toujours quelque chose de plus ou moins parent de l’image.

Nous savons aussi… je ne pense pas qu’ici personne ne me contredise… que l’idéal du mathématicien c’est un type de démonstration qui se débarrasse de toute espèce de recours intuitif.

Le mathématicien arrive au comble de ses vœux quand il donne ce qu’on appelle une formalisation, c’est-à-dire quelque chose qui ne se manipule qu’à l’aide de petits éléments écrits. Ce qu’il pourchasse, c’est justement tout ce qui est de l’ordre intuitif… Il n’est vraiment satisfait que quand il est assez arrivé à se débarrasser, tout à fait particulièrement, de l’intuition spatiale, pour articuler une pure et simple démonstration.

Voilà quand même qu’il y a un clivage entre l’imaginaire et le symbolique, ce qui, d’autre part, présentifie ce que Freud appelle Darstellbarkeit, le figurable. C’est avec ça que le rêve se trouve articuler quelque chose.

Son texte est fait de ce qui sort des images, et on ne peut pas dire que là, tout au moins dans le rêve, l’imaginaire ne soit pas présentifié d’une façon… – le mot « exemplaire » est faible parce que c’est en quelque sorte l’idée même de l’exemplification… presque toute exemplification plonge dans quelque chose qui a une parenté avec le réel.

Alors, c’est ce qui, je crois, me permet d’identifier, d’authentifier… c’est-à-dire de mettre quelque chose qui spécifie la dimension de l’imaginaire…

En tout cas, dans notre pratique, il me semble que, l’imaginaire, nous y avons tout le temps à faire. Et si je dis que c’est dans le symbolique que ça s’exprime… du fait que le symbolique à tout instant articule, mais (144)articule dans la langue… ceci est tout à fait imaginaire, c’est pas réel. Alors : où est-ce que dans le langage on fait le clivage, qu’on distingue l’imaginaire du réel ? C’est ce qui selon les discours naturellement varie. Ce qui n’empêche pas que la notion du réel dans la langue… c’est ce qui dans la langue est en général traduit, et traduit d’une façon qui convient étant donnée la structure corporelle de l’homme, la prévalence de la fiction, n’est-ce pas, de l’intuition… c’est ce que la langue s’emploie tout le temps à distinguer. Est-ce que vous rêvez ou est-ce que vous êtes dans le réel ? J’appelle ça des catégories en quelque sorte primordiales.

Je ne vous dis pas que nous savons à tout instant en faire le départ, mais que ça fonctionne comme tel et qu’il y a tout un fil qui est très proprement attaché non pas à la langue, mais au langage lui-même. Dans le langage alors l’imaginaire et le réel se distinguent comme une des oppositions les plus fondamentales.

 

X. – Je suis un peu en difficulté à distinguer entre la pensée et la langue. Vous dites, enfin, si j’ai bien compris…

 

Lacan – Je ne distingue pas. Je dis qu’il n’y a de pensée qu’articulée.

[…]

… je n’ai pas rejeté la pensée… mais nous pensons que la pensée c’est une réalité qui est au-dessus d’une langue… Ces histoires de dessus et de dessous, ça c’est vraiment de l’ordre de l’imaginaire, vous comprenez ?

Nous pouvons très difficilement articuler quelque chose sans l’idée de hiérarchie, et l’idée qu’il ne peut y avoir qu’une pensée pour expliquer le monde, c’est ce que nous appelons généralement Dieu. C’est quand même quelque chose qui est tellement tissé vraiment dans les fibres de tout le monde, en fin de compte… sans le savoir. Même les athées le pensent, enfin.

 

C’est très difficile d’échapper à cette idée que c’est pas une pensée qui gouverne le monde.

Je me permets de penser que c’est pas indispensable, au moins depuis le moment où nous avons la notion de l’inconscient.

La notion de l’inconscient, j’avais essayé, comme ça, d’en donner, enfin, en marge… tout à fait en marge parce qu’il fallait bien, comme ça, que je les amuse, les premiers types de canailles parmi les analystes, quand j’ai (145)essayé, comme ça, de faire prendere corps à [ride] ma pensée, alors je leur demandais, comme ça, de temps en temps, en marge, des choses comme ça, auxquelles ils ne comprenaient, bien entendu, absolument rien …, enfin : « Dieu croit-il en Dieu ? ».

Ça c’est plus venimeux que ça n’apparaît d’abord.

C’était simplement la façon de leur sonner une petite clochette, enfin.

Il est certain en tout cas que toute la pensée philosophique est théologisante puisque… enfin, je vous ai épargné tout à l’heure certaines des choses que j’aurais pu dire à propos du savoir.

C’est quand même tout à fait frappant que le savoir, le savoir-là – qui veut le toucher ? si je puis dire, puisqu’il se transforme en chose réelle, n’est-ce pas – que le savoir à quoi s’entend si bien l’homme parce qu’il, justement, parce qu’il construit… : le savoir ne lui sert qu’à ça, à faire des choses qu’il croit qu’il crée.

