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1974-10-29 Conférence de presse au centre culturel français de Rome

Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français, Rome, le 29 octobre 1974[1]. Parue dans les Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, pp. 6-26.

 

(6)J. Lacan – J’ai pris mes positions dans la psychanalyse, c’était en 1953, très exactement. Il y a eu un premier congrès en octobre, à Rome. Je crois – je ne l’ai pas demandé – j’imagine qu’on a pensé pour moi à quelque chose comme un anniversaire : ce n’est pas peu, vingt et un ans ; c’est les vingt et un ans pendant lesquels j’ai enseigné d’une façon qui a fait tranchant, si l’on peut dire, dans mes positions. J’avais déjà commencé mon enseignement deux ans avant 1953. C’est peut-être donc ce à quoi on a pensé.

D’un autre côté, je n’avais, moi, aucune raison d’y faire objection, d’autant que Rome, malgré tout, c’est un lieu qui conserve une grande portée, et tout spécialement pour la psychanalyse. Si jamais – on ne sait pas, ça peut vous arriver – vous venez entendre le quelque chose que j’ai préparé, parce que j’ai préparé quelque chose pour eux ; ils s’attendaient à ce que je parle ; je n’ai pas voulu qu’on l’annonce, mais j’ai préparé quelque chose ; je l’ai même préparé avec beaucoup de soin, je dois dire, à la vérité ; si (7)jamais donc vous venez, vous entendrez quelque chose qui se rapporte aux rapports de la psychanalyse avec la religion. Ils ne sont pas très amicaux. C’est en somme ou l’un ou l’autre. Si la religion triomphe, comme c’est le plus probable – je parle de la vraie religion, il n’y en a qu’une seule de vraie – si la religion triomphe, ce sera le signe que la psychanalyse a échoué. C’est tout ce qu’il y a de plus normal qu’elle échoue, parce que ce à quoi elle s’emploie, c’est quelque chose de très très difficile. Mais enfin, comme je n’ai pas l’intention de faire une conférence maintenant, je ne peux dire que ça, c’est que la psychanalyse, c’est quelque chose de très difficile.

Vous êtes journaliste de quel journal ?

 

Mme X. – Agence Centrale de Presse de Paris.

 

J. Lacan – C’est quelque chose de très difficile, la psychanalyse. D’abord c’est très difficile d’être psychanalyste, parce qu’il faut se mettre dans une position qui est tout à fait intenable. Freud avait déjà dit ça. C’est une position intenable, celle du psychanalyste.

 

Mme X. – Il y aura combien d’élèves du Dr Lacan à ce Congrès ?

 

J. Lacan – À ce Congrès ? Mais je n’en sais rien.

 

Mme X. – De participants ?

 

J. Lacan – Il y a des participants à ce Congrès qui sont, je suppose, beaucoup plus nombreux que les gens de mon École. Parce qu’il y a une espèce d’effet de curiosité autour de moi. C’est loufoque mais c’est comme ça.

 

Mme X. – Mais c’est motivé, cette loufoquerie ?

 

J. Lacan – Motivé par la mienne, probablement. Mais moi, naturellement, je ne suis pas au courant.

 

Mme X. – Je crois que mon Agence concurrente veut prendre la parole.

 

M. Y. – (inaudible)

 

Mme X. – Je demandais simplement au Professeur Lacan pourquoi il disait que le psychanalyste était dans une position intenable ?

 

J. Lacan – Au moment où j’ai dit ça, j’ai fait remarquer que je n’étais pas le premier à le dire. Il y a quelqu’un à qui quand même on peut faire confiance pour ce qu’il a dit de la position du psychanalyste, très très précisément, c’est Freud. Alors Freud étendait ça ; il a dit qu’il y avait un certain nombre de positions intenables parmi lesquelles il mettait « gouverner » – comme vous le voyez, c’est déjà dire qu’une position intenable, c’est justement ce vers quoi tout le monde se rue, puisque pour gouverner on ne manque jamais de candidats – c’est comme pour la psychanalyse, les candidats ne manquent pas.

Puis Freud ajoutait encore : éduquer. Ça alors les candidats manquent encore moins. C’est une position qui est réputée même être avantageuse ; je veux dire que là aussi non seulement on ne manque pas de candidats mais on ne manque pas de gens qui reçoivent le tampon, c’est-à-dire qui sont autorisés à éduquer. Ça ne veut pas dire qu’ils aient la moindre espèce d’idée de ce que c’est qu’éduquer. Mais enfin ça suggère quand même beaucoup de méditations. Les gens ne s’aperçoivent pas très bien de ce qu’ils veulent faire quand ils éduquent. Mais ils s’efforcent quand même d’en avoir une petite idée. Ils y réfléchissent rarement. Mais enfin le signe qu’il y a quand même quelque chose qui peut, tout au moins de temps en temps, les inquiéter, c’est que parfois ils sont pris d’une chose qui est très particulière, qu’il n’y a que les analystes à connaître vraiment bien, ils sont saisis d’angoisse. Ils sont saisis d’angoisse quand ils y pensent, à ce que c’est qu’éduquer. Mais contre l’angoisse, il y a des tas de remèdes. En particulier il y a un certain nombre de choses qu’on appelle « conceptions de l’homme », de ce que c’est que l’homme. Ça varie beaucoup. Personne ne s’en aperçoit mais ça varie énormément, la conception qu’on peut avoir de l’homme.

Il y a un très bon livre qui est paru, qui a rapport à ça, à l’éducation. C’est un livre qui a été dirigé par Jean Chateau. (9)Jean Chateau était un élève d’Alain. Je vous en parle parce que c’est un livre auquel je me suis intéressé très récemment. Je ne l’ai même pas fini actuellement. C’est un livre absolument sensationnel. Ça commence à Platon et ça continue par un certain nombre de pédagogues. Et on s’aperçoit quand même que le fond, ce que j’appelle le fond de l’éducation, c’est-à-dire une certaine idée de ce qu’il faut pour faire des hommes – (comme si c’était l’éducation qui les faisait ; à la vérité il est bien certain que l’homme, ce n’est pas forcé forcé qu’il soit éduqué ; il fait son éducation tout seul ; de toute façon il s’éduque, puisqu’il faut bien qu’il apprenne quelque chose, qu’il en bave un peu) mais enfin les éducateurs, à proprement parler, c’est des gens qui pensent qu’ils peuvent les aider, et que même il y aurait vraiment au moins une espèce de minimum à donner pour que les hommes soient des hommes et que ça passe par l’éducation. En fait ils n’ont pas tort du tout. Il faut en effet qu’il y ait une certaine éducation pour que les hommes parviennent à se supporter entre eux.

Par rapport à ça, il y a l’analyste. Les gens qui gouvernent, les gens qui éduquent ont cette différence considérable par rapport à l’analyste, c’est que ça s’est fait depuis toujours. Et je répète que ça foisonne, je veux dire qu’on ne cesse pas de gouverner et qu’on ne cesse pas d’éduquer. L’analyste, lui, il n’a aucune tradition. C’est un tout nouveau venu. Je veux dire que parmi les positions impossibles, il en a trouvé une nouvelle. Alors ce n’est pas particulièrement commode de soutenir une position dans laquelle, pour la plupart des analystes, on n’a qu’un tout petit siècle derrière soi pour se repérer. C’est quelque chose de vraiment tout à fait nouveau, et ça renforce le caractère impossible de la chose. Je veux dire qu’on a vraiment à la découvrir.

C’est pour ça que c’est chez les analystes, c’est-à-dire là, à partir du premier d’entre eux, que à cause de leur position, qu’ils découvraient et dont ils réalisaient très bien le caractère impossible, ils l’ont fait rejaillir sur la position de gouverner et celle d’éduquer ; comme eux, ils en sont au stade de l’éveil ; ça leur a permis de s’apercevoir qu’en fin de compte les gens qui gouvernent comme les gens qui éduquent n’ont aucune espèce d’idée de ce qu’ils font. Ça ne les empêche pas de le faire, et même de le faire pas trop mal, parce qu’après tout, des gouvernants, il en faut bien, et les gouvernants gouvernent, c’est un fait ; non seulement ils gouvernent mais ça fait plaisir à tout le monde.

 

Mme X. – On retrouve Platon.

 

J. Lacan – Oui, on retrouve Platon. Ce n’est pas difficile de retrouver Platon. Platon a dit énormément de banalités, et naturellement on les retrouve.

Mais c’est certain que l’arrivée de l’analyste à sa propre fonction a permis de faire une espèce d’éclairage à jour frisant de ce que sont les autres fonctions. J’ai consacré toute une année, tout un séminaire précisément sur ce point à expliquer le rapport qui jaillit du fait de l’existence de cette fonction tout à fait nouvelle qu’est la fonction analytique, et comment ça éclaire les autres. Alors ça m’a amené, bien sûr, à y montrer des articulations qui ne sont pas communes – parce que si elles étaient communes, ils ne différeraient pas – et à montrer comment ça peut se manipuler, et en quelque sorte d’une façon vraiment très très simple. Il y a quatre petits éléments qui tournent. Et naturellement les quatre petits éléments changent de place, et ça finit par faire des choses très intéressantes.

Il y a une chose dont Freud n’avait pas parlé, parce que c’était une chose tabou pour lui, c’était la position du savant, la position de la science. La science a une chance, c’est une position impossible tout à fait également, seulement elle n’en a pas encore la moindre espèce d’idée. Ils commencent seulement maintenant, les savants, à faire des crises d’angoisse ! Ils commencent à se demander – c’est une crise d’angoisse qui n’a pas plus d’importance que n’importe quelle crise d’angoisse, l’angoisse est une chose tout à fait futile, tout à fait foireuse – mais c’est amusant de voir que les savants, les savants qui travaillent dans des laboratoires tout à fait sérieux, ces derniers temps tout d’un coup on en a vu qui se sont alarmés, qui ont eu « les foies » comme on dit – vous parlez le français ? Vous savez ce que c’est, avoir les foies ? avoir les foies c’est avoir la trouille – qui se sont dit : « mais si toutes ces petites bactéries avec lesquelles nous faisons des choses si merveilleuses, supposez qu’un jour, après que nous en ayons fait vraiment un instrument absolument sublime de destruction de la vie, supposez qu’un type les sorte du laboratoire ? »

D’abord ils n’y sont pas arrivés, ce n’est pas encore fait, mais ils commencent quand même à avoir une petite idée qu’on pourrait faire des bactéries vachement résistantes à tout, et qu’à partir de ce moment-là, on ne pourrait plus les arrêter, et que peut-être ça nettoierait la surface du globe de toutes ces choses merdeuses, en particulier humaines, qui l’habitent. Et alors ils se sont sentis tout d’un coup saisis d’une crise de responsabilité. Ils ont mis ce qu’on appelle l’embargo sur un certain nombre de recherches – peut-être qu’ils ont eu une idée après tout pas si mauvaise (11)de ce qu’ils font, je veux dire que c’est vrai que ça pourrait peut-être être très dangereux ; je n’y crois pas ; l’animalité est increvable ; ce n’est pas les bactéries qui nous débarrasseront de tout ça ! Mais eux qui ont eu une crise d’angoisse, c’est typiquement la crise d’angoisse. Et alors on a jeté une sorte d’interdiction, provisoire tout au moins, on s’est dit qu’il fallait y regarder à deux fois avant de pousser assez loin certains travaux sur les bactéries. Ce serait un soulagement sublime si tout d’un coup on avait affaire à un véritable fléau, un fléau sorti des mains des biologistes, ce serait vraiment un triomphe, ça voudrait dire vraiment que l’humanité serait arrivée à quelque chose, sa propre destruction par exemple, c’est vraiment là le signe de la supériorité d’un être sur tous les autres, non seulement sa propre destruction mais la destruction de tout le monde vivant ! Ce serait vraiment le signe que l’homme est capable de quelque chose. Mais ça fout quand même un peu d’angoisse. Nous n’en sommes pas encore là.