Il y a quand même quelque chose qu’il sait très bien qu’il ne sait pas : c’est tout ce qui concerne le sexe. Alors il en a chargé Dieu, n’est-ce pas ?

Dieu a créé l’essentiel de ce qu’il crée… évidemment pas tous ces trafics que l’homme se sent capable de faire lui-même.

Enfin, il ne rêve que ça, de faire le ciel, la terre, les eaux supérieures, inférieures, les animaux etc.

Tout ça c’est un jeu d’enfant, pour l’homme, n’est-ce pas… mais pour le sexe, là alors, l’homme et la femme, ça, il fallait vraiment Dieu. C’est pour ça qu’on dit : Dieu créa l’homme et la femme… parce que là il donne sa langue au chat.

Écoutez, vous n’êtes pas très habitués n’est-ce pas, aux choses que je suis amené, comme ça, à articuler.

J’ai fait allusion tout à l’heure à l’Autre.

Il est évident que l’Autre, avec un grand A, celui dont je parle, c’est pas Dieu.

Dieu serait… existerait s’il y avait l’Autre de l’Autre.

Alors, il n’y a pas d’Autre de l’Autre, à savoir qu’il n’y a pas, il y a rien pour garantir que l’Autre, c’est bien là [batte sul microfono] que se font les comptes, n’est-ce pas, il n’y a aucune preuve perceptible, n’est-ce pas ?

Quand je dis qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, c’est-à-dire celui dont on a besoin, dont a besoin tout le monde… Descartes marche, il fait : « il pense et il est »… (146)mais quand même tout ça est soufflé s’il n’y a pas là un dieu pas trompeur.

On ne s’est pas simplement aperçu que, s’il était trompeur, ça serait exactement la même chose, parce que tromper et être la vérité c’est tout à fait pareil, puisque s’il était trompeur, ce qu’il penserait pour nous tromper – puisqu’il n’y a que nous qui sommes dans le coup – ce qu’il penserait pour nous tromper, ça serait la vérité.

Alors que la question n’est pas là : la question est de savoir si justement il y a quelqu’un pour faire le partage entre la vérité et le mensonge. Si on revient là… alors à tous le truc, n’est-ce pas, l’énigme du « je mens », enfin…

Je ne vous ai pas parlé de cette vérité qui est évidemment tout à fait capitale, parce que ce que nous entendons dans l’analyse, ce qui nous intéresse, c’est que justement c’est toujours la vérité : même quand c’est un pur mensonge, ça s’ordonne dans le champ de la vérité.

Ceci dans un champ où il n’est pas facile de savoir, mais où, avec une certaine pratique, on arrive quand même à en savoir long, grâce à cette forme, à cette incurvation, à cet hyper-espace des valeurs de vérité, comment le seul être que nous connaissons quand même doué de la parole, comment cet être dit la vérité même quand il se trompe, quand il ment.

Il y a là un champ qui n’est pas facile à manier, parce que le savoir n’y a pas cette valeur constructive qu’il a ailleurs… un champ que je crois limité, mais qui, si limité soit-il, est devenu ce que j’ai appelé si encombrant pour nous forcer à une sorte d’exploration, comme ça, plus radicale concernant ce que je définis de l’image topologique du trou… du trou dans le réel, dont presque tout ce qui se dit d’une certaine façon porte témoignage.

Encore une chose, que j’exprime d’une autre façon : en disant que la vérité n’est pas toute, je veux dire qu’on ne peut jamais arriver à la dire toute. On vous demande toujours, au tribunal, à dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Toute la vérité… [batte sul tavolo]… c’est une folie. Qui est-ce qui peut prétendre dire, sur quoi que se soit, toute la vérité ?

Ça, n’en reste pas moins la valeur de vérité, très opératoire, dans ce savoir que nous construisons avec la logique – qui a au moins l’avantage de nous apporter (147)des… des meubles, à ceci près, que l’appartement, si nous en croyons le Tao, est toujours trop meublé.

Comme nous n’avons besoin de rien si ce n’est d’une coquille, au fond, je veux dire un petit abri parce que l’homme est porté à habiter, donc il habite… parce que je pense que même Lao-Tsé habitait une cabane près d’un ruisseau… il habitait à cause du fait que le corps ne fonctionne pas autrement. Mais ça ne l’empêchait pas de parler d’une façon très très sûre… Il n’avait pas eu besoin des progrès scientifiques modernes pour avertir que ce n’était pas dans ce sens-là qu’il fallait aller… et dans un langage admirable…

[Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]

… ce que je suis forcé de faire à cause du fait que les analystes ont une imagination si bornée qu’ils croient des choses que, même au-dehors, personne ne croit plus…

 



*. Sans doute, Ranchetti confond-il entendre et comprendre, il voudrait donc dire : « J’ai entendu les mots que vous avez dits, mais je n’ai pas compris la question… ».

**. Sans doute une traduction maladroite, la phrase est : ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire.

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