Comme la science n’a aucune espèce d’idée de ce qu’elle fait, sauf à avoir une petite poussée d’angoisse comme ça, elle va quand même continuer un certain temps et, à cause de Freud probablement, personne n’a même songé à dire que c’était tout aussi impossible d’avoir une science, une science qui ait des résultats, que de gouverner, et d’éduquer. Mais si on peut en avoir quand même un petit soupçon, c’est par l’analyse, parce que l’analyse, elle, elle est vraiment là. L’analyse, je ne sais pas si vous êtes au courant, l’analyse s’occupe très spécialement de ce qui ne marche pas ; c’est une fonction encore plus impossible que les autres, mais grâce au fait qu’elle s’occupe de ce qui ne marche pas, elle s’occupe de cette chose qu’il faut bien appeler par son nom, et je dois dire que je suis le seul encore à l’avoir appelée comme ça, et qui s’appelle le réel.

La différence entre ce qui marche et ce qui ne marche pas, c’est que la première chose, c’est le monde, le monde va, il tourne rond, c’est sa fonction de monde ; pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de monde, à savoir qu’il y a des choses que seuls les imbéciles croient être dans le monde, il suffit de remarquer qu’il y a des choses qui font que le monde est immonde, si je puis m’exprimer ainsi ; c’est de ça que s’occupent les analystes ; de sorte que, contrairement à ce qu’on croit, ils sont beaucoup plus affrontés au réel même que les savants ; ils ne s’occupent que de ça. Et comme le réel, c’est ce qui ne marche pas, ils sont en plus forcés de le subir, c’est-à-dire forcés tout le temps de tendre le dos. Il faut pour ça qu’ils soient vachement cuirassés contre l’angoisse.

(12)C’est déjà quelque chose qu’au moins ils puissent, de l’angoisse, en parler. J’en ai parlé un peu à un moment. Ça a fait un peu d’effet ; ça a fait un peu tourbillon. Il y a un type qui est venu me voir à la suite de ça, un de mes élèves, quelqu’un qui avait suivi le séminaire sur l’angoisse pendant toute une année, qui est venu, il était absolument enthousiasmé, c’était justement l’année où s’est passée, dans la psychanalyse française (enfin ce qu’on appelle comme ça) la deuxième scission ; il était si enthousiasmé qu’il a pensé qu’il fallait me mettre dans un sac et me noyer ; il m’aimait tellement que c’était la seule conclusion qui lui paraissait possible.

Je l’ai engueulé ; je l’ai même foutu dehors, avec des mots injurieux. Ça ne l’a pas empêché de survivre, et même de se rallier à mon École finalement. Vous voyez comment sont les choses. Les choses sont faites de drôleries. C’est comme ça peut-être ce qu’on peut espérer d’un avenir de la psychanalyse, c’est si elle se voue suffisamment à la drôlerie.

Voilà, je pense que je vous ai répondu un peu.

 

Mme Y. – Pouvez-vous préciser en quoi l’École freudienne de Paris se distingue des autres écoles ?

 

J. Lacan – On y est sérieux. C’est la distinction décisive.

 

Mme Y. – Les autres écoles ne sont pas sérieuses ?

 

J. Lacan – Absolument pas.

 

Mme Y. – Vous avez dit tout à l’heure « si la religion triomphe, c’est que la psychanalyse aura échoué ». Est-ce que vous pensez qu’on va maintenant chez un psychanalyste comme on allait avant chez son confesseur ?

 

J. Lacan – Je sais qu’on devait me poser cette question. Cette histoire de confession est une histoire à dormir debout. Pourquoi croyez-vous qu’on se confesse ?

 

(13)Mme Y. – Quand on va chez son psychanalyste, on se confesse aussi.

 

J. Lacan – Mais absolument pas ! Ça n’a rien à faire. C’est l’enfance de l’art de commencer par expliquer aux gens qu’ils ne sont pas là pour se confesser. Ils sont là pour dire, pour dire n’importe quoi.

 

Mme Y. – Comment expliquez-vous ce triomphe de la religion sur la psychanalyse ?

 

J. Lacan – Ce n’est pas du tout par l’intermédiaire de la confession.

 

Mme Y. – Vous avez dit « si la religion triomphe, c’est que la psychanalyse aura échoué ». Comment expliquez-vous le triomphe de la psychanalyse sur la religion ?

 

J. Lacan – La psychanalyse ne triomphera pas de la religion ; la religion est increvable. La psychanalyse ne triomphera pas, elle survivra ou pas.

 

Mme Y. – Pourquoi avoir employé cette expression du triomphe de la religion sur la psychanalyse ? Vous êtes persuadé que la religion triomphera ?

 

J. Lacan – Oui, elle ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, elle triomphera sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer ce que c’est puissant, la religion. J’ai parlé à l’instant un peu du réel. La religion va avoir là encore beaucoup plus de raisons d’apaiser les cœurs, si l’on peut dire, parce que le réel, pour peu que la science y mette du sien, la science dont je parlais à l’instant, c’est du nouveau, la science, ça va introduire des tas de choses absolument bouleversantes dans la vie de chacun. Et la religion, surtout la vraie, a des ressources qu’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille ; c’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps, mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. La science va introduire de tels bouleversements (14)qu’il va falloir qu’à tous ces bouleversements ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, là ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens, on peut dire, vraiment à n’importe quoi, un sens à la vie humaine par exemple. Ils sont formés à ça. Depuis le commencement, tout ce qui est religion, ça consiste à donner un sens aux choses qui étaient autrefois les choses naturelles. Mais ce n’est pas parce que les choses vont devenir moins naturelles, grâce au réel, ce n’est pas pour ça qu’on va cesser de sécréter le sens. Et la religion va donner un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont justement les savants eux-mêmes commencent à avoir un petit bout d’angoisse ; la religion va trouver à ça des sens truculents. Il n’y a qu’à voir comment ça tourne maintenant. Ils se mettent à la page.

 

Mme Y. – La psychanalyse va devenir une religion ?

 

J. Lacan – La psychanalyse ? Non, du moins je l’espère. Mais elle deviendra peut-être en effet une religion, qui sait, pourquoi pas ? Mais je ne pense pas que ce soit là mon biais. Je pense que la psychanalyse n’est pas venue à n’importe quel moment historique ; elle est venue corrélativement à un pas capital, à une certaine avancée du discours de la science. L’analyse est venue là – je vais vous dire ce que j’en dis dans mon petit rapport, dans le machin que j’ai cogité pour ce Congrès : la psychanalyse est un symptôme. Seulement il faut comprendre de quoi. Elle est en tout cas nettement, comme l’a dit Freud, (parce qu’il a parlé de « Malaise de la civilisation ») – la psychanalyse fait partie de ce malaise de la civilisation. Alors le plus probable, c’est quand même qu’on n’en restera pas là à s’apercevoir que le symptôme, c’est ce qu’il y a de plus réel. On va nous sécréter du sens à en veux-tu en voilà, et ça nourrira non seulement la vraie religion mais un tas de fausses.

 

Mme Y. – Qu’est-ce que ça veut dire, la vraie religion ?

 

J. Lacan – La vraie religion, c’est la romaine. Essayez de mettre toutes les religions dans le même sac et de faire par exemple ce qu’on appelle histoire des religions, c’est vraiment horrible. Il y a une vraie religion, c’est la religion chrétienne. Il s’agit simplement de savoir si cette vérité tiendra le coup, à savoir si elle sera capable de sécréter du sens de façon (15)à ce qu’on en soit vraiment bien noyé. Et c’est certain qu’elle y arrivera parce qu’elle a des ressources. Il y a déjà des tas de trucs qui sont préparés pour ça. Elle interprétera l’Apocalypse de Saint Jean. Il y a déjà pas mal de gens qui s’y sont essayés. Elle trouvera une correspondance de tout avec tout. C’est même sa fonction.

L’analyste, lui, c’est tout à fait autre chose. Il est dans une espèce de moment de mue. Pendant un petit moment, on a pu s’apercevoir de ce que c’était que l’intrusion du réel. L’analyste, lui, en reste là. Il est là comme un symptôme, et il ne peut durer qu’au titre de symptôme. Mais vous verrez qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. À force de le noyer dans le sens, dans le sens religieux bien entendu, on arrivera à refouler ce symptôme. Vous y êtes ? Est-ce qu’une petite lumière s’est produite dans votre jugeote ? Ça ne vous paraît pas une position mesurée que la mienne ?

 

Mme Y. – J’écoute.

 

J. Lacan – Vous écoutez –, oui. Mais est-ce que vous y attrapez un petit quelque chose qui ressemble à du réel ?

 

Mme Y. – (début inaudible) c’est à moi, après, à faire une sorte de synthèse.

 

J. Lacan – Vous allez faire une synthèse ? Vous en avez de la chance ! En effet, tirez-en ce que vous pourrez.

On a eu un petit instant comme ça un éclair de vérité avec la psychanalyse. Ce n’est pas du tout forcé que ça dure.

 

M. X. – (parle italien) – traduction : Monsieur a lu vos Écrits en italien, dans la collection qui s’appelle Cosa freudiana.

 

J. Lacan – Comment, il n’y a pas de collection Cosa freudiana.

 

L’interprète – Sous le titre Cosa freudiana il y a divers articles.

 

(16)J. Lacan – C’est sous ce titre qu’on traduit mes Écrits, la Cosa freudiana ? Moi, je croyais que c’était un article tout à fait spécial. « La chose freudienne » en français, c’est le titre d’un de mes écrits.

 

L’interprète – Alors le petit livre qui contient cinq ou six de vos articles, traduit il y a deux ou trois ans s’appelle la Cosa Freudiana

 

M. X. – (en italien) Monsieur est en train de dire que les Écrits sont très obscurs, très difficiles à comprendre et que quelqu’un qui veut comprendre ses propres problèmes en lisant ces textes est dans un profond désarroi et mal à l’aise.

La deuxième impression est celle-ci : vous êtes un des plus célèbres représentants du retour à Freud. Or son avis superficiel de la chose est que ce retour à Freud est un peu problématique. Monsieur dit que votre reprise de Freud, des textes freudiens, rend la lecture de Freud encore plus compliquée.

 

J. Lacan – C’est peut-être parce que je fais apercevoir ce que Freud lui-même d’ailleurs a mis beaucoup de temps à faire entrer dans la tête de ses contemporains. Il faut dire que quand Freud a sorti La science des rêves, ça ne s’est pas beaucoup vendu, on en a vendu – je ne sais pas, je l’ai su à un moment, je ne voudrais pas dire quelque chose de tout à fait à côté, mais c’est peut-être trois cents exemplaires en quinze ans. Freud a dû se donner beaucoup de mal pour forcer, pour introduire dans la pensée de ses contemporains quelque chose d’aussi spécifié à la fois et d’aussi peu philosophique. Ce n’est pas parce qu’il a emprunté à je ne sais plus qui, à Herbart, le mot Unbewusste, que c’était du tout ce que les philosophes appelaient « inconscient » ; ça n’avait aucun rapport.

C’est même ce que je me suis efforcé de démontrer, c’est comment l’inconscient de Freud se spécifie ; les universitaires étaient peu à peu arrivés à digérer ce que Freud avec beaucoup d’habileté d’ailleurs s’était efforcé de leur rendre comestible, digérable, Freud lui-même a prêté à la chose en voulant convaincre ; le sens du retour à Freud, c’est ça : montrer ce qu’il y a de tranchant dans la position de Freud, dans ce que Freud avait découvert, dans ce que Freud faisait entrer en jeu d’une façon je dirai complètement inattendue, parce que c’était vraiment la (17)première fois qu’on voyait surgir quelque chose qui n’avait strictement rien à faire avec ce que qui que ce soit avait dit avant. L’inconscient de Freud, c’est ça, c’est l’incidence de quelque chose qui est complètement nouveau.

Alors je ne suis pas très étonné puisque vous ne parlez qu’italien, du moins je le suppose, parce que sans ça pourquoi ne me parleriez-vous pas français, si vous lisez mes Écrits traduits en italien, d’abord, je vais vous dire, ils ne sont peut-être pas bien traduits ; je ne peux pas vérifier, je suis hors d’état de vérifier ; le traducteur est souvent venu me demander des conseils pour s’éclairer mais comme il a, lui, ses petites idées, ce que je lui ai répondu ne lui a peut-être pas plus servi pour ça.

Et puis je vais vous dire aussi quelque chose qui est caractéristique de mes Écrits, c’est que mes Écrits, je ne les ai pas écrits pour qu’on les comprenne, je les ai écrits pour qu’on les lise, ce n’est pas du tout pareil. C’est un fait que, contrairement à Freud, il y a quand même pas mal de gens qui les lisent, il y en a certainement plus qu’on n’a lu Freud pendant quinze ans ; à la fin, bien sûr, Freud a eu un énorme succès de librairie. Mais il l’a attendu très longtemps. Moi, je n’ai jamais rien attendu de pareil. Ça a été pour moi une surprise absolument totale quand j’ai su que mes Écrits se vendaient. Je n’ai jamais compris comment ça se fait. Ce que je constate par contre, c’est que même si on ne les comprend pas, ça fait quelque chose aux gens. J’ai souvent observé ça. Ils n’y comprennent rien, c’est tout à fait vrai, pendant un certain temps, mais ça leur fait quelque chose. Et c’est pour ça que je serais porté à croire, contrairement à ce qu’on s’imagine au dehors, on s’imagine que les gens achètent simplement mes Écrits, et puis qu’ils ne les ouvrent pas ; c’est une erreur ; ils les ouvrent, et même ils les travaillent ; et même ils s’esquintent à ça ; parce qu’évidemment quand on commence mes Écrits, ce qu’on peut faire de mieux, en effet, c’est d’essayer de les comprendre ; et comme on ne les comprend pas – je n’ai pas fait exprès qu’on ne les comprenne pas mais enfin ça a été une conséquence des choses, je parlais, je faisais des cours, très suivis et très compréhensibles, mais comme je ne transformais ça en écrit qu’une fois par an, naturellement ça donnait un écrit qui, par rapport à la masse de ce que j’avais dit, était une espèce de concentré tout à fait incroyable, qu’il faut en quelque sorte mettre dans de l’eau comme les fleurs japonaises, pour le voir se déplier. C’est une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut.

Ce que je peux vous dire, c’est qu’il est assez habituel, je sais comment les choses se produisent parce que ça m’est déjà (18)arrivé d’écrire, il y a même longtemps, il est assez habituel qu’en dix ans, un de mes écrits devient transparent, mon cher. Même vous, vous comprendriez ! Dans dix ans mes Écrits, même en Italie, même traduits comme ils sont, vous paraîtront de la petite bière, des lieux communs. Parce qu’il y a une chose qui est tout de même assez curieuse, c’est que même des écrits, qui sont des écrits très sérieux, ça devient finalement des lieux communs. Dans très peu de temps, vous verrez, vous rencontrerez du Lacan à tous les coins de rue ! Comme Freud quoi ! Finalement tout le monde s’imagine avoir lu Freud, parce que Freud traîne partout, traîne dans les journaux etc. Ça m’arrivera, à moi aussi, vous verrez, comme ça pourrait arriver à tout le monde si on s’y mettait – si on faisait des choses un peu serrées, bien sûr, serrées autour d’un point tout à fait précis qui est ce que j’appelle le symptôme, à savoir ce qui ne va pas.

Il y a eu un moment dans l’histoire où il y a eu assez de gens désœuvrés pour s’occuper tout spécialement de ce qui ne va pas, et donner là une formule du « ce qui ne va pas » à l’état naissant, si je puis dire. Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, tout ça se remettra à tourner rond, c’est-à-dire en réalité à être noyé sous les mêmes choses les plus dégueulasses parmi celles que nous avons connues depuis des siècles et qui naturellement se rétabliront. La religion, je vous dis, est faite pour ça, est faite pour guérir les hommes, c’est-à-dire qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. Il y a eu un petit éclair – entre deux mondes, si je puis dire, entre un monde passé et un monde qui va se réorganiser comme un superbe monde à venir. Je ne pense pas que la psychanalyse détienne quelque clé que ce soit de l’avenir. Mais ç’aura été un moment privilégié pendant lequel on aura eu une assez juste mesure de ce que c’est que ce que j’appelle dans un discours le « parlêtre ». Le parlêtre, c’est une façon d’exprimer l’inconscient. Le fait que l’homme est un animal parlant, ce qui est tout à fait imprévu, ce qui est totalement inexplicable, savoir ce que c’est, avec quoi ça se fabrique, cette activité de la parole, c’est une chose sur laquelle j’essaie de donner quelques lumières dans ce que je vais leur raconter à ce Congrès. C’est très lié à certaines choses que Freud a prises pour être de la sexualité, et en effet ça a un rapport, mais ça s’attache à la sexualité d’une façon très très particulière.

Voilà. Alors vous verrez. Gardez ce petit livre dans votre poche et relisez le dans quatre ou cinq ans, vous verrez que déjà vous vous en pourlécherez les babines !

 

(19)M. Y. – (en italien) traduction : D’après ce que j’ai compris, dans la théorie lacanienne générale, à la base de l’homme, ce n’est pas la biologie ou la physiologie, c’est le langage. Mais saint Jean l’avait déjà dit : « Au commencement était le Verbe ». Vous n’avez rien ajouté à cela.

 

J. Lacan – J’y ai ajouté un petit quelque chose. Saint Jean commence son évangile en disant que « Au commencement était le Verbe ». Ça, je suis bien d’accord. Mais avant le commencement, où est-ce qu’il était ? C’est ça qui est vraiment impénétrable. Parce qu’il a dit « Au commencement était le Verbe », ça c’est l’évangile de saint Jean. Seulement il y a un autre truc qui s’appelle la Genèse, qui n’est pas tout à fait sans rapport avec ce machin, là, du Verbe. Naturellement on a rabouté ça en disant que le Verbe, c’était l’affaire de Dieu le Père, et qu’on reconnaissait bien que la Genèse était aussi vraie que l’évangile de saint Jean à ceci, que Dieu, c’est avec le Verbe qu’il créait le monde. C’est un drôle de machin !

Dans l’Écriture juive, l’Écriture Sainte, on voit très bien à quoi ça sert que le Verbe ait été en quelque sorte non pas au commencement mais avant le commencement, c’est que grâce à ça, comme il était avant le commencement, Dieu se croit en droit de faire toutes sortes de semonces aux personnes à qui il a fait un petit cadeau, du genre « petit-petit-petit » comme on donne aux poulets, il a appris à Adam à nommer les choses, il ne lui a pas donné le Verbe, parce que ce serait une trop grosse affaire ; il lui a appris à nommer. Ce n’est pas grand-chose de nommer, surtout qu’en plus tous ces noms sont… (fin de la première bobine)

… c’est-à-dire quelque chose de tout à fait à la mesure humaine. Les êtres humains ne demandent que ça, que les lumières soient tempérées. La Lumière en soi, c’est absolument insupportable. D’ailleurs on n’a jamais parlé de lumière, au siècle des Lumières, on a parlé d’Aufklärung. « Apportez une petite lampe, je vous en prie ». C’est déjà beaucoup. C’est même déjà plus que nous ne pouvons en supporter.

Alors moi, je suis pour saint Jean et son « Au commencement était le Verbe », mais c’est un commencement qui en effet est complètement énigmatique. Ça veut dire ceci : les choses ne commencent, pour cet être charnel, ce personnage répugnant qu’est tout de même ce qu’il faut bien appeler un homme moyen, les choses ne commencent pour lui, je veux dire le drame ne commence que quand il y a le Verbe dans le coup, quand le Verbe, (20)comme dit la religion – la vraie – quand le Verbe s’incarne. C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal. Il n’est plus du tout heureux, il ne ressemble plus du tout à un petit chien qui remue la queue ni non plus à un brave singe qui se masturbe. Il ne ressemble plus à rien du tout. Il est ravagé par le Verbe.

Alors moi aussi, je pense que c’est le commencement, bien sûr. Vous me direz que je n’ai rien découvert. C’est vrai. Je n’ai jamais rien prétendu découvrir. Tous les trucs que j’ai pris, c’est des trucs que j’ai bricolés par-ci par-là. Et puis surtout, figurez-vous, j’ai une certaine expérience de ce métier sordide qui s’appelle être analyste. Et alors là j’en apprends quand même un bout. Et je dirai que le « Au commencement était le Verge[2] » prend plus de poids pour moi, parce que je vais vous dire une chose : s’il n’y avait pas le Verbe, qui, il faut bien le dire, les fait jouir, tous ces gens qui viennent me voir, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient chez moi, si ce n’était pas pour à chaque fois s’en payer une tranche, de Verbe ? Moi, c’est sous cet angle là que je m’en aperçois. Ça leur fait plaisir, ils jubilent. Je vous dis, sans ça pourquoi est-ce que j’aurais des clients, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient aussi régulièrement, pendant des années, vous vous rendez compte ! C’est un peu comme ça. Au commencement en tout cas de l’analyse, c’est certain. Pour l’analyse, c’est vrai, au commencement est le Verbe. S’il n’y avait pas ça, je ne vois pas ce qu’on foutrait là ensemble !

 

M. X. – (en italien) Est-ce que vraiment la psychanalyse est entrée dans une crise irrémédiable ? Est-ce que les rapports de l’homme ne sont pas devenus tellement problématiques parce que ce réel est tellement envahissant, tellement agressif, tellement obsédant… (suite inaudible)

 

J. Lacan – Tout ce que nous avons de réel jusqu’à présent, c’est peu de chose auprès de ce… de ce que quand même on ne peut pas imaginer parce que justement le propre du réel, c’est qu’on ne l’imagine pas.

 

M. Z. – La question portait sur le rôle de la psychanalyse aujourd’hui. Vous disiez tout à l’heure que la psychanalyse établissait le rapport de l’individu avec le réel. La question était que le réel étant devenu si agressif, si « obsessif » comme disait monsieur, ne faudrait-il pas au contraire délivrer l’homme du réel, et par conséquent la psychanalyse n’a plus de raison d’être.

 

(21)J. Lacan – Si le réel devient suffisamment agressif…

 

M. X. – Cioé che il reale é diventato cosi distruttivo che l’unica possibilità di salvezza è la sottrazione al reale, perché la psicanalisi a cessato completamente la sua funzione.

 

Interprète – Le seul salut possible face à ce réel qui est devenu tellement destructif…

 

J. Lacan – Ce serait de repousser complètement le réel ?

 

Interprète – Et Monsieur a parlé de schizophrénie collective. D’où la fin du rôle de la psychanalyse telle qu’elle a été présentée.

 

J. Lacan – C’est une façon pessimiste de représenter ce que je crois plus simple : le triomphe de la vraie religion. C’est une façon pessimiste. Épingler la vraie religion de schizophrénie collective, c’est un point de vue très spécial, qui est soutenable, j’en conviens. Mais c’est un point de vue très psychiatrique.

 

Interprète – Ce n’est pas le point de vue de votre interpellateur ; il n’a pas parlé de religion.

 

J. Lacan – Non, il n’a pas parlé de religion mais moi je trouve qu’il conflue de façon étonnante avec ce dont j’étais parti, à savoir que la religion, en fin de compte, pouvait très bien arranger tout ça. Il ne faut pas trop dramatiser, quand même. On doit pouvoir s’habituer au réel, je veux dire au réel, naturellement le seul concevable, le seul à quoi nous ayons accès. Au niveau du symptôme, ce n’est pas encore vraiment le réel, c’est la manifestation du réel à notre niveau d’êtres vivants. Comme êtres vivants, nous sommes rongés, mordus par le symptôme, c’est-à-dire qu’en fin de compte, nous sommes ce que nous sommes, nous sommes malades, c’est tout. L’être parlant est un animal malade. Au commencement était le Verbe, tout ça, ça dit la même chose.

(22)Mais le réel auquel nous pouvons accéder, c’est par une voie tout à fait précise, c’est la voie scientifique, c’est-à-dire les petites équations. Et ce réel là, le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c’est celui justement qui nous manque complètement en ce qui nous concerne, car de ce réel, en ce qui nous concerne, nous en sommes tout à fait séparés, à cause d’une chose tout à fait précise dont je crois quant à moi, encore que je n’aie jamais pu absolument le démontrer, que nous ne viendrons jamais à bout ; nous ne viendrons jamais à bout du rapport entre ces parlêtres que nous sexuons du mâle et ces parlêtres que nous sexuons de la femme. Là, les pédales sont radicalement perdues ; c’est même ce qui spécifie ce qu’on appelle généralement l’être humain ; sur ce point il n’y a aucune chance que ça réussisse jamais, c’est-à-dire que nous ayions la formule, une chose qui s’écrive scientifiquement. D’où le foisonnement des symptômes, parce que tout s’accroche là. C’est en ça que Freud avait raison de parler de ce qu’il appelle la sexualité. Disons que la sexualité, pour le parlêtre, est sans espoir.

Mais le réel auquel nous accédons avec des petites formules, le vrai réel, ça, c’est tout à fait autre chose. Jusqu’à présent, nous n’en avons encore comme résultat que des gadgets, à savoir : on envoie une fusée dans la lune, on a la télévision, etc. Ça nous mange, mais ça nous mange par l’intermédiaire de choses quand même que ça remue en nous. Ce n’est pas pour rien que la télévision est dévoreuse. C’est parce que ça nous intéresse, quand même. Ça nous intéresse par un certain nombre de choses tout à fait élémentaires, qu’on pourrait énumérer, dont on pourrait faire une petite liste très très précise. Mais enfin on se laisse manger. C’est pour ça que je ne suis pas parmi les alarmistes ni parmi les angoissés. Quand on en aura son compte, on arrêtera ça, et on s’occupera des vraies choses, à savoir de ce que j’appelle la religion.

 

M. A. – (début inaudible) mais il y a quand même peut-être quelque chose, c’est qu’il est difficile d’approcher le réel, le vrai réel et pas seulement le symbole, si ce n’est pas une brisure – c’est-à-dire que le réel est transcendant ; pour arriver à ce quelque chose qui nous transcende… (inaudible) là il y a en effet les gadgets et en effet les gadgets nous mangent.

 

J. Lacan – Oui, moi je ne suis pas très pessimiste. Il y aura un tamponnement du gadget. Votre extrapolation, je veux dire votre façon de faire converger le réel et le transcendant, je dois dire que ça me paraît un acte de foi, parce qu’à la vérité…

 

(23)M. A. – Je vous demande qu’est-ce qui n’est pas un acte de foi !

 

J. Lacan – C’est ça qu’il y a d’horrible, c’est qu’on est toujours dans la foire.

 

M. A. – J’ai dit foi, je n’ai pas dire foire !

 

J. Lacan – Moi, c’est ma façon de traduire foi. La foi, c’est la foire. Il y a tellement de fois, vous comprenez, de fois qui se nichent dans les coins, que malgré tout, ça ne se dit bien que sur le forum, c’est-à-dire la foire.

 

M. A. – Foi, forum, foire, c’est des jeux de mots.

 

J. Lacan – C’est du jeu de mots, c’est vrai. Mais j’attache énormément d’importance aux jeux de mots, vous le savez. Ça me paraît la clé de la psychanalyse.

 

M. B. – (en italien).

 

J. Lacan – Je ne suis pas du tout philosophe.

 

M. B. – Una nozione ontologica, metafisica del reale…

 

J. Lacan – Ce n’est pas du tout ontologique.

 

M. A. – Il a dit : le professeur Lacan emprunte une notion kantienne du réel…

 

J. Lacan – Mais ce n’est pas du tout kantien. C’est même ce sur quoi j’insiste, s’il y a notion du réel, elle est extrêmement complexe, et elle est, à ce titre, non saisissable, non saisissable d’une façon qui ferait tout. Ça me paraît (24)une notion incroyablement anticipatrice que de penser qu’il y ait un tout du réel ; tant que nous n’aurons pas vérifié, je crois qu’il vaut mieux se garder de dire que le réel soit en quoi que ce soit un tout.

J’ai lu là-dessus des choses récemment – à la vérité il m’est venu dans la main un petit article d’Henri Poincaré sur l’évolution des lois ; vous ne connaissez sûrement pas cet article, il est introuvable, on me l’a apporté, c’est une chose bibliophilique ; c’est à propos du fait que Boutroux s’était posé la question de savoir si on ne pouvait pas penser que les lois par exemple pouvaient aussi avoir une évolution. Poincaré, qui est mathématicien, se hérisse absolument à la pensée qu’il puisse y avoir une évolution des lois, puisque justement ce que le savant cherche, c’est justement une loi en tant que n’évoluant pas.

Je dois dire que là, c’est des choses qui arrivent par accident, il arrive par accident qu’un philosophe soit plus intelligent qu’un mathématicien, c’est très rare, mais là par hasard, Boutroux a soulevé une question qui me paraît tout à fait capitale. Pourquoi en effet est-ce que les lois n’évolueraient pas, étant donné que nous pensons un monde comme étant un monde qui a évolué ? Pourquoi les lois n’évolueraient-elles pas ? Poincaré tient dur comme fer que le propre d’une loi, ça veut dire qu’avec une loi, non seulement on peut savoir quand on est dimanche ce qui arrivera lundi, et mardi, mais qu’en plus ça fonctionne dans les deux sens à savoir qu’on doit savoir, grâce à une loi, ce qui est arrivé samedi et aussi vendredi. Mais on ne voit absolument pas pourquoi le réel n’admettrait pas cette entrée d’une loi qui bouge.

Il est bien certain que là nous perdons complètement les pédales, parce que comme nous sommes situés en un point précis du temps, comment même pouvoir dire quoi que ce soit à propos d’une loi qui n’est plus une loi, en somme, aux dires de Poincaré. Mais pourquoi après tout ne pas aussi penser que sur le réel nous pouvons peut-être un jour en savoir, grâce à des calculs toujours, un tout petit peu plus ? Tout à fait comme pour Auguste Comte, qui disait qu’on ne saurait absolument jamais rien de la chimie des étoiles : chose curieuse, il arrive un truc qui s’appelle le spectroscope, et nous savons très précisément des choses sur la composition chimique des étoiles. Alors il faut se méfier, parce qu’il arrive des trucs, des lieux de passage absolument insensés, qu’on ne pouvait sûrement pas imaginer, et d’aucune façon prévoir, qui peut-être feront que nous aurons un jour une notion de l’évolution des lois. En tout cas je ne vois pas en quoi le réel en est pour ça plus transcendant.

(25)Je crois que c’est une notion très difficile à manier. D’ailleurs on ne l’a jusqu’ici maniée qu’avec une extrême prudence.

 

M. X. – C’est un problème philosophique.

 

J. Lacan – C’est un problème philosophique, c’est vrai. Il y a des choses en effet, il y a de petits domaines où la philosophie aurait encore quelque chose à dire. Malheureusement c’est assez curieux que la philosophie donne tellement de signes de vieillissement, je veux dire que, bon, Heidegger a dit deux ou trois choses sensées ; il y a quand même très longtemps que la philosophie n’a absolument rien dit d’intéressant pour tout le monde. D’ailleurs la philosophie ne dit jamais quelque chose d’intéressant pour tout le monde. Quand elle sort quelque chose, la philosophie, elle dit des choses qui intéressent deux ou trois personnes. Et puis après ça, il y a un enseignement philosophique, c’est-à-dire que ça passe à l’Université. Une fois que c’est passé à l’Université, c’est foutu, il n’y a plus la moindre philosophie, même imaginable. Quelqu’un m’a attribué un kantisme tout à l’heure, tout à fait gratuitement. Moi, je n’ai jamais écrit qu’une chose sur Kant, c’est mon petit écrit « Kant avec Sade » ; pour tout dire, je fais de Kant une fleur sadique. Personne n’a d’ailleurs fait la moindre attention à cet article. Il y a un tout petit bonhomme qui l’a commenté quelque part ; je ne sais même pas si c’est paru. Mais jamais personne ne m’a répondu sur cet article. C’est vrai que je suis incompréhensible.

 

M. A. – (en italien) – Traduction : Mon imputation de kantisme est arbitraire. Comme il a été question du réel comme transcendant, j’ai cité au passage la « chose en soi » mais ce n’est pas une imputation de kantisme.

 

J. Lacan – Ce à quoi je m’efforce, c’est de dire des choses qui collent à mon expérience d’analyste, c’est-à-dire à quelque chose de court, parce qu’aucune expérience d’analyste ne peut prétendre s’appuyer sur suffisamment de monde pour généraliser. Je tente de déterminer avec quoi un analyste peut se sustenter lui-même, ce que comporte d’appareil – si je puis m’exprimer ainsi – d’appareil mental rigoureux la fonction d’analyste ; quand on est analyste, quelle est la rampe qu’il faut tenir pour ne pas déborder de sa fonction d’analyste. Parce que, quand (26)on est analyste, on est tout le temps tenté de déraper, de glisser, de se laisser glisser dans l’escalier sur le derrière, et c’est quand même très peu digne de la fonction d’analyste. Il faut savoir rester rigoureux parce qu’il ne faut intervenir que d’une façon sobre et de préférence efficace. Pour que l’analyse soit sérieuse et efficace, j’essaie d’en donner les conditions ; ça a l’air de déborder sur des cordes philosophiques, mais ça ne l’est pas le moins du monde.

Je ne fais aucune philosophie, je m’en méfie au contraire comme de la peste. Et quand je parle du réel, qui me paraît une notion tout à fait radicale pour nouer quelque chose dans l’analyse, mais pas toute seule, il y a ce que j’appelle le symbolique et ce que j’appelle l’imaginaire, je tiens à ça comme on tient à trois petites cordes qui sont les seules qui me permettent à moi ma flottaison. Je la propose aux autres aussi, bien sûr, à ceux qui veulent bien me suivre, mais ils peuvent suivre des tas d’autres personnes qui ne manquent pas de leur offrir leur aide. Ce qui m’étonne le plus, c’est d’en avoir encore autant à mes côtés, parce que je ne peux pas dire que j’aie rien fait pour les retenir. Je ne suis pas agrippé à leurs basques. Je ne redoute pas du tout que les gens partent. Au contraire, ça me soulage quand ils s’en vont. Mais enfin ceux qui sont là, je leur suis quand même reconnaissant de me renvoyer quelque chose de temps en temps qui me donne le sentiment que je ne suis pas complètement superflu dans ce que j’enseigne, que je leur enseigne quelque chose qui leur rend service.

Qu’est-ce que vous êtes gentil de m’avoir interrogé si longtemps.

 

 



[1]. Texte intégral, non revu par l’auteur.

[2] La question peut se poser : est-ce une coquille ?

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